Tourner la page de 68 ?

LE MARCHÉ XXXI

Nicolas Sarkozy veut tourner la page de 68. Quelle page ? Il ne reste rien. Les soixante-huitards encore vivants ont muté. Rien n’est plus à dissoudre, à interdire, à combattre. Le ministère de la lutte contre les effets de 68, c’est le ministère des dossiers vides et des bras ballants. Et les Français n’en sont pas à penser que des nostalgiques de Mai masqués brûlent les voitures dans les banlieues, fourguent de la drogue à leurs gamins et menacent l’économie mondialisée. Pourtant, il s’en prend à ce souvenir.
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Déjà, à l’époque, il n’y avait pas grand-chose à voir. Côté voitures en flammes, on est devenu plus performant. Au mieux, comme disait un écrivain d’Amérique latine en visite à Paris, de si jolies jeunes filles qui disaient de si grosses bêtises. Au pire, des petits gueulards d’amphi qui, en zyeutant déjà le suivant, enfourchaient le premier cheval qui se présentait. 68, fondamentalement improductif. Un éclair. Un zigzag qui écrit dans le ciel, avec des fautes d’orthographe, que tout cela qu’on vit, qu’on fabrique, qu’on organise, qu’on discute, qu’on espère, est faux : et puis rien. Des bavards. Des défilés. La main au cul du monde. Des colloques. Rien. Vous voulez tourner la page d’un éclair d’il y a quarante ans ? Extirper de la conscience française toute allusion, même discrète, et tout écho, même étouffé, à 68, voilà un curieux pari. D’autant qu’il ne peut qu’échouer. Loin d’extirper quoi que ce soit, une ambition de ce genre exhumerait nécessairement quelques ossements de Mai. Alors, pourquoi ?
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Au-delà des naïvetés sexuelles, des apparitions de saint Mao, des trotskistes qui se prennent les pieds dans leurs combines et des négociations série B de Grenelle, 68 tient en une quadruple expérience. Premièrement, et c’est bien peu de chose : Paul Valéry a raison, notre civilisation est mortelle et elle le sait. Deuxièmement, on ne se contente pas de le savoir : en Mai, on éprouve cette mort prochaine, et elle brûle. L’intime et l’ultime, l’intérieur et l’extérieur, cette prétendue civilisation tout entière, comme l’avait prévu Léon-Paul Fargue, « grille comme une andouille ». Elle avoue qu’elle ne signifie rien, qu’elle ne tient à rien et ne porte rien. Troisièmement : en même temps que cette évidence, surgit la confuse certitude, aussi angoissante que réjouissante, d’une possible et mystérieuse naissance. Les plus avisés devinent qu’ils ne la verront pas, leurs descendants non plus. Elle est donc à la fois possible et idéale, possible et impossible, presque eschatologique. Quatrièmement : cette expérience apparemment délirante, une foule de gens la font en même temps, chacun lisant dans les yeux des autres qu’elle s’est fichée en eux. Tout est là. Cela suffit à expliquer la multiplicité et la diversité des effets apparents – odieux ou admirables, géniaux ou stupides – sur les individus et la société. Le reste est interprétation. Fait spirituel, sociodrame, expression d’une pathologie collective, peu importe. Tout romantisme soixante-huitard évanoui, la question est : notre civilisation peut-elle, et doit-elle, pivoter sur ses bases ? Ma réponse est oui. Elle le peut et elle le doit. Or, quand on veut pourfendre le fantôme de Mai, c’est cette question-là qu’on pose, même pour y répondre non : voilà qui m’intéresse.
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De quelque côté qu’on attaque aujourd’hui la question politique en France, par la droite ou par la gauche, par le centre, le dessous ou le dessus, on se heurte nécessairement à 68. La problématique de Mai nous hante, nous cerne, nous oblige. Depuis quarante ans, tout le projet des politiques successives a consisté à l’occulter plus ou moins consciemment, plus ou moins hypocritement. Embrouiller Mai : Edgar Faure a montré la voie, tout le monde a suivi. Mais nous l’avons toujours sur le cœur et il pèse de plus en plus lourd. « Je ne veux plus voir cette fille, non, je ne veux plus la voir ! » crie l’amoureux.
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On ne trouverait pas grand-chose sur 68 chez moi. Je n’y pense jamais. Je recule de dégoût devant toute menace de complicité avec les anciens combattants. Quelqu’un, croyant me faire un immense plaisir, m’a, un jour, apporté un pavé. Ouste ! Toute évocation de cette période est déplacée. « 68 n’était pas dans 68 », disait Jacques Berque, qui avait voulu considérer d’un peu loin ce « mouvement tourbillonnaire ».
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Pour parler de Mai, la gauche n’était-elle pas la mieux placée ? Assurément. Ses mots s’accordaient mieux à 68 que ceux de la droite. C’est cette fille-là qui devait épouser Mai. Que voulez-vous que j’y fasse, elle n’en a pas voulu ! Elle a couru derrière le management ! Elle s’est envoyée en l’air avec l’indice de croissance ! Ça lui apprendra. Même quand elle se veut républicaine, elle barbote dans les surfaces, la gauche. Perpignan, fin des années 90, au temps du Mouvement des citoyens de Jean-Pierre Chevènement. J’avais raconté des choses comme ça aux militants réunis, des gens sans prétention et loyaux comme on en trouve partout. Le frisson qui était en moi était un peu passé sur eux, ça nous avait fait chaud un moment. Mais la tête des caciques ! L’horreur grave ! Des gens tout ce qu’il y a d’important détournaient leur regard comme des collégiens pris en faute. Qu’y puis-je si la gauche, toute la gauche, a flirté petitement avec 68 ? La créativité a sombré dans le marketing. La parole s’est noyée dans la communication. Ça ne conteste plus, ça revendique, c’est-à-dire que ça a déjà cédé. Ça n’affirme plus, ça commente. Ça n’aime plus, ça respecte. Ça ne déteste plus, ça critique. Ça ne pense plus, ça s’informe. Ça ne vit plus, ça s’épanouit. Comme la tête de veau à l’étal du boucher, disait Clavel. De tout cela, la gauche n’a rien vu, rien compris, rien souffert. Je ne me suis pas réjoui de la victoire de Sarko. Mais pas attristé de la défaite de Ségo. Le brouet à venir ne sera pas fondamentalement différent de la soupe que nous eût servie la candidate socialiste. Plus épicé, plus piquant, mais de même texture. Certes, sur la soupe Ségo, on aurait trouvé ces petites pâtes en formes de lettres dont la traîtrise des parents se sert pour nourrir les enfants. Un v, puis un a, puis un l, nous aurait-on dit. Et encore un e ! Et cet u, pour qui ? Et ce r ? Et ce petit s ? Valeurs, mon chéri, tu as avalé des valeurs, que c’est gentil, ça ! La maison Lagardère, elle, ne conte pas fleurette. Il va falloir se montrer stoïcien, supporter ce qu’on ne pourra pas changer et tâcher de changer ce qu’on pourra. Très bien. Nous allons être obligés, pour une fois, de savoir ce que nous voulons et ce que nous ne voulons pas. À cause de ce pressentiment, le 6 mai fut pour moi un jour assez serein. Le Ciel m’en a récompensé : pour la première fois, j’ai réussi un sudoku classé difficile.
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« L’oubli est un système de mémoire », dit un philosophe dont j’ai précisément oublié le nom. L’idée s’applique merveilleusement à Mai. Rien ne changera dans la politique ni dans la société si nous n’affrontons pas l’exigence inexpugnable et silencieuse que nous ne cessons de refouler et qui ne nous propose pas autre chose que de jeter sur le monde, sur les autres et sur nous le regard de l’intérieur.
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Je fais mal le départ entre la stratégie et la tactique politiques, à quoi je n’entends rien, et ce qui, plus ou moins secrètement, les fonde, les anime. J’imagine que cette manière de remettre sur le tapis un événement oublié des vieux et ignoré des jeunes relève d’une passion complexe. François de Closets avait bien tort de s’en étonner : l’ambition, le pouvoir, les privilèges, c’est nécessairement toujours plus. Avant d’être la protestation des démunis, la revendication est le cri de rage des possédants. Toujours plus, et pas seulement dans l’ordre matériel. Une fois épuisés les plaisirs du confort, on veut le luxe, on exige la renommée. Le caprice fait loi. Toute résistance des autres ou du destin devient un obstacle à contourner ou à renverser. Cette jeune femme d’une belle intelligence, et dont la vie semble passionnante, écrit un livre. Pour chanter son bonheur, pour nous faire partager tout ce à quoi elle accède ? Du tout. Catholique, divorcée, remariée, elle trépigne d’impatience parce que le pape n’est pas d’accord avec elle. Logique. Désastreux, mais logique. Quand, à cinquante-deux ans, on devient président de la République, que peut-on espérer de plus ? Donc, deux solutions. Répéter. Ou changer d’ordre.
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Ordre : un mot de Blaise Pascal qui, contrairement aux raisonnables gestionnaires de l’humain, ne s’étonne nullement de cette escalade du désir. Voyez ce qu’il pense de la chasse et de la prise. Qu’il est très compréhensible que le chasseur préfère la traque du gibier à sa capture et à sa dégustation. Que ce sentiment en dit très long sur l’homme. Qu’il traduit sa vérité intime, l’essence même de son être, sa fondamentale inadaptation au prétendu réel. En ce sens, la condamnation indignée de Don Juan est bourgeoise bien plus que religieuse. Bourgeoise comme la consolation hilarante de cette femme abandonnée par son mari qui se réjouit lamentablement d’apprendre de lui, lors de l’entrevue de la dernière chance, qu’il a eu tort « d’aller chercher ailleurs ce qu’il avait à la maison ».
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Un désir qui ne va pas à l’impossible, c’est un besoin ou une envie. Arrivé au faîte des honneurs, Nicolas Sarkozy redonne droit à ses colères d’adolescent contre le mouvement dans lequel il sentait, avec raison, non seulement la négation de toutes ses ambitions, mais peut-être aussi leur dérision. Le théâtre de Claudel abonde en personnages de cette sorte, le Toussaint Turelure de la trilogie de L’Otage, par exemple. Bourgeois, Claudel analysait les gens de son monde et, surtout, tâchait de leur indiquer une issue. Les Turelure, il souhaitait qu’ils comprennent le sens de leur passion intime, qu’ils laissent leur désir déborder les frontières des conquêtes admises ou envisageables, qu’ils reconnaissent en lui cette morsure de l’absolu capable de les faire échapper à l’esprit bourgeois. Peuvent-ils y réussir ? Ceux qui n’ont pas eu le temps de s’habituer, peut-être, qui ne se sont pas encore émoussés et fanés dans la gaudriole mondaine : les parvenus, comme Turelure, ou les enfants d’immigrés. Après le possible, ceux-là osent parfois désirer l’impossible.
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Comme je serais heureux si quelqu’un voulait enfin prendre 68 bille en tête, le percuter direct, le gommer de l’Histoire ! Si quelqu’un avait ce culot, si quelqu’un avait ce chic ! Pour parodier Aragon : Mai est dans celui qui le nie. Quarante ans sur le pas de la porte, sans oser ni rentrer ni sortir, quarante ans à faire du genou à Mai sous la table. J’ai entendu dans un songe un jeune homme aux dents longues déclarer : « Mai, je vais lui faire la peau ! » Enfin ! Ouf ! Parfait ! Très bien ! Au patronage, les soirs de fête où, exceptionnellement il y avait des filles, on faisait une sorte de serpentin, les doigts (le bout des doigts) sur les épaules (le haut des épaules) de celle qui nous précédait. Et on chantait. J’avais oublié ce qu’on chantait ! On chantait : « Tu l’attraperas pas, Nicolas ! » Vraiment, si quelqu’un voulait enfin liquider Mai, quelle belle vie ça nous ferait ! Je rêve, oui. Peut-être ne voyez-vous pas comment ni pourquoi ? Mon amour n’est pas aimé.
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Quand je parle de 68, je ne parle pas de 68. Nicolas Sarkozy non plus. C’est un code, mais bourré de sens. Qui cache énormément d’amour ou énormément de haine, ce qui, naturellement, est kif-kif. Ce qui me fait du souci, ce n’est pas que Nicolas Sarkozy déteste 68, c’est de ne pas être certain qu’il le hait, qu’il le hait assez. Sinon, c’est du temps perdu, la purée d’éléphant va reprendre le dessus, et les valeurs, et patati et patata, ôte-toi de là que je m’y mette.
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Difficile de parler d’un amour. Souffrez que ma pudeur reste allusive. Tenez, quelques lignes du chapitre VI (Le corps comme expression et la parole) de la Phénoménologie de la perception de Maurice Merleau-Ponty, un livre de 1945 : « La parole constituée, telle qu’elle se joue dans la vie quotidienne, suppose accompli le pas décisif de l’expression. Notre vue sur l’homme restera superficielle tant que nous ne remonterons pas à cette origine, tant que nous ne retrouverons pas, sous le bruit des paroles, le silence primordial, tant que nous ne décrirons pas le geste qui rompt ce silence. La parole est un geste et sa signification un monde. »
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Retrouver le silence primordial. Le voilà, le concret, le seul concret que nous rencontrerons jamais : le geste de la parole en nous. Ça, et rien d’autre, ja-mais, nulle part, pour personne. Même si, devant le caractère intolérable et profondément antidémocratique de cette démonstration de fanatisme, M. et Mme Tousse-Quicompte prennent cette gueule d’esprit large qui ouvre comme un égout sur la vastitude de leur connerie. Là, dis-je, et nulle part ailleurs. Un point, c’est tout. Si la télé dit le contraire, pétez-la. Si le journal dit le contraire, torchez-vous en. Parce que, quoi que vous répondiez à Merleau-Ponty, et même dans l’hypothèse très improbable où il aurait tort et, vous, raison, nous en serions toujours à ceci que le seul concret saisissable, c’est vous, c’est moi tâchant d’accorder nos mots et notre corps, c’est vous, c’est moi dans ce pathétique effort d’exister charnel, c’est vous, c’est moi à chercher des étoiles dans la nuit, c’est vous, c’est moi livrés à notre implacable solitude « commune et incommunicable », et tout le reste est bête, et tout le reste est Bush. Tout part de ce concret-là et y retourne. Du « silence primordial » que nous restitue, à sa guise, un chagrin ou un bonheur. Et cette douceur, parfois, à l’hôpital, quand on nous roule vers le bloc, ces mots ordinaires, premiers, derniers, enfin quelque chose s’achève qui n’a jamais existé, enfin quelque chose commence qui n’a jamais pu commencer. Dans Tête d’or : « Combien y a-t-il de temps que j’étais vivant ? » Tout part de là, vous dis-je, et sans cela que nous n’osons plus ni avouer ni sentir, rien n’est rien, et surtout pas le bien, et surtout pas le beau, et surtout pas le vrai.
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Tenter de combler la béance, c’est notre aventure à rebours, plus secrète que l’alcôve ou l’isoloir. Nous ne cessons de faire comme si la vie était vivante : elle semble l’être si peu. Ou plutôt, comme si elle était vitale, alors que nous nous traînons d’artifice en artifice. Vitale, vivante, quelque part, elle l’est, bien sûr, sinon nous n’aurions pas si mal. Mais quoi ? L’espoir ? Trop biologique. Le désespoir ? Trop théâtral. Comprendre – flairer plutôt – que la vie ne passe ni par ici ni par là, qu’elle est, en chacun de nous, la puissance qui nous divise, qui nous fait éclater. Pareil pour tout le monde, même pour le pape. Le même Benoît XVI qui n’a rien de plus urgent, à peine son avion posé, que de rappeler aux Brésiliens qu’avortement et euthanasie sont interdits, puise dans sa doctrine et dans son âme, quelques heures plus tard, l’admirable idée que Dieu, qui n’est pas l’ennemi de notre liberté, nous demande seulement de laisser ouvert le sanctuaire de notre conscience. Mais alors ? Se moquer ? Non. S’agenouiller et se taire ? Non. Rien, en tout cas, avant d’avoir admis qu’il est, lui aussi, une conscience déchirée, avant d’avoir senti ma propre solitude s’en alourdir et s’en alléger, avant d’avoir enregistré, et comme validé, une nouvelle, une douce, une exigeante expropriation, annonciatrice de tant d’autres, qui me confirme dans mon insignifiance et ma jubilation.
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Propos, tout cela, manière de dire et, pour un peu, pose. La vie est bien plus dure, le corps crie bien plus fort, le cœur saigne bien plus rouge. Ce n’est pas le noir, le monde où nous vivons : la noirceur, disait Gaston Miron, l’étouffement progressif et cruel de la lumière. Oh ! si nous anticipions, si nous cessions de nous étonner de nos vilains rêves, si nous avions un jour, d’emblée, admis ensemble ce que nous sommes tous et si, loin de nous condamner à la délectation morose de nous-mêmes, tout cela que nous sommes sans vraiment vouloir l’être nous était envie de danser, nous était raisin à fouler gaiement !
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Tant de gens sur le même navire ! Chacun en tête à tête avec son drame, comme si les autres étaient des touristes. La parole qui libère serait en nous ? Nous pensons comme Booz : « Comment se pourrait-il que de moi ceci vînt ? » La peur ne fait plus trembler, tant elle paraît raisonnable. L’architecture de la peur. La peur à petit feu. Les illusions « d’où rien ne peut naître ». Parler, parler, parler. Sauver, sauver, sauver. La peur, peur, peur. Les autres comme des balises. L’humain comme contrôle, garde-fou. La mauvaise foi, cette mauvaise mère. Notre histoire, mieux vaudrait ne pas mourir avant de l’avoir reconnue.
