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La caserne libertaire

LE MARCHÉ VI

J’assiste en compagnie d’un ami arabe à un colloque Orient-Occident. Au programme, le Pakistan, l’Arabie Saoudite, l’Algérie, l’Iran. À la tribune, une rangée de chercheurs, jeunes et vieux. Les débutants commencent leur intervention en présentant leurs hommages rituels à leurs anciens. L’âge semble pourtant avoir peu d’influence sur la science politique : benjamins et seniors parlent du même ton précis et pressé. Thésards ou post-thésards munis de toutes les informations possibles, ils ne convainquent pas. À quel jury imaginaire s’adressent-ils donc ? Quelle autorité plane au-dessus d’eux qui leur interdit d’habiter leur parole ? « Écoute-toi parler, tu parles pour les autres », disait Eluard. Ces spécialistes ne parlent ni pour eux, ni pour leurs auditeurs ; pour leurs pairs, plutôt, ou pour la déesse de leur discipline. Pas un instant ils ne se libèrent de l’air de courtoisie savante que le professionnalisme aimable et sceptique du président impose au débat. On dirait qu’ils herborisent dans les sociétés dont ils traitent, des sociétés qui semblent sans désirs, sans souffrances, sans histoire ni intériorité. Rien de ce qu’ils disent n’est sans doute faux, mais rien ne sonne juste : des restaurants de poisson où l’on servirait des arêtes. Cette autopsie du vivant, est-ce cela, la science ? L’ami arabe est troublé, peiné. Je le vois s’agiter. Soudain il n’y tient plus : « Pourquoi, me demande-t-il , ont-ils de nous une idée si étroite ? » Ma réponse vient toute seule et nous surprend tous les deux : « Parce qu’ils ont d’eux-mêmes une idée plus étroite encore. »
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À Hubert Védrine, orateur vedette de ce colloque, il serait bien injuste d’adresser de tels reproches. Sa parole simple, nuancée, chaleureuse oscille constamment entre l’affirmation et le doute. La pudeur de l’expression, qui se libère parfois en une sortie de la plus belle venue – sur l’originalité de ce droit d’ingérence si cher à Bernard Kouchner, par exemple, dont la paternité est à attribuer à Urbain II, le pape de la première croisade -, protège la droiture de la réflexion et l’authenticité de l’inquiétude. Hubert Védrine décrit fort bien ce « mélange vicieux » de valeurs et d’intérêts sordides que l’Occident tente de faire passer en fraude dans le reste du monde. On sent que cette hypocrisie sale lui répugne, qu’il la refuse de tout son esprit et de tout son cœur. Un instant, je me dis que l’improvisation de l’ancien ministre va être un grand moment, qu’il va en appeler à un grand chambardement culturel et moral, à la destruction des « ciments pétrifiés », au surgissement des consciences, à la libération des intelligences captives. Mais soudain – est-ce le réalisme du politique qui n’ignore rien du poids des choses ou une certaine paralysie de l’audace imputable à la formation classique ? – il hésite et conclut tout autrement, expliquant que le défi de l’Islam se situe à l’intérieur de lui-même tandis que celui de l’Occident est à chercher dans la transformation de son comportement à l’égard des autres, c’est-à-dire dans une manière de faire plus que dans une manière d’être. Et là, si la sympathie demeure, ma déception est profonde et mon désaccord total. La seule contribution sérieuse que l’Occident puisse apporter à la paix, le seul antidote possible aux « mélanges vicieux » qui l’empoisonnent en empoisonnant tous les autres, c’est de mettre cul par-dessus tête l’ensemble de ses représentations du monde. Les autres aussi ont beaucoup à faire pour contribuer à ce chantier ? Certes ! Mais c’est à eux de savoir quoi, pas à nous.
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J’aurai quand même appris une chose bien intéressante durant ce colloque. C’est en 1970, en pleine période d’abondance, que l’islamisme est apparu en Arabie Saoudite ; c’était une révolution contre le gavage, pas contre la pauvreté. Mais qu’importe ? Rien n’empêchera les oies politico-médiatiques de cacarder que tout va bien pour les pauvres, pourvu qu’ils bouffent ! Un pauvre, c’est un riche qui a le ventre vide, n’est-ce pas ?
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« Quand j’entends le mot valeurs, disait Marie-Dominique Chenu, ce grand dominicain, je mets mes mains sur mes poches. »
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Quand même ! Ne me croyez pas entièrement aveugle ! Ce matin de dimanche, écrivant ce Marché dans notre petit deux pièces, son aspect parano me met en joie…
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Les cathos officiels, qui ne sont pas nécessairement ringards en tant que cathos mais le sont forcément en tant qu’officiels, m’ont beaucoup reproché mon amitié pour Aragon. Pourtant, c’est encore un mot superbe de lui que je trouve dans le dernier livre de Jean Ristat, Avec Aragon. Un journaliste leur demande à tous deux si l’écriture est un plaisir. Ristat répond un peu vite : « Oui, mais c’est un plaisir solitaire. » Et Aragon de corriger : « Non, c’est une solitude. » Il y a plus de contenu religieux dans ce seul mot que dans les délibérations de cinquante-trois commissions épiscopales.
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La solitude de l’écriture, celle où je suis ce matin, c’est quand personne n’est là, sauf quelqu’un qui, dans l’autre pièce, dort encore, et quand, pourtant, tout le monde est présent, chacun à sa place selon l’ordre non écrit de l’intimité. Cet état de simplicité royale, que je dirais glorieuse si le mot pouvait être lavé de toute connotation de puissance et de vanité, c’est l’essence, accessible à tous, de l’expérience humaine. Être seul et ne l’être nullement. Ce sommeil familier que je devine, il me semble qu’il fait l’aller et retour entre le monde et moi, qu’il est à la fois une partie de moi et une partie du monde. C’est un sommeil-passerelle, un sommeil-palpitation. Mais allons ! Que je n’oublie pas le trouble où me jetaient, plus jeune, ces évocations trop idylliques de la présence et du mystère ! Cette solitude-là ne va pas de soi. Elle est constamment menacée. Pour y atteindre, une tout autre solitude est à traverser, le désert du manque, du besoin, du vide inapprivoisé qu’il faut combler avec n’importe quoi… Peut-on connaître le premier visage de la solitude sans connaître le second ? On le pourrait, oui, si la terre était le paradis.
