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La bague et le riz

Si un client mécontent d’une limande qui ne lui semble pas de la première fraîcheur qualifie une poissonnière de députée, elle ne va probablement pas le traîner devant les tribunaux. À l’inverse, un député qui traite l’une de ses collègues de poissonnière encourt les foudres de l’Assemblée nationale. Dans les deux cas, l’intention est la même : non pas une injure, mais une sorte d’agression par assimilation, comme si le statut de députée ou celui de poissonnière était en soi déshonorant. La logique exigerait donc une égalité de traitement. Dans cette étrange république, il n’en est rien. Quoi qu’on raconte du vivre ensemble et de l’égalité, députée est en haut et poissonnière est en bas. Indiscutable : nos structures sociales comme nos structures langagières sont bourgeoises. À preuve la députée visée. Loin d’expliquer en souriant, forte de ses convictions républicaines, qu’elle ne voit dans cette interpellation qu’une inexactitude ou une maladresse, elle réclame elle-même, en bourgeoise, une sanction bourgeoise contre l’offenseur bourgeois.

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31 mai. Sur le site de l’Assemblée nationale, séance très attendue de la Commission des Affaires sociales. Au programme, l’abrogation du recul du départ à la retraite. Sur le fond, pas de miracle. Trente-huit voix d’un côté, trente-quatre de l’autre, le cause est entendue. Mais le spectacle est fascinant. De ces longues tablées de députés installés comme à un banquet et entre lesquelles on imagine des processions de serveurs en habit portant haut leurs plateaux de boissons, monte vers la tribune, où siègent la présidente et le rapporteur, une interminable série de courtes interventions. Un ou deux orateurs de chaque camp et l’on sait tout. Il suffit de regarder à quelle table est assis l’intervenant pour deviner ce qu’il va dire. La surprise ne peut venir que de son éventuelle éloquence, ou d’une allusion inattendue. J’ai beau faire, je n’arrive pas à m’habituer à ce formalisme, à ces députés qui jouent aux députés. Je songe au théâtre de marionnettes du jardin du Luxembourg. Guignol n’est ni absurde ni sot, mais lui aussi est prévisible. Avant qu’un personnage n’ait dit un mot, je savais s’il allait me faire rire ou m’attendrir. Mais la prévisibilité de Guignol est joyeuse, elle suggère, elle rassure. On est heureux de voir les marionnettes imiter la vie, elles la grandissent. Ici, le contraire : la vie joue aux marionnettes, c’est comme si la source était perdue. Si sérieux, si grave que soit le dossier, une question infiniment plus profonde est posée par le débat et, particulièrement, par ceux des intervenants que l’on sent le plus à l’aise, trop à l’aise. Comme si tout était contraint, limité, surveillé. Climat de frustration qu’un geste habituel aux députés rend évident, cette manière brutale d’envoyer promener le micro dans lequel ils viennent de parler, de le dégager d’un coup de main rageur. Simone Weil avait-elle raison ? Faudrait-il rendre ces députés à eux-mêmes en supprimant les partis politiques ? Faudrait-il qu’ils cessent d’être des haut ou bas parleurs qui débitent les éléments de langage de l’équipe dans laquelle ils jouent ou de la firme doctrinale pour laquelle ils travaillent ? Qu’ils restent ici ce qu’ils sont ailleurs, des individus dont les contradictions sont celles de tous, et les humeurs, et les désirs, et les peines ? Au fil des circonstances, des liens multiples, divers, changeants pourraient se tisser entre eux. L’Assemblée serait cette matière mobile travaillée par l’esprit qui renverrait les dogmatismes à leur puérilité. Ce serait beau. La parole viendrait de plus profond, de plus simple, de plus vrai. Mais serait-ce suffisant ? Ces solitaires ne seraient-il pas des proies rêvées pour toutes les formes de propagande qu’invente aujourd’hui une inépuisable sottise ? En tout cas, très peu de députés, semble-t-il, ne confient à personne les clefs de leur jugement. Cette assemblée est celle des partis et il ne suffit pas d’y être non-inscrit pour y être non-aligné. Il arrive pourtant que quelqu’un se fasse remarquer par la liberté de son propos. Alors, en silence, quelque opinion qu’il défende, tout le monde l’envie. Ici comme ailleurs, les problèmes les plus réels sont ceux que personne n’est capable de poser. De véritables élites, vraiment vivantes, plutôt que de perdre leur temps à courtiser d’imbéciles robots, s’imposeraient l’ingrate mission de les explorer, et d’abord en elles-mêmes.

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Mais je n’ai pas perdu mon temps. J’ai fait la connaissance de monsieur le député PLPJ, entendez presque le plus jeune. À sa table, trois femmes solidement insoumises. Tantôt sa tête plonge avec les leurs dans une concertation qu’on sent décisive, tantôt, à la manière d’un poulet effrayé, il la relève brusquement pour jeter un coup d’œil sur la présidente. Même mélange de prudence et de timide transgression que lorsque, gamins, nous préparions un mauvais coup. L’un de nous surveillait les alentours, cela s’appelait faire le pet. Monsieur le député PLPJ a le sens du comique. Il accélère le mouvement, tantôt comme noyé dans la féminité protectrice, tantôt faisant anxieusement émerger son visage juvénile. Quelques jours après, cette fois dans l’hémicycle, je l’ai entendu, renversé sur son banc à la manière d’un banquier qui refuse un crédit, brailler si fort pour couvrir la voix de la première ministre qu’une sanction lui a été infligée. Quel entrain, quelle énergie, quelle naïveté ! Ses opinions m’importent peu, il récite les siennes, d’autres les leurs, il y a longtemps que l’essentiel n’est plus là. Je me dis qu’il y a plus de distance que jamais, pour la plupart des gens de son âge, entre leur vie et le rôle qu’ils jouent dans une société déjantée. Ceux à qui, comme à lui, l’hypocrite fortune semble sourire n’échappent pas au sort commun : leur enthousiasme affiché sonne faux. Est-ce vraiment une chance pour ce jeune homme de s’identifier à ce point à sa fonction ? J’imagine les tirades qu’il m’assènerait si je lui disais que j’en doute. Il me parlerait d’engagement, de conscience civique, de défense des faibles, de justice sociale. Beaux mots. Belles intentions. Mais on ne fait rien d’utile ni de vrai en se court-circuitant soi-même. Le monde où nous vivons n’a que faire des bavardages et des tactiques. Il veut des aventuriers. Il veut des âmes et des cœurs. Il veut les très fragiles victoires qui poussent parfois sur les ruines. La liberté ne se revendique pas comme un complément de salaire. Elle ne se reprend pas comme un avantage. On l’a choisie ou on ne l’a pas choisie.

