L’absolu contre l’infini

LE MARCHÉ LXXV

Métro. En face de moi, une jeune femme expose fort imprudemment, par cette froidure, une exceptionnelle collection de tatouages. Une manche de manteau qui dépasse de son sac me rassure, je peux me livrer paisiblement à ma perplexité. Ces inscriptions ne la rendent pas belle mais ne l’empêchent pas de l’être. Les tatouages, me semble-t-il, se rapportaient jadis à la tribu, ils identifiaient l’individu comme l’un de ses membres. Il y avait de la géographie en eux, de l’histoire, de la culture, de la religion. Mais ceux-là, à quoi renvoient-ils ? Aux autres porteurs de tatouages ? Bizarre. Le signifiant, dans ce cas, accouche de lui-même ? Il signifie qu’il signifie ? À moins que la tribu ne se soit élargie aux dimensions du monde, à moins que ces graffitis de l’épiderme ne traduisent une souffrance universelle, un désir universel ? Mais pourquoi ce goût, cette fureur ? Chacun des êtres humains voudrait-il, au fond de soi, avouer aux autres une incompréhensible blessure ? Ou, ce qui est pareil, la masquer ? Le tatouage est-il l’inscription, la pancarte, la légende par laquelle chacun fait savoir que Ceci ne se sent plus tout à fait un être humain ? À la fois le barbelé, l’expression du barbelé et la protestation contre le barbelé ? La barrière et le désir de la franchir ? Le constat de la servitude et l’annonce de la libération ? En somme, une sorte de burqa occidentale nullement réservée aux femmes ? Le signe d’une humanité qui refuse d’être comprise autrement que dans et par ses profondeurs ? Une façon de se moquer de toute cette morale plaquée, c’est-à-dire, dans notre langue, imposée en même temps qu’abandonnée ? Veut-on dire qu’on préfère regarder la comédie derrière un grillage ? Veut-on crier sa solitude mais en la cadenassant, avec ce besoin étrange, qui ne date pas d’hier, de se venger un peu sur la chair ?
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Tatouages du corps, tatouages de l’âme. Fixer les signes du monde dans une âme comme on les fixe sur un corps. Faire comme s’ils étaient les signes de ce corps, de cette âme, leur émanation. Se raconter qu’on amadoue le monde alors qu’on s’y condamne : l’immense courage qu’il faut déployer pour cette substitution manquée, l’immense désespoir qu’il faut surmonter, l’immense et injuste renoncement à accepter ! Il y a la morale qui vient du cœur, qui s’accroche à nous, même si nous la repoussons, comme une étreinte amoureuse qu’on ne peut desserrer. Et il y a cette chose hypocrite et collante par quoi on nous recense, on nous repère, on nous situe, on nous contrôle. Dites aux jeunes que la première vaut tout et que la seconde ne vaut rien. Que la première est à aimer, la seconde à mépriser. Dites-leur aussi qu’il n’est pas très grave de ne pouvoir détatouer son corps si, du moins, on détatoue son âme !
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Tatouages de l’âme, toutes ces sottises qu’on nous fait avaler comme, jadis, les potions infectes de l’enfance. Cette idée, par exemple, qu’il est indispensable de jeter en pâture à la foule des informations qui ne la regardent en rien et dont elle ne pourra nourrir que sa bêtise, sa curiosité animale, son épaisse vulgarité. Pourquoi, quand les coupables ont eu à affronter la juridiction céleste, lui lancer, comme des restes aux chiens, le secret douloureux d’offenses très anciennes, sexuelles ou autres, subies durant l’enfance ou l’adolescence ? Mais taisez-vous donc ! Ne confondez pas votre vanité et votre désir d’importance avec la défense de la justice : elle ne se contente pas de si peu. Et ne croyez pas que vous levez des tabous quand vous enfoncez des portes ouvertes : le courage est plus exigeant que cela. J’ai honte d’aligner des évidences qui ne semblent pas paraître telles à tout le monde : il va de soi que si les coupables présumés se promènent à l’air libre, la réponse peut être différente. Mais l’idée qu’un déballage public, quand il n’a aucune utilité, puisse être bénéfique à la victime est une fumisterie mondaine. On ne guérit pas une douleur en en faisant un mauvais roman médiatique : on la creuse, on l’infecte, on la pourrit. Ce n’est pas de leur douleur que veulent se débarrasser ces bavards impénitents, mais du pouvoir qu’ils ont de s’en libérer eux-mêmes, par eux-mêmes. Propos abrupt ? Peut-être. Mais il ne semble plus entièrement clair aujourd’hui que la parole, avant d’être une manifestation esthétique d’expression, est un acte, et qu’elle a donc une finalité. Chacun apprend désormais à raisonner comme s’il était à soi seul une station de radio ou une chaîne de télévision contrainte de laisser constamment son public sous tension pour l’empêcher de passer à la concurrence.
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Sans doute y a-t-il des cas où l’hésitation est permise, et même recommandable. Aussi, en attendant que le journal Le Monde mette au point le logiciel qui nous épargnera toute funeste erreur et toute déplorable errance en nous indiquant d’un geste « démocratique mais fin, démocratique mais sobre, démocratique mais sévère » comme disait Péguy du veston de Marcel Mauss, ce qui est à faire, à dire, à penser, à sentir et à imaginer, pouvons-nous peut-être nous contenter de la maxime stoïcienne que j’aime à citer, et qui n’a su être utile, la pauvre, qu’aux barbares non connectés de la civilisation gréco-latine et aux débranchés de la civilisation chrétienne : « Avoir la résignation de supporter les choses qu’on ne peut pas changer, avoir le courage de changer celles qu’on peut changer, avoir la lucidité de distinguer les unes des autres. » La méthode que je préconise est simpliste. On s’isole ou on reste en compagnie de quelqu’un en qui on a confiance. On se met en face de son cas à soi, de sa souffrance à soi, bien franchement. Et on fait le test, on voit ce que dit la maxime, quelle couleur elle prend. On voit si c’est en parlant ou en se taisant qu’on montre une vraie résignation (qui n’est pas la lâcheté). On voit si c’est en parlant ou en se taisant qu’on montre un vrai courage (non pas un courage imité, toujours faux). On voit si c’est en parlant ou en se taisant qu’on montre une vraie lucidité (non pas un conformisme ou un autre, ils sont tous fraternellement idiots). Puis on a le choix : on parle ou on se tait. En tenant naturellement, dans tous les cas, pour zéro, la contribution des moralistes appointés.