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Chaque vie comme une épopée intime, une dentelle si fragile qu’on n’ose même pas la saisir. Comment parler d’une autre existence quand on ne sait rien dire de la sienne ? Par contre, devant nous tous, comme un fumier formé de toutes ces peurs, l’énorme mensonge collectif. Aussi massif, aussi cynique, aussi lourd, aussi impudique que notre destin individuel est évanescent. Un mensonge en fanfare, en gros titre, en grosse peur. Le plus gros, ces dernières années ? Le « danger Le Pen ». D’accord avec Shmuel Trigano : c’est une manipulation, rien d’autre. Faudrait-il, pour ne pas effaroucher nos névroses, renoncer à raisonner ? Le Pen n’a jamais eu la moindre chance d’arriver au pouvoir. Et une part sérieuse de l’électorat du Front national est à porter au compte d’une projection organisée qui a fédéré toutes sortes de rancœurs hétéroclites. Qu’il faille voir dans cette manœuvre réussie la patte de l’immense stratège qu’était François Mitterrand, certainement : mais je ne sais si cela me fait plutôt admirer l’artiste ou détester sa stratégie.
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Peut-être vais-je pouvoir dire enfin à mes amis que l’obsession du Front national n’a ni réalité politique ni fondement rationnel sans susciter chez eux cette réprobation des grands fonds que leur indulgence à mon égard empêche d’éclater ? Les voir ainsi se rembrunir m’a souvent troublé, m’a fait douter. Étais-je donc complice ? Les traces du poison étaient-elles en moi ? Je crois avoir quelques brevets de résistance pourtant ! Coupable malgré moi ? À l’insu de mon plein gré, pour reprendre la gentille naïveté que Lacan n’aurait pas ridiculisée ? Des regards lourds, ou ironiques, ou un peu suffisants, m’invitent à battre en retraite. Alors, pour brûler mes vaisseaux, je lance quelques phrases excessives. C’est que l’opinion ne m’a jamais passionné, ni en politique ni ailleurs, ni celle des autres ni la mienne. Autant parler bagnoles. Ce qui m’intéresse, c’est de deviner d’où les gens parlent, ce qui, en eux, parle. Par exemple, dans le cas de Le Pen, de faire le lien entre le danger imaginaire qu’ils exhibent comme une justification et les peurs réelles, vivantes, fraternelles qui sont en eux. De comprendre pourquoi il leur faut absolument que le Front national, même contre toute évidence arithmétique, leur soit cet épouvantail. Je connais comme ma poche l’instant où leurs raisons vont devenir raisonnements, où leurs émois indignés vont basculer dans le faux, les obligeant à hausser le ton et à devenir vaguement méchants. Le parti intellectuel, à quelque source qu’il s’abreuve, quelle horreur ! « C’est l’opinion qui gouverne le monde et c’est à vous de gouverner l’opinion », écrivait Voltaire à D’Alembert. Jolie image de l’enfer. Que de sensibilités auront été stérilisées par cette prétention, que d’adolescences quadrillées ! Je voudrais tant qu’ils parlent d’ailleurs, les gens, j’en ai tellement besoin ! Ils ne peuvent pas, ils n’osent pas, ils font les intelligents, ils récitent, ça les vexe. Difficile, vraiment. Le mythe du danger Le Pen aura fait plus de dégâts que Le Pen lui-même ! Quelle complaisance triste ils auront mise à user inutilement leurs baskets sur le bitume au lieu de travailler à leur principe directeur, comme dit Marc-Aurèle. Le prêt à s’indigner, on les aura roulés jusque-là !
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Il y a pour moi une relation évidente entre cette escroquerie politique et la volonté d’en finir avec 68. Tout est bon pour reboucher la faille, surtout les grands sentiments. Non que je me fasse trop d’illusions sur l’ouverture de l’esprit et du cœur de beaucoup de nos concitoyens. La crasse raciste, ça existe. Et, de façon bien plus générale, une incroyable, une maladive fermeture. Hier encore, je me promène dans mon quartier. Une rue tranquille, une dame âgée trottine devant moi. Sur l’autre trottoir, marchant en sens inverse, deux adolescentes. L’une d’elle traverse, vient à moi et, sur un ton d’indifférence presque professionnel, me demande cinquante centimes. Refus et tentative d’explication. La gamine bougonne un peu et s’en va. Mais la vieille dame l’a entendue, elle la poursuit d’imprécations furieuses. Pour l’apaiser, voyant dans sa main une enveloppe toute semblable à celle que je tiens dans la mienne, je lui dis en riant que nous allons au même endroit : aux impôts. Deux cents mètres nous en séparent. Rien ne la calmera. Une haine abominable, une incroyable fureur, une méchanceté d’une extrême lucidité. Certes, comme elle, elle l’a vu, je réprouve le comportement de cette fille. Mais le monde dans lequel nous vivons, la difficulté d’y vivre ? Rien du tout, aucune excuse. Et quand ils apprennent qu’on peut toucher des millions d’euros pour avoir mis une entreprise par terre ? C’est peut-être un peu trop, mais ça n’a rien à voir. Les jeunes, Monsieur, les jeunes ! Et d’autres, vous me comprenez, qui feraient mieux de rester chez eux ! Elle en tremble. Dans sa voix, je n’entends pas Le Pen, j’entends le malheur, j’entends une abominable frustration. Je n’entends pas les jeunes, j’entends la vie, j’entends ma vie, j’entends ma solitude, j’entends un esprit qui tourne à vide, un cœur qui ne sait plus pour quoi il bat. Elle n’est pas un danger, cette dame. Pas plus que moi, en tout cas. Pas plus que vous, peut-être ?
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Le « danger Le Pen » ? Un effet retard de l’éducation de François Mitterrand chez les Jésuites : tenir les gens par la faute possible, humilier par là leur désir et en concevoir une orgueilleuse supériorité. Le Pen était devenu un enjeu moral pour chaque Français, une tentation de l’âme, quelque chose comme un péché laïque. Appuyée sur la formidable propension à la culpabilité diffuse qui constitue l’héritage majeur de la fille aînée de l’Église, la manip a fonctionné au-delà des espérances. Elle comportait naturellement, pour ceux qui y cédaient, un bénéfice secondaire substantiel. Le prétendu péril, monté comme un soufflé avec la collaboration efficace et compétente de l’intéressé, détournait leur attention d’eux-mêmes et de leur désir, les mobilisait pour une cause épaisse, générale et lointaine, caressait une bonne conscience fâcheusement mise en question depuis quelque temps, leur rendait le goût de suer ensemble sur les boulevards en chassant les fantasmes qu’ils avaient eux-mêmes conçus, remettait à bonne distance les questions trop singulières qui frappaient à leur porte et les renvoyait à la rassurante simplicité d’un monde binaire que garantissait une vertu aveugle, archaïque et, naturellement, démocratique. C’est ainsi que le Sphinx – la volonté de puissance fabrique régulièrement des sphinx : la mystérieuse profondeur qu’on prête à leur sourire énigmatique vient de ce que la passion dévorante qui les occupe l’a comme vidé d’eux-mêmes -, c’est ainsi que le Sphinx a enfermé une génération – elle aussi coopérative, il est vrai – dans sa propre solitude, l’a replongée dans l’univers projectif auquel elle avait tenté d’échapper, s’assurant ainsi, non sans maintes évocations classiques de la triste et cruelle condition des hommes, de son pouvoir sur elle. Au-delà de son utilité tactique pour la gauche, le montage sophistiqué du « danger Le Pen » était un moyen plausible de liquider 68 dans la conscience des Français et, surtout, d’éviter que ce grand souvenir n’éclaire de manière indiscrète le portrait de leur président. Il va de soi que l’analyse de ce danger imaginaire laisse entière la question du jugement qu’on porte sur le Front national et son chef. Mais j’entrerais à mon tour dans le système de projection si je croyais avoir à présenter des comptes à quiconque sur ce point.
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Trois milligrammes cinquante de Marx dans le sang, plus quelques plaquettes de socio, c’est peu pour comprendre la manœuvre. Eh oui ! Les marcheurs anti-Le Pen ont marché ! Fatigue des pieds et docilité du cerveau. Le vrai est qu’eux aussi, ils souffrent, ceux d’entre eux, au moins, que n’anesthésient pas d’excessives ambitions. Eux aussi étouffent de ressentiment : champions de toutes les libertés le temps d’une manif, ils rampent toute la semaine devant un sous-chef. Chantres des générosités publiques et caissiers des intérêts privés. Eux aussi, dès qu’ils cessent de se monter la tête avec ces récits de cow-boys dont Le Pen est le mauvais Indien, se retrouvent perdus dans le désert, comme la petite dame sur la route des impôts. Eux aussi ont droit à l’amitié, à la compréhension. Eux aussi sont enfermés dans un univers d’idées sèches. Eux aussi, comme elle, quémandent un peu d’amour. Tout le monde en est là, aujourd’hui, nom de Dieu, pourquoi faites-vous semblant de ne pas le comprendre ? Quel cadavre protégez-vous ? Tout le monde en est là, sauf ceux qui ont déjà basculé dans le grand refus, qui ont déjà tiré sur eux tous les verrous. Nous vivons tous sous le même règne, vous ne voyez pas ? Vous tenez vraiment à défendre votre boutique d’idées ? La dame hurle sa détresse ; les marcheurs brament leur triste bonne conscience. Même musique. Le chapiteau du cirque est tombé sur eux tous. Projection, contre-projection, ils se bagarrent là-dessous sans trop savoir contre qui. Aucune solution. Changer d’ordre.
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De 68, jeter le fétichisme. Ne garder que le rappel, la brûlure. Le retournement de notre non-sens qui, cette année-là, accéda par la négative à une plénitude de sens. Moins par moins, ça a fait 68. De Gaulle, sous la chienlit qu’il détestait, avait deviné la vie. Depuis, on n’a fait qu’étouffer le feu, grimer la flamme. Seule à sauver, l’honorable résistance de Chirac à Bush. Pour le reste, corruptio optimi pessima : d’être sertis dans une telle négation du désir, les « progrès » enregistrés, même quand ils furent réels, n’ont fait que nous alourdir. Et ça va continuer. Peser lourd, ambition moderne. Faire le plein : activités, ressources, informations, idées, n’importe quoi. L’ère du plein, Gilles Lipovetski, pas l’ère du vide ! Peut-être finira-t-on par se méfier des consciences aménagées, attifées, organisées comme un stand d’accueil ? Peut-être préférera-t-on les consciences vides, celles qui ne se justifient pas, les consciences maladroites et désolées, les consciences navrées où le vent peut s’engouffrer, les consciences de silence douloureux et rieur, les consciences intriguées, indépendantes, téméraires, les consciences joyeusement ignorantes d’elles-mêmes, et moqueuses, et gentiment hautaines ?
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Le silence primordial : le mot est peut-être un peu majestueux pour l’époque. C’est l’instant – de joie ou de souffrance – où l’on ne se définit pas par les circonstances, où l’on ne se définit plus du tout, où on se laisse, pourrait-on dire, infinir. Pas l’expérience mystique, pas la défonce. La conscience est là, elle discerne le monde, les autres, elle se pressent elle-même. Rien de spectaculaire, du très banal. Quitter l’étage des rayons étiquetés et descendre dans les réserves. La parole perd ses repères, en trouve d’autres, élémentaires, forcément corporels, qui la déconcertent. Faites ça quand vous êtes heureux, quand vous êtes entourés de vrais amis, quand vous travaillez dur à quelque chose qui vous importe, en un mot quand ça souffle du bon : entre la conscience et le monde, c’est une réciprocité de caresses, une courte échelle de compréhension, un va-et-vient de gratuité, de reconnaissance, d’encouragements. Faites ça quand rien ne souffle, quand le sens s’est barré, quand les relations sont foireuses : elle grince, la conscience, elle proteste, elle geint, elle renâcle, elle devient une petite fille mal élevée que la menace d’aucune fessée n’impressionne car elle sait qu’elle a raison. 68, c’est l’année où la conscience occidentale, en France et ailleurs, a compris sa douleur. Et où, pour la faire taire, on a commencé à lui fourrer des tas de saletés dans la gueule.
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Pas un ouvrier, une employée, un paysan qui, après un quart d’heure de conversation, ne soit capable de démonter, mieux que vous ou moi, la mécanique qui le broie plus durement que vous ou moi, même s’il vient pourtant d’en choisir la version hard plutôt que la soft. Pourquoi ? Au-delà du candidat, l’idée obscure qu’il va falloir passer sur le billard, que c’est désagréable, mais plus sûr. Que cette putain de société de consommation, il va bientôt falloir lui dire oui ou non, l’épouser ou la jeter. Chacun dirait plutôt oui, mais en espérant que les autres disent non. Il y a du qui perd gagne là-dedans. À tout petits pas, on s’approche de l’aveu. L’abcès commence à mûrir.
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Les valeurs que proposait Ségolène Royal durant la campagne s’inscrivaient dans un registre managérial ; celles pour lesquelles plaidait Nicolas Sarkozy, dans un registre moral. La participation, l’éthique comme fondement de la démocratie, je ne connais pas d’entreprise dont les responsables ne déploient quotidiennement là-dessus, devant des auditoires prudemment admiratifs, des trésors d’éloquence. Emportés par le lyrisme, ils ne rechignent pas plus à l’effusion que l’ex-candidate. Que le service de communication interne d’une fabrique de biscuits secs installée au milieu d’une friche ingrate change de sigle ou de titulaire, des larmes dociles se bousculent dans les yeux du DRH. « Quelque chose est né qui ne s’arrêtera pas » : je les connais tellement, ces effluves narcissiques ! Assis à un endroit stratégique d’où je pouvais observer l’orateur et les auditeurs, je songeais qu’au même moment, comme les thermomètres de Knock, dans toutes les entreprises de France et de Navarre, des milliers d’honnêtes DRH…
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La modernité, c’était Ségolène Royal, pas son concurrent. Le jogging, la tchatche, rien à voir avec la modernité. L’élusion était du côté de Ségolène, les bons sentiments versés à flots, les mots comme des montgolfières dont il faut constamment alimenter le foyer. Tristesse d’une sensibilité qui tourne au-dessus de son régime et ne rejoint jamais l’expérience. C’est l’air du temps, l’absurdité par accumulation, la gonflette. L’autre différent. Le vivre ensemble. Le vivre ensemble avec l’autre différent, le savoir vivre ensemble avec l’autre différent, le vouloir savoir vivre ensemble avec l’autre différent, l’aimer vouloir savoir vivre ensemble avec l’autre différent, le désirer aimer vouloir savoir vivre ensemble avec l’autre différent : une émulsion à décourager les linguistes, un tissu d’évidences inertes que les collégiens auraient psalmodiées sous la surveillance d’un caporal-chef d’infanterie. Je me moque ? Tout ça, je l’ai tellement vu ! Les mots collés au hasard sur la réalité. Ces pauvres gaziers de DRH que je chopais après la séance : « Entre nous, tout ce que vous leur avez raconté là, c’est du pipeau ! » Ils se défendaient. Mollement. Très mollement. Les réponses apprises en formation. Puis se taisaient. Un petit sourire, souvent : « Vous êtes un idéaliste, Monsieur Sur, un idéaliste… » Et le lendemain, braves réalistes de leur fin de mois, ils recommençaient à grimper aux rideaux pour la communication des biscuits secs. C’est si triste, si creux, si injurieux, tout ça ! Bête comme la mort.
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Pas d’illusions sur les slogans de campagne électorale. Mais la perfection n’existe nulle part, même pas dans le mensonge. Ces mots-là, si fabriqués qu’ils soient, portent toujours un peu d’ADN de l’âme. Les thèmes proposés par Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy n’ont pas touché en moi les mêmes zones de conscience, les mêmes strates existentielles, n’ont pas réveillé les mêmes souvenirs. Trois mots de la candidate socialiste me font replonger dans l’atmosphère des entreprises. Une énergie parfois sympathique, mais un forcing aux sentiments qui conduit la voix à la limite de l’égosillement comme si, soudain, elle butait contre un mur, celui sur lequel j’ai vu s’écraser l’enthousiasme de tant de responsables. C’est le message qu’elle transporte qui est en cause, l’étrange amitié agressive dont il est chargé. Comme s’il véhiculait le contraire de ce que désire l’oratrice. Il survole une réalité sur laquelle il n’atterrit jamais, mais qui lui envoie ses fumées, ses acides, sa pollution. Au sens où Ségolène Royal et les managers prennent ce mot, l’éthique, c’est le contraire de la morale : le jugement éthique ne part pas de l’exigence de la conscience, mais de la nécessité extérieure de ménager (manager, aménager) aussi correctement (et utilement) que possible des situations dont on ne peut, ou ne veut, changer la nature. Cette éthique-là, lugubre et subalterne par construction, il s’agit de la gaver artificiellement de sens et d’humanité : d’où la constante référence aux valeurs, d’où l’invitation à une participation truquée par laquelle, loin de s’ouvrir à l’âme du peuple, les dirigeants flattent sa vanité en l’associant à des bavardages inutiles. Une éthique sans passé ni fondement, agrippée au vide, condamnée, pour survivre, à faire l’actualité comme on fait les poubelles. Pour moi, c’est non. Du fond du cœur, c’est non.
