Valeurs et voleurs

LE MARCHÉ XIV

Métro. Mon oreille parvient à extraire des crachements de la sono un message m’invitant à ne pas fumer par application de la loi et par respect pour les autres voyageurs. Il y a là un attelage bancal, ce qu’on appelle, en grammaire, un zeugma. D’un côté, on me rappelle la loi. Soit. À moi de choisir de m’y conformer ou non. De l’autre, on me fait la morale. Je rejette catégoriquement ce mélange des genres, cet abus de pouvoir. La RATP est chargée de me transporter convenablement, pas de m’enseigner le respect. Cordonnier, pas plus haut que la chaussure.
Ξ
La réponse que j’attendais depuis longtemps est arrivée, fulgurante. Voilà trente-neuf mois que sa fille est morte. Le verdict a été rendu, le coupable condamné au maximum. Une écervelée lui plante un micro sous le nez et, comme à l’accoutumée, lui demande, l’air entendu, si elle va pouvoir enfin commencer son deuil. C’est son job de poser cette question : pas plus compliqué que de faire poinçonneuse aux Lilas. Depuis trente-neuf mois, dit cette femme, je pense que cette formule n’a pas de sens. Me voici aux anges, aux anges pleurant.
Ξ
Ces manies de langage inventées par des cuistres et colportées par des fainéants, plus cruelles que les loups pour les moutons que nous sommes, exécutons-les sans la moindre pitié : la vie de l’esprit commence par cette mise à mort. J’entends l’ironie de ces âmes plates, vastes comme des grandes surfaces, qui se sont aménagées en salles d’attente des opportunités réalistes : « Voyons, ce ne sont que des mots ! » Des mots, certes. À mon avis, quand il s’agira de chiffres, vous y regarderez de plus près.
Ξ
Il y avait des lois scélérates. La loi sur le voile, c’est vraiment la loi niaise. J’imagine quel démon passera dans le cœur de Dounia et de Khouloud, les petites exclues de Mulhouse, quand elles entendront Raffarin et Jack Lang célébrer la tolérance ! J’ai tout de suite pensé à la chanson de Pierre Perret : T’en fais pas, mon p’tit loup. T’inquiète ! La vie est plus large que le crâne des pharisiens, même s’ils sont paroissiens de la laïque. Ça fait froid dans le dos d’imaginer des enseignants qui se chamaillent pour savoir si un foulard un peu transparent, ou un bandana plus large, et si la racine des cheveux… Finalement, être virées les fera peut-être échapper au pire. La loi, c’est la loi, ça ne se discute pas, la loi : voilà toute l’argumentation que leur oppose le représentant d’un syndicat d’enseignants, voilà son progressisme, son humanisme, sa pédagogie. Un peu court, non ? Bizarre. Il a gagné, et il a toujours l’air aussi furieux. J’ai beau sonner le rassemblement de mon imagination citoyenne, je ne vois pas ce client-là désintégrer les intégristes. Les exciter, plutôt. On peut plaider pour lui. Ce n’est pas sa faute si l’enseignement – public et privé – a plaqué la vie pour se mettre en ménage avec l’efficacité, cette maîtresse vulgaire. La loi, c’est tout ce qu’on lui a laissé. L’affaire du voile lui donne un sentiment provisoire de puissance. Il en jouit. C’est un leurre, une tromperie. Il le sait. Il voudrait plus et mieux. Ressentiment. Tout cela est affreusement triste. On a fait de cet homme le gardien d’un temple sans autels ni divinités, le conservateur du Musée de la poussière.
Ξ
Un mot d’Amélie Nothomb me plonge dans la perplexité : « La faim, c’est vouloir. C’est un désir plus large que le désir. » C’est vrai. Largement vrai. Presque vrai. Mais ne pas régler trop vite la question du désir. Quand on est à barboter dans la pataugeoire commune pour tâcher de s’en débrouiller au moins mal, on n’est pas tellement vivant. Quand on s’en imagine débarrassé, on est déjà mort.
Ξ
À part cela, elle a raison, Amélie. La faim. Vous êtes devant le petit tas de misères qui vous accompagnera dans le cercueil. Il fait le temps qu’il fait, vous avez le moral comme vous pouvez. Soudain, il vous prend comme une érection de l’âme. Une envie de rire. Aux anges. Aux anges riant. Une satisfaction achevée, plénière, parce que piquée d’un manque délicieux. Une prodigieuse indifférence, une détermination de fer. Vous jouez et vous êtes joué. Vous vous savez inutile et indispensable. Vous n’êtes pas venu pour rien sur cette terre.
Ξ
À chaque fois, le même embarras. Entrer dans le hall d’une grande entreprise ou d’une institution publique me fait douter. Tout est si aimable ici, les hôtesses si accueillantes, le café si joliment servi. Pourquoi donc, lourdaud, es-tu en guerre permanente contre ce monde-là ? Hein ! Pourquoi ? La culpabilité m’envahit. En attendant qu’on me fasse signe, je m’assois. Je prends l’air qu’il faut, modeste mais quand même. Ma tête est vide. Je sens le poids de mon manteau, le tissu de mon pantalon sur mes jambes, le léger pincement que m’inflige une chaussure. Comme si mes vêtements, dressés à me servir, prenaient soudain de l’importance à mes dépens. Pendant qu’ils se livrent à ces agaceries, je regarde les gens. Ils ont l’air si à l’aise dans leurs uniformes ! Troublant. La bévue n’est pas loin, ou l’acte manqué. Qu’ai-je fait de mon badge ? Pour le trouver, je vide ma poche. Mon porte-monnaie est resté ouvert, les centimes d’euro s’égaillent gaiement sur la moquette. L’hôtesse vient m’aider à ramasser. Elle a de jolies jambes, je les regarde un peu trop. Je dois avoir l’air d’un zozo. C’est alors que s’établit une étrange familiarité avec les employés. Ils ne se moquent pas de moi : ils pensent que je n’ai pas l’habitude, que je suis un bleu de l’organisation moderne, que peut-être ça viendra. Leurs paroles ne me touchent pas vraiment ; elles me grattent, un peu comme mon pantalon. Pourtant, nous nous ressemblons ; eux et moi, ici, nous sommes tous à l’envers. Le dire nous remettrait peut-être dans le bon sens. Difficile. J’essaye une plaisanterie, une gaudriole : la moquette éponge tout. Allez, on m’attend là-haut. Dommage ! Les halls ont dû me faire rater bien des démarches : ce qui se dit dans les bureaux est tellement moins intéressant que ce qui ne se dit pas dans le hall ! Là-haut, on joue avec l’endroit, mais tout est faux ; en bas, on se bat avec l’envers, c’est plus juste. La preuve : quand je redescends, il y a toujours un ou deux sourires à l’endroit qui m’attendent.
Ξ
Rencontre avec un policier de la PAF, la police de l’air et des frontières, qui contrôle nos passeports aux aéroports. C’est un jeune, il veut humaniser le métier, donner une image moins grincheuse de la police. Il bavarde avec les passagers, leur demande s’ils ont bien bronzé, bien dansé. Tout ça est charmant. Raccompagner un clandestin dans son pays l’est beaucoup moins. Il faut mettre le gars de force dans l’avion, il se débat, il hurle, il pleure, il crie qu’on le conduit à la mort. Si ce jeune policier entrouvrait la porte à son débat intérieur, il aurait à choisir entre la dépression et le chômage. C’est pourquoi, il le proclame inlassablement, il met la barrière. Il est là pour faire son travail, il est payé pour ça : il ne veut pas en savoir plus. Sinon, dit-il, je pleurerais avec ceux que je reconduis.
