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Labass ? Chwiya…

LE MARCHÉ L

Un ami algérien m’interpelle : « Mzuri Kidago, tu vas le dire en arabe ce coup-ci ? » « Bonne idée, tu traduirais comment ? » C’est un homme de grande culture, il réfléchit longuement. « En arabe littéraire, ça pourrait donner… » Je le vois tourmenté. Soudain son visage s’éclaire. Il rit. « On va dire ça comme à Alger, ce sera plus simple, ce sera mieux : Labass ? Chwiya... » Il ne sait pas à quel point il me fait plaisir. « Labass », ainsi s’avançait, du fond de sa boutique, l’épicier de la rue de Domrémy. Un instant, tout se brouille délicieusement, Bab el Oued, le treizième, le patronage, toutes les enfances en une seule enfance, et ce foutu vieux monde qui n’en finit pas de ne pas dégager, et l’herbe baignée de rosée, dans les camps de mon adolescence, quand nous chantions les Laudes.
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En langue populaire ? Il a raison. Ce qui ne peut se traduire dans ce langage-là ne fait pas de ronds dans l’étang. La pensée intrépide et la langue populaire, voilà la base et le sommet, la quintessence et le grand ordinaire, la grâce et le tout venant ; entre les deux, l’insignifiant. Quel beau mot, non, le tout venant ! Et ce dégage, qu’il en rameute des souvenirs ! Un rond tracé dans la poussière de Montrouge, la partie commence. Le gamin fléchit un peu les jambes, son bras étendu se balance lentement pour ajuster le geste, il a dans la main une grosse bille d’acier – la cale, ou le calot – avec laquelle il doit chasser les billes en terre qui ont été placées dans le cercle. Tous les joueurs en ont déposé le même nombre, dont ils ont débattu. Cela se dit : « Des deux », ou « Des trois », ou « Des cinq ». Celui qui parvient à chasser une ou plusieurs billes peut rejouer jusqu’à ce qu’il perde. Quand sa position n’est pas favorable, il a le droit de faire un petit pas de côté semblable à celui du rugbyman qui tape une  pénalité. Attention. Il doit alors annoncer « patte ! », faute de quoi il passe son tour. Mais il arrive qu’un curieux planté près du rond pour regarder la partie ne se déplace pas assez vite et l’empêche de jouer. Alors retentit le cri de l’exigence de liberté : dégage !
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Ce mot de mon enfance, qui porte avec lui la rude tendresse de la banlieue des années 40, et que, petit garçon, j’aurais voulu lancer aux uniformes verts auxquels nous nous heurtions partout, le voici donc associé à ces magnifiques révoltes arabes ! J’entends dans ce dégage quelque chose de l’avertissement biblique : ne impedias musicam, n’empêche pas la musique. Ce n’est pas une déclaration de guerre, ce n’est pas un bannissement, ce n’est même pas la seule affirmation d’un droit. C’est une respiration de l’être, et seuls comptent vraiment les moments de l’Histoire où on l’entend. Celui-ci en est un.
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Au temps de la grande dissidence chiraquienne, un chauffeur de taxi marocain m’avait fait part de son enthousiasme. Je m’étais lancé, au fond de la voiture, dans un commentaire géopolitique filandreux que les embouteillages ne cessaient de prolonger et qui me collait à l’esprit comme un chewing-gum. La semaine dernière, c’est le kiosquier tunisien qui, du plus loin qu’il m’a vu, a brandi mon journal en riant. Je l’ai longuement écouté. Il m’a parlé des événements, bien sûr, mais plus encore de la sympathie que lui témoignent ses clients. Il m’a assuré qu’on pouvait rêver de réconciliation définitive, que les peuples arabes, si on savait leur montrer cette sympathie-là, se sentiraient enfin compris, et même un tout petit peu estimés, que les crimes des fanatiques en seraient contrariés, empêchés peut-être. Je l’ai écouté. Mais, cette fois, je n’ai rien dit, je lui ai serré la main très fort. Tout cela n’était pas seulement son affaire, c’était la nôtre.
