La puissance acide

LE MARCHÉ XI

Sur la tombe de Félix Guattari, au Père-Lachaise : « Il n’y a pas de manque dans l’absence. L’absence est une présence en moi. »
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« La vie professionnelle, déclare Raffarin à la radio, comprend le temps de travail, le temps de formation et le temps libre. » Vraiment ?
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Un journaliste du Monde annonce sur RFI que les patrons s’accordent une augmentation de 11% quand les salaires des travailleurs ne bénéficient que de 2%. On lui demande ce qu’il en pense. En petit garçon bien élevé, il répond : « C’est effectivement un petit peu en rupture avec les exigences de modération salariale. »
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Ce musulman raconte que les circonstances de sa vie lui ont fait renoncer aux obligations religieuses auxquelles il était soumis. La journaliste qui l’interroge –  Courgette de Linfo ? – saute sur cette occasion de mobiliser sa délicate sensibilité et sa puissante intelligence du dialogue entre les civilisations. Elle glapit : « Ça vous a libèrè, quoi ! »
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On m’apprend qu’en arabe nisiane, l’oubli, est un dérivé d’insane, l’homme. Comme c’est beau ! Du coup, je me précipite sur Blanche ou l’oubli, d’Aragon, pour y chercher quelque écho à cette étymologie. Je tombe sur la lumineuse citation de Hölderlin : « Nous ne sommes rien ; ce que nous cherchons est tout. » Et je repense à ce théologien anglican pour qui nous ne serons jugés ni sur ce que nous aurons fait, ni sur ce que nous aurons dit, ni sur ce que nous aurons pensé, mais sur ce que nous aurons désiré. C’est bien cela. Ce qui se joue en nous est trop profond pour nous. Nous pouvons laisser l’oubli nous désencombrer de nous-mêmes, nous délivrer de nos jugements. L’oubli conscient est la seule mémoire vivante.
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Soir d’élections. Les pays où l’on vote le plus sont, paraît-il, de bons élèves ; les autres sont des cancres. L’école. Toujours l’école. Les maîtres d’école. Jusqu’à quand ?
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Je quitte le beau marché Daumesnil en me faufilant entre deux étals. Une femme arrive en sens opposé. Vieux réflexe : je recule et m’efface. Le merci pardon qu’elle me jette à la tête ressemble à une déclaration de guerre. Comme si je l’avais harcelée.
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Un ami me souffle ce propos de Nietzsche : « Nous n’avons pas une vocation de chasse-mouches. » Dommage que je n’ai pas entendu ça plus tôt : j’ai perdu trop de temps à des bagarres inutiles ; aussi, quand je vois des jeunes tomber dans le même travers, je tente de les alerter. Mais quoi ! Il y a un âge où l’on se fait les dents, où l’on croit qu’on pourra faire boire un âne qui n’a pas soif, et même, pourquoi pas, pisser un cheval de bois.
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Si je n’ouvre pas ma porte à tous ceux qui se présentent, je ne l’ouvre qu’à moi-même.
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Bonifacio. À l’étage de l’ancien couvent, à deux pas de la mer que surplombe le cimetière marin, un enfant prend sa leçon de piano. Les notes maladroites s’enchâssent dans le silence lumineux. Tout est là, tout s’entrecroise et se reconnaît dans la chaude immobilité de l’être. Comment est-il possible que cette perfection existe ?
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Je n’aime pas les élites françaises, ni occidentales, et encore moins ceux qui les admirent ou les envient, ou les flattent ; je n’aime pas cette façon de trouver le sens de l’existence dans les affaires dont on est chargé. Je ne crois pas ces gens susceptibles de progrès, ni même de changement. Sans doute ne sont-ils ni sans qualités ni sans mérites ; pourtant, j’ose dire ce que jadis je n’osais même pas penser : ils ont été construits à l’économie, avec de mauvais matériaux. Le mieux serait de laisser s’épuiser le stock, puis de reprendre la fabrication sur d’autres bases : on n’en prend pas le chemin. On me dira qu’ils ne sont pas tous à mettre dans le même sac. Presque tous, hélas ! Leur point commun, c’est de ne pouvoir tomber juste, ce qui les oblige à voltiger d’une branche à l’autre du pouvoir, comme les singes du zoo. En clair, ils ont perdu tout sens de la contingence, c’est-à-dire de l’infini, c’est-à-dire de la condition humaine. « Être un homme, c’est pouvoir infiniment tomber. » Je vois bien dans quel ridicule je me mets à répéter obstinément que je ne les aime pas, comme un enfant têtu qui repousse son assiette de soupe. Précisément. Je ne veux pas de leur soupe et, encore moins, leur servir la mienne. Non vraiment, j’ai beau faire, je ne les aime pas. Pourtant, le sentiment dominant n’est pas la haine, mais une épouvantable désolation. Une désolation tellement fondée et argumentée que, parfois, bien malgré moi, elle en devient presque fraternelle.
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De quoi les gens ont-ils besoin ? Uniquement de ce dont ils ne savent pas avoir besoin. Le reste, c’est pour faire bouffer les sondeurs, etc.
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Si l’époque avait été différente, je me serais probablement tenu coi. Mais ce monde où nous vivons, j’ai eu tant d’occasions de l’observer, et sous tant de facettes, que la difficulté de vivre à laquelle se heurtent aujourd’hui les meilleurs, je veux, de tout mon cœur, leur dire qu’elle ne m’est pas étrangère ; que leurs épreuves ne sont pas dues à quelque faiblesse mais, au contraire, à leur santé et à leur générosité ; que le seul symptôme vraiment inquiétant, aujourd’hui, serait d’aller dans le sens du courant. Il y en a un autre, il est vrai, plus inquiétant encore : faire semblant d’aller contre le courant.
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Au début de ses Pensées, Marc-Aurèle propose, sous forme de bilan, une longue énumération de ceux envers qui il se sent redevable d’un élargissement de sa conscience. Ni apologie ni canonisation : reconnaissance de dette qui est comme un retour d’amitié. « De mon aïeul Vérus : le caractère honnête et l’égalité d’âme. […] De Diognète : l’absence de futilité […] De Rusticus : avoir compris la nécessité de réformer mon caractère […] » Même si je suis moins certain que Marc-Aurèle d’avoir su profiter de ce qui m’a été apporté, c’est ainsi que j’ai vécu. Quelques amis, qui ne s’en sont peut-être jamais douté, ont été comme les pierres qui m’ont permis, vaille que vaille, de traverser le ruisseau. Ou comme des étoiles d’évidence fichées au cœur de mon incertitude ; elles ne la guérissaient pas, mais elles lui suggéraient un climat, une atmosphère. Toutes témoignaient d’une vérité sensible qui était, à mes yeux, la seule base possible de mes décisions et de mes choix. Ce n’était pas la vertu qui me faisait mépriser le reste, c’est-à-dire la carrière, la renommée, le gain, la sécurité : c’est que tout ça se payait vraiment une gueule trop minable, une sale gueule de non-être. Quand je réfléchis sur ces amitiés fécondes, je constate deux choses. D’une part, qu’elles me venaient de tous les horizons imaginables : des chrétiens, des marxistes, des agnostiques, des gens de gauche et de droite ; d’autre part, qu’aucun de ces amis n’était intéressé par l’argent ni par le pouvoir : ceux qui n’en disposaient pas n’en rêvaient pas, ceux qui en disposaient tâchaient de ne pas en être esclaves.
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Ma vie s’est faite de ces vies différentes, de leur rencontre en moi, de leur choc. Elles m’ont été incitation et engrais. À chaque fois que j’ai voulu abandonner ces repères sensibles, et que j’ai fait semblant de devenir l’homme d’une idée, d’un message, d’une révélation, j’ai senti que je me plantais, que je m’asséchais, que je trichais. Désormais, les vieux amis ne sont plus là. Les rôles se sont inversés ; si de plus jeunes bénéficient de ce qu’ils trouvent dans ma brocante intérieure, la joie que cela me procure n’a rien d’un triomphe de vanité : ce qu’ils chinent en moi ne m’a jamais appartenu. Je suis un intermédiaire, et peut-être un receleur. Personne ne donne jamais rien à personne. C’est dans chaque vraie demande que réside le don. Tout ce qui compte est gratuit. Le reste est folie et perversion, de quoi qu’il se réclame, de quoi qu’il se vante, de quoi qu’il se suicide. Cette crasse de l’importance, de quelque masque qu’elle se pare, financier, social, culturel, politique, religieux, c’est peu dire que je la méprise : reprenant la formule fameuse du Traité du style, je proclame que je la conchie dans sa totalité.
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Cioran. Quoi de plus puissant, de plus lucide, de plus définitif ? Et pourtant, dans ce vaillant démolisseur, dans cet enthousiaste de la négation, dans ce chaleureux apôtre du néant, dans cet héroïque aventurier du refus, je vois un enfant triste qu’on a empêché de jouer.
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Deux propos du même cardinal Lustiger. Les chrétiens qui sont en froid avec l’Église ou avec ses représentants sont des déserteurs. Faudra-t-il pour eux la charitable rafale d’un pieux peloton d’exécution ? Dans l’autre propos, au contraire, la lucidité issue d’une longue tradition de négociation avec le siècle : « Un intellectuel qui passe à la télé est mort. » Vrai.
