Main !

LE MARCHÉ XLIV

Toujours saluer le talent. Ce ballon – oublions un instant ce qui l’a stoppé, contrôlé, redirigé – qu’un mouvement délicat dépose sur le cou-de-pied droit où il profite, accueilli et comme absorbé par cette forme courbe, de l’effet tournoyant qu’elle lui imprime pour s’engager tranquillement et ironiquement sur une lente et presque molle trajectoire qui le conduit là où la tête du coéquipier va pouvoir le frapper le plus commodément, tout cela conçu et réalisé en une fraction de seconde parmi les hurlements des adversaires, si ce n’est pas là du grand art, je n’y connais rien. Et je suis bien loin de n’y connaître rien puisque vous lisez ici la prose de l’ancien demi centre des minimes du GSPM, le célébrissime Groupe sportif des patronages de Montrouge. Carrément. C’est donc en ex-futur-fan, mais également en collègue de Thierry Henry que j’ai l’honneur de m’exprimer ici, certain que les différences qu’on relèverait lourdement entre nous lui sembleraient, comme à moi, bien dérisoires. Qu’importe si lui et moi ne jouons pas tout à fait dans la même division, si les patins de la salle à manger me tenaient lieu de protège-tibias, si toute ma stratégie consistait à renvoyer le ballon le plus loin possible dès qu’il passait à portée de mon pied droit, si victoires et défaites nous valaient les trois mêmes tranches de pain d’épices et un verre de la même boisson à la réglisse que nous appelions le coco ? Détails, tout cela. N’est-ce pas, Thierry ?
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C’était bien, le foot, c’était vachement bien. Même les bleus que nous laissaient pour la semaine les croche-pattes et autres mauvais coups, c’était bien. J’ai été savaté et j’ai savaté. J’ai tatané et j’ai été tatané. Quand il nous arrivait de marquer un but pas trop net à l’insu de l’arbitre, généralement un retraité qui trottinait pendant quelques minutes, puis jugeait meilleur pour son cœur de surveiller l’action d’un peu loin, l’idée ne nous venait pas d’aller nous confesser à lui. Aux cris de nos adversaires, nous répondions par des cris plus véhéments encore. Je les ai encore dans l’oreille, ces braillements, nous gueulions comme des ânes, nous faisions un cinéma d’enfer, nous menacions les joueurs adverses, viens t’battre si t’as pas les foies, nous prenions des voix qui n’étaient pas les nôtres, et tout ça ne voulait dire qu’une chose : que nous voulions l’avoir marqué, notre but, mais que nous nous doutions que nous avions mal agi. Quant à l’autre retraité, qui, en plus sympathique, nous servait de Domenech, et à qui l’abbé offrait l’apéro après le match tantôt pour le féliciter, tantôt pour le consoler, je ne mets pas ma main au feu qu’il n’aurait pas regardé ailleurs si celle d’un de ses « p’tits gars » avait un peu arrangé le destin. Sur l’éthique, donc, aucune leçon à donner à personne. Balle au centre.
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Dans les vestiaires, nous faisions comme si de rien n’était. Faire main au foot, après tout, n’est ni un délit ni le huitième péché capital. Le lendemain, chacun se débrouillait avec son imagination, sa capacité d’oubli, sa conscience. Cette petite tricherie était un piment dans le ragoût de la vie, elle nous enseignait l’ambiguïté, chacun de nous la cuisinait à sa façon sans que personne ne demande à personne d’exhiber sa fierté ni d’étaler sa honte. L’affaire tombait dans le for intérieur, là où personne ne va, là où tout se construit. Elle nourrissait le rêve. Il y a deux écoles, à Pékin, pour la cuisson du canard : à four ouvert ou à four fermé. À Montrouge, nous grandissions à four ouvert, sans que personne ne songe à visser un couvercle sur nos rêves. En cela, nous avions plus de chance que Thierry Henry. Ou que le petit Antoine, fils d’un de mes amis, qui, ce soir-là, s’est installé devant la télévision, tel Napoléon devant Moscou, en déclarant que ça allait être géant et trop excitant. Qui a suivi le match dans un silence recueilli. Qui a soudain hurlé : « Y a main ! ». Qui est retourné à son silence. Qui, quelques minutes après, s’est promené dans l’appartement en scandant cinq ou six fois : « On-a-ga-gné, on-a-ga-gné ! » Puis s’est interrompu. Est allé fouiller dans le réfrigérateur. Et, sans autres commentaires, est parti se coucher.
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Un match décisif, ses enjeux financiers, ses dividendes politiques, voilà le couvercle vissé et le four fermé. Il y a eu tricherie, il faudra le nier, en tout cas le faire oublier. Plus de débat intérieur, plus d’hésitation, plus rien à penser, à méditer, à sentir. Plus rien à prolonger, plus rien à soupeser, plus rien à questionner. Ici Radio Communication, les brutes parlent aux brutes. Tout le monde à la manœuvre, vite, et d’abord les joueurs : on ne les paye pas seulement pour leur talent, mais aussi, mais surtout, pour leur docilité. La partie finie, le plus dur leur reste à faire : le petit pont de la pub, le dribble managérial. Capitaine sur le terrain, Thierry Henry n’est plus, après le match, qu’un cadre d’exécution. Alors que la télévision a déjà établi la vérité et que cet aveu est strictement sans effet, on lui souffle d’avouer franchement qu’il y a eu main. Puis d’opiner, quelque temps après, qu’il serait assez convenable de rejouer le match : pas de problème, la fédération internationale en a déjà écarté l’éventualité. Séparation radicale des intentions réelles et des intentions proclamées : rien de nouveau. Une vilaine photo montre le joueur, après le match, s’entretenant avec son entraîneur, une main sur la bouche pour protéger les secrets d’importance qui leur valent à tous deux ces mines funèbres, ce faux sérieux, ces airs de garnements conspirateurs. Le secret, le silence, le mensonge. Antoine, mon garçon, ces gens-là ne te veulent pas de bien.
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Les élections à venir, Copenhague, les grèves, la crise : tout cela pèse son poids de sérieux, mais infiniment moins, à mes yeux, que le débat sur le cynisme dans la vie publique que la main de Thierry Henry vient, involontairement cette fois, d’ouvrir. Le diable, on le sait, nous attend dans les détails, mais il n’est peut-être pas le seul. Une société aussi blindée que la nôtre ne se révèle qu’au défaut de sa cuirasse, elle n’avoue sa vérité que lorsque ses défenses sont déjouées par un incident apparemment mineur, et cette vérité lui arrive sur des pattes de colombe, pas sur des godillots de consultant. Ce soir-là Antoine a filé au lit plus vite qu’il ne l’aurait dû, plombé par une inquiétude vague à laquelle il ne comprenait rien. L’actualité aura beau monter d’un ton sa pétarade de vélomoteur trafiqué, ce qui se sera fiché dans son esprit et planté dans son cœur lui parlera infiniment mieux de notre présent et de son avenir que les racontars chiffrés des spécialistes. Allons, dites-vous, ce n’est pas l’affaire Dreyfus ! Non. Ni l’affaire Thierry Henry, d’ailleurs. C’est l’affaire Antoine, et c’est l’affaire vous. Une toute petite blessure, sans doute, et qui ne tue qu’à feu lent, en toute convivialité hypocrite. Car si la triche n’existe pas, la loyauté n’existe pas. Si le mensonge n’existe pas, la vérité n’existe pas, vous voilà collé à vous-même par vous-même, par votre bonheur comme par votre malheur, par vos orgasmes comme par vos rages de dents, par vos investissements comme par vos crédits. Etonnez-vous, après ça, que la jeunesse vous fasse un bras d’honneur ! Elle n’a pas le temps d’écouter vos jérémiades, trop occupée, sous son air libéré grave, à se tirer de l’inavouable pétrin où vous l’avez jetée. Et vous, pendant ce temps, à quoi occupez-vous vos loisirs ? Vous bavardez sur l’identité nationale avec M. Besson ? Vous observez, avec Mme Aubry, que les prochaines élections se joueront sur les valeurs ? Vous augmentez votre potentiel, peut-être ?
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Les règles sont les règles. Il faut bien les appliquer, même quand elles déraillent. La question n’est pas celle du résultat du match. C’est celle du gouffre qui s’est ouvert, ou qui s’est révélé, entre une sensibilité populaire que beaucoup de commentateurs ont d’ailleurs parfaitement saisie et reflétée, et les réactions des milieux politiques et sportifs. Résultat heureux, résultat volé, légalement volé, mais résultat. Soit. Il aurait suffi de le dire et de raser les murs. En se promettant de faire mieux la prochaine fois et, si l’on y tenait, en remerciant sainte Rita, patronne des causes désespérées. Ni salauds ni héros, les gens ont pensé : tant mieux, mais pas beau. De droite ou de gauche, la presse a largement fait écho à ce point de vue, notamment en province. Parmi les politiques, au contraire, à quelques exceptions près, féminines surtout, les commentaires ont été lamentables.
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Voilà à quoi l’on aboutit quand la vie politique, où doit vibrer ce que la conscience collective a de plus tonique, en ignore les meilleures intuitions. Quand elle parie sur les aspects grossiers de la sensibilité populaire en en sous-estimant le bon sens et la sagesse, quand elle oublie de quel œil narquois le peuple considère le cynisme des milieux d’argent et la grotesque frénésie de pouvoir de ses représentants. La gagne : dans l’affaire de la main, les politiques, tous les politiques ou presque, ont misé sur ce canasson-là. Ils le méconnaissent assez, ce peuple, pour confondre ses gueulements dans les stades avec les cris de son cœur. Une qualification pour la Coupe lui fera tout oublier : les gros malins ont compté là-dessus pour empocher des voix ou ne pas en perdre. Nier le sentiment populaire, truquer le sentiment populaire, humilier le sentiment populaire, voilà les trois degrés de ce pauvre cursus. Sur chacun d’eux, on trouve des politiques juchés.
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Échelon I, élémentaire, ignorer le sentiment populaire. Le pouvoir, pour cela, avait une bonne pioche : il lui suffisait de bétonner. Pas la faute de Ponce Pilate si sa vertu le paralyse. « Le gouvernement ne doit pas s’immiscer dans le fonctionnement de la Fédération internationale », déclare le Premier ministre. C’est le copié collé du propos du Président de la République aux journalistes : « Ne me demandez pas de me substituer à l’arbitre, aux instances du football français, aux instances du football international. » Enfin presque, puisque Nicolas Sarkozy, dont le subconscient titille facilement la conscience, leur avouait aussi que cette situation « l’arrangeait », laissant ainsi entendre qu’il mesurait la portée de l’incident. Semi lucidité, eût peut-être dit Pascal, qui n’aimait guère les semi habiles. L’opposition, elle, était contrainte d’en faire plus. Besancenot, l’air toujours dégoûté, et Mélenchon, prophète en CDI, bottent en touche avec de gros croquenots : qu’est-ce qu’un match de foot, camarades, au regard d’une grève ou, plus comiquement, de l’élection du président de l’Europe ? Voyez comme les grosses vieilles baraques ont encore de quoi noyer le bébé de la vérité dans leurs baignoires idéologiques : l’arrière décoction de sous-marxisme qui suinte tristement du site du PCF nous apprend que le fond de l’affaire, c’est l’insuffisance du budget du sport ; ça, vraiment, il fallait le trouver ! Les cathédrales, d’ailleurs, ne le cèdent en rien à la Révolution. La spiritualité de La Croix oscille lugubrement, pour ne pas décourager le lecteur, entre le jésuitisme caricatural et le moralisme gagneur : « Ces questions n’auraient pas la même portée si les Bleus avaient bien joué mercredi soir, si ce but litigieux, au moins, avait bénéficié à l’équipe la plus méritante. »
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Échelon II, truquer le sentiment populaire. Après l’élusion, la leçon de morale, ou de philosophie, ou d’humanité, ou de foutaise. « Je me dis que, dans un monde idéal, il faudrait rejouer le match, mais le monde n’est pas idéal », déclare François Bayrou. Daniel Cohn-Bendit, lui, voit dans la main de Thierry Henry « le summum de la chance ». « Le foot, c’est comme ça ! », ajoute-t-il dans le style méchamment rigolard qu’il affectionne. Ces deux catcheurs ont raison de se réconcilier : ils tiennent le même langage. Ou plutôt, de la même manière, ils tiennent le langage prisonnier. Pas un gamin de quatorze ans, aujourd’hui comme hier, qui ne sache que le monde n’est pas idéal. Mais quand il entend proclamer cette évidence avec une telle satisfaction, avec cette jubilation si peu, si mal dissimulée, c’est comme si la clé, dans la serrure, tournait du mauvais côté : elle n’ouvre rien. Non, le monde n’est pas idéal. Oui, le foot, très souvent, c’est comme ça, et le reste n’est pas mieux. Mais cela doit se dire, Messieurs, sur un certain ton. Quand le peuple fait le même constat, il y met de l’humour, lui, ou de la vachardise, ou du dépit, ou de la tristesse, toutes choses qui décollent le constat de lui-même, toutes choses qui empêchent la croûte du cynisme de se former, qui interdisent à la glace de la démission de prendre. Et puis, si le dernier mot de tout est de considérer que le monde n’est pas idéal, en quoi ce que vous voulez tellement nous vendre le serait-il davantage ? Faudrait-il que nous fissions les sceptiques sur tout, hormis sur vos programmes ? Le foot serait comme ça, et la pollution ne serait pas comme ça ? L’écologie se propose de transformer la planète, de lessiver la terre, de curer la mer : envoyer quelques gros pardessus au détachage est au-dessus de ses forces ? Qui ne peut pas le moins peut le plus ? Et le centrisme, alors, c’est le catalogue de l’impossible ? Le confluent des eaux usées ?