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Une suggestion est offerte en prime : recourir aux textes classiques. À Virgile, par exemple. On peut relire, dans L’Ėnéide, l’épisode Didon et Ėnée. Lui aussi avait pas mal de choses sur le cœur, des choses, à mon avis, encore beaucoup plus lourdes mais qu’il ne voulait pas disperser à tous les vents mauvais, à tous les vents imbéciles, des choses qui avaient besoin d’être recueillies par un silence plus vaste qu’elles, des choses si encombrantes qu’il lui fallait, pour les déposer, la profondeur d’une amitié, l’infini d’un amour. C’est à Didon, un jour inattendu, qu’il les dit, ces choses. À son amie et son amante, à son amie qui lui veut du bien, à son amante qui « boit l’amour à longs traits ». Et qui, parce qu’elle l’aime, le connaît. Et qui, parce qu’elle l’aime, jette sur lui un regard infiniment lucide. Ses malheurs, elle le sent, il faut qu’il les lui raconte, il faut qu’ils s’écartent de lui et qu’ils viennent alimenter le feu de leur amour. C’est elle qui lui dit de parler. Seul il ne pourrait pas et, sans son aide, il n’oserait pas. Au mieux conterait-il sa peine à la nature, au ruisseau, à la forêt, aux oiseaux. C’est difficile de se confier. Il résiste. On ne parle pas de ce qui fait vraiment souffrir pour un chatouillement de vanité, pour un gratouillis d’importance. Il ne s’agit pas d’un concours d’émotion, le but n’est pas de se faire des amis numériques comme autant de mensonges, on ne vient pas verser son piment dans la cuisine du monde. « Reine, lui dit-il, vous m’ordonnez de rouvrir de cruelles blessures. » Peu importe la reine, peu importe le grand style. Ces mots-là, qui contiennent déjà tout l’aveu, dont l’aveu ne sera que le dépliement et le déploiement, Ėnée ne peut les adresser qu’à cette femme. « Infandum, regina, jubes renovare dolorem » dit-il donc, comme ne le comprendront plus, magnifique succès socialiste, les petits Français. Parler de sa douleur, il y a un peu de sacré là-dedans, ça ne se fait pas n’importe où, n’importe quand, avec n’importe qui. Pas avec un interviewer hanté par la pendule qui coupera court à votre aveu hésitant en vous remerciant en tout cas d’avoir été son invité. Parler de sa douleur, toucher par la parole ce point où l’on sent jusqu’à l’angoisse qu’être soi c’est très proche de ne pas être soi, cela n’est possible, cela n’est humain que loin de la foule, en marchant avec un ami sous la nuit solitaire ou, à défaut, dans la distance respectueuse que peut installer l’écoute bienveillante du médecin ou du psychologue. On ne parle pas de choses graves à une foule distraite. Une foule n’est qu’un agglomérat de refus. L’Ėvangile lui-même ne sait faire autre chose que d’en avoir pitié. Lui parler comme si elle était une personne, c’est douter soi-même d’en être une. La seule manière d’être une personne dans la foule, c’est d’en sortir.
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On nous dit que nous sommes des citoyens ? Parfait. Prenons la nouvelle au sérieux. Comprenons que la vie même de la collectivité, de la nation, est en nous, que notre esprit et notre cœur y ont librement accès. Que c’est au fond de nous-mêmes, non pas ailleurs, qu’il nous faut chercher ce que nous pensons, ce que nous désirons, ce que nous voulons. La citoyenneté, ce n’est pas de colorier des images, c’est de les dessiner. En fait de questions, comptent d’abord et avant tout celles que nous nous posons nous-mêmes, en nous-mêmes, par nous-mêmes. Qu’une telle prise de liberté apparaisse plus scandaleuse aux chroniqueurs politiques qu’une banale prise d’intérêts en Bourse, la réflexion de l’un d’eux le laissait entendre l’autre soir, quand étaient commentés les résultats des primaires de la gauche. « Les électeurs, disait-il, aiment bien brouiller les cartes. » Je n’ai pas eu envie de sourire. J’avais sous les yeux l’étonnement d’un honnête homme devant une impensable révolution. Mais oui, c’est là, en définitive, que se fabriquera l’avenir. Dans la ferme volonté des supposés citoyens de devenir d’incontestables, et donc de malcommodes citoyens. Dans leur obstination à refuser froidement toute raison supérieure qui les contraindrait d’imposer silence à leur conscience. Dans leur détermination à se mettre toujours en face d’eux-mêmes, et à y rester. Dans leur capacité à compléter ce débat intérieur par un dialogue avec ce que nous offrent les grands textes qui ont construit la culture française de nos prédécesseurs et dont l’absence, si elle se prolonge, fera la barbarie européenne ou mondiale de nos successeurs. Et là, avec les agnostiques si nous sommes croyants, avec les croyants si nous sommes agnostiques, nous nous trouvons dans une parfaite identité de pensée et de projet, aussi parfaite que serait notre opposition commune aux indécents et aux stupides qui entendraient fonder la vie publique sur autre chose que la conscience de ceux qui la vivent.
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Nous, citoyens, n’allons donc pas nous comporter en écoliers, en troufions, en subalternes. N’allons pas accepter la tambouille intellectuelle qu’on nous prépare, même si on l’accompagne, pour que nous ayons l’air d’exercer notre liberté, de différents petits sachets de condiments moraux ou idéologiques. Nous ferons nous-mêmes notre tambouille et c’est celle-là que nous mangerons. Aucune autre. C’est-à-dire que, loin de répondre aux problèmes que les experts bricolent pour nous embarrasser, nous inventerons, nous fabriquerons, nous créerons nous-mêmes, de A à Z et d’alpha à oméga, notre problématique. J’emploie à dessein ces deux mots, car la confusion qu’on entretient entre eux est puissamment significative. Il n’est pas exact, et donc pas convenable, de dire qu’on a une problématique lorsque l’on a perdu ses lunettes. On a, si l’on veut, un problème : l’opticien aidera à le résoudre. Cette faute n’est pas le fruit du hasard, elle est parfaitement cohérente avec la destruction systématique de toute vision logique et l’installation tyrannique du non-sens qui sont les caractéristiques principales de la langue du Nouvel Empire, celle qui est assez mal élevée pour fêter Technoël. Une problématique n’est pas un problème, c’est une relation qui s’établit ou qu’on établit entre une série de problèmes apparemment différents. Ce mot désigne l’organisation ou le réseau de liens qui donne sens à ces problèmes et permet de garder l’espoir de les résoudre un jour. Problématique sous-entend que l’esprit est au travail, qu’il ne dort pas, qu’il n’y a pas de question orpheline, que résoudre un problème, c’est le relier à une foule d’autres, que nous ne sommes pas enfermés, que nous avons moins besoin de flatulence émotionnelle que d’attention et de réflexion. Une difficulté ou une souffrance s’apaise quand on ne refuse pas de la placer dans une lumière qui, tout en en reconnaissant entièrement la singularité, lui ouvre des perspectives sur le monde, la relie à d’autres problèmes, à d’autres difficultés, à d’autres souffrances et, à travers elles, à l’humanité tout entière. Mais relier, unir, faire allusion, consonner sont des idées subversives quand le langage commence à n’être plus que le reflet de la démence.