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Réception dans un organisme culturel dont j’ai autrefois bien connu le patron. Un petit couple à qui il n’a pas échappé que je bénéficiais du tutoiement présidentiel multiplie les attentions à mon égard, s’indigne de mon verre vide, me bourre de petits fours, m’interroge sur mes projets littéraires, etc. Le vin est bon. Je leur raconte sans rire que je prépare un livre sur Patrick Poivre d’Arvor. Ces deux-là, que l’ambition rend idiots, encaissent tout. Parfait. Le grand chef nous aperçoit. Il s’empresse de venir me témoigner l’affection indulgente, nostalgique et rassurante qu’on réserve aux copains de la communale qui n’ont pas trop bien réussi. « Alors, mon petit vieux ? » s’exclame-t-il. Le petit vieux ne va pas louper son coup. « Tu sais, répond-il en désignant les deux oiseaux, je viens d’avoir une passionnante conversation avec cette dame et ce monsieur. Nous sommes tout à fait d’accord, eux et moi. Les projets culturels n’ont plus aucun intérêt. Il n’y a que Baudrillard pour y voir clair. Le gouvernement se plante, mon ami, et l’opposition avec. Tous les trois, nous sommes des libertaires mystiques et nous n’attendons plus qu’une chose : le grand bordel final. » Voir ces tourtereaux se décomposer ante mortem est une délicieuse volupté. Le visage féminin se défait plus vite ; ce qu’il a de laid l’emporte instantanément sur ce qu’il a d’agréable. Le masculin, lui, s’alourdit lentement, irrémédiablement, bovinement. « Vous savez, leur dis-je en prenant congé de ce qui reste d’eux, je vais vous faire une confidence : après le Poivre, je pense à un Claire Chazal. Bonne réussite, mes amis ! »
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Réponse à la devinette du Marché X. La maison du poète est en feu. Que cherche-t-il d’abord à sauver ? Mais le feu, naturellement…
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Retour à Poivre, Chazal, Schönberg et les autres. J’ai pour ces gens une curiosité sans bornes. Je conçois la fierté qu’on pouvait avoir à faire ce métier dans les débuts de la télévision, au temps des glorieuses Cinq colonnes à la une, quand la vie du monde donnait aux étranges lucarnes une puissance de révélation inégalée. Même quand l’affaire s’est banalisée, il y avait sans doute quelque intérêt à présenter de grands événements, à accompagner le téléspectateur dans le labyrinthe politique, à lui faire découvrir d’autres gens, d’autres contrées. Mais maintenant que la logique des concierges a tout envahi, à quoi bon ? N’est-ce pas humiliant de venir raconter pendant un quart d’heure, la mine successivement défaite ou épanouie, qu’un bidon d’huile d’olive répandu sur une chaussée lilloise a brisé quatre fémurs, ou que trois gazelles ont vu le jour au Jardin des Plantes de Brive-la-Gaillarde ? Comment peut-on, chaque jour, quitter son domicile, monter dans sa voiture, aller se faire maquiller pour débiter ces potins lamentables ? Qui sont ces gens à ce point insensibles au ridicule ? Des illuminés ? Des drogués de l’info ? Des cyniques ? J’ai une autre idée. Ils se font voir parce qu’ils ont besoin de se cacher. Un peu comme les joueurs impénitents finissent par se faire interdire de casino, ils demandent secrètement à la télé de les interdire d’existence véritable, quitte, naturellement, à s’en plaindre amèrement. Parfois, pour mieux les observer, je coupe le son. Ce ne sont pas des monstres. Leur ambiguïté n’est pas différente de la nôtre, à cela près que la pression constante à laquelle ils sont soumis leur rend le recul presque impossible, et qu’ils l’acceptent, et qu’ils en jouissent. Nous, les obscurs, nous savons ce que vaut notre cinéma ; eux sont grassement payés pour oublier le prix que leur coûte le leur. Eux, c’est nous quand nous nous imaginons glorieux, c’est-à-dire domptés.
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Je rêve ? J’ai parfois l’impression d’assister à une sorte de mutation anthropologique tellement forte qu’elle marquerait dans la vie d’un individu, et peut-être dans l’histoire d’une société, la frontière entre un avant et un après. Cette mutation, selon moi, nous fait passer d’un mode de présence à un autre. Avant, la présence à l’autre, si attentive et honnête qu’elle soit, admet le bien-fondé, et même la nécessité, d’arrière-plans. Le dialogue avec l’autre est un échange de vues. L’autre parle de son point de vue, moi du mien. Si sincère qu’on soit, on se réfère à une certaine situation, à une certaine position ; on a ses contreforts, ses tranchées, ses réserves. Cette attitude triomphe dans la négociation économique : la puissance y tire toutes les ficelles. Mais ces contreforts et ces tranchées ne sont pas nécessairement liés à l’argent ; on connaît des idéologues, par exemple, dont le discours ne constitue qu’une série de variations ou de pas de danse destinés à orner ou à protéger une pensée parfaitement immobile. Nous avons tous rencontré des gens de cette espèce. Amènes, aimables, souriants en deçà des limites de ce qu’ils n’acceptent pas de remettre en cause, ils menacent de quitter les lieux ou de vous en chasser dès que la frontière de leurs certitudes leur paraît menacée. Loin de moi de me moquer de cette attitude. Nous sommes tous, plus ou moins, dans cet avant ; mais nous commençons peut-être à flairer qu’il y a un après. Non que j’imagine une transparence absolue qui serait le triomphe de l’inhumain ; la rencontre avec l’autre suppose les forêts intérieures, les contrées sauvages qui l’habitent et qui m’habitent. Mais il suffirait, pour bouleverser tout notre paysage intérieur, d’une minuscule modification de la relation que la présence entretient, dans l’autre et en moi, avec ses arrière-plans : nous pourrions alors parler de mutation anthropologique. Il s’agirait d’une sorte de renversement, d’un basculement : les arrière-plans tireraient leur réalité et leur sens de la présence, non plus l’inverse. La présence deviendrait motrice. Elle serait cause plus que conséquence. Être présent ne serait plus se représenter ; ce serait affronter un double mystère : celui de l’autre, évidemment, mais aussi celui de mes propres arrière-plans. Être là serait donc, à chaque fois, repartir avec l’autre. Choisir l’inconnu plutôt que subir le connu. Explorer l’un et le multiple. L’ouverture, encore l’ouverture, toujours l’ouverture. Laquelle ? « Toutes les âmes le savent » disait Léon-Paul Fargue.
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On m’expliquera qu’une telle perspective est dangereuse : je ne vois pas là un argument. Que, dans bien des cas, elle se dégradera en subjectivisme : c’est bien possible, mais il faut prendre ce risque. Les superbes analyses de Pierre Legendre – ou, du moins, ce qui m’en est accessible – butent pour moi sur cette dogmatique qu’il prétend retrouver. La généalogie, n’est-ce pas juste le contraire de la dogmatique ? À moins qu’on ne la prenne, une fois de plus, en marche arrière. Sauf pour les retraités qui se cherchent des ancêtres aux Archives départementales, la généalogie, c’est de la création. Je vois bien que l’effarement devant la nouveauté, qui me paraît le sentiment majeur de l’époque, risque de ne produire qu’une agitation de surface, des remous sans signification, des libérations oiseuses. Peut-être. Sans doute. Et après ? De quel droit se servir de la tradition pour ôter ses chances à l’avenir ? Ne vaut-il pas mieux une confusion vivante qu’un ordre mort ? Il nous faudrait une lucidité surhumaine pour trier, dans cette époque insaisissable, l’ivraie et le bon grain. Il est sans doute plus sage de méditer sur le sens de tout ce mouvement, et d’essayer de comprendre quelle nécessité intérieure il exprime : à mon sens, il suggère une autre idée de la relation. Voilà peut-être pourquoi, sans y réfléchir davantage, j’ai traité avec si peu d’aménité ces deux jeunes fayots. Je ne leur voulais aucun mal. Mais puisqu’ils m’avaient agressé de leur insupportable vieillerie, le minimum était, sinon de les aider à passer sur un autre versant de leur liberté, du moins de leur suggérer, même assez brutalement, que cette possibilité existait.
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On écrit, on parle, on peint parce qu’on n’est pas capable de se taire. On se dit qu’entre les mots, les lignes, les couleurs, il passera bien un petit rayon de silence.
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Vous êtes d’accord avec moi ? Bravo ! Vous en concluez que nous devons défendre nos idées ? Vous voyez bien que vous n’êtes pas d’accord avec moi !
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Quatre nonagénaires à table dans une maison de retraite. Fourchette en avant, chacune tente de plonger dans l’assiette des trois autres. « J’ai faim, dit la plus loquace, j’ai faim ; je ne suis pas méchante, Monsieur, j’ai faim. » « Mais, Madame, vous avez une superbe assiette devant vous ! » « Ce n’est pas de la nourriture, ça, Monsieur. J’ai faim. » Faut-il attendre d’avoir quatre-vingt-dix ans pour oser dire qu’on n’est pas rassasié ? J’ai faim merci, proclame la pancarte de ce mendiant. Cette formule me bouleverse. Sarcastique, ou désespérée, ou inconsciente, cette contestation-là n’en finira jamais, Dieu merci, de gripper la machine et d’empêcher l’enfer du fonctionnement pérenne. Le désir vaut plus que sa satisfaction. Il n’y a pas que les pauvres qui le sachent, mais les riches, ça les rend méchants.

