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L’honneur de sentir

LE MARCHÉ LIV

Parfois, quand quelque circonstance solennelle marquait le dimanche, j’étais invité à laisser la chapelle du patronage, ses bancs poussiéreux, son harmonium poussif, pour aller grossir les rangs des enfants de chœur à l’église Saint-Jacques de Montrouge, un parallélépipède de béton qui m’intimidait. Je me solennisais le cœur en y entrant, un peu comme dans le beau pavillon de Sceaux de ma riche marraine, ou quand quelque bonne nouvelle décidait ma mère à mettre le couvert dans la salle à manger. Cette église est trop vaste, trop haute, mais elle a quelque chose d’emprunté qui la rend touchante comme une adolescente grandie trop vite. Tout y était pour moi à déchiffrer, les personnages anguleux des fresques et les armoiries qui figuraient dans les vitraux, parmi lesquelles celles du curé d’alors, le chanoine Louis de Boissieu, un petit monsieur affable et doux qui portait un pince-nez, signait à l’ancienne, avec des s en forme de f, et semblait pouvoir tout supporter sur cette terre, hormis les voyous, qui le jetaient dans de terribles colères. L’église, c’était la religion du vaste et du mystère ; la chapelle, celle de l’intime et du secret. Enfant de chœur occasionnel, mon statut de figurant – nous disions pot de fleurs – laissait à cette dialectique tout le temps de se développer en moi : je n’avais rien d’autre à faire durant la cérémonie que de me tenir à mon banc ; arrivé avec la procession, je repartais avec elle.
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Le pot de fleurs, c’est le deuxième classe des enfants de chœur. Je n’étais pas sans rêver qu’un jour, moi aussi, comme ces camarades un peu plus âgés que je voyais s’agiter dans le chœur, je pourrais peut-être faire thuriféraire, et même cérémoniaire. Tout cela est bien ancien, et la grand-messe est devenue la grande messe des journalistes. Mais qu’importe le décor d’une enfance, qu’importe le lit où l’on a rêvé ! J’admirais le cérémoniaire, cet adolescent qui est comme le chef du protocole, arbore une grande croix sur son surplis et tient dans ses mains jointes un claquoir de bois par lequel il intime aux enfants de chœur, aussitôt imités par les fidèles, l’ordre de se lever, de s’asseoir, de s’agenouiller. J’enviais le thuriféraire, je rêvais de porter l’encensoir, de le présenter au diacre pour qu’il répande un peu d’encens sur les charbons, d’être inondé de sa fumée odorante, de le balancer lentement avant d’aller saluer, par trois fois trois encensements, le peuple chrétien debout, tandis que la chaînette dorée, en heurtant le foyer, scande le rite d’un tintement cristallin.
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Toutes les joies, tous les soucis du pot de fleurs… L’ambition, bien sûr, si évidente, si épaisse, un désir de gloire qui arrive par tous les sens, par le bruit sec du claquoir – une branche qui se casse, un destin qui se rompt -, par le parfum de l’encens – certitude sauvage et douce -, par la pluie d’or des ornements des prêtres, par les éclats de l’orgue, par la petite grimace rieuse que nous adresse de temps à autre le chanoine de Boissieu. Ivresse, exacerbation des sens, exaltation, certitude du havre, humilité orgueilleuse ou humble orgueil, le pot de fleurs ne manque rien de tout cela, il en est arrosé plus que de besoin. J’ai envie, férocement envie, d’être cérémoniaire, je donnerais tout pour être thuriféraire. Mais, en secret, – est-ce que je l’invente, ce secret, est-ce bien ainsi que déjà je sentais ? – la partie se joue autrement. Ce que je devine, c’est que le plus dur n’est pas de manquer, de ne pas être ce qu’on voudrait être. Moi, pot de fleurs, j’ai mieux, j’ai tout, et tous les autres pots de fleurs, violettes ou orchidées, sont ainsi. Aucun besoin de prendre, ni de chercher à prendre. Tout ce que je n’ai pas, je le tiens entre mes mains vides. Tout ce que je ne fais pas, le parfum en est sur moi mieux que l’encens sur le thuriféraire, la musique en est en moi plus triomphante que celle de l’orgue. Et c’est cela le plus dur, l’insupportable. Non pas le désir déçu, non pas l’ambition entravée : le plus dur, l’insupportable, c’est que tout soit là, toujours, si près, si loin.
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Je ne parle pas ici de la religion dans laquelle je suis né, encore moins de la foi, mais du climat qui fut celui de mon enfance, de quelques impressions premières que d’autres, j’en suis certain, ont rencontrées sur d’autres chemins. J’ai besoin de les évoquer. C’est par elles que m’est arrivé ce que Léon-Paul Fargue appelle l’honneur de sentir, et qui tisse le fil très solide qui lie toute existence à elle-même. Solide et discret. Quand les échauffements du cœur, du corps ou de l’esprit exigent la vedette, il la leur laisse, et revient quand on l’attend le moins. À l’hôpital, par exemple. Le brancardier vient de garer mon chariot à l’entrée du bloc dont la large porte coulissante s’ouvre et se ferme comme un cœur. Instants redoutés, magnifiques. Liturgie de la vie, plus belle encore que celle de Montrouge. Je suis recouvert d’un drap blanc, linceul ou robe baptismale. Me voici, moi, vieux pot de fleurs, dépouillé, comme de mes vêtements, de mes regrets et de mes calculs, de mes mérites et de mes fautes, me voici au carrefour où destin et liberté s’étreignent, où subir et choisir marchent du même pas. Situation ordinaire. La banalité, loin d’en gâter l’intensité, en multiplie le sens à l’infini. Pour un quart d’heure, pour une demi-heure, l’honneur de sentir me fait savoir, comme il fait sentir à chacun des autres, qui il est, et qui je suis. Je ? Non pas. À cet instant, je n’est pas seul ; en lui, il y a toute la procession, comme à Saint-Jacques. Tous les autres, chacun à son rang. Les plus proches je les vois à peine, ils sont entrés sans que je les remarque, leurs places sont réservées.
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L’honneur de sentir. L’église Saint-Jacques, l’hôpital : la circonstance n’est pas toujours si solennelle. Ça vient comme ça peut, quand ça veut. Le plus souvent, ça arrive comme un voleur. L’irruption est si rapide, si forte, on ne se préoccupe pas de ce qui l’a provoquée. Si naturelle, si évidemment vivante, on la reçoit comme un sourire, une caresse, un baiser, un bienfait. Ça s’enfuit aussi vite. On n’a pas eu le temps de songer à penser, mais on a eu mieux : c’est presque comme si l’on avait été pensé, finement pensé, avec une générosité incroyable. Il arrive aussi que le voleur oublie son manteau, laisse derrière lui ses traces. Alors, comme un rêve qui se prolonge dans la veille, elles émigrent dans le souvenir et vont offrir à l’existence ses jalons lumineux. Ainsi, pour moi cette église, ainsi cet hôpital. Tellement évident ! Et pourtant, quand je cherche, avec une joie mêlée d’un peu d’inquiétude, ce qui a bien pu arriver de si important à ce jeune garçon et à ce vieux patient dont les liens semblent bien étrangement serrés, il m’arrive encore de me demander si j’ai bien le droit, en ce monde où nous sommes, de me poser des questions aussi teintées de subjectivité, et peut-être, je le dis en tremblant, de narcissisme.
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J’ai le droit. Et si je ne l’ai pas, je le prends ! Je ne vis pas en caisson étanche, en rêve encapsulé, en autosuffisance intérieure. Je les vois, les autres, je les entends, les gens, j’ai mille occasions de surprendre en eux les frissons d’angoisse et les éruptions de vérité. Je les vois, je les entends comme un pauvre homme voit et entend de pauvres gens. Nous sommes entre désarçonnés, entre désolés. Et si je cours au fond de moi plutôt que de discuter le bout de gras sur les niouses du jour ou, plus dégoûtant encore, de jouer à qui grattera le plus salement les plaies du monde, c’est comme j’irais vérifier à la cave qu’il me reste bien une bouteille, une vraie bouteille, que nous puissions sérieusement boire ensemble. Parce que je n’entends pas me moquer d’eux, encore moins de moi. Je les entends, les gens, mais je sais que je n’ai rien à leur répondre, ou du flan. Et je sais aussi que ce qu’ils me disent n’est pas ce qu’ils voudraient me dire. Alors je tâche d’installer entre nous, le temps d’un sourire, d’un regard, d’une blague, quelque chose comme une fosse d’orchestre, ou comme un large vide sanitaire, ou comme un bac à linge sale, ou comme un crachoir gigantesque pour que nous nous y débarrassions ensemble de ce qui nous fait du mal.
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Je ne fuis pas le monde, je ne trahis pas les autres quand la criaillerie lugubre de l’époque me précipite au fond de moi-même. Je n’y cherche pas un refuge, une noble retraite : un recours plutôt, une archéologie de sens, des germes de présence, des armes pour lutter plus dur et, finalement, même si les doctes bredouilleurs du néant n’y voient rien, quelque chose comme de l’amitié. Je ne m’isole pas parce que je m’imagine d’une autre essence, mais parce que je sens notre essence commune menacée, et que c’est ainsi que je peux aider à la protéger. Mais voilà : parmi tant d’intelligences si lucides, si certaines de ce qu’il faut faire, moi, je ne sais pas, je ne sais rien. Quelque chose me dit seulement qu’il faut brouiller les cartes, toutes les cartes. Alors j’envoie un signe à l’enfant qui, le dimanche après-midi, dispersait en riant les dominos que la famille alignait sur la table de la cuisine. Ils pesaient pourtant leur poids de raison, ces dominos, et de bonne volonté, et de sagesse, et presque de paix. Ils valaient de l’or au regard de ce qui s’ajuste désormais entre les humains. Et je ne retrouverais pas le tour de main de mes dix ans ? Malheur à toi, bonhomme, si c’était le cas. Il n’y aurait qu’un mot à écrire sur ta tombe : Loupé.