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Il n’est pas une conscience libre aujourd’hui, vers quelque horizon que regarde son intelligence, qui ne se sente étrangère à ce que charrie l’air du temps, qui ne s’alarme, quand, un instant, elle se demande ce qu’elle souhaite vraiment; de l’ahurissante contradiction entre l’atmosphère qu’elle désire et l’air qu’elle respire. Les seuls qui se sentent à l’aise dans ce cirque sont ceux qui, pour en monter la toile, ont renoncé à toute autre ambition. Mais il n’est personne qui n’hésite à avouer, et même à s’avouer, le malaise où le jette ce stupéfiant écart, le doute indéfinissable que créent dans son âme les sophismes et les inepties dont on l’abrutit. Règne du semblant. On fait le citoyen quand on vote, on joue au citoyen quand c’est jour d’émotion collective, quand on entonne le même hymne pour pleurer des victimes et exciter des footballeurs. Puis, la dernière mesure envoyée dans la pollution, on cherche à qui obéir, on s’écrase, on se meurtrit, on se cherche des sauveurs. Se reconnaître libre, ce ne peut être que nager contre le courant : personne ne peut être héroïque toujours. Alors, pour oublier, on vide les fonds de tiroir, on fait de la vérité avec des potins, de la vie avec de l’inerte, de l’être avec n’importe quoi. On est aux abois. On a peur du manque, il est partout. On s’active, on se persuade, on répète, on récite. Le néant, on l’appelle réalité, à tout hasard. « Rien n’est jamais assez quelque chose. »
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Ces derniers mots sont d’Aragon, au chapitre XXXVI d’Aurélien. Il y parle d’une certaine catégorie de gens « pour qui rien n’est jamais assez quelque chose ». Ce chapitre constitue une sorte de parenthèse dans le roman, un aparté lucide et douloureux qu’on peut lire pour lui-même. Pages inquiètes et puissantes, larges perspectives, déploiement de l’émotion et de l’écriture, formidable capacité de troubler qui, soudain, comme se pose un oiseau, s’abolit en une formule d’une impitoyable simplicité, tout nous dit que nous sommes ici non seulement au centre du roman, mais aussi au cœur de l’œuvre et au plus près de l’écrivain.
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Un grand texte, qui constitue aussi un diagnostic extrêmement précis. Car le romancier feint ici de parler en médecin. Clinique, épidémiologie, sans doute se souvient-il-de l’étudiant en médecine qu’il fut avant d’être mobilisé, en 1917, comme brancardier puis, avec le grade d’adjudant, comme médecin-auxiliaire. Sans oublier que ces années de médecine étaient aussi celles du dadaïsme naissant, de la réalité décentrée et des grandes amitiés avec André Breton et Philippe Soupault.
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Diagnostic médical, car il y a maladie, maladie contagieuse. Ceux « pour qui rien n’est jamais assez quelque chose » souffrent d’un mal aussi repérable que la grippe. Qui a ses symptômes comme elle a les siens. Mais, dans son cas, aucun vaccin en vue. Le nom de cette pathologie ? Il apparaît dès les premières lignes du chapitre : « Il y a une passion si dévorante qu’elle ne peut se décrire. Elle mange qui la contemple. Tous ceux qui s’en sont pris à elle s’y sont pris. On ne peut l’essayer, et se reprendre. On frémit de la nommer : c’est le goût de l’absolu. »
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Le fantastique coup de phare de ce chapitre nous éclaire, nous. Et il éclaire lumineusement le monde où nous vivons. Bérénice Morel, une jeune provinciale soudain entrée dans la vie d’Aurélien Leurtillois, souffre de cette passion-là. On passera ici les circonstances du roman et l’histoire d’un couple dont les amours ne furent pas heureuses. Plus qu’à la malade, on s’intéressera à la maladie, comme  il faut le faire quand un patient souffre d’un mal inconnu et probablement contagieux. Car, microbe ou virus, le goût de l’absolu est partout. Il n’oublie ni n’épargne personne. Les formes qu’il revêt sont « innombrables, ou trop nombreuses pour qu’on se jette à les dénombrer ». Plus visible dans les âmes les plus évoluées, dont il mine les fondations, il peut aussi prendre « des formes sordides qui portent ses ravages chez les gens ordinaires, les esprits secs, les tempéraments pauvres ». Toujours, on le reconnaît à ce symptôme : « une incapacité totale pour le sujet d’être heureux. » Pourtant, le goût de l’absolu pose la question du bonheur mieux que ne le ferait n’importe quel autre mouvement du cœur. En effet, loin de plonger ses racines dans le malheur, ou dans le vice, ou dans la méchanceté, ou, de quelque manière qu’on les nomme, dans la faute ou le péché – ni même dans une faiblesse, dans une faille, dans une quelconque insuffisance ou imperfection -, « il se porte à ce qui est l’habileté, la manie, l’orgueil du malheureux qui l’accable. » Donc, à ce qu’il sait le mieux faire. Donc, à ce qu’il est le plus habitué à faire. Donc, à ce dont il est le plus fier. Soixante-douze ans après la parution d’Aurélien, le recul épidémiologique nous autorise à présenter à la communauté scientifique une hypothèse précise : c’est la maladie de la positive attitude, de la pesante et stupide positivité. Sans doute n’est-elle pas née de cette positivité mais elle a été à la fois révélée et prodigieusement aggravée par elle, et ne disparaîtra qu’avec elle.
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La maladie attend sa victime au cœur de son rapport avec le monde. C’est là qu’elle se cache. Elle n’est pas ce rapport, mais elle est tapie en lui, elle y gît, elle se confond avec lui. D’où, à la fois, la stupéfiante multiplicité des formes qu’elle peut prendre et la ressemblance profonde des symptômes qu’elle provoque. Multiplicité des formes : « Tout dépend d’où l’on met cet absolu. Ce peut être dans l’amour, le costume ou la puissance, et vous avez Don Juan, Biron, Napoléon. Mais aussi l’homme aux yeux fermés que vous croisez dans la rue et qui ne parle à personne. Mais aussi l’étrange clocharde qu’on aperçoit le soir sur les bancs près de l’Observatoire, à ranger des chiffons incroyables. Mais aussi le simple sectaire, qui s’empoisonne la vie de sécheresse. Celui qui meurt de délicatesse et celui qui se rend impossible de grossièreté. Ils sont ceux pour qui rien n’est jamais assez quelque chose. » Multiplicité des formes à quoi correspond l’identité des symptômes, du symptôme. L’incapacité d’être heureux conduit en effet celui qui en est atteint à détruire « par une rage tournée sur elle-même ce qui serait son contentement. » Non seulement il se trouve « dépourvu de la plus légère aptitude au bonheur », mais on voit encore « qu’il se complaît dans ce qui le consume. Qu’il confond sa disgrâce avec je ne sais quelle idée de la dignité, de la grandeur, de la morale, suivant le tour de son esprit, son éducation, les mœurs de son milieu. Que le goût de l’absolu en un mot ne va pas sans le vertige de l’absolu. Qu’il s’accompagne d’une certaine exaltation, à quoi on le reconnaîtra d’abord. »
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Ne pas oublier que le même Aragon qui, en 1944, nous mettait si fermement en garde contre le goût de l’absolu avait entrepris, vingt ans plus tôt, un gigantesque roman intitulé La Défense de l’infini auquel il avait travaillé pendant quatre ans à partir de 1923, avant de le brûler en 1927. Défendre l’infini contre le goût de l’absolu, voilà qui ne manquerait pas de sens. Il suffirait d’expliquer un peu aux jeunes, je crois qu’ils comprendraient, qu’ils sentiraient. Un gentil jeu de chamboule-tout pour faire valser les solennités, une mise en désordre d’à peu près tout fondée non pas sur la hargne pontifiante des spécialistes de l’humain mais sur une impitoyable liberté avec, dans ses bagages, un mépris de fer pour toute la catégorie de l’excrémentiel, sa réussite, son réalisme, ses images, sa communication : la vie deviendrait vivable, la seule possible, la vie en mode voyage. En attendant, comme on m’apprenait à regarder le soleil à travers un morceau de verre fumé, il m’arrive de regarder mes semblables, et ce que je peux apercevoir de moi, au travers de cette opposition : goût de l’absolu/défense de l’infini.