(24 juin 2004)

Terre à étoiles

LE MARCHÉ X

Dans le métro, ce court poème de Madeleine Riffaud :

Il fait noir
Acceptons la nuit
Nuit :
Terre à étoiles

Le jour où j’ai appris que j’étais reçu au brevet élémentaire, je suis allé au patronage et l’abbé m’a vu entrer un instant dans la chapelle. Quand j’en suis sorti, il m’a dit que j’avais remercié le Bon Dieu, que je n’étais pas un ingrat, que c’était bien. Le compliment n’était pas mérité, mais cet instant avait compté. Pour la première fois, j’avais établi un lien entre la joie et la dépossession. La dépossession, c’est le contraire du sacrifice, cette automutilation orgueilleuse, ce troc avec l’absolu. Elle glisse dans la foulée de la joie, un peu comme la barque quand le rameur cesse de ramer. Elle est abandon délicieux, plongée dans l’océan, complicité rieuse avec l’infini. L’obscur aussi dépossède, je l’ai vu plus tard, mais il dépossède pour désarmer, pas pour libérer. Je le connais bien, lui aussi, trop bien. Peut-être est-ce le frère de la joie, un frère un peu caractériel ? En même temps qu’il la combat, il l’alimente en espérance. Et entre l’obscur et la joie, qu’est-ce qu’il y a ? L’ordinaire de la vie, cette histoire à nos seules mesures qui restera largement incompréhensible à ceux qui nous connaissent le mieux. Rien à voir avec ce quotidien de basse-cour dont on nous pourrit l’imagination ; celui-là ne mérite pas d’être escorté à l’égout.

Renoncer à se cacher dans le temps, à y aménager des refuges, des zones franches inaccessibles aux élans de la joie et à l’odeur de la mort. L’illusion de l’époque, c’est de pouvoir fabriquer de tels igloos. Pour les uns, la bonne planque, c’est de se fondre dans la masse ; pour d’autres, de se prendre pour le centre du monde. D’autres demandent protection au sérieux, à l’objectif, à l’utile. D’autres encore au divertissant, au futile. Ces stratégies ne valent pas un clou ; pourtant, plus l’époque se sent menacée par un infini qu’elle refuse de toutes ses forces, plus, à son stupide désespoir, elle se perçoit inachevée, plus cette diablesse hystérique s’entête à nier l’évidence. Ne pas s’abandonner, surtout ne pas s’abandonner ! Je comprends mieux pourquoi, toute ma vie, à peine arrivé dans un groupe, j’ai travaillé à m’en faire expulser. Être expulsé, c’est naître.

Je ne dirai pas que je n’ai pas peur de la mort, même si la confiance – ou le fatalisme – l’emporte le plus souvent. En tout cas, l’angoisse ne domine pas, ne domine plus. Ce qui est premier, en dépit de tout ou à cause de tout, c’est le sentiment de n’être pas encore tout a fait né. À un moment difficile de ma vie, j’avais composé une chanson dont le refrain était : « J’en suis toujours au temps/D’accorder ma guitare » Je retrouvais là un sentiment dont je m’étais longtemps laissé écarter par l’obsession d’être adulte. Je renouais avec mon enfance ou, plutôt, avec mon désir d’enfant.

« Celui qui a pensé le plus profond aime le plus vivant. » Si ma mémoire est bonne, c’est de Hölderlin. L’idée me convainc de moins en moins. Je dirais plutôt : « Qui aime le plus vivant se donne les moins mauvaises chances de ne pas penser trop creux. » Mais, le plus vivant, où est-il ?

Ami très bourgeois, très énarque, très mondain, qui vous êtes pourtant montré si prévenant à mon égard, si vraiment délicat, si indulgent, y compris ce jour où, déjeunant chez vous et me levant trop brusquement pour saluer votre femme qui traversait en coup de vent la salle à manger, j’ai heurté de ma chaise un innocent guéridon et brisé un vase de Sèvres plus innocent encore, j’ai renoncé à vous voir, contemporain si proche et si éloigné, quand j’ai lu la dédicace écrite de votre main à la première page d’un livre sur le luxe : imaginant me faire un grand plaisir, vous prétendiez que mon luxe à moi, c’était la liberté. Terrifiant quiproquo. Flagrante impossibilité d’échange. Limite absolue à toute communication. Pourrez-vous le comprendre ? La liberté n’est ni mon luxe ni mon vase brisé. C’est le verre acheté au super où je bois, jour après jour, cette existence douce-amère dont je renonce, sans doute à tort, à vous donner idée.

Une fois sur cent, la publicité du métro m’amuse ou m’émoustille. Le reste du temps, elle m’assomme. La nudité des murs sales serait-elle plus éloquente ? À moins peut-être, pour dérider les voyageurs, de les couvrir de citations croisées de Jean-Pierre Raffarin et de François Hollande ? Je ne me serais guère intéressé aux commandos anti-pub si la RATP ne leur avait répondu par une initiative hautement symbolique de la nullité des cerveaux technocratiques. Pour épargner à l’espace sacré de l’argent l’agressivité des protestataires, elle s’est en effet mis en tête d’offrir à la « liberté d’expression » plusieurs panneaux publicitaires. Chacun trouvera chez son sociologue habituel les commentaires qui s’imposent quant à ce détournement de détournement. Moi, je ne sais que songer, avec une tendresse apitoyée, au consultant dont les neurones s’usèrent à imaginer cette parade futée. J’imagine son soulagement de pouvoir enfin se venger de l’humiliation qui fut la sienne aux alentours de sa troisième année quand, pour faire cesser son babil, on posa devant lui une feuille et un crayon : « Fais un joli dessin, mon chéri ! »

On manque sa vie comme on manque un train : quand on ne réussit pas à monter dedans.

Ce voisin cherche à se loger en province et visite dare-dare appartements et maisons. Il est frappé par la tristesse des retraités qu’il rencontre, même et surtout s’ils sont nantis. Madame, volubile, empile les projets et fait réchauffer l’enthousiasme de ses vingt ans. Monsieur joue la profondeur, se perd dans des recherches inutiles, barbouille des paysages d’après cartes postales dans un réduit où désordre et saleté bénéficient d’une sorte d’exterritorialité. Quand on leur demande pourquoi ils veulent quitter une installation confortable, ces braves anciens hésitent un peu, puis avouent : « C’est pour nous rapprocher des enfants… » Le train, le train, il ne faut pas manquer le train !

La liberté, c’est n’importe quoi sauf n’importe quoi.

Le voisin a encore visité, au fond d’une campagne reculée, une immense demeure délabrée où s’était installée, disait l’agent immobilier en baissant la voix, une sorte de secte. Vivaient là des gens, des gens, disons-le sans hésiter, des gens d’une autre couleur. Laquelle, cela n’a pas été nettement établi. Une autre couleur. La maison n’était pas sans charme : la visite dura un bon moment. L’agent immobilier paraissait heureux de se confier. Oui, il avait parlé avec ces gens, avec la femme surtout, qu’il trouvait fort aimable. « Vous savez, dit-il soudain, elle raisonne comme vous et moi… » L’histoire se situe en février ou mars 2004. Le voisin met sa main au feu qu’aucune arrière-pensée, aucune mauvaise ironie n’effleure l’agent. Au contraire, dit-il. Cet homme lui annonce une bonne nouvelle, partage avec lui une magnifique découverte. À la cinquantaine, une dimension inattendue de l’humanité lui est révélée. Je crois le narrateur et je crois l’agent immobilier. Je ne ferai pas partie des procureurs qui saisissent toute occasion de monter sur leurs grands ânes. « La justice est le plaisir de Dieu seul. »