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Ma dépendance, je veux dire mon addiction au sudoku n’est pas telle que je n’aurais pu m’en libérer un moment, si une raison transcendante m’y avait poussé, pour aller précipiter dans l’urne un bulletin qui, de toute façon, n’aurait pas été celui de Mme Royal. J’avais toutes les raisons politiques de ne pas voter pour son concurrent. Son programme est aux antipodes de celui que je souhaite au pays qui m’a vu naître. Par parenthèse, j’admire deux choses ces jours-ci. Une, que c’est le désir fervent de rendre à la France ce qu’elle vous a donné qui vous confère l’énergie de briguer de grandes charges, ou même de plus ordinaires : ainsi ce juge qui entend rendre au Lot-et-Garonne, bouleversé de tant d’attention, les bienfaits dont il a comblé sa grand-mère. Deux, qu’il faut un courage surhumain dont les fidélités ordinaires ne peuvent pas avoir idée pour passer d’un camp à l’autre, migration qui, je crois l’observer, se fait le plus couramment du camp vaincu au camp vainqueur. J’avais donc, disais-je, toutes les raisons de ne pas voter pour Nicolas Sarkozy, sauf une, fondamentale, qui continue de m’habiter mais qui, après mûre réflexion hors sudoku, ne m’a pas semblé exiger de moi ce geste.
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S’ils ont souvent prononcé les mêmes mots – respect et travail, par exemple – Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy ne les ont pas chargés des mêmes significations. Ségolène Royal parlait dans la perspective de la « gouvernance » sociale, peut-être même de la gestion des ressources humaines : discours humaniste appuyé sur les deux piliers de l’ordre et de la justice – l’ordre juste -, mais surtout discours sociologique où un connaisseur aurait pu identifier un arôme de Crozier ou une nuance de Touraine. Nicolas Sarkozy se montrait bien plus archaïque : même s’il les défendait avec fougue et énergie, il n’énonçait guère que les thèmes les plus classiques de la morale bourgeoise tels qu’on n’ose plus les avouer depuis la fin des années 60. En l’écoutant, j’entendais, dans un très vieil enregistrement mental, deux voix se répondre. « Le respect », disait l’une : « scrogneugneu », répliquait l’autre. « Le mérite », reprenait la première : « la lèche », grinçait la seconde. « Le travail », martelait une voix bourgeoise : « le turbin » râlait une voix populaire. L’étonnant, c’est que ce dialogue imaginaire qui semblait sortir de l’antique poste de TSF de mon enfance, sur le cadran duquel on lisait les noms de stations qu’on ne prenait jamais (comme cela me faisait rêver, Hilversum !), et qui était muni d’un gros œil qu’ouvraient et fermaient, selon la qualité de la transmission, quatre paupières vertes, l’étonnant c’est que ces souvenirs d’avant-hier me semblaient infiniment plus présents, plus réels, plus costauds, plus toniques, plus pertinents que les tentatives d’intensité de Ségolène Royal.
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Que s’est-il passé depuis 68 ? Rien. La logique des choses. C’est-à-dire rien. Quarante ans dans la salle de réveil pour la princesse, je veux dire pour la problématique bourgeoise. Quarante ans d’intentions, de thèses de sociologie et de littérature d’entreprise. Mes amis, 68, c’est comme si c’était hier. Que dis-je ? C’est aujourd’hui. Veuillez nous excuser de cette interruption due à un incident survenu sur la presque totalité de nos émetteurs. Nous reprenons le cours normal de nos émissions. Voici la suite de notre dramatique Le non-sens est-il notre destin ?
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Une bonne pioche entre un individu et les circonstances : quelque chose peut peut-être redémarrer. L’Histoire, après tout, ne vient pas déposer ses raisons à notre guichet. S’en prendre à 68, il fallait y penser. Un biographe dira un jour si une problématique aussi sommaire que respect, mérite, travail s’est imposée à cet homme-là comme une nécessité, comme une façon de surenchérir sur ceux qu’il voulait égaler et surpasser, ou s’il s’agit d’une simple habileté électorale. À mes yeux, peu importe. Comme peu importe, au regard de ce qu’elle annonce, la couleur des yeux de la vigie. La nouvelle, c’est que nous sommes revenus, en dépit des pirates qui n’ont cessé de vouloir en détourner le sens, à la vraie question que Mai a posée. En choisissant des mots aussi simples que ceux-là, Nicolas Sarkozy ressuscite l’énorme contestation qu’ils provoquent nécessairement. Pourquoi le fait-il ? Jusqu’à quel point sait-il qu’il le fait ? En les préférant aux abstractions sociologiques, délices de tant de semi-habiles, il fait revenir en force, dans les fourgons de ses partisans, les débats brûlants auxquels notre société ne peut pas, ne doit pas échapper. Or, si j’ai appris une chose de cette société, c’est celle-ci : il n’est pas en France une seule conscience où ils ne soient discrètement, mais très solidement, amarrés.
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Respect, mérite, travail. Certains mots fondent mal dans la bouche. Mérite, travail, respect. Dès qu’ils se forment en moi, quelles ombres se profilent ! Des bombes de sens. Éthique, participation ne sont pas des bombes de sens. Ça se mâche, ça se crache, ça se refile au voisin, ça se colle à la semelle, ça finit dans une dent creuse. Travail, il faut faire attention. C’est un mot qui ne se regarde pas de haut, du haut de la stratégie, du haut du fric. Ça se regarde du dedans, ou rien. Ça se découvre du dedans, comme une maison de la Casbah avec, tout près, la mer dont la beauté fait pleurer.
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Nicolas Sarkozy a raison d’avancer ces beaux mots. Ce n’est pas parce qu’il est de droite et que ses amis sont riches que je dirai le contraire. Oui, plusieurs de ses projets, sur l’Université notamment, me font frémir d’horreur. Oui, je lui reprocherai jusqu’à la fin des temps le voyage aux États-Unis et la poignée de main à l’Ahuri pétrolifère. Mais les mots sont à tout le monde. Il a le droit, et même le devoir, de parler de respect, de mérite, de travail. Les gens se méfient, bien sûr. Ils savent que, la politique, ça apprend à placer les mots dans la bonne case, ça rend très fort au sudoku des mots. Pourtant ce n’est pas ainsi qu’on devient leur copain, ce n’est pas ainsi qu’on les comprend vraiment. Les mots des gens, j’ai passé ma vie à les écouter, à les flairer, à les soupeser, à les débusquer. Respect, mérite, travail sont des mots de gravité et de liberté. Si vous en faites des matraques entre les mains des beaufs, ils vous reviendront en pleine face ; vous n’y gagnerez rien, nous non plus. Si vous les utilisez sans lire leur composition, vous en ferez des poisons. Un mot qui devient un slogan, c’est un mot mis au trottoir. Les mots ont des sens, donc forcément des sens interdits. Ils ne sont au service de rien. Ils pèsent par eux-mêmes. Ils ont une existence propre. On peut essayer de truquer un mot de temps en temps, on ne peut pas truquer tous les mots toujours, même si c’est l’illusion de tous les pouvoirs, même si elle se renouvelle toujours. Voyez. Responsabilité aussi est un beau mot, il ne faut pas lui faire dire le contraire de ce qu’il dit. Mme Roselyne Bachelot, par exemple, devrait être plus respectueuse de ce mot-là. Si c’est son job de défendre la franchise sur les dépenses de santé, qu’elle le fasse et mauvaise chance à elle : cette franchise est inique. Mais qu’elle nous explique que cette franchise doit « être entendue comme un facteur de responsabilisation des assurés », ça, c’est de la haute trahison des mots, ça ne se case nulle part dans le sudoku de la liberté, de la République, ni même de la démocratie qui, pourtant, n’est pas trop regardante. Il n’appartient nullement à Mme Bachelot de responsabiliser les citoyens à la responsabilité desquels elle doit précisément ses fonctions. C’est elle qui est responsable devant eux, non pas eux devant elle.
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Respect : on a mobilisé ce mot-là contre 68. Il y eut du désordre, et plus que cela. Moi dont le sang ne fait qu’un tour quand un type, dans le métro, installe ses baskets sur la banquette, j’ai peu apprécié. Le temps a passé. Inter fæces et urinam nascimus, rappelle saint Augustin ; les sociétés, elles aussi, naissent entre les excréments et l’urine. Mais il fallait beaucoup de mauvaise foi pour que le dégoût ne se transforme pas en stupeur, pour ne pas mesurer de quelle profondeur de refoulement et de malheur cette lie remontait, de quelle accumulation de mensonge elle était le produit. Respect à l’école ? C’était bien trop peu pour quelques maîtres admirables qui littéralement me mettaient au monde ! Mais pour tant d’autres, aigres guichetiers des connaissances, c’était beaucoup trop ! Ce professeur de sciences naturelles affalé sur sa chaise qui débite un cours appris par cœur et, au moindre chuchotement, sans jamais varier la formule, hurle : « Si tu m’emmerdes, je t’emmerde, je te poisse et je te fous dedans ! », respect ? Pitié, au mieux. Ce professeur d’allemand hystérique qui flatte les enfants des célébrités et ne cesse de passer ses nerfs détraqués sur les autres, respect ? Ces surveillants généraux maniaques, shootés à la punition, vivantes invitations au suicide qui traînent leur névrose dans les couloirs, respect? Pour chacun de ceux-là, pourtant, respect, oui. Mais pas comme un droit attaché à la fonction, s’il vous plaît. Pas de distribution automatique de respect, ça gâte le produit. Qu’est-ce à dire, respecter ? Voir à nouveau, se retourner pour voir. Voir ce qu’il en est, ce qu’il en a été. Donc, en parler, se sentir le droit d’en parler. Pas de respect sans la liberté qui le fonde, pas de respect sans expression, pas de respect sans la parole qui désenclave, qui déverrouille, qui réanime.
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« Vous êtes un idéaliste ! » Que non ! J’ai fait un métier qui vaccine contre cette tentation. Tout à recommencer, toujours, non seulement avec un autre groupe, mais avec le même deux mois après ! Sans compter qu’il faut aussi recommencer avec soi-même, tous les jours. Le désir négatif, l’importance décisive du désir négatif, même quand on vous conjure d’aller dans le sens de la marche, du temps, du poil, de la boîte, du parti, du progrès, de la science, du goût. Le désir négatif. Non au nom du oui qui n’est pas encore là, qui ne viendra peut-être jamais, chaise vide où l’absence est présence. Je ne fais pas de pub pour 68, je ne suis pas payé au pavé ! Si vous ne voulez pas dire Mai, dites autre chose. Le silence primordial, l’absolu, le je ne sais quoi et le presque rien, la trace, Dieu, le souffle, la poésie, le désespoir, l’orage. N’importe quoi, pourvu que ce n’importe quoi ne soit pas une précaution verbale, un bafouillage de tribune, une note de bas de page. Peu importe le mot qui se choisira en vous si la fusée part de plus profond que vos intérêts, que vos opinions, que vos passions, que vos raisons, que vos vices, que vos vertus. Qu’il soit bien entendu que ce n’importe quoi-là n’a aucun rapport avec la diarrhée communicationnelle, qu’il se fout comme de sa première chemise d’injecter des valeurs humaines dans la technique, l’économie, le décolleté des dames ou le baby-foot. Qu’il est une dague bien pointue dans les reins de la société occidentale parce que c’est le seul moyen de ne pas lui vouloir de mal.
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Respect, travail, mérite. Que ces mots-là reviennent au premier rang, c’est bien. Cette apparente régression est un progrès. J’espère seulement qu’on va comprendre que, cette fois, il ne faut plus faire les malins avec eux, qu’il faut les laisser dégorger ce qu’ils ont en eux de désir et de souffrance, et la cruauté dont ils ont été blessés, et la lâcheté qu’ils ont favorisée. Ces mots-là ne sont pas à prendre à la légère, à la stratégie. Il faut en faire l’inventaire pour comprendre en quoi ils nous font vivre et en quoi ils nous empêchent de vivre. Regarder nos mots en face, voilà notre programme de travail ; devant ce chantier, comme devant tout ce qui est vaste, nous sommes profondément égaux. Il a été ouvert, il y a bientôt quarante ans, dans le trouble, dans l’urgence, dans l’ambiguïté : nous pouvons maintenant y travailler plus calmement, plus fortement. Mai n’a pas d’autre sens que d’avoir ouvert la plaie infectée, que d’avoir fait sauter le verrou inutile. Il ne savait pas trop ce qu’il faisait, ses adversaires ne savaient pas trop ce qu’ils combattaient. Nous voyons mieux maintenant de quoi il s’agit : ou bien nous étriquer dans un délire puéril de possession, de certitudes pourrissantes, de jalousies fétides, ou bien, en dépit de ce qui nous fait mortels, nous laisser respirer la vie dans les êtres, dans les mots, dans le monde, conduire nos cœurs et nos esprits à l’extrême pointe de notre jetée intérieure, seul rendez-vous possible des âmes vivantes, désirantes, souffrantes. Devenir une société modeste, légère, fervente, ironique. Non pas nous définir, nous infinir. Tel est notre repère, notre amer, comme disent les marins. Il n’est pas d’autre sens à une vie que de le désigner à d’autres vies par ce qu’elle a été et par ce qu’elle n’a pas été. Amers, on le sait, est le nom d’un recueil de Saint-John Perse. Le poète en parlait ainsi : « J’ai voulu exalter, dans toute son ardeur et sa fierté, le drame de cette condition humaine, ou plutôt de cette marche humaine, que l’on se plaît aujourd’hui à ravaler et diminuer jusqu’à vouloir la priver de toute signification, de tout rattachement suprême aux grandes forces qui nous créent, qui nous empruntent ou qui nous lient. »

(1er juin 2007)

Guyancourt

LE MARCHÉ XXX

Guyancourt. Guyancourt et ailleurs. Le malaise – le malheur – qui, depuis une vingtaine d’années, ne cesse de grandir dans les entreprises n’est ni la somme ni la conséquence de difficultés repérables et repérées. Les insatisfactions et les colères touchant aux salaires, aux horaires, à la promotion, aux contrats, à la précarité, à la formation, aux problèmes de sûreté et de sécurité, etc. ne suffisent ni à le provoquer ni à l’expliquer. La preuve en est qu’il atteint de la même manière des travailleurs régis par des statuts très différents ; que les salariés des entreprises publiques n’y échappent pas plus que ceux du privé ; que les cadres en éprouvent autant, et parfois plus que d’autres, la morsure ; que certains hiérarchiques de très haut rang sont parfois sur le point de s’en expliquer. Le travail moderne blesse. Il peut même tuer. Le titre du film récent dit tout : « Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés. » Il faudra très peu de temps pour que les mêmes causes produisent, presque mécaniquement, les mêmes effets dans les pays où les délocalisations vont porter les mêmes principes.
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Le malheur dont est responsable le travail moderne est spécifique. Il doit très peu – de moins en moins – aux circonstances particulières de tel pays, de telle inspiration politique, de telle entreprise. Aucune révolution n’en triomphera. Aucun appel à l’humanisme ne le conjurera. Il résulte d’une folie qui se donne l’allure d’une rationalité imparable ; mais un fou, disait Chestov, a tout perdu, sauf la raison. Le malheur propre au travail moderne ne vient pas des choses. Ce n’est pas l’arbre qui s’abat sur le bûcheron. Ni la lourde chaîne qui rompt et la pièce de métal qui écrase l’ouvrier. Ni l’imprévisible circonstance qui fait soudain une tragédie d’un geste mille fois répété. Ni les produits sournois qui ruinent la santé de ceux qui les manipulent. Pas plus que les choses, ce n’est pas le temps qu’on passe avec elles, même s’il est excessif, qui tisse ce malheur. Ni le stress, ce mot poubelle chargé de tout ce qu’on ne veut pas dire. Ce n’est pas non plus la mauvaise volonté des salariés qui est responsable de leurs souffrances. Ni le regard critique qu’on porte sur l’entreprise. Ni le pessimisme que les nantis ont coutume de reprocher aux faibles et aux opprimés. Faussaires de la joie de vivre, négationnistes du désarroi, c’est parce qu’ils ne veulent pas que ce malheur-là soit jamais guéri que ces coucous sortent périodiquement de leur boîte pour un numéro de satisfaction gueularde où ils sont les seuls à voir de l’optimisme.
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Les travailleurs luttent pour les salaires, l’emploi, les conditions de travail. Il faut n’avoir jamais mis les pieds dans une entreprise ou avoir décidé de se désintéresser de ses contemporains pour ne pas les y encourager. Mais l’élan des luttes, pour autant qu’il existe encore, ne doit pas cacher une dure vérité. Le jour où le plein-emploi descendra du ciel ou montera de la colère accumulée, le jour où les horaires et les relations humaines seront aménagés au mieux des intérêts de chacun, le jour où les salaires escaladeront convenablement leurs échelles, le jour où la promotion, la formation, l’information, la communication enlaceront harmonieusement leurs bons effets et déploieront leurs étendards à la gloire de la croissance et de la tolérance, ce jour-là portera un nom et un seul : l’enfer sur terre. Et nous y brûlerons tous. Et toutes. Car l’enfer, c’est la séparation, et l’entreprise la mieux gérée du monde, la plus respectueuse de ceci, de cela et tralala, est aujourd’hui séparée de la vie.     « Je ne dis pas cela pour démoraliser », chante Jean Ferrat.