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La plupart des gens que je connais et qui me parlent de Résurgences, de toute évidence ne le lisent pas. Au début, ça m’agaçait un peu ; après quelques mois, j’en souris. Je verrai bien, en tout cas, combien d’amis seront allés jusqu’à ces lignes : à mon avis, pas beaucoup. Mais on écrit surtout pour les amis inconnus. Ce site n’est pas un signe de ralliement, c’est une bouteille à la mer.
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Les Français ne sont pas plus paresseux que d’autres et ne détestent nullement le travail. Mais la façon dont l’idéologie du management pervertit les tâches professionnelles n’est pas de nature à grandir, c’est le moins qu’on puisse dire, ceux et celles qui les exécutent. Les gens qui prétendent le contraire sont le plus souvent des esclaves joueurs de flûte, des nantis dociles à qui le travail apporte profit, honneur, puissance. Peut-être penserais-je autrement si ma connaissance du monde moderne m’était venue par les conventions des colloques et le ouï-dire médiatique. Dans notre société, le travail salarié favorise le plus souvent l’ennui, la lâcheté, la résignation à l’absurde, la docilité infantile, les commérages, les relations fielleuses et l’illusion. Il en est ainsi depuis longtemps pour les hommes ; depuis moins longtemps pour les femmes. Les premiers savent par cœur, et comme d’instinct, les airs d’importance qu’il convient d’afficher, la liberté de jugement qu’il faut mimer, les ruses qu’il est habile de déployer pour faire semblant de tenir debout. À ce jeu qui ne les trompe pas un instant, puisqu’elles ont vu leurs compagnons s’y décomposer, mais auquel il leur a fallu, à leur tour, se résigner, les femmes se sont brillamment adaptées, feignant de trouver dans le bavardage général sur la convivialité une occasion de mettre en valeur leurs qualités spécifiques, leur sensibilité, etc. Si bien qu’on ne sait ce qui est le plus triste, de l’effort héroïque des hommes pour ne pas être lucides ou de l’effort héroïque des femmes pour oublier qu’elles le sont.
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Plus je vais, plus il me semble que l’essentiel, tout le monde le connaît. En tout cas, tout le monde patauge dedans. Ce sont les détails que nous ignorons, les choses secondaires, accessoires, celles qu’on peut trouver dans les livres, ou sur Internet. La perversion de la prétendue culture occidentale, c’est de nous faire croire que cet essentiel, que nous connaissons, n’est rien et que ces détails, que nous ignorons, sont tout. C’est là aussi une définition de la mondanité. On nous fait honte de savoir ce qui est important et d’ignorer ce qui est subalterne. Naturellement, plus l’information prolifère et plus l’accessoire recouvre l’essentiel, plus nous devenons savamment idiots. Secouer à la fenêtre la couette de la modernité, si possible un jour de grand vent.
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Visite à la maison de Claude Bernard à Saint-Julien-en-Beaujolais. Un mélancolique, ce grand homme. Un banc sous une rangée de six ifs devient le banc de Sisyphe. L’exposition le proclame malheureux en ménage. D’où peut-être ce propos désabusé : « La science m’absorbe et me dévore. C’est tout ce que je lui demande pourvu qu’elle me fasse oublier mon existence. » Jeune préparateur en pharmacie, il s’écrie : « Je fais quelque chose, je suis un homme ! » Mais, à la fin de sa vie : « J’ai fait, toute ma vie, des choses. Devenu vieux, je me demande ce que j’ai fait. Je ne crois pas aux illusions. »
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Une belle lecture du Journal de Paul Claudel, par Michèle Venard, au Théâtre du Nord-Ouest. Une phrase me réjouit particulièrement : « Les jeunes gens d’aujourd’hui ne rêvent que d’arriver ; moi, je n’ai jamais rêvé que de partir. »
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On parle de juger les malades mentaux criminels, soignés jusqu’ici dans les hôpitaux psychiatriques. Puisqu’il n’est pas question de condamner ces malades, le seul intérêt de tels procès serait d’innocenter éventuellement quelqu’un qu’on aurait accusé à tort : reconnaissons qu’il n’est pas mince. Il est curieux, en revanche, qu’on mette en avant un argument qui ne tient pas, à savoir que la souffrance des proches des victimes en serait allégée, qu’ils pourraient ainsi commencer à faire leur deuil, etc. Chimère d’esprits faux. Les dommages matériels peuvent être réparés, et doivent l’être. La perte d’un être cher est irréparable. La fonction de la justice n’est pas de rendre possible cette impossibilité, mais de faire respecter la loi pour affermir l’ordre social et empêcher la barbarie de s’installer. Compter sur ces procès pour consoler ceux qui ont perdu un des leurs, c’est se tromper sur la justice et sur la souffrance. Naturellement, les grands mots valsent : ainsi ces audiences auraient une fonction cathartique. De là à les comparer au théâtre antique, il n’y a qu’un pas, mais impossible à franchir. La catharsis du théâtre grec n’est pas individuelle, mais collective. Elle n’est pas liée à un événement particulier, mais à la nature de la condition humaine. Elle n’a pas pour but de consoler un individu, mais de consolider la cohésion de la communauté en la mettant en face des mystères qui la dépassent. Elle n’en appelle pas à l’opinion, mais aux dieux immortels. Cela, tout le monde le sait. Alors pourquoi ces bondieuseries psychologiques ? Parce que la société médiatique tâche vainement de remplacer la transcendance par la représentation et qu’elle n’a pas le courage d’avouer que le résultat de cette substitution est grotesque.
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Désolé d’y revenir, mais la turlutaine du deuil par la vengeance prend désormais l’allure d’une catastrophe nationale. On peut comprendre que des gens hébétés de travail, de soucis familiaux et de RER finissent par répéter machinalement ce qu’on leur raconte. Mais quand un grand éditeur, censé dérober parfois quelques instants de réflexion à la frénésie concurrentielle, entonne le même refrain, avouez qu’il faut s’accrocher. Et pourtant, Claude Durand, PDG de Fayard, le dit à propos du livre de Nadine Trintignant : « Grâce à cette écriture, elle a pu commencer à faire son deuil. » Chers éditeurs, consolateurs des affligés…
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Ce que je pense de l’horrible affaire en question ? Rien, bien sûr, et je m’étonne que tant de gens en pensent quelque chose. Il est vrai que, du côté des élites culturelles, on a la profondeur facile.