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Ce qui s’est passé à Tunis et au Caire et déferle désormais sur tout le monde arabe est bon. À mon sens, absolument bon. J’oserai dire : bon en soi. Tout ce qui est déjà advenu de cruel, tout ce qui pourrait encore advenir de mauvais, ou même d’effroyable, n’y changera rien : nous venons d’assister à une émergence de l’incontestable. Elle ne guérira personne de rien et ne vaccinera personne contre rien. Elle ne débouchera sur aucun chemin de roses, mais rien ne pourra faire qu’elle n’ait jeté son affirmation de sens à la face du non-sens, que sa triomphante simplicité n’ait cruellement souligné les rides des cyniques et des bavards. Il faudrait être myope pour l’imaginer capable de transformer l’histoire des hommes en conte de fées, mais il faudrait être comme mort pour ne rien voir, ne rien entendre, ne rien sentir de ce qu’elle annonce ou, en tout cas, de ce qu’elle signifie. Nonobstant les convulsions prévisibles, elle déroulera imparablement ses effets pacifiques. L’intelligence et la vie sont de son côté.
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Jacques Berque aura eu raison sur toute la ligne. Non, les pays arabes ne sont pas condamnés à choisir entre des tyrans maniaques et cupides et un islamisme sourd et aveugle. Non, l’islam de progrès n’était pas une vue de l’esprit : ou plutôt si, c’était la vue juste d’un esprit juste. Non, ce fondamental, où il voyait à la fois la ressource et l’appui de l’historique et sa permanente contestation, n’était pas une rêverie de penseur égaré en poésie. D’un côté, un presque rien, une brusque déflagration dans la conscience de Mohamed Bouazizi, imprévisible et inimitable parce que non intentionnelle ; de l’autre, comme Berque aimait à dire, l’indéchiffrable ou l’indéfrichable d’une immense émotion accumulée : et la révolte est en marche, exemplaire. Oui, il avait raison de penser que les grilles aussi simplettes que complexes d’un Occident plus rationnel que raisonnable et plus ratiocineur que rationnel ne rendraient finalement compte de rien, et s’inclineraient devant des instances d’une tout autre valeur, d’une tout autre densité, d’une tout autre réalité. Oui, comme il le croyait de toutes ses forces, quelque chose d’irrécusable naîtrait un jour de ces pays qu’il disait sous-analysés et sous-aimés, et à l’égard desquels, loin du pathos cafouilleux et de la culpabilisation suspecte, il pouvait parfois se montrer aussi sévère qu’il savait l’être pour cette France dont il n’avait nulle hésitation à se dire le patriote. Et cela qui naîtrait de ces pays ne s’inscrirait pas sur le registre de la possession, du pouvoir, du triomphe, mais diffuserait une ampleur généreuse, une vie irrépressible.
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Dégage ? Dégage quoi, au fait ? Le tyran, bien sûr, et comment ! Mais sans charger inutilement la barque de la vengeance. Le plus important n’est pas de l’installer, un cornet acoustique à la main, devant des types en perruque. La justice, oui, mais ne jamais oublier : c’est le plaisir de Dieu seul, précisément parce qu’il la surplombe et qu’il ne connaît pas le ressentiment. Donc, sauf si le personnage est encore trop dangereux pour qu’on puisse lui faire de bonnes manières, le plus raisonnable est de récupérer l’oseille volée, et bonsoir, on t’oublie, l’exemplarité détourne facilement de l’essentiel. Et l’essentiel, dans ces révoltes sans issue de secours, sans plan B, sans parachute, dans ces révoltes pur jus de l’esprit et du cœur, c’est cette place qu’on récupère, au centre de la ville et au centre de soi, cette place vide, vidée de tout ce qui l’encombre. Imprudence ? Peut-être. Mais imprudence superbe. Sage imprudence.
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Mais c’est là un alcool trop fort pour les gosiers de nos importants. Ils le recrachent en douce avant de chanter en chœur, ou presque : démocratie, démocratie ! Ils n’ont pas tort. Ils n’ont pas vraiment raison. Les mots sont justes, pas la musique. La vieille Europe vend sa démocratie comme une chaisière aigrie vend sa religion, un militant décervelé sa lutte des classes : produits nullement négligeables, mais la médiocre conviction des vendeurs décourage. Sous la satisfaction, on sent poindre l’inquiétude, sous l’inquiétude les conseils, sous les conseils la prescription discrète. Déjà la machine à classer crépite, bons et mauvais points se distribuent. Précipitation de mauvais aloi. Frustration perceptible. Chaque fois que la liberté s’exprime un peu hardiment quelque part, les importants des pays riches s’enrhument. Leurs craintes sont sincères, pas leurs félicitations. Ils prennent l’événement à l’envers : la peur, on le sent trop, l’emporte sur la joie ; et même aussi une certaine aigreur de spécialistes vexés. En Tunisie, en Égypte, c’est le bonheur qui est premier, l’inquiétude vient ensuite, fille de la lucidité. Conséquence : nos élites n’ont jamais moins compris ces peuples auxquels, en revanche, les événements fournissent une vue imprenable sur la pusillanimité occidentale. Mais sur quoi se méprend d’abord l’Occident ? Sur les autres ou sur lui-même ?
