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En même temps ?

 LE MARCHÉ LXXVII
Jamai d’amor non’m jauzirai / Se non’m jau d’est amor di lonh
(Jamais d’amour je ne jouirai / Si ne jouis de cet amour de loin)
Jaufré Rudel (XIIe s.)
 

Comme ces objets familiers qu’on retrouve dans un déménagement et qu’on considère avec une attention qu’on ne leur a pas accordée pendant vingt ans, des mots, des idées, des manières de faire auxquels l’habitude eût empêché, dans une autre circonstance, de prêter autant d’intérêt, sont placés sous un éclairage nouveau par le bouleversement de la vie politique française. S’il est vrai que les lapsus, mots d’esprit et autres imprévus du langage connaissent mieux les chemins de l’inconscient que les discours d’apparat et les conférences officielles qu’ils viennent perturber, un examen un peu attentif de quelques-uns de ces signes ne paraît pas entièrement dénué de sens. Quand des cathédrales de compétences champignonnent de partout, il n’est peut-être pas inutile de semer dans les terrains vagues encore oubliés la modeste contribution d’un questionnement naïf.

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Le premier de ces signes, je l’ai trouvé dans une intervention de Jean-Luc Mélenchon à l’Assemblée nationale. Il y évoque le propos désormais célèbre d’Emmanuel Macron sur la gare, ce lieu où se croisent « des gens qui réussissent et des gens qui ne sont rien » et, de la tribune, laisse tomber ceci : « Les gens qui ne sont rien et se croisent dans les gares ont une réplique pour vous que je voudrais bien, Monsieur le Premier ministre, que vous acceptiez de faire connaître à Monsieur le président de la République : les riens lui disent : nous ne sommes peut-être rien à vos yeux, mais demain, nous serons tout. »

J’ai été surpris de voir le leader de La France insoumise, homme de culture, entrer dans ce mauvais procès. Un peu déçu, même, car il m’avait d’abord semblé qu’il ne s’était pas associé au déluge d’indignation entièrement injustifié qu’avait déchaîné la formule du président de la République. Je considérais donc son propos avec un scepticisme accablé quand les derniers mots m’ont sauté à la gorge. « Nous ne sommes peut-être rien à vos yeux, mais demain, nous serons tout. »

L’Internationale, évidemment. « Nous ne sommes rien, soyons tout. » Une chose que tout le monde reconnaît, comme le petit chat de porcelaine récupéré dans le déménagement et qui a dans ses moustaches tant d’histoires passées sous silence, et tant de regrets, et peut-être tant de reproches. Nous ne sommes rien, soyons tout, tout va très bien Madame la Marquise, d’l’autre côté d’la rue, y a une fille, y a une belle fille… Allons. Soyons tout ? Vraiment ? On peut le dire, bien sûr, mais l’évidence arrive aussi vite qu’un orgelet : c’est idiot ! Un film inconnu de Louis de Funès, peut-être ? Patron d’une très petite entreprise de boutons de culotte installée dans une zone industrielle à décourager l’ennui, il a à cœur de motiver ses deux employés, un gros et un maigre, et les oblige à chanter avec lui, tous les matins, en faisant la ronde, Nous ne sommes rien, soyons tout, et le gros n’arrête pas de lui monter sur le pied, celui qui a un cor, et se fait bourrer de coups… Dire que j’étais arrivé à cet âge sans avoir jamais songé à la stupidité de ces mots-là !

Encore, qu’on les chante, passe ! En mémoire des jours de gloire, bien réels, et en oubliant les autres, bien réels aussi. Le sang guimpur, avouons-le, n’est pas trop malin non plus ! Mais qu’on les sorte de la musique qui leur conserve vaille que vaille, comme l’eau-de-vie aux cerises, un air de fraîcheur, et qu’on monte à la tribune pour expliquer qu’aujourd’hui, d’accord, on n’est pas grand-chose mais que, demain, on sera tout, alors là, on se demande, on se demande un peu, on se demande même beaucoup…