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La raison de ce déraillement de la pensée occidentale, probablement incontrôlable désormais, il me semble l’entrevoir dans un article publié par un animateur culturel fort sincèrement en quête de son « identité » et qui tâche de se repérer dans le dédale des liens communautaires anciens et nouveaux. Il fait honnêtement état de son trouble, cherche les principes auxquels il peut se référer, évoque les craintes individuelles et collectives qui l’assaillent, puis en vient, dans le paragraphe final, à ses raisons d’espérer. Et là, surprise, il se contente de recopier, sans rien y ajouter, sans la commenter d’aucune façon, une phrase, qu’il laisse d’ailleurs inachevée, de Jürgen Habermas dans Droit et démocratie. Je cite : «L’unité de la République ne devenant plus celle d’individus soudés autour d’une vision du monde fixe, mais plutôt celle d’une culture démocratique partagée et atomisée, favorisant le pluralisme, la participation, l’autonomie collective et le respect de décision… » J’ai longtemps tourné et retourné cet étrange paragraphe. Peut-on dire son espoir par les paroles d’un autre ? Nos références, nos admirations n’ont de sens que de nous féconder, pas de nous abolir ! Cette citation brusquement interrompue signifierait-elle que l’auteur estime qu’il est inutile de continuer, que tout cela n’est que paroles verbales ? Ce décrochement formel est-il l’amorce d’un décrochement plus profond, celui d’une conscience fatiguée de ne pas se saisir, d’une voix qui ne tolérerait plus d’être interdite d’affirmation ? On ne m’en voudra pas de me déclarer incompétent pour juger l’œuvre du philosophe allemand. Je remarque pourtant que ce qu’on cite de lui est d’une exceptionnelle banalité. Lui arrive-t-il ce qui est arrivé à Sartre et à tant d’autres victimes de sectateurs prompts à caricaturer une pensée ? En tout cas, voyez cette citation, voyez les vertus sociales qu’elle feint de constater. Toutes sont contestables. Participation ? À quoi ? Aux décisions politiques ? À la vie de l’entreprise ? Vous trouvez ? À la définition du contenu des médias ? Quant à l’autonomie collective, de laquelle s’agit-il ? De celle des joueurs de boules ? Des communautés closes ? Vous pensez sérieusement qu’il existe une autonomie collective des membres d’un parti, d’un syndicat, que ce ne sont pas les caciques qui gouvernent ? De quoi parle donc Habermas ? De quel rêve hâtivement fringué en réalité ? Et le respect de décision, dans quel sens joue-t-il ? Vous voyez les riches respecter les pauvres, les puissants respecter les faibles ? Tout ce bla-bla est un évitement, une crainte, une dérobade. Ce maillage de pieuses abstractions laïques attire nos douleurs, nos désirs, notre corps, notre âme, notre esprit comme la glu attire les mouches. Au-cu ! au-cu ! aucune réalité ! Bien sûr qu’il est difficile à tout le monde de digérer ces déceptions dont est tissée l’époque, et dont Serge Parot parle si bien ! Bien sûr que la nappe des conventions aimables et des débats académiques a été si brutalement retirée que les boissons de nos verres se sont quelque peu mélangées ! Il a raison notre animateur culturel, ou son inconscient a raison pour lui. Le laïus du temps ? Laisse béton ! Alors ? Alors, quand ça va trop mal ou quand c’est vraiment trop difficile, me disait autrefois Francis Jeanson, surtout, ne pense pas ! Laisse venir !
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Libération raconte qu’au plus fort de leur conflit, Edwy Plenel aurait déclaré à Daniel Schneidermann : « Il faut savoir si tu es dedans ou dehors. » Je ne perdrai pas un mini-octet pour m’attarder sur l’incident, mais cette phrase, dans quelque contexte qu’elle soit prononcée, déclenche toujours en moi une insurmontable répulsion. Les seuls bons souvenirs qu’elle rameute sont ceux de l’enfance. Sur la cour de l’école ou dans les tourbillons de poussière du patronage, quand le rire pouvait encore aller de pair avec une brutalité pas trop malsaine, il était de rigueur de demander à qui passait à portée de croche-patte ou de ramponneau : « T’es avec nous ou contre nous ? » C’était un jeu et, pour le jouer, tout le monde était d’accord avec tout le monde ! Quand tout le monde n’est plus d’accord pour jouer, la même phrase sonne comme une bêtise, une vilenie. Me demander si je suis dehors ou dedans, c’est me demander si je préfère la prison ou le bannissement. Un homme libre ne parle pas ainsi à un homme libre.
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Analysant un ouvrage récent, L’arrogance française, un chroniqueur du Monde le résume ainsi : « Une tendance ancienne de la diplomatie française que la guerre d’Irak a encore aiguisée : la prétention de donner des leçons au monde sans disposer des moyens de la puissance. » Parfait. On ne peut donc donner des leçons au monde que si l’on possède la puissance qui est, comme chacun sait, le fruit de la sagesse et de la bienveillance ! Et que peut-on alors enseigner, sinon ce qui permet de parvenir à la puissance, c’est-à-dire la volonté de puissance ?
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Cité par Hannah Arendt, ce propos de saint Augustin : « Pour qu’il y eût un commencement, l’homme fut créé. » La philosophe conclut : « Ce commencement garanti par chaque nouvelle naissance, il est, en vérité, chaque homme. » Le temps, un commencement qui se déplace ?
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Ils expliquent qu’Hillary Clinton est une magnifique mécanique intellectuelle. À sa place, ça ne me plairait pas.