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Ce commentateur s’inquiète. Ni dans la révolution égyptienne, ni dans la tunisienne, les partis politiques n’ont joué un grand rôle. Cela peut se concevoir, explique-il, pour la partie négative de la révolution, celle de la destruction, mais c’est inimaginable pour l’étape positive, la construction. Consternante remarque. Si la question des partis se pose un jour, le moins stupide serait sans doute de faire confiance aux peuples concernés pour la résoudre ; de toute façon, les articles qui nous restent dans ce rayon-là sont trop défraîchis pour être vendus, même soldés. Quant à distinguer dans ces révolutions une prétendue phase de destruction et une phase supposée de construction, c’est montrer un esprit encombré de schémas de bureau d’études, c’est traiter les sociétés comme des quartiers à rénover, c’est réfléchir au destin des humains comme, casque de sécurité en tête, les chefs de travaux organisent les chantiers ; c’est témoigner à la fois de la nullité de la formation qu’on a reçue et de son incapacité perso à la questionner sérieusement. Et, par-dessus tout, c’est allumer sur le tableau de bord des sociétés occidentales plus de clignotants qu’il n’y a de bougies sur le gâteau d’une centenaire. « Le plaisir de détruire, disaient les anarchistes russes, est déjà une joie créatrice » Même si l’on ne partage pas cet enthousiasme romantique, il faut être un sacré fruit sec pour se montrer si peu sensible à l’immense mouvement de la jeunesse arabe et tenir, sur une affaire aussi brûlante, des propos d’indécrottable bon élève en gestion, propos en vérité anti-érotiques et fondamentalement pornographiques en ce qu’ils ravalent l’élan de la vie à l’image qu’ils en prennent, ou qu’ils lui volent. Propos d’une âme aliénée, bêtement fière de son incapacité à saisir le vivant dans toutes ses sortes, à l’imaginer, à l’aimer. Propos d’avare, propos de petit discutailleur de désir, propos de cadre du parti, de l’entreprise, de l’église, du gang. Compulsion de réduction, avec ça on réussit les concours ! Haine de soi projetée sur les autres. Névrose de dessiccation. Comprendre l’autre, c’est chercher la logique de ce qui le meut, être aimant pour son âme en sorte d’en percevoir le champ magnétique et d’en provoquer le mystère. Comprendre l’autre me renvoie à moi-même comme un boomerang, comprendre l’autre me met dans tous mes états. Facile, évident, ça. Un gamin de six ans le sait, c’est pourquoi il cherche le lieu de cette rencontre impossible, et pourtant si réelle : on serait des Indiens… Mais la seule idée claire qu’aient retirée les importants de leurs interminables études, c’est que la pensée s’achète dans les magasins de bricolage.