Je ne vais pas expliquer ce que sait parfaitement le moins à la page des militants de La France insoumise. Être tout, c’est le rêve du capitaliste légendaire, du maître de forges, du milliardaire, de l’exploiteur multicartes. Celui de Total, aussi, ce personnage d’un roman de Jacques de Bourbon Busset qui finit, après avoir accumulé les accumulations, par ce constat désenchanté : Total égale zéro. En voulant elle-même être tout, la France insoumise rend hommage à René Girard, à la fascination par l’autre, à la logique des doubles. Elle se soumet au mimétisme et s’y condamne. Aucune difficulté pour moi, je l’ai dit, de partager sa colère contre l’argent, ses domestiques et les domestiques de ses domestiques. L’argent, c’est le fumier du diable, il n’y a pas à chercher sur ce sujet plus d’en même temps que de beurre en broche. Mais le délire de possession qui a produit ce fumier, lequel, en retour, l’aggrave, cette folie d’être tout qu’il véhicule et tente de justifier, on ne peut pas en reprendre tranquille le refrain comme si le chanter à la République plutôt que sur les Champs en modifiait le sens et la portée. On ne peut pas vouloir chasser l’ombre et garder ce dont elle est l’ombre. Les damnés de la terre devenus dans nos contrées les mutilés de l’uniformisation le sentent très fort, c’est pourquoi il n’y a plus guère de place en eux pour la rhétorique. La France insoumise travaille sur une version périmée du dégoût du peuple, elle n’en a pas mesuré la puissance, l’acuité, la profondeur, le caractère non pas actuel mais transactuel. Elle n’en a pas perçu non plus l’aveuglement absolu. En dépit des étoffes rouges qu’on agite devant lui, le destin des riches intéresse à peu près autant le peuple que celui des cacahuètes. Lamartine avait raison. S’il y avait un jour une révolution, ce ne serait pas celle de l’envie, pas même celle de la justice : ce serait celle du mépris. Il faudra qu’on le comprenne, même si aucune école ne l’enseignera jamais : c’est avec son propre instinct qu’il se débat, avec et contre cet instinct qu’on a salopé et qu’on salope, cet instinct dont il sent, avec une terreur qui ne lui en rappelle aucune autre, qu’il n’est plus ce qui le fait vivre et qu’il est même devenu, parfois en lui suggérant de tout casser et, le plus souvent, en lui conseillant de ne rien faire, ce qui le fait mourir. Tout se boit sec, aujourd’hui, violence ou découragement, sans bulles idéologiques, sans sirop politique. Tombez la cravate, la veste, et le reste si ça vous chante, ce n’est pas cela qu’on regarde en vous. On ne regarde rien, d’ailleurs. Votre cravate, on s’en fout ; son absence aussi. On écoute. L’œil écoute. Si celui qui parle dit qu’il veut tout, ça empêche sa voix d’être vraiment sa voix, d’être vraiment une voix. Et le talent non seulement n’arrange rien, mais souligne. Une voix, c’est quand on ne rêve pas d’être tout, quand on se sent presque rien, quand tout est incomplet. Une voix, c’est quand il y a de la catastrophe dans l’air, et qu’on continue.

Je me soucie peu de la politique quotidienne et de savoir quelles étoiles sont au paradis de l’opinion. Tout cela ne touche jamais à l’essentiel, et rarement à la réalité. Il y a du championnat de foot là-dedans, ou un divertissement d’ingénieur un jour de pluie. Quand l’équipe du parti socialiste perd son match, ce n’est pas plus grave, à mes yeux, que quand Auxerre ne gagne pas. Dans son magnifique et juvénile essai L’abus de la « psy » nuit à la santé, le psychiatre Serge Tribolet m’apprend que je ne suis pas le seul à penser ainsi. Plotin, rapporte-t-il, « mettait en garde ses élèves contre les grandes affaires des hommes qui ne sont que des jeux : si vous faites comme eux, leur disait-il, sachez bien, après avoir déposé les jouets qui vous appartenaient, que vous vous étiez mêlés à des jeux d’enfants. » Loin de moi de mépriser l’activité politique. Avoir croisé Edmond Michelet, Jack Ralite, Jean-Pierre Chevènement m’aurait protégé de cette tentation si elle m’avait menacé. Je n’ai rien contre la vie politique, mais je la vois comme je voyais l’entreprise, comme je voyais le monde de la culture ou celui de l’enseignement. Très honoré que mon constat rejoigne celui de Plotin, je sens dans tout cela beaucoup plus d’enfance et de jeu que les intéressés n’osent l’imaginer. Mais, loin que cela suscite mon ironie et m’incite à me faire l’avocat de je ne sais quel professionnalisme breveté, j’enrage que toutes sortes de résistances mortifères s’acharnent à refuser cette évidence. Je reproche à la politique, comme je le reprochais à l’entreprise, d’avoir peur de l’esprit d’enfance. Je ne lui reproche pas d’être ludique, je lui reproche d’en avoir honte, de ne pas l’être assez, de ne pas l’être vraiment. Être puéril, c’est faire taire l’enfant qu’on continue d’être, et qui reste la source première, presque unique, de création et de générosité. C’est faire semblant d’être né vieillard. Calculer, ricaner, évaluer, contrôler. Enrager. Commenter. Crachoter.