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Que va-t-on faire au fond de soi quand l’infernal bavardage du monde ne laisse plus d’autre choix ? Mûrir une stratégie ? Préparer son come back ? Se mitonner un ulcère en maudissant l’époque ? Rêver d’un très hypothétique bon vieux temps ? Non. Se recueillir peut-être, mais alors en arrachant au mot, d’un même mouvement, la connotation sirupeuse, douceâtre, écœurante que lui a infligée l’éducation religieuse et l’ennui dont l’ont empesé les cérémonies républicaines. Non pas mimer les sentiments nobles qu’on croit devoir faxer à la statue de la Vierge ou au monument aux morts. Se recueillir, oui. Comme les débris d’un vase. Comme celui qui est tombé de sa bicyclette se ramasse : les lunettes dans le trèfle, une chaussure dans le fossé, la pompe à vélo dans la bouse de vache, la roue en huit, débrouille-toi mon gars. Récupérer les bouts de soi-même que le formidable pouvoir de disjonction de la modernité a dispersés. Les dominos qu’il a fallu brouiller pour ne pas crever dans le désordre de l’ordre imposé.
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Hier matin, des étudiants parlaient de la crise, de ses acteurs, de ses figurants. J’entends murmurer, tout près de moi : éponges à poncifs. C’est cela, exactement cela, et c’est terrible. Des gens malades d’eux-mêmes, des bouffons bouffis de fausse science ont dressé ces enfants à déchiqueter des bouts d’actualité, à gratter les médias jusqu’à l’os, et, comme une mauvaise viande en une mauvaise saucisse, à transformer ces reliefs en ce qu’ils appellent fièrement des problématiques et des thématiques, sortes d’abats de pensée qu’on leur a appris à assaisonner méthodiquement d’indignations calculées, éculées. Leur évidente bonne volonté a la même voix, une seule voix, la voix de personne. Des gens qui ont perdu leur clef, est-ce toi qui l’as emportée, ou toi, ou toi peut-être ? Pas un mot cuisiné maison, pas un pli de sourire, pas un souffle de souffle. Et Patricia Martin admire qu’ils aient si bien su se dégager des idéologies, s’émeut de sentir en eux un tel sens du terrain, elle les trouve vraiment pragmatiques, ces jeunes, sa voix vibre quand elle prononce le mot magique. Nous ne trouvons rien à dire, rien. Rien à penser, rien. Le cañon de silence et de lassitude dont parle Fargue. Le pain de cette boulangère est vraiment très bon, tu ne trouves pas ?
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Ils m’étonnent, ces jeunes, avec leur façon de grimper sur la chaise du juge-arbitre pour regarder les balles s’échanger, leur manière de prendre d’eux-mêmes et du monde une vue cavalière, et cette sagesse trop sage qu’ils savent affecter à l’occasion, même à leurs dépens, entre deux séquences folâtres, comme s’ils étaient toujours et simultanément le juge et le suspect. Passe pour leur vocabulaire, pour leur manie de poser sur des réalités futiles des mots trop sérieux qui me restent dans l’oreille comme les arêtes du poisson dans le gosier. Où en trouveraient-ils d’autres, les pauvres, depuis que l’école elle-même, colonisée par les managers, croit puissamment réaliste de leur servir une tisane sociétale tiédasse dont le seul avantage, côté maîtres, est d’être nettement moins difficile à préparer que l’explication d’une scène de Racine ? Si les étudiants qui parlaient ce matin à la radio me rendaient visite, je crois que je les écouterais avec attention. Je découvrirais probablement en eux de meilleures qualités que celles qui enthousiasment Patricia Martin, des traits dont les générations précédentes sont dépourvues, une simplicité de bon aloi, une certaine agilité à l’égard de la vie, toutes choses que ne favorise pourtant pas une prestation médiatique. Je les admirerais sincèrement de passer, tellement plus facilement que je ne le faisais à leur âge, des problèmes du monde aux soucis de leur existence. Et je ne prendrais pas contre eux le parti des adultes.
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Il paraît qu’ils les trouvent égoïstes. Qu’espéraient-ils donc ? Avaient-ils imaginé que leur docilité à épouser le cynisme du monde, leurs courbettes compulsives, leurs reniements réalistes, leurs indignations rituelles, leurs précautions anxieuses, leur chatouilleuse insensibilité mériteraient mieux ? Un égoïste, disait ma petite cousine, c’est quelqu’un qui ne pense pas à moi. En ce sens, c’est vrai, cette jeunesse est égoïste. Non qu’elle veuille du mal à son papa et à sa maman ! Mais elle a beau faire : ce qu’ils lui ont proposé ne pèse rien, ne vaut rien, ils l’ont envoyée à la vie à la fois désarmée et encombrée. Ah ! Les ai-je vus fleurir, les champs de l’impossible, dans les vies de leurs parents ! En ai-je entendu de ces protestations de liberté, de ces éclats de justice que le moindre trouble entrevu dans une existence machinale, le moindre noyau de cerise dans ce clafoutis de confort mental qu’on veut prendre pour une sagesse, congédiait plus rapidement et plus durement que nulle brute managériale ne le fit jamais pour aucun salarié ! Je l’avoue, je doute. Si trente ans étaient soudain effacés de mon ardoise, croirais-je encore ce que j’ai voulu croire, irais-je encore chercher à ranimer dans ces gens ce souffle de la parole dont ils n’ont voulu faire qu’un appréciable élément de confort pour leur prison ? Allons, bien sûr que je le ferais.
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Rien ne m’autorise, quand je songe à ma confuse jeunesse, à poser sur les jeunes un regard de condescendance. Ni facile désespérance, ni optimisme professionnel. Mais ils m’obligent à me demander ce qui, dans ma vie, a eu du sens, ce que le tamis du temps a retenu, ce qui a fait écho, un peu. Cela, ils pourront le recevoir et, s’ils ne l’accueillent pas en l’état, ils le transmuteront. Et cela, c’est dans les instants privilégiés du sentir que je le trouve, dans les impulsions qu’ils ont proposées à mon existence. Je dis qu’ils surviennent à l’improviste, que rien ne les annonce. C’est vrai, mais il y a d’autres signes. Ces instants-là suscitent un assentiment qui vient de plus loin que nous, une adhésion qui se donne en nous sans nous, et que nous reconnaissons. Le temps, les événements, le hasard, l’âge, le colorent de mille nuances diverses, mais chacun de ces rayons annonce un même soleil, chacune de ces facettes un même cristal. L’exaltation de l’enfant, l’étonnant printemps de la vieillesse, toutes les visites de l’honneur de sentir n’ont pas été si solennelles. Il y en eut beaucoup de furtives, de presque indétectables, il y en eut de surprenantes. Aucune circonstance ne l’arrête, aucun lieu, pas même ceux dont on disait autrefois qu’il s’y commettait de grrrros péchés. Là aussi, oui, il m’a visité, l’honneur de sentir, ce seigneur est chez lui partout, il s’est glissé dans les pas de l’angoisse et du désir, il m’a dépouillé de moi-même, il m’a fait danser au-dessus du vide, il m’a rendu distant et familier. Assentiment, assentiment, assentiment. Refus, refus, refus. L’un et l’autre ouvrent un espace et procèdent de lui. Un espace qui s’ouvrira à chaque jeune, inch’Allah, comme il s’est ouvert pour moi, un peu, assez.
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Il s’ouvrira. Le mot du Père Sanson est indépassable. L’espérance spirituelle porte avec elle un peu d’espoir temporel et l’offre à notre simplicité. Et prière de ne pas trafiquer des quotas, prière de ne pas exiger quelque carte de séjour, quelque ancienneté dans la compagnie, quelque certificat de virginité, ou de conformité morale. Cet un peu a pour destinataire tout homme venant en ce monde, omnem hominem venientem in hunc mundum, je ne vois pas qu’il puisse y avoir égalité plus décisive, plus totale, plus complète et, s’il faut lâcher ce mot idiot, plus concrète. Mais, en même temps, cet un peu qui est accordé à chacun, c’est à sa mesure, et selon son besoin qu’il l’est, non pas à la mesure d’un autre ni selon son besoin : peut-on imaginer traitement plus personnel, attention plus rigoureuse ? Cette égalité ne conduit pas à une distribution mécanique, elle ne cherche pas à satisfaire un principe, à appliquer une théorie, à valider une équation : elle est la conséquence d’une infinité de dons particuliers éternellement et inconditionnellement renouvelés, si énormes, si inattendus, si libres de tout marchandage qu’ils ne peuvent se proposer autrement que dans l’humour et le paradoxe. Et ainsi l’égalité et la différence, deux bonnes copines, jouent-elles à se faire réciproquement la courte échelle : l’une grandit avec l’autre, sans limites, personne n’oserait rêver si haut, si simple. Même si personne n’a jamais rêvé autrement.
