Session sauvage à Copenhague

LE MARCHÉ LIII

Ils s’avancent à petits pas, l’un soutenant l’autre. Un couple, c’est quand un centre de gravité supérieur s’impose à un homme et une femme et exacerbe leurs deux solitudes en même temps qu’il les console. Un couple, ça se flaire, ça se devine, ça ne peut pas se manquer. C’est une chance, ou un don, ou une grâce, c’est une étoile dans notre ciel à tous. Personne n’est tenu de former un couple, ni de s’y appliquer, ni de le désirer. Pourtant, si loin qu’on en soit, si méfiant, si hostile, je ne crois pas qu’on puisse ne pas saluer dans un couple, même en silence, un signe majeur. Un signe, non pas un modèle, non pas un patron : une pure gratuité. Un couple, c’est deux individus qui anticipent la débâcle en songeant que d’autres, plus tard, oseront le faire aussi ; et plus ils s’en approchent, plus l’espérance est violente, comme disent Guillaume Apollinaire et Stéphane Hessel.
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Ils se tiennent l’un contre l’autre, tout près. Proximité de marcheurs. Ils semblent venir de là où on les sent aller. Des champs les plus lointains vers les champs les plus proches, disait Péguy. Ils sont seuls, entièrement, et ensemble, absolument. Elle a dans le regard l’ironie ravageuse de la liberté, cette immédiateté de l’intérieur que j’aimais chez Aniouta Fumet. Un regard qui fait le grand ménage. Pas de détails, pas de cadeaux, mots tout simples et grand langage, droit sur le cap, la vie, les gens, on s’apitoiera plus tard. Et lui, sur le terrain qu’elle a impitoyablement dégagé et rasé, installe comme un pique-nique des provisions d’idées graves qui les font sourire.
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L’aéroport de Copenhague me semble en petite forme, épuisé, probablement, par l’immense effort de créativité qu’il a fourni et qui a dû mobiliser, des années durant, bien au-delà des perspicacités aéroportuaires, le ban et l’arrière-ban de l’imagination sociétale danoise, scandinave, européenne, occidentale. Pensez donc. Des femmes pratiquent désormais la palpation de tous les passagers, hommes compris. Et la réciproque, sans doute, même si je n’en ai pas été le témoin. Vraiment je ne suis pas contre. Vraiment je ne suis pas pour. Vraiment je n’en pense rien, rien de rien. J’en pense plouf. D’une telle niaiserie, on ne peut penser que plouf. De bien d’autres aussi, dont il faut tenir la liste. J’appelle plouf une idée ou une réalisation qu’il est aussi bête de défendre que d’attaquer, de soutenir que de vilipender. Y-a-t-il une intention derrière un plouf ? On peut parfois le penser. Le plouf palpationnel, par exemple, peut être interprété comme une manœuvre de diversion pour faire oublier les tracas sécuritaires. Mais c’est lui faire bien de l’honneur ! Inutile en tout cas d’interroger un ploufiste sur les fondements métaphysiques et historiques de son invention : un ploufiste fait plouf, un point c’est tout, il ne sait rien d’autre. Le livre des ploufs, voilà l’ouvrage majeur que prépare l’introversion sociétale. Machinchouette et Tartempion viendront s’en entretenir dans une de ces émissions où l’on joue à la polémique. On leur donnera cinq minutes pour se balancer en public, sous le contrôle d’un journaliste qui ne pense qu’à son chrono, les vannes qu’ils s’envoient en privé depuis la bataille de Bouvines.
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Une fois subies les palpations européennes, le plus dur, à Copenhague, reste à faire. Cet aéroport exhibe un centre commercial comme on en voit peu. Un amoncellement suffocant de luxe, de semi-luxe, de quart de luxe, voilà ce qu’il faut retenir de la terre avant d’aller nager quelques heures dans le ciel et de redescendre dans une autre caverne, ailleurs, identiquement. Quand il s’engage dans l’un de ces dépotoirs où se mûrit l’avenir de notre indispensable civilisation, le passager renonce à l’idée même de nouveauté, seul l’attend le piétinement polyglotte du même. Si une exceptionnelle imagination lui a suggéré, au passage des contrôles, une lointaine perspective d’érotisme, il en abandonne vite le souvenir. Il n’y a rien dans ce bazar, absolument rien. Le vide bouché. L’enfer, l’enfer tout nu. Le rabotage de l’être. Non pas la tentation ! Le contraire : l’impossibilité radicale de toute tentation présente, passée, future. Aucune fissure possible dans la conscience, tout cela est trop bête, même pour le péché ! Ici, la mort précède la faute, une mort par trop plein, par bétonnage du désir. À moins de s’imaginer dans le décor d’un scénographe hardi, d’attendre Pamino et Tamina à la sortie de l’interminable tunnel marchand ou, mieux encore, dans ce cloître à l’envers qui ne protège de rien et empêche tout, de se fiancer avec un inexplicable commencement.
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À la sortie de cette foire à l’inutile, j’ai vu ce couple s’avancer sur le trottoir roulant. Sur leurs visages, une fatigue ancienne ; bien des épreuves ont dû ruisseler sur cette détermination hérissée d’humour opiniâtre, sur cette drôlerie aux racines puissantes. Je les ai suivis de loin. J’aime marcher sur ces tapis qui glissent, j’aime y sentir la liberté de mon pas soutenue par une liberté plus puissante à laquelle elle se confie. La volonté et la nolonté, son contraire, l’agir et le non-agir, ils m’enseignent tout cela mieux que les sermons, j’en ai des envies de danser. Avant qu’une aveugle pusillanimité n’ait supprimé le magnifique trottoir express de la station Montparnasse – génial, ce truc, géant ! – j’avais plaisir à m’y engager parmi les jeunes, non sans un petit geste protecteur en direction de l’employé qui m’invitait à la prudence. Le bonheur du sens vaut bien un fémur.
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Et le tunnel du non-sens, lui, crache ses paquets de voyageurs. Fantasmes de petits pains industriels sortis du four consumériste, mécaniquement dorés, prêts à craquer, non sans l’émoi qu’il faut, sous la première canine venue. Ils vont gentiment s’entasser à la porte d’embarquement n°12, devant la salle où des sièges sont prêts à les accueillir. Mais la salle ne s’ouvre pas. Et il fait chaud. Et il se murmure que l’avion sera en retard. Et aucun employé n’est en vue. D’abord immobiles et comme au piquet, convenablement étonnés, les tendres petits pains européens se laissent glisser les uns après les autres sur le sol, le regard fixé sur les jolis sièges, de l’autre côté de la vitre, si près, si loin, inatteignables. Il ne faut pas rêver, songent gentiment les petits pains, il faut faire avec. Aucun d’eux ne souffle mot. Une certaine docilité m’est plus insupportable qu’une agression, je fais quelques pas pour m’apaiser quand un échange assez vif m’alerte. Mes deux amis inconnus interpellent avec une courtoise fermeté, en langues diverses, un employé qui a eu l’imprudence de passer le nez dans le couloir.
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À l’entrée de la salle qu’il a entrebâillée et dont sa corpulence affirmée barre l’accès, l’employé agite mollement des papiers. Seuls devant lui, ils se sont légèrement écartés l’un de l’autre, pour mieux combattre. De toute évidence, elle mène l’offensive ; lui, en seconde ligne, convie l’adversaire à la négociation. L’employé regarde tantôt l’un tantôt l’autre, et semble parfois chercher du secours du côté de la petite centaine de voyageurs qui patientent. Une vingtaine d’entre eux – le parterre, probablement les connaisseurs – ont formé un demi-cercle parfait à deux ou trois mètres des combattants, assez près pour ne rien perdre de l’évolution du conflit, assez loin pour montrer qu’ils n’en sont que les observateurs. Derrière eux, quelques mètres plus loin, tous les autres voyageurs, la plupart assis par terre, prodigieusement indifférents, occupés à changer de temps en temps de position afin de répartir la fatigue, selon l’équité, sur chacune de leurs fesses.
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J’entre alors dans la bataille sans trop de nuances, manœuvre qui ne semble pas d’abord couronnée de succès et paraît même compromettre la diplomatie plus classique de mes alliés. Les reproches que je déverse sur l’employé dans une langue à laquelle il n’a pas accès lui sont un alibi pour fuir. Mais il le fait maladroitement, en assortissant son abdication d’un mouvement du bras qui dramatise fort opportunément la situation. D’une certaine façon, en se retirant de la bataille, il donne tous ses droits au langage. Car ce n’est pas à lui que notre glorieuse coalition du troisième âge s’intéresse. Ni aux experts ès conflits du demi-cercle, ni même aux répartiteurs d’usure fessière. Nous avons envie de parler, nous avons une grosse envie de parler, voilà tout, une envie urgente. Et nous le comprenons, me semble-t-il, magiquement, d’un seul coup, tous les trois en même temps. Et cela nous donne une énergie d’enfer. Ce soir on improvise : trois septuagénaires, peut-être un peu plus, se paient la tête de cent citoyens et citoyennes qui n’osent piper mot, baissent le nez, se regardent les uns les autres par-dessous comme des enfants grondés. À qui parlons-nous ? Ni vraiment à eux, ni vraiment à nous-mêmes. Nous parlons à la salle, à l’aéroport, au désordre de l’ordre, nous parlons à cette lourde absence, nous parlons à cette fausse présence, nous parlons à cette anxiété muette. Sévèrement, passionnément. Et il se produit une chose stupéfiante. Un par un, une par un, une par une, un par une, les assis se relèvent lentement. Le mouvement commence par une femme installée tout à la droite du rang et se poursuit jusqu’à l’homme qui siège à l’extrême-gauche. Le contraire d’une manifestation de masse. Un mouvement de dominos à l’envers : aucun ne bouge avant que son voisin immédiat ne se soit tout à fait redressé. C’est lent. C’est magnifique. C’est étrange. C’est solennel. C’est grand. Personne ne dit plus un mot, ni eux, ni nous. « C’est comme un mouvement d’ensemble, mais où chacun serait seul », disait un président de tribunal qui avait eu à juger des travailleurs indignés. Nous y sommes.
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Une femme s’est un peu isolée du demi-cercle des connaisseurs. Son sourire laisse entendre qu’elle n’ignore rien des ingrédients d’un petit sociodrame auquel elle pourrait sans doute faire allusion dans quelque travail universitaire, en note évidemment. Les racines secrètes de l’incident, ses soubassements psychologiques, culturels, sociologiques, politiques, économiques, on sent que rien ne lui échappe et qu’elle se délecte de sa clairvoyance. Elle comprend tout le monde, les assis, les connaisseurs, l’employé, et nous-mêmes, bien sûr, mieux que nous-mêmes ! Elle porte de toute évidence à ces trois ancêtres la sympathie corrosive de la spécialiste. Je la retrouve dans l’avion, non loin de moi, quand l’hôtesse lui demande si elle souhaite accompagner son jus d’orange d’un avorton de biscuit salé ou d’un fantôme de biscuit sucré. Le ton résolu avec lequel elle répond « salé » m’amuse, je ne peux m’empêcher de lui faire un petit signe aimable pour saluer une affirmation personnelle aussi prometteuse. Suis-je sérieux, suis-je moqueur ? Un certain savoir, en ce siècle, est un lourd fardeau.
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Sur ce, j’ai fermé les yeux. Rêvasser, c’est rétablir le contact avec les autres, les retrouver dans les souterrains. Laisser aller ses pensées, je ne connais rien de meilleur. Sur l’image des gens assis dans le couloir, se grave un mot de Stanislas Fumet, dans les années soixante. Dieu sait pourquoi il me revient à l’esprit : moi aussi, je crois, un peu. Il me parlait gentiment d’un roman que je venais d’écrire, un roman plutôt d’amour, mais la fin ne lui avait pas trop plu. « On dirait que vous vous en foutez », m’avait-il dit. Cela m’avait longtemps troublé, c’était vrai et c’était faux, je ne pouvais lui donner ni tort ni raison, il touchait un point terrible. Ces gens dans l’aéroport aussi, on aurait dit qu’ils s’en foutaient.
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Pour ce qu’elles valent, les hypothèses qu’on fait sur les autres ! Il faut pourtant en faire, j’ai appris ça dans mon métier, et tant mieux si elles sont fausses : on apprend ainsi à penser contre soi. Philippe Murray avait raison de railler les avancistes. La pensée ne grossit pas à la manière d’un capital d’épicier, elle se construit en marche arrière, par dénégations répétées, par aveux d’indignité réitérés, par capitulations successives devant la vérité qui s’approche, mais toujours inaccessible. Elle n’en a jamais fini de se ramasser sur elle-même parce qu’elle n’en aura jamais fini de désirer ce qu’elle cherche ; et plus elle désire, plus elle se ramasse, comme le sprinter prêt à bondir : le bond sera infini, l’attente l’est aussi. Ainsi, dans les tableaux italiens, le mouvement de recul de Marie à l’instant de l’Annonciation. Elle n’avance pas vers l’Histoire, vers le Réel, vers l’Opportunité, vers le Progrès, vers le Client, pas même vers l’Avenir du christianisme. Elle se laisse cueillir, recueillir, accueillir, elle se cache pour être mieux trouvée.
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Pourtant, ne pas se priver d’hypothèses. Laisser aller ses pensées, je ne sais rien de meilleur. Ainsi la dame qui préfère le salé, non loin de moi, juste à la frontière de ma rêverie, je ne crois pas me tromper en imaginant qu’elle fait le ménage dans les idées comme sa grand-mère le faisait dans sa maison : pour que tout soit net. Intelligence, courage, beaucoup de soin, des tonnes de qualités. Un visage avenant, prêt à s’égayer, mais elle n’est pas gaie. Je la vois le torchon à idées à la main, soudain déconcertée de ne pas trouver une injustice à frotter, une contradiction à récurer, une conviction à épousseter. Je l’avais observée nous observant. Alors que notre cinéma nous laissait tous les trois de plus en plus vacants, son attention l’emplissait d’elle-même : et les vases ne communiquaient pas ! Les missiles de lucidité qu’elle expédiait en silence sur notre énième âge lui revenaient en pleine poire. Enfin, j’imagine ! Des données, des indices, rien de plus, comme aux Renseignements Généraux. Parodions Hugo : « Dieu garde la perspective et nous laisse les données ! » Et proposons aux journalistes de se placer sous la protection de cette fière et humble devise.