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Pierre Legendre donne cette définition fulgurante de ce que nous appelons la démocratie : « la caserne libertaire ». On ne peut mieux dire. Les fantasmes, les pulsions, les opinions tournoient dans la chambrée comme en mon jeune temps de bidasse la fumée de ces horribles cigarettes, gauloises du pauvre, qu’on appelait les élégantes. Ivresse de la liberté truquée : cette contrefaçon-là ne tombe pas sous le coup de la loi qui, au contraire, l’organise. Le fond de la doctrine est toujours le même : soyez libres pourvu que vous obéissiez. Plus besoin de juteux pour former la jeunesse ; le banquier, le politologue et le DRH se chargent de la lifelong education. Sur ce point, comme sur beaucoup d’autres, Pierre Legendre a tout vu. Mais alors, comment sortir de cette bouillie ? Il semble accorder, lui, beaucoup de confiance à l’idée d’État, presque transcendante à ses yeux. Mais l’idée d’État, ou plutôt la sensibilité de ceux qui lui accordent trop, contient un autre danger, peut-être symétrique : le danger de l’ordre. Je ne parle pas de cet « ordre » plus ou moins fascisant qui est le meilleur fonds de commerce de l’extrême-droite. Je songe au contraire à ce que préconisent des gens raisonnables, sensibles au meilleur de la tradition, épris de grands textes, attachés à la République et à la démocratie, et que l’on peut trouver à droite comme à gauche. Pour ces estimables observateurs, le salut est à chercher dans la restructuration intellectuelle et politique de tous, surtout des élites, et dans une saine recomposition de nos institutions. Comparée aux fumées de la « caserne libertaire », cette façon de voir remet bien agréablement nos têtes en ordre. Pourtant, le point de vue constamment synthétique qu’adoptent ces démonstrations, la place excessive qu’elles font à l’autorité, l’allure conceptuelle de leur propos fleurent trop l’ancien. Si la « caserne libertaire » est un aspect de l’enfer moderne, la pensée « tour de contrôle » renvoie à trop d’insatisfactions passées. Oserai-je dire qu’elles ont secrètement partie liée ? La tentation de sombrer dans la docilité glauque de la modernité et celle de nous « raccrocher » aux branches imaginaires d’une impeccable cohérence sont l’avers et le revers du même refus de soi. S’abolir devant les vérités du Grand Ordre ou s’abolir dans le magma indistinct ! Dans la souveraineté des essences ou dans le trouble des bouillonnements élémentaires ! Il serait trop facile d’opposer au délire du présent une logique d’hier réputée universelle et éternelle mais, en réalité, aussi dépendante de l’esprit de son temps que la modernité l’est de la révolution technique. Le monde moderne n’est pas à considérer à partir du passé, mais à partir du dedans de la conscience, c’est-à-dire à partir du point où se rencontrent furtivement le présent et l’éternité. Le regardant ainsi, on le voit comme avant le premier matin, quand « la terre était vide et vague », ce qu’elle est sans doute encore un peu. Et l’on ne s’étonne plus qu’en dépit de la « caserne libertaire » et de la pensée « tour de contrôle » qui la surveille, tout continue à commencer.
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« Les chiens sont francs mais les chats sont hypocrites, m’expliquait mon grand-père. Les lions sont comme des gros chiens et les tigres comme des gros chats. » Employé des PTT, il installait des téléphones. Il n’avait jamais perdu son latin du petit séminaire, qui résonnait dans sa bouche comme la mer dans un coquillage : Age quod agis, fais ce que tu fais. Il me disait encore que l’essentiel, pour moi, était d’apprendre à parler en public parce que tout est possible aux orateurs. Saint Augustin, lui, lorsqu’il s’est converti au christianisme, a abandonné son métier de professeur de rhétorique, découvrant avec horreur qu’il n’avait été jusque-là qu’un « marchand de paroles ». Qui croire ?
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Ce vote de la France à l’ONU en faveur de la dernière résolution américaine sur l’Irak m’inquiète. Comme tous les pékins qui ne peuvent se référer qu’aux médias, je suis privé d’informations et dois rester prudent. Y a-t-il là-dedans une part de la stratégie ? Ne pas transformer ce site en café du Commerce. J’attends. J’espère n’être pas déçu. Si la France a le courage de continuer à défendre son point de vue, qui est le bon, et dont les conséquences iraient, de toute évidence, bien au-delà de l’affaire irakienne, mes points de désaccord avec ce gouvernement, qui sont légion, ne l’emporteront pas : quelque chose d’essentiel, pour une fois, aura été fait. Mais quand j’entends dire que ce vote pourrait avoir été dicté par la crainte de voir la France s’isoler, mon sang ne fait qu’un tour. Non que je confonde politique et western, ni que j’exige du ministre des Affaires étrangères, qui pourtant ne serait pas mal dans le rôle, une chevauchée solitaire à travers le désert de la modernité. Ni une nation, ni une société, ni un individu ne peuvent, ne doivent cultiver leur isolement. Mais le plus gros danger de l’époque n’est pas la solitude, c’est l’engluement dans la marmelade : paradoxalement, la meilleure manière de ne pas être seul, c’est de s’en extirper. La France a le monde avec elle quand elle dit non à l’oncle Bush. Non seulement les pauvres et les révoltés l’entendent, mais aussi, même s’ils veulent étouffer une voix qui vient de plus profond qu’eux, les riches et les établis. Il y a des non qui résonnent plus fort que des oui, des non plus vivants que des oui. Un pays, un groupe, un individu, lorsqu’il cesse d’être un mort vivant, un cadavre solennel, une dépouille raisonneuse, quand il s’expulse du non-sens, se donnant enfin naissance, ce pays, ce groupe, cet individu, le monde reconnaissant et joyeux vient le visiter dans sa solitude. Et tous l’accompagnent dans sa marche, un peu comme dans ce beau film australien où une foule entassée sur un quai, devenue littéralement une mer humaine, portait l’un vers l’autre les amants séparés.
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Voyez comme on accapare la connaissance. « Nous, scientifiques, écrit avec quelque emphase le Professeur Baulieu, savons combien notre condition humaine, équilibre entre le corporel, le cérébral, le spirituel, est à la fois vulnérable et aléatoire. » Moi qui en suis resté à SO4H2, je le sais aussi bien…
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Les intermittents ont envahi la Star Ac’. Ils sont plantés là, presque gênés. L’animateur, colibri dans la fosse des hippopotames, bat des ailes. Du côté des visiteurs du soir, quelque chose flotte, un peu comme un train qui va sortir de ses rails. D’une voix claire, le porte-parole prononce deux ou trois phrases. Puis se tait. On lui prend des mains le micro qu’on vient de lui tendre. Il laisse faire. Il est ailleurs. Il pourrait se retirer ; il reste, pétrifié dans son silence. Il se familiarise avec l’obscurité du public, avec la sienne. Il vient de prendre un baptême d’infini. Il a été marqué du point blanc que les peintres hollandais peignaient sur les théières pour les faire échapper à l’espace. Demain, il militera encore, mais plus de la même manière. Il a compris le pourquoi. Le jeu s’est cassé entre ses mains. Il est descendu dans les sources où les beaufs de la Star Ac’ ressemblent aux champions de la libération. Il paraît que TF1 a perdu des euros. Hélas ! Le changement a un coute.