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Et d’abord Aragon qui parle de lui, bien sûr, dans cette affaire, d’Elsa, du Parti communiste, de tout ce qui a compté dans sa vie. Il m’a dit un jour que nous nous ressemblions beaucoup. Je n’en ai pas perdu la raison mais cela m’a donné le goût de chercher dans ce que je croyais comprendre de son existence et de ce que je savais de la mienne quel pouvait être ce point commun. Je l’ai pressenti quand j’ai entendu ses adversaires lui reprocher, avec ce ton de haine qu’ils lui réservaient, et avec quelle jouissance, ses textes sur Staline. Rien ne m’a jamais été plus étranger que la dévotion à l’URSS, mais rien ne m’a jamais été plus proche que le conflit intérieur de cet homme. Moi aussi, tout autrement, dans ma logique de militant catholique, j’avais cédé au goût de l’absolu, moi aussi j’avais bouché la béance de mon angoisse par des adhésions qui semblaient m’en protéger, moi aussi je m’étais laissé étouffer par des pensées vastes et sublimes mais indiscutables, par de grands élans précuits, par des synthèses indétricotables : allez donc vous dire à vous-même, quand vous êtes ainsi, quand la machine grandiose vous ignore entièrement, quand elle vous tord l’esprit et le cœur comme on tord un bras, allez prendre au sérieux le sentiment de honte qui vous étreint, essayez, si vous le pouvez, de ne pas vous le reprocher, essayez de ne pas vous mépriser, de ne pas vous haïr ! Et, quand vous redevenez le petit soldat que vous ne voulez pas être, quand vous l’êtes encore plus qu’on ne vous le demande pour éteindre en vous l’insupportable désir de liberté qui vous envahit et vous suffoque, allez croire que vous oserez un jour la quitter, la prison ! Vous vous résignez à l’aménager, vous vous échinez à faire de ce rien un quelque chose et, grâce au Ciel, vous n’y parvenez pas, ce que vous prenez pour un échec… Alors, vous commencez à habiter le monde réel, celui qui ne zappe pas les rêves. Et non seulement vous ne renoncez pas à croire à ce à quoi vous avez toujours cru, mais vous y croyez plus que jamais, vous y croyez… comme si vous n’y croyiez pas, comme si le mot croire était de trop. C’est là. Une présence lointaine, une évidence qu’on ne songe pas à vérifier. Dont on n’attend plus rien. Tout est là.
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Qu’on appelle cela, si l’on veut, la recherche de l’authenticité, mais en évitant les images pieuses, même laïques. Entre soi et soi, il y a toujours le même écart, il semble même parfois qu’il grandisse. Mais on le supporte mieux, comme si on lui donnait raison, comme s’il devenait un allié. On ne s’est pas blindé, on s’est même habitué à ne pas l’être. L’inconfort paraît naturel. Et s’installent des évidences oubliées qui empêchent le paysage intérieur de se fermer. Chacun a les siennes, j’ai les miennes. Vers mes treize ou quatorze ans, un camarade plus âgé de quelques années, élève au lycée Henri IV, me parlait régulièrement de Spinoza. Je ne comprenais à peu près rien de ce qu’il me racontait, mon ambition était surtout de ne pas perdre la face. Un jour pourtant, il me fit un commentaire sur la distinction entre natura naturans et natura naturata. Je n’en ai rien entendu, mais je me suis jeté comme un gangster sur ces quatre mots mystérieux, je les ai raflés comme un affamé lâché dans une pâtisserie, j’en ai repeint le sens comme le voleur la carrosserie de la voiture dont il vient de s’emparer. Je sais que j’ai longtemps pesé en moi-même naturata et naturans. Naturata, la nature naturée, me parlait de choses sages, rassurantes, un peu ennuyeuses. La large syllabe finale de naturans, au contraire, ouvrait l’horizon, labourait la terre, le monde, ma vie. Mais surtout, le sentiment m’est venu que naturata pouvait se changer en naturans, le monde qui est en monde qui devient, mon existence telle que je me la racontais en mon existence telle que je la rêvais. En somme, que tout était ouvert. Je crois que naturans, la nature naturante, a épousé mon adolescence. Ce mot est devenu mon navire intérieur ; du bastingage, j’envoyais des petits signes d’amitié à naturata, mais le vent me mettait à une distance vertigineuse de tout, je m’en sentais infiniment heureux. Une nature en train de naturer, quelle merveille ! J’étais évidemment ainsi et cela ne finirait qu’avec moi, si jamais je finissais.
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Le goût de l’absolu est en nous, le sens de l’infini aussi. L’un immobile, l’autre en mouvement. L’un nous définit, l’autre nous indéfinit. L’un nous colle au monde, l’autre nous en décolle. L’un est anxieux et soucieux de vérification, l’autre obstinément confiant. L’un, apparemment tourné vers le monde, nous condamne à nous-mêmes ; l’autre, apparemment tourné vers nous-mêmes, nous désigne des issues secrètes. Bien comprendre que les deux jouent sur le même registre, sur le même clavier. Il ne s’agit pas là du combat de l’esprit contre la chair. Le goût de l’absolu est aussi charnel que le sentiment de l’infini, aussi intellectuel, aussi spirituel. Les deux s’exercent sur les mêmes passions, les mêmes pensées, les mêmes sentiments, les mêmes sensations, les mêmes rêves. Mais le goût de l’absolu nous rend anxieux, il met tout en doute dans notre vie, non seulement le bien-fondé de nos actes et de nos pensées, mais aussi le chemin sur lequel nous marchons. Rien de ce qu’il nous suggère n’a d’autre but que de nous protéger de ce bain d’inachevé en quoi le sentiment de l’infini nous plonge immédiatement et définitivement. Il n’a rien, lui, à protéger, à conquérir, à posséder, à anticiper. Il file droit au seuil du mystère. « Il n’y a vraiment plus rien de commun entre vous et moi, mon cher Aurélien, plus rien… » dit Bérénice à la fin du roman, juste avant de mourir, en une phrase parfaitement symptomatique du goût de l’absolu. À quoi s’oppose, dans le langage claudélien de La Ville, les paroles de l’amant à l’amante : « Tu es la vérité avec le visage de l’erreur, et celui qui t’aime n’a point souci de démêler l’une de l’autre. » Le goût de l’absolu interdit l’ambiguïté. Le sentiment de l’infini se niche insolemment en son cœur et la laisse, amoureusement et ironiquement, se dissiper en s’élargissant. Pour l’un, la fin est déjà tatouée dans le commencement. Pour l’autre, il n’y a et il n’y aura jamais rien d’autre que du commencement. Inutile de dresser une barrière : il n’y a personne à enfermer.