Ξ
La société contre-désir : ainsi faudra-t-il désigner le début du XXe siècle occidental. Que tant de gens se posent aujourd’hui la question de mettre la barrière, qu’un nombre toujours croissant de travailleurs aient le sentiment de vivre sans eux-mêmes et, de plus en plus souvent, comme l’écrit une correspondante, contre eux-mêmes, voilà qui devrait préoccuper au premier chef les responsables et les élites : presque personne, dans ces tribus, ne s’en soucie. Ignorance ? Non. Tout le monde sait. Ce poids sur toutes les épaules, tout le monde sait. L’aigreur, la méchanceté qui en résultent, tout le monde sait. Ce fantastique réservoir de violence, tout le monde sait. Évidence trop lourde, voilà tout, et dont l’élusion, pour parler comme Jacques Berque, signale l’extrême gravité. Nos professeurs de démocratie, nos experts, nos moralistes de pupitre sont d’éternels bons élèves, d’irréprochables enfants sages qui servent, aussi fidèlement qu’on le leur a appris, les deux déesses régnantes de la société française, Carrière et Sécurité. Rien de pendable là-dedans. Pourtant, à une époque qui exige bien plus, la réduction de leur champ de vision et les limites qu’elle impose à leur caractère comportent des conséquences monstrueuses auxquelles ne peuvent remédier ni leur intelligence ni leur travail. Cela aussi, ils le savent. Pour se dédouaner, ils bronchent un peu, et se font croire qu’ils ruent. J’en connais qui rampent pour avaler les miettes du petit déjeuner d’un grand patron mais qui, ventre et vanité une fois rassasiés, confient au premier venu que l’entreprise, entre nous, cher ami, avouez que ce n’est pas passionnant. Ils savent, j’y insiste, ils savent. Ce que je dis ici, ils le développeraient mieux que moi. Mais reconnaître qu’ils savent les conduirait au désastre. C’est pourquoi, par dépit plus encore que par passion, ils se condamnent à courir les médias et à lécher l’actualité. S’ils sortaient un instant de leur conditionnement, ils se décomposeraient. Pour survivre, ils nient ; optimisme, c’est le nom de code de leur inavouable désespoir. Non, leurs concitoyens ne sont pas rongés de doute ni de dégoût ! Non, la vie sociale n’est pas un jeu de rôle contrôlé par des pervers ! Non, les gens ne vivent pas dans des tranchées ! Non, nous ne sommes pas au temps des nouvelles catacombes ! Il ne peut pas en être ainsi puisque, si c’était le cas, ils ne trouveraient rien, ni dans leur présent ni dans leur passé, qui leur fût de quelque secours ; puisqu’ils se verraient protégés de cet enfer par la seule cloison de leurs dérisoires privilèges, et qu’ils ne le supporteraient pas. Nier, toujours nier. Vingt fois j’ai invité des journalistes influents, des intellectuels en vue à m’accompagner pendant trois jours dans une session de formation pour y entendre parler des techniciens, des secrétaires, des cadres. Ah ! les fins sourires qui m’étaient opposés ! Ah ! ces non-réponses plus terrifiantes que des refus ! Quel encanaillement je leur proposais là ! Que j’étais perfide de les tenter ainsi ! « Trois jours, leur disais-je. Pour vous, ce n’est pas du temps perdu. Vous les entendrez. Ce n’est pas moi qui les choisis, c’est l’entreprise. Il n’y a pas de piège, pas de manœuvre. Venez ! Écoutez ! Sentez ! Interrogez qui vous voulez. » Sentir : un mot terrible pour eux. Trop de nature là-dedans ? Trop d’abandon ? Trop d’enfance ? Trop d’oubli ? « Trois jours comme ça, m’a dit l’un d’eux, pourraient tout fausser. »
Ξ
Il dit juste, le policier de la PAF. Sans doute rêve-t-il d’un travail où il n’entendrait pas les clandestins hurler. Mais qui a vu verra. Il ne lui faudrait pas un mois, ailleurs, pour dresser d’autres barrières. Sans vous ou contre vous, c’est bien le mail que nous envoie le monde. Le Lai du Chèvrefeuille, lui, assurait : Ni vous sans moi ni moi sans vous. Bien sûr, si je dis que la société se fait sans les gens, quarante officines de voyous proposeront immédiatement, au même tarif, quarante moyens d’assurer leur participation à la décision, tandis qu’un notable glougloutant, réveillé en sursaut, m’accusera, à tout hasard, de calomnier les admirables efforts des populations laborieuses pour conforter la croissance. C’est vrai pourtant que la société se fait sans les gens, mais il faut, pour l’expliquer, baisser le ton, se mettre sur une fréquence clandestine : plus les quarante voleurs versent d’huile de vidange dans les rouages, plus les importants s’égosillent aux valeurs, plus la société se fait sans nous ou contre nous.
Ξ
Un professeur inspiré vous lit un poème. Vous avez dix-sept ans – on est sérieux quand on a dix-sept ans – et en voilà pour la vie. C’était la Complainte de Madame Louise de Savoie, mère du Roi, en forme d’églogue, de Clément Marot. Où l’on trouve ce vers : Songez la mort, songez le tort qu’elle a.
Ξ
Dans les cimetières, je l’oublie, ce vers, mais je ne peux mettre les pieds dans une cérémonie officielle ou dans une réunion publique sans qu’il ne vienne me tarauder. Nous, Occidentaux, nous ne sommes ni meilleurs ni pires que d’autres. Notre société est faite de vivants aussi vivants que d’autres. Mais cette société de vivants est une société morte. Voilà ce que trouve dans nos bagages ce jeune policier de la PAF qui n’a lu ni Marx, ni Léon Bloy, ni Baudrillard. Il sent juste. Il devine qu’il n’y a plus aucun point commun, nonobstant le discours des voleurs et le discours des valeurs, entre ce que nous désirons, ce que notre cœur, si corrompu qu’il soit, sait encore aimer et ce que nous vivons ensemble. Plus aucun rapport entre ce qui mûrit de bon en nous-mêmes et ce qu’on nous propose ou nous impose. Entre ce qui a du prix à nos yeux et ce qui a du prix aux yeux de la sale bête qu’est devenue la société. Mais alors, direz-vous ? Alors ? Je ne sais pas, moi. Je fais comme beaucoup. J’essaye. Je me débats. Qui dira ce qu’il faut faire? On peut supporter. On peut rêver. On peut rester. On peut claquer la porte. On peut ironiser. On peut se révolter. On peut crier. On peut se taire. On peut prier. On peut travailler. On peut dénoncer. On peut pardonner. On peut dormir. On peut réfléchir. On peut s’amuser. On peut oublier. On fait comme on veut, on fait comme on peut. On peut se risquer à ôter la barrière, si on n’a pas peur d’avoir très mal. On peut choisir d’attendre encore, si on a le courage de patienter dans la boue. La bonne solution n’existe pas, mais tout est bon qui ne triche pas avec l’évidence de cette barrière, avec l’évidence qu’elle est absurde et scandaleuse, avec l’évidence qu’il faut qu’elle tombe pour que nous vivions. Que tout est mauvais qui la justifie, qui la nie, qui l’évite, qui l’élude, qui prétend négocier avec elle, qui veut en tirer avantage ou plaisir. Songez la mort, songez le tort qu’elle a…
Ξ
Ils n’aiment pas la civilisation occidentale, ceux qui ne désirent pas la guérir de son effroyable blessure : ils ne veulent qu’en dilapider les restes à leur profit, vendre au monde ce qui la tue.
Ξ
Bush, donc. Je le craignais. Je m’en réjouis peu. Au fond, est-ce si étonnant ? Tout cela n’est-il pas un aveu ? Bush l’intégriste a gagné, Ben Laden avec lui et, avec ces deux-là, les missionnaires de tout poil, croyants ou non. La défense de la foi, ou de la liberté, ou de la démocratie, ou de la sécurité, ou du pétrole, autant de prétextes pour s’en prendre aux autres, pour s’ingérer, pour digérer. Les gouffres qu’ouvre la victoire de Bush, celle de Kerry n’aurait fait que les masquer. Il est devenu évident que les valeurs d’un Occident en phase finale de décomposition sont des produits d’appel pour ses supermarchés, ses banques, ses Patrick Le Lay. La modernité glorieuse, la voici : un fondamentalisme cruel contre un autre fondamentalisme cruel, les noces de l’argent et de la mort. Le scepticisme, la fausse pudeur, la mesure, ce qu’on appelait naguère le respect humain étaient, pour la vieille Europe, autant de protections contre une désillusion trop brutale. Trois ans, deux tours, deux avions, le culot d’un Texan d’opérette, faux mystique et vrai cynique, la voici toute nue. Toutes les lignes idéologiques de la démocratie communicationnelle, dont les conflits furent si longtemps de plausibles prétextes à de rassurants bavardages, ont le même terminus : la station Bush-Ben Laden. De quelque manière que, de l’extrême droite à l’extrême gauche, on s’évertue désormais à trousser ses jupons, l’envie n’y sera plus. Le sociodrame commence. Que ne va-t-on déverser sur ce George Bush, maintenant qu’il est trop tard, qu’il a joué son rôle, qu’il a frappé les trois coups et qu’il n’est plus, dans la pièce qui commence, si puissant qu’il soit, qu’un figurant sans texte ! Vaines et trop faciles imprécations. Nous avons devant nous une tâche plus modeste, mais immense. Comme on guette dans l’escalier les pas de qui on aime, il nous faut écouter grandir et s’étreindre les rumeurs sourdes et légères que les klaxons de la modernité veulent étouffer. Elles n’ont pas d’identité connue. Elles sont furtives, insaisissables, souterraines, aériennes. Elles nous invitent à renouer avec un commencement permanent qui nous attend depuis longtemps, depuis toujours. Elles nous font signe de lui tendre notre main pour qu’il la prenne. Elles disent à chacun de nous que tout le monde est là, que le couvert est mis, qu’il peut venir. Ainsi parle Agnès Gueneau, professeur de philosophie et poétesse de l’île de la Réunion :
Au-delà
de toute impatience
ce qui aujourd’hui
très lentement
naît et croît
n’a pas de nom
au regard las
des cœurs sceptiques

seuls ceux qui interrogent
voient
seuls ceux qui souffrent
savent
seuls ceux qui depuis toujours
se sont mis en route
peuvent encore chanter
Ξ
Actuel, Nietzsche, non ? : « Personne n’ose plus mettre sa propre individualité en avant, on prend le masque de l’homme cultivé, du savant, du poète, du politicien. Si l’on s’avise d’attaquer de pareils hommes, avec l’illusion qu’ils prennent les choses au sérieux et qu’il ne s’agit pas pour eux d’une farce – attendu qu’ils font tous parade de sérieux- on s’aperçoit au bout d’un moment qu’on n’a plus entre les mains que des loques et des chiffons bariolés. (…) L’homme d’esprit sérieux (…) a mieux à faire que de se battre avec ces prétendues réalités. » À propos, George Bush est peut-être bien l’instrument de la Providence ? Pas comme il le croit, voilà tout. Allez savoir avec elle !