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Échelon III, humilier le sentiment populaire. Le peuple est maso, il ne comprend rien à la gagne. En clair, il est con. C’est M. Valls qui le dit : « Si la France n’avait pas été qualifiée, le pays aurait eu la gueule de bois. Nous sommes un drôle de pays où, même quand on est qualifiés, on débat et on est tristes. » Ce que M. Thiriez, président de la Ligue de football professionnel, proclame encore plus fort : « Il y a en France une tendance à la repentance et à l’autoflagellation qui a remplacé la fierté nationale : on la retrouve dans le football. »
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Je ne doute pas que M. Thiriez ne soit, comme le montre sa notice Wikipédia, un homme instruit, diplômé, cultivé, artiste, mélomane et, de surcroît, influent. Le ballon rond n’absorbe pas toutes ses compétences ; il dispose d’une expérience administrative, politique, culturelle. Comment donc a-t-il pu se fendre d’un tel propos ? En médiocre aide-comptable des choses de l’esprit, je me demande ce que sont devenus les trésors intellectuels et esthétiques où M. Thiriez a eu la bonne fortune de pouvoir puiser. Ont-ils décoré le jardin privé de sa sensibilité ? A-t-il parfois tiré ces pierreries intellectuelles du coffre de son esprit pour que leurs feux éblouissent ses amis ? Tout cela est bien touchant, sans doute, mais un aide-comptable ne se laisse pas toucher si facilement. L’investissement en valait-il la chandelle, ou l’éteignoir ? Tant de science pour une pensée de bistrot ? À moins – on n’ose pas y penser – que la bonne volonté de M. Thiriez n’ait réinvesti dans cette sublime sentence la totale totalité de ce que lui ont enseigné ses immenses études et que, pour rendre l’héritage présentable, il n’ait même dû plonger dans son imagination. Je penche, je l’avoue, pour cette hypothèse, non seulement parce que j’ai quelquefois rencontré d’autres M. Thiriez, mais parce qu’il m’est arrivé d’intervenir dans les écoles chargées de leur remplir l’esprit, ou de le leur vidanger. En sorte que c’est à elles, plutôt qu’à lui, que s’est adressée jusqu’ici mon ironie.
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Je me tourne maintenant vers M. Thiriez lui-même, dont Wikipédia m’apprend encore qu’il a quatre enfants. Je lui propose de se rappeler leurs petites années, quand il lui arrivait, comme à tous les pères, de jouer avec eux. À cache-tampon, par exemple, où ils devaient fermer les yeux pendant que Papa cachait un objet familier – pas forcément une carte bleue, je veux dire une carte Magnificence, une carte Extravagant Prestige, une carte Grandiose. Je supplie M. Thiriez de se rappeler l’instant où les doigts de la petite main qui cachait leur gentille binette s’écartaient naïvement. Je parie que M. Thiriez, comme un autre, grondait gentiment. « On ne triche pas, disait M. Thiriez, on ne triche pas ! » En riant, bien sûr, et la grosse voix qu’il prenait était elle-même une manière de rire. En riant, oui. Mais pas comme une gourde qui pouffe sans savoir pourquoi. En riant d’un vrai rire parce que ses enfants, comme dit la Bible, étaient « sa joie en lui hors de lui ». En riant comme un papa qui voulait, tout en jouant avec eux, leur apprendre quelque chose, ne serait-ce que le goût de réfléchir en silence, la patience d’attendre un peu, le bonheur de tenir parole. « On ne triche pas, répétait M. Thiriez en riant, on ne triche pas ! »
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Pourquoi, l’autre jour, n’avez-vous pas dit « on ne triche pas », M. Thiriez ? Vous aimez vos enfants, sans doute ne détestez-vous pas ceux des autres. Vous voulez les vôtres attentifs, sérieux, capables de bonnes relations avec autrui ? Mais les autres ? Vous pensez que n’importe quoi leur suffira, la triche, les « on-a-gagné » que les foules cocues gueulent aux abords des stades tandis que des nababs tout ce qu’il y a de cool, installés au premier étage des bistrots chics, leur crachent leur mépris comme un noyau d’olive ? Mais, M. Thiriez, ces gosses-là, leur papa aussi a joué avec eux quand ils étaient mouflets ! Ces gosses-là aussi, leur papa leur a appris qu’il ne fallait pas tricher ! Vous prenez le risque de les voir balancer tous ces souvenirs au tri sélectif ? Et vous-même, M. Thiriez, quand vous jouiez avec vos bambins, vous n’allez pas me dire que tout ce que vous leur racontiez sur l’honnêteté, vous leur accordiez déjà le droit de se le mettre, plus tard, là où ils le voudraient ? Je suis certain que non. Je suis certain que vous croyiez ce que vous leur disiez. Je ne veux pas vous donner de cauchemars rétrospectifs, mais imaginez – si cela n’avait pas été le cas – qu’un de ces petits chéris, comme dans un Fellini, ait soudain saisi ce qui se cachait derrière vos mots, imaginez qu’il vous ait adressé le plus angélique des sourires et que, dans ce sourire, vous ayez lu, épouvanté : « Tes conseils, vieux chnoque, j’m’en branle, l’essentiel c’est que j’me la farcisse, ta putain d’carte Grandiose ! »
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Affaire de morale ? Non. Affaire de justice ? Non. Affaire de justesse. Voilà une bonne trentaine d’années que la classe politique française n’a plus l’oreille juste. Je me rappelle ma réaction, il y a vingt-trois ans, quand j’ai lu le Gagner de Bernard Tapie. De l’auteur, je ne savais rien. J’étais en plein enthousiasme de formateur, ce bouquin m’avait bouleversé plus que je ne pouvais le dire. Rien de ce que j’y trouvais n’était dans les gens que je rencontrais, rien de ce qui était en eux n’était dans ce livre. C’était comme une voie sans issue, un drain mal branché, une hérésie par disproportion. J’en parlais aux dirigeants, ils me répondaient avec le sourire, vaste comme la connerie, de l’optimisme industriel : ricanement veule et narquois des moins capés, grimace vaguement protectrice des grosses pointures. Ils avaient déjà tous le cul sur le verglas de la gagne, les plus petits devant pour servir de pare-chocs aux plus gros, tous, droitistes et gauchards, cathos et francs-maçons, libres penseurs et penseurs obligés, et les syndicalistes les regardaient passer avec un plâtre d’ironie sur la gueule pour masquer leur satisfaction d’échapper un instant à l’ennui. Je sentais qu’elle venait, la grosse saloperie, et que presque personne – en tout cas, aucune espèce de force constituée, je dis bien aucune – ne s’y opposerait.
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Avouer qu’il n’y a pas lieu d’être fier d’une victoire acquise sur une tricherie, en quoi est-ce s’autoflageller ? Ce genre d’aveu libérerait plutôt la conscience, non ? Antoine est content, il aura d’autres matchs à regarder. Parfait. Mais je ne veux pas qu’il oublie que gagner sur une tricherie, c’est tarte. Que, dans ces conditions, sauter comme un cabri le long de la touche parce qu’on va toucher une grosse pincée, c’est minable. Je conseille à Antoine de mettre un grain de réserve dans son plaisir : ce seul grain l’empêchera de devenir l’abruti qu’on veut faire de lui, il lui rappellera que la source de son jugement n’est pas à chercher ailleurs que dans sa tête et dans son cœur. Sans ce grain-là, Antoine, ils pourront te raconter tout ce qu’ils voudront, te vendre leur gagne pourrie ou je ne sais quoi d’autre, tu ne seras jamais ni un homme libre ni un vrai citoyen. L’acte citoyen dont ils te bassinent, tu le reconnaîtras à ceci : c’est toi qui l’imagineras, c’est toi qui en décideras, pas les mecs et les nanas déguisés qui te demandent à la télé, la tête maquillée pour, de filer des sous à ci ou à ça, d’agir comme ci ou comme ça. Un acte libre ne se calque jamais. Jamais, Antoine, jamais. Sur rien. Surtout pas sur les grands principes qui font vendre. Il s’invente, comme les mots gentils que tu dis à ta copine. Un acte de citoyen qui n’est pas un acte libre est un acte d’esclave. Pour l’obéissance, il y a la loi, c’est tout. Ce n’est pas une starlette, la loi, elle ne doit pas changer de fringues toutes les trois minutes. Quand on parle de la rigueur de la loi, cela ne veut pas dire qu’elle doit être plus sévère que nécessaire, mais qu’elle doit, précisément, être rigoureuse : un peu comme les maths, si tu veux. Elle n’est pas là pour montrer ses fesses, la loi, mais pour que chacun, au fond de soi, la reconnaisse et acquiesce à ce qu’elle demande. N’hésite pas à interroger tes parents. Ils ont deviné ton embarras, l’autre soir, donc ce sont de bons parents. Il ne te suffit pas d’avoir appris par Internet que les enfants ne naissent pas dans les choux et quelques autres petites choses accessoires. Demande-leur donc si, à leur avis, la loi est rigoureuse quand elle fourre ses pattes là où on devrait avoir honte de les trouver, quand des spécialistes sont chargés de déterminer si un mariage est blanc, noir, gris pâle, gris perle ou gris souris, quand la définition d’un délit de violence psychologique censé ramener la paix dans les ménages, et qui y foutra forcément une merde bien plus épaisse encore, est confiée au premier bon élève qui se pointera, quand une sociologue que j’imagine moins souvent que moi à la plonge décrète que la répartition des tâches ménagères est un problème politique – propos qui, dans une Université pas encore trop azimutée, devrait faire fuir, coudes au corps, les étudiants de cette discipline vers d’autres aventures -, quand le pavé de l’ours des bonnes intentions aveugles, satisfaites, mais non moins perverses, cherche à s’abattre sur les vies privées, quand tout, tout de tout, au seul bénéfice d’une névrose de culpabilité qui court plus vite que la grippe du dindon, est à ce point fliqué par les niaiseux de la technique et quadrillé par les débiles de la sécurité qu’on se demande parfois si l’on est bien en train de fermer Guantanamo ou si l’on n’est pas plutôt occupé à en élargir le périmètre aux dimensions du monde anciennement civilisé.