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« Les choses sont là, disait aussi Paul Claudel, pour se conférer l’une à l’autre l’authenticité qui n’existe que du fait de leurs rapports. » Aveuglé par le goût de l’absolu (celui de l’autre ou le sien propre), on ne sait les voir qu’isolées, prises dans une relation de guerre ou de séduction, qui est la guerre aimable. « Avec la tragédie, écrivait Jean Anouilh dans son Antigone, on est tranquille. » Rien de mieux distribué, comme on dit au théâtre, que la tragédie, que la guerre. Dans ces circonstances, on sait qui est qui, quoi est quoi. L’homme tranquille se méfie prudemment de l’entremêlement des choses, leur imprévisible entrelacs pourrait l’entraîner, l’aspirer, le happer, le diviser, le décomposer. Il préfère le désordre rangé à l’ordre dérangeant. Le citoyen du goût de l’absolu est à l’aise dans la guerre froide. C’est un homme de conviction, un homme de parti, un militant de tout et d’autre chose encore. Être lié à lui-même le satisfait. Cet enfant ne peut s’endormir qu’entouré de ses jouets ; tout est ici, près de lui, bien présent, bien visible : ses opinions, ses projets, son sens surtout, ce doudou. Son désir inavoué, c’est que l’humanité devienne ou demeure cette « immense et parfaite pouponnière » dont parlait Emmanuel Mounier. Chaque jour, il lui faut se répéter à lui-même qu’il est bien à sa place, à son indiscutable place. Comme ses amis sont à la leur. Comme ses ennemis sont à la leur. Comme ceux avec qui il se brouille pour ne pas comprendre que tout est, de fait, embrouillé, sont à la leur. Tout, pour lui, doit avoir sa place marquée, même le malheur : c’est à cette condition qu’il s’y résigne, ainsi peut-il jouer à l’homme, au citoyen, au travailleur, c’est-à-dire, dans les trois cas, au rangé. Mais il joue faux, et le sait. Il en accuse le décor, la mise en scène, l’auteur. Pour y remédier, il faut que le monde soit de plus en plus crédible, de plus en plus solide, puissant, autoritaire. Il faut impérativement que le monde prenne, et qu’il le prenne, lui. Qu’il prenne comme une sauce qui s’épaissit, une pâte qui s’alourdit. Et qu’il le prenne, qu’il l’emporte, qu’il l’arrache à l’angoisse, à l’errance, à la vie. Parfois il soupçonne qu’il vit son existence côté mort, qu’il s’interdit de vérité comme d’autres de roulette. Mais il surmonte cette tentation de désespoir, pratique la tolérance et se dit qu’il est naturel de redouter la mort. L’habitude aidant, tout cela n’est pas si intolérable.
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Le néant, pourtant, quand on ne veut pas que rien soit autre chose que rien, vous prend à la gorge. Laurent Joffrin évoque à la télévision le fameux « J’aime l’entreprise » de Manuel Valls. Un bref silence, il baisse les yeux. Puis il dit : « Je le comprends. Il avait besoin du Medef. » « Lumière sur lumière », dit le Coran. Ici, c’est nuit sur nuit. D’où, peut-être,-dans la noirceur de la Maison Blanche, la force d’une parole non mensongère, quand Donald Trump cite My Way : « And now, the end is near… »
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Chacun de nous, finalement, pourrait être prêt à comprendre n’importe lequel de ses semblables. À leur manière, les qualités et les défauts que suscite l’époque l’y invitent. La générosité peut y aider, mais aussi une certaine indifférence qui facilite l’approche. Le relativisme le plus sceptique incite à se montrer accueillant, mais aussi le sens aigu de l’irremplaçabilité. Il se trouve seulement que comprendre quelqu’un, de nos jours, s’approcher avec bonne foi de quelqu’un, c’est aussi pressentir, au fur et à mesure que tombent les barrières et les préventions, qu’un sentiment profond, indépassable, nous unit à cet autre que nous voulons apprendre à connaître : la conscience douloureuse de l’insignifiance du monde. Et c’est également deviner que le même sentiment habiterait, comme le nôtre, le cœur de n’importe quel autre interlocuteur. Autrement dit, que notre refus du monde s’affirme et grandit au fur et à mesure que s’affirme et grandit notre amitié pour les êtres. Que notre jugement sur le monde gagne en sévérité, en sévérité légitime, au fur et à mesure que nous renonçons, comme à une sottise et à une inconvenance, à tout jugement sur notre prochain, fût-il un prochain lointain. Que nous ne sommes plus du tout prêts à accorder le moindre début de sens à la formule de Kafka qui faisait, inexplicablement à mes yeux, les délices masochistes de beaucoup de jeunes esprits de ma génération : « Dans le combat entre toi et le monde, seconde le monde. ». Eh bien, non, je ne seconde rien du tout. Et si je l’ai fait, j’ai eu tort.
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Ce constat désolé de l’incommunication qui ne cesse, et ne cessera plus, de s’étendre et de s’approfondir, concerne donc, indissociablement, les personnes et le monde, l’individuel et l’universel. Bérénice n’a pas la moindre chance, aujourd’hui, d’imaginer qu’un engagement politique la fera échapper à sa solitude. En cela, d’ailleurs, elle est bien la fille de son auteur, qui non seulement avait une sainte horreur des manifestations et des défilés, mais encore n’a cessé d’affirmer que, loin de s’être fait romancier parce que communiste, il s’était fait communiste parce que romancier, c’est-à-dire qu’il était parti de lui-même, de sa subjectivité, de la défense de cette subjectivité au nom, précisément, de ce qu’elle comportait, pas moins que toute autre, d’infini. C’est dire que cette tension entre le goût de l’absolu et la défense de l’infini, problématique aragonienne, devient désormais absolument centrale : elle concerne, du même coup, notre destin et celui du monde. De quelque façon qu’on la nomme, on n’y échappera pas, telle est la première évidence qui devrait entrer peu à peu, comme par un processus inversé de forceps, dans le crâne des politiques et des responsables de toutes sortes, la seconde évidence étant que la communication est rigoureusement incapable d’apporter le moindre gravier à ce chantier puisqu’elle est dénuée de toute dimension personnelle comme de toute perspective universelle.