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Si au moins ils roulaient pour quelque chose de repérable, ces jeunes Arabes ! Pour le communisme international, par exemple, comme le croyaient, dur comme fer, en 1960, les fins stratèges du fameux Cinquième Bureau. Ou pour Ben Laden et les barbus, comme l’imagine Khadafi dans son délire. Les Occidentaux ont une hypothèse aussi rassurante qu’ambiguë : la jeunesse arabe vogue vers la démocratie. Précisez, je vous prie, vous êtes confus. Si vous voulez dire qu’écœurée des régimes qu’elle a connus et des voyous auxquels vous avez distribué vos mamours républicains, elle veut desserrer l’étau de sa servitude, inutile de vous appesantir, mon temps est précieux. Oui, cette jeunesse choisit la démocratie, et fermement : mais ce qu’elle choisit par là, c’est un certain climat sans lequel la liberté, l’égalité et la fraternité se vident de sens avant de sombrer dans l’imposture, un climat, si naïf qu’il puisse paraître de l’écrire, où la réflexion, l’échange amical, l’intériorité favorisent une socialité première qui ne renonce certes pas à affronter les contraintes matérielles, mais loin de chercher dans cette nécessité sa puissance ni sa gloire, se contente d’y voir une obligation vitale et un devoir de justice. En un mot, si cette jeunesse choisit la démocratie, ce n’est pas la démocratie occidentale avec sa locomotive couverte de drapeaux et tapissée de principes, son wagon de luxe où pérorent les financiers, son fourgon où s’entassent managers et communicants, les hélicoptères qui surveillent le convoi, naturellement à l’arrêt, merci de votre compréhension, tandis que les voyageurs ordinaires, ces encombrants, patientent sur le quai, ils aiment tellement regarder les trains. Oui, ils veulent la démocratie, les jeunes Arabes. Mais pas la nôtre, la leur. Une démocratie sans les deux virus qui la paralysent infailliblement : les fondamentalistes et les communicants. Une démocratie de la parole, de la rencontre, de l’élan, de l’amitié, de l’humour, de la profondeur d’être. Une démocratie de la simplicité, pas une démocratie de la pub, des pachas d’entreprise, des retoucheurs d’image, pas une démocratie où une action est d’abord un papelard qui vaut du fric. Une démocratie de l’inspiration. Une démocratie à ciel ouvert, à cœur ouvert, à comptes ouverts. Une démocratie de l’irrévérence respectueuse, pas la démocratie du respect à deux balles. Une démocratie de voyageurs, pas la démocratie des pères tranquilles dont on cuisine l’inexprimable rancœur et la haineuse docilité avec des caméras de surveillance. Pour la construire, leur démocratie, puissent-ils courtoisement refuser les conseils que nous nous apprêtons à leur prodiguer pour les seuls intérêts de notre puissance, de nos affaires, de notre image, c’est-à-dire – à moi saint Paul, à moi Tchouang-tseu ! – de nos déjections.
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Venir en aide aux peuples non pas quand ils étouffent mais quand ils respirent, voilà qui a la grandeur du management, la noblesse des stock options, la fine intelligence du consulting international. Nous sommes entre nous, je vais vous dire. Nos élites n’aiment pas le malheur des autres, mais elles arrivent à le supporter. Elles savent faire : elles le dénoncent, ou elles défilent, ou elles le commentent, ou elles prient, ou elles pleurnichent, ou vous me ferez un petit mélange. Ou elles s’indignent. Enfin, comme elles disent, elles font avec. Une chose, par contre, qu’elles ont du mal à supporter, c’est le bonheur. Le bonheur des autres les fait tousser, c’est comme ça. Le bonheur des autres les rend toutes tristes. D’où leurs airs cyniques, ou dégoûtés, ou inquiets. Ce n’est pas qu’elles soient forcément méchantes, notez. Il y a des gens qui ne supportent pas le rire, c’est tout, qui se dépêchent de revenir aux sujets sérieux, ou de vous offrir un verre, des petits gâteaux, des chocolats. Des gens que rire met mal à l’aise. Nos élites, elles, n’aiment pas trop le bonheur ; la liberté, pas beaucoup plus. Elles se plaisent énormément à en déplorer l’absence, mais elles ont du mal à en saluer la présence sans assortir leurs félicitations de conseils, sans les emballer dans des avertissements ou des propositions de toutes sortes. C’est qu’en cas de malheur, on a la main ; en cas de bonheur, on la perd. Aimer les gens dans le malheur, c’est douloureux, mais gratifiant, comme dit le psy. Aimer les gens dans le bonheur demande davantage de générosité, vos emmerdes vous sautent à la tête, vous vous sentez un peu plus seul ; pour éviter ça, vous vous faites lucide, ou cynique. Car le fond du cynisme n’est pas la méchanceté, c’est la puérilité. Le cynique a peur du bonheur parce qu’il est beaucoup plus fort que le malheur : il oblige à changer. C’est pourquoi il passe son temps à démontrer l’impossibilité, ou l’absurdité, de changer, c’est pourquoi il fait celui qui est bien au courant de la nature humaine, qui en a jadis exploité toutes les ressources, puis les a jaugées et dépassées, et peut donc maintenant les mépriser : le vrai, c’est qu’il déploie une activité débordante pour ne pas sortir de ses couches. Le bonheur des autres, pour le cynique, c’est le pire des tourments, c’est une offense personnelle qui l’oblige à se lancer dans une entreprise de démystification. Le cynique est un casanier qui veut passer pour un explorateur. Mais non, il n’est pas forcément méchant : il peut même sentir ce qu’il y a de vil à ne pas se réjouir vraiment du bonheur d’autrui, et souffrir très dur, dans ses couches, de cette vilenie. Ce qu’il faut comprendre, jeunes gens d’ici et d’ailleurs, c’est que le pouvoir et l’argent sont les couches les plus confortables, les plus imperméables, les plus ridicules. Quand un important vous explique anxieusement qu’il ne faut pas s’éloigner de la réalité, imaginez-le accroché à ses couches, vous éclaterez de rire et ça le fera tout bête.