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Un peu. Ou, comme on me disait autrefois : déjà pas encore. Un rai de lumière, oui, mais où brillerait-il si ce n’est dans les ténèbres ? Et les ténèbres, aujourd’hui, ou bien nous nous empressons de les appeler lumières, ou bien, terrifiés, nous leur tournons le dos, laissant Pamino et Tamina les affronter à notre place. Nous ne voulons pas accepter que le déjà pas encore nous enseigne à la fois l’humilité et l’espérance, nous ne voulons pas que l’absolu et le relatif s’y conjoignent. Alors, scénographes de nos peurs, nous ouvrons de fausses fenêtres sur des paysages en carton, l’air conditionné devient le climat de nos âmes, et je ne cesse de me demander si, comme le croyait Fargue, « l’affaire Terre est liquidée » ou si cet énorme refus, ce monstrueux enfermement prépare, dans l’effroi, quelque imprévisible naissance, quelque miraculeuse éclosion. Puis je songe au déjà pas encore de ma jeunesse, et il m’écarte de ces facilités. Il me rappelle que le vent souffle où il veut, que l’Apocalypse n’est pas dans mon contrat, que le combat continue, obscur, ambigu, incertain, que je ne sais rien des printemps ni des métamorphoses, et qu’un pas, c’est assez pour moi. Mais encore faut-il que ce soit mon pas, vraiment mon pas, et qu’une trop arrangeante modestie ne me précipite pas vivant dans la consensuelle marmite des facilités triomphantes et des démissions beuglantes. « Voir le monde et dire ma vision du monde » : je fais mien le programme de Victor Segalen, et il m’importe fort peu de savoir le prix de mes découvertes. Si elles ne valent pas un clou, peut-être en vaudront-elles la moitié d’un : c’est sur cette moitié de clou que je joue mon existence, c’est du haut de cette moitié de clou que je jette sur les évaluations, les évaluateurs, les évalués cocus et complaisants et tout le bazar qui les fonde, les soutient, les entoure, les surplombe et les contrôle, comme une pelletée de terre sur un cercueil, un œil faussement désolé et carrément rigolard.
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Il viendra aux jeunes comme il m’est venu, l’honneur de sentir, parmi leurs sottises et leurs hésitations comme parmi les miennes. Je le souhaite, je le crois. Que me serait-il resté sinon ? Qu’aurais-je été ? Un producteur de réussites et d’échecs ? Une mécanique à plaisirs et à douleurs ? Un acteur économique ? Une chair à évaluation ? Ils le rencontreront, c’est sûr, beaucoup sauront ne pas le rejeter. Mais on ne se met pas l’espérance sur le nez comme une paire de lunettes noires. Ce vœu serait une fumisterie de plus sous notre ciel démocratique si, pour les inciter à chercher leurs voies, je ne leur parlais des miennes. Non que je songe à vanter mon expérience comme un produit, non que je l’imagine exemplaire, ni particulièrement intéressante, ni remarquable en aucune façon. Mais je porte en moi, comme un autre, à cette époque comme à une autre, et sans avoir à en demander à quiconque l’autorisation ni la confirmation « la forme entière de l’humaine condition ». Je leur mettrai bien les points sur les i : cette phrase n’est pas un sujet de dissertation. Elle s’adresse à eux ici et maintenant, et exige une absolue priorité. Si haut qu’ils crient, si gentiment qu’ils fassent les perroquets, ils n’auront rien compris à rien tant qu’ils chercheront à lui échapper, tant qu’ils se paieront la tête des uns pour imiter plus fidèlement celle des autres.
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À chaque fois que m’était accordé l’honneur de sentir, c’était comme si je pouvais laisser tomber ma vie dans la vie. Ce n’était pas toujours aisé. Souvent elle s’accrochait, ma vie, à quelque aspérité, à quelque exigence, à quelque beau souvenir, à quelque droit orgueilleux dressé sur ses ergots, à quelque vilain remords. Mais la vie, à chaque fois, comme on revient sur ses pas pour aider un aveugle à traverser la rue, remontait vers ma vie, l’arrachait à ce qui la retenait, l’entraînait en riant. Et je trouvais naturel de m’abandonner à elle, mon enfance m’y avait habitué. Je la vois naviguer, cette enfance, entre le Charybde de la névrose familiale et le Scylla de l’accablant ennui scolaire. Pas un drame. De l’ordinaire, de l’habituel : l’entreprise de démolition au nom des valeurs. À la maison, elle ne se mettait guère en congé que les jours de fête : la joie que je voyais alors chez mes parents, plus précieuse que leurs assommants conseils, me rapprochait d’eux et m’aidait puissamment à supporter comme une grippe le cocktail de crainte, de ressentiment et d’ambition transférée en quoi se résume le plus souvent une éducation. Je les aimais pour ce que je voyais en eux ces jours-là ; le reste du temps, j’essayais de les supporter. De même, au lycée, le lot d’aigres vaniteux qu’il me fallait subir, aussi attirants que des tampons-buvards, était miraculeusement serti de quelques maîtres magnifiques. Les deux prisons n’étaient donc pas sans recours, c’était assez. Vivre était simple et passionnant, excitant comme passer entre les gouttes, heureux comme échapper à la mitraille. Grâce à Dieu, les deux postes-contrôles de l’amour familial et de la science, fondements de la civilisation, s’ignoraient, aucune association de parents d’élèves ne favorisant la copulation des deux virus. Les relations parents-professeurs, c’était moi, et c’était très bien ainsi : j’ai excellé très tôt dans l’imitation des signatures et l’invention des alibis. Et je regarde avec une attentive commisération les adultes qui parlent si haut des affaires de leurs enfants pour digérer le ruban de couleuvres qu’ils ont gentiment avalé dans la journée.
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En m’obligeant à les contourner, ces deux citadelles pimentaient ma liberté. Car, à douze ans, je me sentais libre. Avec de grands pans d’angoisse, mais libre : quand l’étau des contrôles parentaux et scolaires se resserrait, il me restait l’imaginaire, on ne m’y rattraperait pas. Je n’ai jamais vécu comme une contrainte le climat religieux du patronage. Il était large, nourri de la formidable diversité de ceux qui le fréquentaient. Il était l’ami du rêve, comme à peu près tout dans ce quartier populaire. Le cinéma hebdomadaire avait une gravité liturgique, les chansons que j’entendais à la radio fécondaient ma nostalgie. Je marchais beaucoup, j’aimais être seul dans l’obscurité des rues, piquante le matin, douce le soir. Quand on me parlait de ma situation future, je prenais un air sérieux, certain qu’en un clin d’œil j’aurais tout oublié. Le monde était une inépuisable réserve de vie qui ne me refusait jamais, le reste était circonstances. Je ne me demandais pas si j’étais heureux.
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Et maintenant, je m’interroge. Comment ferais-je, si la jeunesse m’était rendue, mais si tout conspirait contre ma solitude, contre mon rêve ? Me visiterait-il encore, l’honneur de sentir ? Il ne suffit pas, pour qu’il s’éveille, de regarder le monde et d’examiner son cœur, il naît du terreau du silence, de l’engrais des songes, du bonheur d’être commun et incommunicable, des sentiments qui s’arrêtent au seuil de la parole, d’une façon qu’on a de rire et de souffrir. Ne prendrait-il pas ses jambes à son cou s’il entendait des ordres partout et ne voyait l’ordre nulle part ? Ces deux tours d’autrefois, la famille, l’école. Tout le reste, le meilleur, s’inventait en moi, s’y fabriquait sous mes yeux. J’étais sûr du texte que la vie, jour après jour, m’écrivait, je le lisais avec une confiance énorme. Où vais-je les attendre, comment vais-je les recevoir, les instants de vérité, quand l’inutile s’entasse sur l’inutile, quand l’intérêt engrosse la sottise, quand chaque voix se fait salement impérieuse, quand n’importe qui crache n’importe où son expérience de vivre pourvu qu’un mouchard traîne dans les parages, quand le dernier des domestiques, après qu’il a obéi tout son saoul, éjacule orgueilleusement ses leçons de morale ? Voudra-t-il se manifester, l’honneur de sentir, dans ce climat de terreur ouatée ? Et les mots, tous ces mots autour de lui, tous ces mots préservatifs, tous ces mots paravents, tous ces mots boucliers, tous ces mots comme des arbres qui marchent pour l’étouffer, je n’entends donc pas comme il rit, je n’entends pas ce rire terrible ? Je m’interroge. Il y a de quoi douter. Mais voilà. Il y a aussi le proverbe portugais, en tête du Soulier de satin, et finalement, dans mon cœur, c’est lui qui l’emporte : « Dieu écrit droit sur des lignes courbes. » Qui imaginait, quand j’étais petit garçon, que je nourrissais d’autres rêves que ceux que me prêtait la frustration chaleureuse des adultes qui m’aimaient ?
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Ellul, Debord, Baudrillard, Legendre, Clavel, Berque, maintenant Michéa, d’autres encore : presque tout a été dit, il faut se boucher les oreilles pour ne pas entendre. Mais que faire de ces textes ? Sûrement pas des éléments de doctrine, les chapitres d’un grotesque catéchisme antimondialisation, des pense-bêtes pour panneaux électoraux, des coupe-faim de l’esprit, des barrages rassurants. Ce sont des cris surgis d’expériences vivantes, de contradictions douloureuses, de passions généreuses. Seuls des marchands sans scrupules pourraient s’aviser de les enseigner. Non sans d’abord les embaumer, les momifier, les objectiver. Alors, correctement dévitalisés, convenablement dénaturés, joliment emballés, ils trouveraient aisément leur place dans quelque élégant baise-en-ville de culture générale. Pourquoi pas, entre la gestion et le marketing, un cursus de Déglingologie contemporaine ? Pour en obtenir le diplôme, nos étudiants auraient à choisir deux ou trois unités de valeur parmi celles dont une commission spéciale aurait établi la liste. Par exemple : Consommation et logique de mort. La croissance par la peur. L’infaillibilité financière. La vie intérieure comme obstacle au développement. Apprendre à ne pas parler. La guerre de tous contre tous. La com vous rend comme. Freud, les banques, les toilettes. Une nouvelle spécialité médicale : la médiatrie. La morale, arme fatale. Notre bonne alliée la culpabilité. La culture de l’élusion. La vie privée… de quoi ? Les pauvres, ces intolérants. Outre une majorité de personnalités du sport et des variétés appréciées du grand public, la commission comprendrait un responsable du MEDEF, un cadre de la CGT, un psychosociologue de l’éducation, un fonctionnaire du ministère de l’Intérieur, un représentant des instituts de sondage, tout ce qu’il faudrait de journalistes, et quelques professeurs tirés au sort.