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Dans d’autres circonstances, on s’amuserait franchement. Des négociations ont été ouvertes chez Renault entre la direction et les syndicats. Elles portent sur trois points. On formerait l’ensemble des managers à la gestion du stress. On inventerait des séances de causette pour réinjecter un peu d’humanité dans les relations de travail. Et on envisagerait de reprendre la réflexion sur un système de partage des bureaux qui permet de réduire les frais. Sur un plateau de la balance, vous posez ces trois fariboles. Sur l’autre, la pensée des morts et les insomnies des vivants. Ça penche d’un côté ? Faites la tare avec l’aveuglement du patronat et la myopie des syndicats. Ni les uns ni les autres n’ont senti que le remède et le mal n’étaient pas du même ordre.
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Surveiller et punir, tout le monde a lu ce livre. Rappelez-vous les commentaires de Michel Foucault sur le panopticon de Jeremy Bentham, figure majeure de la prison et, au-delà, de toute organisation totalitaire. Au centre d’un immense camembert dont les portions – les cellules – sont séparées par de hautes cloisons, le Surveillant. Dans les portions, se découpant en ombres chinoises sur la vitre arrière éclairée par la lumière du jour, les prisonniers. Un système de panneaux protège le Surveillant de leurs regards. Voir sans être vu. Eux sont exposés. La vie sous la menace du regard de l’autre. Ou le sommeil.
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« Résister se conjugue au présent. » Cette belle affirmation de Lucie Aubrac est partout. Mais, dans cent ans, un Michel Foucault bis expliquera que Jeremy Bentham peut être cité parmi les précurseurs des méthodes managériales venues, pour l’essentiel, des États-Unis et du Japon, et qui, apparues en Europe à la fin du XXe siècle, auront largement contribué à précipiter le suivant dans le non-sens. Cette révélation scandalisera infiniment les intellectuels et les journalistes de l’époque, s’il en reste. Ils multiplieront les témoignages d’indignation et regretteront in petto que la fermeté de leurs convictions démocratiques les empêche de précipiter dans un cul-de-basse-fosse tel confrère dont le soutien leur paraît trop timide. Ils éplucheront notre siècle, le radiographieront, le convoqueront au tribunal qu’ils auront tout exprès bricolé pour lui. Rivalisant d’une sainte colère, ils exigeront à qui mieux mieux mémoire et repentance. Presque personne ne voudra remarquer que cette gigantesque activité justicière ne leur laisse plus une seconde pour se pencher sur leur temps. C’est pourquoi, au début du XXIIIe siècle, un Michel Foucault ter
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Un amateur, ce Jeremy, dira-t-on, mais il a donné à penser aux managers. Eux ont fait avancer le système. Plus besoin de prison, de murailles, de surveillants. Même plus besoin d’entreprise. Le télétravail a réduit les frais et limité les échanges. Avant qu’il ne soit complètement mis en place, ils avaient trouvé un truc décisif : l’individualisation des objectifs. Une merveille, cette horreur. Le gars s’enfermait tout seul. Il était à lui-même sa prison et son surveillant. Il coexistait avec ce qui le menaçait. Mieux : il l’inventait. Victime et bourreau. Le bracelet électronique cérébral. Il plaçait lui-même la barre au-dessus de la hauteur qu’il savait pouvoir sauter ; de cette façon, il devenait son propre sur-moi de poche. « Tu n’as qu’à t’en prendre à toi-même », lui disait-on quand il jouait avec les allumettes. C’était fait. Il s’en prenait à lui-même. Il était bouclé dans son âme, et il le savait. Il traînait ce secret dans les réunions électorales, au lit, à l’église, au tiercé. Trapus, les mecs qui avaient inventé ça. De sacrés fumiers ! Notez, la clef du système restait dans la poche du prisonnier : un « je t’emmerde » bien placé et tout pétait. Mais c’était ne plus bouffer : mauvais pour la santé. C’était surtout le grand air, le grand froid, la grande peur, la liberté non aménagée. Brrr ! Mieux valait prendre la pose. Ils la prenaient tous. Par exemple, ils se racontaient, via la trouille moralisée, qu’ils faisaient le bonheur de leurs enfants. Ou, via la trouille domestiquée, qu’ils allaient devenir les rois du monde. Ou, via la trouille marxisée, que tout cela était une partie de qui perd gagne. Ou, via la trouille démocratisée, que les prochaines élections remettraient les choses d’équerre. Ou, via la trouille sanctifiée, qu’en s’écrasant devant leurs managers, ils travaillaient à la rédemption. Ou, via la trouille esthétisée, qu’ils regardaient ça de si haut qu’ils s’en foutaient, s’en foutaient, s’en foutaient.
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Voilà trente ans qu’une poignée de gens à laquelle je crois appartenir osent dire, contre le silence de droite et le mutisme de gauche, que ce système est meurtrier. Il était à craindre que ce ne fût pas une formule. Guyancourt est un fait central. Pas un fait central : le fait central. Le fait central de notre prétendue civilisation : le système de travail sur lequel elle repose tue. Le système de travail si virilement mis en place par les patrons, si courtoisement combattu par les syndicats, si poliment accepté par les citoyens, les travailleurs, les consommateurs et les téléspectateurs est un système de mort. Ne parlons donc pas d’autre chose.
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Trêve de gentillesse. Le gel des bureaux partagés, les laïus pour réhumaniser l’entreprise, la gestion du stress, tout cela ne porte qu’un nom : la honte. Va-t-on demander aux instituts qui ont installé les procédures qui tuent de mettre en place celles qui vont soigner les survivants ? Je ne voudrais pas me trouver à la table où patrons et syndicalistes discutent. Vraiment je ne jetterais pas la pierre à ceux qui, sans un mot, se lèveraient et quitteraient les lieux. Il faut du courage, quand tout le monde mâchonne les mêmes bobards, pour ne pas faire semblant et avouer qu’on n’y peut rien. Même si on est sûr que la dînette des intérêts lourdingues et l’exaltation masturbatoire de la compétition économique ne peuvent pas faire un avenir.
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Devant tant d’injustice, les gens de la direction pleurnichent. On les « stigmatise », eux qui ont mis si gentiment au boulot des psychologues tout ce qu’il y a de sympa pour enquêter sur le stress ! Les malheureux. Ils sont là depuis cinq ans, dix ans, vingt ans et ils n’ont toujours rien compris au film, pas un mot, pas une image ! La déprime des autres leur fait de la peine, mais l’idée qu’ils font fausse route ne les effleure pas. Une direction ne peut pas faire fausse route. Ce qui est marqué sur du papier glacé ne peut pas faire fausse route. Les procédures validées ne peuvent pas faire fausse route. Le progrès de l’économie par l’économie pour l’économie ne peut pas faire fausse route. L’obéissance ne peut pas faire fausse route. Ce qui est bon pour la carrière ne peut pas faire fausse route. La politesse entre gens du même monde ne peut pas faire fausse route. L’esprit de l’entreprise ne peut pas faire fausse route. Les copains ne peuvent pas faire fausse route. Oh ! Les niais ! Oh ! Les ignorants, quand même ils parleraient douze langues et frissonneraient à Mozart ! Les pauvres, les pauvres gens dont la moindre circonstance peut faire si aisément, avant même qu’ils ne s’en aperçoivent, des misérables ! Ce qui tue, comment comprendraient-ils jamais que c’est ce qui réussit à l’entreprise, ce qui lui fait des bons comptes et des bons amis, ce qui la met au niveau, au sommet, à la pointe, au top ! Comment verraient-ils de quelle minutieuse, implacable, effrayante négation des êtres se paient, jour après jour, la vanité de quelques anciens bons élèves et les rots retentissants de leurs actionnaires puisque, de ces anciens bons élèves et de ces actionnaires, ils ont choisi d’être les larbins distingués ? Comment oseraient-ils s’avouer qu’on en finirait en quinze jours avec le stress et sa gestion si l’on mettait froidement à plat toutes les procédures de travail, si l’on allumait un feu de joie avec les bouquins de management où l’on cache les DVD pornos, si l’on virait une fois pour toutes, sans retour, les consultants et les instituts qui, consciemment ou non, organisent le massacre des managés ?
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J’ai vu tant de gens pleurer, tant de gens incapables d’aller au bout de la phrase imprudemment commencée. Ce poids, ce poids… Ce n’est pas qu’une entreprise soit un lieu maudit, ni les hiérarchiques toujours des bourreaux. Que pèsent-ils d’ailleurs, ces petits chefs, dans ce cyclone confus de violences anciennes et nouvelles, dans ce fascinant entassement de verrous, dans cet invraisemblable amas de silence que tentent vainement de séduire des mots fabriqués à la demande, comme des gaufres ? Des sémaphores, des pantins décorés, voilà ce qu’ils sont, les petits chefs. S’ils s’accrochent plus fort que les autres aux oripeaux du rôle, c’est qu’ils craignent de se retrouver tout nus bien plus vite.
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Ils me disaient que je détestais les entreprises. Mais non ! J’étais fasciné comme personne par ce nœud de passions, par cette fureur rentrée, par ce pathétique avortement, par cette conspiration d’apparences souffrantes, et ces mots mécaniques, et ces accords désaccordés, et ce tissu déchiré, et cette lucidité suspendue au-dessus du vide. Un lieu auquel personne ne comprend rien, qui ne peut rien inspirer à personne et où il faut, l’air enjoué, faire semblant d’aimer des choses inertes comme si elles apportaient le salut. De ces bureaux propres et vides, de ces couloirs pour nulle part montent parfois les soupirs, les appels légers, les gémissements étouffés qu’on guette dans les ruines après le tremblement de terre. On l’entend, cette rumeur, on lit dans le regard de ceux qu’on croise qu’ils l’entendent aussi, puis on doute si ce n’est pas là un bruit enregistré. Si ça parlait dans une entreprise, si ça parlait vraiment, elle exploserait. La complicité de méfiance qu’elle suscite la protège.
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Stupéfiant que personne ne s’intéresse jamais à la vie énorme qu’il y a là-dedans. Une vie qui se refuse, qui se renie, qui se cache, mais une vie quand même. Je suis allé voir ce qui se disait sur le sujet à l’Assemblée nationale, il y a vingt-cinq ans, le 13 mai 1982, quand on y discutait des lois Auroux. Le ministre socialiste les présentait en personne. Pour le RPR, Philippe Séguin lui répondait. Des propos sans âge, des mots vides, les mêmes politesses qu’on continue de s’adresser, dans les réunions, entre rombières économiques. Le ministre n’hésitait pas à affirmer que « notre première richesse sont (sic) nos entreprises et les femmes et les hommes qui y travaillent. » J’ai assez commenté ici cette idiotie stalinienne. Rien à ajouter. Si vous êtes une richesse, vous êtes un esclave, point final. Un esclave contraint, on le défend, on le libère ; un esclave volontaire mérite sa chaîne, rien de plus. À la navrante approximation de la gauche, Philippe Séguin, soucieux de tenir les deux bouts de la chaîne (précisément), c’est-à-dire de ne perdre de vue ni l’humanisme ni l’efficacité économique, répondait, au nom de la pensée RPR, par une proposition paralogique, par une fausse symétrie que j’ai retrouvée cent fois dans la bouche de braves gaziers de DRH tentant de se persuader que ce qu’ils faisaient n’était pas entièrement stupide : « Pour nous, l’entreprise est à la fois un centre de production et une communauté d’hommes. » Non. L’entreprise n’est pas une communauté d’hommes. Au mieux, une collectivité obligée, subie. Et qu’elle soit un centre de production n’éclaire rien. La question est de savoir ce qui s’y fait, dans ce centre, et pourquoi, et comment, et quelle idée de l’homme s’y trimballe, et dans l’intérêt de qui.
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En trente ans, rien n’a changé. L’entreprise reste un continent ignoré. Pas inexploré pourtant. Au cinéma, L’emploi du temps, de Laurent Cantet, Violence des échanges en milieu tempéré, de Jean-Marc Moutout, Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés, de Sophie Bruneau et Marc-Antoine Roudil. Bien avant, la magnifique leçon de Max Pagès et ses disciples, L’emprise de l’organisation. Puis Le mythe de l’entreprise, de Jean-Pierre Le Goff. Et Souffrance en France, de Christophe Dejours. Un continent exploré, mais ignoré. On va pleurer en regardant L’emploi du temps et, le lendemain, au bureau, on manage comme si de rien n’était. Pouce ! crient les enfants qui sentent un caillou dans leur chaussure en jouant au gendarme et aux voleurs. Le travail est un gigantesque Pouce ! hurlé à la vie. On doit s’y contenter de banalités sinistres, de rengaines. Réconcilier la France avec l’entreprise, opinait à tout hasard François Mitterrand, que ces trivialités assommaient.
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La panoplie des méthodes managériales est aussi inépuisable que la rouerie et la mauvaise foi de ceux qui les mettent en œuvre. Se contenter de désigner quelques pratiques détestables revient à donner un feu vert à l’apparition de leurs sœurs jumelles, au risque de les trouver plus perverses encore. Le problème posé par ces méthodes est global. Il dépasse largement le cadre des entreprises et du monde du travail ; mais, dans ce cadre même, on ne peut comprendre de quoi il s’agit si on ne cherche pas ce qui fonde ces manipulations et explique la misère qu’elles créent.
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Paradoxe. L’utilité des entreprises n’est pas à démontrer. Pourtant les salariés, dans leur écrasante majorité, les vivent comme des lieux d’absolue fermeture et témoignent qu’en dépit de tous les dispositifs mis en place pour aérer les locaux et les esprits, l’air y est irrespirable, suffocant. Cherchant son identité dans ses performances ou dans une sorte de singularité collective, l’entreprise peut parfois susciter dans son personnel, quand tout va bien, un enthousiasme passager ou quelque fierté, pour le losange de Renault par exemple, l’un et l’autre liés à la satisfaction d’intérêts élémentaires, argent, volonté de puissance, besoin de protection. Mais cette excitation n’a rien à voir avec le sens. Le « losange dans le cœur », quel pitoyable refuge pour des gens de trente, quarante, cinquante ans ! Le losange dans le cœur, les Cœurs Vaillants : le même narcissisme de groupe, gentillet ici, cruel là. Les ados de banlieue sont bien plus adultes ! C’est que les entreprises, n’ayant plus avec la société qui les entoure que des rapports d’intérêt et de ruse, ne savent plus rien de ses rêves. Plus elles entassent les études de marché, moins elles la connaissent ; plus elles s’imaginent la dominer, plus elles s’enferment en elles-mêmes. Leur énorme naïveté est de vivre comme un triomphe cette victoire à la Pyrrhus. Privées de toute affinité de sens avec le monde où elles vivent, elles prétendent sécréter leurs propres valeurs : en fait, elles admirent leur image.
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Pour que rien ne vienne contrebalancer leur toute-puissance, les entreprises doivent encore se protéger des jugements critiques, des résistances, des oppositions, des aspirations différentes qu’elles risquent de rencontrer chez les travailleurs. Cette opération de lavage de cerveau porte un nom précis : le management. Manager, ce n’est ni diriger une entreprise, ni l’administrer, ni la gérer, ni la piloter, ni la développer ; rien de tout cela ne suppose le moins du monde qu’on ait recours au management : ni à la chose, ni au mot. Le management est une activité d’un autre ordre. C’est une méthode de gouvernement des esprits. C’est l’ensemble des moyens de pression collectifs et individuels, constamment révisés, par lesquels on s’efforce de soumettre les salariés à la volonté d’une direction elle-même dominée par des intérêts économiques plus vastes auxquels elle participe et qui lui fixent sa ligne de conduite. « Un salarié engagé est un salarié qui adhère aux objectifs et à la stratégie du groupe et qui est prêt à se dépasser pour assurer le succès de l’entreprise. » Ce principe de Carlos Ghosn, que rapporte un bel article de Sonya Faure dans Libération, n’a rien de neuf, ni moteur ni carrosserie. Je l’ai entendu, dans toutes les entreprises où j’ai eu à traîner mes guêtres, assené, proféré, chuchoté par des patrons de toutes sortes, gros et maigres, jansénistes et jouisseurs, colombes et faucons : partout, leurs disciples se pâmaient devant l’immense originalité du propos, devant la grandeur inouïe de la doctrine. Comme l’adhésion en question n’est jamais spontanée, c’est le rôle des méthodes managériales que de créer chez les salariés l’angoisse qui, en les déconcertant, va les rendre disponibles aux leçons qu’on veut leur dispenser. L’invraisemblable profusion des thèmes managériaux, fourre-tout d’inepties, brocante d’idées fausses ou sommaires, souvent contradictoires, fiévreusement glanées dans l’actualité, ne renvoie à aucun contenu de pensée ni à aucune stratégie cohérente. Ce bazar n’a pour objet que de transmettre, hâtivement et servilement, l’expression passionnelle d’un appétit de domination. Le management ne connaît que la loi de l’avidité instantanée. Il ne sait rien du passé et se moque de l’avenir. La nécessité où il se trouve de faire oublier la bassesse de son inspiration l’oblige à se prévaloir de grands mots : je n’ai jamais rencontré un travailleur, même modestement formé, qui ne pressente que ce fatras typiquement sectaire porte en lui la négation de toute réflexion désintéressée, de toute action sensée. Seuls proclament le contraire ceux qui bénéficient de la manœuvre ; il n’y a pas de managers bénévoles.