Ξ
En tout cas, vive l’Amérique du western ! Vous me direz que le western, ce n’est pas loin des Indiens et que là… Oui, oui, excellents jeunes gens, c’est vrai. Mais dites-moi : connaissez-vous un chant qui, de quelque manière, ne soit tissé de tristesse, escorté d’injustice ? Même Homère, même la Bible. L’amour le plus fort, le plus vrai, croyez-vous qu’il ne verse jamais de tristesse dans un autre cœur ? Allons, soyez généreux, laissez-moi aimer le western. Ne reprochez pas à l’oiseau qui s’envole la décharge d’où il sort. Ne refusez pas le chant qui vous envahit, même s’il est immérité. Et reprenons ensemble le refrain du film de Sydney Pollack qui nous fut proposé deux jours avant la cérémonie de confirmation de George Bush, deuxième du nom :
La route où tu chemines
Doit être celle de ton cœur.
Le jour où tu t’arrêtes,
Dis adieu au bonheur.
Ξ
Je lis La Croix dans l’avion : un peu d’altitude lui fait du bien. Soudain, le trou d’air fatal. Savez-vous qui est Sœur Marie-Christine Bernard dont une photo montre le visage ouvert, le regard intelligent, le sourire taquin à la Zazie ? Sœur Marie-Christine Bernard est une ancienne assistante sociale devenue professeur de théologie, d’anthropologie et de philosophie, spécialiste d’épistémologie. De surcroît, elle travaille à mi-temps comme coach spirituel et managérial. Ses clients sont des dirigeants d’entreprise qui « essaient de ne pas se laisser enfermer dans une logique seulement comptable ». L’un d’eux témoigne. Il explique qu’elle l’a aidé à comprendre que l’entreprise, c’est comme le conjoint dans le mariage : il faut sans cesse la re-choisir. Grâce à Sœur Zazie, le voici vraiment heureux, sa vie est unifiée. Une belle photo couleurs le montre avec son équipe : une petite blonde a dégagé son épaule gauche de sa robe, son soutien-gorge est noir. Réconciliation de la foi et de la modernité. Ce que vous ferez au plus performant des miens… On sent la rédaction de La Croix un peu gênée. Sur deux pages, un titre agressif : « Pourquoi Dieu détesterait-il les entreprises ? » Tout est écrit en minuscules, mais le mot entreprises, dans un corps plus gros que le reste, doit mériter une vénération particulière. Au fond, oui, pourquoi Dieu détesterait-il les entreprises ? L’hôtesse de l’air est tout près de moi à distribuer ses plateaux, je lui demande son avis. Rien ne surprend une hôtesse. « Dieu ne déteste personne, Monsieur, me dit-elle en souriant. Enfin, s’il existe ! Que prendrez-vous comme boisson ? » Bravo, Air France ! Dieu ne déteste probablement personne, même pas Patrick Le Lay. Mais une entreprise, est-ce quelqu’un ? Dieu aime les entrepreneurs, les banquiers, les souteneurs : aime-t-il les entreprises, les banques, les bordels ? Vingt centilitres de vin de table français aident peu à y voir clair, mais assoupissent. Voici une grosse voix grondeuse : « Sœur Zazie, sœur Zazie, tu es religieuse, pas de coachonneries ! »
Ξ
Rien à dire sur l’expédition du député Didier Julia. Beaucoup à penser sur le conseil d’un de ses collègues de l’UMP qui l’invite à « rester dans sa case ». D’un côté, une possible imprudence ; de l’autre…
Ξ
Ce je sais pas qu’on ne cesse d’écraser, flaque d’ignorance satisfaite, sur la vitre de mon visage, ne me dit rien de bon. Le discrédit de la gentille particule ne est injuste. Je partage là-dessus l’opinion de Jacques Pohl, rapportée par Grévisse : « L’élimination de ce mot léger, plein de finesse, mais peu utile, sera sans doute un des faits marquants de notre siècle… » Provocation ? Pas du tout. Entre je ne sais pas et je sais pas, on pourrait repérer un glissement de civilisation. Le ne marque une minuscule suspension du jugement, une manière de prendre date. Je ne sais pas, mais l’inutilité que ce ne discret confère à mon ignorance la met un peu à distance, la nuance, laisse espérer que peut-être, un jour… En même temps, cette mention esthétique, picturale, est comme un signe à l’interlocuteur. Je sais pas, c’est une pierre qui tombe entre nous, le colis qu’on m’a dit de vous livrer ; je m’en débarrasse, débrouillez-vous en, le travail est fini, je ne suis plus là pour personne, ni pour moi-même. Chacun dans sa case. Je ne sais pas me laisse présent, me garde un peu avec vous, crée entre nous un lien ténu. Dans je ne sais pas, quelque chose résiste, regimbe contre la certitude pesante, l’objectivité mécanique, le renoncement paresseux. Quoi donc? Je ne sais pas, précisément ; il faudra que nous en reparlions.
Ξ
Mon ami le clochard, qui m’ouvre généralement la porte du Monoprix, patrouille ce matin sur le trottoir d’en face, devant la boulangerie. Je lui adresse un petit bonjour. Quand il voit ma main plonger dans ma poche, il lève très légèrement la sienne, comme pour prévenir une offense : « C’est dimanche, aujourd’hui, dit-il d’une voix déjà pâteuse, on ne travaille pas. » Il a ses têtes. Je le sens outré d’entendre son collègue habituel, formé à l’ancienne manière, injurier un chaland récalcitrant. Lui, il connaît son monde. Il ne confond pas vie professionnelle et vie personnelle. Il respecte ses partenaires économiques. À qui se détourne ou l’ignore, il souhaite, pour toute vengeance, une excellente journée. Une bonne douche, et il est prêt pour un grand poste.
Ξ
Une note joyeuse : la danse macabre. On m’avait appris qu’il s’agissait d’un thème chrétien du Moyen Âge, illustrant notre égalité devant la mort : hommes et femmes, jeunes et vieux, pauvres et riches, beaux et laids, la Faucheuse nous entraîne tous dans sa ronde ricanante, perspective qui propose assez peu d’aperçus encourageants à la vie terrestre. Avant de se désoler, mieux vaut se rendre à La Ferté-Loupière, dans l’Yonne. L’église Saint-Germain y abrite une fresque représentant une des rares danses macabres qu’on puisse voir en France. Un étonnant personnage à la voix de stentor sort de derrière un pilier et vous propose humblement de vous fournir quelques explications. À peine avez-vous accepté qu’un déluge chaleureux de mots et d’idées s’abat sur vous ; quand vous partirez, Julien – c’est son nom – vous donnera les textes qu’il a écrits. Il dit tant de choses, il a lu tant de livres, il brasse ses références avec une allégresse si puissante que vous en restez sonné, épuisé, ravi. N’oubliez pas de lui demander de vous conduire, pour finir, derrière l’ancien presbytère, dont les toits, enchaînant sur celui de l’église, semblent un océan vertical partant à l’assaut du ciel. De cette singulière visite, je ne peux livrer que quelques souvenirs. Une étymologie surprenante, d’abord. Je ne l’ai pas vérifiée. Si elle n’est pas vraie, elle est bien trouvée. La cabre serait un vieil outil français servant au puisatier. Il s’agit de trois fortes perches qui, liées à une poulie au sommet de l’engin, arrachent la terre du puits. Ma mort, c’est ma cabre. Les trois perches, image de la Trinité de Dieu, m’arrachent à la terre et m’invitent à danser la cabriole de l’éternité. Mais il y a surtout, à La Ferté-Loupière, l’admirable fresque de la fin du XVe siècle, étonnant catéchisme mural. Dix-neuf couples, dix-neuf vivants et leurs dix-neuf macabres, y forment cortège. Observez comme ces squelettes dansent, exulte Julien, comme ils sont gais et farceurs. Ils ne sont pas là pour faire peur. Ils parlent de votre forme spirituelle, nullement ennemie de votre forme corporelle : son guide plutôt, sa complice bienveillante, son amie de l’intérieur, ironique et intransigeante. Voyez aussi les différences subtiles dans le vêtement des macabres. Elles ne doivent rien à leur condition sociale. Voyez ces voiles, signes de la bénédiction divine. Observez qu’ils sont d’ampleur inégale et cherchez comment ils ont été distribués. Au cœur spirituel, à celui qui annonce la bonne nouvelle, un grand voile pour son macabre. Au ménestrel, qui chante la beauté et la joie de la terre, un petit voile sympathique. À celui qui a choisi le pouvoir, spirituel ou temporel, « pas d’honorabilité d’éternité », explique Julien. Pas le moindre voile. Son macabre va à poil ! À os !