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Sandrine Rousseau, la dame qui veut reconstruire les hommes, c’est peu dire qu’elle n’est pas ma référence principale. Mais la voir dans la rue, toute menue, entre deux grands gaillards furieux qu’elle réussit à séparer, m’a plu. Parmi tous les bavardages en plastique que me sert la vie politique, il y a parfois, ici ou là, la surprise d’un instant de vérité ou, du moins, de fraîcheur. Dans quel jardin il pousse, je m’en fous. Aucun ne lui est interdit. Il est là et il change tout. Il dit que nous ne sommes pas nos opinions. Que nous ne sommes pas nos intérêts. Que nous ne sommes pas nos vices. Que nous ne sommes pas nos vertus. Que nous ne sommes pas nos projets. Que nous ne sommes pas nos identités. Il nous fait entrer dans le chaleureux bordel du vrai. Dans l’ordre non contraint, ce miracle.

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À considérer un département, que je connais bien, où le Rassemblement national obtient ses meilleurs résultats, je ne crois pas les pétainistes beaucoup plus nombreux parmi les électeurs de ce parti que les staliniens parmi ceux du Parti communiste. Je crois les uns et les autres encore plus rares que le champagne et le caviar dans les maisons de retraite. Penser le contraire est trop facile, c’est le signe d’un désarroi profond, d’une incapacité à affronter le présent. Les malheurs d’aujourd’hui ne sont pas les malheurs d’hier : ils ne les annulent pas et n’en sont pas annulés. Je comprends qu’un homme politique de la majorité soit mécontent de voir le parti de Marine Le Pen trinquer tantôt avec le gouvernement, tantôt avec l’opposition de gauche. Quand il reconnaît avec déplaisir qu’il n’est pourtant pas possible d’empêcher des députés de voter comme ils l’entendent, je me félicite qu’il ait gardé son bon sens. Mais quand il ajoute que c’est bien dommage, attention. Le champ démocratique, c’est le choix des électeurs, rien d’autre que le choix des électeurs. La même logique de pieuse exclusion que chacun assaisonne à la sauce de ses intérêts pourrait, un de ces jours, conduire un olibrius à déclarer : « Le champ démocratique, c’est moi. »

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Les Considérations sur la marche des idées et des événements dans les temps modernes d’Antoine Augustin Cournot laissent le dernier mot de leurs huit cent cinquante pages à quatre lignes de Chateaubriand : « Il faut se garder de prendre les idées révolutionnaires du temps pour les idées révolutionnaires des hommes ; l’essentiel est de distinguer la lente conspiration des âges, de la conspiration hâtive des intérêts et des systèmes. » Si les systèmes fonctionnent apparemment aujourd’hui en mode silencieux, c’est que les intérêts sont devenus eux-mêmes des systèmes. Dans ces conditions, il est encore plus urgent qu’au XIXe siècle de tenir compte de l’avertissement de Chateaubriand, d’autant que toute la stratégie de ces intérêts consiste à river la société à l’actualité que décrivent ou mettent en scène les médias, l’empêchant ainsi de prendre conscience d’elle-même et la condamnant au factice. Rien ne rend mieux compte de cette captation de la réalité que l’innocent en tout cas dont les journalistes de radio assortissent leurs salutations à ceux qu’ils viennent d’interroger sur de graves questions. Dans cet En tout cas, je vous remercie, j’entends En tout cas, l’émission est réussie et c’est l’essentiel. Or, ils auront beau faire et beau dire : l’émission n’est pas l’essentiel et ne le sera jamais. Tout est là, je crois. Pour ma part, je ne saurais pas donner l’adresse exacte de cet essentiel mais je saurais sans erreur possible dire où il n’habite pas : il ne loge dans aucune des demeures que nous lui assignons. Aucune, et c’est cela qui fonde notre liberté et rend nos amitiés possibles.

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Ces Français qui bénéficient d’une protection sociale qu’on leur envie, comment peuvent-ils encore protester et revendiquer ? Depuis des décennies, plus qu’elle ne m’indigne, cette antienne technocratique me déconcerte et me navre. Elle porte en elle l’inhumanité de l’époque. Et même – la machine n’est ni humaine ni animale – son inanimalité. Quand un chat sdf et fort astucieux, qui nous rend visite de temps à autre, miaule avec autorité et impatience devant notre porte, nous tirons du placard la boîte de pâtée préparée pour lui. Il la déguste proprement et méthodiquement puis, selon les cas, continue sa tournée ou roupille un moment sur un tapis. Nourri, il est paisible. Le jour où, l’estomac bien à l’aise, il émettrait des miaulements suspects, nous le penserions malade et agirions en conséquence. La stupidité technocratique traiterait-elle les humains moins bien que les animaux ? Expliquerions-nous au chat qui souffre que la quantité et la qualité de la nourriture qui lui a été offerte, en tous points parfaites l’une et l’autre, ne justifient nullement ses cris de douleur ? C’est vrai, le chat a été correctement nourri : et pourtant il souffre. C’est vrai, la protection sociale des Français est très loin d’être la plus mauvaise : et pourtant ils souffrent. Allons-nous, ou non, considérer que quelque chose nous échappe ? Allons-nous, hors de toute culpabilité et de toute révérence à l’époque, à ses principes, à ses valeurs, à ses pitreries conventionnelles, le chercher ensemble ? Allons-nous admettre que, depuis un certain temps, la petite école apprend peu et que la grande sabote l’essentiel ? Seule question sérieuse, seule question grave, seule question vraie : qu’est-ce qui nous empêche d’aller au fond des choses ? Qu’est-ce qui, au plus secret, nous paralyse en nous conformant ? Qu’est-ce qui, au plus profond, nous domestique ? Qu’est-ce qui nous attache à ce que toutes nos fibres refusent ? Qu’est-ce qui coince notre conscience ? Quelle oiseuse promesse d’évolution et de progrès ? Quelle solennelle et puérile rêvasserie de révolution ? Plus l’époque est confuse et prétentieuse, plus il nous faudrait simples, hardiment simples, généreusement simples.