Derrière moi, dans la rue, deux adolescentes bavardent. « La moitié de la classe… », dit l’une. Le ton me suffit. Pas besoin de me retourner. Je retrouve d’instinct mon bon vieux sentiment de compassion. Cette « moitié de la classe » qui lui emplit la bouche, c’est les autres, au sens où Sartre disait qu’ils sont l’enfer : les autres, pas l’autre, pas la multiplicité des rencontres avec l’autre. Qu’il va être long ton parcours, jeune fille ! La masse opaque des autres, fruit de ton éducation petite-bourgeoise et de ta docilité, va te faire hésiter entre la fascination et la haine, entre l’imitation et le refus. Combien de temps te faudra-t-il pour comprendre que les autres n’existent pas, ou plutôt que l’existence que tu accordes à cette masse indifférenciée, inépuisable champ de manœuvres pour commissaires du peuple, pour prophètes, pour managers, est exactement proportionnelle à celle que tu te refuses à toi-même ? Que les autres, c’est une façon de désigner ta défaite ? Quand pourras-tu te déprendre de ce magma, quand rendras-tu à chacun des autres, au moins par l’imagination, son visage singulier ? Sauras-tu, un jour, voir le monde comme cet admirable concert dans la rue que nous offre L’enfant au violon ? Pour libérer les autres, de quoi deviendras-tu la spécialiste, la pasionaria, la Sœur Emmanuelle ? Entendras-tu en toi l’infime fausse note par quoi tout commence ? Mais est-ce pour toi que je m’inquiète, ou pour moi ? À mon âge, je n’ai pas encore réussi à les mettre KO pour le compte, les autres…

L’infime fausse note par quoi tout commence, ce n’est pas une manière de dire. Un des plus grands poèmes du XXe siècle, Le Fou d’Elsa, est construit sur une faute de français trouvée dans une chanson. « La veille où Grenade fut prise… » y était-il écrit, et non, comme il eût fallu, « la veille du jour où… ». C’est ce jour absent que la poésie était chargée de retrouver. La vie s’engouffre par les brèches ; c’est par nos défauts qu’on nous aime !

Si jamais un jour, fatigué d’errer, je me raconte que militer pour ce clan, pour ce club, pour ce parti, pour ce groupe donne réponse « à la question que je suis », ayez pitié de moi : aidez-moi à m’en dépêtrer !

Au tribunal, ce matin, les plaignants, que l’on n’accuse pourtant de rien, mettent les mains derrière le dos quand ils répondent aux juges. Vive l’école de la liberté ! Le foulard, est-ce vraiment plus grave ?

Une devinette des surréalistes. La maison du poète est en feu. Que cherche-t-il d’abord à sauver ? Réponse dans le Marché XI, inch’Allah.

Pour vendre ses culottes et ses soutiens-gorge, une marque de sous-vêtements (oserait-on encore parler de bonneterie ?) affranchit les filles : « La séduction n’est qu’un jeu. » Si cette pub incite les jeunes acheteuses à passer plus de temps à séduire et moins à regarder la télévision ou à préparer leur retraite, je ne m’en attristerai pas. Une société à dominante érotique me conviendrait très bien. Je ne suis pas le seul. Des gens aussi sérieux que Jacques Berque ou Jacques de Bourbon Busset, pour ne citer que les plus récents, ont envisagé sérieusement cette perspective. Ce que je ne pardonne pas à cette pub, en revanche, c’est le ne… que… Je ne veux pas de cette dévalorisation du jeu au profit du faux sérieux de la rationalité lucrative ou de la politologie constipée. « Nous ne connaissons les choses, disait Marcel Jousse dans son langage abscons mais génial, que dans la mesure où elle se jouent, se gestualisent en nous. (…) Le Jeu, c’est l’extérieur interactionnel qui s’insère en nous, s’imprime en nous, et nous oblige à l’exprimer. » Et encore : « Le Jeu est la chose la plus effroyablement humaine. » On trouvera cette pensée et ce langage dans L’Anthropologie du geste (Gallimard, 1974). Sans le jeu, les modes de l’humain ne sont plus que des mécanismes ; le plaisir est un fonctionnement hormonal, la pensée un exercice de récitation. Si, sur mon lit de mort, on me demandait ce que je regrette le plus, je dirais : le jeu. J’ai joué avec passion toutes les fois que je l’ai pu. Ceux qui m’ont détourné du jeu m’ont fait du mal. Ceux qui m’en ont donné le goût m’ont fait du bien. Quels jeux ? Les vrais. La compétition gratuite, la séduction, le jeu des mots, le jeu des idées. La danse ! Ah ! la danse ! Le jeu de se contredire, de se contrefaire, le jeu d’être multiple. Une vérité qui ne joue pas n’est pas généreuse. Tout amour joue ; l’esprit de sérieux le tue. Je ne pense pas être un esthète. Je ne joue pas par scepticisme, par désespoir, par ressentiment, par ennui, par raffinement ampoulé. Je joue parce que rien ne va mieux au désir que le jeu. Une vérité que ne frôle pas l’ombre du jeu mérite d’être renvoyée en cuisine. Un instant de jeu me fait croire dur comme fer au bonheur, me fait toucher l’immense, me propulse dans l’amitié, m’installe dans la confiance. Puisqu’il est souverainement bon, Dieu doit être aussi souverainement joueur. Mais je viens d’écrire une sottise. Sur mon lit de mort, je ne m’occuperai pas de mes regrets. Je demanderai : « À quoi on joue, maintenant ? » En haut lieu, on comprendra.

Chaque matin, au bulletin de huit heures de France-Inter, le même supplice : é, à la fin d’un mot, et parfois au milieu, devient è : « L’ information a ètè rèvèlèe par M. Delanoè. »  « Le gardien de but a dit que l’enjeu du match l’avait stimulè. » Comme si, par une inflexion narcissique, le journaliste voulait, au dernier moment, garder pour lui le propos qu’il adresse aux auditeurs, ou le leur reprendre. Snobisme et avarice.

Plus vaste, plus généreux, ce boucher de la rue Mouffetard dont une colère fit autrefois le bonheur d’un linguiste célèbre. Ce matin-là, dans la boutique, un chien mal surveillé par sa maîtresse s’était risqué à flairer d’un peu trop près une pièce de viande. Le linguiste fut aux anges quand il entendit ceci : « Moi, Madame, vot’ chien, la prochaine fois, c’est pas dans l’sien, mais c’est dans l’vôtre, de cul, qu’j’y mettrai mon pied. » C’est la tragédie classique, son rythme, son mouvement, clamait le linguiste à tous les vents. La présentation des personnages. L’entrée du héros, le toutou. Le créneau horaire dans lequel tout va se jouer. L’ambiguïté, la méprise. L’instant fatal. Boucher, vous avez bien parlè.

Je n’ai jamais été ni barriste ni deloriste mais le dialogue de ces deux grands anciens m’a entraîné l’autre soir dans un sommeil d’une parfaite quiétude. Leur connivence courtoise faisait passer un souffle frais sur le désert politique. Je me suis enhardi : j’ai monté le son. Ils en étaient à expliquer de concert que si le militantisme est en train de disparaître, c’est parce que les militants ne sont plus que des apparatchiks qui préparent les élections. Que cette explication fût un peu courte, ni l’un ni l’autre ne semblaient s’en apercevoir. Pour eux, le monde n’a pas changé, les esprits et les cœurs moins encore ; entre la société et les citoyens, rien ne s’est rompu. Ces hommes estimables mourront sans avoir rien vu de leur époque ; ils auront occupé les plus grands postes, se seront entretenus avec tous les puissants, auront sillonné le monde sans s’être jamais départis d’un humanisme studieux et modeste qui n’a même plus sa place au musée Grévin. C’est touchant, et c’est navrant. Bonsoir, mes jeunes anciens !

Côté femme est un hebdomadaire des éditions catholiques Bayard dont le premier numéro se propose de préparer les femmes à rien moins qu’« inventer un nouveau bonheur ». Deux comédiennes, une agent d’assurances et une directrice de laboratoire proposent quatre pistes d’une fulgurante originalité, d’une brûlante sensibilité :
1. J’ai appris à penser à moi.
2. Il suffit d’être attentif aux petites choses.
3. Il faut faire au mieux avec ce qu’on a.
4. Le bonheur, c’est de jouir de l’instant présent.
Tel est le projet de la civilisation chrétienne, version people. Kif-kif le reste, moins les filles à poil. Émétique.

De l’essayiste et critique Jean Onimus : « Émergés d’un trouble, nous ne sommes que trouble et ne créons qu’en troublant. »

Le combat des psys pour sauvegarder la liberté de leur profession me laisse sur ma faim. Ils ont évidemment raison de refuser la normalisation de leur activité, c’est-à-dire, en fait, celle du psychisme. Mais sentent-ils assez que c’est là un combat d’arrière-garde et qu’il est urgent de passer à la contre-offensive ? Que signifierait une société où tout serait contraint, sauf l’espace thérapeutique ? À quoi sert d’évoquer librement sa souffrance si rien de ce qu’on entreprend ne peut échapper à l’utilitarisme sordide et à la servilité ? Faut-il attendre, pour défendre la liberté, qu’elle soit étouffée par l’angoisse ? Les psys diront que leur affaire, c’est de soulager les misères de l’esprit. C’est vrai. Et les professeurs, qu’ils ont à transmettre le savoir. À chacun son champ particulier. Voilà qui paraît raisonnable. À cela près que, face à la globalisation de la contrainte, la sectorisation de la liberté est indéfendable. La feuille de route que nous impose une organisation sociale devenue folle ne peut pas constituer une règle de conduite. Un cadre, par exemple, ne peut plus faire semblant d’ignorer les conséquences des performances commerciales ou techniques qu’on exige de lui. Impossible de ne défendre que des intérêts particuliers quand l’ensemble de l’activité perd le nord. S’il est généralement utile d’établir de sages distinctions, il est parfois urgent de les oublier.