(7 novembre 2004)

À contre-voie

LE MARCHÉ XIII

Pourquoi parler de politiques plutôt que de politiciens ? La pratique, le praticien. La technique, le technicien. La politique, le politicien. Pourquoi punir un mot de l’insuffisance de ceux qu’il désigne ?
Ξ
Le remplacement progressif, dans les pays occidentaux, de la misère la plus criante par une fatigue de vivre décourageante, l’impossibilité où se trouvent les plus démunis de s’y faire entendre, l’exil des enjeux essentiels vers les buildings de la mondialisation, la résignation consensuelle, quoique douloureuse, qui atteint toutes les classes de la société tandis que les nouveaux jeux du cirque, à la portée du moindre clic, plantent leur tente au beau milieu de notre intimité, tout cela émousse la fièvre des débats publics et oblige les politiquiciens à hausser d’un ton le niveau de leur égosillement. Si je ne m’en réjouis pas, je ne m’en attriste pas outre mesure. Les conséquences fâcheuses, voire désastreuses, nous les voyons déjà. Braquons plutôt le projecteur sur un effet paradoxal possible. Cet impitoyable décapage pourrait nous reconduire, par des voies certes périlleuses, à la question centrale de la vraie démocratie : comment voulons-nous vivre ensemble, pour quoi et pourquoi ?
Ξ
On me demande : êtes-vous optimiste ou pessimiste ? Si la France, l’Europe, l’Occident suivent, en la descendant, la pente de la modernité, je suis pessimiste à 100%. Pessimiste pour les individus, pessimiste pour la société, pessimiste pour la paix du monde. L’optimisme ne peut venir que de l’espoir d’un imprévisible élan qui surgirait soit d’une zone de pureté ou de vigueur miraculeusement préservée, soit d’une perfection dans la décomposition, d’un excès de dégoût.
Ξ
Oui au non de Laurent Fabius. La France, aiguillon têtu de l’Europe, c’est bien. Et la résistance de Chirac et de Villepin aux USA, c’est toujours bien. Verrions-nous se composer peu à peu, sous nos yeux incrédules, le puzzle d’une politique du sens ? Je ne suis pourtant ni du côté de Chirac ni de celui de Fabius. Peu importe. C’est l’honneur de la liberté que de saluer ce qui est bon. Et c’est l’espérance obstinée qui donne sa dignité à la critique. « Vieil homme recru d’épreuves, disait de lui-même le général de Gaulle, jamais las de guetter dans l’ombre la moindre lueur de l’aube. »
Ξ
Je ne sais ce que guette le receveur de mon bureau de poste, mais il est grand, poncé, majestueux et impeccable. Je lui fais part de mon sentiment sur la dégradation des relations humaines dans son royaume. L’attente est trop longue. Les employés, peu nombreux, ne semblent plus là pour répondre aux demandes des usagers mais pour leur placer de nouveaux produits. Ils le font du bout des lèvres, l’air écœuré. Les altercations se multiplient avec des clients excédés. J’explique au maître des lieux que cette situation est malsaine, qu’il doit le faire savoir à ses supérieurs. Il me regarde fixement. « Le point de rupture va bientôt être atteint », lui dis-je. « Probablement », constate-t-il avant de prendre congé.
Ξ
Une œuvre perspicace du sculpteur Chen Zhen : une table de salle à manger entourée de sièges de toutes sortes qui se sont hissés au niveau du plateau de la table et encastrés en lui. Belle image. La seule instance possible, c’est nous. Faire monter ce nous à l’assaut de tous les pouvoirs. Le reste est tyrannie.
Ξ
On le voit bien dans l’œuvre d’un autre sculpteur, Beng Thi. Deux tiges métalliques verticales (structure, idéologie, transcendance truquée) soutiennent la rouille et les ruines d’un personnage déchiqueté. Le corps est posé sur les tiges comme un vêtement sur un cintre, un épouvantail sur son bâton. Il ne tient plus à rien. Il ne ressemble à rien. Il n’est pas là. Il n’a jamais été là.
Ξ
Le Français moyen, même s’il joue rarement à la manille aux enchères avec Ben Laden, sent que la politique selon Bush, ça ne va pas. Il est donc urgent de lui prouver qu’une fois de plus, il se montre borné et sommaire, et que les choses sont bien plus compliquées que ses neurones hexagonaux ne peuvent le percevoir. Plusieurs livres s’en chargent, ces temps-ci. Que sait-il d’ailleurs de la société américaine, ce péquenot, et, notamment, de cette bonne société où se recrutent les candidats à la présidence ? J’ai feuilleté ces livres. Ils ne sont pas inintéressants mais tout se passe comme si ce déluge d’informations avait pour fin principale, comme c’est souvent le cas aujourd’hui, de noyer dans la honte de l’ignorance un sentiment populaire premier, tenace, élémentaire, dont les élites américaines n’ont pas grand-chose à redouter mais qui pourrait se mettre fâcheusement en travers des intérêts de leurs cousines françaises. Rien ne me ferait plus plaisir que d’être commis d’office à la défense de ce sentiment-là. Je ne crois pas que le peuple pense que tous les Américains soient des clones de leur président actuel, ni d’obèses dévoreurs de hamburgers armés jusqu’aux dents qui se trompent obstinément de far west. Le peuple est plus fin qu’il n’en a l’air même si, snobé en permanence, il lui arrive souvent d’avoir honte de sa lucidité et de parler contre ce qu’il sent. Que George W. Bush soit un personnage habité par le vide, une coquille où retentissent les échos entrecroisés des peurs archaïques et des violences qui les justifient, le populaire n’a pas besoin de s’appesantir longuement sur cette évidence : c’est gros comme une maison blanche. Ce n’est pas de lui, pourtant, qu’il se soucie, mais de ce qu’on ne l’a pas empêché de commettre, cette effroyable guerre d’Irak dont les conséquences néfastes et perverses poursuivront ses enfants. Et qui lui rendra très difficile de ravaler sa nausée si, Bush regnante, on lui parle encore des valeurs communes censées rassembler les États-Unis et la France.
Ξ
Il faut saluer une manière de perfection dans la loi qui, désormais, punit toute tentative d’évasion, même non accompagnée de violences ni de dégradations : cette disposition est désastreuse autant par les conséquences qu’elle va entraîner que par les principes qu’elle engage. Côté bon sens, d’abord. La question de l’évasion ne se pose sérieusement que pour les longues peines. On ne voit pas comment la menace de quelques mois ou de quelques années supplémentaires d’enfermement dissuaderait un condamné à vingt ans de tenter l’aventure. Le seul résultat de la nouvelle loi est d’ôter de son esprit l’idée qu’une évasion pacifique lui serait avantageuse. « Ça passe ou ça casse », tel est le slogan qu’on impose aux prisonniers qui rêvent de la belle. Les plus cyniques y verront une justification de leur violence ; les autres seront inutilement induits en tentation. Les victimes potentielles de ces évasions courront des risques infiniment plus grands. Il ne fera pas bon se trouver sur le chemin d’un évadé qui ne pourra pas espérer la moindre clémence de la loi. Quant aux gardiens de prison, leur sécurité n’aura rien à gagner de cette nouvelle dramatisation de l’univers carcéral. En un mot comme en mille, il est déraisonnable de décourager, là où il vit encore, l’esprit chevaleresque d’Arsène Lupin. Comment ces évidences ont-elles pu échapper à ceux qui ont rédigé ces dispositions et à ceux qui les ont votées ? Est-ce là le pragmatisme de la gouvernance moderne ? Est-ce là son réalisme ? Nous voici en tout cas fortement incités à rompre avec une critique idéaliste de ce pragmatisme-là. La modernité n’est pas à condamner parce qu’elle limiterait son horizon à un utilitarisme un peu court, parce que, trop occupée des choses et de l’argent, elle délaisserait de plus nobles horizons. La vérité est qu’elle se moque comme d’une guigne de l’efficacité entendue comme la recherche des moyens les plus propres à assurer la paix civile et la sauvegarde des citoyens. Efficacité, utilité, pragmatisme, réalisme sont des manières de dire, des prétextes, des paravents derrière lesquels se cache une passion despotique. Ne pas punir une évasion pacifique, c’est laisser du jeu, au sens mécanique du mot, à la liberté ; c’est ne pas voir a priori dans l’évadé un récidiviste en puissance, c’est ne pas exclure, par exemple, qu’aller embrasser sa femme et ses enfants puisse être la raison d’une tentative d’évasion. En un mot, c’est choisir la confiance contre la défiance, l’esprit contre la lettre : un tel choix est insupportable au despote et aux esclaves du despote. Il déclenche en eux une transe de sombre prophétie, seule capable de leur faire supporter leur immaturité ; quand apparaîtront les conséquences cruelles de leur aveuglement, ils y trouveront matière à des prophéties plus sombres encore. C’est que, moins ils sont capables de faire face à leur liberté, plus il leur est nécessaire de contrôler celle d’autrui, de s’installer dans son âme à la manière d’une force d’occupation qui, naturellement, proteste hautement de sa bienveillance. Leur but n’est pas d’apaiser les peurs d’aujourd’hui, mais de mûrir la violence de demain : elle porte en elle la promesse d’une répression accrue, c’est-à-dire d’une jouissance plus exaltante encore.