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La bague et le riz, souvenir en deux temps. La bague est celle d’un charcutier de Montrouge, dans les années quarante, au coin de l’ancienne rue de Bagneux et de la rue Blanche. Je l’aimais bien, ce petit monsieur rondouillard tout de blanc vêtu. Il semblait aussi bon que ses pâtés, son visage était une terrine de bonheur. Mais, un jour, sur la main potelée qu’il tendait pour saisir un plat, j’ai vu la chose, l’objet, une sorte d’énorme crachat en or qui m’a fixé à moi-même. J’avais douze ans. Tout s’est inversé. Je n’avais pas lu Sartre et ce n’était pas vraiment la nausée. Autre chose. Une déclaration de guerre. La première scène d’une tragédie, l’exposition. Le Ring. L’anneau du charcutier m’a projeté sur l’estrade où montent les boxeurs. En voilà pour cinq actes ou quatre-vingt-dix ans. Une décennie après, piqûre de rappel. Pour en finir avec les études, j’avais répondu à l’offre d’une société de relations publiques somptueusement installée dans un hôtel particulier du boulevard Saint-Germain. Le patron se voulait aussi solennel que ses fauteuils. Il m‘avait reçu un instant avant de me confier à l’un de ses collaborateurs qui allait tester mes compétences. L’épreuve consistait à rédiger une notice de promotion pour le riz. Il me reste de cette matinée l’extrême gentillesse de ce grand employé craintif qui m‘apportait des documents et, sans en avoir l’air, me soufflait des idées. En partant, j’eus le temps de regretter de ne pas l’avoir croisé et remercié. Le patron m’avait reçu une nouvelle fois, m‘avait adressé quelques critiques sur un ton qui me disait déjà que je faisais l’affaire. Il ne voyait pas à quel point j’étais absent. Les deux heures passées avec son collaborateur m’avaient tout dit de cet univers. Pas pour moi, tout ça. Avec une sécheresse qui m‘étonnait moi-même, je me suis payé la tête de ce type comme je l’ai rarement fait et n’en ai jamais éprouvé le moindre repentir. L’instant n’était pas aux cadeaux : j’étais au front. Cet homme infiniment banal qui me traitait de haut, je voulais qu’il comprenne que la fin de non-recevoir que j’allais lui signifier ne tenait pas aux circonstances, pas plus qu’à mes intérêts ni à mes goûts. Sans doute voulais-je confusément que ma provocation lui fasse sentir la nature de mon refus et l’invite, lui aussi, dans l’univers qu’il m’ouvrait. J’y suis allé à fond. J’ai joué à merveille le petit jeune homme anxieusement respectueux. J’ai posé les questions maladroites qui lui permettaient d’étaler bêtement sa suffisance. J’ai laissé passer dans mes mots juste ce qu’il fallait de crainte pour qu’il me juge docile sans me croire pusillanime. Puis, soudain, comme si j’avais à lui faire une bouleversante confidence, j’ai pris un air grave. Il a senti, comme je le voulais, que quelque chose allait m‘empêcher de goûter au bonheur ineffable de devenir son subordonné. La curiosité l’a fragilisé. J’ai baissé la voix, j’ai baissé la tête. Je suis resté quelques instants en silence. Puis je me suis redressé, l’ai regardé froidement dans le blanc des yeux, ai marqué encore un temps. Enfin, d’une voix désolée, comme on s’incline devant le destin, j’ai simplement déclaré avant de me lever et de m‘évader, une fois pour toutes, de tous les bagnes de ce genre : je n’aime pas le riz.

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Quand j’ai appris que le ministre Christophe Béchu était notamment en charge de la cohésion des territoires, j’ai eu envie de rire. La cohésion des territoires ! Ça, pour cohérer, il cohère ! Que dit-il des jeunes manifestants ? Qu’ils sont des « émeutiers ». Qu’ils sont des « criminels ». Qu’ils sont des « crétins ». Nul doute. Une aussi fine compréhension va toucher ces jeunes en plein cœur et susciter en eux non seulement la plus humble repentance mais encore l’irrésistible envie de comprendre pourquoi ils sont si affreux et comment ils pourraient l’être un peu moins. Mais foin d’ironie, M. Béchu n’est pas stupide. Il fait le job, voilà tout. De même que les coureurs du Tour du France, quand un concurrent dangereux a crevé, se sentent pousser des ailes, la situation lui offre une merveilleuse occasion de faire avancer cet autre désordre, infiniment plus profond que celui des pétards, qu’on baptise pieusement cohésion. Pourtant, s’il rouvre un peu les livres de René Girard, il va se rappeler que l’unité d’une nation ne se fait pas contre une minorité, surtout quand cette minorité est faite de jeunes. Bien sûr, puisqu’il faut aujourd’hui, dès qu’on se montre critique, passer à confesse à l’envers pour expliquer qu’on n’a pas de mauvaises intentions, je confirme que je n’aurais pas apprécié du tout que mes enfants aillent piquer des baskets dans une boutique saccagée. Mais si, comme tout le monde, j’espère que les victimes de ces violences bénéficieront, à hauteur des dommages qu’elles ont subis et en considération de leurs souffrances, de toute l’aide à laquelle elles ont droit, il me semble qu’ajouter les vociférations officielles aux vociférations de la rue ne sert qu’à tirer un rideau de plus sur une réalité qu’on s’obstine à ne pas regarder en face. Traiter ces jeunes d’émeutiers, de criminels, de crétins, n’est qu’une démonstration d’impuissance. Ces mots, d’ailleurs, sont-ils les bons ? Émeutiers ? Comme les communards ? C’est leur prêter une conscience politique et un vocabulaire qui leur sont aussi familiers que la physique quantique ! Quelle accusation étrange, d’ailleurs, chez un républicain. Tous les émeutiers ont-ils eu forcément tort ? Même aux alentours de 1789 ? Même aux environs de 1848 ? L’insulte est souvent un aveu. Criminels ? Si certains le sont, la justice le dira mais, M. Béchu le sait mieux que moi, ceux-là seront une poignée au regard de cette masse gigantesque de paumés que les gens distingués feignent de considérer comme des sauvages alors qu’ils sont le plus pur et effrayant témoignage du pourrissement délibéré de notre vie collective auquel ont activement contribué, depuis quarante ans, tous les pouvoirs, tous les gouvernements, toutes les élites. Des crétins, ces jeunes ? Pas forcément plus crétins que ces autres jeunes qui se laissent bêtement dresser au culte des affaires et à l’égoïsme le plus cynique. Qu’il faille faire cesser ces violences ne se discute pas mais il faut n’avoir rien vu, rien entendu, rien compris, rien senti pour imaginer qu’on aura ainsi résolu le problème ou commencé à le résoudre. Oui, il faut mettre au pas ces dangereux exaltés, mais sans oublier un instant qu’on les a d’abord mis dans la mouise. Avec les relations truquées qu’elle installe, notre société étroite et bornée, ce poison qui ne change jamais que d’emballage et dont on ne cesse, depuis quelques décennies, d’améliorer les performances, a fabriqué leur désastre, les a abrutis, déchirés, écartés d’eux-mêmes, englués dans la vocifération. Elle ne leur a laissé ouverte que la fenêtre étroite de la haine. Oui, il faut que cesse un délire de violence qui leur fait encore plus de mal à eux-mêmes qu’il n’en fait aux autres, mais attention à ce qu’on raconte ! S’en prendre à leurs parents, cette idée de bourges leur donnera envie de les défendre – on n’y a pas pensé ? – et justifiera pleinement à leurs yeux un redoublement de rage. Ce qu’il faut faire, je ne le sais pas plus qu’un autre, mais ce qu’on doit comprendre quand on fait quelque chose, ça je le sais. On doit comprendre qu’on ne s’en tirera pas avec des mots, avec des phrases, avec des discours. On doit comprendre que ramener le calme, ce n’est pas tirer la couverture. On doit comprendre que notre société est arrivée au bout, que ces jeunes qu’on dit émeutiers, criminels, crétins, ne sont au fond que de terribles témoins, d’effrayants miroirs. À l’instant où l’on réprime leur brutalité, il faut sentir et comprendre qu’ils sont au moins aussi épouvantés qu’épouvantables. Quel rôle ils jouent, ils n’en ont aucune idée. À nous de saisir que, sans le savoir, ils nous invitent à être la première société qui se donne congé à elle-même. Qui lucidement, sans drame, raisonnablement, accepte de reconnaître qu’elle fait eau de toutes parts. Qui met en question tout ce qu’elle pense de la politique, de la technique, du progrès, de la morale, des valeurs. Je ne sais pas ce qu’il faut faire mais je sais qu’il faut le faire en acceptant en soi la plus radicale et la plus confiante contradiction. Une autre société naîtra le jour où chacun se rendra à l’évidence bouleversante qu’il n’est pas la société, que son voisin et sa voisine ne sont pas non plus la société, que les sources qui nous rafraîchissent et les pensées qui nous nourrissent n’ont rien à voir avec la société, que personne n’est la société et que c’est cela une vraie société : celle où personne ne se prend pour elle. Elle est là, la rencontre des autres. Ni dans le vivre ensemble ni dans le faire ensemble. Dans la conscience d’une solitude partagée. Une société, c’est quand on ne donne pas aux autres une fausse adresse, quand on ne leur donne pas rendez-vous là où l’on n’est pas. Une société, c’est quand tout le monde est solitaire, quand tout le monde se sent solitaire, se reconnaît solitaire, s’accepte solitaire. Alors, enfin, personne n’est plus seul, personne n’a plus besoin de faire semblant de ne pas l’être.