Pour le philosophe Möng-tseu, dont le nom fut latinisé en Mencius, le grand homme est celui qui « garde le cœur rouge de l’enfant ».

Un superbe livre de François Jullien sur la civilisation chinoise, La propension des choses, m’explique le malaise où me jette à peu près tout ce que je lis. Dans la tradition chinoise, quelque chose l’emporte sur la perspicacité intellectuelle : le sentiment aigu de participer au mouvement du monde, quoi qu’il en soit des événements, des circonstances et de l’idée qu’on s’en fait. Ce sentiment n’a presque plus aucune place en Occident. Ce qui s’y écrit souffre d’une carence de chair, de matière, de « cœur rouge », de vie singulière qui n’épargne même pas la littérature intimiste, aussi chosiste que le reste. L’Occident observe, constate, classe, commente, juge avec une confiance naïve dans le bien-fondé et la transcendance de sa posture. Paralysée par une terreur secrète, la plume n’y tremble plus ; le doute lui-même n’est qu’une hésitation devant un choix. Dans ces miroirs qui cherchent d’autres miroirs, je sens une détresse raidie en vanité, en orgueil, en susceptibilité agressive. La pensée n’y connaît pas l’étreinte, ni la caresse, ni la peur, ni le dégoût, ni le rire. Elle n’effleure pas le visage du monde. Rien ne la surprend, rien ne l’effarouche, rien ne la ravit. Même la colère, même l’indignation paraissent prévisibles, organisées. On est à l’affût des idées comme d’un gibier. Ni pesanteur ni légèreté, ni écho ni aura. La sensibilité des Occidentaux leur reste sur les bras. Quelque chose ne joue plus entre le monde et eux.

Participer au monde, c’est bien autre chose qu’intervenir dans ses débats. Il y a une frigidité douloureuse dans des mots comme intervenant, enseignant, apprenant, communicant. La perspicacité intellectuelle, aux yeux des philosophes chinois, n’est qu’une fonction. Le sentiment d’être relié au monde, fait d’appartenance et d’adhésion, relève, lui, de la vie de la nature. Quand une conscience particulière considère cet univers qui l’engloutit et qu’elle comprend, l’humain se manifeste dans sa vérité : d’un côté, la fusion toujours possible avec la nature, immense et familière ; de l’autre, cette voix singulière qui s’élève pour saluer le monde et lui donner forme. L’enfant n’a pas besoin d’explications pour entrer dans ce mouvement. Après, apparemment, ça se gâte ; en réalité, tout commence. Au petit garçon d’un de ses amis qui lui montrait fièrement son dessin, Picasso avait dit : « Si, quand tu sauras tout, tu fais encore des choses comme ça, alors tu seras un artiste. »

Il n’a jamais été simple de se tenir dans cette attitude de présence constante, ou de constance présente. C’est plus difficile encore depuis que nous avons quadrillé, du même mouvement, le monde et la conscience, depuis que nous les avons coupés, l’un et l’autre, de leurs racines et de leurs sources, depuis que, prenant une rationalité déraisonnable pour le tout de l’être, nous avons décidé, contre toute évidence, de voir dans cette mutilation un progrès et dans notre frustration une libération, depuis que nous avons fait de cette mutilation et de cette frustration les deux ressorts de ce que nous appelons le développement, concept magique et confus que nous proposons désormais comme principe non seulement à l’évolution du monde, mais encore à notre devenir personnel.

Tout le monde sait cela, ou l’éprouve. Nous serions pourtant de bien mauvais élèves de la pensée chinoise si nous trouvions là une raison de désespérer. Il est dans la nature des choses que tout cela passe, et tout cela passera : nous vivons une crise cyclique ou métaphysique dont notre alternance politique n’est que la copie en nougat. Chance ou péril ? Les deux, sans doute, il n’y a pas à choisir. Mais, à supposer qu’on le puisse, je parierais : chance.

Il n’y a pas plus de mérite à sentir son époque qu’à être témoin d’un événement historique ou d’un crime : on était là, voilà tout. Parce que, dès ma naissance, l’existence m’a placé dans une situation de porte-à-faux à peu près généralisée, je n’ai pas eu le moyen d’éviter un trouble que mon modeste courage et ma médiocre imagination m’auraient certainement épargné si j’avais été pris dans d’autres circonstances. En somme, j’ai adopté, moi aussi, la fière devise que la maison Bayard propose aux lectrices sans peur et sans reproche : « J’ai fait avec. »

Tout ne m’a pas été malheur, tant s’en faut, mais tout m’a été problème. Rien ne tombait jamais juste, ni la famille, ni la société, ni l’école, ni la culture, ni l’amour, ni la sexualité, ni les choix religieux, ni les engagements politiques, ni le travail. Il y avait heureusement la santé et, au cœur de cette santé, l’envie de vivre. Mais, pour y parvenir, j’avais toujours à produire un gigantesque effort de reconversion, comme si je n’avais jamais eu dans mes poches que de la monnaie étrangère.

Je ne suis donc pas spécialement étonné d’assister à la débandade de la civilisation occidentale. J’étais dans cette problématique avant même de savoir lire. Les règlements en tout genre dont on farcissait mon enfance et mon adolescence, je sentais chaque jour un peu plus fort qu’ils n’avaient rien à voir avec la vie. Je ne les refusais pas en tant que règlements : je les haïssais parce qu’ils ne me menaient nulle part. Mais ils étaient là, et je n’avais aucun moyen de m’y opposer. J’ai donc été un ultra, un ultra de la religion, de la morale, de la politique. Pour ne pas aller à ce que je n’aimais pas, je suis allé de toutes mes forces à ce que je détestais : c’était la seule manière de sauvegarder l’ébullition.

Je me trouvais tocard parce que, me comparant aux autres, je me voyais dépourvu de leur capacité de recul, de mise à distance, d’indifférence. Je ne savais pas interrompre une conversation par une pirouette ou un bon mot. Je me cognais la tête contre tous les murs. Mur d’une sexualité inaccessible. Mur d’un univers religieux manipulateur. Mur d’une société bourgeoise fondamentalement perverse, et dont les séductions ne me séduisaient pas.

Ce que je ne pouvais pas voir ? Une chose infiniment simple. Que je n’étais ni plus ni moins bête qu’un autre, ni plus ni moins lâche, mais que la situation affective et sociale dans laquelle j’avais été jeté m’interdisait toute solution négociée avec un monde que je sentais, au fond de moi, condamné. Je voulais m’engloutir dans chacun de mes problèmes, dans chacun de mes combats pour ne pas avoir à faire face à une difficulté d’une tout autre taille, celle de vivre dans un monde où je ne me reconnaissais pas. La question religieuse se posait à moi ? Elle se pose toujours. La question sexuelle ? Elle se pose encore. Heureux (?) ceux qui portent sur ces choses le regard mélancolique du patriarche apaisé : je ne fais pas partie de cette noble cohorte. Toutes les questions sont là, celles-là et tant d’autres, bien vivantes, bien exigeantes. Mais je comprends mieux que, fonçant tête baissée dans chaque bagarre, je cherchais sourdement à affronter quelque chose que je ne pouvais pas nommer, que je ne devine encore qu’à peine, que les problèmes dûment répertoriés escamotaient, et escamotent toujours.

Quoi donc ? Difficile à dire. Un débat qui court sous les débats repérables. Débat ne va pas : trop solennel, trop artificiel, empesé. Plutôt une tentation, une tentation positive, une certaine façon de se sentir de plain-pied avec soi-même, avec les autres, avec le monde. L’accès immédiat à l’intime et à l’universel. Non pas à des idées : à une source, à un ruisseau. À une mélodie sans prétention, mais sans mièvrerie. À un carrefour où se rencontrent et se concentrent l’essence du religieux, l’essence de la sexualité, l’essence du politique. Non pas quelque fumisterie sectaire, syncrétique, gnostique ! Un lieu intérieur que tout le monde reconnaît, le boucher de la rue Mouffetard, l’agent immobilier ébloui par une femme d’ailleurs, le vieux couple qui veut se rapprocher de ses enfants et qui ne les retrouvera pas. Un donné à la fois étrange et banal qui reconcerte en déconcertant.