Ξ
Telle est la logique de guerre, comme on disait lamentablement lors de la précédente guerre d’Irak, que nous voyons George W. Bush et ses conseillers tenter d’imposer au monde. Loin de susciter en moi un antibushisme primaire, la guerre d’Irak me conduit à le vouloir primaire, secondaire, tertiaire et quaternaire. Primaire : parce que nos valeurs morales, si elles ne sombrent pas dans l’ignoble, auront du mal à s’accorder avec la manipulation de la peur, de la haine et du mensonge. Secondaire : parce que nos valeurs démocratiques, si elles ne sombrent pas dans la fumisterie, auront du mal à accepter qu’on ruine un pays tout entier, qu’on le mette à feu et à sang sous prétexte de le libérer en prétendant, en outre, faire de ce viol la première étape d’un brigandage généralisé dans la région à laquelle il appartient. Tertiaire : parce que nos valeurs humanistes, de Descartes à la Révolution, si elles ne sombrent pas dans la trahison, auront du mal à admettre que les intérêts les plus gras de la nation la plus riche du monde puissent être mis en balance avec le désespoir où sont jetées tant de consciences et tant de sociétés. Quaternaire : parce que nos valeurs religieuses, celles du christianisme et des autres cultes présents sur notre sol, si elles ne sombrent pas dans l’ordure de l’occultisme, auront du mal à accepter que le citoyen Bush se prenne pour l’élu de Dieu et à voir dans son ubuesque croisade autre chose qu’une opération de marketing inventée par des milliardaires psychopathes.
Ξ
Avenue de Wagram, collée sur un kiosque à côté d’affichettes pornographiques, cette pathétique supplique : « Très Saint Père, de nombreux jeunes catholiques veulent la messe de saint Pie V. » Sur le papier, une réponse manuscrite, du tac au tac : « Et beaucoup de vieux catholiques, qui l’ont connue avant le Concile, n’en veulent plus. » Je suis resté longtemps à contempler cet échange. Ce n’est pas mon goût de faire l’esprit fort. La question de la foi, je n’en ris pas plus qu’il y a cinquante ans ; rien ne peut faire qu’elle ne soit en moi. Mais ce n’est pas cela qui m’immobilisait, au moins apparemment, devant les affichettes porno. Je songeais à ces débats, à ces situations qui ont fait sens, et qui ne font plus sens. L’absurde effort pour retrouver. La nécessité d’oublier. Le passage par la page blanche, par l’écran vide. J’aurais pu, autrefois, rédiger de semblables adresses au pape. Est-ce que j’en ris ? Même pas. C’était ainsi, et ce n’est plus. En y réfléchissant, ce passé ne m’est pas un début dont le présent serait la suite, ou la fin, ou l’échec, ou le contraire, ou la solution, ou le progrès. Ce passé, qui n’est plus du tout présent, se fond pourtant avec ce présent dans l’attente du vrai début ; et ce vrai début a son siège dans un avenir qui n’est pas un tout possible mais qui, fiché dans le présent, en est comme la blessure et la nécessité. Et qui, ainsi, retourne le temps comme un gant. Mais cela, n’est-ce pas la réapparition de la question de la foi ?
Ξ
Je dîne avec un ami d’il y a cinquante ans, perdu de vue après nos années d’étudiants. Nos itinéraires ont été différents, contradictoires sans doute sur certains points. D’emblée je reconnais sa vivacité d’esprit, sa droiture, ce goût de l’indépendance dont, comme autrefois, il semble se méfier un peu. J’ai le sentiment très fort que, pour lui comme pour moi, tout était en germe il y a cinquante ans ; que, s’il y a eu développement, c’est au sens photographique du mot. Pas de constat à dresser, encore moins de bilan. Après le café, exceptionnellement, on s’est offert un petit cognac. Non pas un cognac : un armagnac.
Ξ
C’est rêverie, c’est même mauvaise foi, de soutenir que les valeurs chrétiennes ou les valeurs laïques inspirent notre société. L’époque se caractérise, au contraire, par l’exil de ces deux formes de cléricalisme. Les sermons de mon curé de paroisse, comme ceux de Régis Debray, m’affligent par leur côté vieilles dentelles ; ils sont désuets, voire posthumes. Peppone et don Camillo se sont entretués. Cela ne signifie nullement, à mon sens, que la religion et la raison aient sombré, mais que nous traversons une crise inédite, inouïe, sur les eaux boueuses de laquelle les références habituelles flottent comme des bouchons. Apparemment, il n’y a pas à s’en réjouir. Ce qui l’emporte, et probablement pour longtemps, c’est l’épais, l’indistinct, l’informe, le sommaire, l’inattentif, le massif. Comme on comprend, comme on partage la tentation de la nostalgie ! Et qu’on s’étonne peu de voir la violence séduire les plus faibles ou les plus furieux ! Personne, au fond de soi, n’a aucun doute sur la réalité du cataclysme. Bien sûr, ceux dont il contrecarre sévèrement les projets et l’ambition, ces acteurs institutionnels qui, par construction, parient sur la survie de l’ordre ancien, multiplient les tentatives de réanimation de l’univers défunt : ils ne ressusciteront rien, et ils le savent. Pourtant, ils s’obstinent, ils gagnent du temps, ils repoussent les échéances, terrifiés à l’idée d’affronter une tempête qui emporterait comme fétus de paille les barrières entre lesquelles, dès l’école élémentaire, on leur a appris à penser, à sentir, à respirer. Dès lors, par un étrange retournement, il y a moins à craindre de leurs vices que de leurs vertus, de leurs insuffisances que de leurs qualités. Ils sont inappropriés, comme on dit en américain. Comme est inapproprié au devenir de ce monde terrible tout ce qui ne plonge pas ses racines dans le mouvant, dans l’incertain, dans le marais originaire. Cette plongée-là aussi, bien sûr, peut être caricaturée : les médias grouillent de cette tolérance affectée et de ce scepticisme agressif qu’il suffit d’un claquement de doigts des maîtres pour changer en soumission féroce à leurs intérêts. Non, apparemment, il n’y a pas lieu de se réjouir. Ce chamboule tout des repères a cependant quelque chose d’heureux, d’inaugural. Il suggère que l’artifice n’est pas notre destin ; que notre esprit n’est pas assis sur le petit banc de lui-même ; que derrière les fenêtres, ça souffle ; que, sous les pieds, ça gronde ; que, sous la mort, ça vit ; que, sous la haine, ça aime.
Ξ
Il est un journal parisien que je ne peux regarder, depuis vingt ans, sans colère ni, surtout, sans tristesse. L’humanisme que professe cette publication m’avait incité à aller chercher de l’aide auprès d’un de ses responsables. Je venais en effet de participer aux préparatifs d’une émission de télévision sur le divorce. Le principe m’en avait semblé intéressant mais la réalisation aurait fait chavirer de dégoût le cœur le mieux accroché : entre autres délicatesses, une jeune fille devait y apprendre, en direct, qu’elle était le produit d’un viol. Le responsable en question m’avait reçu avec courtoisie, s’était indigné avec moi de ce qui m’indignait, et m’avait promis de me donner des nouvelles de la protestation que je déposais entre ses mains. Des nouvelles, j’en reçus : pas celles que j’attendais. Le lendemain, une collaboratrice de la productrice de l’émission m’appelait chez moi. Au bord des larmes, elle me racontait qu’à peine étais-je sorti de son bureau, mon interlocuteur avait téléphoné à sa patronne pour la prévenir que quelqu’un en voulait à son émission. Cette complicité sale l’avait bouleversée. Le dire à quelqu’un lui faisait du bien. Quant à moi, ça m’apprenait l’époque.
Ξ
La banlieue que j’ai connue ne ressemblait en rien à celle qu’auscultent des personnages importants, qui se fatigue pour son identité et reproduit, casquette à l’envers, l’univers dont elle se sent exclue. Je ne puis rencontrer un de mes camarades de cette époque sans replonger avec lui, pour un instant, dans notre fraternité originelle. Peu importe ce que nous sommes devenus, quels aléas nous furent réservés : nous rions du même rire qu’autrefois, un rire où il y a du triomphe. Exclus, nous ? La barrière de sarcasmes et de fierté, c’est nous qui la dressions. Les sciences humaines ne nous avaient pas encore colonisés : le centre, c’était nous, pas les autres. Nous nous sentions au monde, nous nous sentions à la vie : ça nous suffisait, tel était notre secret. Les autres, les tout proches et très lointains riches, avaient à s’encombrer de mille et une considérations subalternes : il nous fallait constater, en toute objectivité, que nous leur étions supérieurs !