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Je souhaite qu’Antoine reste poli, au moins le plus souvent possible. Mais si un gugusse lui explique qu’il est masochiste quand il écoute sa tête et son cœur, je l’autorise à lui balancer tous les noms d’oiseaux de son répertoire ; s’il est trop restreint, je lui prêterai le mien, il aura de quoi faire. Et, en prime, dans une contre-attaque fulgurante le long de la touche, il apprendra au gugusse que le masochiste, c’est lui. Qu’être masochiste, c’est dire « c’est comme ça ». Qu’être masochiste, c’est s’enchaîner soi-même à sa dépendance. Qu’être masochiste, c’est tisser soi-même sa défaite en entassant ce que les gugusses appellent des raisons objectives, c’est-à-dire, presque toujours, des capitulations. Qu’être masochiste, c’est s’obliger à saluer les intérêts qui piétinent aux abords des grands matchs comme sur les moquettes des conseils d’administration. Ou encore les intérêts de ceux qui ont intérêt à s’opposer à ces intérêts-là. C’est ça, Antoine : le masochisme, c’est de défendre des intérêts, d’aspirer à autre chose qu’à un verre de coco. Le masochisme, c’est se répéter chaque matin que les électeurs, les lecteurs et les clients ne vous pardonneront jamais d’être un homme libre. Le masochisme, c’est ramer dans les prétendues raisons supérieures au nom des passions inférieures dont elles sont les maquerelles. Être masochiste, c’est avoir trop peur de vivre pour s’avouer qu’aucune relation humaine, sur quelque registre qu’elle se déploie, ordre ou désordre, vice ou vertu, dans l’ermitage ou dans la foule, ne met finalement jamais rien d’autre en présence qu’un Je et un Tu, un Tu qui ne ressemble en rien à cet Autre moisi que n’importe quel épicier installe désormais dans sa vitrine au lieu de l’enfermer, comme il conviendrait, dans son bocal le plus hermétique, un Tu terriblement divers, il est vrai, et qui ne demande peut-être qu’à s’unifier, et qui ne demande peut-être qu’à m’unifier, un Tu qui casse les joujoux de toutes les généralités, toutes, absolument toutes, un Tu qui me laisse infiniment insatisfait – étrange insatisfaction, insatisfaction – le dirai-je ? – pleine de grâce.
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Mais je m’égare, je déraille, je batifole ! Le fin sourire qui se dessine sur vos lèvres me ramène fermement et patiemment à la réalité. Je parle pour rien, je parle dans le vide. Je m’énerve tout seul. Pour la raison, unique et suffisante, que tout ce que racontent MM. Thiriez, Valls, et autres, Antoine s’en tamponne comme de son premier tee-shirt. Ce sont mes nerfs que ces gens-là mettent à l’épreuve, pas ceux d’Antoine. Ma mémoire, pas la sienne : d’ailleurs, il n’en a pas. Lui, Antoine, il s’en tape ; tout cela, c’est du bruit, un bruit auquel il est aussi habitué qu’un lapin qui broute sur le bord d’une autoroute, et dont il se protège d’ailleurs fort bien en emmagasinant dans son casque, ou dans je ne sais quoi encore avec un nom anglais, un arsenal de bruits anti-bruit. Et que me considérer dans l’état où je me suis mis sans attraper une seule syllabe de ce que je raconte fait de moi, à ses yeux amusés, un vieux bonhomme de dessin animé guère moins drôle qu’une publicité.
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Voilà ce que c’est que délirer… J’oubliais l’essentiel. Qu’on lui propose la gagne comme principe d’existence et règle de vie, Antoine n’en sait rien. Que, non content de régner sur l’économie, la politique et les médias, ce langage-là ait réussi, comme il se serait fait une pucelle ou, mieux, une religieuse, à baiser l’une des activités les plus gratuites de l’humanité, le sport, cela ne fait pas du tout dresser les oreilles du lapin Antoine, tout occupé à brouter son bruit anti-bruit. Que finalement, baisé, il le soit encore plus et mieux, lui, que ne le serait tout un couvent, l’idée ne lui en vient pas. Que tout le projet de la gugusserie universellement managériale soit de le promener de déception en déception et de dégoût en dégoût, qu’elle n’ait rien d’autre dans la calebasse, cette pauvre GUM, que de faire de lui, comme de quelques milliards d’autres, cette brute calibrée dont le désir, rogné, limé, comprimé, désépaissi comme une crinière trop généreuse, n’ait plus pour s’exprimer que des exigences sèchement aboyées de petit cabot grotesquement hargneux et pathétiquement inoffensif, comment s’en douterait-il, le gentil Antoine qui halète au rythme de la batterie coincée dans son oreille ?
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Comme si ce que racontait Francis Jeanson – vous allez rire -, ça concernait Antoine ! Les choses objectivables qui ne peuvent combler personne, jamais, nulle part, le sens qui niche toujours dans la déficience de l’être… Non mais, des fois, est-ce que je vais arrêter de l’emmerder avec tout ça, ce gosse, est-ce que je vais le laisser se trémousser en paix ? Est-ce que je vais le laisser avancer ? Est-ce que je ne serais pas en train de le harceler, par hasard, est-ce que les étendards sacrés de la consommation humanitaire n’iraient pas bientôt se lever contre moi ? Et les droits de l’Antoine, alors ? Qui es-tu, toi, pour contester les droits de l’Antoine ? Tu ne veux pas être libre comme nous, salaud ?
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Antoine n’est pas sourd, pourtant. Même matraquée, son oreille saisit parfaitement le langage qu’on lui tient. Il n’est pas vrai qu’il ne lui parle pas, ce langage. Il n’est pas vrai qu’il ne lui dise rien. Il lui dit : « Rien ». Et non seulement il lui dit Rien, mais il le badigeonne de Rien, il le pénètre de Rien, il le travestit en Rien. Et c’est pourquoi Antoine comprend sans comprendre. On lui a shunté tout écho, on l’a décollé de lui-même, sa sono intérieure n’a plus de baffles. À ce Rien, si on le laisse faire, il va consentir comme à une évidence. Il va se l’appliquer en pommade anti-angoisse, il va en faire son ordinaire, sa parure, ses choux gras mécaniques. Puis, comme un chien au pied de son maître, il se recroquevillera sur sa solitude de tank dynamique.
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Il n’est pas sourd, il est anesthésié. Un tank ne voit rien de ce qu’il ignore, rien de ce qu’il écrase. Il continue à avancer, le tank Antoine, il avance sur place, il avance en boucle. Râpé, le temps des culpabilités sales comme des pellicules sur la veste du dimanche ! Antoine coïncide avec le rythme, avec les chenilles du tank, avec ce qu’il croit être son désir, Antoine devient de jour en jour plus con. Tant que les batteries de la batterie ne seront pas tout à fait nases, ça ira, il pourra frimer encore un peu, même si ça le gêne aux entournures du cœur. Mais le mouvement est irréversible. Celui qui n’a plus de pellicules à épousseter, celui qui ne veut plus les regarder, ses pellicules, ou qui ne le peut plus, celui-là se sent devenir une gigantesque pellicule, une insupportable pellicule sur la veste du monde. Faute d’être coupable de, il devient coupable tout court, coupable tout lourd, coupable tout tank, coupable d’être un tank, de s’être laissé devenir un tank. Et plus il est un tank, plus il est coupable. Et plus il est coupable, plus il est un tank. Verse-toi encore un peu de boum boum dans l’oreille, Antoine, ça te fera oublier que tu n’as rien à oublier.
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Je ne me serais pas embarrassé de l’affaire Antoine s’il n’y avait eu dans la voix de son père cet imperceptible flottement que j’aurai passé ma vie à guetter, et peut-être à chasser. C’est la toile d’araignée où l’insecte que je suis se précipite tête baissée, antennes repliées, dans l’extinction heureuse des lumières intermédiaires, et que votre idiote bonté, je vous en supplie, ne vienne pas l’en délivrer ! Laissez-moi là, laissez m’y, s’il vous plaît, entre naissance et mort, amour et solitude, joie et tristesse, remballez votre réel, M’sieurs Dames, bouffez sans moi vos valeurs, et ne venez pas compter mes pour et mes contre, mes ceci et mes cela, mes Capulet et mes Montaigu ! Que dis-je l’insecte ? Je suis l’éléphant qui se balance sur la toile d’araignée, qui trouve ça très intéressant, qui y appelle un autre éléphant, d’autres éléphants, tous les éléphants, sans oublier les paritaires éléphantes avec leurs éléphanteaux qui n’ont rien dans la trompe ! Car il n’est de poids ni de lourdeur, ni de gravité – ce poids qui n’ose pas dire son nom – qu’une main arachnéenne et tendre ne vienne alléger, bercer, subtiliser !
Ξ
Vas-y, Antoine, mon pote, dribble-les tous, file au but tout seul sur tes pattes d’araignée, t’auras deux verres de coco ! Et hop ! Un grand pont sur les champions de la gagne en leur faisant Meuh ! au passage ! Et hop ! La balle entre les jambes de ceux qui font semblant de savoir de quel camp ils sont ! Et hop ! Change de but, Antoine, feinte l’arbitre, les spectateurs, les journalistes, au hasard Balthazar, feinte-toi tout seul, mon gars, laisse-toi feinter par ce que tu découvres, apprends l’ignorance, petit, c’est la seule discipline intéressante, n’aie pas peur de ta solitude, le silence t’épellera ta liberté lettre à lettre, pas besoin d’écouter ce qu’ils racontent, pas besoin d’inventer des bêtises, tu recopieras ce qui est en toi, tu verras comme c’est neuf… D’accord, ce que je te dis là, ce n’est pas l’idéal. Je préférerais te désigner un chemin plus facile. Pour l’instant, n’y compte pas, il n’y en a pas.

(janvier 2010)

Francis Jeanson

LE MARCHÉ XLIII

J’ai rencontré Francis Jeanson au début des années 70, alors qu’il travaillait au chantier tout neuf de l’action culturelle. Chargé de la préfiguration de la Maison de la Culture de Chalon-sur-Saône, il réfléchissait aussi, avec le ministère, à la formation des animateurs de ces Maisons, tâche pour laquelle il cherchait un adjoint. J’avais présenté ma candidature ; à l’issue d’une séance assez solennelle au Ministère de la Culture, elle fut agréée. Francis m’inspira tout de suite curiosité et sympathie et j’intervins avec enthousiasme dans le premier stage national. Il durait un an. Les stagiaires bénéficiaient d’une foule de rencontres avec toutes sortes de personnalités éminentes, écrivains, artistes, auteurs dramatiques et comédiens, sociologues, pédagogues, etc. Dans des séminaires réguliers, Francis donnait sens et unité à l’ensemble. J’essayais, quant à moi, de transposer à l’univers culturel ce que mon activité de formateur m’avait déjà enseigné. « Fais ce que tu veux », m’avait dit Francis. À la fin du stage, une réunion fut organisée pour procéder au bilan de l’année. Leurs discours ayant mis l’horaire en danger, les officiels prièrent les stagiaires d’être brefs, ce qu’ils acceptèrent de bonne grâce. L’un d’entre eux parlerait au nom du groupe et son propos tiendrait tout entier en une équation sur laquelle ses collègues s’étaient accordés. Sur quoi le délégué se leva, s’en alla chercher un tableau, et écrivit : Stage national = Jean (son+Sur).
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Vanité. Mais, après quarante ans, la gloriole aurait pu garder cet épisode aussi frais dans ma mémoire sans qu’il soit resté dans mon cœur. J’étais honoré d’être ainsi associé à Francis, mais il s’agissait surtout d’autre chose. Cette équation n’était ni une flatterie, ni un règlement de comptes. Les stagiaires n’avaient jamais montré la moindre animosité envers les interlocuteurs qui leur avaient été proposés, et dont ils évoquaient souvent les apports. Ils nous avaient seulement lancé une sorte d’appel, leur équation était un manifeste en raccourci, l’expression d’une urgence que Francis Jeanson et moi avions peut-être pu mieux entendre que d’autres.
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Quelle urgence ? L’urgence de l’urgence, précisément. L’urgence de ranger les choses importantes dans les beaux dossiers de toutes les couleurs qu’elles méritent, et de s’intéresser aux choses urgentes, et de se donner, de s’adonner aux choses urgentes. Les futurs animateurs avaient compris que c’était là la pente naturelle de Francis, et la mienne. Même si les aventures que j’avais eu à affronter étaient à celles de l’animateur du Réseau ce que la pétanque est à l’ascension de l’Himalaya, les stagiaires, au-delà de toute identification politique ou idéologique, nous avaient sentis du même côté. Nous l’étions. Francis l’avait immédiatement compris ; de cela, je lui avais été reconnaissant. Il m’avait parlé comme à moi-même, non pas comme à une contrée voisine, à un clocher concurrent, à un allié d’un jour susceptible de devenir un adversaire de toujours.
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L’urgence. Je voudrais être certain de bien faire entendre ce que je mets sous ce mot. Je ne parle pas de l’urgence des journalistes, ni de celle des experts, ni de celle des humanitaires. Je parle de l’urgence d’accéder à soi-même, et de la nécessité, pour y parvenir, de faire la route avec les autres. Tout le monde a ce désir, mais peu de gens le regardent en face, peu de gens osent avouer et s’avouer que c’est là le meilleur combustible possible pour l’espérance, son principal moteur et sa source la plus vive, au point que son absence frappe tout le reste de stérilité. Ce mélange de proximité et de distance avec autrui, cette fraternité de voyageurs, cette fragile certitude qu’on ne se soucie ni de consolider ni d’analyser, dont on ne cherche ni de quoi elle est faite, ni de quoi elle manque, ni de quoi elle boite, ni de quoi elle souffre, dont on accepte les limites sans refuser les joies et les plaisirs qu’elle offre, qui, en lui donnant sens, tout à la fois alourdit et allège la solitude, l’affirme et la dépasse en la transfigurant, quelle existence ne la désire pas ? Mais peut-on encore comprendre cela, peut-on encore croire cela ? Sans doute. Quelque part, comme on disait à l’époque. Je m’y efforce comme un autre, je n’y parviens pas toujours. En tout cas, c’est bien de foi qu’il s’agit. De la foi du croyant ou, comme dit Francis, de la foi de l’incroyant.