Avoir pressenti dans ma vie des bouleversements qui la dépassaient de toutes parts et auxquels je ne pouvais donner l’ombre d’une explication puisque j’étais conscient de ne devoir cette particularité qu’aux seules circonstances, m’a longtemps été un insupportable handicap. Il m’arrivait d’envier – ou d’avoir envie d’envier – des gens dont l’existence paraissait couler de source. Le temps et l’évolution de l’époque ont transformé le handicap en privilège ; il me vient de la lumière d’où il ne me venait que de l’ombre. Ceux dont j’imaginais l’existence harmonieuse, leur angoisse me saute aux yeux. Cet équilibre que je me reprochais tant de ne pas savoir atteindre, je le vois en eux s’effriter, chanceler, menacer, mendier.

Il n’y a pas de remèdes partiels, pas de thérapies ciblées aux maux dont souffre notre société occidentale. Pour vous dissimuler ce b a ba et continuer à vous ravager tranquille, vous pouvez à loisir faire vibrer d’indignation vos cordes vocales, prendre le monde à témoin de la pureté de vos intentions, en appeler pathétiquement à l’optimisme, convoquer les grands ancêtres, pousser devant vous des bataillons de chercheurs et de trouveurs et, naturellement, exclure à tour de bras vos éventuels contradicteurs : chacune de ces simagrées apporte imperturbablement sa pierre à ce que vous refusez. Accueillir en soi un bouleversement qui dépasse tout ce qu’on peut en penser, le laisser exercer son action dissolvante dans tous les secteurs de la vie sans cesser de guetter le moindre signe de fraîcheur, voilà ce qu’on peut progressivement entreprendre, pour autant qu’on le sente nécessaire. En tout cas, s’engager seul, et à ses risques, dans l’imprévisible est désormais l’unique façon de rencontrer les autres. Le reste est un labyrinthe, un cimetière camouflé en labyrinthe.

(13 avril 2004)