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Car il s’agit bien, à la fois, d’une affaire personnelle et d’une affaire universelle. Mais où l’on n’entre que par une seule porte, la première. La prolifération des discours sur la société et la dignité excessive qu’on accorde à ce fantôme ne compensent nullement, en effet, la lente extinction de la conscience citoyenne et le renoncement des vivants à leurs privilèges et à leurs responsabilités. Quand on abandonne le soin de son existence à cette abstraction sans grande réalité, on annule en fait le sens de tous les mots donc on se réclame. La démocratie, la citoyenneté, la République ne sont plus alors que les cases du jeu de société qu’est devenue la vie publique. Divertissement honorable, certes, et qui maintient en activité une certaine catégorie d’esprits soucieux de pratiquer leur gymnastique. Mais la vie a pris congé.
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Ne pas vouloir changer le rien en quelque chose, voilà qui paraît simple. « Ne pas combler la béance », disait Deleuze. Et Francis Jeanson : « Le sens, c’est le ver dans le fruit, c’est ce qui est rendu possible par un trou, un creux, un vide. » Et encore : « Il n’y a de sens que dans la mesure où on accepte de sortir de soi. Donc le sens s’inscrit dans un vide, dans un manque. Il n’y aurait pas de sens si on était plein : plein de soi. » Gaston Miron, le poète québécois, écrit, lui : « Je bois à la gourde vide du sens de la vie ». Enfin, cité par Aragon, Michel-Ange : « Ne rien faire, ne rien sentir, voilà ma grande aventure. »
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Il est raisonnable d’emporter des vivres quand on part en randonnée mais hasardeux de leur demander son chemin. Ces références-là, ces marques d’amitié, ne sont pas à enfermer dans la glacière portative mais dans la chaleur de l’esprit et du cœur. D’autres comme nous-mêmes ont connu de semblables doutes, de semblables angoisses, un semblable désir de vivre. Du fond de leur absence, leur présence valide notre aventure. Ils nous font un signe bref : c’est assez pour que nous tendions la main à notre solitude. Pas de conseils, pas d’objectifs. « C’est toujours la première fois. »
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Les amis ? Ni sans eux, ni avec eux. Les ennemis ? Ni avec eux, ni sans eux. Ne pas se débarrasser du rien en projetant son angoisse n’importe où, ne pas inventer des valeurs qu’il faudra défendre en s’égosillant de plus en plus sec au fur et à mesure qu’elles vous fondront dans les doigts, des causes qui vous rendront furieux à l’égard de ceux qui, en ne tombant pas en pâmoison devant elles, vous rappelleront au sérieux. Entendre ce qu’il y a de farceur dans le silence, de malappris, de déconcertant. Accepter de perdre le nord, c’est-à-dire, en gros, lui faire confiance. Être à soi-même son meilleur humoriste. Comprendre que le seul absolu possible, le seul qui ne mente pas, c’est le relatif, et qu’il est aussi le meilleur copain de l’infini. Pourquoi donc l’a-t-il brûlée, au fait, sa Défense de l’infini, pourquoi, mais pourquoi ?
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Tous à l’école de l’élémentaire ! Tous au plus près de soi, chacun à sa solitude, pas de maîtres à penser, pas de spécialistes de la profondeur, chacun à son indéchirable simplicité, unique et infaillible remède à la tyrannie à mille têtes.
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« Dieu est une question, pas une réponse » écrit Kamel Daoud dans son très beau Meursault, contre-enquête. Si vous ne voulez pas lire Dieu, lisez la vérité, lisez la vie, à condition qu’il y ait de la vie dans cette vérité et de la vérité dans cette vie. Je marche dans les ténèbres, bien sûr, j’avance comme je peux, mais quelque chose me dit que c’est cette fenêtre-là qui peut éclairer l’époque, qu’il y a là une intuition essentielle. Nous sommes des êtres de questions. Le vrai, le beau, le bien sont dans nos questions. Pas dans nos réponses, pas dans nos conclusions. « La bêtise consiste à vouloir conclure », disait Robert Musil. Pour ma part, j’ai toujours apprécié qu’une vie souvent précaire et incertaine m’ait toujours un peu décalé : voir le monde sous des angles divers m’a permis de comprendre pourquoi mon amitié allait, plutôt qu’à ceux qui le construisaient, à ceux qu’il irritait, qu’il blessait, qu’il fatiguait. J’ai aimé Alceste, j’ai aimé Cyrano, j’ai aimé Léon-Paul Fargue. Pas possible d’aimer ceux-là et d’aimer ce monde. J’aurai vécu en boitant.
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Et voilà ! Tentation de vieux, je cesse de ramer, je me confie au fil de l’eau. Mais il suffit de rien, ouvrir une radio, retrouver une lettre et, au galop, sabre au clair, je reviens au monde. À peine le temps de changer de métaphore, j’entre en mêlée contre l’équipe tocarde du monde. Il y a des combats qui vous salissent, quand on s’excite pour des opinions, pour des clans, pour soi-même. Et d’autres qui vous rajeunissent, qui vous relient, qui vous revigorent. Dans ces cas-là, on lit en soi-même la nécessité de tous, l’urgence de tous, aussi clairement que la température sur le thermomètre. L’urgence, pas l’importance. L’importance n’a pas d’importance, on fait semblant mais on s’en fout. L’urgence, on la reconnaît à deux signes : personne n’en parle jamais mais, quand quelqu’un s’y colle, la vie change de climat.
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« Le travail, hurle Emmanuel Macron, c’est ce qui nous donne une place dans la société, c’est ce qui nous donne notre dignité, c’est ce qui nous permet de nous émanciper, de retrouver confiance en nous, ce qui nous permet de nous construire, ce qui nous permet de réussir et de faire réussir les autres ! » Macron dit cela mieux que les autres, mais ils disent tous la même chose. Pas un mot de vrai là-dedans, même si l’orateur, pour se persuader lui-même, hausse le ton. Mais ses auditeurs ? J’ai peine à croire que Bolloré, Dassault, Bettencourt, Arnault et Pinault aient organisé, le matin même, une visioconférence pour décider de remplir la salle de leurs plus fidèles communicants. Les gens qui sont là travaillent, ou ont travaillé, comme tout le monde, dans des entreprises, des administrations. Ils goûtent les délices de la concurrence avec les autres entreprises, les autres services, avec les collègues, avec eux-mêmes. Beaucoup ont eu peur pour leur emploi. Le chômage en a atteint ou frôlé plus d’un. Ils ont préparé en tremblant leurs entretiens individuels, apprécié la nuit blanche qui les précède. Ils ont appris à modeler leur parole sur celle du patron et de ses consultants du moment. Ils ont pris leurs tics. Ils ont supporté les petits chefs et, devenus eux-mêmes des petits chefs, ont découvert les grands. Ils ont récité, vérité n’oblige pas, des éléments de langage. Ils sont allés à des pots de retraite, ont ri jaune des lapsus des partants. On leur a dit qu’ils avaient deux vies, la professionnelle et la personnelle, deux vies qu’il faut séparer, sauf quand il faut les confondre. Ils ont été invités à des déjeuners, y ont surveillé la sonorité de leur rire, ont avoué à leur patron bourguignon qu’ils préféraient le bordeaux et, de s’être autorisé cette liberté, se sont sentis grandis. Ils ont été rabroués comme des valets de Molière. Ils ont participé à ces rassemblements que des illettrés bien cravatés appellent des grandes messes, y ont échangé avec leurs voisins des regards dont ils avaient soigneusement épousseté la malice. Au début de leur carrière, l’injustice les meurtrissait. Tandis qu’on les invitait à célébrer l’entreprise et ses valeurs, la démocratie et ses valeurs, le progrès et ses valeurs, le señor Grand-Talent du dernier étage se gonflait d’or comme si le progrès, la démocratie et les valeurs, les pauvres, devaient périr de ridicule. Puis le sentiment d’injustice s’est effacé, pas seulement parce qu’il est idiot d’être jaloux d’un sac d’or. Un autre l’a recouvert, était-ce même un sentiment ? Un voile, une sorte de brouillard, une vitre opaque. Ils ont commencé à se demander s’ils n’avaient pas passé leur vie à s’annuler eux-mêmes ; depuis ils n’ont jamais arrêté. La solitude, pas sûr que le marin la connaisse mieux qu’eux, ni l’explorateur, ni le promeneur égaré en montagne.