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Jeune formateur, je faisais des efforts inouïs, au début des sessions, pour comprendre qui étaient mes stagiaires. Avoir régulièrement tout faux ne m’a pas détourné de l’exercice. L’évidence que je ne devinais à peu près rien des gens auxquels je m’adressais, loin de m’empêcher d’exercer mon métier, me fut une aide puissante, toujours renouvelée, un réveil taquin dont l’aimable sonnerie me restituait une joie de vivre que le contraire eût prestement desséchée et ensevelie sous de lugubres certitudes. Il ne s’agissait pas, bien sûr, par ce tour de passe-passe qu’on voit souvent chez les sceptiques professionnels, de faire de l’ignorance ou des erreurs auxquelles elle conduit des sortes de vérités à l’envers, ou de sous-vérités, ou d’ersatz de vérités. Je partais de l’idée simple que les stagiaires et moi avions en commun, quelle que fût la forme de ces sentiments en chacun d’entre nous, et l’amour du vrai et le sentiment de n’y participer que d’infiniment loin. Je pressentais que le caractère médiocre et apparemment prosaïque des circonstances qui nous réunissaient, et que tout le monde souhaitait oublier, faciliterait la liberté de nos échanges plus qu’il ne l’entraverait. Je considérais que nous pouvions tirer de cette situation des leçons utiles. L’ignorance où nous étions les uns des autres nous était un moteur puissant pour chercher, au-delà des plates informations sur nos situations et opinions respectives, morne catalogue où nos contemporains s’imaginent avec une inlassable naïveté trouver la clef de leur identité, de quoi nous voulions vraiment nous entretenir. Cette ignorance, cette double ignorance de nous-mêmes et de notre cheminement commun, n’était pas, à l’évidence, un état subalterne, indigne de notre humanité, dont il nous aurait fallu nous débarrasser au plus vite. Ce qu’elle portait d’incertain, d’ambigu, de provisoire donnait de la gravité à nos débats, parfois même une certaine solennité discrète : trop sévères à son égard, nous l’aurions été envers nous-mêmes. Nous apprenions ensemble que la vérité d’un être est toujours, d’une certaine manière, la vérité de son erreur. Et qu’à trop refuser l’évidence de la contingence ordinaire, lieu commun des humains, on est contraint, tel Gribouille, de se réfugier dans une contingence bien plus désastreuse, une contingence durcie et nécrosée ; peut-être est-ce ainsi qu’on passe de l’ignorance, ou de l’erreur loyale, à des errements plus ou moins fanatiques : on en finit alors, à coup sûr, avec l’ambiguïté, mais on en finit aussi, au risque de le comprendre trop tard, avec la vie.
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Et j’en finissais, moi, avec ce que l’éducation des gens de ma génération avait eu de pervers, avec les leçons terribles que me donnait, par exemple, le cinéma de l’époque. Revoyant ces temps-ci Les amoureux sont seuls au monde, le film d’Henri Decoin magistralement interprété par Louis Jouvet, j’ai frémi des ravages de l’esprit d’absolu, je veux dire de la névrose métastasée qui régnait alors, ou feignait de régner, faussant les voix et les rêves et dissimulant très mal des passions bien ordinaires. Et, certes, dans les sessions, nous ne faisions pas l’apologie de l’erreur, ni de l’ignorance, ni de la contingence, ruse grossière pour mieux les nier : nous nous efforcions simplement de ne pas les jeter dehors, de ne pas leur refuser leur place à table. Et cela suffisait pour que s’ouvrît alors, en nous et entre nous, un jeu qui, sans même que nous y pensions, suscitait l’adhésion profonde de tous – parce que de chacun -, un jeu qui nous conduisait à notre vrai lieu commun, présent et insaisissable. Et nous opposions aux errements, que nous reconnaissions à leurs tonitruantes affirmations morales et à leur incurable besoin de donner des leçons, le pari obstiné de quelque possibilité de transcendance au sein de la contingence. Je proposais d’appeler errance cette attitude-là. Et sans doute sommes-nous tous dans l’erreur, mais tous libres, sans aucun préalable, de choisir et de re-choisir, à chaque instant, entre les errements et l’errance, entre la solitude de la répétition lugubre, même parée de toutes les nobles étiquettes qu’on voudra, et les promesses ardues de l’espérance, petite sœur de l’enfance. Personne ne campe ailleurs.
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C’est pourquoi, si j’avais à représenter la vérité, j’en ferais une joueuse de tennis qui ne cesse de rendre des balles à l’erreur, l’adolescente têtue à qui elle enseigne la générosité. Mais la petite ne veut pas de ses balles. Elle ne veut pas être à la fois l’erreur et l’amie de la vérité. Elle veut être ceci ou cela, elle a peur des contradictoires, on lui a expliqué qu’il lui fallait être nette. La vérité, heureusement, a l’habitude des enfants, elle ne la prend pas de haut, elle ne lui montre pas tout de suite que toutes ses raisons tiennent dans ses vilaines peurs. Elle continue à lui faire des cadeaux, des cadeaux si étranges et si divers que la petite s’étonne qu’il y ait tant de façons différentes d’être surprise et heureuse, son âme s’en élargit, elle s’habitue à ne plus savoir qui elle est et s’autorise, peu à peu, à ne plus se le demander. C’est alors que la vérité, même si elle hésite à se mettre la majuscule sur la tête, lui dit, comme Louis Aragon à Pablo Neruda :
Ta résidence est la terre
Et le ciel en même temps
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Je n’ai pas dû somnoler longtemps. Je cherche vaguement le couple, il a disparu. Peu importe, nous nous sommes tout dit. Étrange, cet accord immédiat, silencieux, pour animer ensemble cette session éclair. Mon habitus de formateur m’y a conduit ; eux, quoi donc ? La dame qui aime le salé n’en finit pas de grignoter son microscopique biscuit, elle en fait une affaire, un cas. Eux n’auraient pas mangé le leur de la même manière, d’ailleurs ils l’auraient choisi sucré, comme moi ; la vie est assez salée comme ça. Je la revois, cette dame, tout près des experts, dans les loges en quelque sorte, quand ceux du fond, les populaires, les enfants du paradis, se sont levés, si noblement. Elle a bougé la tête un instant, juste le temps de comprendre. Et elle a compris. Rien ne lui échappe des êtres et des choses, elle les attaque comme ses dents le biscuit, en tournant autour, est-ce qu’elle a des dents de fourmi ? Oublie-moi, tu veux ! disait un gamin, dans le métro, au copain qui l’embêtait. À elle aussi, on a envie de dire : oublie-toi ! Non pas pour l’inciter à la générosité sociétale, autant lui souhaiter de vendre de la guimauve ! Oublie-toi ! Oublie ta science ! Plonge ! Plonger où ? Aucune information sur ce point n’est disponible sur aucun site référencé. Dommage que les gamins ne comprennent pas ce qu’ils disent, leurs mots ne sont pas mal. Lâche-moi les baskets est une invitation pleine de sens, pré-mystique même. À condition de la laisser tomber en soi assez profond, assez loin. La question avec les vérités, disait Fumet, c’est le niveau auquel on les fait résonner. Faudrait-il un miracle pour qu’ils y parviennent ? Non, pourquoi ? C’est un mouvement naturel, il suffit de ne pas trop le saloper. Évidemment, l’Université en synergie avec l’entreprise comme projet éducatif, ça ne facilite pas la liberté intérieure. Mais patience, voilà seulement quarante-deux ans que j’entends cette colossale ânerie, on me la servira encore, inch’Allah, quel que soit le vainqueur du championnat de 2012. Les petits jeunes qui la redécouvrent paraissent en être encore plus fiers que leurs anciens : normal, la synergie a bien fonctionné, ils n’ont plus de défenses immunitaires.
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Quelques semaines après sa première remarque, Stanislas Fumet m’avait dit d’un autre de mes textes, que je sentais obscur : « On ne comprend pas tout, mais c’est bien. » Ce n’était pas un mot d’homme de lettres. Fumet savait être prodigieusement drôle, mais son humour était plein, c’était comme un feu d’artifice de signes qui vous rendait joyeux, je ne l’ai jamais entendu grincer comme un plumitif hépatique. Le temps a passé. Les textes en question sont si loin que ni ma vanité ni ma susceptibilité ne savent plus s’en soucier. Les deux phrases de Fumet, elles, demeurent et, comme beaucoup d’autres propos de lui, ont fait souche. Elles décrivent avec une stupéfiante précision les questions qui m’habitaient à l’aéroport, mes compagnons de voyage aussi, probablement. Est-ce que les autres s’en foutent ? Est-ce qu’on comprend ce qu’ils disent, est-ce qu’on comprend leur silence ? Est-ce que, parmi tant d’obscurité, on peut deviner un peu de lumière ?
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Questions premières, naïves, natives. Dans la vie de mes deux alliés, comme dans la mienne, rien n’avait pu les recouvrir, elles avaient résisté à tout. Questions d’avant, d’avant tout. D’avant le supermarché où l’on vient choisir, pour en vêtir sa chatouilleuse liberté, opinions, options métaphysiques, choix esthétiques, sans compter les causes pour lesquelles on va ferrailler. Questions ignorantes et fortes, ni généreuses ni égoïstes, terribles et suffisantes. Qu’on porte en soi, comme tout le monde, depuis le début, et qu’un miracle a empêchées de s’enkyster, ou une insuffisance, ou une douleur, ou une inadaptation, ou une fringale, ou la frénésie, ou la rage. L’irrépressible besoin de vérifier que les autres ne s’en foutent pas. Presque impossible de préciser ce en. Le fait même d’être un vivant, d’être ce vivant-là. De l’être avant qu’il n’agisse, ne parle, ne se taise. Et de le savoir. Le besoin de rendre cette évidence palpable, familière, usuelle, le besoin de la fatiguer comme la salade, de la traîner comme une vieille liquette, jours de fêtes compris. Être certain que les autres aussi se sentent vivants, qu’on n’est pas seul à porter ce poids qui nous porte, qu’on n’est pas seul à exister face à un gouffre, ce serait si abominable, sentir les autres faire signe qu’eux aussi… Les entendre le sous-entendre, les voir l’entrevoir. C’est incompréhensible, c’est absurde, mais c’est ainsi : comment être seul si les autres ne sont pas là ?
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Ne pas s’en foutre, ce n’est pas se foutre du reste : c’est le mettre à distance de soi, impitoyablement. Le rapporter à ce en, toujours, partout. Lui dénier une ombre d’existence hors de ce en. Le rapatrier dans ce en. Le rebrancher sur le circuit de ce en pour lui rendre son oxygène : sans lui, il n’est que caquetage, gâchis, sottise, malheur, rapiéçage ; sans lui, ce monde se meurt, les soins qu’on lui dispense le tuent. Face à face avec la vie, ou rien. Tout oublier, ou rien. Tout redécouvrir, ou rien. Aventure individuelle, ou rien. Et donc rencontres d’âmes, ou rien, peu importe où, peu importe comment. Mépris pour les groupements d’intérêts, pour tous les groupements de tous les intérêts. Le grand ménage, ou rien. La grande solitude, ou rien. Le miracle, ou rien. Une parole enveloppée de silence, ou rien. Voilà ce que nous devions penser, ce jour-là, dans le bel aéroport de Copenhague sans que les palpations ne le palpent. Nous le pensions ce jour-là comme nous le pensons les autres jours, ni plus ni moins. Pas comme un catéchisme qu’on ressasse, pas comme une originalité qu’on fignole. Comme une évidence qui croît et à laquelle il faut faire de la place, la maison n’est pas si grande.
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Dans l’effrayante monotonie du changement obligatoire, sous ce bombardement d’idées vides et d’idéaux truqués, face à cette férocité plaquée humanité comme un mauvais bijou est plaqué or, je doute parfois d’être vivant et que les autres le soient. Quand ces gens se sont laissés choir sur le sol du couloir, j’ai cru voir des prisonniers à qui l’on désigne leur cellule, qui entrent, un baluchon sous le bras, et se couchent sans un mot. L’inversion de tout. La volonté de ne pas comprendre. La détermination d’obéir. Un couvent du néant, où s’impose une antique soumission. Jamais, et je sais de quoi je parle, la plus ringarde des éducations religieuses n’a abouti à une telle annihilation, jamais. Regardons ce néant en face. Nous nous occuperons plus tard du tri sélectif, des papouilles citoyennes et de tous les chemins de vieille dentelle sociétale dont nous nous échinons pitoyablement à le recouvrir.
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De quoi pensez-vous que nous voulions nous mêler ? De l’organisation de l’aéroport ? Des contraintes du trafic international ? Du confort des passagers ? Des progrès de la communication ? Croyez-vous que nous préparions un article sur le comportement des voyageurs des transports aériens dans l’espace européen ? Que nous mesurions leur niveau culturel ? Que nous statistiquions leur âge, leur sexe, leurs connaissances en botanique, leur passion pour les pommes sautées, les scrutins à quatre tous et les hologrammes ? Que nos cœurs étaient enflammés par ce que le premier braillard venu appelle désormais exigence de justice, et qui n’est guère autre chose que sa spécialité charcutière ? Non, non, vraiment pas, pas du tout. Nous demandions à ces gens de nous dire et de nous redire que nous vivons bien de la même vie, que nous parlons bien la même parole, que nous nous taisons bien du même silence, nous le leur demandions au nom de notre solitude et de la leur, nous voulions qu’ils nous confirment qu’ils n’étaient pas morts, qu’ils s’étaient seulement assoupis à cause du sale temps lourd qu’il fait dans notre monde, nous leur demandions de faire un geste, un geste minuscule qui nous rassurerait, nous nous retirerions ensuite très doucement. Nous leur mendiions cette parole-là, ce geste-là, ce regard-là, mais nous les mendiions en seigneurs. Car cette demande était un don, le plus riche des dons, le seul digne d’eux, et de nous. Ne riez pas. Nous leur demandions de nous dire qu’ils étaient aussi jeunes que nous.
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Ils se sont levés. Ils ne s’en foutent pas. Et l’obscurité qu’il y avait en eux, et à laquelle, en se redressant, ils semblaient s’arracher, est devenue une lumière éclatante que notre propre obscurité, soudain très épaisse, nous laisse à peine deviner. Et leur réponse, à son tour, devenait une demande, la terre n’était plus peuplée que de seigneurs que ce nom ancien faisait sourire, ils l’oubliaient sans regrets. Et nous étions bien à l’aéroport de Copenhague, cet été 2011. Ce qui s’était passé ici, aussi imprenable en photo que la Beauce de Péguy, nous ne l’avions ni inventé ni agencé. Nous en avions été traversés. Je ne savais plus trop quel rôle m’avait été distribué, si j’avais joué les employés balourds, les instruits suffisants, les résignés assis, les prophètes du trottoir roulant : tout à la fois, comme chacun de nous, j’étais moi et tous les autres, comme Alice. Un instant, cela avait été. Un instant qui avait immédiatement grandi comme la petite fille au pays des merveilles, un instant où tenaient tout hier et tout demain, un instant qui s’amoncelait et grondait comme un orage de paix.