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Il a fallu beaucoup de perversité à une minorité de dirigeants et beaucoup de naïveté, d’ignorance et de lâcheté à la majorité d’entre eux pour laisser s’installer cette horreur. Un jour, un romancier montrera de quelle dégradation de la société occidentale elle aura été le signe et l’accélérateur. Égocentrisme craintif, matérialisme obtus, défaut radical d’imagination et de liberté, pathologie de l’obéissance, telles sont les belles vertus qui ont concouru au succès apparent des pratiques managériales.
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J’ai souvent eu à séjourner quelques semaines ou quelques mois de suite dans une entreprise. Sans rien y trouver de monstrueux, je ne parvenais pas, en dépit de la gentillesse de beaucoup de mes interlocuteurs, à m’y sentir à l’aise. Je me souviens du sentiment bizarre qui m’envahissait quand je quittais des bureaux installés dans une tour de La Défense et que je retrouvais le métro, la rue, les autres gens. La bizarrerie était de ne ressentir aucun changement. Comme si la « communauté » de l’entreprise ne dégageait pas plus de chaleur ni de vie que les transports en commun ou le flot des piétons pressés et nerveux. Même atmosphère dans ce temple de la technique et dans le grand hall de La Défense. Un ensemble vide, artificiellement bourré d’exigences, de chiffres, de mots. À cela près que la concentration d’angoisse y était plus forte. Un expresso à côté d’un café des Ardennes, pour reprendre les termes d’une joute dont le constant renouvellement entre ma mère et ma grand-mère paternelle scandait mon enfance.
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Dans l’entreprise, on peut fréquenter des collègues pendant dix ans ou plus sans rien deviner de leurs préoccupations. C’est que tout, par hypothèse, y est normal, que tout y va de soi, même la souffrance. Une barrière invisible – une cloison de verre ? – interdit l’accès à ce que les salariés appellent naïvement leur « vie personnelle » et qui n’est, en réalité, que la sensibilité non exprimée qui les torture. Je me sentais balourd de tenter parfois d’enfreindre la loi non écrite de cette frileuse réserve ; cette sorte de saignée mentale était pourtant nécessaire. L’entreprise est une serre à l’envers : un lieu pour empêcher de mûrir. On y paye de douleurs réelles les certitudes imaginaires qu’on y achète ; ce pacte inéquitable, chaque jour qui passe rend plus difficile de le dénoncer. Que de drames silencieux ! Des gens dont on admire et dont on envie l’équilibre, apparemment garantis pure réussite, y témoignent soudain d’une stupéfiante fragilité.
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Elle n’échappe pas aux consultants. Certains – je devrais dire et certaines : les Québécoises, je l’ai constaté à EDF, sont de première force à ce jeu-là – ont bien vu quels bénéfices on pouvait tirer de l’exploitation de ces douleurs silencieuses. Réparer le narcissisme des salariés avec le bon rire franc bien réaliste de la séduction libérée, c’est-à-dire leur faire oublier qu’ils pensent ce qu’ils pensent et différer d’autant leur éventuelle réconciliation avec eux-mêmes, faire comme si l’entreprise était une sorte de manège où de beaux brins de consultantes rient à gorge déployée et racontent au premier venu, les yeux dans les yeux, qu’il est un capitaine d’industrie, personne ne semble trouver cela un peu court, ni les vendeurs ni les acheteurs. On dira qu’à terme, une telle attitude est condamnée. Soit, mais à terme, encore une fois, ne figure pas au lexique managérial. Tout et tout de suite. C’est pourquoi l’exaltation grossière du narcissisme reste la plus efficace des manipulations managériales. À EDF, il s’agissait de persuader les gentils agents, pourtant pris dans un entrelacs de contraintes, que chacun d’eux constituait une petite entreprise personnelle (une PEP) d’où il tirerait son bénéfice individuel net (le BIN). Des âneries de cette altitude ne doivent pas être passées trop vite par pertes et profits. Il en est de même dans tous les totalitarismes : ces braves grosses blagues colportées dans une population qu’on méprise cachent un invraisemblable délire d’orgueil. D’un côté, la PEP et le BIN : fumisteries pour le populo. De l’autre, ce stupéfiant quatrain que je découvrais avec terreur dans un livre d’un maître-coacheur, Vincent Lenhardt :

Au cœur du responsable, un champion ;
au cœur du champion, un Prince ;
au cœur du Prince, un « homme nouveau ».
Au cœur de l' »homme nouveau », l' »Esprit Divin »…

Le management vit de séduction, grossière le plus souvent, parfois alambiquée. Mais l’essence de toute séduction, c’est la prise de pouvoir. Quand les managers débitent leurs billevesées, leur cœur, comme celui de tous les sectateurs de toutes les sectes, de quelque façon qu’ils promettent le bonheur, est dur ; il s’exalte de sa fermeture, s’enivre de la puissance qu’il se prête, s’emplit de mauvais plaisir en jouissant de l’habileté cynique avec laquelle il distribue aux naïfs et aux timorés ses mensonges glacés.
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On ne comprend rien aux événements de Guyancourt si on les réduit à un simple problème d’organisation du travail auquel, dans un climat d’émotion générale, la bonne volonté des patrons et celle des syndicats pourraient trouver solution. Ce qui s’est passé dans ce Technocentre, chez Renault, dans une entreprise française, dans un système politique d’orientation libérale, et qui met évidemment en question chacune de ces instances, n’a pourtant ses racines ni à Guyancourt, ni chez Renault, ni dans les entreprises françaises, ni même dans la société libérale. La perversion spécifique du management – je l’ai constaté en Chine, je le vois aussi dans certains pays arabes – s’accommode de tous les climats culturels, économiques et politiques. Le syndrome qu’offre le management est un résumé puissamment significatif de l’angoisse contemporaine et des remèdes pitoyablement affolés qu’elle s’invente. Emporté par une inventivité matérielle qui l’a dépassé, l’homme de la modernité managériale s’est déchiré, dilacéré. Pour reprendre le mot où l’ironie populaire voudrait trouver l’expression du bonheur, il s’est éclaté. Et cet éclatement le jette deux fois dans l’angoisse. D’un côté, une activité fébrile et irréfléchie qui le contraint à se demander du matin au soir : à quoi bon ? De l’autre, des présupposés abstraits délirants, sans rapport avec la réalité humaine, et qui exaltent une volonté de puissance de plus en plus agressive et de plus en plus stérile.
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Que les circonstances créent une tension trop forte ou que les responsables se montrent particulièrement déficients – ce qui peut se dire aussi : particulièrement efficients -, en voilà assez pour faire sauter la poudrière. Le face-à-face brutal avec cette absurdité cruelle ne manque pas de troubler des gens vulnérables, ou tout simplement sensibles et scrupuleux. D’un côté, le pratico-inerte et les choses désignifiées ; de l’autre, le verbiage paranoïaque : c’est trop, c’est trop triste, c’est trop bête, c’est trop nul. Que le travailleur qui n’a jamais connu ce sentiment d’accablement lève le doigt.
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Les structures d’autorité jadis les plus rassurantes sont en déroute et, avec elles, non seulement toutes sortes de solidarités ancestrales, mais encore les représentations élémentaires qu’on se faisait, il y a de cela deux ou trois générations, de la vie, du monde, des autres et de soi. Cette débandade provoque un choc en retour d’une grande violence et suscite mille et une tentatives en vue de retrouver, par la restauration de l’ordre et de l’obéissance, la sérénité et la sécurité enfuies. C’est cet espoir impossible et naïf qui alimente la soumission à la pathologie managériale : se repérer, obéir, se sentir protégé. Mais obéir à qui, être protégé par quoi quand les idéologies tombent comme des tourterelles, quand il ne reste plus que deux puissances régnantes, et qui n’en sont qu’une, la technique et l’argent ? Obéissons donc à la technique et à l’argent. Ce mouvement de régression pourrait constituer une étape, même négative, de l’évolution si la technique et l’argent, à l’instar des pires tyrans, offraient au moins une prise à la critique et, par là, à l’altérité. Ce n’est pas le cas. La technique et l’argent sont coextensifs à l’angoisse qui oblige à avoir recours à eux. Les dominer, c’est dominer cette angoisse : cercle. On ne domine pas la technique et l’argent. Mais leur céder, c’est céder à la fuite, au soulagement de nier sa liberté, c’est procéder aux préparatifs d’un suicide symbolique. Dans ce dilemme, dans cette défaite annoncée, se trouve le fond de l’ahurissant individualisme moderne. Loin d’être le feu d’artifice de fantaisie, de liberté et de volupté que suggère la publicité, il n’est que la gestion anxieuse et forcément désastreuse de conflits insolubles.
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Tout cela pourrait néanmoins fonctionner si nous étions des soldats de plomb ou des anges, si notre existence ne se déployait pas dans la durée, si elle n’était pas constamment soumise à des choix existentiels, si nous disposions de la sécurité des fantômes ou de celle des menhirs, si nous pouvions nous couler dans un moule définitivement rassurant, de pierre ou de chair, n’importe, ou d’esprit, ou de chiffres. Mais voilà ! Jusqu’à ce qu’un laboratoire dûment agréé ait recyclé la personne humaine, il faudra l’accepter incertaine et ambiguë, menacée par le hasard, dévorée de contradictions, fondamentalement troublée et troublante. Et on ne l’empêchera pas, vivant dans le temps, de vivre par conséquent dans les problèmes, c’est-à-dire dans les choix, c’est-à-dire dans les décisions.
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Que se passe-t-il donc pour l’homme de la modernité managée lorsque les circonstances, ou sa propre réflexion, ou les deux ensemble, le placent non pas devant un de ces choix subalternes (et illusoires) qu’on fait entre des conserves de poisson, des produits culturels en promotion, des partis politiques surgelés ou des idéologies périmées, mais devant un carrefour où il sent qu’il va engager son existence et témoigner de soi-même ? Que se passe-t-il quand il devine qu’il va se choisir avec ce qu’il va choisir ? Peu m’importe ce qu’il décidera : c’est son affaire. Par contre, il m’importe au premier chef de comprendre ce qui va guider son choix, le fonder, l’assurer, c’est-à-dire, quelles que soient nos différences, nos singularités, nos oppositions, de savoir de quoi nous pouvons parler ensemble, sur quoi nous pouvons nous appuyer ensemble, sur quel terrain nous pouvons nous retrouver et constater que nous ne sommes pas seuls.
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Si, comme je le crois, la conscience de la modernité est éclatée entre des pratiques absurdes et des fumisteries sectaires, la tentation est de dire : ce terrain-là n’existe pas ; seuls, nous le resterons irrémédiablement. Pourtant, c’est une illusion. Nous ne sommes pas seuls et ce terrain existe. À condition toutefois que nous le retrouvions : toute l’affaire est qu’il n’est plus donné de façon évidente, naturelle, immédiate. Entre ces pratiques absurdes et les fumisteries sectaires qui les fondent, il n’y a apparemment plus de place pour le sens. À limiter notre regard à cette apparence, nous sommes définitivement perdus : dans les espaces vides et désolés de la modernité, nous ne pouvons plus choisir qu’entre des pulsions venues du hasard, ou de l’opinion, ou de vieilleries radotées, ou de nulle part. Il n’y a plus, entre le monde et nous, cet espace de négociation profonde où, tout à la fois, s’individualisent et se solidarisent les destinées. Les choix que nous tentons de faire, revenant sur nous comme des boomerangs, soulignent notre solitude. Incapables de fonder ces choix en nous-mêmes, puisque nous ne sommes plus garantis par aucune correspondance avec le monde, nous cherchons fébrilement à les amarrer à ceux des autres ou, ce qui revient au même, à les en distinguer. Dès lors, deux possibilités. Ou bien nous choisissons comme le plus grand nombre, au nom de je ne sais quelle sagesse collective ou ancestrale supposée. Alors nous étouffons, nous souffrons de notre authenticité méprisée. C’est l’angoisse de mélange. Ou bien nous choisissons contre ce plus grand nombre. Alors la solitude nous étreint, alors le regard critique d’autrui nous devient insupportable. Nous projetons sur lui, comme un reproche, le désir terrible que nous avons de sa présence. C’est l’angoisse de séparation. Tant que notre liberté n’a pas retrouvé la relation au monde forte et secrète sans laquelle elle s’assèche, tant qu’elle n’a pas affirmé cette humble mais réelle transcendance sur les choses et les situations qui lui fait retrouver le pays des autres, nous sommes lugubrement renvoyés de l’angoisse de séparation à l’angoisse de mélange et de l’angoisse de mélange à l’angoisse de séparation. Dans l’entreprise, la rapidité de l’alternance est vertigineuse. S’isoler parce qu’on se sent mélangé. Se mélanger parce qu’on se sent isolé. Malheur sur malheur. Il y a gros à parier qu’à Guyancourt, après ces drames, l’angoisse penchera d’abord vers le mélange. Faire corps pour oublier, pour nier, pour expliquer, pour affirmer la bonne santé collective. Jusqu’à ce qu’on en suffoque et qu’on se retrouve seul, encore plus seul.
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Qu’il n’y ait pas de remèdes à la pathologie managériale, qu’il s’agisse d’un système intrinsèquement pervers et qui devrait être traité comme tel, une déclaration du P.-D.G. de Renault, Carlos Ghosn, et un article d’Emmanuel Couvreur, secrétaire adjoint CFDT au comité du groupe le confirment. La confusion et le conformisme régressif de ces deux témoignages attestent la profondeur de ce qui est en jeu à Guyancourt. À moins qu’à l’instar de la Bible on ne décide de les croire inspirées, ces réactions montrent à quel délabrement intellectuel en sont réduits les partenaires sociaux. C’est peu dire que ces gens ne prennent en aucune manière la mesure de ce qui se passe : ils n’y comprennent tout simplement rien. Il leur faut parler ; ils parlent. Ils attrapent des mots qui traînent sur le bureau du DRH, les ajustent au petit bonheur la chance, comptant que la dignité de leurs fonctions, la gravité de la circonstance et la stupeur des salariés les chargeront de profondeur. Il y a quelque chose de létal à considérer ces deux personnages qui, sans même s’en rendre compte, en appellent, pour pleurer les morts et consoler les vivants, à cela même qui a tué les uns et qui tourmente les autres. Il y a quelque chose de funèbre dans le discours d’un président qui fait comme si le management était la victime principale du drame, comme si c’était lui qu’on conduisait au cimetière, lui dont il fallait rappeler les hauts faits. « Le management est une notion fondamentale, déclare Carlos Ghosn, parce qu’elle touche à la première ressource de l’entreprise : les femmes et les hommes. Sans eux, l’entreprise n’a ni avenir, ni succès possible. » Quel rapport avec les événements en cours, cette réitération maniaque ? Quelle consolation pour les travailleurs, ce piétinement lourd de menaces voilées ? Nous sommes au-delà d’Orwell. L’esprit est laminé, dévoré, bouffé par les choses. Défendre son management, voilà la première réaction du président, voilà celle qui lui a été suggérée ! Inimaginable narcissisme ! Ce chapelet de slogans imbéciles, M. le Président ne l’a pas senti, dans ces circonstances, inapproprié ? Décidément, comme déclare Francis Mer dans un livre où se déposent les trésors de la double sédimentation des fonctions gouvernementales et des hautes charges industrielles, « les patrons ne savent plus séduire et motiver leurs collaborateurs. » Séduction et motivation. Il suffisait d’y penser.
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Heureusement le responsable CFDT veille. Quels sont les trois principes fondamentaux « nullement en contradiction avec les ambitions de notre entreprise » qu’il demande poliment à la direction d’avoir la gentillesse de bien vouloir restaurer ? La transparence. La confiance. La reconnaissance. Mais ces fumisteries dont le travailleur le plus ignare rigole, c’est précisément cela, la logique managériale : le gouvernement par les mots, la gouvernance par les Valeurs ! Transparence ? Le management est fondé sur le secret, le mensonge et les castes. Confiance ? Il généralise la compétition et le conflit. Reconnaissance ? Exploitation maximale et cynique, avec bonus pour les affidés. Sur l’île déserte que ce syndicaliste semble habiter en compagnie de son président, les communications avec le monde extérieur sont coupées. « Quant aux jeunes, écrit-il pour conclure, l’entreprise focalise de fortes attentes sur leur déroulement de carrière. Il ne suffit pas de mettre en place un nouveau système d’évaluation individuelle, encore faut-il reconnaître les efforts fournis. » Ainsi, non seulement il ne voit pas quels reproches il pourrait adresser à l’évaluation individuelle, non seulement il ne comprend pas qu’il s’agit d’une prison invisible, mais encore il la souhaite plus performante, c’est-à-dire plus discriminante, c’est-à-dire moins transparente, c’est-à-dire moins confiante, c’est-à-dire reconnaissante seulement à l’égard de ceux en qui la direction peut précisément se reconnaître. Il ne me paraît nullement en contradiction avec les ambitions des travailleurs de penser qu’ils défendraient mieux leur cause sans l’intervention de tels avocats.