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Le cynique n’est pas constamment odieux. Il paraît parfois si fragile qu’on aurait presque envie de le prendre en pitié, de lui porter secours. Parfois, mais parfois seulement. Dans cynique, attention, il y a chien. Débat à la télé sur les événements arabes. Les échanges roulent sur la fameuse aide économique, sociale, politique que l’on ne manquera pas d’apporter au Maghreb. Un intervenant s’interroge sur la nature de cette aide, sur les conditions dans lesquelles elle sera proposée ou accordée. Un autre l’interrompt : « Ils auront besoin de manger ». Le ton ne trompe pas, je l’ai souvent entendu dans les entreprises. Pas la moindre commisération, même familièrement exprimée. Pas une once d’amitié. L’énoncé d’une évidence cruelle, triomphante. La résorption de l’individu dans la matière, la jouissance de lui rappeler ses besoins, et qu’on en a la clé. De lui rappeler ses couches, et ce qu’il y a dedans. Le fait. Le fait qu’un abruti vous envoie dans la gueule comme un poing sans s’apercevoir que c’est sa connerie qui le fait, qui le fignole, qui le décore. La fierté d’être un mécano de l’humanité, de s’être débarrassé, une fois pour toutes, de sa subjectivité. Ainsi, dans le train, cet homme et cette femme qui reviennent d’un séjour dans je ne sais quel centre de méditation. Enchanteur, vraiment enchanteur. Telle sonnerie, on travaille. Telle autre, on mange. Telle autre, on médite. Il la regarde, bouleversé. « Aucun besoin d’initiative personnelle », lui murmure-t-il comme un mot d’amour. « Aucun, répond-elle, aucun ; après, quand on retrouve les autres gens, on n’est plus dans la même dimension. » Ainsi de la plupart des élites de la société occidentale, de la secte occidentale : elles ne sont plus dans la même dimension, comprenez qu’elles ne sont plus nulle part, paquets de données brutes ficelés à la hâte par les bolducs des valeurs. Mais surtout, amis arabes, pas de contresens. Ce n’est pas vous que ces machines désirantes méprisent. Ni vous, ni moi, d’ailleurs. Je suis certain, au fond, qu’elles nous envient. C’est elles-mêmes qu’elles détestent, elles-mêmes, comprenez-vous, elles se sont programmées pour cela, personne n’y peut rien. Nous ne recevons, nous, que les copeaux de cette menuiserie. Vos révolutions, pour elles, c’est trop simple, trop vrai. Ce sont de grandes malades. Passez au large.
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Ne nous croyez pas trop, amis, quand nous parlons de liberté. La liberté est notre principe, nullement notre élément. On nous apprend à nous comporter avec elle comme des baigneurs qui ne savent pas nager, et ne doivent pas aller là où ils n’ont plus pied. Nous faisons trempette dans la liberté. Celle qu’on nous propose, c’est celle que les parents suggéraient à leurs enfants, celle qui, le plus souvent, unissait les chers époux : j’ai confiance en toi, tu n’agiras pas autrement que je le désire. Chez nous, la liberté, les citoyens l’abandonnent au parking, tôt le matin, avec leur voiture. C’est qu’ils ne viennent pas au travail, figurez-vous : ils viennent défendre les intérêts de leur entreprise. Et le soir, inquiets de la journée passée et anxieux de la nuit à venir, ils s’étonnent avec candeur du malaise infernal qui les saisit, un sentiment d’accablement piqué d’exaltations factices qui l’atténuent passagèrement avant de l’alourdir impitoyablement. C’est comme dans vos villes en émeute, voyez-vous : l’hypercentre d’eux-mêmes est quadrillé ; la différence, c’est qu’ils sont eux-mêmes leurs policiers, ils s’interdisent de le reconquérir.