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À la caisse du super, on comprend mieux. Comme la chaleur contraint la caissière à fonctionner à l’économie, j’ai le temps de bavarder des événements avec un autre client. Tout de suite, il me parle de ses trois enfants. À le voir et à l’entendre, je me doute qu’ils n’iraient pas, eux non plus, piquer des baskets, et pas seulement parce que Papa prendrait ça très mal. Il me dit avec un peu d’embarras, et presque en s’excusant, que les images des violences les ont troublés mais qu’ils n’ont pas pu réprimer un sourire quand ils ont vu un type sortir d’un magasin encore fumant avec un sac un peu trop lourd. De toute évidence, ce sourire lui a fait problème. « Voyez-vous, Monsieur, me dit-il juste avant de présenter ses hommages et ses yaourts à la caissière, leur réaction m’a agacé et même déplu, mais je crois qu’elle veut dire quelque chose. Ce ne sont pas des jeunes de banlieue, comme on dit, mais il se sont un peu identifiés à eux. Ils devaient penser quelque chose comme : pour une fois que c’est notre tour ! Triste, n’est-ce pas ? » Il prend ses sacs et, avant de disparaître, se retourne. « Ce sont de bons enfants, vous savez… »

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Radio. Même journal d’informations. Un : gémissements sur le changement climatique. 43 à Rome, bientôt sans doute 82 partout et 305 au pôle Nord. Deux : magnifique projet, on va construire une usine dans l’espace. Pas la moindre trace d’étonnement dans la voix du journaliste. Si encore on se moquait de moi. Mais non.

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Dix minutes, l’autre jour, pour le directeur général d’une grande firme de lingerie dont le chiffre d’affaires annuel, du fait des violences récentes, sera amputé, cette année, de 0,15%. Pas besoin de machine à calculer : sur un salaire ou une retraite de 2000 euros, la perte équivalente serait de trois euros. FranceInfo accueillerait-elle les doléances d’une de ces victimes si, par hasard, elle souhaitait se manifester ? Curieux comme je suis, j’aimerais savoir comment est née l’idée de cette intervention. Est-ce la chaîne qui a sollicité l’industriel ? Est-ce lui qui a discrètement frappé à la porte ? Les bons soins d’un communicant ? Même si, dans les grands malheurs, les petites compensations ne sont pas follement sympathiques, j’ai suivi cet entretien avec un intérêt passionné, comme si la vérité de la communication, avec ou sans lingerie, se présentait à moi. Quels torrents d’humanité, Messeigneurs ! Quelle délicatesse ! Les chiffres précis des dommages, ce manager avoue avec quelque agacement que la société ne les connaît pas encore, tout occupée qu’elle est à « sécuriser les équipes ». Dix boutiques pourtant ont été attaquées. Sur 716, il est vrai. J’admire l’humanisme si ostensiblement généreux de ce responsable, son obstination à ne pas se plaindre. Qu’on ne s’y trompe pas : ce n’est pas d’abord à sa société qu’il pense. Elle n’est pas serrée, elle. Chacun le sait, elle est l’un des leaders mondiaux de la lingerie. Mais toutes les « enseignes fragiles », comment vont-elles s’en remettre, les pauvrettes ? Il est touchant de voir cet industriel nager dans les bras d’un fleuve d’amitié. Comment ne penserait-il pas aux vendeuses que les violences ont traumatisées, lui qui se soucie tant des choses essentielles, lui qui veut que son entreprise soit « un moteur d’intégration des jeunes de banlieue » ? Superbe performance. Chapeau. Excellent investissement. Une partie des 0,15% perdus sera sans doute récupérée. Parfait, non ?

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Voilà. Le mot de l’époque. Voilà hautain ou voilà souriant, la clef qui ferme tout. Qui colle à soi-même chaque aveu, chaque idée, chaque désir, chaque sentiment, chaque projet. Le tour de verrou qui bloque toute tentation de doute, toute échappée. L’interdiction du mystère, la congélation de la pensée. Voilà : interdit d’aller plus loin. Je suis malheureux, voilà. Je suis heureux, voilà. Le mot important n’est pas heureux, ni malheureux : c’est voilà. Je vous dis ce que j’ai à vous dire, voilà. N’en demandez pas plus, tout est là. Fiche de parole remplie et validée. Réduplication de soi. Non pas acceptation courageuse, stoïque résignation : signature du contrat d’identité. Petit voilà des individus, voilà patapouf de la société. Les statistiques, voilà. Les choses comme elles doivent être, voilà. Comme elles ne doivent pas être, voilà. Management : l’avenir comme il faut qu’il soit, voilà. Woke : le passé comme il faut qu’il soit, voilà. Les États-Unis, terrifiant voilà. Verrouillage par l’intérieur. Même et universel voilà dans les beaux quartiers et dans les autres qui fixe les uns à l’ignoble mécanique du succès (succès damné – succédané) et les autres à l’horreur de leurs hurlements. Voilà, mot magique. Permet de parler de tout sans jamais parler de rien. Du corps, de l’esprit, de l’âme. Compatible avec toutes espèces de gesticulations, d’ambitions, de délicatesses, de pirouettes, de sentiments, d’imaginations, d’amabilités, de risettes, d’idéalisations. Minuscule trace de néant captée et diffusée, voilà désamorce tout. Avec voilà, parlez sans parler. Voilà stoppe le vrai.