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On trouve dans l’admirable Épilogue, que chantait Jean Ferrat, deux petites choses simplissimes qui sentent la cafetière sur la toile cirée à carreaux, le mégot qui se consume, les miettes qu’on ramasse dans le creux de la main. Deux petits trombones qui tiennent les feuilles d’un poème gigantesque. La première : « Il faut regarder la réalité en face. » La seconde : « Je ne dis pas cela pour démoraliser. » La première marche toute seule. On se donne du cœur au ventre, on en donne à d’autres. On prend les choses au sérieux, on n’a pas peur, on est un grand, un chef, un solide, on connaît la musique, on est brave comme disent mes cousins de Grasse. L’autre ne va pas de soi. Elle a attendu longtemps avant de venir. Elle est infiniment grave. Pas naturelle du tout. Si la réalité est ce qu’on voit, bordel, peu m’importe qu’il veuille ou non me démoraliser : il le fait ! Non, ce n’est pas possible, il se serait tu, ce poème-là ne parle pas pour ne rien dire, il y a une pièce manquante là-dedans, ça boite, ça cloche. Ça a saigné, puis fleuri. Il s’est passé quelque chose entre ces deux phrases, on a descendu la gnole, ou c’est nous qui sommes descendus. Mais où ? Il y a une chute dans cet intervalle, ça s’est éboulé. Mais quoi ?
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Celui que n’étreint pas, quand il regarde le monde des humains, cette chute, ce désastre, celui qui se sent de plain pied avec ce vertige comme on peut l’être parfois avec la nature, celui qui se fait fort de mettre un nom sur ce qui le bouleverse, peu m’importe ce qu’ils disent : je ne les crois pas, je ne les ai jamais crus, je ne les croirai jamais, plus ils parlent fort plus ils mentent, leurs grands mots grandissent mon dégoût. Et je crois moins encore ceux qui jacassent sur ce mystère, ceux qui s’en font une élégance comme une plume à leur chapeau, une restriction mentale distinguée, je hais les goujats qui le dégustent comme une mise en bouche, une mise en gueule avant les choses sérieuses. Mes frères et mes sœurs, quels qu’ils soient, quoi qu’ils fassent, sont ceux qui en ont été meurtris et revigorés. Les autres, je les attends, frères et sœurs des lointains, frères et sœurs potentiels. Aucune porte n’est fermée, comme il est dit dans Épilogue, mais une porte, il faut bien que quelqu’un la franchisse ou ne la franchisse pas, et je n’ai pas de dispenses à distribuer, pas de dérogations, tout cela ne dépend pas de moi, vraiment pas, vraiment pas, je voudrais bien, mais non, non, non, tout cela est plus fort que moi.
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L’honneur de sentir. La jeune infirmière trotte-menu qui se penche sur mon brancard, les paroissiens de Montrouge le nez dans leur missel, le peu de temps que flambent les lumières et la souffrance, ce geyser soudain entre le monde et moi. Mon âme, mon âme, où m’entraînes-tu ?

(8 décembre 2011)

J’ajoute. Le poème Épilogue, on le sait, est d’Aragon. Le vers qui termine ce Marché aussi. Mais si, d’aventure, il se trouvait parmi les lecteurs des étudiants en lettres en quête d’un sujet de thèse, je leur en souffle un fort excitant : Claudel et Aragon. Les liens apparents sont minces même si, dans La Mise à mort, on trouve un texte sur Tête d’or qui est beaucoup plus qu’un hommage littéraire. Et même si la famille Claudel aurait volontiers tenu Louis pour l’héritier de Paul… si leurs milieux sociaux avaient été moins disparates. Mais je dois être juste : avec les Claudel, bourgeois inspiré n’est pas un oxymore. Sur l’essentiel, mon idée est simple, et j’imagine que c’était la leur : Aragon, c’est Claudel vu d’en bas ; Claudel, c’est Aragon vu d’en haut. Nous voici, cela fait trois, en plein René Char : Recherche de la base et du sommet. Reste à trouver un directeur de thèse qui ne trouverait pas le projet trop hasardeux. Qui sait ? Ce ne serait peut-être pas plus difficile que de rester fidèle en même temps à deux poètes dont les perspectives semblent si éloignées : les amis de l’un m’accusent de racoler, ceux de l’autre, mon douar d’origine, de trahir. Comme on dit à la radio, à propos de bottes : J’adore !

Mzuri Kidago

LE MARCHÉ IL

Le père Henri Sanson, jésuite, vient de mourir à quatre-vingt-quatorze ans. Je ne l’ai rencontré qu’une fois, c’était à Alger, en juillet 1959. Et de notre conversation, je n’ai retenu qu’une phrase, qui ne m’a jamais quitté. On reconnaît la véritable espérance spirituelle, m’avait-il dit, à ce qu’elle apporte avec elle un peu d’espoir temporel. Il avait répété un peu, en souriant. Il y avait de la gravité dans sa voix, peut-être quelque tristesse, mais une sérénité confiante l’emportait. J’ai pensé à lui quand j’ai trouvé dans un livre de Jean Sulivan un écho en swahili à son un peu :
– Comment ça va ?
– Bien un peu. Mzuri Kidago.
Ξ
Le soleil, la mer. Et l’Algérie déchirée sur laquelle le Secrétariat social d’Alger, qu’il animait, ne cessait de porter un regard d’intelligence pacifique. De ce drame, Henri Sanson souffrait peut-être encore plus qu’un autre : la rumeur faisait de lui le fils d’un général français et d’une princesse musulmane. Je ne sais si elle était fondée ; inventée, elle serait plus vraie que vraie. Car, toute sa vie, il a expliqué le christianisme aux musulmans et l’islam aux chrétiens. Nous marchions dans un grand parc qui dominait la mer ; parler avec lui me reposait et me donnait du courage. Tranquillité souriante, élégance et sobriété de la parole, profonde culture entièrement maîtrisée, constante mesure sous-tendue d’attention chaleureuse, cette heure en sa compagnie était un moment de grâce. Je savais que je ne l’oublierais pas.
Ξ
Son un peu, pourtant, m’avait pris à contre-pied. Je découvrais depuis trois mois la fureur d’Alger, cette incroyable violence qui n’épargnait personne, jamais, nulle part. Fréquentant les cercles les plus différents, je finissais par me demander si la dureté des oppositions et la férocité des haines ne dissimulaient pas quelque complicité secrète dans l’exaltation que tous, bien sûr, auraient farouchement récusée. Comme si cette guerre était un volcan dont la violence n’aurait affirmé, au fond, que la puissance de la nature, un volcan brûlant de passions obscures dissimulées sous de trop claires raisons. Un peu ? Rien n’était un peu. Ni les paysages, ni cette éclatante sensualité dont le malheur ne savait pas triompher, ni ce que réveillait en moi d’inconnu et de connu l’appel du muezzin, ni l’absolu de passion où se précipitait la moindre conversation dès que le mot Algérie était prononcé, rien n’était un peu là-bas, ni la nature ni les vivants, ni le passé ni le présent ; le jeune homme que j’étais allait d’incendie en incendie. Un peu ? Oui, pourtant. Mille fois oui. Le Père Sanson avait raison. Voilà un demi-siècle que ce un peu m’habite. Tous les soufflés solennels sont retombés, un peu continue à émettre.
Ξ
Une phrase qui me touche, une pensée qui m’émeut, ce n’est pas une solution qu’on me propose, une antisèche qu’on glisse dans ma poche pour m’apprendre à mieux vivre. C’est une évidence qui m’irradie, un virus qui m’envahit. On l’a jetée en moi sans me demander avis, je ne peux pas vouloir m’en débarrasser, j’ai partie liée avec cette étrangère, je la laisse, à sa guise, brûler et rafraîchir, jeter l’ordre ou le désordre, unir ou séparer.
Ξ
C’est comme si j’y étais encore. Je ne reçois pas ce un peu comme une invitation à la modestie (fausse modestie, quel pléonasme !), ni comme une exhortation à modérer mes désirs. Le parc où nous marchons n’en est pas moins beau, ni le ciel moins profond, ni la mer, devant nous, moins nécessaire. Cet un peu ne réduit rien, ni en moi, ni en dehors de moi. Il me semble même que l’abandon souriant auquel il m’invite rend à chaque chose une liberté qui l’élargit. Ainsi le plaisir de voir courir un chien qu’on a libéré de sa laisse. Toute réalité acquiert un statut d’évidence, une dignité d’indépendance, et même ce qui s’agite en moi de trouble et de confus, qui ne mérite ni le mépris ni l’éloge. Toute mon éducation n’avait eu pour but que de me faire parler comme Auguste dans Cinna : « Je suis maître de moi comme de l’univers/Je le suis, je veux l’être… » Mais non. Personne n’est jamais roi de ses désirs. De ses douleurs, peut-être, comme ce Richard II quarante d’Aragon, que chantait magnifiquement Colette Magny ; du moins peut-on faire semblant. Tout se passe comme si le un peu du Père Sanson me faisait déposer le fardeau. Il m’invite à cesser de me faire la guerre, à ne pas voir dans mes contradictions autant d’ennemies diaboliques : pourtant, il me mobilise, ou me désimmobilise ! Tout est allusion, introduction, préambule, préface, brouillon. Soudain, je perds la clé. En devinant que c’est ça, la clé : la perdre. La clé qui est la clé n’est pas la clé.