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La souffrance de la société occidentale, on la voit mieux encore dans les meilleurs de chez nous. Je n’ai pas un grand penchant pour l’écologie, mais j’entendais avec sympathie, l’autre jour, une dirigeante des Verts répondre à une auditrice. Je suis ainsi : ma sympathie ou mon antipathie, c’est la voix que j’entends qui en décide, pas les déclarations de principe ni les grands sentiments. Cette auditrice craignait que notre Verte ne se complût à une vision bien pessimiste de la vie, et s’inquiétait de son bonheur. La dirigeante rassura gaiement l’auditrice. Elle n’était nullement pessimiste ; parfaitement capable, au contraire, de sourire et de rire. Elle aimait même beaucoup les fêtes. Seulement, consciente des problèmes écologiques et de l’état de l’environnement, elle avait à cœur de militer : ainsi jouissait-elle mieux encore de son bonheur, et permettrait-elle peut-être à d’autres de mieux jouir, eux aussi, du leur. Quoi de plus sensé ? Je pouvais partir pour ma promenade quotidienne. C’était jour de marché, l’un des plus beaux de Paris, dit-on. Je n’y achète pas grand-chose, je regarde, j’écoute, je ne pense à rien, je me sens bien. Ce matin-là, à cause de la fraîcheur de l’air, les aigus de la poissonnière et les grondements du marchand de légumes s’élevaient avec une majesté inhabituelle, comme s’ils avaient accédé à une sorte d’autonomie, et tenaient à le faire savoir. Et je repensais vaguement à la rieuse Dame Verte dont les mots se tamisaient dans ma tête, se filtraient dans ma conscience : tous passaient fort bien l’épreuve et recueillaient aisément mon approbation, tous sauf ce seulement qui était un caillou dans ma chaussure. Ce seulement n’allait pas, pas du tout. Ce n’était pas moi qui le refusais, c’était la voix de la poissonnière, celle du marchand de légumes, c’était la grand-mère qui piétinait devant moi sans vouloir me laisser le passage, c’étaient les pyramides de tomates, rouges de colère. Pas un étal qui ne fût en insurrection. Pas un fruit, pas un légume, pas un quartier de viande, pas une pile de chaussettes, pas une motte de beurre qui ne luttât sourdement contre ce seulement. Le marché Daumesnil entrait en métaphysique comme on entre en résistance. Je ne rêvais pas, je voyais. La plupart du temps, les choses sont stupides dans leur inertie ; soudain, leur silence prend la parole, elles se mettent à exister, et c’est irrésistible. Je me sentais entouré d’affirmations de toutes formes, de toutes couleurs, de toutes origines. Chacune était à elle-même sa vérité, une vérité bien à elle, absolument et uniquement à elle, mais qui, pourtant, ne lui appartenait pas, une vérité à elle qui n’était pas la sienne. Et toutes ces vérités formaient un seul bouquet, un seul orchestre, une seule parole. Je ne me sentais ni exalté par cette profusion d’existences, par cette vague d’être, ni angoissé par la distance qu’elle creusait entre elle et moi, par l’isolement qu’elle m’infligeait : cette distance, cet isolement, c’était aussi de l’être.
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Jacques Berque aimait citer le vers de Victor Hugo : « La fixité calme et profonde des yeux » L’Occident n’en est plus capable. Il subordonne son bonheur à des garanties, il le soumet à des conditions, à des réserves, à des précautions, à des capitulations minuscules, à des seulement. Je suis très heureux ; seulement l’écologie m’oblige… Je suis très heureux ; seulement la production me contraint… Je suis très heureux ; seulement mon devoir de militant me force… Je suis très heureux ; seulement mon identité me pousse à… Il y a toute une danse des mots dans ce genre d’expressions. Je n’y vois plus guère que ce seulement : ainsi traité, ainsi conçu, ainsi placé, il fait perdre tout intérêt et toute valeur au reste, qui devient alibi. Heureux, qui sonne si plein, en prend une petite mine pâlichonne. Certains mots, je n’y peux rien, ne supportent pas de passer dans les portes avec d’autres. C’est ainsi : heureux laisse seulement au vestiaire. Heureux s’installe seul dans l’hypercentre, où la solitude est rencontre et la rencontre solitude. Dans ce vide où il n’a rien à chercher, il peut tranquillement entrer en expansion.