Ξ
Autre legs précieux de la banlieue qui m’a nourri, le sens aigu de la fragilité, de la contingence, du provisoire. La banlieue n’a pas d’histoire ; elle n’a rien à raconter. Elle sait d’instinct que l’essentiel, dans toute construction en dur, c’est la fissure. Rien ne la fait plus rigoler que les généalogies qu’on s’invente pour bétonner, ou plâtrer, sa conscience d’exister. De la graisse, tout ça, de la mauvaise graisse. Les gars de la banlieue subissaient, de gré ou de force, une sorte de circoncision de l’origine. « Tu ne viens de nulle part, mon pote. Où tu vas, tu le verras bien. » Dans ce no man’s land du sens, il y avait tous les sens. Pas de haine, donc pas de déclarations d’amour. La fraternité, oui, mais merci de ne pas empiéter. Un sentiment constant de présence avec, en son centre, l’évidence d’une absence qu’il serait balourd de commenter : tout ce qui a l’air d’exister, il est tellement clair que ça n’existe pas ! Ici est une allusion à un ailleurs dont personne ne peut parler, et qui n’existe peut-être pas non plus. Mais nous, pour l’instant, nous sommes là : ça suffit.
Ξ
Juste pour le plaisir. Une fabuleuse image d’Aragon qui me poursuit depuis longtemps. C’est dans un poème du Roman inachevé, l’archi-célèbre Après l’amour, d’où Léo Ferré a tiré sa chanson L’étrangère, juste après la strophe qui se termine par
J’aimais déjà les étrangères
Quand j’étais un petit enfant
Voici :
Les choses sont simples pour elles
Elles touchent ce qu’elles voient
Leur miracle m’est naturel
Comme descendre à contre-voie
Nous sommes en plein Tao, non ? Cette voie à contre-voie qui est la voie, et qu’ouvre un simple geste de la main vers le monde en quoi se résume – et qui annule – tout langage…
Ξ
Sagan est morte. Elle ne savait pas vivre. Nous non plus.

(28 septembre 2004)

Uniforme ou universel ?

LE MARCHÉ XII

Comment des gens qui ont si superbement réagi à la guerre de l’Ahuri pétrolifère peuvent-ils traiter ainsi le peuple qui s’est confié à eux ? Quel rapport entre l’inspiration du tandem Chirac-Villepin en 2003 et, dans la conduite des affaires intérieures, cette désespérante platitude ? Machiavélisme ? Même pas. La bourgeoisie française, surtout coachée par un peu d’aristocratie, rêve ample, mais vit petit. Les bons repas et les grands principes, c’est pour quand il y a du monde. Entre soi, on mange triste et on pense utile. Lyrisme de vermeil pour la politique étrangère, invitation à la servilité pour l’ordinaire des jours. Exalter la liberté aux tribunes internationales et, à peine rentré à la maison, faire baisser les yeux à ce peuple dont on a un instant soulevé l’âme, et qui a pris pour lui, l’imbécile, ce qu’on a raconté à d’autres. La bourgeoisie française ? Non récupérable. Mais ne pas s’y tromper : elle fascine encore, faute de mieux, ceux qu’elle désespère.
Ξ
Le pape souhaite que les Jeux Cocacolympiques fassent progresser l’amitié entre les peuples. Saint-Père, allons…
Ξ
Le progrès, ou la survie, de la société occidentale ne relève plus d’un traitement externe, d’une thérapie institutionnelle, d’une pharmacopée politique, sociale, culturelle. Le point de non-retour a été franchi. Nous nous sommes à ce point externalisés dans la veulerie mercantile que nous sommes absents de nous-mêmes non seulement quand nous travaillons à notre aliénation, mais encore quand nous œuvrons à notre libération. La question n’est plus de savoir dans quel sens nous tournons le volant de l’action collective : de toute manière, les roues ne suivent plus. Et pourtant, il suffit d’un week-end à la campagne, de trois mots échangés chez l’épicier du village, et même d’un bref échange dans le métro : tout est si vivant, encore, si jeune…
Ξ
L’enfance comme vert paradis, réservoir de nostalgie, main qui fait signe derrière la vitre embuée, pathétique enever more, connais pas. Pour moi, c’est le moteur inusable, la machine à vivre, à pardonner, à réparer. Elle ne me charme pas, elle me bouste. Inch’Allah, elle me déposera sur l’autre rive.
Ξ
Je ne sais plus où j’en suis ? Non. Je ne suis plus où j’en sais.
Ξ
L’employé de la société privée qui m’apporte un colis de livres n’a pas assez de jambes pour monter au premier étage. Il me faudra attendre demain pour récupérer l’objet à la poste. J’appelle la société. « Inacceptable » convient la standardiste, qui ne craint pas les grands mots. Alors, Madame, un second passage ? Ça non. Impossible. Mais laissez-moi donc votre adresse. Ce livreur sera viré.
Ξ
Ces petits riens de la vie quotidienne, comme des grains de beauté qui tournent au cancer. Deux vitesses, à la poste, pour envoyer ce mandat. La préposée insiste pour que je prenne la plus rapide, c’est-à-dire la plus chère.
– Avec l’autre, vous savez, ça peut mettre quatre ou cinq jours.
– Non : 24 heures. C’est écrit ici.
– Si vous croyez ce qui est écrit, vous ! À votre place, je me méfierais !
Le débat prend de l’ampleur. Je lui explique que sa manière de me forcer la main n’a rien à voir avec le service public.
– Le service public, il est comme vous et moi : il cherche d’abord son intérêt…
Ξ
Il y a une constante dans la puissance acide de l’Occident. À Alger, les bredouilleurs de l’action psychologique prétendaient s’inspirer de la logique du poisson dans l’eau, c’est-à-dire de la complicité du peuple avec les combattants, dont ils avaient fait l’expérience au Viêt-nam. Ces pieds nickelés ne doutaient pas que quelques services rendus à la population par des militaires organisés en brigades de bienfaisance leur vaudraient sa complicité. Ils mirent sur le compte de l’islam, ou d’une profonde ingratitude, ou du communisme international, l’obstination avec laquelle les paysans réservaient leurs faveurs au FLN. Quarante ans après, comme on conquiert l’Himalaya, les managers se hissent au niveau intellectuel du Vème Bureau. Quelques sinologues, François Jullien notamment, leur ont révélé la nature de l’efficacité chinoise, la propension des choses, le non agir. « Ce qui marche pour la Chine va marcher pour l’entreprise » ont aussitôt salivé quelques coincés avides. Et en avant pour le tao des yaourts, pour le wou wei des shampooings ! Merci, grande sainte Sottise, de nous protéger de cette clique !
Ξ
François Jullien, précisément, rappelle opportunément que l’universel, c’est le contraire de l’uniforme. Est uniforme ce qui prétend se former sur l’un, créer de l’individuel par copier/coller de l’un. L’universel, au contraire, comme l’étymologie l’indique, c’est ce qui est tourné, ou qui se tourne, vers l’un. C’est donc une notion dynamique. L’universel, c’est le résultat de l’acceptation d’un donné singulier, unique, et de sa transmutation en valeur par l’œuvre, ou par la parole, ou par la présence. Le plus souvent, nous sommes tentés par le copier/coller : la prétendue civilisation occidentale n’est que la répétition, dans tous les domaines, de l’efficacité machinique. Il ne suffit pas, pour échapper à l’imitation, de positions critiques : elles aussi sont sujettes, on le voit bien, à la reproduction dépersonnalisante. L’universalisation est une opération aussi mystérieuse que l’alchimie. Ce qui compte, c’est moins la nature ou la richesse de ce qui est transformé que la transformation elle-même. Ce que nous appelons culture n’est guère qu’un ébrouement singulier de l’uniforme. L’esthétisme, le dandysme et, de manière générale, toutes les attitudes spectaculairement individuelles sont des variétés masquées d’uniformité, rien de plus. Entre le bavardage éthique et la pose esthétique, d’un côté, l’universalisation, de l’autre, il y a ce gouffre qu’on appelle en Inde « le plus petit abîme ». Le franchir, ou plutôt accepter de se laisser le franchir, voilà la vraie aventure de la personne et, singulièrement, de cet homme moderne traqué par tous les mimétismes. Elle suppose qu’il accepte de « n’être plus où il en sait » ; qu’il échappe, par exemple, aux logiques philanthropiques, aux clubs de bien-pensants, à l’idée trop claire qu’il a de ce qui compte et, en tout cas, à tout fantasme de comparaison.