(novembre 2003)

Le mousse du super

LE MARCHÉ V

Retour à Paris. On n’est pas des anges : d’abord le super. Comme d’habitude, pour déconcerter l’adversaire, c’est-à-dire le client, ils ont tout changé. Pas moyen de trouver les salades. Je demande à un grand gaillard vêtu de bleu s’il est du rayon. Il prend un air offensé. Non, il n’est pas vraiment du rayon : il est du magasin. Il me laisse le temps d’apprécier la différence puis, le coude sur un chariot de haricots, consent à m’expliquer. Le magasin, c’est un navire. Je ne suis donc jamais monté sur un navire ? Tout le monde y est solidaire. Pareil dans le magasin. Surtout, à notre époque, où c’est dur pour le commerce. Ce qu’il faut que je comprenne bien, c’est qu’il y a deux catégories dans l’équipage, aussi importantes l’une que l’autre pour la vie du navire. Les matelots à poste fixe, et les autres, disons… disons les mousses. Lui, il est un mousse, il fait ce qu’on lui dit, il va où on l’envoie, il est au service du capitaine. Bonne journée, Monsieur.
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Si seulement il se moquait de moi ! Hélas ! Il répète ce qu’on lui a raconté en formation. Le pauvre ! Ce qui lui arrive est bien plus grave que de suer sang et eau devant une chaudière. Ou de faire les quatre-vingts heures. Ou de fournir leurs bouquins à tous les Zola du monde. À tout cela on peut encore remédier par la révolte, l’espoir, la lutte. Au mousse du super, en revanche, il est arrivé l’irrémédiable : il s’est lui-même interdit de souffrance, de révolte, de cri. Comment oserait-on se plaindre quand on fait partie de l’équipage du paquebot Le Super qui fonce, de toutes ses machines, sur l’océan du Progrès infini, vers le Paradis du Cac 40 ? On a mis à portée des angoisses et des colères de cet homme, en manière d’extincteur, un délire d’aventures qui, tant qu’on ne l’aura pas licencié, le protégera de tout, lui cachera tout, lui traduira tout. Licencié, il pourra encore se raconter que, dans l’intérêt général, le capitaine doit parfois avoir le courage d’abandonner au port, le cœur déchiré, quelques-uns de ses meilleurs matelots.
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Plus naïf que la moyenne, ce mousse ? Peut-être. Mais, par là, superbe révélateur de l’escroquerie au rêve qui est la spécialité de toute une partie de ce qu’on appelle encore la « formation ». Son rôle ? Mettre ce qui reste dans les travailleurs d’enfance, de timidité, de gentillesse native, de docilité, au service de l’avidité du cynisme général et des quelques insuffisants existentiels qui l’organisent. Il n’est pas vrai qu’il n’y ait rien à faire. On peut tout faire et tout de suite. On le peut en toute légalité, en tout esprit démocratique, en toute droiture. Si le monde économique est le centre vital de l’aberration moderne, si les entreprises sont le centre vital du monde économique, si la propagande managériale est le centre vital des entreprises, c’est là qu’il faut atteindre la bête. Par quelles armes ? La parole, le vocabulaire, le courage de nommer, l’invention drolatique. Rien d’autre, mais, cela, jusqu’au bout.
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On nous impose la propagande ? Cassons la propagande. Est-il crapuleux, oui ou non, le personnage qui a inventé cette histoire de navire ? Alors cette mystification doit être traitée pour ce qu’elle est. Il faut inventer un contre-langage qui la donne à voir. Par exemple : « Tu fais quoi la semaine prochaine ? » – « Je vais en formation. » – « Formation de quoi ? » – « De crapulerie. » Pas besoin de charger la barque à l’excès. L’animateur d’une crapulerie n’est pas forcément une crapule. On peut inventer un mot moins méchant, presque indulgent : crapulard irait bien. Nommer, ce n’est pas toujours faire changer, mais, ici, Sartre a raison : nommer la manipulation, c’est lui porter un sacré coup.
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Mettre systématiquement les salariés devant le libre choix. À eux de savoir, par exemple, si le mousse du super a bénéficié d’une session de communication ou s’il a subi une agression crapuleuse, un viol intellectuel. Pour qu’ils répondent à la question, encore faut-il qu’elle leur soit posée. Qu’attendez-vous, camarades syndiqués, pour porter le combat sur ce terrain-là ? Les autres aspects de la lutte en profiteraient. N’êtes-vous pas d’accord avec cet objectif très simple, très paisible, j’allais dire très français : aider les gens à employer les mots qui correspondent à ce qu’ils sentent, déblayer au maximum les bavardages meurtriers ? S’il faut à tout prix que le super devienne le paquebot Le Super, alors qu’il soit clair pour tout l’équipage, y compris pour le commandant, qu’il ne cinglera jamais que sur l’océan de la Connerie.
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Reconstituer une sensibilité sociale moins tordue, ce n’est pas un beau programme ? Quoi, vous ricanez ? Vous dites que le poids de la réalité est bien plus lourd que je ne l’imagine ? Ah! chers spécialistes de la pesanteur, comme elle vous colle le cul sur votre chaise aux normes syndicales, votre réalité ! Comme elle vous renvoie dans l’arrière-gorge toute parole un peu hardie qui voudrait aller prendre le frais dehors ! Comme ils vous embrument l’esprit, les psychotrucs et les sociomachins, ces cache-sexe de votre exquise délicatesse (privée) à l’égard des puissants ! Dire que vous allez me trouver intolérant, vous qui ne tolérez que votre paresse ! Comprenez-vous ? Ce que vous appelez le poids de la réalité, c’est la monotone, c’est l’inépuisable répétition de vos hésitations. Auriez-vous secrètement besoin, vous aussi, qu’un chat ne s’appelle pas un chat ?