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Lorsque s’est exercée « la fixité calme et profonde des yeux », l’authenticité n’est pas loin, dont Stanislas Fumet disait qu’ « elle pousse le sujet en ligne droite vers ce qu’il aime, de toute l’exigence de sa volonté dépouillée. » Voilà, si je ne me trompe, l’esprit de vos révolutions et il a, croyez-le bien, instantanément franchi la mer. Aucun navire, fût-il armé par Marine Le Pen en personne, ne l’arrêtera. Aucune de ces caméras de surveillance laborieusement justifiées et lugubrement installées par ses médiocres imitateurs ne le repérera. Cet esprit-là, c’est un sans-papiers, un clandestin qui franchira toutes les douanes en riant. Je vous l’assure, il est partout, et d’abord, et surtout, chez ceux qui vous haïssent, et d’abord, et surtout, chez ceux qu’il blesse et qui voudraient en vain l’arracher de leur cœur. Et d’abord, et surtout, chez ceux qui espèrent le réduire à un fait, trop secs et trop avares pour imaginer que certains faits, à peine éclos, se transforment en signes. Et d’abord, et surtout, chez ceux qui traduiront ces événements dans la seule langue où ils excellent, ce charabia des rapports de force que, sans nul souci de chômage, les supposés spécialistes pétrissent à la radio chaque matin que Dieu fait. Ne doutez pas qu’il sera aussi dans le cœur des pauvres, des humbles, des malheureux de ce côté-ci. Il y sera. Il y est déjà. Imparablement. La générosité, ce n’est pas toujours de donner. Cette évidence de la liberté que la France a si souvent proposée au monde, c’est vous, aujourd’hui, qui la lui proposez. Nous ne serions pas généreux si nous ne l’acceptions pas avec reconnaissance.
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Labass ? Chwiya. Chwiya, mais assez pour que le présent chante. S’il ne chante pas un peu, un tout petit peu, rien à attendre des lendemains, c’est un mensonge et c’est une idiotie : sainte croissance, sainte lutte des classes, le voilà l’opium du peuple, les voilà les couches des importants. La Libye nous guérirait, s’il en était besoin, de l’optimisme délirant. Ni pessimisme ni optimisme. Des vies qui se recueillent et, dans ce recueillement, se rencontrent. C’est fou comme les mots changent d’allure quand on les passe au chiendent de la brosse. Le recueillement qu’on me proposait, c’était comme une bouillie. Fausse humilité. Insincère jouissance de soi. Le Dieu pervers, comme dit Maurice Bellet. Putain ! Il a fallu tout reprendre à zéro : pas facile pour l’orgueil, si tonique pour le désir ! Le recueillement, cette pieuse masturbation pimentée de ressentiment. Nager dans le flou, feindre un dégoût élégant du monde, s’éprendre de son trouble. Ne jamais laisser les mots à ceux qui les truquent. Au chiendent, tous ! Démocratie, au chiendent ! Liberté, au chiendent ! Tous sans exception ! Et que certains restent au tapis, l’esprit de corps, par exemple, cette saleté. Chacun sait de quels mots il a à s’occuper. Moi, ce sont les mots cathos. Après le chiendent, le recueillement, c’est bien. Entendre en soi, découvrir sa musique. Reconnaître les frôlements de l’être, la douceur fragile du sens. Mariner dans ses insolubles contradictions, tâcher d’en rire. Prendre le risque d’être ce que l’on est, vider ses tiroirs. Passer au tri sélectif tout ce qu’on nous a enseigné. Mettre d’un côté les âneries, dégagez ! « Mettez-vous en présence de Dieu », nous disait-on. Loufoque. Me mettre en présence de Dieu, moi, ça va pas la tête ? Si je n’y suis, comme disait Jeanne, Dieu veuille m’y mettre ; si j’y suis, Dieu veuille m’y garder. Et, de l’autre côté, ce qui a nourri l’increvable espérance, ce qui dynamite le malheur : « Si votre cœur vous condamne, Dieu est plus grand que votre cœur. » Je viens de là, d’autres viennent d’ailleurs, peu importe, les signes du temps sont pour tout le monde. Le pessimisme et l’optimisme nous ont lâchés ensemble, le balancier s’est barré. La solitude n’a jamais été aussi profonde, la présence des autres aussi évidente, la connerie si gentiment épaisse. Et tout cela fait qu’il y a du matinal dans l’air et dans les mots, une fois le chiendent passé.