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Alors, pourquoi applaudissent-ils si fort ? Aragon nous le dit ! Le goût de l’absolu « se porte à ce qui est l’habileté, la manie, l’orgueil du malheureux qu’il accable ». Les applaudisseurs de Macron, qui pourraient tout aussi bien être les acclamateurs de Valls ou les enthousiasmés de Fillon viennent faire semblant, viennent faire honnêtement semblant, parce qu’il leur est absolument vital de croire que tout ce bazar a un sens, même si toute leur expérience le dément. Parce qu’ils sont prêts à jurer qu’ils le croient alors qu’ils ne le croient pas. Mensonge ? Non. Panique. Il leur est indispensable, vital, que ce rien qu’on appelle esprit de l’entreprise, ressources humaines, compétition, croissance, épanouissement, ait l’air de quelque chose. Ce qu’ils demandent aux politiques ? Des raisons d’y croire en sorte de pouvoir continuer à ne pas y croire. Ils sont habitués à leur travail, ils le font bien, ils en sont fiers. Et pourtant, habitude + compétence + fierté = zéro. Qui ne comprend pas cela ne comprend rien au monde du travail, rien au monde tout court. Le travail a été sinistré dans son essence même, saboté. Il faut dire aux politiques que, quand ils parlent de la valeur travail, il n’est pas nécessaire qu’ils se fatiguent à peaufiner leur intervention. Quelques mots, et c’est bon. Les travailleurs par-ci, le travail par-là, la dignité, l’humanisme, tout cela va très bien. On ne leur en demande pas plus, on ne veut pas en entendre plus ! De la magie, juste de la magie. Rien à foutre, les gens, des programmes ! Le meilleur, c’est celui qui accorde un sursis à leur peur, qui proroge les apparences. Ne vous indignez pas. Il est difficile de se dire qu’on s’est trompé toute sa vie, c’est trop dur ! Le bon candidat, c’est celui qui a encore quelques petites pastilles de faire semblant à offrir.
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En lisant les quelques lignes d’Emmanuel Macron sur la valeur travail, j’ai eu un regret d’ordre rhétorique. « Le travail, dit-il, c’est ce qui nous donne une place dans la société, c’est ce qui nous donne notre dignité, c’est ce qui nous permet de nous émanciper », etc. Pourquoi cette rupture du rythme ternaire ? N’aurait-il pas pu dire : Le travail, c’est ce qui nous donne une place dans la société, c’est ce qui nous donne notre dignité, c’est ce qui nous donne l’émancipation ? Ou, pour rester dans le vocabulaire plus simple des deux premiers mouvements : le travail, c’est ce qui nous donne la liberté ? Qui ne voit pourquoi il évite cette formulation, pourquoi il l’écarte instinctivement ? Le travail, c’est la liberté, le travail donne la liberté, c’est la devise de toutes les tyrannies. Quand quelqu’un, quelqu’un de raisonnable, un démocrate, un républicain, veut exprimer, d’une manière ou d’une autre, l’idée que l’acte de travailler peut porter en lui quelque puissance de libération, il se casse immédiatement le nez contre les camps, contre Staline, contre Mao, et quelques autres. « Partout se posera la même redoutable question, écrivait Guy Debord, celle qui hante le monde depuis deux siècles : comment faire travailler les pauvres là où l’illusion a déçu, et où la force s’est défaite ? » Moi aussi, dans mes toutes premières sessions de formation, j’ai dû, en naïve bonne foi, parler du travail qui libère. Mais j’avais une chance que n’ont pas les politiques : ces visages, là, tout près de moi, l’infime sourire d’indulgence résignée qui les effleurait et dans lequel j’ai appris à lire : encore un qui ne comprend pas.
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Le travail ne donne pas la liberté. Il ne la donnera jamais, pas plus que la rivière n’ira défiler devant sa source. Juste le contraire : la liberté pourrait donner son sens au travail. Pas son cadavre, pas la liberté réduite au droit de gagner plus, plus que l’année dernière, plus que le voisin, plus que papa : cette liberté minable, et toujours hors de portée des pauvres, c’est un furoncle, c’est le pus de la servitude, c’est ce qui reste d’une grande chose quand la société bourgeoise l’a tripotée. Seule peut donner son sens au travail une liberté qui mesure ce qu’il peut être, ce qu’il peut faire, qui voit en lui une manière de continuer à créer le monde et, par là, le reconnaît comme le lieu de rencontre privilégié des humains, une liberté assez vaste pour ne pas sottement escamoter sa dimension métaphysique, symbolique, poétique dont personne ne sait plus ou n’ose plus parler, et sans laquelle, pourtant, il n’est qu’une ennuyeuse et vaine agitation.
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Rêverie, mais tenace. À la mesure de ce que nous engageons dans le travail. Presque impossible de se résigner à ce qu’il est, inconcevable de ne pas vouloir qu’il soit quelque chose de plus. Le travail, ou l’épreuve du déchirement : le monde moderne n’a pas inventé la situation mais l’a, de mille façons, exacerbée, dramatisée. On n’a pas tort d’insister sur les douleurs qu’elle provoque mais comment ne nous diraient-elles pas aussi des choses précieuses sur notre condition, sur nous-mêmes ? Comment n’en tirerions-nous pas, nous aussi, comme jadis le paysan, puis l’ouvrier, une sagesse ?