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Nous avons fini par atterrir à Roissy, où nous avons été priés de nous entasser dans une sorte de transport à bestiaux humains baptisé autocar, celui-là, à coup sûr, qu’empruntent les responsables de l’aéroport quand ils reviennent de Copenhague. Puis nous avons assisté aux pauvres efforts de la blondinette de dix-huit ans chargée d’affronter seule – elle ne doit pas coûter trop cher – la débrouillardise hargneuse d’une meute de taxis et l’exaspération hystérique de leurs clients. Et, de nouveau, j’ai repensé à ces gens qui se mettaient debout, qui se réveillaient, qui surgissaient, qui se déployaient. Je comprends que l’on ait peur d’espérer. Un instant comme celui de Copenhague est impitoyable, il projette sur l’horreur ordinaire une lumière presque insoutenable, on ne se débarrasse pas de lui comme on vomit ses moments forts dans le micro d’une chochotte déjà blasée. Là, on arrive direct au rayon Baudelaire, pas moyen de moyenner. Baudelaire. Baudelaire ou rien. Le grand écart, toute la joie et toute la douleur, l’être et le néant, l’existence comme une dangereuse vibration, et moi, mon Dieu, qu’est-ce que je fous là-dedans, voyageur malgré moi ?
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Et ça répond. J’ai été placé là pour surveiller et protéger cette vibration. À moins que ce ne soit le contraire, que je sois le protégé, pas le protecteur. Ou les deux, peut-être. De toute façon, entre la vibration et moi, les liens sont intimes, indissolubles, nécessaires, consubstantiels. J’avais beaucoup aimé cette définition de la vie intérieure qu’on m’avait soufflée : « La vie intérieure, c’est une vie qui est à l’intérieur ». Si vous n’avez pas compris, rigolez. Une vie qui est à l’intérieur, la chose la plus simple du monde, la seule universellement répandue. Quand j’étais certain de pouvoir mettre un nom dessus, je me forçais pour la ressentir. Maintenant qu’on se fréquente un peu plus, je crois peu courtois de contrôler son identité. C’est ainsi qu’en regardant la blondinette se persuader comme elle peut de son autorité, je songe à Alger, aux troufions que l’on mettait en faction devant des objectifs stratégiques improbables, un vestiaire, par exemple, ou la maison dans laquelle le lieutenant avait fait installer une boule à eau chaude qui était l’orgueil de ses jours. Pas de questions ? Pas de questions, chef. Et le gars filait passer la nuit avec la boule à eau chaude. Alors le sentiment du dérisoire m’étreint, vestibule du vrai. Et tout en l’engueulant un peu, je ressens de la fraternité pour cette petite, comme de la tendresse.
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Tout me conduit et me reconduit à ce carrefour du dérisoire et de la tendresse, l’ombre et la lumière, le ruisseau que je sais de moi et l’océan que j’en ignore, et même, et surtout, le goût amer que laissent les certitudes et les conquêtes ; il n’est rien, jusqu’au moindre détail de la mémoire, jusqu’au plus secret repli du songe, jusqu’à la plus glorieuse échappée et la plus sordide équivoque du désir, qui ne vienne s’installer à ce carrefour pour y proposer à je ne sais qui, sous un soleil de printemps, le bric-à-brac invendable de ma vie. C’est là que je suis, c’est là que je reste, c’est là que j’attends, c’est là que j’espère.
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C’est là que je pense aux gens. À ce qui les retient, disait Sulivan. Ce qu’ils sont, comment leur tête est faite, comment leur cœur bat, je ne le sais pas plus qu’autrefois, aucun progrès sur ce point, je suis un champion de l’erreur, ça me fait rire. Ce qui les retient, par contre, je le sais, je le sens, c’est en moi, ils me le révèlent en en souffrant. Je les ai tant écoutés, les gens ! Je connais tellement leurs voix, surtout quand elles se font maladroites et hésitantes, et leur honte de se sentir démunis, et le ton d’assurance qu’ils prennent aux instants de panique, et les mots inutiles où ils jettent ce qu’ils ont de plus précieux, et cette patience qu’ils découvrent ensemble quand ils se sentent enfin en confiance, une patience sans autre visée qu’elle-même, une patience qui jouit de soi et de ce qu’elle pressent.
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Une brocante, un marché aux puces d’autrefois, un gigantesque vide-grenier, un couloir d’aéroport à Copenhague, n’importe quoi, n’importe où, ces fleurs-là, dit le jardinier, se sèment à la volée. Il suffit que personne ne vienne les mains vides, que personne ne tire prétexte de son rang ni de sa pauvreté pour ne pas poser devant soi les plus nobles traces de son âme : un moulin à angoisse, une batterie d’illusions perdues, des restes défigurés d’enfance, des cicatrices de désir, voilà ce que savent offrir et échanger les humains, voilà les semences de leur éternité, le plomb où scintillent les traces d’or, leur gloire toute de faiblesse, et le sourire de connivence qu’ils envoient à la création. Ces temps aussi passeront.

(25 septembre 2011)

Le gros connard

LE MARCHÉ LII

Il faut que nous ayons en nous assez de respect pour tout ce qui nous est extérieur afin de fouler l’herbe dans la crainte. Et il faut aussi que nous ayons assez de mépris pour tout ce qui nous est extérieur afin de cracher, si nécessaire, sur les étoiles.
Gilbert Keith Chesterton, Orthodoxie
 

Je n’ai pas lu Harry Potter. Quand des adolescents m’en ont parlé, j’ai cru sentir dans leur enthousiasme, leur manière de raconter par le menu les aventures du héros, quelque chose d’un peu haletant et forcené. Cette lecture les exaltait plus qu’elle ne les apaisait. Mais les arbres mous et visqueux du beau livre qu’on m’avait offert, dotés de deux gros yeux glauques, et qui marchaient en arrachant leurs racines de la terre humide de la forêt, n’avaient pas non plus rassuré mes onze ans. Je n’avais pas cherché davantage, jusqu’à ce que le propos d’une sociologue me fasse dresser l’oreille. Harry Potter, expliquait-elle, doit être interprété comme une invitation à quitter l’enfance pour entrer dans les rudes combats de l’âge adulte. J’avais hésité à interpréter l’émotion des ados, mais je ne pouvais douter que le constat de cette sociologue valût, pour elle, approbation : elle pensait qu’il était bon d’apprendre aux enfants à quitter l’enfance pour entrer dans les combats de l’âge adulte. C’était, selon elle, un bien pour eux et un progrès pour la société.
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Il y a plusieurs manières de méconnaître l’enfance, ou de la trahir. Celle que j’ai connue, et qui ne nous menace plus guère, était d’en faire ce havre de pureté, ce cristal aussi étincelant que transparent qu’on opposait, avec une bonne foi que chaque matin dégradait un peu plus, aux tumultueuses, aux obscures, aux perverses préoccupations adultes. Largement influencé par le puritanisme et l’hypocrisie bourgeoise, le catholicisme de ma jeunesse participait avec talent à cette mystification. Mes copains de Montrouge et moi, quand nous entrions dans la chapelle du patronage, devenions instantanément, selon le cantique que nous hurlions à pleins poumons, une « troupe innocente d’enfants chéris des cieux ». Sans doute étais-je le pire du troupeau, mais je ne me sentais pas à ce point innocent, et la contradiction n’était pas sans m’inquiéter. Mieux vaut faire court là-dessus, je serais aussi intarissable que les gamins qui racontent Harry Potter. Je sais ce que vaut, en tout cas, l’idéalisation de l’enfance et de quel prix se paye ce confinement malsain. Les adolescents d’aujourd’hui sont moins étrangers à la vie, et d’abord à la sexualité : je n’applaudis pas à tout rompre, mais je ne me fais pas trop de souci.
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Quand on faisait de l’enfance cette inatteignable étoile qu’on fichait haut dans le ciel pour pouvoir l’oublier dans les pensées et les œuvres ordinaires, on la trahissait mais on ne la congédiait pas entièrement, elle restait présente. Disons qu’on entretenait avec l’enfance un rapport névrotique : on ne niait pas sa réalité, mais on ne savait qu’en faire, elle était source d’embarras, d’évitement, de parole biaisée, de conduite contradictoire. Par contre, quand on fait de l’enfance un stade provisoire qu’il s’agit de dépasser le plus vite et le plus complètement possible pour entrer dans ce qu’on pense être l’existence adulte, on change de pathologie. Cette fois, il ne s’agit plus de méconnaissance, mais de déni. On ne commet plus un faux sens, mais un contre-sens, voire un non-sens. On s’écarte d’un schéma névrotique et on se dirige vers un schéma psychotique. Si l’enfance est reléguée à un rôle subalterne de préparation technique ou d’équipement instrumental, l’être humain, absorbé par les conditions objectives de la société dans laquelle il évolue – aujourd’hui la compétition, la conquête du pouvoir ou d’un pouvoir, la chasse à la satisfaction individuelle, etc., demain autre chose, peut-être – n’est plus qu’une marionnette entre des mains ignorantes et forcément inamicales, quels que soient par ailleurs les proclamations et les principes dont la propagande assaisonnera ce qu’elle finira par ne plus considérer comme une manipulation, mais comme une sorte de rituel dont la démence lui échappera.
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Qu’est-ce enfin que l’enfance ? L’expérience ineffable et ineffaçable du bonheur et du malheur qui donne matière et forme à notre regard. La relation première avec le monde qui nous persuade de notre proximité avec lui, pour le meilleur et pour le pire. L’enfant ne sent pas le monde comme un décor, un fond d’écran, un environnement, mais comme une présence puissante, fondamentalement bonne, qui diffuse un souffle chaud et vivifiant, mais qui reste pourtant capable d’inspirer le doute, l’angoisse, la terreur. L’enfance, c’est cette rencontre désirable et inquiétante avec le monde, tantôt plongée chaleureuse dans le sentiment océanique, tantôt affrontement de la douloureuse solitude que l’apparition de la conscience rend inéluctable. Comment pourrais-je voir dans mon enfance autre chose que la position première, fondamentale, de ma relation avec le monde, avec les autres, avec moi-même ? Et cette position première, inséparable de mon expérience vivante, comment ne la ressentirais-je pas aussi comme une proposition, une offre, une invitation ? L’enfance, c’est ma naissance continuée. Bien plus : par tout ce qu’elle m’a offert d’heureux et de malheureux, elle me souffle que mon existence tout entière est aussi, est encore naissance continuée. Elle me laisse même imaginer, ou entrevoir, ou espérer que cette naissance continuée pourra se jouer de la mort elle-même. Ce message-là, les douleurs et les joies de mon enfance me l’envoient avec la même insistance : celles-ci m’assurent qu’un tel bonheur ne peut être une illusion, celles-là qu’un tel malheur ne peut être le dernier mot. Je suis vivant, toutes me le confirment, les unes en m’inondant de confiance éperdue, les autres en éveillant en moi une révolte farouche. Il me reste à vivre cette vie, ma vie, qui me donne accès à la vie.
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L’enfance n’accepte pas d’être exilée dans l’ennuyeux pays de l’idéal. Et ne rêve pas davantage de se soumettre l’existence humaine : c’est pour l’âge adulte qu’elle mûrit les meilleurs de ses fruits, cette conscience, cette raison qu’on prétend sottement lui opposer. Un homme vivant n’expédie pas son enfance dans quelque nuage pâlichon, pas plus qu’il ne prétend la substituer à la réalité qu’il lui faut affronter. Ni exilée, ni dominatrice, l’enfance est son interlocutrice constante, son amie inlassable. C’est peu dire qu’il dialogue avec elle : ils sont enlacés dans un combat d’amour. Tantôt elle le précipite puissamment dans ce qu’il appelle trop vite le réel : tantôt, sans préavis, elle l’en arrache. S’il veut s’en échapper, elle l’y ramène ; s’il veut s’y noyer, elle le retient. Quand elle le voit douter de la réalité, elle l’assure que ses yeux ne le trompent pas, ni ses oreilles, ni son cœur, ni sa peau, ni son désir. Quand elle le sent disposé à s’y dissoudre, elle dissipe cette réalité supposée comme un mirage vulgaire. Il n’est pas jusqu’à l’idée qu’il se fait du bien et du mal, du vice et de la vertu, qu’elle n’éprouve par ses séductions irrésistibles et droites. Elle déniche de la semence de vice dans sa vertu, de la graine de vertu dans ses vices. Ainsi cette amie insupportable et magnifique lui fait-elle tourner la tête et le cœur ; et, finalement, avec Gilbert Keith Chesterton, l’amène à dire, vaincu, ravi, heureux : « Quoi que je sois, je ne suis pas moi-même. »
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Nous ne sommes pas faits pour demeurer dans l’enfance mais celui qui, en la quittant, en a dégradé, ou ignoré, ou méprisé l’inspiration, est devenu un grand enfant mutilé, un adulte infantile. Son adieu à l’enfance était comme un premier adieu à la vie. Il n’a pas osé, ou pas pu, accueillir ce qui, en elle, le conduisait à son absolue singularité tout en lui offrant la seule possibilité sérieuse de reconnaître ses semblables, aussi singuliers que lui. Cet adulte-là a refusé le meilleur de l’enfance ; par contre, il en a gardé les tics, les stigmates : l’habitude, plus ou moins hypocrite, de la soumission, le goût lugubre de comparer son sort, toujours à son désavantage, avec celui des autres, avec celui des grands, la manie de ressasser son impuissance. Et surtout, comme au temps où on lui expliquait qu’il n’était qu’un gosse, la propension à gommer ses rêves, le refus d’imaginer que de si grandes choses puissent tenir dans un esprit si limité, dans un cœur si étroit : détestable sagesse qui nourrit l’ironie méchante, la rancœur, une stupide suffisance qui masque mal un cruel dégoût de soi. L’adulte infantile a triché avec le jeu de son enfance. Il n’a pas pris le temps – ou on ne lui a pas permis – de s’en laisser pénétrer jusqu’à la joie, jusqu’aux larmes, jusqu’à l’angoisse. Il s’est – ou on lui a – interdit l’accès à ses sources et il n’a osé rentrouvrir cet accès que chichement, prêt à le refermer au moindre froncement de sourcils des autres, ces autres qui ne sont plus alors ses semblables ni ses possibles amis, mais ses concurrents, ses ennemis, ses geôliers, ses bourreaux, ses complices. Ce jeu qui le requérait tout entier, qui n’avait rien de commun avec les passe-temps qu’on lui proposait, dont ses obligations d’adulte seraient la fastidieuse répétition, ce jeu qui voulait le rendre à lui-même en l’arrachant à lui-même, il en a parfois senti le souffle sur son âme, mais il n’a pas osé la lui abandonner. C’était de sa vie que l’intrépide enfance voulait faire un jeu, un jeu qui n’eût rien refusé de son cœur ni de son esprit, un jeu où, peu à peu, comme dans un tourbillon, seraient entrées sa conscience et sa raison. Un jeu où elles se seraient reconnues, où elles auraient trouvé leur place et découvert leur puissance, et son sens. Un jeu qu’il n’aurait pu qu’à peine explorer, bien sûr, et qui l’eût laissé pauvre, insatisfait, désirant. Mais qu’est-ce d’autre une enfance ? Et qu’est-ce d’autre une vie ?