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Beaucoup de gens qui s’expriment sur le progrès semblent se considérer comme les héritiers d’une humanité en raccourci qui aurait été conçue au XIVe siècle et qui serait venue au monde quatre cents ans plus tard. La Renaissance, commencement absolu, et les Lumières, indépassable évidence, ne sont pas pour eux des repères importants mais des références fondamentales, quasiment exclusives, qui leur dictent, pour le meilleur et pour le pire, l’idée qu’ils se font de la civilisation et de l’Histoire. Ils feignent d’en être encore persuadés : le progrès technique va dérouler son jeu en tennisman sûr de lui et le progrès moral, en bon toutou, le suivra. Dans quel trouble les jette aujourd’hui cette absurdité que tout dément, on l’a vu récemment dans un débat animé par Frédéric Taddeï. Plus désemparé, tu meurs. Ils s’accrochent à l’idée de progrès comme des enfants à la peluche qu’on veut leur reprendre. Sans progrès, pas d’avenir. Sans progrès, nihilisme. Si l’on ne croit pas au progrès, on ne croit à rien et surtout pas à l’homme. Si pas de progrès technique, pas de progrès moral. Mais qu’est-ce que croire ? Dépassé Renan, le progrès n’est plus une croyance, mais une foi. En quoi ? Non pas en quelque transcendance, où qu’on la situe. Une foi en la vérité de la peluche, une foi en la vision du monde qu’on a trouvée dans son berceau. Ils l’avouent d’ailleurs avec une franchise déconcertante : le progrès est une invention, un récit, une fable sans vérité. C’est pourquoi le volontarisme le plus aveugle doit soutenir leur optimisme de pacotille, et tant pis si la raison n’est pas d’accord. Puérilité. Tristesse appliquée. Sainte frousse. Bigoterie. Ces gens ont été trompés et continuent à se tromper eux-mêmes. Je ne crois pas parler en ennemi de la technique. J’ai vécu avec elle, comme tout le monde. Enfant, j’admirais de la fenêtre le superbe cabriolet garé devant cette Villa Renault plantée en face du HBM qui était pour moi l’image indépassable d’un luxe inaccessible. Je me demandais comment pouvait bien s’ouvrir et se fermer le petit œil vert qui contrôlait le poste de TSF. J’écoutais mon père comparer les performances des appareils photo. Je constatais que le couteau dit économique avec lequel ma mère épluchait les légumes était plus commode que le couteau ordinaire. Nous allions au cinéma tous les dimanches. À 70 ans, j’ai commencé à me débrouiller de l’ordinateur et ne le regrette pas. Tout cela est ou a été dans mon potage, mais rien de tout cela n’est mon potage, ne l’a jamais été et ne le sera jamais. Piètre originalité, bien d’accord : il n’est pas une seule conscience pour sentir autrement. Rien de tout cela n’a jamais été le potage de personne. Mais aujourd’hui la vérité de chacun est dévorée par le mensonge de tous. Reconnaître cette monstruosité, ne pas se cacher qu’il y a de la lâcheté à ne pas la refuser, voilà qui pourrait rassembler les consciences et renvoyer beaucoup de nos ubuesques débats à leur insignifiance. Le progrès technique, que personne ne méprise, n’est le vestibule d’aucun paradis, dans quelque monde qu’on se le représente, et ne sera jamais l’avenir de l’homme. Il est risible d’en faire un drame. Dessoûler, c’est même plutôt… un progrès.

22 juillet 2023

Trouble au Palais Bourbon et autres affaires

LE MARCHÉ LXXXII

Trouble au Palais Bourbon

Il aurait fallu la majorité à la fois bien cruelle et bien stupide pour ne pas trouver légitime d’accorder quelques jours supplémentaires de congé aux parents qui viennent de perdre un enfant. Pourtant, par deux fois, elle a mis en échec la mesure, au demeurant fort peu coûteuse, proposée par l’opposition. Ce bug parlementaire, ou ce pataquès politique, est probablement dû à la volonté du gouvernement d’exploiter à son profit, et non à celui de l’opposition, une idée identique ou semblable qu’il aurait autrement présentée. Qu’à cela ne tienne, l’occasion était belle pour l’opposition de jouer le grand air de l’accablement des justes devant la dureté de cœur des méchants. François Ruffin excelle dans ce genre d’improvisation. Sans doute l’inspiration première lui en a-t-elle été soufflée à Amiens, chez les Jésuites de La Providence qui ont également formé, en la personne d’Emmanuel Macron, même si son répertoire est très différent, un autre virtuose de la vibration morale, moralisante, moralisatrice. Mais, comme le vin blanc pétillant, la morale n’est vraiment elle-même que dans l’excellence et ne saurait, en outre, être servie dans n’importe quelles circonstances. En réalité, nous n’avons pas eu devant nous, dans cette affaire, des méchants et des bons mais, en deux camps distincts, une même sorte d’aveugles ou d’aveuglés : ni ceux qui la jouaient ni ceux qui la regardaient ne semblaient comprendre quoi que ce fût de la pièce.

Pour cause. Imaginez une famille que frappent, le même jour, au même instant, le coronavirus et le dernier méfait du réchauffement climatique. Trop c’est trop, n’est-ce pas ? Eh bien, à l’Assemblée, trop c’était trop. S’abattaient, ce jour-là, sur elle deux circonstances dont chacune pouvait, à elle seule, la paralyser ou la rendre folle. Le premier, c’était la possibilité terrifiante, soudain entrevue par la majorité, d’avoir peut-être à désobéir, d’avoir peut-être à envisager de désobéir. Le second, qui concernait tout le monde, c’était que le vrai sujet du débat, loin des chicaneries habituelles, n’était autre que la mort. Comment les deux angoisses coexistaient, comment les deux épreuves s’emboîtaient, quel étau se formait qui prenait nos parlementaires entre ses mâchoires féroces, je n’aurai pas le souffle de le dire. Nos marcheurs erraient entre deux versions de la pire catastrophe qui puisse s’abattre sur la représentation nationale, républicaine, démocratique, écologiste : l’irruption, par toutes les entrées à la fois et au mépris de toutes les lois et convenances, du fondamental soi-même et de cette redoutable transcendance qu’il porte à son flanc comme un glaive. L’opposition, elle, tel le chœur de la tragédie antique, alourdissait la tension par l’écho que son émotion stupéfaite offrait à l’événement.

« Un peu d’humanité dans le traitement des députés » demandait Olivia Grégoire, porte-parole du groupe LREM de l’Assemblée. C’est ce que je tente de faire ici en ne me laissant impressionner ni par l’écharpe qu’ils ont en commun ni par les opinions qui les divisent et en cherchant en eux, en eux tous, ce qui les fait ressembler à tous les citoyens. Ce n’est pas là une tâche insurmontable, surtout quand l’un d’eux, qui se souvient peut-être du personnage d’Adémaï qu’incarnait Noël-Noël, se plaît à exposer ses mésaventures à la télévision avec une feinte naïveté. Enfin. Voyez donc. Il explique qu’on lui dit de s’opposer. Bon. Il s’oppose. Que croyez-vous qu’il arriva ? Voici qu’on l’engueule ! Ce récit drolatique a de la réalité. Cet aveu pudique dit quelque chose. Dans ce faire-semblant roublard, si français, je retrouve ce que j’ai entendu partout, au-delà de toutes les différences, dans les ateliers et dans les bureaux. Nous sommes ici au vrai de l’âme, au creux de l’âme inquiète du peuple que nous sommes. Que sa pudeur et son goût pour la litote ne nous égarent pas. Il s’agit là de choses graves, de vie, de mort. D’un peuple que menace quelque chose comme l’avortement de son être et à qui des menteurs appointés chargés, aujourd’hui comme hier, de vendre une politique aliénée et impuissante n’auront bientôt guère plus à proposer qu’une forme cousine de la « sédation profonde et continue jusqu’au décès » qu’on réserve aux malades incurables.