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Accéder à soi-même, aider les autres à y parvenir aussi et, en les y encourageant, s’y encourager soi-même : Jeanson n’a jamais rien fait d’autre dans sa vie. C’était cela, le Réseau : sortir de la honte intolérable de la Guerre d’Algérie, sortir d’une défaite de plus en plus évidente, et que l’illusion de chaque succès militaire aggravait. Ne pas accepter de vivre dans cette lumière sale. Prendre les moyens qu’il faut, accepter qu’ils soient trouvés discutables et que, parfois, ils le soient. Agir dans le sens de la plus grande urgence, non pas en vengeur, non pas en théoricien. Christiane s’agaçait de ce qu’on identifie toujours leur couple aux années du Réseau. Le reste était pourtant de la même inspiration. L’action culturelle, telle que la voyait Francis, c’était tâcher de rendre les gens à eux-mêmes par le même mouvement qui le poussait constamment à se rendre à lui-même. Non pas la bienveillance, la philanthropie, le dévouement, l’altruisme. L’affirmation d’une communauté de destin, d’une identité de situation attestée par la présence dans chaque conscience, au-delà de tout ce qui sépare, d’un désir de sens. Tout cela ne m’aurait pas parlé à ce point si je n’avais déjà eu l’occasion de comprendre que cette perspective était la seule capable de donner sens à mon travail de formateur.
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Un été, je l’avais entraîné pendant quelques jours dans un beau village de Provence dont le maire avait accepté l’idée d’une sorte de mise en expression de ses administrés. J’étais ébahi du naturel et du soin avec lequel il s’entretenait avec nos interlocuteurs, haussant sans effort l’image des humbles, nuançant avec un humour gentil la satisfaction des importants. Il ne cessait de découvrir, il semblait renaître avec chacun ; mieux encore, il est vrai, avec chacune. Francis aimait passionnément les femmes. Il parlait d’elles avec une immense liberté toujours empreinte de la plus affectueuse amitié. Je lui enviais cette simplicité. Je l’entends encore, une fin d’après-midi où nous nous promenions dans le village, heureux de la beauté du site, heureux d’une jeune femme rayonnante que nous venions de croiser, me dire : « Tout est devenu plus large. » Et j’ai toujours dans l’oreille la grosse quinte de toux qui saisit le responsable du Crédit Agricole à qui j’avais un peu perfidement conseillé de lui demander une conférence quand, à l’issue d’une salve de questions, Francis déclara sur ce ton de douceur rieuse qu’il maniait comme une arme pacifique : « Nous allons maintenant nous quitter, mais je vais partir sur un regret. Vous ne m’avez pas interrogé sur ma vie sexuelle. »
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Francis Jeanson était la mesure même. Mais, dans la mesure, il était démesuré. Il ne concevait pas l’idée d’absolu. La condition humaine, pour lui, était absolument relative, c’est-à-dire absolument en relation. « Il est clair, écrit-il, que nous n’agissons pas dans l’absolu : mais c’est précisément dans le relatif qu’il nous faut nous maintenir, envers et contre tout, une sorte d’exigence absolue. Entre le redoutable confort des solutions radicales et la fuite dans l’insignifiance relativiste, il nous reste à tenter de naviguer… »
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« La perception, disait Deleuze, pas la morale ! » « C’est scandaleux, ajoutait Jeanson, de parler de Morale dans l’univers où nous sommes. » À l’origine de ses engagements, aucune surdétermination politique. Le Réseau était né de l’indignation mêlée d’effroi où l’avaient jeté, durant un séjour en Algérie, les propos de nos compatriotes. Cette réaction m’était facile à comprendre. Dans un texte qui figure sur ce site, Retour en Algérie, j’ai raconté ce que fut ma première promenade de soldat à Alger, le gamin algérien déchiqueté par la bombe qu’il transporte, la fureur délirante du curé de Saint-Augustin, l’évidence hurlante que tout cela devait cesser : et j’étais un catholique de droite, et j’étais venu volontairement en Algérie pour y défendre la civilisation occidentale ! Pourtant, si sévère que fût son jugement sur le comportement de certains d’entre eux, Francis Jeanson n’était nullement en guerre contre les Français d’Algérie. Il voyait de quoi ils étaient responsables, mais n’oubliait jamais en quoi ils étaient aussi des victimes. J’aimais cet homme de gauche qui ne jouait pas à l’homme de gauche, que je n’ai jamais vu s’étrangler d’indignation, s’étouffer de compassion, se shooter à la dénonciation, se gratter la conscience, qui ne faisait pas semblant de découvrir la misère du monde et d’être comme auréolé de cette extraordinaire trouvaille. Francis était un homme droit, le malheur des autres ne lui était pas un alibi foireux pour ne pas oser le bonheur. « On ne travaille jamais pour les autres si ce n’est pas avec eux », disait-il. Et ce travail est un bonheur, on y rencontre des amis, des joies, des plaisirs. Son regard désencombré ne cherchait pas dans l’état du monde la justification d’une névrose, mais les germes de l’humanité plus consciente, plus libre, plus audacieuse dont il avait lui-même besoin pour être heureux. Il était en proximité immédiate avec ceux qui lui demandaient d’éclairer un peu leurs problèmes. Une de nos amies parlait à son propos d’une attitude de vérin : non pas exaucer, mais exhausser. Aider la subjectivité des autres à surgir, à fuser, à s’échapper n’était pas pour lui une préconisation de colloque ; il était ainsi avec ses proches comme avec les inconnus. Sa manière de vivre l’amitié, c’était d’être aux affûts de la liberté des autres. Il savait qu’elle naissait d’un envol inattendu, d’une imprévisible effraction, d’un mouvement d’abandon soudain monté jusqu’à la conscience grâce à un instant de vraie confiance. Cet homme cultivé ne bouquinait pas la liberté. Il ne proposait à ses interlocuteurs ni vaines analyses, ni solutions toutes faites, ni promesses d’avenir : il se faisait seulement l’allié inconditionnel de ce qu’il cherchait et trouvait en eux d’authentiquement personnel. Quand le hasard le fit s’intéresser à la formation des personnels des hôpitaux psychiatriques, son apport fut extrêmement utile aux spécialistes et à ceux que l’on appelle parfois trop vite des malades 1.
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Je me rappelle une soirée d’été chez le maire provençal qui nous recevait. Nous étions en pleine libération des mœurs. La nudité était à la mode, comme en d’autres temps le smoking, beaucoup y cédaient. Mes esprits animaux n’étaient nullement désolés du spectacle qui leur était offert, mais je ne pouvais m’empêcher de marquer mon agacement quand des parents se flattaient de se montrer nus devant leurs enfants. J’aurais tout oublié de ces débats de bobos désœuvrés si Francis, en qui nos interlocuteurs avaient cru trouver un adepte, sinon un apôtre, de leur héroïque révolte contre la pudibonderie, n’avait, à leur grande déception, fait écho à mes réticences non pas pour les excuser, ni même pour les expliquer, mais pour les fonder. À ce signe minuscule, j’avais senti à quel point il s’intéressait aux autres. Confronter des opinions lui importait infiniment moins que saisir le point d’authenticité d’une expérience ou mettre le doigt sur l’enjeu personnel d’une contradiction. Plutôt qu’aux autres, d’ailleurs, il s’intéressait à l’autre, à son interlocuteur du moment, à celui-ci, à celle-là dans sa complexité réelle, ici, aujourd’hui, dans cette situation précise. Nier cette complexité pour « faire triompher une vision partielle », là était pour lui la démesure, la démesure pernicieuse, source de mauvaise foi et de violence, le contraire de la bonne démesure qui est comme le halo de la mesure, son orchestration par la générosité du cœur.
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Le thème de la respiration serait une bonne entrée pour considérer la vie et l’œuvre de Francis Jeanson. Il faudrait prendre le mot dans son sens premier. Vers la trentaine, il avait dû faire un séjour au sanatorium ; dans ses dernières années, il fut astreint à des soins quotidiens très pénibles. Toute sa vie, il a cherché l’air. La montagne lui était interdite. Sa maison de Claouey, sur le Bassin d’Arcachon, l’en consolait. Fit-il de la mer un sommet ? L’absolu dans le relatif, serait-ce la verticalité secrète de l’horizontal ? En tout cas, dans ce monde étouffant, il cherchait à respirer, et il aidait à respirer. Comme ce jour où nous nous promenions dans le village provençal. Il prenait l’air à pleins poumons, et j’en étais renouvelé.
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N’importe qui, sur Internet, injurie n’importe qui. « Traître ! » tapotent sur leur clavier, à propos de Jeanson, de bons petits pères un peu hépatiques qui vont même parfois, suprême patriotisme, jusqu’à se féliciter de sa mort. Francis en aurait souri, je gage qu’il aurait trouvé ces réactions finalement assez compréhensibles, et peut-être relativement judicieuses : la notion de Traître dont, dès 1955, il signalait l’importance dans la pensée de Sartre, et sur laquelle la Guerre d’Algérie lui donna l’occasion de réfléchir d’une façon on ne peut plus directe, tient une place importante dans son œuvre. Le Traître en question n’est pas le voyou, le vendu qui ne mérite pas la majuscule. Parlant du personnage qu’incarnait Pierre Brasseur dans Kean, une pièce de Jean-Paul Sartre, Jeanson le définit comme « celui qui a été jeté à la solitude parce que la Société lui donnait tort et qu’il ne parvenait pas en lui-même à se reconnaître fautif. » De nos jours, ce traître-là est largement passé de la scène à la salle et de la salle à la rue, via les entreprises, les médias, l’universel bourrage de crânes. Se sentir seul dans un univers social si massivement, si brutalement, si perversement autoritaire qu’on se donne à peine le droit d’en contester le bien-fondé et que les plus menacés hésitent à s’en protéger autrement qu’en se supprimant purement et simplement, c’est entrer dans cette problématique, c’est commencer à être ce traître très spécial, traître objectif dira Jeanson, traître au second degré, traître multiplié par traître au sens où moins par moins fait plus. « Vous serez seul, écrit Sartre, si vous connaissez que vous n’êtes plus, aux yeux de tous, qu’un objet coupable, tandis que votre conscience, en dépit d’elle-même, ne cesse de s’approuver ; vous serez seul si la société vous annule et que vous ne pouvez pas vous anéantir. » Ton de théâtre, bien sûr. Mais, pour de plus en plus de gens, cette solitude, au moins provisoire, devient un passage obligé : savent-ils assez que, s’ils ont le courage de l’accueillir droitement, la vie est au bout ?
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Être ce traître, ça vient comme une allergie, c’est une allergie. Choisissant d’abord l’homéopathie, on commence, aux premiers signes de contestation qu’on repère en soi, par adhérer plus que de raison à ce que l’on a la hantise d’abhorrer. Comme le boxeur en difficulté, on colle au corps de l’adversaire pour l’empêcher de frapper. Les premiers doutes ? Des signes de fatigue, rien de plus. Les traces de dégoût que l’on repère comme de vilaines taches ? Elles passeront si l’on redouble de docilité, si l’on s’applique à ne pas voir, si l’on pense à autre chose. Mais elles ne passent pas, il faut forcer la dose. En avant pour la compensation, pour la célébration lyrique, féroce, intraitable, de ce que l’on devrait refuser, de ce qu’on va finir par haïr à force de ne pas le refuser. Solitude sous contrôle. Climat de fascisme, de stalinisme : management. Fascination par les autres, devenus soudain si cohérents, si présentables, si réglos, si fiables, si rationnellement rationnels, si humblement sympathiques : ils ne souffrent pas à ce point, les autres ! Et la crise, la crise qui vient, qui vient nécessairement pour empêcher le pire : qu’elle ne vienne jamais.