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Oui, l’enfance est faite pour l’âge adulte et pour la vie en société. Mais il faut pour cela que la vie en société soit prête à l’accueillir, il ne faut pas qu’elle en ait trahi l’esprit, qu’elle n’en traîne plus que la dépouille, la défroque, les obsessions, les restes, les raclures. Cette débâcle se reconnaît d’abord dans ses mots. Je souris, bien sûr, quand j’entends, à propos de bottes, parler de premier ou de dernier de la classe, quand j’apprends que la France est dans le peloton de tête des fabricants de nougat, ou que les performances des amants français risquent de les faire reléguer en ligue 2 de l’érotisme, voire en troisième division de la séduction. Je souris, mais pas longtemps. Comment les gens instruits qui parlent dans les médias, et qui s’adressent à un public composé, pour l’essentiel, de gens moins instruits, comment cet aréopage – et même parfois cet aéropage –, ne porte-t-il pas comme un fardeau le poids de ses mots ? Je me souviens du cher Etienne Borne, en khâgne, et du langage chaleureux de son cours, tantôt lyrique tantôt piquant, auquel il ne renonçait jamais, même pour nous lire l’avis administratif que l’appariteur venait de lui apporter. L’effet était surprenant, le message parfois un peu brouillé, nous avions envie de pouffer. Mais ce fou-rire m’a laissé de la joie. J’y ai souvent pensé en animant mes sessions, surtout avec les plus humbles, les moins savants, ceux qui méritent le plus d’attention. Laissez aux morts les mots tout faits, les formules précuites, celles des prix Nobel et celles du populo. La parole, ça se cuisine maison, et la cuisinière, c’est l’enfance. Peu importe de quels ingrédients culturels, cultureux, cultivables elle dispose, tout est dans le tour de main, dans le tour de liberté. « Honneur des hommes, saint langage ! »
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Mais comment la société peut-elle accueillir l’enfance si elle n’en a pas gardé le goût ? Assurément, il faut à l’enfant de la modestie, une juste docilité et une volonté ferme pour devenir un adulte. L’élan de son enfance, aucune société ne peut le lui restituer dans l’état brut et glorieux où il l’a connu. Il lui faut exercer son intelligence et fortifier son courage pour en chercher la trace dans les inévitables élaborations sociales. Loin de l’humilier, loin de l’appauvrir, cette quête devrait le renouveler, lui révéler des terres inconnues, lui faire sentir, avec le poids des choses, le pouvoir de son jugement. Une éducation où le rêve ne serait pas invité à rencontrer la réalité serait une triste facétie, mais comment cette rencontre pourrait-elle se produire si quelque lien secret n’unissait déjà l’enfant et le monde, si l’esprit d’enfance n’avait pas – si peu que ce soit, et en dépit de toutes les ambiguïtés qu’on voudra, des contradictions, des retards, des sottises, des perversions – marqué ce monde de son empreinte, s’il ne l’avait un peu pétri, s’il n’avait commencé à l’apprivoiser ? De quelle réalité peut-il se prévaloir, le monde, qui ne lui serait pas venue des enfants des hommes ? Où, quand, comment, de qui, pourquoi cette imposture serait-elle née, de quelle monstruosité ? Comment le juste apprentissage qu’on doit proposer à l’enfant pourrait-il légitimer cette injuste déqualification de son origine, cette mise à sac barbare de son paysage intérieur, cette horrible obligation qu’on lui fait de congédier ce qu’il est, ce qu’il sent, ce qu’il veut ?
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L’enfance est un détecteur de vie, un détecteur surprenant, souverainement libre, profondément raisonnable. Le monde moderne peut désorienter provisoirement l’âme enfantine, il ne la vaincra jamais. Le monde moderne n’est pas le diable, juste une coagulation de sottise, un chauffard ivre à conduire au poste. Lui prêter une pensée, c’est montrer qu’on n’en a aucune, qu’on confond la pensée avec ce mélange de bêtise, d’obstination et d’apparente bonne volonté qui constitue la brute, la brute décourageante, exorbitante, fière d’elle. Et qu’est-ce qu’une brute ? Un homme qui se veut sans faille, donc sans désir qui le dépasse, donc sans quelque transcendance au moins potentielle, donc sans enfance. Une brute, c’est un homme qui se confie à ses muscles, ou à son pouvoir, ou à ses neurones, ou à sa virile détermination, ou à ses statistiques, ou à son imparable logique, ou à son inentamable ambition, ou à son appartenance à ceci ou cela comme à autant de protections supposées, diverses et semblables, contre cette embarrassante enfance qui lui désigne, sinon forcément le désir de l’infini, mais au moins, à coup sûr, l’infini du désir. On dit qu’une brute est épaisse, ou un crétin achevé, parce que l’espoir fou des brutes et des crétins, c’est de contrôler l’incontrôlable totalité humaine en l’enfermant dans l’un des ses aspects, dans l’une de ses instances, dans l’une de ces « sortes ». Le fantasme de la brute et du crétin, c’est la prison : non pas d’abord celle où il rêve d’enfermer les autres, celle, surtout, où il étranglerait en silence son enfance.
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Des mille et une manières de se débarrasser de l’enfance. Jouer au désir naïf, la plus classique. Quel dommage, soupirait cette animatrice de France-Inter, que nous ayons pris la détestable habitude « d’accumuler les obstacles entre notre désir et notre plaisir ». Se souviendrait-elle, ce vilain cas échéant, qu’elle aurait fourni à un violeur une justification de premier ordre ? Elle ne s’en souviendrait pas, non. Elle s’enfermerait autrement. Au fantasme du tout-plaisir succéderait le fantasme de la toute-indignation, ou de la toute-justice, ni plus ni moins foldingue. Et à celui-là, un autre. Car l’important ici n’est ni le sexe, ni la justice, ni la révolte, ni le pouvoir, ni la culture, ni l’argent, ni aucune de ces réalités avec lesquelles chacun de nous se débrouille comme il peut, et bonne chance à qui donne des leçons aux autres ! L’important ici est la folie d’imaginer, ou de faire semblant d’imaginer, qu’il puisse y avoir dans l’un ou l’autre de ces domaines assez de réalité pour qu’on puisse se dire à soi-même, comme autrefois le receveur de l’autobus aux clients désappointés : complet ! C’est ce complet, qui est grave, pas le reste : c’est ce complet qui méprise l’enfance, pas le reste. C’est ce complet qu’il faut rouvrir à deux battants, celui de l’enfance, celui de l’avenir.
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Je ne blâme personne. Tout cela m’est moins douloureux que les rhumatismes, et j’ai la chance d’une bonne vieillesse. Mais voilà… Il y a des choses qu’on ne peut pas laisser dire. Comme cet employé de la RATP, en pension dans l’hôtel de Perros-Guirec où, à quinze ans, je passais mes dernières vacances avec mes parents. La nostalgie s’en mêlant, la conversation était venue sur le métro parisien et un autre vacancier s’était mis en devoir de réciter la liste des stations de la ligne 4. L’homme de la RATP l’avait écouté avec attention, puis lui avait fait observer que, pour qui est parti de la Porte d’Orléans, la station Réaumur-Sébastopol vient avant la station Strasbourg-Saint-Denis, non pas après. La ligne 4 était la mienne, je savais qu’il avait raison. Mais l’autre était têtu, mon témoignage n’avait pas pesé lourd, on avait en vain cherché un plan de Paris, le ton avait monté, l’affaire avait fini dans les hurlements. La leçon de l’incident fut complexe. Mieux vaut souvent laisser les gens situer Réaumur-Sébastopol où ils veulent, au Japon s’ils le souhaitent, si du moins le contrôleur est d’accord. Mais cet employé de métro chicaneur n’avait que partiellement tort. Quelque chose m’avait plu dans son intransigeance, aussi ai-je péniblement essayé d’apprendre de la vie dans quelles circonstances il est mieux de se taire, ou de parler. Et moi qui connais bien mes concitoyens, presque aussi bien que cet homme connaissait son métro, je ne laisserai pas placer leur enfance et leur jeunesse après Strasbourg-Saint-Denis, mais avant, mais devant. Comme il convient, comme elle l’est, comme ils savent qu’elle l’est.
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L’enfance connaît la musique, elle a la science du repli, du refus, elle ne se laisse entraîner que pour resurgir. Comme le montre admirablement Chesterton, son propos n’a rien de fantastique, encore moins de mystique, c’est le langage de la raison interrogative, de la raison mûrie dans les contradictions des profondeurs, d’une raison qui porte encore la trace de la forge. Auprès d’elle, la raison des raisonneurs, oublieuse de son origine et plus propre à étiqueter des papillons ou des fantasmes qu’à faire écho à la vie, semble, jusque dans ses protestations les plus légitimes et les plus véhémentes, avoir signé une capitulation secrète. L’enfance sait d’instinct ce qui lui ressemble. Si elle refuse le monde moderne, c’est pour la seule et unique raison qu’elle sent qu’il ne lui ressemble pas : il n’était pas une de mes journées de formation qui ne lui donnât raison. Ces brumes qui se dissipaient quand le langage obligé, les langages obligés, tous les langages obligés étaient enfin congédiés, ce petit matin frais et frémissant qui nous envahissait, ces sourires qui épargnaient les lourdes confidences : nous ne revenions pas à nos enfances, nous sentions qu’elles ne nous avaient jamais abandonnés. Et nous regardions autrement ce vieux monde. Mais qu’il était long ce chemin, et difficile ! Comment peuvent-ils faire, les jeunes, tout seuls, si seuls… Et ces adultes qui font semblant de leur ressembler, qui singent leurs manies, qui bafouillent leur langage sous prétexte de pédagogie, qui alourdissent leur solitude… Et les élégants importants qui font mine de les défendre, qui vous accusent de mépriser la jeunesse quand vous prenez à cœur son tourment, ce tourment qui les engraisse et leur donne si bonne mine !
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La ligne 6, cette fois. Je ne me trompe pas, cet homme debout devant moi, plongé dans ses documents, c’est Bertrand Tavernier. Je dois lui dire, il faut que je lui dise à quel point son Dimanche à la campagne me touche, il le faut. Allons, le faut-il vraiment ? Et d’ailleurs, comment faire, je descends à la prochaine. Ma parole, lui aussi il descend. Je monte les escaliers derrière lui, nous voici dans la dernière rampe, je me porte à sa hauteur. Ça y est, je lui ai dit que le chevalet qui se retourne est l’un des plus beaux signes que je connaisse. Il dit que j’ai illuminé sa journée, je ne sais pas. Je suis parti comme un voleur. Tous les jeunes comprennent çà. C’est pourquoi il faut leur dire que ce qu’on ressent dans ces cas-là, quand la vie sert à vérifier que le roi, c’est le gratuit, c’est pourquoi il faut leur chanter et leur gueuler que ce qu’on ressent dans ces cas-là, c’est avant Strasbourg-Saint-Denis, ce qui veut dire que le reste est après, ce qui veut dire que le reste doit marcher derrière, comme un domestique, non pas au même niveau, comme un égal ; et que ceux qui veulent faire marcher à côté d’eux ou devant eux ce qui doit marcher derrière eux, si intelligents, si puissants, si obéissants, si dévoués, si solidaires, si libérés, si révolutionnaires, si religieux, si n’importe quoi qu’ils soient, sont des malappris et des gougnafiers, et qu’il n’est d’aucun intérêt de savoir ce qu’ils pensent, ce qu’ils croient, comment ils vivent, comment ils font l’amour, pour qui ils votent et ce qu’ils trafiquent, ce sont de toute façon des malappris et des gougnafiers qui ne commenceront à être autre chose que lorsqu’ils auront retourné leur chevalet, point final.
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À la télévision, la dernière séquence d’un épisode récent d’Harry Potter. Il s’agit, semble-t-il, de la conclusion, du message final, du testament. On y voit le héros aux prises avec son éternel ennemi, qui va le précipiter dans un gouffre. Mais il réussit à l’agripper, et ils tombent tous deux en tourbillonnant. « Nous allons finir comme nous avons commencé, s’est écrié Harry : ensemble ! » Si cette scène reflète ou non le livre, je n’en sais rien. Mais, à coup sûr, elle reflète le monde où je suis. Et si je me fâche contre lui, ce n’est pas à cause du petit peu de temps qu’il me reste à le supporter, c’est à cause du massacre de l’enfance qu’il perpètre et que je ne lui pardonnerai jamais. Par un lapsus sur lequel il faudrait s’interroger, on n’a trouvé, pour désigner l’horreur que l’on sait, que le beau mot de pédophilie, encore ignoré par Littré, et auquel personne n’ose plus donner son sens étymologique, tant l’écart est insoutenable entre ce qu’il exprime et ce qu’on lui fait dire. Mais notre société souffre d’une autre distorsion de langage, infiniment plus grave, et que le retentissement donné aux affaires de pédophilie aide, entre autres diversions, à faire oublier : l’idée que cette société se fait de l’enfance et de la jeunesse, les représentations qui la fondent et les comportements qu’elle provoque contredisent aussi radicalement l’intérêt amical qu’elle prétend porter aux jeunes que ce que nous appelons pédophilie contredit la signification de ce mot.