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Ça commençait sec, l’année… Pourtant, au retour du Beaujolais, une courte halte à Sens avait été bien plus sereine. Il y avait concert d’orgue dans l’admirable cathédrale, et une exposition sur le vitrail qui représente l’histoire évangélique du fils prodigue parti bouffer sa part d’héritage « avec des filles » en laissant tomber son vieux père ; mais le père, quand son grand gamin revient, fait la plus belle fête de sa vie, enfile ses jeans les mieux troués et tue le veau gras sans hormones ; alors le frangin du fils prodigue, le gars sérieux, celui qui n’a rien loupé de ses devoirs, se met à faire la gueule ; et le père l’avertit qu’il n’a que peu de temps pour comprendre, que c’en est fini des comptes, et des calculs, et des vertus, que le climat du cœur a changé, qu’il peut se mettre son management où il veut. Et des beaux textes, sur les murs de la cathédrale, expliquent que le péché originel, ça doit se lire à l’envers, que le départ, c’est le pardon originel, le grand filet de l’amour où les petites sardines que nous sommes, à la fois créées et libres, donc forcément imparfaites, sont invitées à venir frétiller.
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Bien sûr que c’est vrai tout ça, c’est même plus vrai que le vrai ! Mais alors, mon super, qu’est-ce qu’il fabrique là-dedans ? Pourquoi toutes ces vies dominées par la bouffe des autres ? Pourquoi ce pauvre mousse intoxiqué ? Qu’est-ce qui peut sauver un super ? L’affabilité publique ? Porter le sac des vieilles dames, sourire aux caissières ? Un peu court, non ? Naguère des illuminés voulaient y installer des centres de méditation. Pourquoi pas des pédicures, des psychiatres, des bordels, des montreurs d’ours ? Les gens du super m’importent, pas le super. Rien à faire pour un super ; contre, non plus. C’est un déchet socio-culturel, comme on parle d’un déchet nucléaire. Rien ne mord sur un super, signe majeur de notre société. C’est du pratico-inerte organisé, cristallisé, du concret sans références, sans abstraction possible, c’est-à-dire du néant à l’état pur. Voilà pourquoi notre mousse avale tout ce qu’on lui raconte : trente-cinq heures de néant, c’est insupportable. Personne n’est taillé pour vivre dans le rien, comme un ermite à l’envers immergé malgré soi dans la matière.
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Extraordinaires vendanges, cette année, dans le Beaujolais. De mémoire de vigneron, les plus précoces et, du point de vue de la quantité, les plus décevantes : la canicule, ajoutée à la grêle, au gel, au vent, au caprice de la nature, en a décidé ainsi. Mais le vin sera bon, bien sûr, très bon. Étrange comme cette crise, pénible pour tous, désastreuse pour certains, est une occasion, presque heureuse, de parler. Car, pour une crise, c’en était une : le vin, les saisons, l’avenir, tout semblait péter comme un bouchon sur une bouteille de paradis. Le village était en état d’expression. Et puis, les vendangeurs ne sont plus ce qu’ils étaient ; alors les commerçants se protègent. Mon ami Ettore Gelpi, qui nous a quittés l’an dernier, expliquait toujours que le caractère chinois qui désigne la crise est fait de deux caractères, l’un qui signifie chance, l’autre danger. Le danger qu’a couru le fils prodigue lui est devenu une chance ; la chance du fils vertueux lui est devenue un danger. Méfions-nous de ceux qui veulent nous éviter les crises : ils consolident leur pouvoir. L’autre avantage du Beaujolais, c’est que les vignerons ne suivent pas de formation au management ; ils parlent donc encore selon leur langue, selon leur esprit, selon leur cœur. On est bien avec eux.
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La jeunesse américaine qui s’interroge sur la triste aventure irakienne devrait méditer sur deux citations d’auteurs français du XXe siècle. La première est tirée d’un rapport présenté à l’Administration coloniale, en 1947, par Jacques Berque, alors en poste au Maroc, rapport qui lui valut d’être expédié dans le Haut Atlas : « Le vrai ordre ici serait que nous n’y fussions pas. » La deuxième citation est d’Aragon. Elle parle d’un gentilhomme parti pour la guerre, et qui n’en revint pas, comme hélas! beaucoup de jeunes Américains emportés dans la tourmente avec ceux qu’ils croyaient devoir combattre :
Jean de Schelandre est mort à Saumazènes
D’une blessure à la guerre qu’il eut
Naguère allant sous Monsieur de Turenne
Porter la France ailleurs qu’il eût fallu
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Et la jeunesse française ? Une fille raconte à la télé qu’elle vient de passer le bac. Que l’épreuve était difficile ; que l’année, en gros, a été mauvaise, mais qu’elle a réfléchi sur sa vie. Elle dit qu’elle a envie de faire autre chose que l’école, et, comme cela, de se « casser la gueule » et de pouvoir se dire que l’école, c’était mieux. L’école comme pis aller, comme roue de secours, comme protection contre soi. Que dire ? Que plutôt que réfléchir sur sa vie, il vaut mieux laisser sa vie se réfléchir en soi ? Formules, formules…
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Quand même, il faut se poser la question. Qu’est-ce que je dirais à un jeune ? Allez, je me mets moi-même au défi. S’il faut vraiment répondre, ceci : « Accueille de tout ton cœur l’à venir. Sur ce qu’ils appellent tous ton avenir, tire la chasse. »

(15 septembre 2003)

Je ne communique pas, je parle

LE MARCHÉ IV

Il monte à Denfert. Il débite un laïus inaudible. Des mots surnagent : moindre des politesses, rester propre. Il traverse le wagon à la vitesse de l’éclair sans laisser le temps aux voyageurs de sortir leur pièce. Toujours courant, il descend à Raspail.