Devoir exister personnellement. Devoir penser individuellement. À ses risques. Devoir s’opposer solitairement. À ses frais. Voilà l’obligation, entièrement incontournable ce jour-là, qui s’est invitée, ou plutôt imposée, dans l’hémicycle. Agression inhumaine quand tous les excellents principes que la famille et l’école vous ont inculqués ne peuvent vous faire oublier que cet échafaudage de vertus repose en réalité sur les deux piliers de la décivilisation occidentale que sont le respect hypocrite de l’autorité et la noire méfiance de soi-même. Agression inhumaine quand la modernité mercantile et l’avarice ordinaire qui la suit comme un caniche travaillent sans relâche à faire de ce faux respect et de cette folle méfiance la substance de votre être et la chair de votre raison. Aucun député macroniste n’en doutait : rien, absolument rien ne pouvait expliquer, encore moins justifier, ce nouveau veto. Et pourtant, ils allaient encore l’infliger aux Français. Et, plus cruellement encore peut-être, se l’infliger à eux-mêmes. Absurdement. Contre leur intérêt. Contre l’intérêt général. Contre l’intérêt de leur parti. Contre l’intérêt du président de la République. Ils l’ont immédiatement compris : rien ne pourrait jamais faire oublier une telle catastrophe symbolique, pas même des injections de communicants accourus en hâte par le train, par l’avion, par voie de messageries hautement sécurisées, pour tenter d’enterrer cette extravagante révélation de la conscience publique sous des brouettées de scandales croustillants et secs, pour dissimuler sous des bâches de morale miteuse, hâtivement recyclée, l’évidence que la représentation nationale s’était retrouvée, pour une fois, bien malgré elle, au cœur saignant du tourment quotidien de tous les travailleurs : ne pas oser dire ce qu’ils pensent.

Troublés, ces députés l’étaient évidemment. Meurtris. Mais, surtout, stupéfaits de cette fenêtre soudain si largement ouverte sur leurs âmes. Revivant la scène, la même Olivia Grégoire se doutait-elle qu’elle était en train d’entrer dans les livres de grammaire ? « On ne peut pas leur reprocher de suivre leur majorité » s’écriait-elle avec cœur. Quel modèle d’antiphrase ! Les mots sont lourds de la contradiction qu’ils se donnent à eux-mêmes. Mais si, Madame, on le peut ! Et même, comme vous le devinez si fort, on le doit !

Dans leur trouble, je sais bien ce qu’ils regardaient, les députés de la majorité. Ils regardaient ce qui, à la fois, les dédouanait et les enfonçait dans leur embarras. Ils regardaient le banc du gouvernement où siégeait Madame Muriel Pénicaud, ancienne DRH et présentement ministre du Travail. Et Madame Pénicaud, qui comprenait tout et devait en souffrir plus que tout le monde, ne levait pas le petit doigt pour crever l’abcès. D’une seule phrase, d’un seul mot, Madame Pénicaud avait le pouvoir d’effacer cette stupide ardoise. Personne, je crois, n’aurait eu l’imbécile mauvaise foi de le lui reprocher. Mais Madame Pénicaud ne disait rien. Madame Pénicaud parlait comme à l’ordinaire, quand il ne se passe rien. Madame Pénicaud parlait comme Madame Pénicaud. Quand elle évoquait les parents éprouvés par la perte de leur enfant, j’observais qu’elle multipliait tellement les mots de compassion, les malheureux et les malheureusement qu’ils en devenaient presque artificiels et un peu gênants. Et certes je ne croyais pas un instant à l’insensibilité de Madame Pénicaud. Elle était affligée, vraiment affligée. Et même deux fois affligée. Par le sujet du débat et par le tour misérable qu’il avait pris. Mais, ce débat, Madame Pénicaud ne le remettait pas sur ses pieds. Ni sur ses rails. Et sur la bonne voie. Madame Pénicaud renvoyait aux députés l’image d’eux-mêmes comme ils lui renvoyaient la sienne. C’est alors que je me suis souvenu d’un autre DRH, il y a trente ans. Nous nous combattions sans nous détester. Nous discutions souvent. Ses hésitations, ses soupirs, sa manière brusque de changer de sujet ou, parfois, de mettre fin trop vite à notre entretien, me laissaient une impression étrange. Un jour où je m’occupais moins, sans doute, de mes arguments que de comprendre d’où il tirait les siens, j’eus le sentiment que ce qu’on n’appelait pas encore l’hypertexte de son propos, le lien de ses contradictions, tenait en quelques mots infiniment simples qu’il n’avait jamais prononcés et ne prononcerait jamais : « Moi aussi, je suis un subordonné. »