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Je commente, je bavarde, je proteste. J’ai pourtant des choses plus sérieuses à dire aux travailleurs. Tout cela est une épreuve de la vie. Je ne parle pas de la vie de l’entreprise, qui est métaphorique et, quoi qu’en pensent les productivistes d’un bord et de l’autre, subalterne. Je ne parle pas seulement de leur vie à eux. Je parle, si j’ose dire, de la vie tout court, telle qu’elle se présente sur notre petite planète à ce moment de l’histoire. Je ne crois pas délirer. Dans les bureaux et les ateliers, il se passe quelque chose de secret et d’immense. Non pas à cause de l’incidence sur le CAC 40 : je m’en fous. Non pas à cause de l’honneur de l’entreprise : les abstractions n’ont pas d’honneur. Non pas à cause de la compétition, de l’énergie virile que doivent y déployer les hommes, et même les femmes : ceux qui chantent cette chanson-là, des planqués de première, chanteraient n’importe quoi d’autre si on les payait davantage. Je ne pense même pas ici au salaire, à la famille, aux enfants : rien ne justifie qu’un être humain s’enfonce dans l’absurde, surtout pas la famille, surtout pas les enfants. Je ne pense pas le moins du monde aux progrès que pourrait faire l’entreprise grâce à la participation des travailleurs : tout ce qui va dans le sens du management sera accepté, tout ce qui va dans un autre sens sera refusé. Je ne pense pas davantage aux triomphales perspectives ouvertes par le camarade de la CFDT : s’il y croyait lui-même, il ne prendrait pas ce ton de commis respectueux.
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Je pense à ce que pensent les travailleurs eux-mêmes s’ils veulent bien, un instant, oublier ce qu’on leur a raconté, ce qu’on continue de leur raconter. S’ils veulent bien ôter de leur tête tout ce qui les empêche de regarder, comme si c’était la première fois, leur bureau, leur atelier, leurs paperasses, toute cette grisaille, toute cette propreté triste, ce vide, et ces machines, et ce téléphone, et cet agenda ; s’ils veulent bien faire comme s’ils sortaient d’un rêve, comme si cet univers professionnel était un paquet qu’ils déballent, comme s’ils se déballaient eux-mêmes avec lui. Comme si on ne leur avait jamais rien dit, jamais, sur le travail, sur le devoir, sur l’entreprise, sur le syndicat, sur rien. Comme s’ils n’avaient pas la moindre idée de ce qu’ils font là. Comme si les slogans des uns et les revendications des autres leur importaient autant que la tournée du facteur aux Nouvelles-Hébrides. Je pense à ce qui se passe en eux s’ils osent se faire comme stupides devant ce qui les entoure. S’ils n’offrent plus de résistance aux sentiments qui passent, roses, gris, sombres, noirs, très noirs, et que, loin de mettre des mots sur eux, ils en dégustent avec autant de cœur le charme, ou le mystère, ou l’horreur.
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Toutes ces choses, devant eux, qui ne sont les choses de personne, qui ne sont des choses pour personne. Et – quand même elles seraient nécessaires – étranges, étrangères, inassimilables. Ces choses qui ne sont pas leurs choses. Tout l’amour, toute la haine dont elles ne sont pas chargées. Et parfois, pourtant, touffe d’herbe sur le ballast, le signe furtif qu’elles ont l’air d’envoyer.
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L’humanité devant le monde qu’elle s’est donné, c’est eux. Ici est comme ailleurs. Tout ce qui est ailleurs est ici. Ce bureau, cet atelier, c’est le centre du monde. Au sens où ils en parlent tous, et Ghosn et Couvreur, ce n’est rien, strictement rien, ça ne mérite pas un regard. Ces gens n’osent pas voir, ces gens n’osent pas rester avec ce qu’ils voient. Il est plus facile d’encombrer les autres de son délire, et même de sa bienveillance et de son humanisme, que de se planter tranquillement devant le monde, de le laisser se décanter en soi, d’être le boa qui le digère et, avec lui, toutes les contradictions qu’on sent en soi, et l’envie de se tirer, et le fait qu’on reste. Plus facile de bavarder que d’accepter de sentir ce qu’on sent, de tout manger du monde tel qu’il est pour le digérer et l’évacuer. En étranglant en soi, au passage, l’idée qu’il est irresponsable, ou orgueilleux, ou égoïste, de penser de cette manière-là et d’aborder le travail sans les préservatifs mentaux aimablement distribués par l’entreprise. Vue sous cet angle, sous ce grand angle, c’est fantastique, une entreprise. Rien de mieux à Venise, rien de mieux à la plage. Le Rialto et les bains de mer, c’est pour penser à l’instant d’ici, quand on essayait de conclure un nouveau pacte avec le monde, à cet instant où, en en tremblant, on s’est enfin senti vraiment indifférent et où les autres, soudain, sont devenus si proches, si proches pour rire.
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Prétendre qu’un atelier ou qu’un bureau puisse devenir ce centre de gravité, n’est-ce pas une manière de célébrer l’entreprise qui devrait être saluée par les grands managers ? Non, ils ne la salueront pas. Ils se fichent bien du centre et de la gravité ! La gravité ? Combien de stocks-options, la gravité ? Et centre de quoi, puisqu’ils ne sont nulle part ? S’il y a un centre dans l’entreprise, ce ne peut être qu’eux ; depuis l’enfance, ça a toujours été eux. À douze ans, quand nous sortions du Lycée Montaigne, j’étais écœuré de voir la racaille bourgeoise de ma classe jeter chaque soir ses bombes à eau sur les journaux du vieux papetier de la rue Bréa. Devenus de grands dirigeants, quelques-uns de ces brillants sujets, enfermés dans le blockhaus de leurs valeurs, gavés de sécurités de tous ordres, ont sans doute passé leur vie et leur ennui à lancer, non plus des bombes à eau, mais des missiles managériaux programmés pour détruire dans les autres confiance et sérénité.
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Laurence Parisot, chef des patrons, reproche aux candidats à la présidentielle leurs piètres ambitions en matière de croissance. 2,5% l’an prochain, pouah ! C’est 3,5 qu’il nous faut, dit-elle, comme nos amis allemands ! Je propose 4, 8, 25, 57, qui dit mieux ? Ainsi pourrons-nous exprimer convenablement notre reconnaissance aux gens qui quittent l’entreprise. C’est arrivé à une amie de Laurence Parisot ces temps-ci, il faut voir comme elle l’a défendue ! La dame, après avoir bien travaillé, avait décidé de s’en aller ; normal qu’on lui en témoigne un peu, de la reconnaissance. Même si elle ne semblait pas à la rue, j’aurais très bien compris qu’on se fendît d’un cadeau. L’idéal aurait été qu’il sortît de la poche des travailleurs. Un canevas bricolé en dehors des trente-cinq heures, peut-être, dont elle aurait décoré son salon. Ou, avec trois sous rajoutés par l’entreprise, un grand gueuleton pour tout le monde ; au dessert, on lui aurait offert un bijou, un beau bijou, elle l’aurait porté en souvenir. Ringard que je suis ! Ce n’est pas ça du tout, la reconnaissance, ce n’est pas pour ça du tout que plaidait la présidente du MEDEF. Une histoire de blé, de blé pour le blé, de blé sans odeur, sans couleur, sans saveur, de blé qui ne fera jamais aucun pain, un chèque de blé qu’on reçoit sans plaisir, et sans doute avec une certaine aigreur. « Formalité accomplie. Stop. Blé engrangé. Stop. Reconnaissance témoignée. Stop. Appartenance au clan confirmée. Stop. Cherchons nouveaux objectifs. » Que d’aveux dans la voix de L. P. ! Sa démonstration est absurde. Elle le sait. Aucune reconnaissance ne vaut cette somme-là. Il se met du ressentiment dans ses intonations. Puis l’embarras de sentir qu’il s’en met. La dureté que produit cet embarras. Du fond de l’affaire, on a tout oublié. Reste un désarroi agressif. Deux pauvres dames, finalement. Ce qui est bien consolant, c’est que, chez ces gens-là, femmes ou hommes, la parité est parfaite. Encore que, diront-elles…
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Oh ! Pas de bûcher, pas de guillotine, pas de vengeance ! Puissent-elles, puissent-ils comprendre un peu, s’ils le peuvent. Ce n’est pas sûr. En tout cas, bonne vie à eux, à elles, bon vrai blé, bon vrai pain ! Voilà de bonnes pensées, n’est-ce pas ? Elles sont sincères. Seulement, pour qu’elles puissent vraiment m’habiter, il y a une condition : je dois expulser de mon esprit la totalité de la vision du monde dont ces gens ont eu le malheur de se faire les serviteurs, aussi sale et aussi bête chez les pauvres que chez les riches, chez les ordinaires que chez les exceptionnels.
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Il va peut-être falloir regarder les choses d’un peu plus près. À cause de ces suicides, bien sûr. À cause des maladies nerveuses et psychosomatiques de toutes sortes dont les médecins du travail s’épuisent vainement à faire la liste. À cause des nuits sans sommeil, des nerfs à vif, de l’angoisse du lendemain. À cause de la paralysie de l’expression, du double langage obligé, des relations de travail pourries. À cause du pessimisme horrible dont toute l’existence est barbouillée. À cause des enfants qui, dans ce climat, apprennent à ne pas vivre ou à tricher. Tout cela, c’est l’urgent, l’immédiat, l’évident. Mais il y a autre chose. Voilà des décennies que les managers proclament que l’entreprise est le nœud de notre vie collective, que les travailleurs y font une expérience centrale. Soit. Mais constater que ce centre, ce nœud, est pourri, n’est-ce pas là une donnée capitale quand nous réfléchissons à notre avenir ? À celui de l’Europe ? À celui de ce que nous appelons l’Occident ? Et que la logique pourrie de ce centre, de ce nœud, tende à s’imposer partout comme le principe même du développement, cela ne comporte-t-il pas de sérieuses conséquences pour le monde ? La première question à régler ne serait-elle pas celle-là ?
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Il y a plus grave que le goût du blé et le désordre accumulatif où Laurence Parisot veut voir la satisfaction d’un délicat besoin de reconnaissance. C’est la tricherie générale, la misérable tricherie générale sur le pourrissement central de la société. J’ai beaucoup de mal à imaginer qu’un homme ou une femme qui a fait des études, qui a réfléchi à son époque et qui, de plus, prétend à une haute fonction, puisse proposer à ses semblables « d’investir dans la ressource humaine. » Laurence Parisot et son assistée de grand luxe ne me font pas passer le goût de rire. « Investir dans la ressource humaine », au contraire, voilà un projet qui me décourage profondément.
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Le langage, bien sûr. Ces mots du lexique managérial nous collent à ce dont il nous faudrait précisément nous dégager. D’emblée, ils imposent un plafond, ils ferment l’horizon. Investir : connotation économique. Ressource humaine : exploitation et rationalisation. Tout ici est échange matériel. L’humain n’est qu’un adjectif, une coloration, une particularité accidentelle de ces échanges matériels. Nous voilà déjà chassés de nous-mêmes. Discours inhumain sur des choses humaines.
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Allons à ces choses. Apparemment, rien d’insurmontable. La « ressource humaine » n’est pas si exigeante. Elle souhaite seulement qu’on cesse de l’abrutir. Elle ne veut pas la peau des entreprises. Elle ne veut pas mener une croisade contre la technique. Elle ne nie pas la nécessité d’un minimum d’organisation. Elle ne refuse pas de comprendre la dimension économique. Elle n’ignore pas que le travail n’est pas toujours un chemin de roses. Elle n’en fait pas un idéal, mais elle ne voit pas comment elle pourrait lui échapper. Et elle ne cherche plus guère le mot révolution que dans le vocabulaire des astronomes. Tout pourrait donc s’arranger raisonnablement. On prendrait le temps de mettre au point un système nouveau, made in France ou made in Europe ou made in Méditerranée, qui concilierait au mieux l’équilibre des travailleurs, l’innovation technique, les exigences économiques, et sur lequel tout le monde pourrait, en gros, s’entendre. On pourrait même prévoir de le réviser de temps en temps, tous les dix ans par exemple. Le bénéfice serait évident pour les travailleurs comme pour les entreprises.
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Oui, il s’en faudrait de bien peu pour que tout change : un petit effort des patrons, des syndicats, des travailleurs eux-mêmes. Pourtant, à moins d’un miracle ou d’un cataclysme, ces gentillesses ne deviendront jamais réalité. Les patrons ne toucheront pas de sitôt à la logique managériale. Non que les désastres qu’elle provoque ne les attristent pas ! Je n’imagine pas un instant que les dirigeants de Renault n’aient pas été meurtris par ce qui s’est passé à Guyancourt : mais la pharmacopée envisagée n’effleure même pas le problème posé. Quelques jours après le drame, ils précisaient leurs intentions. Ils voulaient, apprenait-on, renforcer le management des équipes, améliorer les conditions de vie dans l’entreprise, mieux planifier la charge de travail, optimiser la gestion des compétences. Qui ne sent l’inadéquation de ces éructations technocratiques avec ce qui se déchire et se dévoile jour après jour ? Les patrons ne feront pas mieux. Je ne crois pas qu’ils le veuillent. Je ne crois pas qu’ils puissent le vouloir. Cette remise en cause écrasante dépasse leurs moyens. Tout le monde n’est pas Copernic. Les syndicats non plus, s’ils le voulaient, ne le pourraient pas. Je pense même, me rappelant d’innombrables conversations, qu’ils ne voient même pas de quoi il pourrait s’agir ; ou que, s’ils l’imaginent vaguement, cela leur paraît si éloigné des réalités courantes, si insolemment étranger à leurs neurones, à leurs fiches, à leurs stratégies qu’ils ne peuvent évoquer sans méfiance cette suspecte bizarrerie. Pour faire bonne mesure, ce que ni les patrons ni les syndicats ne peuvent concevoir, les travailleurs ne peuvent pas davantage se le représenter. Justification honteuse de ce qui les abrutit, dénégation, redoublement de servilité, fuite dans la rêverie, fabrication d’une « personnalité rapportée », valorisation effrénée des avantages secondaires, sens du martyre, opposition verbale ou symbolique : telles sont les défenses qu’ils puisent et continueront de puiser, selon les jours, les humeurs et les besoins, dans la caisse à outils mentaux dont, pour survivre, tout salarié est nécessairement équipé.
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L’idéologie managériale, tout le monde l’a avalée. Je n’ai cessé de me demander pourquoi. Si j’ai au moins une hypothèse, c’est à mon statut de formateur que je la dois. Travaillant cinq ou dix ans dans la même entreprise, je n’aurais rien vu. La formation m’a donné la chance d’observer et de sentir une multiplicité kaléidoscopique de situations. De leur diversité, quelque chose s’est peu à peu dégagé. Un pressentiment d’abord, sur quoi je ne pouvais mettre un nom. Qui était en connivence avec une expérience familière, ancienne, simple, intime. Et aussi, de plus en plus souvent, au-delà des considérations sur la compétition économique et l’organisation de l’entreprise dont ils croyaient devoir m’abreuver, avec l’expérience de mes stagiaires, hommes ou femmes, jeunes ou vieux, grands cadres ou petits employés. Plus qu’à leurs discours récités et à leurs opinions copiées, je m’intéressais à l’envers d’eux-mêmes, aux blagues du repas, aux fous rires, à des gestes, à des regards, à des inquiétudes subites, aux maigres informations qu’ils lâchaient sur leur vie familiale. À leurs formidables contradictions aussi, qui souvent m’indignaient. Comment des gens qui, autour d’un verre, savaient démonter impeccablement les ressorts de l’horloge managériale, pouvaient-ils, à peine revenus dans l’entreprise, se faire si naïfs et si dociles ?
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Ils se moquaient des managers, de leurs mots prétentieux, de leurs objectifs tordus ; mais le management, sur eux, ça marchait. Interrogés là-dessus, ils s’engageaient dans des explications confuses. Étaient-ils déjà sous influence ? Drogués ? Lâches à ce point ? Incohérents ? Rien de tout cela. Ils n’avaient jamais rien connu d’autre que le management, voilà tout. Même quand ils ignoraient tout de lui, même avant qu’il n’ait un nom, même avant qu’il n’existe. Ils étaient des managés de naissance.
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Des miettes de souvenirs s’assemblaient. Des repas de famille en province. Les soirées chez les parents de mes copains de Montrouge, quand c’était leur tour d’inviter la bande. Des bouts de conversations chez les commerçants. La dame du quatrième, Mme Provensal, avec son accent du sud-ouest et ses lunettes, qui m’arrêtait dans l’escalier et s’exclamait. Je faisais du latin ? Non ? La bonne situation que ça allait me faire ! Qu’elle était transparente, l’âme de ces gens ! Les mots, les choses. Libérés par les mots, asservis par les choses. Leur fête, c’était de lâcher des mots et de faire semblant d’oublier que les choses allaient vite les récupérer. Je n’ai jamais pu me moquer d’eux. J’ai essayé mille fois de ne plus les aimer, je n’y suis jamais parvenu. La cérémonie de la politesse, je ne l’ai jamais manquée. Pour reprendre le beau mot de Frédéric Soulié dans Les Mémoires du diable, ces rencontres-là me laissaient poigné. Des gens menés par les choses, avec des mots pour faire semblant et une si grande gentillesse ! Les bourgeois, quand j’ai appris à les connaître, ne m’ont pas semblé si différents, même si les mots, chez eux, ont plus de tenue et moins de naturel, moins de fraîcheur. Une âme bourgeoise, c’est une âme qui n’oublie jamais que les choses gagnent toujours, et qui y prend plaisir. On en trouve partout.