Ξ
Qu’il me soulage, ce un peu ! Il m’ouvre une zone de moi-même que je découvre inexpugnable. Ce n’est pas, comme disait ma mère chaque fois que nous revenions de chez ma riche marraine, le petit chez moi qui vaut mieux que le grand chez les autres, c’est le petit chez moi inexpulsable, le petit chez moi opposable qui m’ouvrira à mon gré le pays des autres, non pas, certes, pour que je le conquière, mais pour que je m’y promène en visiteur amical. Tout se passe comme si, un très bref instant, le Père Sanson m’avait remplacé à la direction de l’orchestre – ou de l’orphéon – de mes désirs, comme s’il m’avait fait cadeau d’un instant de repos, d’une possibilité de désencombrement, comme s’il m’avait suggéré une dépossession symbolique..
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Si c’était cela qu’il avait en tête, je n’en sais rien et ne m’en soucie guère. Mais je pense à lui avec reconnaissance chaque fois qu’une idée, un texte, un élan, un être vient continuer le travail de sape libérateur qu’il a rendu possible. Je pense à lui quand j’apprends que « le beau n’est que le premier degré du terrible », que « la justice est le plaisir de Dieu seul », que le christianisme n’est pas une religion pour les enfants, ou, d’Yves Bonnefoy, « que c’est toujours dans le rapport le plus singulier que l’universel a le plus de chances de se réinventer, de se ressaisir », ou encore, de Péguy, les jours de bonne colère, que « celui qui ne se rend pas a toujours raison contre celui qui se rend ».
Ξ
J’apprends la mort du Père Sanson alors que je m’apprête à ouvrir La Carte et le territoire. J’avais lu quelques livres de Houellebecq sans parvenir, jusque-là, à savoir ce que j’en pensais. Très rare, chez moi. Plutôt soupe au lait, j’adhère ou j’expédie, j’admire ou je fusille. Houellebecq fait de moi un centriste normand. Certains lui reprochent avec raison quelques propos stupides ou odieux : je suis trop sceptique pour fonctionner de cette façon. D’autres s’extasient sur ses provocations : je les trouve faiblardes. Ce qui me gêne et, en même temps, m’intrigue, c’est de ne pas comprendre où il veut en venir, dans quel dessein il étend ce tapis de poussière ; dans cette grisaille constante, je ne vois rien à trouver, rien à chercher. Et pourtant, je ne me décide pas à enfermer ses livres dans la cantine en fer de la cave, la cantine enfer. Quand La Carte et le territoire est arrivé, on m’a conseillé d’essayer encore. Bon, j’essaye. Malgré le Goncourt, que je n’ai pas lu depuis trois décennies.
Ξ
Pour trouver le passage central, pas besoin d’être l’un de ces fameux critiques littéraires qui savent si bien rigoler entre eux à la radio. Il crève les yeux. Lire, c’est comme pêcher à la ligne, c’est roupiller vaguement en attendant que le bouchon remue. C’est alors seulement que tout s’organise, se reconstruit, prend forme. Dans Le Nom de la rose, par exemple, le bouchon, c’est le passage où le jeune moine, pour la première et dernière fois de sa vie, fait l’amour :  une servante, la nuit, dans une cuisine de monastère, une servante dont ce nominaliste ne saura jamais le nom. Aux philosophes de se débrouiller avec ça ; le lecteur moyen, en tout cas, ne loupe pas le signal. Dans La Carte et le territoire, pas possible non plus de manquer le coche. Michel Houellebecq, comme on le sait, n’est pas seulement l’auteur du livre, il en est également l’un des protagonistes. Il peut ainsi décrire son propre assassinat, décollation, lacération, je ne sais quoi encore, une horreur qui lui fait un cadavre impossible à reconstituer que les croque-morts jugent économiquement et écologiquement rationnel de loger dans un cercueil d’enfant ; quand on le sort du fourgon, il fait frissonner d’effroi les benêts rassemblés devant l’église Saint-Sulpice. Pas besoin de faire un dessin : de moi, Houellebecq, il restera l’enfant que j’ai été. L’idée n’est pas d’une originalité fulgurante, mais elle est là. Mouvement du cœur, dérision, conversion, citation, tout est possible, sauf d’ignorer ce rappel à l’enfance, cette minuscule cicatrice, cet un peu noyé dans le brouillard des mots.
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Quelques lignes sur les jeunes prêtres modernes, entièrement étrangères à l’action du roman, intriguent. « Humbles et désargentés, méprisés de tous, soumis à tous les tracas de la vie urbaine sans avoir accès à aucun de ses plaisirs, les jeunes prêtres urbains constituaient, pour qui ne partageait pas leur croyance, un sujet déroutant et inaccessible.» Y a-t-il quelque rapport entre ces prêtres et le cercueil d’enfant de Saint-Sulpice ? Aussi gris que les autres, et pourtant, en dépit de leurs valeureux efforts, incapables de leur ressembler par le costume ni par la parole, ils sont, eux aussi, une anomalie discrète, un signe furtif. Comme le scoop que l’auteur des Particules élémentaires feint de lancer sur lui-même quand il fait part de son récent baptême « dans une église de Courtenay ». Où ne s’élève d’ailleurs, c’est à deux pas, qu’une église. Quand il découvre ces supposés élans mystiques, le vieux lecteur de Mauriac et de Bernanos dresse l’oreille. Mais non, rien à voir. Pas vrai. Trop mou, tout ça.
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S’il me fallait trouver un autre titre pour ce roman, je proposerais Rien de neuf. « C’est impressionnant quand même, dit Jed Martin, le personnage central, à quel point les gens coupent leur vie en deux parties qui n’ont aucune communication, qui n’interagissent absolument pas l’une sur l’autre. Je trouve stupéfiant qu’ils y réussissent si bien. » Tiens, mais j’ai déjà entendu ça ! Ainsi, par exemple : « Tu sais comme Joseph Quesnel dit toujours… les hommes doubles… que nous sommes aujourd’hui des hommes doubles… L’un qui a une fonction dans la société, l’autre qui n’a rien à voir avec celui-ci, parfois le déteste, qui est contradictoire avec lui. » C’est dans Les Beaux Quartiers. Aragon. 1936.
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Loin de moi de reprocher à Houellebecq cette proximité et d’ajouter un grief supplémentaire aux stupides accusations de plagiat qu’on a lancées contre lui, et qu’un article hilarant et prodigieusement astucieux de la Quinzaine a ridiculisées. Certes, depuis 1936, il s’est passé beaucoup de choses dans le monde : il est vrai pourtant qu’il ne s’y est rien passé. Depuis cette époque, et bien avant, l’énorme charrette du progrès positif dévale sa pente, doucement d’abord, puis de plus en plus vite, pleine à ras bord d’histoires effroyables ou magnifiques, espoirs inouïs et crimes inimaginables. Aucun changement : une accélération, voilà tout. Avec des jeux de rôles, des affrontements, des répartitions d’intérêts. L’enlisement dans le communicationnel. Paul Virilio a raison d’insister sur le  « déclin de la propagande d’un progrès sans fin qui irriguait, hier encore, l’histoire des siècles passés ». Mais si, en 2010, cette propagande commence en effet à montrer des signes d’essoufflement, c’est sur cette musique, dans ses deux versions, la capitaliste et la socialiste, que les sociétés modernes ont appris à danser. C’est pourquoi, de 1936 à 2010, nonobstant les énormes événements que l’on sait, le fond de leur inspiration, comme en témoigne, au-delà de leurs propos, le ton de tous les responsables politiques, n’a pas changé. Même si le technocrate de service, pourvu qu’on l’appointe à la mesure de l’imposture, est toujours prêt à raconter aux enfants la belle histoire du développement, même si, dans le cœur sensible et ambigu de son double progressiste, le ressentiment se plaît à entonner une hypocrite marche funèbre. Ni développement ni régression, ni épopée ni marche funèbre. De Joseph Quesnel à Jed Martin, c’est l’histoire des crises et des rémissions d’un vieux cancer qui métastase.
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Si, entre Les Beaux Quartiers et La Carte et le territoire, il y a continuité parfaite dans l’intention, les arrière-plans sont radicalement différents. C’est qu’il n’est plus possible de faire semblant. Enthousiaste ou épouvantée, la fascination par le monde, conséquence de la société technique et cause première de la dilacération de l’individu – dont le meurtre du romancier est évidemment l’image – est une voie sans issue. Plus nous nous occuperons du monde, plus il nous rejettera. Ainsi, dans le roman de Houellebecq, cet architecte qui, à dix ans, s’évertuait à construire pour les hirondelles des nids qu’elles dédaignaient : toute sa vie, il aura refusé de tirer la leçon de leur refus. Si les personnages d’Aragon, banquiers et militants ouvriers, portaient beau et parlaient haut, conscients d’incarner des valeurs qui rejaillissaient sur eux, ceux de Houellebecq hésitent, rament, rampent. Leurs rêves manquent de puissance. Le personnage de Houellebecq le fait remarquer à Jed : « Chez vous aussi je sens une sorte de nostalgie, mais c’est une nostalgie du monde moderne, de l’époque où la France était un pays industriel, je me trompe ? » Ce qui est exact, mais un peu injuste. Il y a chez Jed, comme chez son père, un vif intérêt pour l’époque où l’art, avant les ateliers des grands maîtres de la Renaissance, ces « chefs d’entreprises commerciales » avant la lettre, n’était pas encore « une activité purement industrielle » Et aussi un goût sincère pour cette peinture « si proche du paradis », dont Fra Angelico reste le modèle, mais qui ne serait concevable qu’« une fois que l’homme aurait dépassé la question de la mort. ».