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L’horreur, ce n’est pas le travail. L’horreur, c’est son travestissement. L’horreur, c’est qu’il soit devenu le lieu où l’on paie des menteurs pour y vomir la pire espèce de morale qui soit. L’horreur, c’est qu’on veuille nous faire croire que nous ne voyons pas ce que nous voyons. L’horreur, c’est qu’on plaque sur la réalité l’image du rêve, escamotant ainsi la première et déchirant le second. L’horreur, c’est qu’on explique que le travail libère. L’horreur, c’est qu’on veuille nous faire oublier que travailler est aujourd’hui une nécessité biologique, que cette nécessité est de plus en plus difficile à satisfaire, que ceux qui n’y parviennent pas sont ignorés ou soupçonnés, que ceux qui y parviennent sont tenus dans une insécurité toujours plus menaçante et enserrés dans un réseau de contraintes et d’obligations de toutes sortes qui éteignent en eux jusqu’au goût d’eux-mêmes, jusqu’au parfum d’eux-mêmes. L’horreur, c’est que le discours qu’on sert aux travailleurs soit un sous-produit, un résidu, une contrefaçon, un replâtrage, un anesthésiant, un mythe démythifié qui n’entrera jamais dans aucune mythologie. L’horreur, c’est que, quoi qu’on y raconte, on n’y célèbre jamais autre chose que l’argent et la puissance, c’est-à-dire la mort. Que tout soit fait pour élimer ou éliminer le rêve, affadir le désir, peinturlurer le tragique. Dites tout cela au señor Grand-Talent, vous allez voir, il va froncer les sourcils et demander un rapport…
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On parlait autrefois des signes du temps, c’était aussi le nom d’une belle revue. Un livre de souvenirs avait mis en épigraphe cette pensée de Confucius : « Rappelle-toi que ton fils n’est pas ton fils mais le fils de son temps ». Quand la vie sociale ressemble à une piste d’autos tamponneuses, l’exercice devient difficile. Un choc à peine encaissé, un autre vous a déjà projeté ailleurs. Vous cherchez le visage de l’assaillant mais deux bolides vous prennent en sandwich, vous, vos convictions, l’idée que vous avez de la vie, du sens, de tout. Je ne crois pas un instant, pourtant, que la vérité, ou le sens ou, de quelque manière que nous le nommions, le je ne sais quoi auquel nous nous confions, nous ait le moins du monde abandonnés. Telle est en tout cas mon hypothèse, mon affirmation, ma foi. Cette espérance, aucun visage ne la dément, aucun regard ne la décourage. Le monde, lui, n’a pas de visage.
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La hiérarchie catholique ne paraît pas en être certaine qui déverse sur lui des tonnes d’un curieux produit que je ne peux désigner que par l’oxymore de charité soumise. Elle a vraiment besoin, c’est même son idée fixe, que le monde soit quelque chose. En atteste le document que le conseil permanent des évêques de France vient de publier sous un titre qui, à lui seul, est comme une procession de truismes : Dans un monde qui change retrouver le sens du politique. Je ne vois pas comment je pourrais penser du mal de ce document. Je ne vois pas non plus comment je pourrais en penser du bien. En fait, je ne vois pas comment je pourrais en penser quelque chose, sauf, peut-être, qu’il constitue un bon encouragement à imaginer une nouvelle Réforme. Invités à parcourir l’infiniment plat de ce texte, nous sommes menacés par le fameux vertige horizontal des horizons américains. Ou plongés dans un potage dans lequel nous nageons, comme d’un croûton à l’autre, entre les bavardages les plus éculés du moment. Tout y passe, comme la purée, on a bien vérifié de n’avoir rien oublié : le vivre ensemble, l’« insécurité sociétale », le salut aux associations, le nécessaire dépoussiérage de la devise républicaine, l’appel décisif à « une manière d’être ensemble qui fasse sens », la nécessité d’inscrire l’action dans le temps long, l’espoir résolument placé dans les « initiatives citoyennes et les désirs de parole ». Le tout rehaussé par le piment de formules comme celle-ci, dont on ne sait trop si elle évoque la mécanique du vélomoteur ou quelque projet d’arboriculture : « Le potentiel de dynamisme et de solidarité patine, sans arriver à trouver le point d’appui, l’élément catalyseur qui lui permettra de se développer et de porter tous ses fruits. » Heureusement, les passages importants, charitable attention envers la probable presbytie de la majorité des lecteurs, ont été imprimés en italique. Ainsi, comme on joue à la marelle, on saute d’une découverte à une autre. On apprend en frissonnant que « l’attitude et l’image de quelques-uns jettent le discrédit sur l’ensemble de ceux qui vivent l’engagement politique comme un service de leur pays. » Mais une fabuleuse découverte écarte ce danger : « notre société et, plus largement, toute vie en commun, ne peut pourtant pas se passer du politique. » D’où des positions aussi risquées et éclairantes que celle-ci : « Il y a un équilibre à trouver entre une sécurité maximale illusoire, et une protection des libertés qui est fondamentale. » Enfin, après l’originale certitude qu’« il ne peut y avoir d’avenir pour notre pays que dans une Europe forte et consciente de son histoire et de ses responsabilités dans le monde », vient l’affirmation proprement bouleversante que « chacun, à son niveau, est responsable de la vie et de l’avenir de notre société ».
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« Les erreurs de notre époque, expliquait Simone Weil dans La pesanteur et la grâce, sont du christianisme sans surnaturel. » Elle n’imaginait pas que les évêques eux-mêmes seraient à ce point dépourvus de cet ingrédient. Mais ce n’est pas la question religieuse qui me retient ici. L’aspect culturel, plutôt, ou anthropologique. Entre cette tiède paperasserie et l’intuition d’Aragon, la correspondance est fabuleuse. Au banquet de « ceux pour qui rien n’est jamais assez quelque chose » la hiérarchie catholique est à la table d’honneur, assise à son haut bout. Voilà. Des gens élevés et nourris dans la philosophie et la théologie peuvent donc prendre au sérieux des billevesées de communicants dont des politiciens insuffisants font leurs références majeures ? Des spécialistes de la pierre de taille et du bois noble peuvent se faire les apôtres du ciment et des panneaux de fibres ? Allons donc ! Les évêques de France sont si polis, si coopératifs avec le monde ! Leur demande-t-il de se repentir, ils s’inclinent sur-le-champ, un genou en terre, deux genoux, trois genoux ! Ballot qui les croit. Ils veulent que les apparences tiennent, point final. Pas les leurs, on ne leur en voudrait pas, les évêques aussi ont le droit de vivre ! Celles du monde. Et ça, ce n’est pas beau, ce n’est pas vrai, ce n’est pas bien. Et là, c’est Mgr Aragon qui a raison, pas eux. Qui a raison non pas contre eux, mais pour eux. Ils ne veulent pas que ça pète. Et, surtout, ils ne veulent pas en prendre la responsabilité. Les évêques ont peur de rien, comme tout le monde, ils veulent que rien soit quelque chose, que des bobards indigents les aident à sauver les meubles de la sacristie. Ils témoignent ainsi, à leur manière, eux qui, jamais de la vie, jamais de la vie divine, ne devraient avoir peur de ce rien-là, eux qui peuvent marcher sur les eaux et demander à la mort où donc est sa victoire, de l’extraordinaire puissance du phénomène décrit, il y a soixante-douze ans, dans Aurélien et qui, depuis, triomphe partout, même à l’église.
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Un stade, avec un terrain de foot. Chaque nuit, des petites bêtes très actives et très motivées sortent du sol et en déplacent les lignes, l’élargissant insensiblement en repoussant les tribunes, les avenues, la ville. Un jour, le terrain sera si vaste qu’il n’y aura plus de terrain ; le mot ne servira plus qu’aux journalistes.

6 février 2017