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Les mots inutiles et la tyrannie des choses, qu’est-ce d’autre, le management ? La résignation tempérée par la représentation de soi-même, mais c’est là-dedans qu’ils ont été élevés par leurs chers parents, les salariés ! Le rôle reçu d’autrui, la vanité et le désarroi qui s’y attachent. L’idée que, quelque couleuvre qu’on avale, on reste un privilégié. Le petit confort comme éthique. Les relations comme échange d’images. La constante exhibition des apparences pour oublier ce que serait l’arrivée de la réalité. En quoi la gymnastique qu’on leur impose pourrait-elle étonner les travailleurs ? Elle leur est native. Leur a-t-on jamais dit que les mots ou les pensées devaient jouer le moindre rôle dans les choix décisifs de l’existence ? Exterritorialité. La chose économique et professionnelle – c’est-à-dire la chose réussite, c’est-à-dire, pourvu qu’on pousse encore un peu, la chose morale, c’est-à-dire la chose dignité – est devenue une valeur, la première, la seule valeur, objective et mesurable. Et la politique, la culture, la religion ? Déguisées en soubrettes de comédie. Saint-Paul et Marx s’arrêtent à la gestion du portefeuille. La différence est nulle, quand il s’agit de l’avenir des enfants, entre des familles chrétiennes, athées, de gauche, de droite. Papa et Maman chantent la pauvreté évangélique ? Papa et Maman mitonnent les lendemains qui chantent ? Papa et Maman font du fric ? Papa et Maman ont des prétentions culturelles ? Détails ! Les rejetons se retrouvent à l’école de commerce et apprennent le marketing. Dans la pâte lisse de notre société, la réussite sociale est un grumeau que personne n’entreprend même plus de dissoudre, d’examiner, de critiquer. On le bénit si on en profite. On le maudit si on n’en profite pas. Dans tous les cas, on le vénère, et toute la question – question de civilisation totalement hors de portée de nos actes et à peine accessible à nos pensées – est là. L’Occident n’a pas dissous son grumeau. Et ce grumeau, désormais, lui reste dans la gorge. Il a beau essayer de danser, l’Occident, et de produire, et d’inventer, et de faire le libre, le libéré, le libérant : rouge, il devient, violet. Pas rouge comme le parti ni violet comme les évêques : rouge et violet comme un goinfre qui s’étouffe.
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Ce qui a changé est plus quantitatif que qualitatif, à cela près qu’une accumulation de quantité peut produire un changement de qualité. Pas beaucoup plus de matérialisme agressif dans une réunion de managers que dans les rêves d’un gentil petit ménage des années 60. Voir Les Choses, de Perec. Mais la direction politique qu’a prise le monde, le fabuleux concubinage de l’économie et de la technique, les montages culturels, éducatifs, moraux qu’on en a habilement déduits, ont conféré une dimension universelle à ce qui ne semblait pas naguère tirer à conséquence. Le petit grumeau indépendant de modernité, tout guilleret, tout circonstanciel, tout esthétique, est devenu une monstrueuse machine totalitaire servie par des sbires affolés et capables de férocité.
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Pas la faute de la technique, pas la faute de l’économie si on les a abandonnées à cette prolifération cancéreuse. Mais peu de solutions. Proclamer les vertus du système, raconter que la croissance et le management rendent heureux, seuls s’y risquent ceux qui y trouvent un bénéfice immédiat ; encore n’assurent-ils plus qu’un service minimum. Faire semblant de négocier avec le grumeau, avec le cancer ? Le moraliser ? Lui faire la leçon, le coachonner ? Investir dans la ressource humaine ? Je le dis comme je le pense : c’est pire que la drogue, que la débauche, que n’importe quoi. Restent les causes à défendre, les innombrables causes ! Reste à se faire l’infirmier, gentil et sévère, du reste du monde ! Mais dès qu’elle n’est plus secrète, gratuite, imprévue, aérienne, ma gentillesse, dès que mon émotion argumente, dès que ma bonté part en guerre, je sais bien ce que je fais : je manage mes passions, j’achète le droit de m’oublier moi-même, je parle fort pour ne pas m’entendre, mes obligés sont mes faire-valoir. Qui, heureusement, s’en tapent !
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Ce n’est pas de trop de travail, ce n’est même pas de trop de management qu’on meurt à Guyancourt ou ailleurs. On meurt de pas assez d’aveux à soi-même, on meurt de pas assez de simplicité avec les autres. On meurt de ne pas accepter de reconnaître en quelle complicité l’on s’est mis avec ce qui tue. On meurt de ne pas oser se raconter sa longue histoire. On meurt de ne pas oser se dire que, si plate et triste qu’on la trouve, un poète y trouverait à chanter ; le management, lui, si cher qu’il paye, n’inspirera jamais que des quatrains de merde. On meurt de ne pas oser se dire qu’il est souvent dangereux d’essayer de s’évader, mais qu’il est toujours mortel de ne pas essayer.
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Pour le reste, que savons-nous ? Là où croît le danger, ce qui sauve pourra-t-il vraiment croître ? Quelque cataclysme imprévisible viendra-t-il clore le chapitre ? En ouvrir un autre ? Finirons-nous par nous habituer à résister ? Une guerre de mille ans contre son propre délire attend-elle l’humanité ? Questions légitimes, sans doute, à condition qu’elles ne nous écartent pas de l’essentiel. Le malheur où nous sommes pris ne se combat pas par des mots, des proclamations, des colères, des n’importe quoi. C’est en chacun de nous que le monde occidental s’est divisé et continue à se déchirer. Rien de vrai qui ne soit d’abord question à nous-mêmes. La « bataille d’hommes » de Rimbaud, le « grand djihad » pour et contre soi-même, l’immense simplicité de désirer. Surtout pas de performances intellectuelles, prophétiques, morales, stratégiques ! Pas de fixation sacrificielle sur une cause, c’est-à-dire sur soi-même ! Tout est trop grave pour être dramatique. S’écarter, s’écarter gracieusement, comme on peut, autant qu’on peut. S’écarter par une pensée. S’écarter par une parole. S’écarter par un acte. S’écarter par une omission. Ne pas couvrir la musique. Confidences à quelques-uns, aveux de cœur. L’attention, la sainte et ignorante attention. Être présent, mais à la limite de l’absence. Être absent, mais toujours sur le point de venir. Sous les pétrifications de Guyancourt, sous ces glaces accumulées par la méchante sottise du temps, il y a du feu, de l’eau, de la vie. Une seule goutte, un seul éclair, un seul rayon qu’on laisse filtrer en soi ; un seul mot, un seul geste, un seul sourire, une seule larme qui en porte la trace : ce monde est déjà mort, le monde est déjà né.

(23 mars 2007)

Tous à la cuisine

LE MARCHÉ XXIX

Un feu de bois et une musique archiconnue, la transcription pour piano, par Liszt, de la Pastorale : ce romantisme fait resurgir une lecture qui avait troublé mon adolescence. Cela s’appelait Dieu parlera ce soir, un roman édifiant écrit par un Jésuite, Jean-Marie de Buck me semble-t-il, qui racontait l’histoire d’une vocation religieuse. Je ne m’y sentais guère chez moi. J’ai souvenir d’une grande demeure bourgeoise, Mère était au piano, Père, après une journée épuisante, avait tenu à apporter un jouet à l’enfant malade d’un de ses ouvriers. Entraîné bien malgré lui dans les tribulations de la chair, le bon jeune homme devait son salut à la tendre et lucide affection de sa sœur dont la vigilance spirituelle lui désignerait le chemin du séminaire. Pourquoi ce kitch catho, dont je puis démonter un à un les ressorts, me laisse-t-il si indulgent, presque complice ? Pour tolérer certains textes, voire certains êtres, faut-il avoir échappé à leur emprise ? Mais qu’importe ? Ce soir, je suis à la musique ce que le bois est au feu. Elle ruse avec moi, m’attrape par où elle peut, enflamme quelque brindille imprudente, se fait longuement oublier, éclate soudain où je ne l’attends plus, reflue, revient plus lumineuse. Va pour un peu de blues spirituel, mettons qu’elle soit un peu divine, cette Musique ! Je veux bien. Pourquoi ? Parce que je sais, une fois pour toutes, que je suis la bûche. J’en ai fini avec l’abominable erreur de casting imposée à ma jeunesse. Je suis la bûche, pas la flamme. Les élites spirituelles, ça n’existe pas. À la religion elle-même, la société bourgeoise imposait sa mièvrerie, ses registres comptables, sa compréhension de procureur. Pécheurs ces bons jeunes gens, oui, mais à leur manière, dans les limites que peut accepter un monde persuadé d’avoir des accointances permanentes avec le haut, avec le haut de gamme des bagnoles et de la conscience politique, des sous-vêtements et de la culture ! L’idée perverse d’être d’une autre sorte, comme on aura tenté de m’abrutir avec cette vilenie ! Cette partie-là, je l’ai gagnée. Je suis la bûche, la bûche qui n’invente pas le feu. Désespérée, la bûche ? Non ! Rien de ce qui est à sa place, rien de ce qui « manque à sa place » n’est désespéré. On n’est pas désespéré quand on se sent invulnérable aux mots, aux styles, quand on a cessé d’avoir peur de n’être pas assez ceci ou d’être trop cela, quand on n’en est plus à penser à son rôle, quand on les joue tous et qu’on n’en joue aucun. Moi, la bûche, avec mes « iniquités énormes », et le feu, cet étranger : voilà les vrais personnages de la pièce qui se joue dans une existence ordinaire, dans les élans incertains et la pesanteur élémentaire du fragment de bois humain que je suis. La bûche ne vaut rien, elle ne peut « s’assurer dans aucun de ses instants » ; pourtant, ce feu qu’elle redoute, elle le veut pour elle toute seule, sans en négocier la moindre flammèche. Pour le partager, il le lui faut tout entier. Voyez Claudel, voyez son poème « Le Jour des cadeaux » dans un livre dont le commercial de l’éditeur changerait aujourd’hui le titre, Corona benignitatis anni Dei :
Si Vous aviez besoin par hasard d’un paresseux et d’un imbécile,
S’il Vous fallait un orgueilleux et un lâche, s’il Vous fallait un ingrat et un impur,
Un homme dont le cœur fût fermé et dont le visage fût dur,
Et tout de même ce n’est pas les justes que Vous êtes venu sauver mais ceux-là,
Quand Vous en manqueriez partout, il Vous restera toujours moi.
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Vous avez réalisé votre rêve d’enfant, vous ? Pas vrai ? Condoléances !
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La crasse, la crasse crasseuse. J’ai raté le nom de l’auteur, mais je suis sûr de la citation : « Quand on enseigne des enfants, on produit de la richesse qu’on récoltera plus tard. » Une autre couche de crasse ? Dans le numéro 39 de Challenge (juin 2006), sous la plume de Patrick Ayache, PDG d’ »Intuitu personae » : « Aujourd’hui, il faut que l’ingénieur ait des dollars dans les yeux ». Encore une ? « Aller simple pour Aouja », voilà comment on annonce, sur France-Inter, l’inhumation de Saddam Hussein. À quand l’aller simple pour l’ANPE ? Vous voulez mieux ? Admirez la célébration du capital et la dérision des rêves d’amour, de paix et de liberté dans la récente publicité radiophonique de la Caisse d’Épargne. Plus hypocrite, la fine pellicule de crasse étalée par Phosphore à l’occasion d’un exercice de vocabulaire qui tourne au Munich culturel : « Soutenu par un mentor, on devrait se sentir divinement inspiré. Le mentor original n’était en effet rien de moins qu’une déesse, Athéna, qui emprunta les traits de l’ami d’Ulysse, Mentor, pour accompagner et instruire Télémaque quand il partit à la recherche de son père. Devenu nom commun, le mentor conserve cette fonction de soutien et de conseil, et remplace parfois le mot « coach », notamment dans le cadre professionnel. » Décerner solennellement le label La Crasse à tout ce qui le mérite ? Un bon test : si le jeu n’amuse personne, c’est vraiment râpé.
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Inventer, chaque jour que Dieu fait et parmi des gens aussi problématiques que moi, une vie plausible dans un monde qui l’est de moins en moins, slalomer entre mes passions et les agressions qui viennent de partout, tâcher de donner forme à ce petit quelque chose que, malgré tout, j’entends fermenter, collectionner les déceptions en me disant que, demain matin, ça ira bien mieux, m’indigner d’être si mal compris des autres et me désoler de les écouter si mal, m’occuper de tant de choses dont je me fous et laisser pourrir mes rêves, guetter le salut dans des attrape-nigauds – et ce monde comme un portillon qui se referme inexorablement, et tout ce qui s’y raconte de si stupidement intelligent, et soudain le zigzag de l’indicible, c’est surtout ça, moi, qui m’occupe.
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Mais le monde est devenu un atelier, une cuisine. Les élites, ces intendants de la nécessité, cherchent à conjurer leur frustration en en infectant le peuple. Tout pour qu’il ne monte pas sur le pont, tout pour qu’il ne regarde pas la mer. Tous à la manœuvre culinaire, matelots, commandant, passagers, toubib, aumônier. Tous aux épluchures de la vie, à l’organisation des poubelles, à la gestion des déchets. Participation et importance. Désolé, j’ai un rendez-vous.
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Sur un point, les années d’après 68 ont été très instructives, très durement instructives. Ce fut un choc terrible que de s’apercevoir, une fois passé le beau printemps de tendresse, que les vaticinations des révolutionnaires étaient du même tonneau que les slogans des conservateurs et des réactionnaires. S’identifier frauduleusement à des valeurs, à des idées, à des principes, à de prétendus désirs collectifs. Se planquer derrière les grands mots, s’y assécher, s’y faire de plus en plus acide, céder chaque jour un peu plus à la manie de se donner des ordres, de se juger, de se mesurer, de s’évaluer. Un cavaleur de première classe, fort bon garçon au demeurant, que j’interrogeais un jour, sans doute parce que j’enviais ses exploits, m’a ouvert les yeux quand il m’a dit : « Vous comprenez, je me teste ! » Merci, chef, je te laisse à tes vérifications. Les gauchistes et les patrons, eux aussi, se testent. Ils testent leur capacité de tricherie, leur résistance à l’authenticité. Ils testent leur dévotion aux mots qu’ils ont ossifiés, et qui les ont libérés de toute éventuelle libération. Ils testent leur trahison d’eux-mêmes. Nous en sommes toujours là.
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Dans ce train que je prends chaque semaine, une voiture à compartiments est oubliée dans une longue file de wagons Corail. Je la guette de loin et cours à elle comme à une maîtresse. C’est si bien ces deux rangs de quatre voyageurs face à face ! Le compartiment, c’est la diligence de Un début dans la vie ou celle de La chevauchée fantastique : chaque trajet a son aventure. L’autre jour, il m’a fallu attendre la visite du contrôleur pour comprendre que ces deux femmes séparées par deux places libres étaient une mère et une fille en pleine brouille. À Paris, égarées par le ressentiment, elles se sont trompées d’écharpe et ont procédé à l’échange sans mot dire, avec l’air fermé de diplomates au bord de la rupture. Une autre fois, deux veuves s’exaltaient à vanter les mérites de leurs époux. « Il faisait la vaisselle, le vôtre ? » « Oh ! Madame ! Mieux que moi ! » Hier, quand j’ai tiré les rideaux, j’ai vu deux gamins des quartiers, comme on dit. Marche, j’y vais. « Vous pouvez pas fermer la porte ? » m’a dit le plus grand, qui avait bien quatorze ans. « Ça pourrait se faire », ai-je répondu sur un ton de vieux caïd. Il m’a regardé dans les yeux puis, se jetant dans les eaux noires du destin, a ajouté d’une voix sourde : « S’il vous plaît. » « Ça peut se faire », ai-je rétorqué avec les intonations de Jean Gabin. Et j’ai fermé un œil. Coquets, les petits messieurs. Ils se lèvent pour se regarder dans la glace, ajuster leur capuche, tourner leur collier. Ils m’ont vite oublié et s’entretiennent de leurs affaires d’hommes. Le plus grand parle d’un mec qui lui a manqué de respect. « Tu sais ce qui l’attend ? demande-t-il à son confident. Je vais me faire sa meuf. » « Tu vas te faire sa meuf ? », vérifie l’autre. Oui. Il la connaît, d’ailleurs. C’est une vieille de quinze ans. Avec des petits seins tout ronds très jolis. Le confident aime les choses précises : « Tu les as vus ? » Je ne le saurai jamais. Rassuré par ma débonnaire présence qu’il a aperçue du couloir, un cadre distingué entrouvre la porte. Puis, face aux gamins, recule avec une sorte de gémissement. « Oh ! Non ! » murmure-t-il comme s’il avait trouvé sa femme dans le lit d’un ministre. Et s’enfuit. « Encore la porte », dit Don Juan. « C’est la vie » répond Jean Gabin. Un lourd silence s’abat. Je songe au cadre distingué dans son wagon Corail, à l’heure de travail qu’il vient de sauver. Les wagons Corail sont des défilés de gens assis, le point zéro de l’esthétique sociale. Il a sans doute un débat urgent à préparer, cet homme. La rencontre des civilisations ? Le choc des cultures ? Le vivre ensemble avec l’autre différent ? Adieu, monde cruel ! Je me tourne vers mes deux compagnons de route et laisse tomber, d’une voix à coaguler toute velléité de complicité  : « Il a bien fait de se casser, ce con ! »
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Un esprit religieux doit savoir gré de leur lucidité spirituelle aux consciences éclairées qui, au nom de la tolérance, ne tolèrent pas que de funestes agents du Vatican mêlent un « Bon Noël » à leurs vœux de nouvelle année. En luttant contre ce blasphème laïque, ils reconduisent les fidèles à la tradition, et peut-être même au dogme. Nul doute que leur sainte vigilance vaudra à ces belles âmes une indulgence plénière pour leurs peu probables imperfections. C’est rendre en effet un bien beau service aux croyants que de leur rappeler la présence dans la crèche de ce personnage modeste et si injustement oublié, l’âne.