Ξ
Beaucoup de fusées, donc : esthétiques, métaphysiques, théologiques. Elles s’élèvent en sifflant, mais retombent dans le public. Leur transcendance reste de l’ordre du possible, de l’éventuel, du programme. L’intuition en est présente partout, l’affirmation nulle part. Si l’on me consultait, mon diagnostic serait celui-ci : Michel Houellebecq souffre d’acédie, sorte de maladie de l’âme, de dépression spirituelle. Il a beau entasser dans sa fourgonnette Fra Angelico, William Morris, les préraphaélites, Auguste Comte et son idée d’une humanité composée de plus de morts que de vivants, et installer au volant ce brave Jasselin, sympathique policier qui désapprouve l’incinération parce que « l’homme ne fai(sai)t pas partie de la nature », ce livre intelligent et pusillanime, qui ne cesse de suggérer l’idée qu’il faut faire le grand saut pour passer de la construction du monde à l’affirmation de l’individu, ne tente même pas de prendre son élan pour le réussir. Houellebecq nous fait visiter, par la voie négative, un musée virtuel de la liberté, mais on n’y entend guère que le tintement des clés dans la poche du guide. De ce roman, on a une vue imprenable sur l’authenticité comme d’un cinq étoiles la vue sur la mer. Et là s’arrête le rapprochement avec Aragon. Car l’auteur du Fou d’Elsa, lui, a risqué, s’est risqué. Pour passer du cycle du Monde réel, dont Les Beaux Quartiers est l’une des plus belles réussites, aux ouvrages des vingt dernières années, il lui a fallu entrer dans des épreuves initiatiques dignes de La flûte enchantée. Ne cherchez pas le secret de ce prodigieux retournement, il tient tout entier dans les titres des derniers romans : La Mise à mort, Blanche ou l’Oubli. Peu importe ce qu’en partant l’on a dans sa besace, même si c’est la célébration de Staline et le réalisme socialiste nigaud ; l’important, c’est ce qu’on jette : mise à mort et oubli. La tristesse de Houellebecq viendrait-elle de ce qu’il n’a rien jeté, ou pas assez ? De ce qu’il ne sait pas de quoi il lui faudrait se débarrasser ? Avoir mariné un certain temps dans le bouillon de quelque fanatisme, de quelque intégrisme, parmi des sujets supposés savoir – des SSS, disait Lacan – rend parfois les évolutions plus faciles : on y voit plus clair, il suffit que le courage ne manque pas. Évident, par ailleurs, que la posture d’immobilité de notre romancier est aussi la raison de son succès. Dommage, vraiment dommage. Je suis loin, très loin d’être satisfait, mais je ne précipiterai pas ce dernier roman dans la cantine enfer. Le un peu y est, réveille-toi, nom de Dieu ! « Des oiseaux indifférents à tout drame humain gazouillaient dans le parc originellement dessiné par Le Nôtre. » Quand on est capable d’écrire une phrase pareille, digne de Flaubert, une phrase qui, dans sa taquine simplicité, trace définitivement la frontière entre ceux qui comprennent le monde où ils vivent et ceux qui n’y verront jamais que du bleu, du rose ou du rouge, ça oblige. Si, après cela, on continue à somnoler dans l’acédie, et à mettre toutes ses billes dans la fausse profondeur du désespoir, ce sera Charybde ou Scylla : si l’on n’est pas l’homme du divertissement, on sera l’homme de la mauvaise foi, le salaud sartrien. Il ne restera alors qu’à parier sur les misères que les noms propres font régulièrement à Bernard-Henri Lévy : un de ces jours, peut-être confondra-t-il Houellebecq et Aragon ?
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À lire à la queue leu leu, comme je l’ai fait, les principales critiques récoltées par La Carte et le territoire, j’ai été saisi de malaise ; je l’avais été aussi, sans que cette comparaison se veuille désobligeante, en lisant les commentaires de la presse sur la main de Thierry Henry. La critique littéraire a-t-elle encore un intérêt quand elle n’est pas une amicale, une amoureuse auscultation des textes, un dialogue intime avec un étranger, un débroussaillage patient des apparences, une échographie des idées trop simples, une batterie d’hypothèses toujours réinventées sur un message forcément incapable de se livrer entièrement, et qu’on désire, par l’écho qu’on lui donne, prolonger et situer, c’est-à-dire critiquer ? De Houellebecq, tous les articles disent la même chose, ou à peu près, c’en est décourageant. « Les dernières images d’un monde voué à l’extinction, selon Raphaëlle Rérolle dans Le Monde, – comme une sorte d’inventaire loufoque et méticuleux, avant liquidation. » Et, dans Marianne : « Michel Houellebecq met en scène sa propre mort, préfiguration du sort de l’humanité tout entière ». Et, dans Télérama : « Un tableau du monde contemporain tel que l’auteur le voit, tel qu’il s’en moque, tel qu’il s’en désespère peut-être : le règne de l’argent et de la vulgarité, les impostures médiatico-mercantiles en vogue… » Et, dans Les Inrocks : « Ce désert, c’est le nôtre, ici et maintenant, rempli à ras bord de produits manufacturés, traversé d’êtres irrémédiablement seuls, de moins en moins habité par Michel Houellebecq himself. » Faux, tout cela ? Nullement. Mais pas vrai non plus, pas vraiment vrai. Des résumés comme on en fait au lycée, la passion de Phèdre à l’oral du bac. Serait-il naïf ou incongru de s’étonner de cette objectivité tranquille ? Enfin, ai-je mal lu ? C’est bien de mort qu’il s’agit, n’est-ce pas, d’extinction, de désespoir ? Donc de chagrin, de douleur, d’échec, de déchirement ? Et on annonce ces catastrophes avec autant d’émotion que s’il s’agissait des résultats du foot, ou de la météo d’autrefois, quand Noël-Noël s’amusait à prévoir une dépression sur les îles Sandwich ? Ces critiques montreraient-ils la même impavidité si leur médecin leur annonçait une mauvaise nouvelle ? Se sont-ils donc élevés à un si haut degré de stoïcisme ? Sont-ils ces justes dont parle le poète latin, qui ne broncheraient pas si l’univers se fracassait sur eux ? Ou bien, plus prosaïquement, l’affaire ne les concernerait-elle pas, ou peu ? La critique, n’est-ce plus qu’un exercice de communication culturelle qui, comme tout, suppose un certain « professionnalisme », mais n’est pas de nature à empêcher de dormir ? Un exercice de désamorçage du sens exécuté par des artificiers eux-mêmes désamorcés ? Mais alors, si la critique littéraire est devenue une tête de gondole, pourquoi pas la pétanque ?
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Quelques-uns semblent flairer le danger et compensent la carence de l’implication par la théâtralité de la posture. « Que sommes-nous sinon des « produits culturels » en voie de disparition ? », nous assène péremptoirement Claire Devarrieux dans Libération. Elle a dû beaucoup s’amuser aux dessins de Sempé, cette dame. Le petit café du matin, la bise aux copains, un coup d’œil sur les mails, des soucis qui traînent, comme tout le monde, puis on ouvre le fichier Houellebecq, et hop ! l’Apocalypse : « Que sommes-nous sinon des « produits culturels » en voie de disparition ? » Rien de bien méchant, ça ferait même plutôt rire : à force, pourtant, ce vide est trop lourd, cette absence polie plus inquiétante qu’une présence odieuse. D’où parlent donc les critiques ? Qu’est-ce que cette instance supérieure, sorte de chambre froide des pensées et des sentiments, sas de désinfection des subjectivités, qui oblige à évoquer les choses les plus poignantes avec un si triste détachement, une si lugubre objectivité ? D’où vient qu’on vénère à ce point cette glacière sacrée, qu’on lui accorde cette dignité, qu’on la revêt de cette importance ? Enfin quoi ! Houellebecq nous explique que nous sommes tous en train de crever. Tous, oui, même les critiques littéraires. Alors ? Vous en pensez quoi ? Vrai ou faux ? Vous n’en pensez rien ? Soit. Pourquoi écrivez-vous ?
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Quelque chose me dit que les critiques sont parfaitement conscients de ces contradictions, et qu’il leur suffirait, pour les reconnaître, d’une ou deux gorgées de whisky. Leurs articles sur La Carte et le territoire sont autant de tentatives pour fuir le malaise où leur condition les jette. Le plus simple, bien sûr, serait de s’échapper par le haut. Ainsi Le Nouvel Obs, qui cite ce propos pompeux de Mallarmé : « Pour moi, le cas d’un poète, en cette société qui ne lui permet pas de vivre, c’est le cas d’un homme qui s’isole pour sculpter son propre tombeau. » Voilà une balourdise comme tout le monde peut en lâcher, même l’auteur d’Hérodiade, et qui signifierait, perspective rassurante pour les patrons de supermarché, les employés de banque et les critiques littéraires, que tout le monde, ou à peu près, parviendrait à se débrouiller de sa pauvre existence, et d’abord eux-mêmes, à la seule exception des poètes. L’information reste à confirmer.