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Ne rien voir ? Ne pas penser ce qu’on pense, ne pas sentir ce qu’on sent ? Difficile de tenir longtemps la position. Un jour, la contradiction devient insupportable, il faut une façon plus subtile de nier l’évidence. On appelle généralement cela lucidité, mais c’est le contraire : l’antichambre de la noirceur. Décrire, décrire encore, décrire jusqu’à l’ivresse pour bien s’enfoncer dans le bain de mousse, dans le marais de mousse du pessimisme, noir désir, sombre jouissance. Ah ! L’inépuisable dégustation du pessimisme ! La lente progression des tanks du pessimisme. Quelle énergie propre, le pessimisme, il produit ce qu’il consomme ! Et se tient toujours si près de la réalité ! Dans sa lucidité sans lumière, on déguste en esthète la lenteur de l’asphyxie. Quoi de plus naturel que le malheur ? Le principe de réalité – misérable principe, crasseuse réalité – ne suffit-il pas à le justifier ? Les choses sont comme ça, personne n’y échappe, tu as raison, tout ça est dégueulasse, mon manager me siffle, il faut quand même que j’y aille. On se consolera avec les entractes plus ou moins laborieusement orgasmiques concédés par le principe de plaisir, petit cousin du susnommé. Et si tout cela ne suffit pas à colorier l’image qu’on a de soi, on ouvrira le tiroir aux grands mots, et on se collera sur le front la première étiquette qu’on en tirera : Progrès, Humanisme, Ordre, Révolution, Croissance, Religion, Sécurité, Écologie, Anarchie, très bon tout ça, excellent, j’achète ! Faute de contenu, il faut bien se donner une contenance !
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Je ne me vois pas expliquer à des salariés de France Telecom que leur entreprise n’est pour rien dans leur malheur. Mais prendraient-ils pour un traître – en mauvaise part, cette fois – celui qui leur suggérerait que, pour réelles que soient leurs souffrances, ils auraient tort de voir l’enfer dans ce qui est seulement, si l’on peut dire, une manifestation de l’enfer, une émergence particulièrement gratinée de l’enfer ? L’idée qu’à l’extérieur de la boîte on est libre, ceux qui souffrent vraiment au travail savent que ce n’est pas vrai. Peuvent-ils admettre que ce que leur inflige l’entreprise, cette dépendance carcérale, cet enfermement maniaque, dépasse, et de beaucoup, la capacité de nuisance des quelques personnages qui recyclent leur agressivité d’adolescents frustrés dans le confort bébête des étages supérieurs ? Peuvent-ils admettre qu’ils sont là devant une expérience fondamentale, qu’ils sont vraiment affrontés à l’absurdité du monde, qu’ils sont au point de bascule de la vie et de la mort ? Peuvent-ils croire qu’ils sont des pionniers, des aventuriers, des découvreurs ? Ils le sont, pourtant, et au premier chef, et les si bien nommés partenaires sociaux ne le sont pas, eux, leurs experts de poche non plus. Peuvent-ils se dire que, pour épuisant qu’il soit, ce combat vaut la peine d’être engagé, qu’il n’est nullement perdu d’avance, qu’il peut devenir légende ?
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À la fin, pourquoi les esclaves de la colonisation managériale ne marronnent-ils pas plus souvent ? Ce que pouvaient faire des gens ignorants, dépourvus de tout, et sur lesquels on allait lâcher les chiens quand ils s’enfonceraient nus, en pleine nuit, dans une nature hostile, les salariés citoyens consommateurs sont incapables de s’en inspirer, même d’infiniment loin, même avec toutes les transpositions qu’on voudra ? Gardent-ils seulement quelque nostalgie de ce genre de révolte ? En sont-ils, parfois, vaguement émoustillés ? Peu familier des beaux quartiers, je ne suis pas porté à sous-estimer le poids des nécessités matérielles. Mais enfin… Quand l’existence n’est plus que le combat permanent de l’insomnie et du somnifère, de l’angoisse et de l’anxiolytique, quand une fenêtre ouverte devient issue de secours, est-ce bien raisonnable de s’entêter, est-ce bien raisonnable de ne pas marronner ? À ce niveau de désastre, l’enjeu est-il encore équitable ? Ira-t-on raconter qu’on agit pour l’avenir des enfants ? Cela prête à rire. Sauf si, les destinant à la carrière psychiatrique, on voulait leur donner un peu d’avance dans leurs études en leur fournissant très tôt une expérience pratique. Tout cela ne va pas, on dira ce qu’on veut… Il doit y avoir d’autres explications à cette ahurissante passivité. C’est entendu, ni la consommation ni la communication ne favorisent l’imagination et l’audace. Mais, vraiment, il aurait suffi de quelques décennies de médias et de supermarchés pour dévitaliser comme une dent l’homme du XXe siècle finissant ? Je ne l’ai jamais vu très glorieux, ce gazier-là, mais de là à sombrer aussi vite !
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Alors, une hypothèse. Ici est définitivement comme ailleurs. Pour marronner, il faut de l’inaccessible : ça, c’est râpé. On s’échange maintenant les lions et les guépards comme les couches-culottes et la Joconde. Robinson Crusoé commande sa pizza sur son portable. Tous les jeux ne sont sûrement pas faits, mais toutes les cartes sont distribuées. Ici étant comme ailleurs, les problèmes s’y posent comme ailleurs. Ce salarié qui s’obstine à rester dans sa boîte pourrie a peut-être au fond de lui l’idée étrange et perspicace qu’il est inutile – et même déplacé – de troquer ce sort détestable contre une situation un peu moins difficile : pressentiment animal de la catastrophe. Ailleurs, il y a peut-être quelques aisances de plus, quelques vexations de moins. Mais ailleurs, quelque chose lui dit que c’est un endroit qui n’a pas encore eu le temps de ressembler à sa boîte pourrie, qui, d’une manière ou d’une autre, deviendra sa boîte pourrie.
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Déménager pour aller où quand on patauge au fin fond de l’engloutissement ? On ne peut pas fuir le destin comme un people fuit l’impôt. On en meurt ou on en triomphe, ça s’appelle le tragique. Les élites en sont définitivement châtrées, et heureuses de l’être. Tout pétochard qu’il soit, le peuple, que j’ai toutes les raisons du monde, innées et acquises, de ne pas idéaliser, et qui est la principale victime de la tragédie, s’en trouve pourtant aujourd’hui le seul gardien. On n’aime guère s’avouer ces choses, mais elles sont là, elles tambourinent, elles sont la basse continue de l’existence, elles en sont le sérieux. Le reste, la politique, le débarbouillage de la planète, la musicalité des pets des importants, c’est pour rigoler : affronter le tragique, même quand on a peur de son chef de bureau, ça, c’est sérieux ; ça, ce n’est pas rien. Mon hypothèse infiniment optimiste est celle-ci : les gens vraiment pris dans l’horreur économique – pas ceux qui en dissertent, pas ceux qui en larmoient – vont d’instinct là où ça brûle le plus. Parce que « là où grandit le danger, grandit aussi ce qui sauve. » Parce que, face au méchant petit crabe, on peut préférer les risques et les inconvénients du bistouri à une médecine moins radicale. Parce qu’ils sentent qu’ils n’ont pas grand-chose à gagner au progrès de leur confort psychique. Parce que nettoyer la planète pour mourir dans un lit nickel, c’est idiot. Parce qu’ils ont l’obscur besoin, comme disait Péguy, de se mettre « au centre de misère », « et de souffrir plus juste et de souffrir plus creux. » Masochisme ! Masochisme ! cacardent les oies instruites. Pas de surmenage inutile : on n’explique pas aux oies, surtout instruites, ce qu’est un pari existentiel, ou métaphysique, ou tout ce qu’on voudra. Un pari de vivant sur la vie, on ne l’explique pas aux oies communicationnelles. Les gens de France Telecom et de toutes les boîtes qui lui ressemblent, eux, s’ils ne savent pas vraiment ce que c’est, le devinent. Ils sont à bout, mais ils sentent aussi qu’ils sont au bout, devant le vide, devant le saut, devant la mort. Qui sait, devant la vie ? Et si la vie n’était pas loin ? Même s’ils n’appellent pas ça pari métaphysique ou pari existentiel. Même s’ils pensent plutôt Quitte ou double ! ou Superbanco ! Qui donc a dit que les médias ne servaient à rien ?
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Dans son livre sur Sartre de 1955, Francis Jeanson considère notre dépendance. Car c’est ainsi : nous dépendons des autres, nous dépendons du monde. Mais il précise, et dénonce la confusion que nous faisons entre deux formes de dépendance, « l’une relevant de notre condition, et qui est […] radicale, l’autre procédant de notre liberté même (sous les espèces de la ″mauvaise foi″) et à laquelle il doit par conséquent nous être possible de remédier. » Voilà une clé qu’il faut bien accrocher à son trousseau.
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De quoi me parle-t-on si ce point de liberté n’existe pas ? Comment ma liberté pourrait-elle procéder d’un déplacement de ma servitude, d’une protestation de ma servitude contre elle-même ? Comment intimerais-je l’ordre à ma servitude, fût-ce au nom des valeurs et de tout ce qu’on voudra, de n’être pas la servitude ? Comment et pourquoi deviendrait-elle jamais ma liberté ? Comment et pourquoi cesserais-je jamais d’être englué dans la consommation si j’en étais irrémédiablement l’otage ? Comment et pourquoi pourrais-je me dépêtrer de la communication si je n’étais d’emblée autre chose qu’une sotte machine communicante ?
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Je le sais : je ne suis ni cet otage ni cette machine. Mais avant que cette certitude ne m’apaise et ne mette sur mes lèvres le seul sourire qui ne soit pas une grimace arrangée, elle m’angoisse, elle me terrifie. Je n’ai qu’un désir, lui échapper. C’est pourquoi, de toutes mes forces, je collabore avec ce qui me nie. Pour m’y fondre, m’y engloutir. À moins que, pour me persuader de la force supérieure de l’ennemi et me rassurer sur la légitimité de mon impuissance, je ne passe mon temps à le dénoncer, le dénoncer, le dénoncer ! Ainsi, je me cerne moi-même, je m’enferme, je deviens mon meilleur geôlier. Les murailles que je devrais renverser, je les renforce. Je cisèle les serrures que je devrais briser. Les masques que je devrais arracher, je les décore. « Mauvaise foi », dit tranquillement Jeanson.
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Le monde me semble si plein, si évident, si réel, et ma liberté si incertaine, si problématique, si évanescente ! Comment n’irais-je pas tout droit à l’objectivable, au concret, à l’immédiatement partageable, à l’instantanément saisissable ? C’est-à-dire à ce qui peut être conquis, séduit, ravi ? C’est-à-dire, en fin de compte, à la dépendance ? C’est-à-dire à ce désespoir dont je veux faire ma demeure ? Et pourtant… « Je n’imagine pas, écrit Jeanson, que quoi que ce soit de ce que je peux objectiver, de ce que je peux atteindre, puisse me combler. Je pense que le sens est toujours dans la déficience de l’être : dans une certaine absence au cœur de ce qui est. Le sens, c’est ″le ver dans le fruit″ : c’est ce qui est rendu possible par un trou, un creux, un vide. »
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Ver, vilain ver, ver d’angoisse et de doute dans le beau fruit concret d’un monde pieusement organisé pour la satisfaction de chacun et de tous. Lenteur du ver, lourde reptation du ver parmi l’agilité informatisée des plaisirs, obscène procession du ver dans le sérieux huilé du progrès !
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Ce n’est pas avec les managers ni avec les syndicalistes que les gens des entreprises dialoguent, mais avec ce ver incontestable, avec cette dissonance, avec cette chose en eux qui n’a ni forme ni nom, et que le bavardage officiel, écrin d’insignifiance, rend encore plus inquiétante, encore plus nécessaire. Traîtres, traîtres objectifs, traîtres par traîtres, ils sont tous des traîtres, les gens des entreprises, ils ne croient pas plus à la justice sociale qu’aux bienfaits de la croissance. Des mots qui appellent la trahison, tout ça, et qui la trouvent ! Ainsi le passant devant la vitrine illuminée, qui ne voit plus ce qu’il voit, qui rentre dans son souvenir, sa douleur, son ennui : son cœur ne sait rien de ce que ses yeux regardent. Ainsi les gens des entreprises devant ce monde qu’ils fabriquent du bout de leur rage : ils sont en deçà, ils sont au-delà, ils ne sont jamais avec lui.