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J’entends parler du grand débat sur la laïcité, où l’islam tiendra une place de choix. Mais c’est chouette comme tout, ça ! Voyez la coïncidence providentielle : juste quand vous vous soulevez ! Allez, retournons cette affaire comme une chaussette. Entrez dans le débat, amis et amies arabes, parlez de vos pays, venez nous les raconter ou, si vous ne le pouvez pas, écrivez vos témoignages sur Internet, nous les répandrons partout. Dites-nous ce que c’est que de vouloir être libres dans le siècle où nous sommes, dites-nous ce que vous avez ressenti, pensé, compris. Racontez-nous vos révolutions et, surtout, racontez-vous, racontez-nous vos amis, confiez-nous vos ambitions communes. Parlez-nous de ce qui vous anime, faites-nous part de vos contradictions, de vos difficultés, faites-le, s’il vous plaît, dans un esprit d’absolue simplicité. Mai 68, était-ce si différent ? Voyez comme tout ce qui compte l’a assaisonné de bavardages, l’a peinturluré aux couleurs d’un gang ou d’un autre, s’est acharné de toutes les manières possibles, de la célébration hypocrite au refus maniaque, à cacher son admirable nudité. Vos révolutions, n’en soyez pas étonnés, auront à subir un traitement semblable. C’est pourquoi il est si important que vous en recueilliez l’esprit dans des textes que les jeunes d’ici liront. Et qui seront entre nous comme des secrets d’amitié. Ainsi, de ce débat pervers, nous ferons un concert fervent. Et peut-être les jeunes de chez nous auront-ils, à leur tour, le goût de vous parler d’eux ? Mon petit doigt me dit qu’ils en ont un immense besoin.
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Labass ? Chwiya. Nous ne sommes pas propriétaires du sens. On peut dégager et reprendre le centre et l’hypercentre d’une ville. On n’occupe pas le centre de l’être, mais pourtant il existe. Il est si proche parfois, on jurerait le frôler. Mais que faire de ces instants-là ? Parce qu’ils ont touché quelque chose de la vérité, les célébrer, les enchâsser, les emprisonner dans des formules qui s’empoussiéreront ? Parce que le temps les recouvrira, feindre d’oublier en quoi ils furent transcendants, les réduire malhonnêtement à des faits, cultiver la mauvaise foi ? Ni ceci, ni cela. Ne pas empêcher leur musique. La laisser cheminer. Hors de tout jugement, de toute interprétation, de toute utilisation, leur ouvrir en souriant la porte de nos enfances. Et peut-être, avec une lucide naïveté, comme on cherche en forêt un sentier reconquis par la nature, flairer leur trace avec le cœur pour que l’intelligence ne l’oublie pas.
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De cet un peu que m’avait enseigné le Père Sanson à Alger, il y a cinquante-deux ans, je n’imaginais pas qu’un exemple nous serait si vite et si généreusement proposé, en terre arabe de surcroît, par le hasard, ou l’Histoire, ou la Providence, ou tout ce que vous voudrez. Par ce qui, en tout état de cause, est à la fois intérieur et extérieur, immanent et transcendant. L’esprit religieux, la Grâce. L’autotranscendance humaine de Maurice Clavel. Cet « injustifiable » dont se réclamait Aragon « contre le parti de l’intelligence et contre le parti de la sottise ». Ce que, chez Francis Jeanson, j’appelais la verticalité de l’horizontal. Le fondamental de Jacques Berque. Ce qui, indissolublement, du même pas, vient d’ici et d’ailleurs, de chez nous et d’on ne sait où. Le mystère à portée de main. Voilà ce qui vient d’émerger dans les pays arabes. Et voilà ce que la vieille Europe devrait prendre le temps de considérer longuement, voilà ce qu’elle ne devrait pas se hâter d’enfermer dans les chiottes de la communication. Voilà ce qu’elle devrait soumettre à la pesée de ses peuples. Il leur reste encore un brin de sérénité, ça risque de ne pas durer.

(10 mars 2011)