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J’observais l’autre jour un jeune homme qui, tel un char d’assaut traversant un champ de blé, se frayait brutalement un chemin parmi les piétons auxquels il infligeait sans vergogne sa musique tonitruante. Sa manière d’interpeller les passants, de les bousculer, de les écarter et, s’ils osaient articuler une parole, de les injurier grossièrement, trahissait une furie si élémentaire, à la fois si stupide et si effrayante, que j’hésitais entre le regret de n’avoir plus l’âge de lui frotter sérieusement les oreilles et un sentiment de pitié aussi basique, aussi primal que sa violence. Mais une image s’est imposée à moi qui a renvoyé dos à dos colère et pitié. Cette rue populaire était devenue l’artère élégante d’un quartier bourgeois. La tenue de ce jeune homme s’était légèrement transformée, très légèrement, juste assez pour donner à son efficace simplicité une indéfinissable touche de chic. Le désordre de ses cheveux était plus étudié, ses baskets plus sophistiquées, me semblait-il, plus chères en tout cas, il portait à la main un sac, ou peut-être une serviette, d’un cuir excellent. À peine entendait-on le grésillement de son casque. Ce jeune homme ne bousculait personne, n’injuriait personne, ne dérangeait personne. Il semblait d’une indifférence absolue que protégeait, derrière un sourire sans épaisseur de joie, une extrême vigilance. Il était détaché et inquiet, clos, hermétiquement clos. Un être parfait. Un flacon de stratégie, une essence de violence. L’idée me vint que la course folle de son presque double vulgaire n’avait pour but que de s’emparer de cette essence, ou de la partager. Les injures qu’il lançait aux passants, les bourrades qu’il leur administrait prirent alors un autre sens. Avant d’être des offenses, elles étaient comme ces prises qu’on tente désespérément d’atteindre, d’agripper, pour éviter la chute, ou la freiner. Mais rien ne freinait la chute, et c’est machinalement que le garçon insultait son monde. Il n’allait si vite que pour anticiper sa fin. Comme le baigneur pressé commence à se déshabiller tout en courant vers la mer, chaque méchanceté qu’il lançait aux piétons le défaisait peu à peu de lui-même et préparait son entrée dans la zone d’absence où l’attendait son double, son modèle. La manœuvre d’identification serait alors réussie 5/5. Stop. Partenaires tourbillonnent dans vide. Stop. Cohésion sociale garantie. Stop. Confiance retrouvée. Stop. Retour croissance espéré. Stop. Note d’honoraires suit. Stop. Salutations citoyennes, libérales, socialistes, humanistes.
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Les voyous de Montrouge n’étaient pas d’une exquise délicatesse mais je ne les ai jamais vus bousculer les gens sans raison. Ils n’allaient nulle part, et n’avaient besoin de ressembler à personne. Leur modèle était encore en eux, on ne leur avait pas sucré leur enfance. Elle éclatait en violence, faute de mieux, mais elle était là. Elle creusait leur regard, leur rage, leurs amours plus naïves qu’ils ne le croyaient. De Platon à Simone Weil en passant par Nietzsche, les philosophes sont injustes avec les animaux. L’ennemi de l’esprit, ce n’est pas le gros animal, c’est le gros connard, le gros connard à mille petites têtes et aucun cœur qui déteste l’enfance, toute enfance, l’enfance des enfants, l’enfance des adultes, l’enfance des vieux, l’enfance des mourants, l’enfance des morts, qui conspire contre l’enfance parce qu’il conspire contre la vie spirituelle, et que l’enfance est l’origine, l’aliment, le terme de toute vie spirituelle. La dame qui veut aider Harry Potter à raccourcir l’enfance a peur, elle aussi. Elle a besoin que la vie ressemble à ses études, et comme ses études ne lui ont guère raconté que l’imbécile et cruelle apparence du monde, la boucle est bouclée, ça peut durer des quinquennats. Sa pensée est sortie des fabriques castratrices des formateurs, des journalistes, des spécialistes de l’humain, toutes filiales du même groupe. Ceux-là se plaisent à célébrer la belle jeunesse qu’il faut préparer à la vie, celle qui n’est ni agitée ni indignée, celle qui « bouge en silence », comme les vers de terre. On clouait au pilori, autrefois, le manager – on n’employait guère ce mot que pour la boxe – qui avait arrangé un combat. Aujourd’hui, c’est la vie elle-même que les managers sociaux arrangent. Ce qu’on fait dire à ce pauvre petit Harry juste avant qu’il ne plonge avec son double, aucun enfant ne l’a jamais dit, ni pensé, ni imaginé. C’est un propos de communicant qui a lu jadis trois extraits de Camus, les plus utiles pour son bachot, en mijotant sa putain de carrière dans son crâne de piaf.
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Ils sont menacés, ces gens-là, et ils le savent, mais pas par le fantôme de Ben Laden. Un seul gamin qui regarde les étoiles au fond d’un village : leur bazar est en feu. Un seul gamin dont le regard se noie quand il se demande d’où peut lui venir tout ce qu’il a déjà appris sans le savoir, et cette solitude, cette première solitude, cette solitude première… Rappelez-vous. Nous tentions de mettre notre grain de sel dans les conversations familiales. Au seul motif que nous étions des enfants, on nous rembarrait. Nous n’en faisions pas un drame, mais le trouble ne s’effaçait pas si vite. L’humiliation était peu de chose ; ce qui nous était révélé, effrayant. Nous étions donc capables de semer une telle pagaille ! L’armée des adultes, un instant perturbée, serrait les rangs dans une obscure complicité. La conversation interrompue reprenait, comme désamorcée. Ils s’évertuaient à faire front commun, soulignaient bruyamment leurs points d’accord et rivalisaient de tolérance à grand renfort de « Je te comprends, je te comprends… ». Il y avait de la déroute dans l’air. Ça nous épouvantait. D’autant que nous nous sentions vivants, ce qui nous épouvantait davantage. Comment pouvions-nous avoir, en chacun de ceux-là, quelque chose à aimer et, entre eux tous, quelque chose à haïr ?
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Même dans leurs mauvais coups, les petits voyous d’autrefois n’avaient pas besoin de prendre la pose. Un mélange de destin et de mauvaise volonté les avait fait ce qu’ils étaient, ils n’avaient rien à raconter, rien à justifier. Ils regardaient, ricanaient, ruminaient, jouissaient de leur situation et s’en désolaient, en étaient fiers et honteux. Tantôt ils se pavanaient dans une gloriole de cinéma, tantôt, dans une autre gloriole de cinéma, ils jouaient aux damnés de la terre. L’autre nuit, une formule cocasse m’est revenue à la mémoire. Pour désigner un paumé, un plus que pauvre, celui qu’on appellerait aujourd’hui un exclu, on disait : « Il a sa bite et son couteau. » Raccourci qui, entre nous, aurait pu nous épargner quelques centaines de colloques sur le sexe et la violence, et les frais afférents. Les gamins répétaient ça sans trop comprendre, j’ai dû faire comme tout le monde. Je n’aurais conseillé à personne d’expliquer à un petit voyou de Montrouge qu’il appartenait à cette catégorie sinistrée ! L’insolent se serait vu expédié, comme on disait alors, à coups de pompes dans le train, et il lui eût fallu numéroter ses abattis ! Parce que ce n’était pas vrai. Le gars qui déambule, lui, semble en effet ne plus disposer que de sa bite, quelque usage que sa liberté citoyenne l’incite à en faire, et de son couteau, plus ou moins aiguisé et plus ou moins métaphorique. Ça non plus, ce n’est pas vrai, je le sais. Mais, pourvu qu’on y mette les formes, se fâcherait-il, lui, si on le lui disait ? Pourrait-il encore ne pas être cynique ?
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Plus dru que les feuilles d’impôts, les questions s’abattent. Comment est-ce arrivé ? Comment le gros connard a-t-il pu devenir, aussi vite, si gros et si con ? Comment ce pauvre garçon en est-il arrivé à ce point de dénuement ? Comment – en dépit d’apparences sur lesquelles je pourrais m’attarder comme un autre, mais qui ne sont, mon petit doigt me le dit, que des apparences – comment ce jeune homme des beaux quartiers, que notre héros vomit, bien sûr, mais dont il veut se persuader que la vacuité comblera la sienne, en est-il arrivé au même point, peut-être même, me souffle le même informateur, un peu plus bas ? Comment les choses se sont-elles défaites au point que nos enfances ne se reconnaissent plus nulle part, et que les plus jeunes soient sommés de se débarrasser des leurs pour se précipiter dans de prétendus combats tout exprès inventés pour leur dissimuler le visage de la vie ? Pourquoi doivent-ils apprendre tout seuls, s’ils en ont les moyens, que ces combats-là sont des concours de foire où l’on va se rassurer sur son potentiel de méchanceté, évaluer l’intensité de son égoïsme, vérifier ses réserves de non-sens ? Pourquoi faut-il qu’ils aient envie de dégueuler avant de comprendre que la vie, ce n’est pas PSG contre OM, PS contre UMP, Telecom contre Bouygues ? Pourquoi sont-ils contraints de ne se confier qu’à leur méfiance ? Pourquoi les force-t-on à grandir si vite, si douloureusement ? Où est-il, le gros connard, qu’on le fasse comparaître !
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Il n’existe pas, mais il est là. Dans chacun de nous, et même dans celui qui le nie, et même dans celui qui le désigne. Dans celui qui, dans le secret de son cœur, ne renouvelle pas, chaque matin que Dieu fait, son salut à tous les humains et sa sévérité pour le monde qu’ils ont fabriqué, ou laissé fabriquer. Dans celui qui n’approfondit pas, avec la même détermination, sa tendresse et sa colère, sa fraternelle pitié et son refus cinglant, hautain. Dans celui qui ne pardonne pas à la foule à cause des individus qui la forment, et dans celui qui se fait indulgent pour l’individu quand il court pour la grossir. Il est dans celui qui ne se tient pas sur cette crête intenable, dans celui qui prête de l’amitié aux moutons et dans celui qui prête de l’idéal aux loups. Il est dans celui qui modèle son avenir selon sa peur, dans celui qui repousse sa part d’enfance. « C’est cela l’avenir, c’est cela l’avenir », grommelle, comme au temps de sa jeunesse avide, de sa folle jeunesse, le pantin maniaque qu’est devenu le vieil Howard Hughes, dans le superbe Aviator de Scorcese.
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Angélique est venue nous offrir du muguet. L’année dernière, elle jouait avec son hamster et reprochait à son chat d’assassiner les souris. La voici jeune fille, sa gentillesse a pris de l’assurance. Nous parlons du collège, forcément. Quel texte étudies-tu, Angélique ? Le Cid. On sent de la fierté, un peu d’embarras. Moi aussi, ces questions-là me gênaient. La place du receveur, avec sa machine à composter sur le ventre, était dans l’autobus. Celle des boîtes en faïence, rangées par ordre de taille décroissante, sur le buffet de la cuisine. Celle du Cid était en classe. Corneille n’avait rien à faire avec mon grand-père, ni avec ma tante, ni avec mon parrain, ni avec la voisine, une couturière dont le maniement de l’aiguille avait curieusement recourbé le petit doigt de la main droite. Rodrigue et Chimène, c’était un secret d’honneur. Je ne voulais pas que ma famille soit fière d’un petit garçon qui parlait de Corneille, je ne voulais pas qu’on me croie savant alors que je me savais ignorant, je ne voulais pas que mon grand-père, ma tante et les autres échangent devant moi des regards satisfaits, je ne voulais pas que mon bel avenir enchante leurs fastidieuses existences, je ne voulais pas me sentir seul, encore plus seul, parmi ceux qui m’aimaient et que j’aimais.
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Entre un moment, Angélique. Non, sa maman l’attend, elle reste à la porte du jardin. Nous ne savons que dire. Elle va nous quitter, quelque chose n’aura pas eu lieu, ce sera irrémédiable. Le gros connard va encore marquer un point. Je ne trouve pas ce qu’il faudrait dire à Angélique. Mes mots seraient creux, huileux, du flan intergénérationnel, du jinterviens.nul. Mais soudain, sans frapper à la porte, les grandes amitiés m’envahissent, toute chronologie abolie. M. Forget, dans sa classe de Louis-le-Grand, interrompt un développement, au grand agacement des bourges, pour le plaisir de nous dire du Baudelaire. Aragon, à côté de moi dans une immense salle de l’usine Jeumont-Schneider de Champagne-sur-Seine, déclame devant des centaines d’ouvriers son interminable Voyage en Italie. Gaston Miron sème la panique dans notre immeuble en hurlant ses poèmes d’amour au Québec, sa terre amande. Ils viennent à ma rescousse, eux et bien d’autres, ils reprisent ma mémoire trouée, ils balaient ma timidité. Alors, pour Angélique, je récite soudain des passages entiers du Cid, des scènes presque complètes. Je me sens bulldozer, entreprise de déblaiement, chantier de travaux publics. Je dégage furieusement devant les pas de cette grande petite fille tout ce que le gros connard a entassé, entasse, entassera pour lui cacher le visage véridique et tremblant de son avenir, lumineux comme un mystère. Je le fais pour elle, je le fais pour moi, pour d’autres, pour tous, identiquement.
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Je ne parlais pas de culture à Angélique, mais du passage que Corneille s’était frayé dans son esprit et dans son cœur, de la jeunesse, de l’énergie, de l’intrépidité, de l’enthousiasme qu’il lui avait insufflé, de sa droiture devant le bonheur, de sa vigueur devant l’épreuve. Je voulais me porter garant de tout cela pour que Rodrigue et Chimène n’aillent pas se dissoudre dans les notes, les mentions, les félicitations familiales, les projets de carrière, les négociations avec les banques. Angélique a abordé, grâce à Corneille, au rivage d’une émotion inconnue, suzeraine ; quoi qu’il lui arrive, quoi qu’elle pense, quoi qu’elle fasse, quoi qu’elle soit, je lui souhaite de s’y maintenir. Elle ne s’y trompe pas, elle est arrivée à ce qui commence, comme Miron : de cela, je voulais témoigner. Je ne lui ai pas parlé de culture, à peine de Corneille. J’ai voulu lui donner une petite tape confiante dans le dos, ni trop douce ni trop forte, juste ce qu’il fallait pour l’encourager à s’inventer son pèlerinage, son roman, sa brasse coulée, juste ce qu’il lui fallait pour ne pas finir en ombre discutailleuse, en altruiste rancunière, en justicière revancharde, en dégustatrice de moments forts, en réaliste à la page et à la botte. Autour de nous trois, à la porte du jardin, il y avait un parfum heureux de fin du monde qui me reconduisait doucement à Léon-Paul Fargue : « Sans doute, il y avait encore des hectares et des hectares. Mais la fin approchait comme une gare s’élance à la rencontre d’un rapide. » La fin ? La fin de la fin, peut-être ? De toute façon, comme l’écrit Louis Lancien, pur produit de l’imagination de Fargue : « Loin d’être une question de température, la fin du monde sera une affaire d’amour. »

(23 juillet 2011)

Charles

LE MARCHÉ LI

Il s’appelait Charles, avec un nom dont la consonance un peu rude m’intimidait. Il venait rarement au patronage et ne prenait guère part à nos jeux. Sa capacité d’ironie était très au-dessus de nos douze ans ; il était pourtant le plus enfantin de nous tous. Il commentait notre partie de foot, se moquait de nos maladresses, puis, soudain, entrait dans le match, y semait le désordre et s’en allait trois minutes plus tard dans un éclat de rire qui ne sonnait pas naturel, comme s’il voulait nous montrer qu’il était là sans y être vraiment. Il ne jouait pas ; il jouait à jouer. C’est sans plaisir que je le vis s’asseoir près de moi, un jeudi matin où je révisais un passage de La Guerre des Gaules sur un banc du square, avenue de la République. Ce fut notre seule rencontre, elle a resurgi ces jours-ci. On se prescrit un personnage puis, l’âge venu, il se fissure peu à peu ; le mannequin se défait, la cravate se desserre, les poches s’entrebâillent, on croit de moins en moins ce qu’on pensait de soi et toutes sortes de petites figurines, dont on avait décidé qu’elles n’étaient que des seconds rôles, viennent provoquer les têtes d’affiche qu’on s’était choisies pour partenaires.