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Un jour, peut-être, si j’en ai l’audace et si je crois cela utile aux autres et à moi-même, je parlerai ici de ma sexualité. S’il ne s’agissait que de mon « petit tas de secrets », peu importe ce que j’en déballerais ou non : aucun sens pour personne, pas même pour moi. J’appartiens sans doute à la dernière génération qui se souviendra de la haine de la sexualité et de l’horreur qu’elle entraînait. Comme tant d’autres, j’ai affronté la négation bien-pensante du sexe. Quand, adolescent, j’avouais au confesseur ce qu’on appelait alors les « tentations solitaires », l’abbé, qui voyait en moi un bon élément du patronage, prenait un air offusqué : « Non, pas toi, disait-il, pas toi ! » Puis il se faisait bonhomme : « Résiste ! Ça fait moins mal que de se faire arracher une dent ! » Je me suis débattu longtemps (comment puis-je écrire longtemps : ça ne m’a jamais quitté) avec cette impossible négation ; j’ai subi, et aggravé, la mauvaise foi où elle me jetait. Ensuite, je me suis, comme on dit, éclaté, rageusement éclaté : c’était à la fois, et indissolublement, le bonheur de l’élargissement et la « joie de descendre » dont parle Baudelaire. Tout cela paraîtra bien étrange à la jeunesse. Longtemps ce curieux vers d’Aragon a chanté dans mon oreille : « On vient de loin disait Paul Vaillant-Couturier ». N’empêche : si c’était à refaire, je le referais. Mais la question demeure. Notre société ne veut pas de la sexualité. Naguère elle la niait ; désormais elle la dissout. C’est toujours le sale duo de l’intolérance et de la tolérance qui mène le bal : cruauté par la contrainte, cruauté par l’indifférence. Car l’hypocrisie des classes dominantes n’était pas dictée par la pudeur mais par le sentiment, fort lucide, que le sexe était capable de bouleverser l’ordre social. Les mêmes classes dominantes, désormais couvertes de perruques démocratiques, pensent s’en protéger en en vulgarisant l’obsession. Privé ou gavé, on est inoffensif. Il reste à se consoler avec des appartenances religieuses, politiques, philosophiques hors jeu depuis longtemps : que nous soyons ou non amis du ciel, de la révolution, du situationnisme, notre horizon commun, si on laisse faire, c’est l’esclave qui bouffe. Oui, il faudra que je tâche de revenir sur la question. Je ne m’en cache pas : c’est pour moi horriblement difficile. J’essayerai de ne pas faire le malin. Je ne rêve pas de la fête permanente. Mais il ne suffit pas qu’on puisse parler du sexe, par un étrange contresens d’ailleurs, comme on parle de l’estomac ou des orteils. Il est vital que tout ce qu’il évoque contradictoirement, quoi qu’on en fasse, qu’on en use beaucoup, ou peu, ou pas du tout, – l’harmonie et le délire, le don et l’offrande, le plaisir et la souffrance, la fusion et la solitude, l’abandon et la possession, la tendresse et la fureur, la ressemblance et la différence – soit comme l’arrière-plan discret, mais constamment présent, de ce que nous pensons, disons, faisons, comme la pierre de touche de la raison et du sentiment, comme notre secret commun à tous, jamais épuisé mais jamais nié, jamais divulgué mais jamais oublié, comme l’essence vivante de notre condition mortelle, au-delà de tout, malgré tout, comme une dangereuse et forte réserve de sens qui, par elle-même, ne rend compte de rien mais sans laquelle notre vie ne vivrait pas.
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Ceux qui de toute leur bonne volonté et de toute leur maladresse, de tout leur cœur et en dépit de leurs limites, ne renoncent pas à vivre dans ce monde invivable, l’instant vient toujours où ils sont tentés de retourner contre eux-mêmes l’amertume qui les envahit et de se reprocher leur orgueil. Mais c’est dans ce reproche qu’est l’orgueil, pas dans le désir d’une vie plénière, même constamment frustré, même constamment contrarié par le désordre mécanique.
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Quelqu’un me parle de « l’innocence à rebours de notre identité européenne. » Très bien. Photo : le sourire angélique de Jean-Marie Messier. Tiens, on ne le voit plus chez Drucker…
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À propos de maître du monde, l’autre – le vrai – arrive au Sénégal. Pour la visite de l’adjudant, la chambrée doit être nickel. Hors de sa vue tout ce qui fait désordre : mendiants, clochards, prostituées, jeunesse pas trop nette ! Qu’on sorte les habitants de Gorée de chez eux, qu’on les rassemble sur la place ! Sécurité, sécurité ! Oyez, bonnes gens! Le Croisé en chef va se fendre d’une allocution. Sujet : la condamnation de l’esclavage.
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Les importants savent parfaitement qu’ils ont tort de prendre les gens pour des imbéciles. Mais, à peine une claque encaissée, ils se demandent comment ils s’y prendront, la prochaine fois, pour mieux les rouler. Le pouvoir ? Une manie ? Un tic ? Un « toc » ? À moins que la raison de ce comportement suicidaire ne soit beaucoup plus grave : qu’il n’y ait plus aucun moyen de ne pas tricher.
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Quand on a roulé sa bosse aussi longtemps que moi dans les entreprises, quand on sait avec quelle science et quelle perfidie on y jette systématiquement les travailleurs dans l’inquiétude et le déséquilibre, on ne peut pas être léger avec leur demande de sécurité : les défendre est une obligation de justice. Cela ne signifie pourtant nullement que la sécurité soit une valeur en soi, surtout dans un monde aussi étouffant que le nôtre. Mais rien n’est plus opposé à l’insécurité choisie que l’insécurité subie. Pour ma part, je considère que les objectifs de production et de compétition – c’est-à-dire de domination et de dépersonnalisation – que nous propose notre société non seulement ne méritent pas d’être pris en considération mais encore doivent être refusés, ridiculisés, méprisés. Pour moi, les itinéraires les moins absurdes et les moins tristes de ce temps sont faits d’errance, d’hésitation, de consommation minimum, d’éducation spartiate, de recherche constante de liberté, de relations vraies, et d’une connaissance intime du vocabulaire de Cambronne. Un tel choix, loin de me pousser à fermer les yeux sur les violences faites aux travailleurs, m’oblige au contraire à m’y opposer plus fermement qu’un autre puisqu’elles menacent leur liberté, c’est-à-dire, à terme, leur possibilité de choisir l’insécurité. Un vrai syndicat, soucieux de la totalité de la personne humaine, se donnerait trois objectifs nullement incompatibles : défendre sans faiblesse ceux que l’insécurité subie précipite dans l’angoisse et le malheur ; promouvoir avec énergie un ordre social dont le dernier mot ne soit pas la sécurité de la mangeoire ; maintenir et expliquer cette apparente contradiction et, par-là, débloquer les conditions de l’expression. Je ne vois rien de tel nulle part. Ringardise partout, chez les vieux renards comme chez les jeunes facteurs. Idées toutes faites. Ressentiment. Mauvais cinéma. Aucune simplicité. Continuez comme ça, ne vous changez pas : le Medef gagnera par abandon. Mais pas d’inquiétude, les gars ! Il ne vous sucrera pas vos postes.