Ξ
« Il y a plusieurs demeures dans la maison du Père. » La catégorie du religieux s’adresse à nous bien au-delà, ou bien en deçà, de nos attitudes, de nos choix apparents, de nos élaborations mentales. Elle concerne ce tréfonds de nous-mêmes dont personne ne sait rien, nous moins que les autres. À ce niveau, la suffisance est dérisoire ; et l’humilité, cette suffisance inversée, est comédie, donc imitation. L’enjeu de l’universalisation religieuse, c’est la transformation de ce tréfonds mystérieux, dont nous n’avons qu’une expérience confuse, aimantée par la foi. La matière de cette opération, c’est le plus singulier du singulier, ce quelque chose qui est nous-mêmes ; la transmutation de cette matière, si elle se réalise, produit au contraire l’universel le plus universel, un universel incandescent. Inquiétant. Périlleux. C’est pourquoi, dans le domaine religieux, revenir à la logique de l’uniforme est si tentant. « Hors de l’Église, point de salut. » Lourdes, explique l’évêque du lieu, s’adresse à la sensibilité populaire, pas aux intellos. Heureusement, le mimétisme religieux, de loin le plus grave puisqu’il concerne le plus profond, est aussi le plus visible, donc le plus ridicule. Les Tartuffe de la politique et de la culture se font plus facilement oublier que le faux dévot de Molière. Il y a une seule maison du Père. Mais nous sommes invités à y habiter notre propre demeure, c’est-à-dire à reconnaître notre manière la plus vraie, la plus spécifique, d’exister, donc d’aimer.
Ξ
Si seulement je pouvais m’épargner ces constructions laborieuses et, brebis docile et repentante, me fondre dans le troupeau ! Quel repos ce serait ! Mais je ne peux pas, je ne peux plus. L’encens d’aujourd’hui pue le management. Mon refus désolé ne vient pas du cerveau, mais du nez.
Ξ
Pour expliquer l’attitude de cette jeune femme qui s’invente une agression dans le RER, la mythomanie est une hypothèse aussi éclairante que, pour l’opium, la vertu dormitive. J’y vois plutôt l’effet de la fragilité moderne. Il est inévitable que l’angoisse fasse de temps en temps exploser ce terrifiant cocktail de solitude, de rancune, de fascination et de vanité que l’air pollué du temps suscite en nous. Il serait moins difficile de se protéger d’une propagande qui s’afficherait comme telle, qui disposerait de ses bureaux et de son ministère, que de résister à cet écœurant mélange de cynisme et de patenôtres. On pouvait se demander, il y a encore une ou deux décennies, si les dirigeants étaient conscients du drame où toute la société était en train d’entrer, où chaque conscience allait s’épuiser. La réponse est aujourd’hui évidente et ôte tout intérêt à la comparaison des réalisations et des projets. Ils n’y ont rien vu. La gauche n’y a rien vu. La droite n’y a rien vu. Les ambitieux d’hier n’y ont rien vu. Les ambitieux d’aujourd’hui n’y voient rien. Les anathèmes grandiloquents et les condamnations rhétoriques que les pouvoirs publics assènent à la population à chaque forfait un peu spectaculaire ne témoignent que de cet aveuglement. Tout se passe comme si, ayant perdu depuis belle lurette la confiance du peuple, les hommes politiques misaient naïvement sur l’émotion pour en retrouver l’apparence. Ainsi font les couples en rupture de communication ; il leur arrive d’espérer que l’accident survenu aux voisins aidera à la reprise du dialogue. Mais les dirigeants n’ont pas encore compris que le gouffre qui les sépare du peuple ne se comblera plus jamais. Dès lors, les invectives solennelles et la répétitive indignation venues d’en haut inquiètent plus qu’elles ne rassurent. Inacceptable. Honteux. Lâche attentat. Lancés à la cantonade tous les deux jours, ces mots dépassent leur cible et réveillent dans le peuple la sourde culpabilité qui l’étreignait lorsque l’instituteur, incapable de confondre le garnement qui avait volé la craie, faisait éclater sa fureur devant la classe résignée. Fatigué de voir les puissants se scandaliser mécaniquement, le citoyen apprend à faire la part du feu. Comme le suspect pressé par les enquêteurs, il se persuade qu’il est un peu coupable, seulement un petit peu, un tout petit peu. Racisme, antisémitisme, homophobie, pédophilie, déshydratation des vieillards, meurtres en série, viols en réunion : le ciel de la société de consommation est si bas qu’il n’est personne qui, de tout cela et d’autre chose encore, ne se sentira bientôt vaguement complice, pourvu qu’on insiste un peu. Seuls échappent au sentiment de culpabilité les vrais agresseurs, les vrais négateurs ; solitaires et méprisants, ces fanatiques se drapent dans une pureté ténébreuse. À la fois plus fragile et plus forte que la moyenne, la jeune femme du RER ne supportait sans doute plus ce climat de culpabilité diffuse, mais n’avait d’autre moyen de protester que de pousser la mauvaise foi à son extrême limite. « Tout ce que je raconte est faux, voulait-elle nous dire, aussi faux que le reste, mais pas plus ; vous le savez bien, vous tous, puisque, de cette fausseté, c’est vous qui m’encombrez. » Ce en quoi elle n’a que partiellement raison : libre à elle, à vous, à moi de ne pas entrer dans le délire collectif. Mais peut-on avoir tort de n’être pas héroïque ?
Ξ
Milton Friedman avait-il une conception encore puérile du capitalisme ? Il récusait, par exemple, l’idée que les dirigeants d’entreprise puissent avoir « une responsabilité sociale autre que celle de faire le plus d’argent possible pour leurs actionnaires. » « Si les hommes d’affaires, demandait-il, ont une responsabilité autre que celle du profit maximum pour les actionnaires, comment peuvent-ils savoir ce qu’elle est ? Des individus privés auto-désignés peuvent-ils décider de ce qu’est l’intérêt de la société ? » Nos libéraux modernes sont moins timides. Sous le prétexte transparent de responsabilité sociale des entreprises, ils veulent mettre la main sur l’organisation même de la société et, de proche en proche, sur les consciences. Je le dis comme je le pense ; dans leur logique, ils ont raison. C’est fort intelligemment qu’ils appliquent le mouvement ternaire de la colonisation : s’emparer d’abord du territoire, ensuite de la société, enfin des consciences. Pour le territoire, c’est fait : le monde entier, de gré ou de force, s’offre au libéralisme. Du côté des consciences, les médias donnent un coup de main auquel ne pouvaient pas penser les colons. Reste à mettre la société dans la poche des financiers et des industriels : c’est le rôle de la responsabilité sociale des entreprises. Tout cela tourne rond. Tout cela, en un sens, va parfaitement bien. Les gangsters gangstérisent, que leur demander d’autre?  Le libéralisme persiste dans son être : que peut-il faire de plus ? Ce qui ne va pas du tout, par contre, c’est la riposte des dignes représentants des forces de progrès. Blague n°1 : Ils feignent de croire que le libéralisme commence enfin à s’émouvoir du caractère profondément illégitime de ses aspirations et que, sous la décisive pression des forces populaires, il se voit obligé d’assaisonner la logique du profit d’un minimum d’attention sociale. Absolument faux. La vérité, c’est que la pensée libérale conquérante s’est donné une nouvelle frontière, celle de la culture, voire celle de l’intériorité ; si elle accélère la conquête, c’est que le délabrement de toute résistance, de l’effondrement du communisme à la débâcle de la pensée syndicale, non seulement lui en donne la possibilité, mais encore lui en impose la nécessité. Blague n°2 : Faisant ainsi irruption dans le champ social, le libéralisme, nous dit-on, pourrait se mettre dans une position dangereuse. Mythologie pour mythologie : tandis qu’il se contraindrait lui-même à ouvrir la boîte de Pandore de la revendication, ses contradicteurs syndicaux et associatifs renouvelleraient en son honneur la manœuvre du cheval de Troie et planteraient en son sein le fer mortel de la dialectique. Absolument faux. Les libéraux savent parfaitement qu’ils ont besoin d’un minimum d’ordre pour imposer ce qui, on le voit partout dans le monde, et d’abord aux États-Unis, est de moins en moins une idéologie et de plus en plus un simple système de puissance capable de choisir ses munitions dans les boutiques les plus diverses, du libre marché au protectionnisme, de la brutalité sauvage à l’avenante social-démocratie. Une fois enclenché le processus de la responsabilité sociale des entreprises, les intérêts immédiats des salariés, manipulés par d’habiles managers, seront si contradictoires qu’il faudrait des événements inimaginables pour rendre possible le moindre pas en arrière. Conclusion : Lutter contre le libéralisme restera une gentille agitation, propice à beaucoup de bavardages et utile à toutes sortes de personnages sentencieux jouant à qui perd gagne dans l’intérêt bien compris de leur carrière, tant qu’on n’attaquera pas l’adversaire, quoi qu’il en coûte, dans son intention elle-même, c’est-à-dire dans sa volonté délibérée de soumettre à l’intérêt de quelques-uns – et à la logique des choses dont ils ont fait leur credo – non seulement les principes sur lesquels les hommes fondent leur vie commune, mais encore les aspirations qui animent leur solitude. J’appelle humanisme cette intransigeante résistance, et elle seule. Le reste est démission, de quelque hypocrite geignardise qu’il s’accompagne, de quelque prétendue fraternité qu’il s’émeuve, de quelque culture qu’il se veuille tartiner.