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Charles en était vite venu à me faire des compliments surprenants. Il m’avait expliqué qu’il me croyait sincère. Sincère dans les jeux, sincère à la chapelle, un vrai petit catho pur sucre. Probablement en avais-je été flatté, mais je me rappelle surtout mon embarras : une sincérité désignée comme telle est déjà râpée ; à peine est-elle nommée que le doute s’installe. Mais Charles ne me laissa pas réfléchir longtemps. Avec une froide assurance d’expert, ce petit bonhomme en culottes courtes me confirma qu’il me trouvait sincère. Puis, me jetant un coup d’œil glacé qui m’interdisait de contester la logique de son propos, il ajouta : « Sincère, donc dangereux. »
Ξ
Dangereux, moi ? Pour quoi, pour qui ? Dangereux, donc en danger ? Charles m’avait jeté dans une curiosité inquiète que j’éprouvais pour la première fois ; replonger dans mon latin ne m’en aurait pas débarrassé, ni même quitter les lieux. Il parla beaucoup. S’il ne venait que rarement au patronage paroissial, c’était qu’il y était en service commandé. Il fréquentait, lui, l’autre patronage de Montrouge, le municipal, où il appartenait à une cellule ou, en tout cas, à un groupe de jeunes communistes. Il était donc clair à ses yeux que nous étions des ennemis. Il n’avait aucun reproche particulier à me faire, mais il saisissait cette occasion de me mettre en garde : le parti communiste entendait éliminer ses adversaires, et disposait pour cela de moyens dont je n’avais aucune idée ; le patronage catholique lui-même était bourré d’agents doubles et je prendrais un grand risque en y faisant allusion à cette conversation.
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Il me fit peur. Un peu moins quand il s’engagea dans une discussion sur la religion qui donna à notre débat un tour de plus en plus filandreux. Je me vois lui désigner les nuages : pouvait-on, en considérant l’infini au-dessus de nos têtes, douter de l’existence de Dieu ? Et la mort, comment pourrait-elle être la fin de tout, comment ? J’entassais les poncifs du catéchisme. Il m’écoutait en ricanant et répondait par ceux de son parti auxquels je ne comprenais goutte et lui, vraisemblablement, pas beaucoup plus que moi. Cette joute intellectuelle de haut vol ne lui faisait pas oublier de me menacer. « Méfie-toi, me répétait-il en agitant son doigt sous mon nez, méfie-toi bien. »
Ξ
Je n’ai jamais revu Charles. Pourquoi me prenait-il pour le symbole de ce qu’il haïssait ? Quelles raisons avait-il de chercher à se venger ? La fureur d’après la Libération lui avait-elle tourné la tête ? Il y en avait tant, des fanatismes, à l’époque : lui, il avait été chauffé à rouge, voilà tout ! Je le sentais plus malheureux, mais aussi plus courageux, que la plupart de ceux que je fréquentais ; pour désagréable qu’il soit, son souvenir fait pâlir le leur. Et puis, en même temps qu’elle me faisait peur, son agressivité chatouillait agréablement ma vanité. C’était la première fois que je débattais ainsi, que j’avais à défendre mes idées, que je courais un risque, que mes mots, mes actes, pouvaient être retenus contre moi. Cela me donnait quelque importance à mes yeux et je mettais un peu de solennité à défendre mes arguments. Les débats politiques ne m’étaient pas étrangers mais, d’habitude, il s’agissait d’un sport familial qui se pratiquait toutes fenêtres fermées. Mon grand-père Léon avait agité son doigt de la même manière sous le nez de mon grand-père Francesco quand le retour de la paix leur avait permis de se revoir : « Le coup de poignard dans le dos, M. Pesci, rappelez-vous toujours le coup de poignard dans le dos ! » Il m’avait fallu me renseigner sur ce poignard italien bien inquiétant. Avec Charles, c’était différent, c’était pour de vrai. Le théâtre, ou plutôt le cinéma, aliment principal de mon imagination d’adolescent, s’invitait dans la réalité. Cette fois, j’avais un vrai rôle.
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La controverse du square n’avait pas duré plus d’une demi-heure. La crainte et la satisfaction vaniteuse une fois dissipées, elle me laissa une déception amère que la vie réanima régulièrement. J’avais eu, en écoutant Charles, le sentiment pénible d’un quiproquo, d’une boiterie, d’un porte-à-faux. Le méchant, c’est le mé-chéant, celui qui tombe mal, ou à côté ; en ce sens, certes, Charles était méchant. Au téléphone de la vie, il avait composé un numéro au hasard. Il s’en était pris à un pantin qu’il avait fabriqué de toutes pièces. Mais le plus grave n’était pas là. Ce pantin, je m’étais stupidement obligé à le prendre au sérieux, je m’étais forcé à l’habiter, je l’avais nourri d’idées et de mots ratissés dans mes souvenirs ou inventés à mesure. Un peu comme Pecqueux, le chauffeur de La Bête humaine, enfourne le charbon dans la chaudière de sa locomotive tout en philosophant avec Gabin. Seulement la Lison, elle, elle fume et elle roule, et l’amitié aussi : moi, je faisais du surplace. Pourquoi m’étais-je intéressé au film de Charles, pourquoi y avais-je accepté un rôle, pourquoi en avais-je été idiotement fier ?
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Pour réviser dignement mon latin, je n’avais pas choisi par hasard le square de l’avenue de la République. Plus petit que celui qui s’étendait aux pieds de l’établissement des Bains Douches, non loin de l’avenue Léon Gambetta, mais infiniment plus distingué, nanti d’un mémorial de je ne sais plus quoi et dessiné avec recherche, il s’accordait mieux à la méditation d’un élève du Lycée Montaigne sur le génie militaire de César. Dont, entre nous, je n’avais qu’assez peu à cirer, ce qui expliquait l’urgence, pour échapper à l’ennui, de me mettre en scène moi-même. J’étais en quelque sorte mon propre communicant, je créais en moi et pour moi un événement, je me racontais qu’avec un peu de bluff et un décor, rien deviendrait quelque chose. Je jouais donc ma partition de lycéen distingué lisant du latin dans un cadre champêtre élégant, sans toutefois, à la différence des immenses communicants modernes, me faire trop d’illusions sur la crédibilité de mon spectacle. Le square des Bains Douches favorisait cette relative lucidité. J’y allais de temps en temps avec un livre trouvé dans le rayon unique d’une table de nuit que je veux bien appeler la bibliothèque familiale. Je ne me suis jamais plaint de la sobriété culturelle à laquelle m’a contraint cette pénurie initiale de lectures. Je crois même avoir tout fait pour en garder l’esprit ; quelques volumes qu’on lit et qu’on relit, qu’on annote, qu’on souligne, qu’on maltraite et qu’on cesse d’ouvrir quand trop de pages s’en sont perdues, voilà mon bonheur ; comme un portier de boîte de nuit, je regarde les nouveaux arrivants par le judas de la méfiance.
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Nadine, la fille du responsable – entendez du manager – des Bains Douches, ressemblait à une Arletty enfant. Je guettais l’instant où elle sortirait de l’entreprise paternelle et traverserait le square ; le plus souvent, la double porte vitrée s’ouvrait sur des types aux cheveux humides et gominés ou sur des matrones dont la propreté retrouvée aggravait la vulgarité, m’enseignant sans pitié la rareté de l’émotion, bien plus redoutable que celle des livres. N’enjolivons pas : celui que j’avais emporté me consolait, presque toujours le même, un gros recueil de textes choisis d’Alfred de Vigny. Je passais comme un chien fou de Cinq-Mars à Chatterton, de Servitude et grandeur militaires à La maison du berger, tandis que les baignés et les douchés défilaient devant moi en m’abandonnant de longues traînées d’une eau de Cologne low cost. Instants de bonheur parfait. La vie, irrécusable. La poésie, irrécusable. La pesanteur et la grâce, la base et le sommet Une fragilité inexpugnable. L’assurance absolue et pagailleuse que confèrent le provisoire, le relatif, l’insatisfaisant, le vrai. Tout était là, je crois, ou presque, déjà. Même Nadine parfois, que je n’attendais plus, et qui passait non loin de moi, sa tartine à la main, pour me confirmer d’un sourire que tout allait bien, parfaitement bien.
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La louve, lisais-je dans La mort du loup, apprend à ses louveteaux « à ne jamais entrer dans le pacte des villes ». Dans ce square-là, il n’avait pas trop bonne allure, le pacte des villes. Tels les girls et les boys sur le plateau de la revue, les habitués des Bains Douches descendaient les quelques marches de l’établissement et venaient promener dans le square leur rayonnante propreté. Cela ne me déplaisait pas. La laideur n’est pas une malédiction. Il arrive qu’elle soit moins ennuyeuse, moins anesthésiante que la joliesse universelle. Tous n’étaient pas laids, d’ailleurs, et presque tous étaient touchants, comme sortis d’un film de Carné ou de René Clair. Je les voyais s’interpeller pour ne rien se dire, heureux d’aborder la journée aussi frais et pomponnés. Vigny l’aristo n’est pas précisément dans ce ton, mais sa façon de ne pas discuter avec le destin le rapproche du peuple. « Seul le silence est grand, tout le reste est faiblesse » Les Bains Douches, c’était le square du silence, jamais je n’y aurais engagé la conversation avec Charles. Mais un silence plein de rencontres : Nadine, les baignés-douchés, Alfred, avec ceux-là je n’étais pas seul du tout. Pas comme dans l’autre square, où Charles et Jules César, deux braves emmerdeurs, n’avaient qu’une idée en tête : me prouver, chacun à sa façon, qu’ils étaient les meilleurs.
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Non pas le square du bien contre le square du mal : deux manières de placer mon cœur, ma tête, mon existence, deux manières de m’accorder. Je ne sais si le square Charles-Jules vaut moins que le square Nadine-Alfred, mais, dans le premier, je ne suis pas content de moi. Je me comporte avec la confusion qui m’habite comme un voyageur qui cherche à se débarrasser de ses bagages, mais ne trouve pas la consigne. Je me sens encombré : comme tous les encombrés, je fais le léger. Je me hausse du col, des mots, des sentiments ; je suis une autruche dont on a scellé les pattes dans des blocs de ciment. Je suis plombé par des choses qui pèsent trop lourd ; je ne veux pas leur céder, je ne peux pas leur échapper : tout ce qu’il me reste, c’est de couiner mon originalité, de couiner ma liberté, de couiner ma science de petit latiniste ; plus tard, beaucoup plus tard, il me restera, si je ne change pas de boutique, à couiner mon dévouement à la première cause qui m’attendra sur le trottoir, ou à faire la promo d’une joie de vivre faisandée, ou encore – moins grave, mais plus bête – à fabriquer, comme disait Sartre, « de grandes circonstances avec de petits événements ». Et ainsi, demain comme aujourd’hui, je pourrai assurer que je suis moi, moi, moi, moi ; comme on ne me croira pas davantage qu’on ne me croit à douze ans et que, de toute façon, tout le monde s’en foutra, il me faudra crier de plus en plus fort, mieux que tout le monde, mieux que lui, mieux que toi, tu comprends, tu comprends, tu comprends ou je te bute ?
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Je n’y peux rien : la poésie et l’eau de Cologne low cost, pour moi, ça marche, ça gaze, ça biche. Tout est là, pas la peine d’inventer des explications, des musées, des projets. Vous savez pourquoi Dieu a créé le monde ? Parce que le transcendant a besoin de ce qu’il transcende. Ce n’est pas l’homme qui a d’abord besoin de Dieu, c’est Dieu qui a besoin de l’homme. Pas seulement de la collaboration de l’homme : de l’homme lui-même, de l’existence de l’homme. La transcendance produit du transcendé d’une façon aussi incontrôlable que le marché produit du fric pour les banquiers. L’être produit de l’appel d’être, au sens où l’on parle d’appel d’air. Alors qu’évidemment l’argent, dans quelque poche qu’on l’accumule ou qu’on le récupère, ne produit jamais rien d’autre que du déchet. En ce sens, le monde moderne est sans doute une image inversée du vrai : rien de ce qui prend appui sur lui, pour l’améliorer, ou pour le vaincre et le détruire, n’a la moindre chance de le transformer.
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Laissons cela, qui me dépasse trop ; et puis je n’avais pas, à l’époque, des soucis de ce genre. Tout était là, au square Nadine-Alfred, les deux électrodes bien en place, la vie ordinaire et la poésie, les enfants qui braillent, le loup qu’on poignarde, et ces gens assis sur d’autres bancs avec, entre nous, le Far West. Rien à chercher, à attendre, à craindre, à désirer, à penser. Rien à comparer, à approuver, à combattre. Partout de l’irréfutable, partout de l’incompréhensible. Un départ qui serait aussi une arrivée, un peu comme sur le manège, celui des grands, quand l’employé m’a attaché à mon siège, rien ne bouge encore mais je suis déjà parti, presque revenu. J’ai confiance, formidablement confiance.