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Que le monde moderne joue son destin dans leur dialogue secret avec leur liberté, que ce vide en eux soit désormais la seule porte du sens, que l’avenir s’écrive au dos de leur angoisse, les anonymes l’ignorent et s’en foutent. Ils ne posent pas pour la galerie, pour l’Histoire, pour l’objectif. Autre chose les sollicite. Ces transformations en eux, silencieuses, presque imperceptibles, patientes comme un effritement, et qui, la plupart du temps, semblent préluder à de grands malheurs, leur font parfois pressentir des espérances plus effrayantes encore. La solitude change de signe. Le vide qui se creuse devient fondement et fondations. « Le sens, insiste Jeanson, s’inscrit dans un vide, dans un manque. Il n’y aurait pas de sens si on était plein : plein de soi. » Le sens les révèle à eux-mêmes en leur montrant qu’il y a de la place en eux, qu’ils sont autres qu’eux-mêmes. Il les fait « autres à eux-mêmes », il injecte entre eux et eux un soupçon créateur. Ils n’osent pas encore se le dire trop fort, mais c’est cela qui les intéresse le plus ! Ils sont les terrassiers d’eux-mêmes, ils font de la terrasse, comme on dit dans le métier. La terre, la pelle. Il y a du fossoyeur, là-dedans, un peu de fossoyeur… Il y a tant de choses à enterrer.
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Pas facile, ce boulot, plus coton que de se faire consultant ! Dans un monde qui voit tout, qui sait tout, qui veut tout, qui fait tout, oser s’attacher à l’impalpable, à l’ambigu, à l’indéfinissable, à l’injustifiable ? Rester avec une tristesse sans cause et sans nom, avec l’obsession de sentir et de ressentir ? S’infliger la solitude ? Préférer le piétinement ? Et pourtant, au creux de la conscience, quelque chose se mijote, au regard de quoi rien n’est rien. On n’est pas seulement un autre à soi-même : l’autre proprement dit, cet autre comme miroir, cet autre comme alibi, cet autre comme habitude, cet autre comme garniture, cet autre comme partenaire, devient vraiment un autre, gouffre de mystère. Alors quelque chose s’ébauche, on se surprend à cueillir sur soi des bribes de réalité, on se découvre de l’existence comme un cheveu sur une veste. Dans ses entretiens avec sa femme, Jeanson traduit avec une impitoyable simplicité ce qu’il a établi ailleurs d’une façon plus conceptuelle : « Se remettre en route en fonction de soi-même, selon soi-même, selon les rapports qu’on parvient à établir dans le concret avec les gens qui sont là autour de soi. »
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Tout le monde hérite, bien sûr, quand ce ne serait que de la pauvreté, de la sottise ou du malheur. Mais que vaut un héritage que je n’ai pas reconsidéré, épousseté, trié ? Vraiment, ceux qui me l’ont légué étaient plus capables que moi de savoir ce qui est bon et mauvais ? En leur faisant le vilain cadeau de le croire, je suis sûr de les honorer, de les respecter ? Ne serait-ce pas plutôt les embaumer et me débarrasser, du même coup, de leur liberté et de la mienne, d’eux et de moi ? Que vaut une piété identitaire qui dispense de la liberté ? Je ne sais qui est l’écrivain algérien que cite  Francis Jeanson. Il se désigne comme Enfant de Hauts-Plateaux : « Nous abusons de nos racines, la quête de l’identité devient une forme de barbarie. Je pense, donc tu n’existes pas. Nous avons quitté le présent pour hanter nos âges d’or. Nous avons inventé des dieux qui n’acceptent qu’une seule offrande : le cadavre de l’autre. Nous mourrons d’être trop en nous-mêmes, n’ayant pour horizon que les frontières du clan, de la tribu, de la race, de la langue et de Dieu. »
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J’ai longuement cherché un mot qui définisse la façon d’être de Francis. Je n’ai trouvé que celui-ci : il avait la liberté libre. Aucun effort, aucune tension, aucune exhibition de belle conscience. Jamais englué dans la proximité, jamais solidifié dans la distance. Fidèle et rebelle : rebelle parce que fidèle. Les petits pères hépatiques qui l’injurient n’ont aucune idée de cela. C’est en tant que Français, les Algériens l’avaient bien compris, qu’il s’est exprimé et qu’il a agi durant la Guerre d’Algérie. La France ne pouvait être du côté de la folie dominatrice, du côté de l’ignoble et de l’inutile, de la torture et du mépris. Francis redonnait aux mots leur sens exact. Il refusait que grandeur de la patrie signifie ratonnade, qu’unité nationale veuille dire double collège, que pacification soit synonyme de gégène et de baignoire. Il confrontait les mots aux choses et quand les mots ne correspondaient pas aux choses, il les rectifiait : l’action suivait. Il retrouvait là, à sa manière, une tradition lointaine, plus de deux fois millénaire : la ″rectification des noms″, devoir premier de tout homme, et d’abord de l’empereur, est au cœur de l’éthique confucéenne. Qui donc, de nos jours, rectifiera ″progrès″, ″humanisme″, ″socialisme″, ″développement″, ″croissance″, ″liberté″ ? À l’évidence, la communication emprunte le chemin inverse : loin d’élever la chose à la hauteur du mot, elle ravale le mot à la bassesse de la chose. En cela, elle est incurable, intrinsèquement perverse.
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C’est généralement avec des athées, des agnostiques, des mécréants de toutes sortes que je me sens partager quelque chose de ma formation chrétienne. Le mot de Gandhi rode parfois autour de moi : « J’aime le christianisme, mais je n’aime pas les chrétiens ». Quand Francis m’expliquait que rien de ce que nous pouvons objectiver n’est susceptible de nous combler, cela me jetait d’abord dans une immense perplexité. Était-il ce que je ne croyais pas qu’il était ? Étais-je ce qu’il ne croyait pas que j’étais ? Puis je l’écoutais parler et, dans un grand fracas de baignoire qui se vide, ces questions oiseuses filaient à l’égout. Il restait qu’en effet rien de ce qui est objectivable n’a jamais comblé personne, et Dieu reconnaîtra les siens ! Il restait « que la quête de sens s’instaure en nous par le manque », que « ce n’est pas un trou qu’on peut boucher », mais « une absence qui sera toujours là », que « quand nous poursuivons une espèce de plénitude, nous sentons en même temps – c’est pourquoi ça ne nous rend pas heureux – que nous nous dupons. »
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La tranquillité de Francis Jeanson me réconciliait avec cette notion de quotidien qui exalte le plus souvent le borné, l’épais, le revanchard. J’admirais la souplesse de son intelligence, le calme et le sourire avec lesquels il abordait les questions les plus difficiles. Jamais de nonchalance, mais toujours ce nonchaloir qui est comme une marque de la grâce. On ne le voyait jamais installé : ni dans le travail, ni dans le loisir. Dans la diversité des occupations et des moments, il était un homme parmi ses semblables, constamment épris du bonheur de vivre, réfractaire aux dramatisations rhétoriques, à la fois tonique et reposant.
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Il aimait le plaisir, mais il ne vivait pas selon le plaisir. Sa seule présence renvoyait au Musée de la Sottise les lourdes objectivations de la jouissance, de l’argent, du pouvoir, mais aussi des dogmes, des morales fermées, des exaltations idéologiques. Quand l’amitié l’a exigé, la quotidienneté ironique et inspirée dans laquelle il se déployait s’est ouverte naturellement, en toute simplicité, à l’incroyable audace du Réseau, aux dangers et aux souffrances de la clandestinité. Quand elle racontait cette période, Christiane félicitait en riant leurs enfants de s’être montrés raisonnables en ne tombant pas malades durant les longues années où ils ne bénéficiaient d’aucune protection sociale. Rien n’était jamais chez eux gesticulant ni pathétique. « Le projet de la réussite de notre aventure humaine, écrit Francis, je veux préciser qu’il importe peu à mes yeux que l’objectif en soit ou n’en soit pas atteint. On est dans la vérité dès lors que l’on s’efforce de progresser ensemble vers plus de vérité. Autrement dit, c’est dans le présent qu’il m’intéresse que les hommes se préoccupent de donner sens ensemble. Et s’ils se préoccupent de donner sens ensemble, alors ils sont déjà dans le sens. »
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Ce qui valait pour l’existence individuelle valait aussi, à ses yeux, pour la vie politique. La pire des objectivations, c’est l’avenir quand il devient un poids, un surplomb, une vérité précuite et décourageante qui condamne le présent à l’inexistence, qui en fait du pratico-inerte. « L’entreprise révolutionnaire, écrit-il encore, n’atteindra peut-être jamais son but, mais la seule chance qu’elle ait de tendre réellement vers lui réside dans ces hommes trop impatients pour se contenter du rythme de l’Histoire, trop exigeants pour admettre qu’il n’y ait rien d’autre à faire dans le monde – par hasard le leur – que d’y préparer, dans la résignation à leur propre échec, le triomphe de quelque lointaine humanité. Si la reconnaissance réciproque des consciences est le véritable but, c’est tout de suite qu’elle doit être tentée, c’est dans le cours même de la lutte pour édifier les structures qui lui seront le plus favorables, et si grande soit la résistance que lui opposent les structures actuelles. Sans cette impatience, la lutte se dégrade en vaine rhétorique, et chaque génération se sacrifie pour rien – ayant cessé d’éprouver en elle-même l’appel de cette liberté qu’elle prétend élaborer pour les générations suivantes. » On comprend que tout cela ait durablement traumatisé la Gauche, et que la réserve qu’elle n’a cessé d’observer à l’égard de Francis Jeanson n’était pas faite que d’admiration. La « reconnaissance réciproque des consciences », voyez donc… Allez mettre ça dans un programme !
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D’autant que, dès Notre guerre (1960), il enfonçait le clou avec une certaine vigueur : « Les fascistes se trompent, et ils se trompent gravement, aussi les combattons-nous sans réserve. On dira qu’il s’agit là d’un combat facile à concevoir, aisément justifiable : en principe, tout le monde est d’accord, les neuf dixièmes de nos concitoyens sont antifascistes. Si toutefois l’on y regarde de près, on ne tarde pas à découvrir que l’antifascisme est une redoutable abstraction. Au même titre, par exemple, que l’antiracisme ou l’anticolonialisme.» Difficile d’expliquer que Jeanson n’était pas à la pointe du combat. Mieux valait donc le saluer de loin et en revenir aux valeurs sûres du militantisme pépère. Et à la culpabilité mémère, sa fidèle compagne, verso de la servitude, génitrice des lâchetés intimes. Et à la mauvaise foi, leur enfant unique.
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Encore un mot sur Francis Jeanson, sans tirer sur le lumineux souvenir que j’ai de lui le rideau d’aucune solennité. Dans son dialogue avec Christiane, il parle de la folie, où il voit une forme de suicide, « le choix de perdre la raison, de perdre le sens ». Mais pourquoi le suicide ? Mais pourquoi la folie ? « Parce que l’exigence de sens, qui nous relie les uns aux autres, est devenue intolérable, à force d’avoir été déçue. » Cette exigence de sens, il s’était donné les moyens d’en tirer pour lui-même toutes les conséquences. Cela le faisait infiniment vivant, et élégant, et aimable.

 (15 octobre 2009)

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Notes:

  1. Voir là-dessus le chapitre 19 d’Entre-Deux, Conversations privées 1974-1999, où Francis Jeanson dialogue avec sa femme, Christiane Philip. (Éditions Le Bord de l’eau, 2006)

Place à l’océan

LE MARCHÉ XLII

Ainsi personne n’a rien eu à opposer au déferlement de bêtise et de bassesse sur lequel la crise projette sa lumière crue : les fondamentaux de la modernité occidentale sont la cupidité et la volonté de puissance. De résistance véritable, je n’en ai jamais vu que dans des cas d’incompatibilité psychologique : chez des caractériels, en quelque sorte. Hormis ces chanceux, une cascade de dénonciations théoriques, de bramements, d’indignations, d’« exigences de justice » : en bon français, rien. L’héritage grec et latin, le christianisme, les Lumières, les révolutions, les révoltes, le socialisme, le surréalisme, le communisme, la pensée critique, les maîtres du soupçon, l’expérience de la guerre et des tyrans du XXe siècle, l’action culturelle, le féminisme, les valeurs et la diversité, tout cela, sous le contrôle de la communication, cette grande pute cruelle et polyvalente, a préludé au triomphe du management, des ressources humaines, du marketing, du marchandisage, du développement professionnel et personnel, de la production affolée des choses et de leur consommation. Il y a quelques mois encore, un tel bilan eût été accueilli avec un sourire de dédain. Il me semble que le sourire va peu à peu se faner.