Ξ
George Bush, raconte un prédicateur évangéliste américain « admire vraiment Jésus-Christ, le personnage, ses principes, son mode de vie. »
Ξ
Rendre un peu de vie à l’Occident ? Presque impossible. À moins de donner vraiment la parole au peuple. Non pas pour que chacun fasse état de ses revendications, si justifiées soient-elles : pour que, se haussant à la considération de la vie collective, les citoyens disent tranquillement ce qu’ils en pensent, si elle correspond à l’idée qu’ils se font de l’avenir et, sinon, dans quel sens elle leur paraît devoir être infléchie. Pour avoir jadis mené, à EDF, une action de formation inspirée de cette préoccupation, que j’avais appelée mise en expression et qui concerna environ six mille personnes, je sais que nos concitoyens attendent des occasions de cette espèce, qu’il les désirent sans espérer les obtenir, et qu’ils sont parfaitement capables de les mener à bien. Une période d’expression jaillissante offerte au pays entier, loin de menacer nos institutions républicaines et notre vie démocratique, leur serait un engrais salutaire. Il faudrait n’avoir aucune conscience de l’énormité du non-dit que suscite la vie moderne, ni des formidables contradictions qu’elle impose au peuple pour ne pas sentir l’urgence de lui donner loyalement la parole. Donner loyalement la parole au peuple, qu’est-ce à dire ? C’est ne le considérer ni comme une multitude, ni comme une courroie de transmission, mais comme un corps composé d’êtres de jugement et de raison, et doué lui-même, en tant que corps, en tant que foyer de sens, d’une existence supérieure et vivante. C’est, au-delà de la volonté majoritaire des citoyens, telle qu’elle se manifeste dans la vie démocratique, interroger ce que Rousseau appelait la volonté générale, concept profond et plus difficile à cerner que la volonté majoritaire. Cette dernière s’exprime dans certaines occasions, comme les élections ou le référendum. La volonté générale, elle, est un état d’esprit, une problématique en train de s’élaborer, une dialectique complexe entre les consciences et les événements, un choix parmi les urgences. Volonté majoritaire et volonté générale ne s’opposent nullement. Certes, prétendre se fonder sur la volonté générale sans disposer d’institutions solides, c’est faire courir un danger à la liberté. Mais, aujourd’hui, c’est le péril inverse qui menace notre pays et l’Occident : la volonté majoritaire s’y exerce dans des occasions et sur des thèmes si formels, dans des cadres de référence si verrouillés qu’elle ne rencontre pratiquement plus la réalité des désirs des citoyens ; on ne propose plus au peuple que des questions fermées, ou abstraites jusqu’à la quintessence, et à l’élaboration desquelles il n’a nullement participé. Il est donc urgent de confronter la volonté majoritaire et la volonté générale. C’est là une tâche d’ordre culturel plutôt que politique, fondamentale plutôt qu’historique. Il est possible d’organiser en France, par exemple pendant toute une année, l’expression de la volonté générale. En mobilisant tous les moyens possibles d’expression, on pourrait demander aux Français ce qu’ils pensent de leur existence, de la société dans laquelle ils vivent, du monde tel qu’il se transforme et se fabrique. Il ne s’agirait en aucune manière d’une opération de communication. Nul besoin de questionnaires, ni d’experts. Dans une telle perspective, le peuple, pour une fois, n’a pas à répondre à des questions rédigées par des spécialistes. D’ailleurs, il ne répond pas : il parle. Il ne réagit pas : il agit. Pour emprunter une image au langage du tennis, il n’est pas au retour de service, mais au service. Sans doute un tel projet doit-il s’attendre à recevoir un accueil assez frais de la part de beaucoup de responsables. Je me rappelle avec amusement une conversation téléphonique avec le directeur de cabinet du maire d’une grande ville. La seule idée de proposer à ses concitoyens de se mettre en expression tétanisait ce personnage. Je le sentais fébrile et agité comme si, de la main qui ne tenait pas l’appareil téléphonique, il commençait à ranger ses papiers en vue d’un départ imminent. Il y a gros à parier qu’une proposition de mise en expression des Français susciterait, dans beaucoup de consciences, un affolement de ce genre que viendraient aussitôt masquer de nobles raisons. C’est que les doutes qu’émettent les responsables quant à la capacité du peuple de s’exprimer, d’aller au-delà des marronniers et des banalités, de penser large et généreux, mais aussi lucide et concret, reflètent, à la nuance près, les doutes qu’ils émettent en secret sur leurs propres possibilités d’expression. Réaction naturelle, en somme, et qui, pourvu qu’on cerne bien l’enjeu, peut être dépassée. Car demander au peuple ce qu’il sent, ce qu’il pense, ce qu’il désire, puis laisser les institutions et les décisions s’imprégner de ces sentiments, de ces pensées, de ces désirs, c’est cela la République, c’est cela la démocratie. Le reste, nous le sentons douloureusement, même s’il est fabriqué par des gens de bonne volonté, c’est du truqué et du tronqué. L’élargissement ou l’asphyxie.
Ξ
Et le super avec ça ? Il m’amuse moins. Les caissières plaisantent durant les heures de service mais, à la seconde près, me désignent d’un doigt vengeur la pancarte qui me prie de m’adresser ailleurs. Leurs messes basses me fatiguent, et le sourire grimaçant qu’elles offrent au client qui vient les troubler. Dès que se profile l’ombre de la directrice, je vois la servilité garnir en vitesse les rayons de leur âme. Semblant, semblant, semblant. Et moi, passant indifférent, je fais semblant tantôt d’en rire, et tantôt d’en pleurer. Quelle folie furieuse de parler des autres ! Rentrer dans le rang, vite ! « Chèque, Monsieur ? » « Carte bleue, Madame. » « Bonne journée, Monsieur. » « Vous aussi, Madame. »
Ξ
À certains moments, bien sûr, il faut décider. Je n’aurais pas voulu être à la place des Bosch. Une nuit, je me suis réveillé en sursaut. J’étais un de ces ouvriers soumis à ce chantage ignoble. Vingt ans avaient passé, et j’écrivais à mon fils, né pendant la crise. Je me rappelle très bien le début de cette lettre : « Il y a vingt ans, mon cher fils, j’ai eu tort ; pardonne-moi de n’avoir pas eu le courage de te plonger, avec ta mère et tes frères et sœurs, dans l’incertitude et peut-être dans la misère. Tout aurait mieux valu que de dire oui… » Même réveillé, je le crois encore. 98% pourtant ont cédé. Ils diront que je n’étais pas dans leur situation. Certes. Qu’ils votent donc comme ils veulent, après tout ! Mais qu’au moins, ensuite, ils se taisent. Ces cortèges lamentables où l’on promène le cercueil de l’entreprise, ou de la prime attendue, ou de je ne sais quoi encore sont d’une effroyable obscénité. C’est l’espoir de devenir jamais un homme qu’on enterre, et ça, ça fait plus mal que tout.
Ξ
Le pompon revient assurément à un délégué syndical qui geint devant les caméras : « On espère au moins que, d’ici trois ans, ils ne licencieront pas ! » Compte là-dessus, mon gars !
Ξ
Avoir découvert, à la fin des années 60, l’œuvre de Jacques Berque ne m’a rendu ni plus ni moins intelligent, ni plus ni moins généreux. Mais j’y ai entrevu une dimension que je n’avais sentie ni en khâgne, ni à la Sorbonne, ni nulle part ailleurs, et qui ne court toujours pas les rues : la générosité de l’intelligence. Puissé-je toujours en rêver, même de loin, et comprendre un peu ce qui m’en écarte.
Ξ
Juste avant que ce Marché ne soit mis en ligne, j’apprends que l’affaire du Centre culturel juif, elle aussi… Pas de quoi rire, vraiment. Répéter des évidences. Un et un font deux. Une société capable de telles aberrations est gravement malade. Deux et un font trois. Elle a besoin de se remettre en cause fondamentalement. Trois et un font quatre. Cette remise en cause doit naître du peuple, non pas de ceux qui l’abrutissent. Quatre et un font cinq. Il faut aider cette naissance. Dès lors, trois cas de figure. Personne ne fait rien : ça continue comme ça. Probabilité : 99,7% Quelqu’un réussit à détourner l’énergie du peuple : c’est la tyrannie. Probabilité : 0,2%. Des gens désintéressés, et qui se moquent comme de leur première chemise de tout ce qui se raconte et se propose, se mettent en tête de réveiller la conscience populaire et, se réveillant eux-mêmes au passage, trouvent dans cet exercice profond et joyeusement incertain le sens de leur vie : tout redevient possible. Probabilité : 0,1%. Mais ces comptes-là, c’est pour les ânes.

(31 août 2004)