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Quand j’eus épuisé les charmes glacés des débats généraux dont elle me fournissait l’occasion à peu de frais, la formation m’a vite reconduit au square Nadine-Alfred, à l’enfance que j’avais aimée. En trois jours, les stagiaires et moi avions assez de temps pour bien nous connaître sans nous encombrer de ces informations qui entravent souvent nos relations avec les autres, même, et parfois surtout, avec les plus proches, les plus chers ; Bernanos a écrit de belles pages là-dessus. « On n’aime pas parce que, me répétait Jacques Berque, on aime malgré… » Ce que nous savons les uns des autres n’éclaire rien du présent, rien de l’avenir, presque rien du passé. Savoir, quand il s’agit des êtres, empêche le plus souvent de comprendre ; la vie et la liberté ne se déduisent de rien. Je feuillette au grand galop les albums de famille, pressé d’en arriver à la page blanche : la complaisance de ces légendes-là me démoralise. La cellule familiale m’a toujours semblé étouffante, inutilement étouffante ; tout ce que m’a soufflé l’âge adulte pour me faire revenir sur ce sentiment premier ne m’a que très superficiellement convaincu. Sur ce point, je ne crois pas que les choses aient énormément changé, l’angoisse où s’étiole le monde a tout aggravé. J’ai rêvé, l’autre nuit, que je participais à un grand jeu de piste dans la forêt, je courais, je criais, je chantais. Soudain, mes parents m’appelaient sur mon portable, ou plutôt sur mes portables, j’en avais un dans chaque poche. Ma mère me téléphonait pour me faire des reproches, mon père pour me faire savoir que ma mère avait des reproches à me faire. Et l’affaire se terminait aux Assises. Ce me fut une grande délivrance de trouver dans les œuvres de Jean Sulivan, prêtre catholique, l’idée que l’insistance excessive sur la famille est un morceau un peu gras, un peu écœurant, de la doctrine catholique : de la théologie aux hormones, en quelque sorte. Je suis peu doué pour les cérémonies et ne cherche pas à faire des progrès ; par contre, aux grands moments sauvages et silencieux des sessions, quelques visages familiers étaient en moi, parties prenantes de la musique que les stagiaires et moi tâchions d’écrire, parties prenantes d’un détachement heureux, d’une gigantesque poussée d’indifférence rieuse ; les quelques-uns auxquels je pensais à ces instants, je savais ou je devinais, sans donner une forme précise à mon imagination, qu’ils étaient devant de semblables départs. Où, comment, et si, à cet instant, c’était l’ivresse qui l’emportait en eux, ou l’inquiétude, je ne m’en souciais pas trop ; cette ignorance elle-même faisait partie du jeu, du grand jeu ordonné dont personne ne connaît la règle.
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Mais je fais comme dans les sessions, j’emmêle tout… Qu’elle était touchante, la tête du préposé aux ressources humaines quand, dans la dernière demi-heure de la session, il venait s’enquérir de nos travaux et nous administrait, le malheureux, sa petite potion de réalisme et de réalité ! Ces mots-là, nous venions de les déshabiller des frusques dont l’entreprise les attifait. Il posait gentiment ses questions aux stagiaires mais, avant les réponses, il y avait toujours un temps mort, comme quand on téléphone de très loin ; cet instant de silence figeait son sourire. Le plus petit abîme, dit-on en Inde. Rions un peu avec les mots. Abîmer, c’est peut-être mettre en abîme, sinon en abyme, comme on écrit quand on est savant ? Eh bien ! J’y suis. Voilà pourquoi, gamin, je cassais tout, je salissais tout, je tachais tout. Un vrai brise-fer, disait ma grand-mère. Mais c’est bien sûr ! Je n’en voulais nullement aux choses : j’avais besoin de les remettre à leur place, à leur bonne place, à leur juste place, besoin de leur rendre l’abîme de mystère dont la « vie quotidienne » les privait. Je viens d’apprendre, à ce propos, qu’Aragon se demandait, lui qui défendait l’infini, quelle « brute avinée » avait bien pu inventer une expression aussi radicalement privée de signification que vie quotidienne. Les choses sont comme nous : sans leur environnement d’infini, elles se rabougrissent, elles étouffent ! Comme j’étouffais. Un gamin brise-fer, c’est un Marcel Duchamp en puissance ! Évidemment, comment on rend aux choses leur espace, comment on se réanime soi-même, je n’en avais pas idée ; en martyrisant les objets innocents qui me tombaient sous la main, je signifiais au moins qu’eux et moi méritions mieux que le statut qu’on nous imposait. En les démontant impitoyablement, je cherchais sans doute dans leurs entrailles le sens qu’on leur refusait et qu’on me refusait, la vérité dont on entendait nous priver : l’échec de l’entreprise était assuré, mais la protestation demeurerait.
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Sauf si l’on est un terroriste, c’est-à-dire un enfant effrayant, on apprend très vite qu’il est inutile de casser le monde : le malheur est qu’on décide alors le plus souvent de s’en contenter, ce qui est une autre forme de terrorisme, bien moins cruelle apparemment, mais nettement plus contagieuse. Le résigné, comme le violent, a besoin du regard d’autrui. Celui-ci veut y lire la peur, celui-là y cherche une complicité ; l’un et l’autre vivent dans un univers clos qui rend la rencontre impossible. L’agressivité et la résignation sont l’avers et le revers de la même violence, ici subie, là exercée. Entre les deux, la voie sans issue de l’idéologie, où l’on prétend réconcilier réalité et protestation contre la réalité ; à douze ans, Charles avait déjà été poussé dans cette impasse. Tous ceux qui lui ressemblent, quelque thèse qu’ils défendent, souffrent d’une contradiction douloureuse puisque l’autre leur est à la fois besoin absolu et menace absolue, puisqu’ils lui demandent en même temps d’être là et de ne pas y être, d’y être comme principe, comme valeur, comme idée, comme symbole, comme essence, comme tout ce qu’on voudra, et surtout comme reflet et comme écho : mais pas comme existence, pas comme subjectivité, c’est-à-dire, finalement, pas comme lui-même. Charles et ceux qui lui ressemblent, qu’ils croient ou non au ciel, demandent à leurs interlocuteurs d’être les colocataires de l’univers de vérités indiscutables et, de surcroît, prétendument salvatrices où ils se sont réfugiés. Négation de la subjectivité, négation de la contingence et, par conséquent, trucage vulgaire de la transcendance ; le jeu, avec eux, n’est jamais ouvert, la parole jamais droite.
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Dans l’entreprise, univers de la résignation – même et surtout si elle est barbouillée d’enthousiasme consensuel -, je ne sentais pas le jeu plus ouvert ni la parole plus droite. J’y entendais beaucoup de critiques, et des plus virulentes, mais j’observais que les fleurets étaient toujours mouchetés, que les contestations ne mordaient jamais vraiment ce qu’elles contestaient, que les flèches se fichaient toujours au-dessus ou au-dessous de la cible. Au-dessus, c’était, en boucle, la ritournelle antilibérale, la condamnation du pouvoir de l’argent, l’une et l’autre agrémentées, dans les entreprises publiques, de la classique déploration du bon vieux temps. Au-dessous, c’était l’incrimination, souvent véhémente, de dirigeants, de cadres, voire de syndicalistes qu’on rendait responsables de tous les maux. Des offensives aussi mal ciblées ne gênaient en rien les directions ; ces exutoires bruyamment bénins favorisaient leurs desseins ; la vapeur une fois échappée, la marmite de l’entreprise n’en ronronnait que mieux. Récuré de son romantisme technico-syndical, le thème fameux du respect de l’outil de travail est l’expression la plus achevée de cette résignation mal déguisée. Outil de travail auquel il faut d’ailleurs donner une acception très large : je n’ai jamais vu les salariés s’en prendre – ce qui n’eût pas fait de dégâts scandaleux – à l’immatériel de l’entreprise, à son organisation, à son discours, aux impulsions qu’elle transmet. On doit d’ailleurs constater, quand l’imbécillité de la logique managériale prend les dimensions meurtrières qu’on sait, que les salariés se montrent toujours aussi timides et empotés : désigner clairement  cette pathologique absurdité leur semble une incroyable transgression. Plus même : une faute de goût, un signe de mauvaise éducation.
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Ces femmes et ces hommes assis autour de la table étaient-ils vraiment là ? J’avais certes entendu parler de l’aliénation, mais les cas qui m’étaient soumis me faisaient douter de ce que j’avais trouvé dans les livres, qui me paraissait à la fois trop compliqué et trop simple. Le mal que j’avais sous les yeux ne relevait d’aucune pharmacopée historique. Était-ce d’ailleurs un mal, d’abord un mal, seulement un mal, surtout un mal ? Autre chose, assurément autre chose, que je ne savais pas nommer, que personne ne pouvait prétendre nommer. C’est pourquoi j’ai fait comme un autre, comme beaucoup d’autres à l’époque, avant de m’apercevoir que j’avais tort. L’angoisse de ne pas savoir m’a rendu artificiellement affirmatif. J’ai fait le Jacques, ou plutôt le Charles. Devant des auditeurs étrangement calmes, bizarrement souriants, je me suis lancé dans toutes sortes de dissertations fumeuses et emportées. Une chatte y aurait retrouvé son chaton rougeoyant, son chaton théologique, d’autres encore, nés du hasard des rencontres et des lectures, tous assez bâtards, je le crains.
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Il vaut mieux ne pas trop regarder dans les yeux les gens auxquels on ment, même quand c’est malgré soi. Mes philippiques n’étaient pas si insincères, mes démonstrations pas si absurdes, mais nous nagions dans le mensonge, et c’était ma faute, et c’était insupportable. Ces regards ! La gentillesse terrible de ces regards ! Ils ne me reprochaient rien. Ils étaient bien d’accord : je faisais ce que pouvais. Ils souriaient à mes bons mots. Ils étaient de mon côté, entièrement de mon côté. Ils comprenaient mon embarras. Ils auraient voulu m’aider, vraiment. Ils semblaient me dire : que de voies tu nous ouvres ! Mais ils disaient : ne t’en fais pas, nous sommes comme toi, condamnés à faire semblant. Et là, à leur tour, ils trichaient. J’en étais navré, presque honteux.
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L’impatience des limites, c’est un livre de Stanislas Fumet, écrit en pleine Occupation. Limites historiques et limites spirituelles s’additionnent et s’éclairent réciproquement, en même temps que grandit l’impatience de les repousser ou de les abolir. En poète, Fumet était extrêmement sensible à la circulation des signes entre les registres divers de la vie ; il savait que toutes les libertés ne se valent pas, mais que la liberté ne se divise pas. Son désir et l’expression de son désir s’étaient unifiés dans le feu de la guerre, dans l’horreur du désastre. Quelque chose de semblable a dû s’imposer à nous dans les sessions de formation des années soixante-dix. Si j’écris à nous et non pas à moi, ce n’est pas que je sois saisi de quelque délicatesse rétrospective : à nous est juste, à moi serait faux. Ma première manière de formateur, démonstrative et militante, c’est à moi que je la devais, nullement aux stagiaires : j’avais décidé de procéder ainsi, je procédais ainsi. Même s’il était moins clairement identifié que Charles, je répondais à un adversaire ; appelons-le capitalisme, pouvoir de l’entreprise, aliénation, tout ce qu’on voudra. Les stagiaires avaient leur place dans ce scénario, ils y jouaient un rôle, celui que je leur avais attribué. Il ne laissait qu’une marge étroite à leur inspiration, mais ils ne songeaient pas à s’en plaindre : de la maternelle à la retraite, personne n’a jamais fait autrement.
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Peu à peu, les limites sont devenues insupportables. Insupportable, la répétition constante du même propos. Insupportable, cette indignation de plus en plus artificielle qu’il fallait, pour la renouveler, outrer jusqu’à l’absurde. Insupportable, l’indifférence polie des stagiaires. Insupportable, la complaisance avec laquelle ils entraient dans mes vues. Insupportable, à l’instant où nous nous quittions, le sentiment qu’en dépit de ces chevauchées rhétoriques et de ces altercations pathétiques, nous ne nous étions rien dit, rien de rien. Parfois, à la fin de la journée, un stagiaire s’approchait de moi et me faisait un instant imaginer que le dialogue allait se poursuivre. Hélas ! Un renseignement administratif, une précision horaire. Un jour, la question porta sur ma cravate. Elle avait eu l’heur de plaire à une stagiaire qui souhaitait en offrir une semblable à son mari : où donc l’avais-je achetée ?
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Comment j’ai senti que je désirais passer, dans mon métier de formateur et peut-être un peu au-delà, du square Charles-Jules au square Nadine-Alfred, rien ne peut mieux en donner idée qu’un film, celui que j’emporterai sur l’île déserte où le management international m’aura cruellement exilé : toutes les îles désertes, on le sait, sont désormais équipées d’écrans XXL. Je l’ai revu l’autre soir avec autant d’émotion qu’il y a vingt-sept ans, quand j’y ai trouvé la parfaite formulation de ce à quoi je rêvais confusément. Ce film, c’est Un dimanche à la campagne, de Bertrand Tavernier, d’après un roman de Pierre Bost. En 1984, il m’avait immédiatement évoqué les sessions de formation, les stagiaires, les nous provisoires que nous formions. Je pense toujours qu’il touche à l’essentiel, miraculeusement, même si ce que je lis sur lui est d’une désolante platitude : mais pourquoi y aurait-il des prophètes, si tout le monde comprenait ce qu’ils annoncent ?
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Dans une belle maison de campagne, l’atelier d’un vieux peintre honorable et honoré dont la petite musique n’a jamais voulu s’écarter des leçons de ses maîtres. Tout le film est pour la dernière scène, lumineusement brève : M. Ladmiral fait pivoter son chevalet. Il était tourné vers l’atelier, il fait maintenant face à la fenêtre ouverte dans laquelle s’encadre une foisonnante nature d’été. Instant de la dépossession, du déploiement, d’un autre rapport avec soi-même, avec les autres, avec le monde. Non pas passage de l’égoïsme à la générosité, encore moins du mal au bien. Abandon de la ceinture d’insécurité du formalisme, du rôle, de la répétition. Acceptation du porte-à-faux, de la boiterie, d’une solitude habitée. Réconciliation avec l’inconnu. Retournement des racines. Exigence et abandon. Pour ce geste imprévisible, il a fallu une vie et un jour, ce dimanche que ses enfants sont venus passer à la campagne, Gonzague, son fils, Irène, sa fille, l’un lesté des soucis ordinaires d’une famille, l’autre indépendante, excessive, généreuse, fragile. Lui, raisonnable et attentif, ne songe qu’à simplifier la vie de son vieux père ; elle, brouillonne et imprévisible, la complique comme à plaisir. Pourtant, Gonzague en souffre, c’est Irène que M. Ladmiral aime par-dessus tout. Peut-être un écho de l’épisode de l’Évangile où Jésus semble préférer Marie l’imprévoyante à Marthe l’avisée.