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Rien n’est plus fétide qu’un privilège.
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Combien de temps la moralisation du capitalisme amusera-t-elle la galerie marchande ? Trois mois ? Deux ans ? Dix ? Une fois les plus grands voyous privés d’une part de leur dessert, des managers de second rang monteront à leur place en jurant amour et fidélité aux valeurs. Pourquoi ne seraient-ils pas sincères ? Leurs aînés l’étaient peut-être aussi. On met le doigt dans le système : il le broie. L’intelligence ? Il l’affole. Le cœur ? Il le pourrit. Les petits nouveaux feront comme les grands anciens. À la moralisation du capitalisme, fumisterie de droite, répond la fumisterie de gauche dont un sociologue se faisait récemment le colporteur : les patrons vivent sous le règne du moi, les manifestants témoignent du nous. Un nous qui vient par les pieds, en quelque sorte. Pourquoi se moque-t-on toujours des gens, toujours ? Les riches cèdent pour rester riches, rien de plus, rien d’autre. C’est leur crasse qui les oblige à plier un peu, pas leurs adversaires. Et les gens des manifs, pourquoi se rassemblent-ils, sinon pour leurs intérêts individuels ? Sinon pour leur pomme ? Ils en ont le droit, certes, et peut-être le devoir. Mais la pensée pommiste n’a jamais fait peur à personne, surtout pas au capitalisme, qui l’a inventée. Communier dans le pommisme, c’est lui faire la bise de loin. L’ennemi du capitalisme, air connu, c’est le capitalisme. Il y a longtemps que les gens de droite ont renoncé à l’influencer, qu’ils se contentent de répéter les slogans que la nécessité leur souffle, qu’ils feignent d’être les organisateurs d’un désordre qui les dépasse. Pendant ce temps-là, la gauche promène ses pancartes. Elle fait pot de fleurs, comme on disait des enfants de chœur qui n’avaient pas de rôle défini dans les cérémonies. La logique des choses a désarçonné la droite comme la gauche et les traîne derrière elle par les cheveux. Même si, de tous les côtés, il y a d’excellentes personnes, d’excellentes personnes paumées, intelligemment paumées, paumées avec compétence, paumées avec une exquise sensibilité. La logique des choses, qui la prendra aux naseaux ? Un génie ? Un « intellectuel de haut vol », comme on dit du pape Benoît ? Chansons. Personne ne le peut. Sauf vous et moi, ici et là, quand nous aurons accepté l’incertitude des temps, quand nous aurons extirpé de nos crânes les performances, les objectifs, les jugements, les mesures, les comparaisons, quand nous nous serons amoureusement lovés dans la durée, le regard tourné, en nous et hors de nous, vers le vaste.
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Le rapprochement entre le terrorisme mondial de l’argent et ce que Téodor Liman appelle avec justesse la « vie-de-bureau » s’est forcément imposé aux travailleurs. Non qu’ils se soient livrés à des comparaisons absurdes. Tous les patrons ne souffrent pas de névrose d’accumulation. Beaucoup d’entre eux, s’ils se laissaient aller un instant à rêver de bonus disproportionnés, seraient ramenés à plus de modestie par le grain de bon sens que leur lancerait l’honnêteté, ou la prudence. Et pourtant, le rapprochement s’est imposé. À la manière d’une similitude climatique. Dans les firmes planétaires comme dans les bureaux les plus modestes, même si c’est à des degrés incomparables, la même frénésie de réussite, la même volonté de puissance, la même obsession des possibles et des limites à repousser. La dénonciation virulente de quelques voyous majeurs par leurs amis d’hier, loin d’apaiser les travailleurs, les renforce dans la crainte et l’hostilité. Il y a du stalinisme dans le mouvement ternaire de ces purges : on feint de découvrir les désordres quand les circonstances y obligent, on traîne les coupables dans la boue, on renforce le système derrière eux. Personne ne sait plus que penser d’une atmosphère pareille. Ceux qui l’ont installée, et ont tout fait pour la renforcer, en sont à se justifier, à protester de leurs bons sentiments, à geindre préventivement, à se faire victimes avant qu’on ne les accuse. Débâcle. Les travailleurs s’interrogent en secret. Ne cautionnent-ils pas trop facilement ce délire ? Ne contribuent-ils pas à l’aggraver ? Mauvaise conscience, honte diffuse. Fausses relations, fausses amitiés, fausses équipes. Comment n’a-t-on pas su opposer un peu d’humanité à la logique meurtrière du management ? Pourquoi le silence, pourquoi toujours le silence ? Pour sauver quoi ? Ces questions-là se chuchotent comme des confidences graves et désabusées. On devine qu’on a tort de tout reprocher aux autres. Mais, au juste, on se bat contre quoi ? Contre quelque chose qui est nulle part et partout, dans les bureaux, sur les murs, à la cafétéria, dans les voix, dans le bonjour du matin. Avant la crise, on ne prenait pas trop au sérieux ces signes-là. On faisait la part du feu. C’est si compliqué, la « vie-de-bureau » ! Seuls des esprits simplistes ou des gens de mauvaise foi peuvent se lancer dans des procès excessifs. Le monde moderne, n’est-ce pas, c’est de l’argent, de la technique, mais aussi des hommes, surtout des hommes, d’abord des hommes, comme le tonitruent les chefs à chaque réunion, juste avant d’annoncer le plan social qui va sauvegarder l’avenir des hommes, précisément. Avant la crise, on préférait penser que, dans ce monde-là, il y avait à boire et à manger. Depuis la débâcle venue de l’admirable Amérique, on a du mal à le croire. Un coup de soleil majeur, ou un coup de nuit, a écrasé les plans, effacé les nuances, gommé les gentillesses rassurantes, épaissi les humeurs. Personne, même parmi ceux qui dénigrent le plus la modernité, n’a la moindre envie de sourire, même par ressentiment, même par vengeance. On est inquiet pour l’avenir, bien sûr. Mais, surtout, on est rattrapé par soi-même. La propagande managériale a tout fait depuis des décennies pour que cela n’arrive jamais. La peur, la séduction de l’argent, la jouissance de la technique et du pouvoir, la vanité d’être moderne, les équipes rassurantes, la violence de la compétition, tout lui a été bon pour tenter d’empêcher les gens d’arriver à eux-mêmes. Raté. Ils y arrivent. Clinamen irréversible, même s’ils vont faire semblant d’oublier : la propagande du capitalisme moralisé, qu’il faudra nécessairement encore plus misérable et encore plus bête, leur rafraîchira vite la mémoire.
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Vous voulez moraliser le capitalisme. Soit. Je vous crois. Même si vous ne le voulez que parce que l’épaisse nullité d’un troupeau de gougnafiers internationaux vous y oblige et que, pour une fois, les Français ne sont pas, comme vous dites, les derniers de cette classe de tordus. Même si vous ne le voulez que pour sauver, sinon vos intérêts, du moins vos idées, du moins vos rêves. N’importe, je vous crois. Mais alors ? Irez-vous enfin à la racine ? Serez-vous toujours les pompiers qui éteignent le feu dans les étages quand il dévore les souterrains ? Serez-vous toujours les médecins qui organisent la distribution du poison ? Continuerez-vous à finasser ? Comprenez-vous que vous avez fait du monde du travail un enfer de silence, de sottise et de mensonge qui irradie toute la société ? Les entreprises et les administrations sont devenues des étouffoirs. Depuis quarante ans, on y guette minutieusement, pour la flinguer, la moindre tentative de pensée libre. Depuis quarante ans, on y organise, dans l’indifférence générale, un lavage de cerveaux qui n’a rien à envier à ceux qu’ont mis au point les pires totalitarismes. C’est peu mon habitude de lancer des appels. Cette fois, je le fais. Tout ce qui se raconte dans les sessions de formation, et qui ne peut se prévaloir d’aucun privilège de confidentialité, doit être porté à la connaissance de tous. Tout le monde a le droit de savoir quelle idée de l’homme, du travail, de la société humaine, s’y développe. Tout le monde a le droit de savoir quelles références y sont avancées. Tout le monde a le droit de savoir quels liens se tissent, dans les entreprises et les administrations, entre la formation, le pouvoir, l’argent. Sur ces questions vitales, une complicité de silence s’est établie depuis longtemps entre les gouvernements, les entreprises et les syndicats, je ne parle ni des médias ni des intellectuels. Seuls les salariés peuvent la briser. Qu’ils parlent ! Qu’ils parlent enfin ! Sans demander avis à personne ! Dans cette prise de conscience, dans cette mise en expression qui peut être le point de départ d’un renouvellement véridique des relations sociales, ils retrouveront, pour leur bonheur et leur fierté, le goût de cette liberté qu’ils ont si longtemps, si tristement, abandonnée au mensonge.
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« Tout cela n’était donc rien ? », me demandait naguère l’un de mes amis. Il parlait, lui, de l’effondrement du communisme. Le capitalisme ne connaîtra vraisemblablement pas le même sort. Il m’amuse toutefois de retrouver cet extrait d’un essai sur Aragon que j’avais publié en 1966, et dans lequel l’auteur de La Mise à mort avait porté ses remarques. J’en étais à parler du réalisme socialiste, sujet brûlant à l’époque. J’écrivais : « L’erreur qu’Aragon pourchassera dans un certain réalisme socialiste, [c’est] celle qui consiste à construire une réalité de réclame. Ce qu’il entendra par réalisme est une vision de l’homme total, en tant qu’il vit dans une histoire, mais aussi dans une histoire intérieure. » Aragon avait ainsi commenté ce propos : « C’est précisément cela, et seulement cela, que j’appelle réalisme socialiste, l’autre n’est pas « un certain réalisme socialiste », mais un prétendu réalisme socialiste. » La crise rend le parallélisme évident : le réalisme de la mondialisation libérale a construit une réalité de pub qui n’a jamais eu plus de vérité que la réalité de réclame forgée par le réalisme socialiste. À cela près, comme le soulignait Jean-Paul II, que le communisme est une intention droite qu’on a dévoyée, le capitalisme une intention perverse qu’on a fait prospérer.
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Dans le même essai, je signalais qu’avant d’entrer au Parti communiste pour de plus fortes raisons, Aragon avait eu, en 1920, après qu’il eut perçu les échos du Congrès de Tours, une première velléité d’adhésion. Il s’était rendu au siège du jeune parti, rue de Bretagne, où il avait été reçu par un personnage peu convaincant qui lui avait parlé, raconte-t-il, de « l’envie de ne pas rester seul, de descendre dans la rue pour se sentir les coudes avec d’autres, suer ensemble… Il faisait des deux mains la mimique d’un ruissellement de sa calvitie à sa bedaine ; je n’avais pas eu envie de rester. » C’est seulement aux sociologues que le nous vient par les pieds.
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La question n’est pas d’être transparent, mais de ne pas arrêter la lumière, d’être translucide. Il y a du plomb dans les vitraux ; dans les êtres humains, bien davantage. Aucun d’eux pourtant qui, en dépit de ce plomb, ne puisse laisser passer quelque reflet dont il est l’unique dépositaire : ne pas le renier, ne pas en priver les autres, toute la morale est là. La transparence est une illusion narcissique : non seulement personne ne peut vouloir être vraiment transparent, mais encore personne ne peut l’être réellement. Il n’est aucune sincérité qui n’échappe à la complaisance, même douloureuse, même masochiste, qui ne se satisfasse, même amèrement, du rôle qu’elle interprète. La transparence radicale obligerait à renoncer à cette complaisance : aucun homme ne peut vraiment le vouloir. Et puis tout aveu entraîne nécessairement une suite infinie de questions nouvelles, de plus en plus complexes. Être transparent, ce serait vite avouer qu’on ne sait pas, qu’on n’a plus rien à dire : aucune sincérité n’accepterait cela. C’est pourquoi encombrer les autres de ses obscurités et de ses vertiges, ou se plaire à les comparer avec les leurs, relève d’une hypocrisie plus perverse que la discrétion, et même que la dissimulation. Personne ne doute des boulets qu’il traîne, ni que les autres n’en traînent aussi : chacun devine pourtant qu’ils ne sont pas le dernier mot, que là n’est pas la vérité des existences. Qui veut sa vie transparente, ou exige de celle des autres qu’elle le soit, témoigne surtout de sa propre inquiétude. Que répondre ? Qu’il ne faut pas s’étonner des zones d’ombre, et tourner plutôt son regard vers les espaces, ou les interstices, où brille la lumière. Nous ne nous comprenons pas nous-mêmes, notre sincérité ne fait que griffer des apparences plus mensongères que le silence, nos intentions nous échappent : en nous, nous ne trouvons jamais que ce que nous connaissons déjà. Si l’introspection a un sens, c’est de nous conduire à faire à la fois le deuil heureux de la transparence et le pari de vivre, cela sans illusions excessives et sans hésitation, en souriant. Prétendre se faire transparent, c’est se penser comme une chose, renoncer au mystère fondateur, s’imaginer maître de soi ; c’est se nier dans sa transcendance, mais aussi dans sa contingence et sa simplicité. Peut-être même est-ce choisir secrètement la mort, en faire son modèle : de là, dans notre société, le succès de cette ambition douteuse. Finalement, la transparence ne vaut que pour les registres de comptes. Mais là, c’est un mot inutile. Il suffit qu’ils soient clairs et ceux qui les tiennent honnêtes.