Des camemberts au clinamen

LE MARCHÉ IX

J’arrive des eaux minérales. Seuls devant le rayon des fromages, ils défilent lentement, tête baissée, elle quatre pas derrière lui, comme s’ils avaient des condoléances à présenter aux camemberts. À eux deux, ils ferment l’espace : assurément, ils viennent annoncer de grands malheurs. Il se tourne lentement vers elle. Elle feint de ne pas le remarquer. D’un signe de tête agacé, il l’oblige à le regarder. Les mots de la vérité sont dans sa bouche, tout prêts à être crachés ; il tient sa revanche et son triomphe. En mettant toute sa force sur le si initial, il lui hurle : « Si, il y en a, des gruyères ! » C’est une guerrière. Elle encaisse l’offense, l’éponge d’un sourire. Puis, sur un ton de mépris à le désintégrer, lui lance : « Non, celui-là est à 45% ! » Il apprécie cette résistance. Il ne l’en écrasera que mieux : « Tous les gruyères sont à 45% ! »
Ξ
J’ai posé un instant mon panier. Quelqu’un bute dedans et grommelle. Oui, ces trois répliques annoncent de grands malheurs, ou les confirment. La haine, la violence, les crimes les plus abominables en appellent toujours à quelque chose. À la vengeance. À la révolte. À la justice. Au pardon. Le néant qui vient de surgir au rayon des fromages, on dirait un point final. L’enfouissement dans les choses, dans l’ordre des choses, de quelque manière que vous tentiez de l’expliquer, vous n’avez rien à lui opposer. Là-dessus, la culture patine et la politique dérape ; la rédemption elle-même semble impuissante. Il flotte un air de meurtre. Le patron d’une grosse société de conseil m’avait jadis confié les ennuis que lui valait l’organisation d’un important transport de matériel dans le Sahara. La plupart du temps, l’affaire tournait rond ; avec le ramadan, les ennuis commençaient. Trop fatigués, les chauffeurs avaient des accidents. Quinze jours avant, l’un d’eux avait renversé son camion : bon pour la casse, avec tout le chargement. Le chauffeur ? Mort, naturellement. La très responsable crapule avait alors précisé ce qui lui servait de pensée : « Enfin, le type, je m’en fous… C’est le camion ! »
Ξ
Dans une émission sur la dépression, une jeune femme témoigne : « Je vis dans un monde à part ; pour en sortir, il faudrait que ma vie me plaise, et elle ne me plaît pas. » Elle dit aussi : « Je suis bien dans ma bulle, là on ne m’atteint pas, là on ne me fait pas de mal. » Elle n’est pas malade. Elle a raison. Même dans l’angoisse, même dans les pleurs, même dans les conneries, c’est elle qui tient le bon bout.
Ξ
Le voile… Quel désastre, quel bavardage, quelle accumulation de sottises ! Ainsi, il faut refuser les signes religieux à l’école parce qu’elle est un lieu sacré, un sanctuaire ! Je sais bien que René Girard n’a pas beaucoup de lecteurs au Palais-Bourbon, mais enfin… Qu’est-ce que le sacré sinon la manifestation primitive du religieux ? Voulez-vous dire que l’école est plus archaïque que toutes les religions ? Non, n’est-ce pas ? Alors, quoi ? Rien. Vous ne dites rien. Ce sont des mots pour attraper les électeurs. La laïcité que vous défendez n’a rien à voir avec celle des hussards noirs de la République. C’était un réservoir de bons principes : le réservoir s’est rouillé, il fuit. Ce que vous appelez laïcité n’est plus que la courroie de transmission de la consommation.
Ξ
ATTENTION : URGENCE. Montrer au peuple comment on est en train d’américaniser la société française. Insister sur le fait que ce ne sont pas seulement ses intérêts qu’on menace, mais ce qu’il croit, ce qu’il aime, l’étoffe dont sont tissés ses rêves, ses désirs, ses élans. Dans chaque domaine – vie sociale, économie, entreprise, enseignement, culture, édition, justice, police, libertés publiques, propagande, médias, etc. – recenser les mesures prises ou projetées et en éclairer la signification. Rédiger le tout en un texte simple et clair. Le diffuser par tous les moyens à disposition sans référence aucune aux partis, clubs, associations et autres nécropoles.
Ξ
Question. Peut-on se dire progressiste, ou humaniste, ou pacifiste, et participer, en tant que professionnel, au simulacre général ? Une personne animée de ces nobles idéaux peut-elle par exemple, si elle travaille à l’ANPE, demander aux chômeurs de rédiger leur projet ? Ma réponse : non.
Ξ
Vous travaillez dans une entreprise. Le patron sollicite votre créativité ? C’est naturel. Le syndicat protège vos droits et vos intérêts ? C’est parfait. Mais vous êtes-vous d’abord demandé ce que fabrique cette entreprise ? Si c’est utile ou nuisible ? Si elle sert le bien commun ou, au contraire, aggrave la violence, l’injustice, la folie ? Vous pouvez répondre que la question vous dépasse. Ou qu’il vous faut gagner votre vie. Ou autre chose. Je ne vois pas d’où me viendrait le droit de vous le reprocher. Mais je ne vois pas non plus comment vous pourriez continuer à vous raconter que vous êtes un homme libre et un citoyen. Les chants révolutionnaires sont beaux avant les repas ; après, ils sont obscènes.
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Place Daumesnil, le panneau d’informations municipales nous en avertit : « L’opération Paris respire est annulée. » Pas grave ! On respirera plus tard !
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Au pays de Jean-Marie Vianney, l’air est meilleur ! L’extrême pauvreté du logis où le fameux curé d’Ars a vécu cache un trop-plein de sens ; les objets les plus humbles y débordent de présence. Pas un de ces meubles grossiers qui ne soit une invitation au départ, à la danse, à la vie. Rien à voir avec la pauvreté vaniteuse, aussi racoleuse que la richesse, aussi bête. Voyez comme je suis pauvre et voyez comme je suis riche, c’est blanc bonnet et bonnet blanc. Ce que j’ai pensé à Ars, je le garde pour moi. Mais quel roman on tirerait de ces magasins d’objets de piété qui champignonnent autour des lieux de pèlerinage ! Jadis, ils étaient tenus par de vieilles dames en noir un peu moustachues dont le sourire aimablement grinçant pouvait, d’un instant à l’autre, basculer dans la férocité. Fini, ça ! Place aux jeunes ! Piercings, jupes tout ce qu’il y a de mini, maquillages hard ! Les statues doivent en penser des trucs ! J’ai trouvé ça épatant. Surtout ne pas prendre la pose, surtout ne pas prendre le genre. Curé d’Ars et minijupes. Ni les bigots du ciel ni ceux de la terre ne peuvent être d’accord avec moi là-dessus : les uns s’indignent, les autres ricanent. Au nom de l’invisible, les uns feignent d’ignorer le visible ; au nom du visible, les autres veulent éluder l’invisible. Tout se joue pourtant dans cette tension.
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Cet aubergiste bourguignon est sociologue à ses heures. Ses observations lui permettent d’affirmer qu’au restaurant le comportement des femmes a changé. Elles règlent plus souvent l’addition. Elles ne refusent pas les digestifs. Il leur arrive même de goûter le vin. Sur ce dernier point, une précision s’impose. Elles n’en sont pas encore à réclamer ce privilège. C’est leur compagnon qui les en prie. Bref, conclut-il, bientôt elles seront vraiment comme nous !
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Grand débat sur la laïcité à l’Assemblée nationale. Il est 21h30, la séance reprend. Il y a deux heures, ils étaient une centaine ; maintenant, quinze. Un prophète lance aux fauteuils vides : « La République n’a pas à plier devant les coups de boutoir de quelque fondamentalisme que ce soit. » Un autre, bouleversé par l’enjeu, conjure ses collègues de ne pas se voiler la chasse.
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À propos de chasse. Amusant parfois de retourner les proverbes : « Qui va à la place perd sa chasse. »
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Qu’ils étaient donc fiers les étudiants de l’école de commerce de Nantes quand leur directeur fut appelé à d’autres fonctions ! Que c’était beau de les voir l’admirer ! Qu’elle était réconfortante cette fraternité intellectuelle autour du maître ! Mais quand il a eu les ennuis qu’on sait, et que l’école a été visée, le ton a changé. Un petit trouillard est venu geindre devant les caméras : « Pourquoi on s’en prend à nous ? Il est préfet maintenant, on n’a plus rien à voir avec lui ! » Morale de l’histoire ? Un pommier donne des pommes et un poirier des poires. Même quand on y invite les penseurs officiels de la démocratie et de la communication, il ne souffle pas plus d’esprit dans une école de commerce que dans une chambrée de conscrits. Des jeunes gens de bonne famille y lâchent pas mal d’argent pour pouvoir en gagner beaucoup plus, un point c’est tout. Le reste, valeurs, éthique, culture, c’est du maquillage. La guerre, les croche-pieds et, pour se reposer, les complicités de nantis, voilà l’ordinaire. Le petit trouillard ? Un client mécontent.
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Mon ami Michel Thompson, entre deux tableaux, médite sur le De natura rerum de Lucrèce. Et surtout sur son étrange clinamen. Les atomes tombent, solitaires et parallèles, images du destin, de la mort inéluctable, de la nécessité aveugle ; soudain – pourquoi ? – la trajectoire de l’un d’eux prend une minuscule inclinaison : sa course rencontre celle d’un autre atome et, de proche en proche, le monde se crée. Le peintre dit que c’est notre chance, ce clinamen, et que ses effets ne cessent de nous sauver. Il annule le destin, nous rend à nous-mêmes, nous fait la vie possible. Sans clinamen, tout est Loft story et école de commerce. Ce petit décalage qui transforme notre existence mérite à lui seul toute notre attention ; le reste est une gamelle en route vers la décharge. Michel Thompson se demande s’il n’y a pas, dans le clinamen, la trace des dieux, de Dieu. Le recueillement, la prière, serait-ce quand notre attention se porte sur cette infime nouveauté ?
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Rien ne peut vaincre les passions. Sauf la passion.
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Dans un guide touristique : « C’est là qu’on exécutait les condamnés. » Ce on me saute à la gorge, m’étrangle, me guillotine. On est toujours du côté de la vengeance, du crime autorisé, de la bêtise officielle. À elle seule, l’expression on va dire condamne l’époque.
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J’appelle crêtinisme la prétention de passer sa vie sur les crêtes : orgueil, immaturité, volonté de puissance, exhibitionnisme moral. S’installer dans les bas-fonds relève évidemment d’un crêtinisme inversé, symétrique. Je ne suis ni d’ici, ni de là, ni du haut ni du bas, ni même de quelque entre-deux. Alors, de nulle part ? De partout ? Encore bien prétentieux ! Je suis de je ne sais où. Je n’ai pas de place réservée à mon nom sur la terre ou, si j’en ai une, je ne sais pas laquelle. Et pourtant, je ne me sens étranger à rien. Ce sentiment poignant d’une présence mouvante qui, chez moi, domine tout, je le dois beaucoup à la banlieue que j’ai connue, bien moins bavarde que celle d’aujourd’hui, et qui n’intéressait pas les sociologues. Léon-Paul Fargue l’a superbement orchestré dans Haute solitude. Cette sensibilité donne aussi sa force à la grande chanson populaire. Voyez ces deux vers dans Le Chaland qui passe (1941) :
Ne pensons à rien. Le courant
Fait toujours de nous des errants
Et, dans le même Chaland, ces deux autres, pour moi inépuisables, où ce courant, destructeur de représentations, emporte dans sa puissante fraîcheur les antinomies sommaires des crêtes et des bas-fonds, des ambitions bourgeoises et des revanches prolétariennes, des visées idéales et des illusions réalistes, des égosillements moraux et des poses hédonistes :
Au fil de l’eau point de serments
Ce n’est que sur terre qu’on ment
Ah ! Un article là-dessus, un livre, une œuvre !
Ξ