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Stanislas (Fumet, bien entendu…) disait que le problème, avec les vérités, c’est le niveau auquel on les fait sonner. Désespoir, fin du monde, extinction, liquidation, apocalypse, je veux bien qu’on repère tout cela dans les livres de Houellebecq : tel est en effet le climat de son œuvre. Mais en gros, en gros seulement. Un roman n’est pas une dissertation. Un romancier est un homme qui tente de faire entendre ce que sa voix a d’unique ; du simple fait qu’il s’essaie à trouver ses intonations propres, il met une distance infinie entre sa pensée et lui, quand bien même, comme c’est le cas, cette pensée constituerait une agression rageuse contre toute forme de subjectivité. Pour sincère qu’il soit, le désespoir d’un romancier, d’un poète, d’un artiste, produit forcément, même sous les espèces de l’angoisse et de la souffrance, autre chose que du désespoir. « Le seul désespoir, disait Kierkegaard, c’est de ne pas pouvoir désespérer. » C’est particulièrement vrai des artistes. Ils mettent au jour quelque chose d’inédit qui ne constitue, en soi, ni une invitation à l’espoir ni une incitation au désespoir, mais qui, en obligeant les sens à s’étonner, reconduit la réflexion à ses bases et à ses sources. Et ainsi écarte, ou diffère, ou met à distance, avec la complaisance qui la menace, la question de l’espoir et du désespoir. L’artiste élargit le réel et, par là, recule les frontières arbitraires que l’esprit se donne parfois trop vite. L’art est un jugement en appel. L’artiste accepte cette suspension du jugement parce qu’il choisit en lui, comme instinctivement, ce qui le transcende, transcendance qui se confond, en fait, avec la nouveauté issue de lui, singulière et universelle, « absolument moderne ». C’est en cela que ce vivant parmi les vivants est encore plus vivant que les autres.
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Quelle vaste surface de projection, ce roman ! Chacun y va de ses doutes, de ses déceptions, de ses rancœurs. « L’amour, la poésie, écrit Nelly Kapriélan dans Les Inrocks, sont pourtant présents. Mais comme des choses précieuses, fugaces, éphémères : les seuls vrais luxes quand tout se réifie, se vend, s’achète. » Je ne suis pas sûr que ce langage soit celui de Houellebecq, qui s’interdit toute nostalgie et s’oblige à une sobre lucidité, qui ne se lamente pas, ne râle pas, et se contente d’un constat glacé : « Les choses et les rêves ont une durée de vie. » Les romans d’Aragon n’avaient pas pour fonction d’illustrer la pensée de ses amis politiques : le texte de Houellebecq, de même, n’est pas réductible à la mauvaise foi des sentiments bourgeois. L’amour et la poésie y sont précieux, sans doute, mais pas à la manière de ce qui peut se rapporter à un prix, à une durée, à un usage. Ni parce qu’ils sont fugaces et éphémères. Sûrement pas, en tout cas, parce qu’ils seraient des luxes. Je suis frappé, presque bouleversé, de la différence de ton qui apparaît ici entre l’auteur et sa critique : dans cet écart, je vois s’affirmer à la fois la dignité de l’écriture et une vérité qui dépasse de beaucoup la littérature. Écrivain ou non, on peut célébrer et chanter l’amour et la poésie, on peut aussi s’en moquer avec cruauté, ironiser, les dénigrer, les humilier, les traîner dans la boue : je ne peux pas imaginer qu’on en parle selon le langage purement et salement social du luxe. Sans doute forcerais-je le texte de Houellebecq si je prétendais y voir ce que j’aimerais y trouver, l’idée que l’amour et la poésie se situent à la pointe extrême du temps, que ce sont des ponts, ou des tremplins, ou des passages secrets qui relient le temps à quelque chose qui n’est pas le temps, de quelque façon qu’on conçoive, qu’on imagine ou qu’on croie ce quelque chose. Cette idée n’est pas dans le roman et rien ne la suggère. L’auteur ne franchit aucun précipice et ne donne pas le moindre signe d’en avoir le désir. Mais il s’arrête si brusquement au bord de la falaise qu’il est impossible de noyer cet instant-là dans l’expérience ordinaire. Et puis, de quoi parle-t-on ? Y a-t-il un être au monde qui n’ait jamais ressenti dans la poésie, et en tout cas dans l’amour, une nécessité vitale dont l’absence déchire, dessèche, ravage, anéantit, violente ? Le contraire absolu du luxe. « Il serait dans la vie comme il était à présent dans l’habitacle à la finition parfaite de son Audi Allroad A6, paisible et sans joie, définitivement neutre. » Ainsi parle le romancier de son héros. Le luxe, c’est le tombeau avant le tombeau. L’amour n’est pas un luxe. La poésie n’est pas un luxe. Le luxe, c’est la décoration de la mort. L’amour et la poésie ne sont pas des consolations destinées à apaiser les sensibilités fragiles que lasse ou désole l’univers de la consommation. L’amour et la poésie ne sont pas des maisons de retraite. L’amour et la poésie ne mangent pas les restes. L’amour et la poésie ne sont pas des avantages en esprit comme on parle d’avantages en nature. Toutes les « valeurs » peuvent, sans drame majeur pour l’humanité, crever la gueule ouverte, sauf l’amour et la poésie : ce sont elles, et seulement elles, qui fournissent à toutes les autres une chance sérieuse d’être vraiment des valeurs. À moins de feindre, comme Nelly Kapriélan, de se contenter d’un imaginaire de substitution consuméro-compatible et d’affirmer que « le roman sera toujours plus intéressant (plus vrai, plus beau, plus fort) que toute réalité. » Pas toujours. Non, pas toujours.
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Deux exceptions, pourtant, dans cette unanimité critique, les deux poids lourds de la conscience citoyenne : La Croix et L’Humanité. Parmi des centrifuges épris d’opinion publique, ou faisant semblant, ces deux-là restent des centripètes purs et durs. Ni le livre de Thierry Henry ni la main de Michel Houellebecq ne les passionnent vraiment, l’inverse non plus. Et les perceptions du public tiennent tout entières, à leurs yeux, dans ce que ce public doit percevoir, c’est-à-dire dans leur doxa respective. Ils n’ont finalement d’yeux que pour eux-mêmes, ils sont à eux-mêmes leur propre Chimène. C’est assez reposant. Ainsi, à la manière de cette cote de moralité que les spécialistes catholiques du bel agir attribuaient naguère à chaque film qui sortait, une typologie ramassée dans un tiroir de sacristie permet à La Croix de mesurer sans la moindre possibilité d’erreur le niveau de sens de La Carte et le territoire. Ce roman, nous enseigne-t-on, se situe au « stade intermédiaire entre l’essentiel et l’inutile ». Voilà qui est clair, plus clair toutefois que, dans L’Humanité.fr, l’ahurissant commentaire de Jean-Claude Lebrun sur le cercueil d’enfant de la place Saint-Sulpice. « Quand on découvre les lambeaux dispersés du corps de Houellebecq, écrit ce critique, on assiste au triomphe suprême de la régression. Car ces bouts d’écrivain mis en exposition figurent de saisissante façon le retour vers un âge primitif : l’homme réduit à sa chair, non encore sorti de lui-même par le travail et par l’art. » Là, je l’avoue, je perds pied, ma plume et ma gorge s’assèchent ; plus rien à dire, plus rien à écrire, plus rien à penser. Au secours, un fantôme !
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J’ai achevé la lecture de ce roman un dimanche soir, dans le train Bordeaux-Paris. Autrefois, la plupart des voyageurs montaient en seconde : que de plus fortunés ou de plus fatigués choisissent la première ne les bouleversait pas. La politique des tarifs de la SNCF risque de provoquer un jour, au moins sur certaines lignes, un renversement bien plus fâcheux : presque tout le monde en première, les fauchés en seconde. Mieux vaut pourtant, me semble-t-il, isoler les riches que les pauvres. Il est moins désagréable de ne pas jouir du confort de quelques-uns que de ne pas avoir accès au traitement accordé à presque tous. Sans doute l’entreprise nationale s’imagine-t-elle, plus ou moins hypocritement, contribuer par sa politique à je ne sais quelle promotion sociale des masses – je veux dire du public, M. Lebrun m’a troublé – et aux progrès du snobisme pour tous, objectif culturel majeur de l’époque. Dans l’illustre Simplon Orient Express, on lisait une citation de Valery Larbaud qui affirmait avoir trouvé la joie de vivre dans ce rapide. Pour en avoir goûté les charmes – une seule fois hélas ! et pour un voyage bien court -, je le crois sur parole. Je suis donc prêt à offrir à la SNCF un témoignage parallèle sur son Bordeaux-Paris ; je jurerai devant Dieu et devant les hommes y avoir trouvé l’ennui. Ce wagon couleur de secrétariat, paradis des portables et des mobiles, est une sorte d’open space à roulettes. Des petits trentenaires qui se prennent pour des jeunots tapotent fébrilement sur leurs machines, les comparent, les échangent un instant en les soupesant et en rivalisant d’érudition informatique. En face de moi, assis côte à côte, un garçon et une fille échangent des mails en souriant, fiers de leur habileté technique et peut-être de leur créativité érotique. Soudain, elle ôte les écouteurs qui la protègent du monde, et lui fait signe d’en faire autant. Suit une conversation sur la nécessité de rendre visite aux belles-mères qui me projette brutalement cinquante ans en arrière. Ils sont tous bien polis, ces jeunes gens, ils nous ont même offert des bonbons. Mais que dire ? Oui, que dire ? Encore plus difficile d’accéder à l’âme de cette jeune femme sous cette accumulation de procédures qu’au corps de son arrière-grand-mère sous les jupons et les froufrous. Ces gens sont à la fois incompréhensibles et trop lisibles ; on dirait qu’ils ont fait le tour de tout et sont revenus au point de départ. La fille a dans la voix le sourire qu’il faut pour annoncer que le CAC 40 est en hausse ou pour soutenir les victimes d’un drame humain, une voix compréhensive, généreuse, absente. Ils sont gentils, terriblement gentils. J’ai peur qu’un jour ils ne soient atrocement gentils. Le un peu d’espérance, Père Sanson, j’ai beaucoup de mal à le trouver, savez-vous ? Chez les brutes, les salauds, les voyous, pas de problèmes, c’est l’enfance de l’art ! Mais là, qu’est-ce qui s’ouvre chez ces gens-là ? Qu’est-ce qui fera qu’ils cesseront d’être à l’aise, d’expliquer, de commenter, qu’est-ce qui les secouera, ces convenables sodas ? L’orgasme ? Bernique ! Étiqueté tout ça, ça crève les yeux. La politique ? Pas de bêtises, s’il vous plaît. La culture ? Non mais, des fois… L’entreprise, les portables, les belles-mères ? Vivement qu’on arrive.