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Pas d’illusions : nous n’échapperons pas aux illusions.
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Dans la colère chaleureuse de la foule guadeloupéenne, un jeune homme a poussé ce cri que ni le pouvoir ni le LKP n’ont peut-être entendu : « Après le Code noir, le code barre ! » La politique perçoit rarement ces appels-là, ou s’en détourne, ou s’en méfie ; ils parlent d’autre chose, elle a d’autres urgences. Mais ce jeune homme a raison, je souhaite que sa phrase fasse le tour de la terre. Surtout si on la fait suivre d’un point d’interrogation plutôt que d’exclamation : « Après le Code noir, le code barre ? Vous voulez cela ?» Il est juste de poser la question. Il n’est pas vrai qu’à la différence de l’autre esclavage, qui a eu pourtant ses marrons, celui-là puisse s’imposer par la force brutale. L’esclavage moderne ne peut rien sans l’assentiment de ses victimes : c’est l’immense faiblesse de son immense force que de se heurter nécessairement à l’infranchissable barrière que chaque conscience peut lui opposer par le seul fait qu’elle le veuille, quand même elle n’aurait rien de bien clair à proposer. « Obéissez, mais pensez », dit, avec Kant, Slavoj Žižek. Il a raison. S’en remettre à la violence est déjà une défaite. Commenter le néant triomphant et discuter avec lui, c’est lui faire la cour en douce. Chacun est aujourd’hui son premier champ de bataille : tricher avec cette évidence, c’est tout rater. Renforcer ses défenses, augmenter son poids spécifique, laisser se préparer en soi un surgissement qui se manifestera à l’heure qu’il aura choisie et comme il aura choisi : ces armes-là sont imparables, elles s’appellent bonheur et espérance, elles supportent parfaitement un brin de hauteur. Il va falloir nous y habituer : l’histoire, à moins de crever comme une chienne dans un palace ou dans un colloque, va se bâtir désormais sur les existences des vivants, non plus sur leur docilité de bons élèves, non plus sur leurs indignations de bons enfants. Un point d’interrogation plutôt que d’exclamation : l’authenticité tient dans cette infime différence. Bien mesurer le poids de ces mots : prendre son temps. Les découvertes sont là, et les victoires véritables.
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Gandhi pensait qu’il fallait vouloir pour soi ce qu’on voulait pour les autres. Et donc ne pas vouloir pour les autres ce dont on ne voudrait pas pour soi. Si les services publics, et d’abord l’éducation, ne sont pas envisagés dans cette perspective, l’égalité est un vain mot et la démocratie une entourloupe. Je ne peux penser que l’urgence, pour les enfants des autres, soit de devenir le plus vite possible caissières ou vigiles et, pour les miens, d’acquérir la vaste culture générale qui leur permettra…, etc. Naturellement, le principe de Gandhi s’impose d’autant plus fortement que son objet est plus élevé. Il n’est pas grave que les enfants des pauvres ne soient pas attifés comme ceux des riches, qu’on ne leur donne que peu d’argent de poche, que leurs télés soient plus épaisses, leurs portables moins sophistiqués, qu’ils bricolent eux-mêmes leur vélomoteur. La richesse n’est pas une chance. Mais il est grave qu’ils n’accèdent pas, comme d’autres, aux grands textes, aux grandes œuvres, aux grandes pensées. On me dira que cette idée dresserait contre elle le front commun des riches et des pauvres : que les premiers la trouveraient illusoire et démagogique et que les seconds n’admettraient pas la hiérarchie de valeurs qu’elle suppose. Qu’en fait les uns et les autres, dans leur immense majorité, qu’ils en disposent ou qu’ils aspirent à en disposer, restent fascinés par le privilège de posséder. Objection en partie valable, en partie seulement. Il est vrai que, dans le climat fétide qu’on nous impose, et dont les chaînes privées, mais aussi les radios commerciales, sont l’écœurante vitrine, il faut être un héros, ou bénéficier d’une situation vraiment atypique, pour ne pas mimer les ambitions de ce que Simone Veil appelait « le gros animal » et ne pas enfermer dans son for interne ses aspirations au vrai, au beau, au bien. Mais poser ce diagnostic, c’est déjà indiquer le remède. Rien n’est à chercher aujourd’hui du côté de ce gros animal qui a dévoré, sous des prétextes contradictoires, toutes les propositions de la société : il a perverti la notion même de collectif, il en est devenu le meurtrier. Seul demeure l’individu, cet individu dont l’argent voulait faire la cellule économique de base et qui, s’il s’appuie à la fois sur la rage où l’a jeté ce projet désastreux et sur le sourd reproche qu’il s’adresse de n’avoir pas eu le courage de le repousser, peut ouvrir une nouvelle page de l’histoire. Il sera difficile d’expliquer, tant cette notion d’individu a été prostituée, que c’est là le contraire d’un projet égoïste : il faudra attendre pour l’admettre que quelques-uns l’aient prouvé. Rien n’est plus à attendre, nulle part, jamais, du discours social fabriqué. Belle intuition que celle de ce jeune artiste algérien dont j’ai parlé ici : renverser le socio-culturel en culturo-social. La société, le social, le sociétal, en un mot la bête sociale, ne peut rien inspirer : la société n’est personne, personne n’est la société. Dans la conscience de cette impasse, dans le rejet de cette facilité, se trouve peut-être le retournement décisif, la métamorphose de la pensée, la reconversion existentielle que l’échec de la modernité nous presse d’opérer. Après la responsabilité truquée, après la posture sociale avantageuse, après la générosité régressive, l’humble, l’intraitable, l’exigeante acceptation de soi. Pas besoin de défiler sur les boulevards, pas besoin de quémander une validation officielle, pas besoin de sondages, pas besoin d’attendre le moment favorable. Marcher est possible puisque l’on marche. Vivre autrement est possible puisque l’on vit autrement. Ailleurs est ici puisque l’on est ici mais que l’on n’est pas d’ici, puisque l’on a changé de régime. Puisque l’on est un Diogène, peut-être même un Diogène croyant.
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Refuser les objectifs proposés. Vivre pour on ne sait quoi. Accepter d’être à soi-même une énigme souriante, d’être mis en marche par ce qu’on ignore. Pas de réalisme, pas d’utopie, pas d’idée générale. Le sentiment minuscule d’une infime correspondance avec ce que quelques-uns ressentent peut-être, et qui, à coup sûr, habite secrètement tous les autres : tout est là, ne rien chercher d’autre, ni vérification ni confirmation. Se méfier de ceux qui tomberont trop vite d’accord.
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Quand les petits patrons paternalistes de Montrouge venaient visiter le patronage de mon enfance, j’étais surpris de la fureur secrète qui perlait dans les compliments qu’ils adressaient aux bons enfants, les mêmes sans doute qu’ils décernaient aux bons travailleurs, aux bons ouvriers, aux « bons éléments », comme si leurs félicitations n’étaient là que pour cacher une inexplicable colère contre des adversaires non identifiables. Leurs paroles d’amitié avaient un arrière-goût de fiel. Ils ne louaient pas ces enfants, ces travailleurs, d’être sages ou courageux : ils les approuvaient de ne pas être comme les autres, comme cette troupe indistincte de mauvais qui semblait toujours les persécuter et, comme des mouches, harceler leur esprit. Ainsi parlaient aussi les confesseurs, à nous les petits enfants si purs, de ces autres enfants, les impurs. Les mimiques et les intonations de nos hommes politiques me reconduisent à ces souvenirs. Les pensées perfides et les agissements scélérats que mûrissent leurs infâmes censeurs les hantent. Je souris de les voir exhiber, quelque doctrine qu’ils exposent, le même air de dégoût et d’accablement, le même hochement de tête douloureux, la même colère surhumainement contenue, celle de l’instituteur, la veille de la retraite, devant la faute d’orthographe cent mille fois signalée. Et je me demande parfois si l’humanité sortira jamais de ce vieux jeu.
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J’entends, matin après matin, les réactions des auditeurs du 7-10 de France-Inter. Non que leur point de vue sur les combats d’éléphants ou les élections européennes me passionne toujours. J’écoute les voix, la manière dont elles s’adressent à l’autorité morale et intellectuelle que représente pour elles cette station, je les entends avec un peu de gêne féliciter rituellement les journalistes de leurs belles émissions et surtout les remercier, avec une désolante humilité, « d’avoir pris leur question ». Mes semblables sont là. Pas bêtes du tout, informés, instruits, si malins parfois que les journalistes en conçoivent quelque aigreur ; mais, même quand ils portent la contradiction, tellement conformes, tellement dans la règle du jeu, tellement dans les clous, tellement habitués à entrer dans les rôles. Sincères, attentifs, si intelligemment ennuyeux. Je guette avec gourmandise des dérapages qui ne viennent jamais. Que ferais-je à leur place ? Je n’irais pas. L’idée qu’on trie ma question, qu’on décide de sa qualité ou de sa pertinence m’est insupportable. Ma parole n’est pas plus serve que mon clavier. Bien d’autres doivent penser comme moi. Ils n’acceptent pas, si j’ose dire, d’être triés sur le valet. Cela dit, il suffit d’une journée de grève pour mesurer la différence qu’Inter a creusée avec les autres stations. Moi qui n’aurais pas levé le petit doigt pour m’opposer à la suppression de la pub et qui aurais plutôt tourné le pouce vers le bas, je défendrais cette radio si elle était menacée. Les autres stations n’émeuvent rien en moi. Je ne puis en parler, c’est du bruit qui n’existe pas.
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Isabelle Autissier a apprécié le manifeste des intellectuels antillais, mais a regretté qu’il ait fait si peu de place à l’océan. Bizarrement, j’ai pris le reproche pour moi, et l’ai accepté. Ce matin, en arrivant à l’immense prairie qui s’ouvre au bout du village, je suis resté songeur devant un banc qui regarde stupidement l’asphalte, dos à la vastitude. Envie de le retourner, de me retourner. Non pas de changer des choses en moi. Non pas de me meubler l’esprit. Non pas de m’arranger l’image. Non pas de me polir la sensibilité. De me retourner comme un gant. Tout seul, pas possible.
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C’est peu dire que le LKP a piégé Olivier Besancenot en lui faisant cadeau de ce beau tee-shirt jaune qu’il ne pouvait ni mépriser ni endosser, ni cacher ni exhiber, et qu’il portait tantôt autour du cou comme un cache-nez sous les tropiques, tantôt, bien plié, sur le bras, comme devait le faire sa grand-mère, par temps frais, d’un gilet de petite laine. Je ne veux de mal à aucun facteur humain, mais je conseille à celui-ci de méditer la leçon. Qui s’enferme dans des idées toutes faites ne sait plus quoi faire de soi, ni de la réalité, ni même d’un tee-shirt. Sa seule issue est de s’y enfermer plus étroitement encore et, pour que personne ne s’en aperçoive, d’y enfermer aussi les copains.
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Écrire un livre, c’est vouloir qu’il y ait une fin. Ou, en tout cas, l’accepter.
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J’écoute un étonnant morceau de Jean Wiener, musicien célèbre dans ma jeunesse, qui commence comme du Bach et se termine en java. Un petit miracle : la java est portée au-dessus d’elle-même, et Bach n’en est nullement dégradé. Belle démonstration de culture populaire. Sur ses nouveaux supports comme sur les anciens, la culture populaire, pour rejoindre l’expérience vécue, doit partir de haut, de très haut. Si elle ne veut pas commencer par les grandes œuvres, il lui faut en rejoindre l’inspiration par un chemin infiniment plus malaisé encore : la maïeutique. Elle n’a donc le choix qu’entre deux difficultés. Le reste est purée d’intentions.

(26 mars 2009)