Un médecin français explique qu’« il y a encore de l’humain » dans les pays du tiers-monde et qu’on peut y jouir « d’un bonheur dans l’imaginaire qu’on ne retrouve pas ailleurs ». Plus d’humain, chez nous, Docteur, c’est votre diagnostic ? Eh bien, reprenez vos études ! Vous n’êtes pas un homme, vous ? J’admire la générosité qui vous fait apporter votre aide aux démunis mais, si elle est l’envers d’une démission, je la récuse de toutes mes forces. Sans doute est-il plus intéressant pour un Occidental pas trop abruti d’aller vivre dans un pays pauvre. Mais en quoi le confort de la sensibilité est-il le critère de l’humain ? Raisonnant ainsi, vous êtes dans le droit fil de la société de consommation. Lisez donc avec plus de précision la radio de votre âme, Docteur ! Vous voulez dire, n’est-ce pas, qu’ici, il est devenu vraiment difficile de rester un homme ? Vrai. Que nous serons bientôt tous des clones jouant les ludions dans des bouteilles de Coca-Cola ? Vrai. Qu’il n’est de projet apparemment raisonnable qui ne soit immédiatement léché par les flammes du non-sens ? Vrai. Que le mal est à la fois en nous et en dehors de nous ? Vrai. Que, de proche en proche, celui qui résiste tant soit peu est contraint à se retirer d’à peu près toutes les formes de vie sociale ? Vrai. Que, s’il lui reste un peu de bon sens, il se voit avec épouvante devenir un grognon, un rabat-joie, un Alceste ? Vrai. Qu’en un mot, sur votre âme comme sur la mienne, il y a des taches suspectes ici, et là, et encore là, et encore là ? Vrai. Et alors ? Le tiers monde, c’est pour faire prendre l’air à nos cancers ?
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Le patron de la petite grosse boîte de produits pharmaceutiques qui veut bouffer une grosse grosse boîte du même secteur défend son bout de gras à la radio. La grande affaire de sa vie. Le grand pied industriel. C’est pour le bien de tous qu’il veut tout, ce bon apôtre, pour la santé publique, les travailleurs, la patrie, l’humanité ! Un ton de militaire encuraillé dans les années 40. Comme on disait autrefois : « T’es posthume, mon pote ! »
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La pensée d’un tel est trop rose, celle d’une telle trop noire. Ainsi dit-on à son coiffeur, ou à l’ouvrier qui repeint la cuisine : « Un peu plus clair, s’il vous plaît. » En week-end, M. et Mme Jourdain veulent penser agréablement, al dente, ou chambré, ou sexy, ou cool. Ils ont raison. S’ils se mettaient à s’intéresser au vrai, il ne resterait pas pierre sur pierre de leur existence, ni de leur rrrelâââtion.
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La question qui travaille non pas les adolescents, d’autant plus domestiqués qu’ils se croient plus affranchis et d’autant plus conformes qu’ils se croient plus originaux, mais beaucoup d’adultes jeunes, est aussi vieille que le monde et aussi nouvelle qu’un lever de soleil. C’était celle de Sénèque : comment faire pour que la vie soit vraiment vivante, vraiment vivable ? Notre chance, c’est que de plus en plus de gens se la posent. Puissent-ils ne pas oublier que, pour ce qui compte vraiment, tout est dans la loyauté, dans l’intrépidité, dans la détermination avec lesquelles on ouvre le dossier.
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« Est-on obligé de mentir par solidarité ? » demande François Bayrou. Réponse dans vos prochains discours, Monsieur le Ministre.
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Ministre pour ministre, je ne voudrais pas qu’on jette un type un mois en prison au motif qu’il m’a gratifié de quelques noms d’oiseaux. « Mais vous n’êtes qu’un citoyen ordinaire ! » C’est-à-dire un être humain, non ? Insulter une fonction, est-ce plus grave ? Cette idée reçue est barbare.
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Les pensées auxquelles je tiens le plus, les intuitions que j’ai vraiment à cœur de transmettre, il m’est très difficile de les exprimer de façon paisible. Elles sont nées de conflits violents avec d’autres ou avec moi-même et portent les traces de ces combats. On peut donc y trouver du ressentiment. C’est une mauvaise lecture. Mais qu’y puis-je ?
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Mon ami Jacques, admirable formateur, a eu une carrière des plus mouvementées. Quelques années avant sa retraite, il s’est aperçu qu’il ne toucherait à peu près rien. L’angoisse l’a saisi. Il s’est mis à travailler comme quinze pour racheter des points. Il y est parvenu. Mais à peine avait-il franchi la ligne de félicité qu’épuisé par tant d’efforts, il est mort. De peur, en quelque sorte. C’était un esprit libre et nuancé. Il parlait avec détachement de l’amour et de la sexualité. Son expérience, c’était que ces deux réalités ne pouvaient être ni entièrement confondues ni entièrement séparées.
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C’est sûr, c’est certain ! La prochaine grande puissance, c’est la Chine. Ah bon ? Et alors ? Vous préparez la brosse à reluire ?
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Trouver les autres non pas dans ce qu’ils racontent mais dans l’intuition qu’on en a, dans l’imperceptible dépôt que leur présence laisse dans la conscience. Les saisir à leur point de jonction avec soi-même, là où ils sont signe, trace, invitation, suggestion. Chacun des autres comme une couleur qui se révèle en moi et qui me révèle à elle. Et donc, pour parler d’eux, pour parler de nous, parler de soi. Rien de neuf, bien sûr : saint Augustin, Montaigne, Rousseau, Jouhandeau, Cioran, tant d’autres ! Rien de neuf, mais une dimension nouvelle s’offre à l’attitude que certains psys appellent narcissisme oblatif. Jusque-là, elle était réservée à quelques aventuriers de l’esprit. Désormais, devant la perversion radicale des structures d’autorité et le marchandising universel, elle peut s’imposer comme fondement anthropologique. Et là, mon cœur jubile : tout redevient possible. Des voyous stipendiés peuvent bien manipuler vos mots, vos idées, vos sentiments, vos passions. Ils ne peuvent rien contre le grain de votre peau, contre la soudaine lassitude de votre regard, contre cette bouche dont le mouvement contredit ce qu’elle explique, contre ce geste que vous ne contrôlez pas, contre le bruit de ce silence, contre cette main qui se pose sur un bras. Je milite pour une société d’individualistes, dites-vous ? D’esthètes ? Mais non ! Cette peau, ce regard, ce geste, ce silence, cette main disent bien autre chose que vous-même ! L’œil exercé y voit à peu près tout, le monde comme il est, le monde comme on le désirerait. La métaphysique va revenir par les voies les plus simples, et peut-être l’intelligence, et peut-être l’amour ! Alors, vite, tout changer. Confier la mémoire à l’oubli, ce gardien profond. Repartir non pas d’un impossible zéro, mais de la friche que la stupidité et la vulgarité des temps nous ont fait retrouver, ou nous ont révélée. Donner corps à ce qui n’existe pas.
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À la carte qu’il a la gentille habitude de m’envoyer chaque année, cet ancien stagiaire joint, cette fois, un curieux document : un message collectif adressé à tous ses amis et amies. Il s’agit d’un bilan de ses activités et de ses projets, à la manière de ceux qu’établissent les entreprises. Il explique que sa correspondance de fin d’année représente un véritable travail (« plus de cent lettres, cartes et e-mails »), et qu’il choisit donc d’écrire une lettre de vœux commune sur laquelle il regroupe « l’ensemble des informations » qu’il souhaite apporter à ses ami(e)s. Suivent des précisions sur son activité. Il a changé de poste et de région et s’en montre satisfait ; il « se sent bien » dans sa nouvelle situation. Vient alors le cœur du message, sa philosophie comme disent les managers. Cet homme, qui paraît être à lui-même sa propre entreprise, s’exprime ainsi : « L’enrichissement des acquis et l’évolution personnelle qui en découle se traduisent par la recherche, puis l’atteinte, d’un équilibre souhaité pérenne entre toutes les composantes de ma vie : le travail auquel je consacre toujours beaucoup de temps et d’énergie ; la santé que je préserve : c’est un capital vital ; la famille au sein de laquelle je me ressource et dont je profite de tous les instants comme s’ils étaient les derniers ; la vie amicale – dont l’existence même représente une richesse, une aide et un appui permanent – que j’entretiens par une correspondance soutenue et de nombreuses rencontres ; une vie sentimentale équilibrée et harmonieuse. » Puis on passe aux projets, qui se rapportent tous aux loisirs (ski, voyages divers, etc.) avec le regret que « le programme d’activités de 2004 demeure pour l’instant plus flou que celui de 2003 à la même époque. » Et le message se termine ainsi : « Quel que soit l’ordre des événements, je souhaite que l’existence nous fournisse les occasions de partager encore en 2004 des moments vrais et mémorables qui impriment favorablement le souvenir d’une vie. »
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Je vois bien quelle pluie acide de commentaires ingénieux ce texte peut déchaîner. Il me semble plutôt qu’il marque une sorte de limite symbolique, qu’il constitue une charnière. Difficile d’aller plus loin dans le mimétisme social. Mais quelle force, consciente ou non d’elle-même, dans cette façon de s’exposer ! C’est vrai qu’il objectivise sa subjectivité mais, par le même mouvement, il subjectivise l’objectivité du management. De l’homéopathie. Une défense élastique. En s’avouant incapable de tenir un autre langage que celui de l’entreprise, il fait d’une pierre trois coups. D’abord, il impose l’évidence que les esprits à la mode n’ont pas le courage d’affronter : l’humanisme bourgeois n’a strictement plus rien à opposer à la modernité technique. Ensuite, éclairant pleins feux la méthode managériale, il montre que, contrairement à ce qu’elle prétend, elle est bien plus qu’une méthode : une idéologie de la réification. Enfin, la position d’équilibre plus qu’instable dans laquelle il se tient ne peut être sentie que comme provisoire et non reproductible : on ne voit pas les gens passer leur temps à échanger de tels messages. Il va donc falloir que quelque chose change : telle est la leçon de cette apparente docilité et de l’extrême ténacité qu’elle dissimule. Aucun retour n’est possible et le présent est intenable. Les références historiques ne nous sont donc plus d’aucun secours. Il nous faut changer de niveau d’analyse ou nous pétrifier. Vivre le présent, c’est relier l’avenir à l’avant-passé, à l’inaugural. Nul besoin de science ni d’informations. Encore moins de révélations mystiques plus ou moins fumeuses. L’audace de la présence. Le goût de partir d’ailleurs.
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Je n’ai jamais pu me sentir à l’aise dans un rôle : c’est pourquoi, très longtemps, j’ai sur-joué tous mes rôles, espérant trouver une issue dans l’excès. L’extrémisme catholique a été pour moi un exutoire assez foireux, et que je sentais tel : je n’avais pas le moyen de le dépasser. Je ris de bon cœur de la vertueuse indignation qui fut la mienne le jour où Jean Fourastié m’avoua qu’il était un « chrétien modéré ». Il y en a donc d’autres ? Mais trêve de commentaires. La vérité, c’est qu’il suffit que je m’installe dans un rôle, ou qu’on tente de m’y installer, pour que je m’y sente devenir encore plus bête et méchant que d’habitude. Alors, une seule idée : fuir. L’âge ne change rien à cela, bien au contraire : il permet de raccourcir les formalités de levée d’écrou. Je n’aimais pas les femmes qui racontaient que ça allait nous faire un bon souvenir. Nous ne sommes pas sur terre pour nous fabriquer du passé. Combien d’enfances ont été pourries par les mythes dont on les a encombrés ! Que de braves gens, ni meilleurs ni plus mauvais que d’autres, juste un peu plus vaniteux peut-être, se sont laissé transformer, faute de plus forte aventure et pour ne pas rester en tête-à-tête avec leur névrose, en dessus de cheminée prétentieux ! Très peu pour moi. Aucune envie de décorer la mémoire de personne. Je me fous autant de ma statue que de mon statut. Je suis du côté des départs, même discutables, même tordus, même avortés ; du côté des « départs de feu ». Ce qui m’a fait échapper, en gros, aux rôles ? La sexualité comme elle venait. Et comme elle venait d’un peu partout, elle n’a jamais cessé de m’étonner. Mais une chose m’a épaté plus encore que la sexualité : qu’on puisse vivre vingt ans avec quelqu’un sans se raconter la légende dorée de la relation, sans se transformer en ce qu’on n’est pas, sans perdre un instant le sentiment de commencer. Comme si, en un seul être, il y avait toute une bande d’amis, hétéroclite et joyeuse.
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Une chose lue je ne sais où et qu’au fond de moi j’ai toujours sentie : quand je fais quelque chose de mal, je sais que c’est moi qui le fais ; quand je fais quelque chose de bien, je sais que ce n’est pas moi. Ce que je fais de mal est trop petit pour moi, ce que je fais de bien trop grand. Le problème, c’est que, dans mon cas, le logiciel chargé de distinguer le bien du mal avait chopé un virus.

(21 février 2004)