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Tragédies. Jane Birkin en Electre et les écologistes en Cassandre. Je dois être égoïste et imprévoyant, tout ce remue-nuages me laisse sceptique. Rien n’interdit, bien sûr, de prévoir les dangers, ni de les éviter. Mais le projet de sauver la planète me fait rire. Quelque chose cloche. Ou plutôt tombe trop bien. Déclarer la guerre au climat, passer l’univers à l’aspirateur ! Quel fantastique alibi, quand nous ne savons plus quoi faire de nous ! Il sort d’une pièce de Ionesco, ce couple dont le tri sélectif est devenu la passion dévorante : non content de classer les ordures en méditant sur les cas incertains, il choisit ses achats en fonction de leur conditionnement. L’univers, notre petite cuisine confort : plus déprimant que la pollution ! Et il a bonne mine, mon tri sélectif, quand deux cents tonnes de saloperies descendent donner la colique aux poissons ! Votre gentillesse arrêtera ça ? Non, et vous le savez. À tous vos arguments de moralité, les pollueurs majeurs répondront par un argument de nécessité qui, dans la logique actuelle, est parfaitement cohérent : il faut bien. C’est ce il faut bien qui est à considérer. Il porte en lui le diagnostic et la thérapie. Il donne la dimension du problème. Pas de solution partielle possible à la crise de l’Occident. Nous sommes embarqués dans cette horreur. Alors ? Reprendre les choses à zéro. Ni réforme ni révolution, ni morale ni éthique : des bobards, des placebos. Descendre plus profond. L’aventure. Laquelle ? Si je le savais… Et en attendant ? Supporter. Se persuader de l’horreur, ça peut aider à chercher des issues. Quoi d’autre ? Il ne s’agit pas de « changer les choses » mais d’aller plus profond en nous. Les fausses solutions nous le font oublier, l’affrontement de la réalité nous le rappelle. De ce mouvement peut venir une vraie confiance, même relative, même avec des angles morts. Ma toute petite grand-mère paternelle, venue des Ardennes, ne s’était jamais habituée à la circulation parisienne. Alors, avant de traverser la rue, elle se penchait ostensiblement vers le bout de ses souliers. Nous la grondions. « Ils verront bien que je ne les vois pas », répondait-elle.
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J’entre dans mon agence bancaire en méditant une intervention judicieuse d’Emmanuel Todd sur ce que Marx appelle la « stupidité structurellement engendrée. » Des cris me ramènent à la réalité immédiate. Une pauvre femme à l’accent étranger proteste en hurlant : l’inspecteur l’a interdite de chéquier. L’employée de l’accueil, soucieuse de bon langage, lui explique son erreur avec la générosité compréhensive de celle qui est au courant : c’est du directeur que Madame veut sans doute parler. Madame s’en tape et crie de plus belle qu’elle veut voir l’inspecteur. La difficulté de communication semble insoluble quand soudain, d’un bureau, jaillit un personnage furieux qui se plante devant la plaignante. « Vous n’êtes pas riche, vous, Madame, lui crie-t-il à son tour, ça se voit que vous n’êtes pas riche ! Eh bien ! Moi, Madame, riche, je le suis. » Il lui met sous le nez une liasse de papiers. « Voilà ce que je viens de montrer à votre inspecteur, vocifère-t-il. Moi, Madame, je gagne 11000 euros par mois, versés ici, et je n’arrive pas mieux que vous à me faire comprendre. » Des gens de la direction arrivent. En quelques secondes, tout le monde perd ses nerfs. De son bureau, à deux pas, ma gestionnaire suit discrètement l’évolution de la situation. Elle devine quelque chose, ça la touche et l’embarrasse. Les cadres accourus, eux, sont obligés de prendre l’air fermé de qui ne veut rien entendre. Ils testent leurs mensonges ; elle découvre de l’inattendu. Ils rentreront chez eux un peu plus coincés ; elle, un tout petit peu aérée. La stupidité structurellement engendrée. Si vous m’avez suivi jusque-là, il vous faut alors répondre sans détours à la question que voici : la société étant ce qu’elle est, souhaitez-vous à vos amis et vous souhaitez-vous à vous-même une promotion professionnelle ? Ma réponse est celle de 2005. Non. L’être se raréfie au fur et à mesure qu’on monte. Comme l’air. C’est par ce qu’il a de pauvre que l’homme de la modernité peut encore s’échapper. À condition, bien sûr, qu’il ne s’agisse pas d’une pauvreté imposée, mais acceptée, désirée. Par elle-même, si elle n’est pas vice, la pauvreté n’est pas non plus vertu.
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Je parlais, dans un autre texte, d’idées qui m’avaient autrefois emballé. En écrivant le mot, son autre sens m’est apparu : le papier kraft, l’adhésif. L’enthousiasme est lui-même fermeture ? Il y a un au-delà de la joie ? Rien n’est jamais ça ? Le dernier mot d’Ibsen, dit-on, fut : « Au contraire ! »
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Quand j’ouvre la porte, ce matin, un corbeau s’envole dans la brume. Toutes les sensations de la vie, trop rapides pour être saisies, trop complexes pour être décrites. Les mêmes qu’il y a soixante ans. Je ne rêvais donc pas de l’avenir : je n’en ai plus et je rêve toujours.
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L’instant dont je serai plus tard nostalgique, je le repère en le vivant : il y du jeu dans le je. La recherche du plaisir est source d’exaltation extrême, mais ne met jamais de jeu dans le je. Le plaisir est obsidional, défensif et identitaire. C’est par là qu’il fascine, c’est par là qu’il déçoit. Il se présente comme un dernier recours. La condition humaine, pourtant, c’est de toujours pouvoir faire appel. La vie est une épopée. Plaisir et mort sont tragiques. Dans cette contradiction, l’existence.
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Tonton Lucien, mon grand-oncle, ne voulait pas, scrogneugneu, qu’on s’occupe des gens qui ne le méritent pas. Impitoyable il était, Tonton Lucien. Quand il agitait son index jaune de tabac, je sentais la force de l’autorité. J’en frissonnais. Comme personne n’osait lui donner la réplique, il s’échauffait tout seul jusqu’à en bouillir. Un jour, il s’était même montré grossier. Ces feignants-là, il leur botterait bien le cul, lui, Lucien ! Cette perspective m’avait effrayé car Tonton Lucien avait perdu une jambe en 14 et je voyais avec terreur le châtiment se terminer dans un grand envol de béquilles, Tonton Lucien par terre et le feignant qui lui fait un pied de nez. Il y avait beaucoup de Tonton Lucien à l’époque, de fort braves gens avec, comme on dit à la Réunion, un petit tour. Je mettais cette bizarrerie sur le compte des tranchées, des gaz en plus et des jambes en moins. Le coup du scrogneugneu, je pensais qu’on n’oserait plus nous le faire. Si ! Nicolas Sarkozy, ce jeune homme, nous l’a fait et, se rappelant sans doute leur Tonton Lucien, les caciques de l’UMP, toute jalousie envolée et tout ressentiment évaporé, serrés les uns derrière les autres comme les passagers d’un Corail immobile, ont trouvé ça génial. Tonton Lucien, ce prophète, ce montreur d’avenir que j’aurai bêtement ignoré toute ma vie…
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De Bush ne sortent plus que des âneries ou des saletés comme, du distributeur, des chocolats mous. L’exécution sordide de Saddam Hussein, une étape importante vers la démocratie en Irak ? Allons, encore un peu moins de deux ans à tenir !
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Max Scheler. L’essence nous attend au cœur de l’émotion.
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Une scène curieuse dans ce super qui ne m’intéresse plus beaucoup. Lassé de ne pas avoir de réponse à la question qu’une caissière est allée poser de sa part à la direction, un homme s’empare du micro et ses invectives retentissent dans tout le magasin. Il me faut quelques secondes pour comprendre ce qui se passe. Puis, une évidence. Quoi qu’on raconte dans un haut-parleur, c’est le haut-parleur qui parle. Le medium, c’est bien le message. Interprétée dans un sens utilitaire et cynique, cette idée est en réalité au fondement de toute critique de la modernité : il n’y a rien à tirer de l’univers des machines. Nous sommes au moins deux à penser cela. C’est aussi l’avis de ce vieux Papou qu’un reportage montrait récemment assis devant sa tente, tout à la contemplation de monstrueux engins de déblaiement. Contre ces affaires-là, dit-il, il n’y a rien à faire. Il a raison, et c’est plus vrai encore pour l’Occident. C’est pourquoi je ne cesse d’hésiter entre une vague inspiration heideggerienne – l’affrontement de la technique comme destin – et une sensibilité transcendantale à la Maurice Clavel. Comme je suis aussi philosophe qu’une pomme, la contradiction ne m’empêche pas de dormir. Au vrai, ce qui m’intéresse, c’est l’ultralourd et l’ultraléger. La base et le sommet, dit René Char. La réforme des comportements, l’humanisation de la technique, le volontarisme des valeurs, se tenir tous par la menotte pour sauver la pauvre petite planète, la liberté par les loisirs ? Rien du tout. Blagues paresseuses. Fumisteries. Pensées d’ascenseur coincé entre deux étages.
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Les femmes au pouvoir, c’est une idée neuve. Il est normal que ça grince, ces messieurs ont leur dignité ; à mon avis, on s’habituera tout de même assez vite. Mais à quoi ? À ce que les petites filles et les petits garçons cuisinent gentiment ensemble les listes de candidats ? Sans se disputer ? Avec des casseroles roses et des casseroles bleues ? Le grand plouf paritaire dans les eaux tièdes du pouvoir ? La société tambouille ? Aragon revisité ? L’avenir de l’homme, c’est la femme au pouvoir ? Je ne le pense pas. Ni la femme au pouvoir ni la femme à la cuisine. Sans doute faut-il épurer les comptes : l’arriéré est lourd. Je signe donc pour les femmes au pouvoir. Sans délai et franco de port. Résolument. Carrément, comme disent les jeunes. Mais sans en faire un fromage, une histoire, un colloque. L’idéal serait qu’on ne aperçoive pas du changement. Qu’on fasse ce qu’il faut sans glousser sur la majesté de l’événement. « Wir sind nichts ; was wir suchen, ist alles. » Nous ne sommes rien ; ce que nous cherchons est tout. Le pouvoir, cette crispation prétentieuse et puérile du moi, c’est Rien. En défendant leurs prérogatives injustement traditionnelles, les hommes défendent Rien. S’ils s’en trouvent dépossédés, ils seront dépossédés de Rien. Et ce que les femmes gagneront à un changement qu’il faut pourtant accepter et même désirer, ce sera Rien. L’égalité, ce n’est pas pour que le privilège de l’absurdité change de camp. Ce n’est même pas pour que des modifications de statut améliorent les relations entre les hommes et les femmes : sous le gouvernement du cynisme individualiste, de tels progrès sont illusoires ; chassée par la porte, la violence revient par la fenêtre. C’est pourquoi l’égalité n’est pas un but, ne peut pas être un but. La question des relations entre les sexes renvoie à la nature de la non-civilisation qui la fabrique et l’aggrave. L’égalité, c’est pour que progresse très lentement, dans le secret des consciences, le préalable nécessaire à toute métamorphose sociale : l’évidence intime que le pouvoir est Rien. Pas d’égalité possible des hommes et des femmes sans conscience critique de la modernité, sans remise en chantier, dans les esprits et dans les cœurs plutôt que dans les manifestes et les proclamations, du modèle désespéré et désespérant de la civilisation des choses.
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Il est vrai que, réciproquement, le dépassement progressif de la violence et du ressentiment, clefs de voûte de la modernité, commence par l’égalité absolue, complète, intraitable, définitive des hommes et des femmes. Mais assainir des relations engorgées par des conflits de pouvoir qui interdisent aux hommes comme aux femmes et l’accès au monde et l’accès à eux-mêmes n’a pas le moindre sens si l’on ne comprend pas la nature de ce qu’on refuse et pourquoi on le refuse. Un féminisme qui, dans la vie publique comme dans la vie privée, se donne pour ambition ultime de retoucher des organigrammes est une courroie de transmission très efficace de la servitude volontaire. Si l’égalité des hommes et des femmes, en les débarrassant de préjugés anciens qu’enkyste ou surinfecte la névrose de la compétition, les conduit, par une cure de négativité inspirée, de négativité chercheuse, amoureuse, à l’évidence que le pouvoir est Rien, cette prise de conscience fera pièce, et de deux manières, aux ambitions mortifères de l’Occident. D’un côté, en ôtant toute résonance intime à la stupidité de la performance et du progrès sans fin, elle les frappera en plein cœur. De l’autre, elle rouvrira irrésistiblement, par l’angoisse ou par la joie, les écluses de l’inachevé et du mystère, rendant ainsi audible la parole que couvrent les tambourineurs de mensonges. Il n’est pas dramatique que l’Occident ait provisoirement perdu le sens de ce Rien que toutes les traditions spirituelles et toutes les sagesses mettent au centre de l’expérience de vivre. Cette intuition ne se lègue en effet ni comme un héritage ni comme une culture ; elle est à redécouvrir dans toute expérience nouvelle, surtout quand elle frôle l’abîme. Ni badge ni décoration, elle revient en force dans chaque forme inédite et hardie d’authenticité, dévoilant, à chaque fois, un visage nouveau de l’être ; chacune de ses apparitions est un événement fondateur.
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« Ensemble, tout est possible. » Il aurait suffi d’un gramme de réflexion ou, simplement, de mémoire aux penseurs du parti majoritaire qui, à la première occasion, s’exciteront méchamment contre le fantôme de 68 : « Tout est possible », c’est la répétition caricaturale de Mai, le bouillon de Mai réduit dans la casserole bourgeoise, c’en est l’indigeste digest, le pire profil ! « Tout est possible », ce n’est pas Mai qui libère, c’est Mai qui dégueule ! Bien mieux que la bigoterie de ses amis, la haine et la rancune de ses ennemis ne cessent de grandir cet événement majeur dont le sens se dérobera toujours aux intelligences orgueilleuses et aux cœurs sans repentir. « Tout est possible », cette crotte, cette bassesse, vos importants et vos managers l’ont trouvée dans les caniveaux du quartier Latin. Tout est possible ? Ainsi, vous n’avez pas échappé à 68 : vous en avez ignoré l’espérance fulgurante, mais vous en avez ramassé et enchâssé les déjections.
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On ne fait pas de philosophie, on ne cite pas les auteurs pour des gens instruits qui expliquent que tout est possible. On leur répond, comme autrefois à Montrouge, sans verlan, sans retourner les mots, en les projetant dans leur bon sens, par cette proposition malgré tout assez aristotélicienne : « Mon cul n’est pas une orange. » Mais s’il y a des jeunes que la question intéresse, il faut expliquer. Il y a des possibles, beaucoup de possibles, dans la vie d’un être humain ou d’une société, mais tout n’y est jamais possible. À cause du temps, des limites du corps et de l’esprit, de la mort, du hasard, de la mauvaise volonté, de la fatigue. Vivre ce qui est possible et apprendre à s’en contenter, c’est ce qu’on peut appeler l’humanisme. « Ô, mon âme, n’aspire pas à la vie immortelle, mais épuise le champ du possible. » Ce vers du poète grec Pindare, Albert Camus l’a placé en tête du Mythe de Sisyphe. On peut dire que c’est l’héritage de la raison, qu’il y a là-dedans du stoïcisme et de l’épicurisme. « Jouir loyalement de son être », propose Montaigne. D’autres pensent autrement. Ils voient dans certains aspects de l’expérience humaine une promesse de dépassement de l’impossible. Pour eux, l’homme est un être limité, faillible, périssable mais à qui le chemin de l’éternité a été ouvert. C’est, en gros, la réponse religieuse, surtout monothéiste : elle n’imagine en aucun cas que tout soit possible à l’homme ! Mais alors, qui défend cette position du tout possible qu’écartent à la fois celui qui croit au ciel et celui qui n’y croit pas ? Trois catégories de gens. D’abord, certains malades mentaux, du fait d’une lourde et douloureuse perturbation de leur relation à eux-mêmes. Ensuite, les tyrans illuminés, c’est-à-dire des malades mentaux qu’on laisse imprudemment jouer avec le pouvoir ; le siècle passé en a fait défiler une assez belle brochette. Enfin, les tenants de l’idéologie du management, noyau dur de la mondialisation (voir plus haut, sur Bush). Personne, à l’UMP, ne semble avoir songé à tout cela. Ou n’a osé le dire.

(2 février 2007)