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L’évidence biblique du « Tu ne tueras pas » ne crée aucune espèce d’obligation de tolérance à l’égard de l’insupportable. Elle libère au contraire la violence verbale, où gît souvent le seul respect possible. C’est parce que les Occidentaux ferment leur gueule sur le monde qu’on leur fabrique, parce que la culpabilité, le confort petit-bourgeois et la politesse les ont rendus (momentanément ? définitivement ?) impuissants qu’ils laissent à des forcenés ivres d’humiliation et de revanche l’exclusivité de la protestation. « Tu ne tueras pas » : tout l’interdit est là. Si vous ne trouvez pas en vous le millionième du courage d’un Gandhi, ne vous étonnez pas qu’on ne vous accorde pas plus de considération qu’aux produits qu’on vous fait consommer. Et sachez que ceux qui viendront vous consoler des vilaines choses que je vous dis là, et qui voleront au secours de votre dignité, sont des boutiquiers intéressés qui se moquent de vous.
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« Patience, mes frères, la terre n’est que la terre ; préparez votre ciel ! » : discours de mauvais curés, trahison de l’Évangile. « Patience, camarades, les lendemains chanteront ; en attendant soyez réalistes ! » : discours de mauvais révolutionnaires, trahison de la justice. « Patience, les patients, soyez lucides ; occupez-vous d’abord de vos névroses ! » : discours de geôliers savants, trahison de la liberté. Rien de tout cela. Et encore moins, bien sûr, la violence : injustifiable et, de plus, signe de faiblesse. Alors, la parole, la parole partout, aux risques de ceux qui la prennent. Ouvrez la bouche, et l’aventure est à vous. Vos gosses seront contents et ne vous embêteront plus avec la moto. La parole à la fois réfléchie et spontanée. Ces deux adjectifs ne s’opposent pas : la spontanéité, c’est de la réflexion accélérée. La réflexion, c’est de la spontanéité développée. Réfléchi et spontané s’opposent ensemble à truqué, à négociateur, à faux cul, à managers, à trouillard, à médias.
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En 1970, à l’occasion d’un entretien à Esprit, Paul Thibaud disait à son invité, Jacques Berque : « Vous parlez d’un lieu – et c’est là à mon avis l’intérêt particulier de ce que vous écrivez – d’un certain lieu qui est commun au monde colonisé et au monde décolonisé, alors qu’on a trop entendu parler de notre univers comme en deux parties : les problèmes des riches, les problèmes des pauvres – et cette pensée nous a conduits à des impasses de tous les côtés – , alors que vous, justement, vous nous ouvrez une porte vers quelque chose qui surmonte cette division facile et qui masque tant de questions. » En trente ans, malgré Jacques Berque, peu de progrès ont été faits dans cette remise en cause radicale de l’idée que nous nous faisons de notre présence sur terre. Sans cela, pourtant, rien n’est possible. Cette remise en cause, c’est notre tâche politique. La politique, ce n’est pas d’abord l’éclairage municipal, le statut des footballeurs professionnels, la Commission européenne. Si ces fantasmes-là nous viennent à l’esprit, c’est que nous restons prisonniers de vieilles habitudes. « Nous ne nous serions pas révoltés, disait Ben Bella, si nous n’avions pas rêvé. » Faire de la politique, pour nous Occidentaux, c’est tout reconstruire en commençant par les fondations, c’est-à-dire en laissant nos rêves nous habiter : au barrage de mauvaises raisons, de préjugés mesquins, de « réalisme » pourri, de suffisance savante que nous trouvons en nous quand nous nous y essayons, nous mesurons la difficulté de l’opération, mais surtout sa vérité et sa nécessité. Si nous nous laissons rêver vrai, notre parole sera vraie, puis nos actes. Alors, de proche en proche…
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Voici les vacances. Je reste un peu étourdi de l’idée qui m’a saisi de faire Résurgences. Je vais mettre le mois d’août à profit pour réfléchir à ce que je ferai à la rentrée puis, courant septembre, inch’Allah, je reviendrai. Je vis ça comme une épreuve de simplicité. Conscience aiguë des insuffisances. Mais aller au bout de ce que je pense, de ce que je sens. Renvoyer un peu de ce que la vie m’a proposé. Aller à mes enthousiasmes, à mes doutes, à mes complications, à mes conneries. Ne pas trop filtrer : c’est le démon du formateur. Je vais penser à tout ça. Personne à convaincre de rien. Je ne sens pas la non-interactivité de ce site comme un obstacle. Au contraire. J’écris seul pour des lecteurs seuls. Cette solitude nous relie mieux que les mots forcément hâtifs que nous pourrions échanger. « Je ne me promène pas, je marche », disait Péguy. Moi je ne communique pas, je parle. Qui veut le faire le peut. Et puis, accepter la technique sans accepter la culture qu’elle induit, ce n’est pas incohérent. Encore une chose. Le patronage, même si les vicaires n’étaient pas trop au point en sexologie, ce n’était pas toujours idiot. Quand on se séparait, après la colonie de vacances d’été, on nous disait de prendre quelques minutes, le soir, pour regarder les étoiles et penser aux camarades qui, ailleurs, les regardaient aussi. Chiche ! Nonobstant les lazzis, cet été, je penserai aux amis inconnus, sans oublier les proches et les amis connus sans lesquels je continuerais à m’emmerder avec les éditeurs.
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P.S. Solution de la devinette du Marché III. C’est Aragon qui a écrit : « Je suis et je resterai, contre le parti de l’intelligence et contre le parti de la sottise, du côté du mystère et de l’injustifiable. » C’était vrai, et c’est exactement la raison pour laquelle je lui reste fidèle. Ne pas avoir peur d’avoir dans son Panthéon des gens qui seraient surpris de se retrouver ensemble. J’ai eu la chance de bien connaître Aragon. Je reparlerai de lui.

(13 juillet 2003)