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Ce qui s’est passé ce dimanche de l’été 1912 ? Tout, rien. Des rires, de l’agacement, des petites disputes. L’évocation de feu l’épouse du peintre, honneur au souvenir. Un enfant qui ne sait plus redescendre d’un arbre, papa maman s’affolent comme au théâtre. M. Ladmiral est ailleurs, il attend sa fille. À peine arrivée, Irène a trouvé dans le grenier des malles de vieux vêtements qui l’enthousiasment, la femme de Gonzague n’a pas apprécié qu’elle les emporte. Irène a confirmé à son père qu’elle trouve sa peinture trop académique. Elle l’a installé dans sa petite voiture de femme libre, ils se sont attablés dans une guinguette, elle lui a demandé de danser avec elle : « Fais-moi ce plaisir, Papa. » Au retour, Irène a téléphoné à son amant, elle a crié, elle a pleuré, puis elle est partie plus tôt que prévu. M. Ladmiral n’entend plus rien de ce que lui dit Gonzague. Dans l’amour nécessaire, il n’y a plus ni égoïsme ni altruisme. Les enfants le fatiguent. Mais tout le monde finit par rentrer chez soi. Rendu à sa solitude, M. Ladmiral remonte lentement l’allée de son parc. Mercédès, la vieille gouvernante, est en train de fermer les volets. Il la gronde : pas avant la nuit, combien de fois ne le lui a-t-il pas dit ! Et il entre dans son atelier.
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J’ai lu quelque part que Bertrand Tavernier était le cinéaste du passé français. La fonction essentielle de la culture étant désormais de détourner le public de tout ce qui peut ressembler à la vie, ce propos mérite assurément le César de l’efficacité. Que l’heureux lauréat l’avale, et s’en étouffe.
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Retourner le chevalet. Céder à la nécessité intérieure. Se laisser jouer, ne pas chercher à inventer son jeu. Exister, c’est osciller entre la félicité d’un abandon fugitivement entrevu et l’espérance de le retrouver, d’y retomber : rien d’autre, jamais, même si certaines séquences sont paradoxales et périlleuses, surtout – les pauvres ! – pour les riches en esprit, en idées, en intentions, en serrures et en blindages. Se laisser être. Agir ? Non, si c’est tension intérieure, supputation des moyens et des fins, vérification maniaque des motivations, impossible répression de la vanité, froncement de sourcils, exaltation et douche froide, comparaison qui n’est pas raison. Réagir ? Non, si c’est se déguiser en juge, en surveillant, en mètre-étalon, si c’est rêver de perfection pour conjurer la peur. Agir, réagir, sans doute, comment faire autrement, mais plutôt, mais surtout, se laisser être. L’heure venue, sans souci des suites ni des conséquences, retourner le chevalet pour voir plus large. Refuser d’être esclave de son personnage, surtout généreux, surtout sublime. Être fidèle à soi-même, c’est être fidèle à une construction arbitraire ; les vraies fidélités palpitent à une autre profondeur. Pas non plus d’exaltation du changement, personne ne change jamais vraiment, heureusement ! Vous dites : « J’étais ceci, j’étais cela. Je pensais ci, je combattais ça. » Mais vous n’avez pas changé, et vous n’avez rien changé. Pourtant, tandis que vous dissertiez, une petite souris est venue grignoter un coin de votre image, vous ne savez pas d’où elle est sortie, vous ne savez pas où elle va, vous ignorez ses fréquentations ; mais elle est si mignonne, vous n’allez quand même pas la flinguer ! Et puis, de grignotage en grignotement, elle se tape votre identité, la vache ! C’est bien. Vous avez du pot. Vous êtes dans les langes de la liberté.
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Et pourtant, s’il n’est aucun d’eux qui ne rêve de l’accueillir en son fromage, les clients de la boutique humaine sont tous ligués contre la petite souris grignotante et grignoteuse. Ils flairent qu’elle est la seule menace sérieuse dont ils aient à se défendre. Comment penseraient-ils autrement ? Élevés à la matraque de la menace, comment comprendraient-ils qu’elle est entièrement amicale ? Alors, alerte maximale, tout le monde sur le pont. Pour mieux s’accrocher à soi-même, que chacun fasse semblant de s’accrocher à tous les autres : tous ensemble contre l’intolérable bouffeuse de limites, tous ensemble, tous ! Raté. Elle a le dernier mot, toujours, la dernière dent. Elle vous ouvre toujours une porte de plus que vous n’en pouvez fermer. Elle vous arrache toujours un soupir de plus que vous n’en pouvez étouffer.
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Un chagrin d’amour est-ce que quelqu’un, dans l’assistance, sait ce que c’est ? Allons, ne soyez pas timides. Vous, Monsieur ? C’est bien de parler le premier, les hommes n’ont plus grand-chose à perdre, ils peuvent se montrer coopératifs. Donc, vous savez ce qu’est un chagrin d’amour. Très bien. Vous aussi, Madame ? Parfait ! Mais pourquoi aviez-vous cet air irrité quand vous avez levé la main ? Mais oui, vous avez le droit de vous exprimer, mais oui ! Bon. On ne va pas vous demander de raconter vos vies, mais enfin un chagrin d’amour, un grin chagrin d’amouour, comme disait Monsieur Pointu dans la chanson de Gilbert Bécaud, vous êtes d’accord que ça ravage, que ça dépasse, que ça fait toucher les limites, qu’on ne sait plus trop qui l’on est ni ce qu’on fout sur terre ? Vous êtes d’accord, je vois. Superbe. Eh bien, vous êtes deux nullards, deux ringards, et peut-être même deux mauvais éléments, comme on disait autrefois. Un chagrin d’amour, c’est une souffrance qu’il faut contrôler, et la meilleure manière de la contrôler, c’est de l’identifier. Une fois les raisons du chagrin d’amour identifiées, et donc la nature de votre souffrance étiquetée, les carottes sont cuites pour lui, vous pouvez reprendre le chemin de votre épanouissement. À moins que vous ne persistiez dans la douleur, hypocritement. Vous savez ce que vous faites dans ce cas-là ? Non ? Asseyez-vous avant que je ne vous l’enseigne. Si vous prenez trop au tragique un chagrin d’amour, vous ne vous respectez pas. Vous m’entendez : vous ne vous respectez pas. Et il y a des flics pour ça, à la télé, et des fliquettes.
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Voilà ce qu’on racontait sur France 2, il y a quelques semaines, vers 15 heures, dans une émission dont j’ai oublié le titre. Quelque chose, je crois, comme Voyez comme je suis bonne avec mes semblables. Une animatrice officiait. Autour d’elle, quelques diaconesses et sous-diaconesses. Le précédent pasteur, l’as des as de ce job, est actuellement occupé, dit-on, à prêcher la bonne parole à des gens dépendants, je veux dire souffrant d’une addiction, les choses sérieuses ne pouvant se jacter qu’en anglais. Pauvre dame, pauvre monsieur, pourvu qu’ils soient bien assurés. S’intéresser au cœur humain de cette manière, c’est aussi dangereux, peut-être davantage, que vérifier celui d’une centrale ; on s’irradie de paralysante importance sous les yeux des retraités ébahis. Ma question s’adresse à Madame le ministre de la Santé. Jean Sur s’interroge sur les difficultés psychologiques susceptibles d’affecter les animateurs d’émissions comme Voyez comme je suis bon(ne) avec mes semblables et s’inquiète de savoir si elles sont considérées comme des accidents du travail. Si tel n’est pas le cas, il demande au gouvernement de désigner d’urgence une commission ad hoc qui devra remédier à cette injustice flagrante.
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Que m’ont-ils donc raconté mes professeurs de lettres ? Pourquoi ne m’ont-ils pas dit que Camille ne se respecte pas (note pour la commission : c’est dans Horace de Corneille) ? Que Rodrigue ne se respectait ni chez Corneille (note pour la commission : dans Le Cid) ni chez Claudel (note pour la commission : dans Le Soulier de satin, mais il faut changer d’agenda) ? Et pourquoi m’ont-ils caché que Lamartine (note pour la commission : écrire en un seul mot) ne se respectait pas ? Sacrée émission, quand même, dommage que je n’en retrouve pas le titre exact. Ce n’est pas Voyez comme je suis… Autre chose. Le club des sectateurs ? Le club des sécateurs ? En tout cas, la seule personne vivante, ce jour-là, noyée dans la commisération oiseuse de cet aréopage dégoulinant d’humanité de synthèse, c’était la malheureuse venue consulter ces pros de l’amitié exhibée, une femme qui souffrait d’amour, qui souffrait simplement d’amour, terriblement, tandis que les admirables dévouements qui l’entouraient apaisaient ses douleurs avec le même entrain professionnel que mettaient les employés, dans les maisons de retraite d’antan, à éponger l’urine des pensionnaires.
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Je venais de quitter Derrick quand j’ai zappé sur France 2. Le public de mon inspecteur préféré, bien d’accord, n’est pas plus jeune. En témoignent les publicités qui l’escortent : remèdes pour fixer un dentier volage, prévenir des douleurs plantaires, déboucher des oreilles paresseuses, ne pas avoir à éponger une fuite urinaire, hélas ! Je ne crois pas qu’une solidarité générationnelle m’aveugle. J’écoute souvent les jeunes chanteurs et chanteuses dont on parle peu ; il y a des promesses de sens chez plusieurs d’entre eux, des germes, de jeunes pousses d’authenticité ; mais elles sont fragiles, mieux vaut attendre encore un peu. Derrick s’occupait ce jour-là d’un homme passionnément épris de sa femme, et que rien ne décourage, surtout pas les frasques dont elle est coutumière, frasques que tous les gens bien intentionnés lui conseillent de ne pas supporter davantage : il y va, tout un vol de corbeaux frustrés l’en assure, de son honneur ; sans doute aussi de la survie de leurs névroses. Ces bonnes âmes touillent des sentiments si délicats que l’adjoint de Derrick lui-même, le sympathique inspecteur Klein, hésite à leur donner tort. La dame, il est vrai, est assez chaude : un certain morceau de jazz, dès qu’il frappe son tympan, la propulse dans une boîte de nuit où, comme disent les partis politiques quand l’approche des élections les excite, tout est possible. Voyous et champions de la morale accablent donc le pauvre mari d’un mépris consensuel auquel personne ne s’oppose, personne sauf Derrick, la seule conscience libre du scénario, Derrick qui n’aurait pas sa place au Club des sécateurs, Derrick qui ne flaire si bien les crimes que parce qu’il flaire encore mieux les sentiments véritables, Derrick qui saisit, sous la complaisance de cet homme et la débauche de cette femme, un amour véritable, magnifique, terrible. La fin de l’intrigue est prévisible : la pécheresse est mise à mort par les vertueux assassins. Mais un éclair de vérité s’est payé cette époque d’infirmes satisfaits. J’en suis tout heureux. Quant à l’esthétique, à l’emballage de l’éclair, je m’en arrange.
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Deux squares, deux émissions, deux univers. Non pas le bien et le mal, je le répète. Deux âges de la conscience. Un propos de l’inspecteur, une autre fois, m’avait ahuri. Klein et lui viennent de quitter un abominable couple de bourgeois dont l’égoïsme, la pusillanimité, l’épaisse sottise sont autant de boulets aux pieds de leurs enfants. Excédé, Derrick lâche à Klein : « Qui donc a dit : je hais les familles ? » L’apostrophe gidienne, je l’ai découverte à treize ans, à peu près à l’époque où la voix de Léon-Paul Fargue à la radio – à la TSF -, s’est fixée pour toujours dans mon firmament. Tout ce que j’ai lu de ce poète par la suite n’a été que la monnaie de cet éblouissement sonore. Aniouta Fumet croyait aux anges. Cette étrange créature, dont parle Fargue, « que nous reconnaîtrons à sa pureté clandestine », que « nous devinerons à sa fraîcheur de paroles », et qui nous « dira que notre amour, tout cet amour qu’on n’a pas vu, tout cet amour qu’on a piétiné, qu’on a meurtri, oui, que notre amour n’est plus que notre éternité », sans doute est-elle un de ces anges. Mais voilà. Le mot de Gide, loin de la contredire, multiplie pour moi sa force, sa jeunesse, sa violence magnifique. Oui, je crois que tout notre amour ne sera plus que notre éternité : seulement, à la table de cet amour, ce sont des êtres qui sont conviés, uniquement des êtres, des êtres vibrants de leur inaliénable singularité. Et comme on vient nu à l’amour des corps, on vient nu à l’amour des âmes, et on se dévêt – si utiles, si nécessaires qu’elles aient pu être – des constructions provisoires de la famille et de la société : il n’y a rien, au vrai, entre elles et nous.
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L’homme d’espérance n’a pas peur de la violence de l’amour. Sans illusions sur lui-même, il est, pour parler comme Renoir, un bouchon dans ce courant, un bouchon confiant, bondissant, tourbillonnant ; s’il coulait, ce serait dans un dernier saut d’allégresse. J’ai senti cela sur la 3, l’autre jour ; et j’ai senti le contraire sur la 2. Une chaîne me reconduisait au square Nadine-Alfred, l’autre me ramenait par l’oreille au conformisme du square Charles-Jules. Et je me demandais pourquoi je vais si souvent à ce qui ne me rend pas heureux, pourquoi je vais si peu à ce qui me rend heureux, pourquoi ces animatrices voulaient à tout prix, plutôt que de l’y accompagner, barrer à cette femme éplorée le chemin de sa douleur ? Avaient-elles peur d’avoir peur ? Avaient-elles peur que les téléspectateurs aient peur, que ce soit mauvais pour leur job, pour leur audience, pour leurs pieds ? La souffrance de cette femme, ce n’était pas la nuit, c’était la traversée de la nuit : pourquoi la lui interdire, pourquoi fermer trop tôt ses volets ?
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Mon impression d’enfant, c’était que mon silence au square Nadine-Alfred valait mieux que mes bavardages du square Charles-Jules. Je vois bien qu’exposer si longuement la supériorité du silence, cela prête à rire, et j’en ris le premier. Mais on n’écrit guère que pour tâcher de produire du silence, un silence qui ne serait pas mutisme ; si l’on n’y réussit pas cette fois, on se dit que ce sera pour la prochaine, il ne faut pas craindre de rester un enfant têtu.

(19 mai 2011)