J’ai lu que le président de la République avait mis en cause le sens politique de Madame Pénicaud. Bobard ou indice ? Je pense que Madame Pénicaud a tout de suite mesuré l’étendue des dégâts politiques et que son silence n’est pas la conséquence de sa pusillanimité. Je pense que, tout aussi vite, elle a réalisé dans quelle situation l’Assemblée nationale se trouvait et qu’elle ne pouvait l’en tirer qu’au prix d’une initiative d’une nature exceptionnelle qu’elle ne s’est pas, comme on dit en Provence, sentie d’assumer. Je pense que le sens politique n’avait rien à voir là-dedans. Je pense que le spectacle que nous avions sous les yeux ne relevait pas de l’étage de l’historique et du politique, mais de celui du fondamental et de l’anthropologique. Je pense que nous avons vu ce jour-là ce que nous ne voyons presque jamais, ce que, du protocole à la communication en passant par l’information, tout a fonction de nous dérober : des êtres vivants aux prises avec eux-mêmes et nous signalant ou, du moins, nous laissant percevoir, les vrais mouvements de leur esprit et de leur cœur. Je pense qu’ils nous livraient ainsi, sans le vouloir, beaucoup plus qu’un secret politique. Je pense qu’ils nous parlaient de ce chimérique et fameux monde du travail qui, s’il est vraiment monde, ne l’est que parce qu’il est mondifié par une dramatique dépendance des personnes qui n’a rien à voir, ni de près ni de loin, avec les exigences de l’organisation ou de la production. Je pense que si le président de la République, ou quelque autre autorité officielle, a vraiment eu la réaction rapportée par la presse, cette interprétation erronée est un indice d’une importance capitale pour comprendre les prétendus dysfonctionnements de notre société, euphémisme qui évite de donner son nom à la maladie sociale qui pervertit et corrompt la quasi-totalité des travailleurs à tous les étages de la hiérarchie. Je pense que c’est cette maladie qui, franchissant tous les barrages de la prophylaxie managériale, a envahi, ce jour-là, le Palais Bourbon. Je pense que Madame Pénicaud a eu très exactement le comportement qu’on attend d’un DRH. Je pense que, si l’idée l’a jamais effleurée qu’il était nécessaire, ce jour-là, d’en prendre l’exact contrepied, tout en elle s’est rebellé. Je pense que la classe politique supérieure est composée de gens qui, dans le jeu de petits chevaux du pouvoir, sautent directement d’une bonne case à une autre bonne case, d’une case confortable à une autre case confortable, sans avoir jamais à s’arrêter aux cases intermédiaires ou ordinaires où grouillent tous les virus que la société bourgeoise, version laïque ou version non laïque, y a délibérément installés. Je pense que la désinvolture de ces favorisés leur vient de ce qu’ils imaginent être leur supériorité quand ils considèrent le reste de la population. Je pense qu’ils n’ont en cela raison qu’à moitié car, à l’instant même où ils se félicitent de cette apparente supériorité, ou s’en consolent ou s’en rassurent, ils ne s’aperçoivent pas que ce cadeau du sort est bien ambigu, qu’il les condamne à des relations de regard et de mesure avec les autres humains et que, s’il leur épargne les souffrances de l’aliénation ordinaire, il les charge d’illusions extraordinaires qui, si elles se dissipent jamais, mettent un temps infini à le faire. Je pense que les épreuves des travailleurs sont douloureuses mais qu’elles les mettent en face d’une réalité non inventée alors que les illusions des soi-disant élites leur feront toujours ajouter de la fumée à la fumée. Je pense que leur virtuosité langagière et l’hésitation du plus grand nombre à s’exprimer sont les deux manifestations de la même aliénation. Je pense que les uns peuvent s’exprimer parce qu’ils n’expriment rien et que les autres ne peuvent pas s’exprimer parce qu’ils voudraient exprimer tout. Je pense que la plus grande partie de la société étouffe et que l’autre partie s’évapore. Je pense que ce contresens sur l’attitude de Madame Pénicaud pourrait être le point de départ d’une réflexion sur l’expression du peuple français. Je pense que la vraie révolution est là, non pas dans des rêvasseries robespierriennes. Madame Pénicaud, dans cette affaire, a agi en subordonnée loyale, c’est-à-dire, dans le système de relations pervers d’une organisation perverse, en aliénée. Je n’ai jamais vu autre chose dans les entreprises quand un grain de sable en perturbe le fonctionnement parfait, parfaitement inhumain. Je pense que l’incident du Palais Bourbon montre que ce système n’est pas seulement nocif aux petits subalternes qui le subissent mais que les grands subalternes qui l’installent peuvent se le prendre dans la poire. Je pense qu’il n’y a que de mauvaises raisons de prolonger sa détestable existence et que seuls des personnages plus détestables encore peuvent imaginer le contraire. Je pense qu’une telle chose ne convient qu’à une population de domestiques imbéciles qui n’existe que dans le délire de quelques gangsters déments. Je pense que tous ceux qui ont contribué à son installation n’ont plus maintenant, en fait de droits, que le devoir de se taire et de se faire oublier.

Toute angoisse de mort renvoie à une angoisse de vie. De la circonstance qui était à l’origine des débats et qui planait sur eux, je ne dirai qu’un mot. Ma mère, dans sa jeunesse, avait travaillé quelque temps à la Librairie italienne et y avait rencontré les frères Fratellini, les plus célèbres clowns de l’époque. Elle évoquait souvent avec émotion la soirée où elle avait vu l’un d’eux – ils étaient quatre – plus déchaîné que jamais sur la piste du cirque alors qu’il avait, quelques heures auparavant, enterré l’un de ses enfants. Elle revenait régulièrement sur ce souvenir, sur ce deuil impossible immédiatement associé, inextricablement mêlé à ce jeu bienfaisant, à cette haute expression de la vie. Je sentais que ce pari des profondeurs l’avait bouleversée. Loin de la conduire à une rumination morose, cette ineffaçable tragédie avait provoqué en elle une insolente affirmation de vie qui, dans ses périodes dépressives, la rendait à elle-même. Je n’ai rien senti de semblable à l’Assemblée nationale. Je l’ai regretté pour moi, pour les Français et surtout pour les jeunes, à la formation desquels les exhibitions de névrose ne contribuent guère. Le contraire eût été miraculeux : rien d’autre ne s’est exprimé qu’une compassion solennellement maladroite ou maladroitement solennelle. Sincère évidemment, sincère. Sincère mais embarrassée. Sincère mais apeurée. Sincère mais presque coupable. Une compassion compassée. Un discours de pompes funèbres, aurait dit Sartre. Les morts enterraient leurs morts. Le triomphe des choses. Si, devant ce parterre de fleurs artificielles, quelqu’un s’était écrié Vive la République ! il eût fallu expliquer qu’il parlait à l’optatif, ce mode grammatical dont disposent ou disposaient certaines langues, notamment le grec, pour exprimer le souhait ou le désir. Personne, je crois, n’aurait eu le front d’affirmer qu’elle était vivante.

 Données ou prises ?

Les chercheurs se mettent à la torture pour trouver dans notre trop petit pays toutes les données dont il leur faudrait nourrir la prétendue intelligence artificielle, le plus loufoque des oxymores. Ils expliquent qu’à partir de ces données se construit l’information et, sur cette dernière, la connaissance dont ils n’attendent rien de moins – et rien de plus – que l’amélioration de nos conditions de vie. On reste toutefois frappé de la disproportion qui semble exister entre la complexité de la science informatique et la nature des découvertes dont elle peut accoucher. Il y a quelques années, dans sa leçon inaugurale au Collège de France, un éminent savant se félicitait de voir la recherche établir un rapprochement – pour elle inattendu – entre les utilisateurs de couches-culottes et les consommateurs de bière. Rassurante quant à la tempérance des chercheurs, cette découverte paraîtra moins étonnante à ceux qui sont familiers des effets de cette sympathique boisson. Et ce ne sera pas par excessive extrapolation qu’on verra dans cet exemple la limite des fameuses données. Elles valent pour l’inerte, pour les choses, pour les produits, pour rien d’autre. Elles ne disent rien, jamais rien, des êtres humains. Rapportées à eux, elles ne sont que leurs déchets. Ou leurs excréments, comme dit, non par provocation mais par loyal souci de justesse, le formidable Tchouang-tseu. Si les textes d’un penseur de cette taille étaient proposés à la réflexion des futurs dirigeants plutôt que des dissertations d’économistes de petite envergure, la notion de données serait très vite renvoyée au statut subalterne et confus qui est le sien. Et d’ailleurs, ces données, sont-elles vraiment données ? Nullement. Comment y aurait-il données sans donneurs ? Ces données sont des prises, comme au catch, aux échecs, à la guerre. Il n’y a rien en elle des échanges et de la vie que leur nom, mensonge ordinaire de la communication, suggère. Quand nous sommes assez naïfs pour leur demander de nous éclairer sur l’existence humaine, ces malheureuses données ne peuvent nous parler que du passé ou de l’insignifiant. La vérité et la sagesse seraient de prendre acte de leurs limites. Et de chercher sans elles, hors d’elles, la solution de problèmes qui les dépassent et sur lesquels elles n’ont rien à nous dire. Quand l’humanité ne se dérobe pas à son destin, elle imagine ses chemins ou, ce qui est la même chose, elle les retrouve en parcourant par l’intelligence et le cœur les réserves secrètes de la mémoire et du désir. La science manque de données ? Qu’elle demande donc aux citoyens d’en inventer, celles-là ne seront pas truquées et seront vraiment données.