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J’ai tant aimé les trains ! Les wagons de bois des troisièmes, quand nous partions en vacances, mes parents et moi. Les préparatifs de ma mère, les sandwichs, les œufs durs, la serviette à carreaux rouges et blancs, la thermos de café, les escarbilles dans les yeux, les gares la nuit, mon père qui descend acheter je ne sais quoi, ma mère qui s’affole. La petite fille de mon âge, au retour de Cannes, qui s’endort sur mon épaule : une nuit de paralysie délicieuse. Les premières, beaucoup plus tard, quand je revenais de session, le compartiment à six places, les sièges d’étoffe rouge sombre où l’on s’enfonce, l’éclairage tolérable, tout pour qu’on se laisse rêver. Parfois je suis seul, j’allonge les jambes, mon bras repose sur le montant de la fenêtre, le monde est un juge perspicace mais bienveillant, l’arrivée aura un goût de départ. Maintenant le départ a un goût d’arrivée. Je n’aime pas ce bureau roulant, cette machine à ne pas rêver, je n’aime pas ces gens projetés sur le devant d’eux-mêmes, je n’aime pas la jouissance des ressemblances, ces équipes prêtes à se former pour vendre le train ou me démonter l’âme. Autrefois, mes compagnons de voyage et moi nous ne nous disions rien. Nous nous regardions vaguement en pensant que nous étions des êtres humains en voyage : c’était suffisant. Nous célébrions ensemble, pour quelques heures, un rite familier et profond dont la SNCF était l’ordonnatrice avisée. Quand, par hasard, une complicité naissait, c’était une fête inattendue, imméritée. Maintenant, doigts sur le clavier, on s’occupe, on occupe l’espace, le temps, on occupe tout, il ne reste plus de place pour Rien. L’occupation moderne, la vraie, c’est celle que je subodore dans ce wagon, l’annulation collective, hautainement pointilleuse, de ce qui n’a pas été convenu, la chasse souriante au mystère, la traque de toute transcendance, une crainte épouvantablement gentille d’être autre chose que ce dont on a l’air. Ce jeune homme qui nous offrait ses bonbons, je voyais comme il voulait, par un petit sourire d’autodérision, annuler son geste : sortir de soi, nous demandait ce sourire, est-ce vraiment possible ?
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Sans doute, mais à condition d’y être entré ! Vraiment, la Providence des lectures, ça existe. Au moment où je m’embourbe un peu dans Houellebecq – moins dans son roman, d’ailleurs, que je suis très loin de mépriser, que dans les échos qu’on en renvoie -, on m’offre une anthologie de la légende du Graal dans les littératures européennes. Avalanche de symboles ! Je reçois ce beau cadeau quand éclate un drame abominable, qui met Christine Boutin dans tous ses états : le calendrier de l’Europe fait mention d’à peu près toutes les fêtes religieuses du monde, à l’exception des chrétiennes ! Je comprends l’ire de la prophétesse rambolitaine, mais je ne la partage pas. Ce lapsus, si c’en est un, me plaît. Je le trouve infiniment réjouissant. Voudrait-on lire casher ou hallal sur la devanture d’une boucherie qui ne le serait pas ? Que dirait-on d’un restaurant qui annoncerait une cuisine française et servirait une pâtée internationale ? Je ne veux pas davantage qu’on fasse mention du christianisme dans les documents de l’Europe. Pour la simple, unique et suffisante raison que l’Europe, dans sa structure, dans ses intentions, dans son essence n’est pas, ou n’est plus, chrétienne. L’a-t-elle d’ailleurs jamais été autrement que dans cette communication avant la lettre qu’on nommait, dans la chrétienté, apologétique, sorte de publicité spirituelle qui célébrait la puissance de la boutique chrétienne, son influence sur les mœurs ou sur la production artistique ? Cet aspect-là ne me retient guère. Rien ne me paraît plus étranger au christianisme que le souci de l’importance.
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Laissons cela. Et donc, ce soir-là, Perceval dîne chez le Roi Pêcheur. Et, à chaque plat, il voit passer dans la salle une étrange procession. Un jeune noble sort d’une chambre, « porteur d’une lance blanche qu’il tient empoignée par le milieu ». Une goutte de sang sort du fer, à la pointe de la lance, et coule jusqu’à la main du jeune homme. Derrière lui, précédée de deux jeunes gens qui tiennent des candélabres garnis de chandelles, une jeune fille porte une coupe ou un plat, c’est un graal, c’est le Graal. Vient ensuite une autre jeune fille ; elle tient, elle, un petit tailloir en argent.
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Mais on connaît la légende, et l’on sait que Perceval aimerait bien poser des questions sur cette lance, sur ce tailloir. Sur ce graal surtout : il brûle de demander « qui l’on en sert ». Pourtant il ne le demande pas. Parce qu’un gentilhomme, il y a quelque temps, l’a blâmé de trop parler. Parce que les plats qu’on lui sert sont succulents et « qu’il n’a plus en tête que de boire et de manger ». Mais il voudrait quand même savoir, et se promet de poser la question, avant de prendre congé, à l’un des jeunes nobles de la cour. Trop tard. C’est le Roi Pêcheur qu’il fallait interroger, et sans attendre. « Ah ! malheureux Perceval, lui dira une demoiselle, quelle triste aventure est la tienne de n’avoir rien demandé, car tu aurais si bien pu guérir le bon roi qui est infirme qu’il eût recouvré l’entier usage de ses membres et le maintien de ses terres. Que de biens en seraient advenus ! »
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Et que cette histoire me plaît ! Que j’aime le lien qu’elle met en évidence, ce rapport lumineux entre le tréfonds d’une conscience et le monde ! En voulant la rapporter à notre époque, j’en réduis sans doute la portée et risque de la mutiler de sa signification spirituelle. Mais les légendes sont généreuses, et ne militent pas pour leurs droits d’auteur. Celle-là finit d’ailleurs très bien. Perceval méditera longtemps sur l’incapacité où il s’est trouvé de saisir au bond la balle que lui envoyait le destin. Il cherchera pourquoi il a triché avec la transcendance de l’instant, pourquoi il n’a pas osé s’abandonner, dans l’émerveillement, à l’absolument autre, pourquoi il a tenu à faire la part égale entre des réalités inégales, le Graal et la vie mondaine. Mais il n’en sera pas puni. « Là où croît le danger, grandit aussi ce qui sauve. » Cette bévue spirituelle, cette incapacité d’élan, sera le point de départ de la quête du Graal intérieur, dépouillement, simplicité, ardeur. Mais pourquoi s’est-il montré si léger ? Pour Michel Stanesco, c’est parce qu’à l’instant où passe la procession, il « n’accède pas à l’essentiel, parce qu’il ne se présente pas en son intégrité. » Il ne s’agit pas ici d’intégrité morale, mais de beaucoup plus : Perceval triche avec ce qu’il est, il cède à l’esprit mondain en nivelant abusivement les niveaux d’être, il veut se faire souverain de lui-même, il refuse l’altérité que lui propose l’instant. Il fallait poser la question au roi, et tout de suite, non pas aux courtisans, et plus tard. Il s’agissait « d’un mode d’être et nullement d’une question de communication avec autrui. »
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On dira que tout cela se passait en des temps lointains, fumeux et théologiques. Sans doute même en rira-t-on, et ce sera une grande sottise. Car la première étape du chemin que Perceval va parcourir, et qui le conduira vers le vrai en le reconduisant à lui-même, n’est datée d’aucune époque. Au petit jour, au-dessus de la prairie gelée, il voit un faucon fondre sur un vol d’oies sauvages, heurter l’une d’elles et l’abattre au sol. L’oie n’est que blessée, elle a saigné trois gouttes de sang sur la neige, et a repris son vol. Et Chrétien de Troyes écrit : « Quand Perceval vit la neige qui était foulée, là où s’était couchée l’oie, et le sang qui apparaissait autour, il s’appuya sur sa lance pour regarder cette semblance. Car le sang et la neige ensemble sont à la ressemblance de la couleur fraîche qui est au visage de son amie. Tout à cette pensée, il s’en oublie lui-même. Pareille était sur son visage cette touche de vermeil, disposée sur le blanc, à ce qu’étaient ces trois gouttes de sang, apparues sur la neige blanche. Il n’était plus que regard. Il lui apparaissait, tant il en prenait plaisir, que ce qu’il voyait, c’était la couleur toute nouvelle du visage de son amie, si belle. Sur les gouttes rêve Perceval, tandis que l’aube passe. » Et que demeure l’amour qui n’est pas un luxe, et le regard du dedans, et ce cercueil d’enfant dont on a si peur de parler. Bonne année un peu.

(2 janvier 2011)