Cœurs incomplets

Tous les deux, ils travaillent. Leurs métiers sont différents mais le climat qui règne dans les deux boîtes est le même. Avec les concurrents, compétition. Avec les collègues, compétition. Évaluation permanente. Blabla de la motivation. Apprentissage de l’insincérité. Objectifs inventés par des ballots. Bruits de couloir. Masques invisibles. Incertitude du lendemain. Lugubres pots de retraite. Fausses réjouissances. Faux enthousiasme. Fausses relations. Fausses confidences. Séduction truquée. Personnalité rapportée. Et, sur tout ce mensonge, sur tout ce déséquilibre constitutif voulu et provoqué, sur toute cette fabrique de nullité et de ressentiment, sur ce pied-de-nez à ce qui compte et à ce qui vit, un sourire comme un vernis. Le soir, chacun des deux retrouve l’autre sans pouvoir se retrouver soi-même. Terrible jeu de miroirs sur fond de tracas quotidiens. Insatisfaction, querelles, rancune d’amour, exaspération, colère, brutalité, vraiment ça vous étonne ? Vous croyez qu’en ouvrant sa porte on se débarrasse de cette saleté, on se vide de ce vide ? Mais vous avez un grand cœur, vous vous opposez aux violences et comme les femmes en sont le plus souvent les victimes, vous les défendez en priorité. Bravo. Chapeau. Normal. D’accord. Mais attention. Ne faites pas semblant de ne pas comprendre ce qui se passe vraiment. Le jeu, si l’on peut appeler cela un jeu, ne se joue pas à deux, mais à trois.  Avec le monde.

Au mais pas du

Quand mon univers ne dépassait guère l’espace du patronage et de la paroisse, je voyais avec rage l’esprit bourgeois s’accaparer l’élan chrétien et le corrompre en l’affadissant. Mon regard s’est, je crois, élargi. Ma rage aussi. Une bourgeoisie bien plus cruelle que celle qu’on retrouvait, le dimanche, à la confortable messe de onze heures dicte maintenant à une société froussarde et paniquée ses principes et ses choix. Aujourd’hui comme hier, être au monde, pour elle, c’est être du monde. Là est le fossé, là est le gouffre entre elle et moi. Tout, absolument tout – force et faiblesse, amour et haine, vice et vertu, liberté et captivité – m’en a convaincu : être vraiment au monde, c’est ne pas être du monde.

Rien n’est rien

Se montrer nu et dans sa misère, pour rien. Parce que. Parce qu’on a imaginé, une fraction de seconde, qu’il y aurait là-dedans je ne sais quelle issue, je ne sais quelle affirmation, je ne sais quelle libération. Parce qu’un instant ça a paru avoir du sens, réveiller du vrai, chasser du mensonge. Parce qu’à force de vivre dans du raisonnable délirant, on finit par se convaincre que le délire sera raisonnable. Parce que, comme le disait un ami de Maurice Clavel, votre nature ne vous supporte plus. Le citoyen-consommateur comprend parfaitement cela. Mais son devoir, sa mission, son identité – donc son intérêt – est de ne pas le comprendre. Il doit être bien d’accord : cet incident ne parle pas de détresse, cet incident n’a rien d’un appel, cet incident n’a aucun sens. Ce soir, avant de s’endormir, il se dira trois fois : « Cet incident ne me concerne en rien. » Trois fois. Une fois pour la liberté, une fois pour l’égalité, une fois pour la fraternité. Après cela, il pourra dormir comme un plomb. Et vivre de même, jusqu’à ce que le plomb pète.

Ni plus, ni moins

 Polanski. Il ne devrait plus y avoir matière à commentaires une fois qu’on a affirmé qu’un artiste est un justiciable comme les autres, ni plus ni moins. Ce qui est inquiétant dans les affaires de ce genre, c’est la privatisation de la justice que trop de gens rêvent de réaliser à leur profit et qui est entièrement contradictoire avec l’idée même de civilisation. On peut parfaitement entendre que des consciences douloureusement affectées soient tentées de céder à une rage vengeresse : elles ont droit à ce que les fermes explications qu’on leur donne soient vraiment respectueuses de leur douleur et délicatement attentives à leur émotion. On ne s’obligera pas, par contre, à considérer les diktats des spécialistes auto-proclamés du juste comme autre chose qu’un chapelet d’inepties qui ne méritent pas qu’on leur consacre plus de temps qu’il n’en faut pour les écarter sèchement. Enfin on s’étonnera qu’un ministre de la Culture qui n’a pas été spécialement désigné pour ses compétences cinématographiques se mêle de souffler ses décisions à un jury parfaitement responsable et autonome, s’attribuant ainsi à lui-même le titre très peu enviable de ministre de l’Opinion. Il est heureux que les temps antiques n’aient pas été encombrés de ces grandes âmes qui ne prennent, à vrai dire, toute leur dimension que sous les projecteurs. Les livres d’André Gide, qui ne fut pas précisément un modèle de moralité, auraient été censurés et le gamin que j’étais à la fin de la guerre n’aurait pas trouvé en eux non seulement sa première émotion littéraire mais surtout un élan et une force de désir dont il était bien incapable de se demander ce qu’ils alimentaient mais qu’il sentait comme un fleuve puissant où se noyaient beaucoup de ses inquiétudes. Polanski est un justiciable comme les autres, ni plus ni moins. Point final. Pourquoi donc en doute-t-on ? Parce que la peur. Parce que la bourgeoisie. Parce que la bourgeoisie a peur. Il lui faut du pouvoir. Le monde qu’elle a patiemment tricoté perd ses mailles les unes après les autres. Elle sent qu’elle n’aura bientôt plus prise sur rien et elle en panique. De la même manière qu’elle achetait naguère en Bourse du pétrole, de l’aluminium ou du chemin de fer, elle achète désormais de la Justice à tout va. Et, comme autrefois les matières premières ou l’industrie, tâche de la refaire à son image, à son goût, à son profit, à sa médiocre taille. Retenir, empêcher, privatiser. Elle ne peut pas accepter que l’homme porte en lui du plus grand que lui-même qui le fait divers, complexe, contradictoire. Ses fautes et ses crimes doivent l’empêcher de laisser échapper de la beauté et si, d’aventure, elle s’échappe, il ne faut pas qu’il le sache. L’homme bourgeois ne se déploie pas, il s’agrippe. Pour lui, c’est l’étroit qui commande, jamais le vaste. L’avarice, ce sacrifice à l’absurde, est le prix à payer pour ne pas être, pour coller au monde, à soi-même, à son image, à sa mort. Eh bien, non. Un artiste est un justiciable comme un autre, ni plus ni moins. Quel que soit le destin judiciaire de Polanski, ses films resteront beaux. Et il n’y aura aucune raison, jamais, de ne pas les proclamer tels. Et il ne sera jamais juste de ne pas les proclamer tels.

3 mars 2020