Quand quelqu’un m’explique que ses copains et lui seront tout, je reconnais le malaise poisseux et acnéique qui me saisit, celui de mon adolescence, faite, comme toutes les autres, de désirs insensés et d’intraitables refus. Songeant à ces fureurs, je me rappelle aussi les moyens qu’on employait pour en triompher. Eh bien, non, cela ne marchait pas. Même si le couple parental se relayait à la propagande du sérieux. Même si les prêtres croyaient qu’ils apaiseraient ces mouvements élémentaires du corps et de la vie en les ficelant de raisons sophistiquées. Jusqu’à ce jour, en première…

M. Pignarre, quand il parlait de quelque chose, semblait évoquer en même temps mille autres sujets. Cet homme était comme une litote vivante, explosive, généreuse. Il avait une manière de peser les mots et les faits si rigoureuse et précise que le moindre détail, même drolatique, quand il s’en emparait, était comme un rideau de scène qui, en s’ouvrant lentement et presque solennellement, réveillait de la vie, faisait surgir de la profondeur, réanimait des pensées figées. Je l’ai vu brandir devant nous, dans une terrible colère, une édition nouvelle de l’Œdipe à Colone qui avait affublé la cité grecque d’un second n. « Ils n’ont rien vu, n’est-ce pas, ils n’ont rien vu ! » Il nous parlait très souvent de Victor Hugo. Ce jour-là, il s’était servi, pour l’évoquer, du Victor-Marie Comte Hugo de Charles Péguy. Hugo, Péguy, Pignarre en même temps, il m’aurait fallu bien lourdement atteint d’une bien lourde maladie pour que je m’intéresse à autre chose.

Je ne sais ce que réveillait ce texte dans notre professeur. Nous lisant un passage fameux que je sais à peu près par cœur, il était submergé d’émotion. Il s’agit d’un extrait d’une lettre de Péguy à Daniel Halévy par quoi s’ouvre le livre 1. Péguy veut se réconcilier avec son ami à qui il a reproché de soutenir trop mollement le dreyfusisme. Il lui présente ses raisons et peut-être ses regrets. Il approche de ses quarante ans et raconte le terrible débat intérieur auquel l’invite son âge. Il dit à quel point, petit paysan, il a été intimidé par la culture universitaire, et comme il s’est senti écarté de lui-même. Mais quarante ans, c’est l’âge de la vérité, l’âge où l’on sait sinon qui l’on est, du moins de quel bois l’on est fait, de quelle substance, de quelles blessures, de quels rêves. L’âge où l’on ne joue plus avec les cartes des autres. Et les cartes d’Halévy, ce grand bourgeois, ne sont pas les siennes, celles de Marcel Mauss non plus, ni celles de la Sorbonne. On ne peut pas vouloir être tout, c’est le contraire qui est vrai : c’est quand on renonce à être tout qu’on est quelque chose. Dans le monde universitaire, dans la société intellectuelle, Halévy est chez lui ; Péguy y est un invité, un immigré, un passant. Quarante ans, c’est l’âge où il faut savoir où l’on a les pieds, où l’on a la tête, où l’on a le cœur.

La banlieue n’est pas la campagne. Comment j’ai tâché de faire mien le propos du petit paysan Péguy, c’est un roman que je n’écrirai jamais. Peu importe. Mais jamais plus de Soyons tout ! Sur quelque musique que cela se chante, celle de la Révolution, celle de l’argent, celle de la puissance, c’est une imposture, un mensonge, une sotte invitation. Le peuple n’est vraiment le peuple que lorsqu’il ose s’en aviser. Sinon il reste une foule, une masse, un populo, un amas de consommateurs aussi horrible que le clan qui lui a fourgué son image.

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Le début du quinquennat d’Emmanuel Macron, on ne le lui reprochera pas, a fait la part belle au langage. Après la Halle Freyssinet, il y eut le discours de Versailles, devant le Congrès. Un honnête élève de seconde, pourvu qu’on n’ait pas passé trop de temps à l’abrutir de mondanités pédagogiques, pourrait aisément en repérer les thèmes principaux. Au risque d’une mauvaise note, je vais le faire moi-même. 1. L’amour de la patrie nous rend impatients d’agir et nous invite à renouer avec l’esprit de conquête. 2. Notre malheur est de refuser de voir le réel en face, de ne pas reconnaître un état d’urgence économique et social autant que sécuritaire, de ne pas engager le combat contre d’innombrables forces d’aliénation. 3. Il n’y a pas à choisir entre l’ambition et l’esprit de justice, entre l’égalité et l’excellence ; il faut, au contraire, conjuguer ces exigences. 4. Si profondes que soient leurs différences, l’union de tous les Français peut se faire sur la cause de l’homme. 5. Viennent ensuite des considérations sur le droit de choisir sa vie, sur la liberté intellectuelle, morale, spirituelle, sur le rôle culturel de la France, sur l’urgence de se désintoxiquer, et d’abord de désintoxiquer l’État, de l’interventionnisme public. 6. L’orateur donne son sentiment sur ce que doit être le rôle de notre pays dans un monde aux prises avec de si redoutables dangers. 7. Il appelle finalement la France et l’Europe, avec Fernand Braudel, à s’appuyer sur tous les humanismes vivants qui les ont constituées et, avec Simone Weil, à refuser tout cynisme en ne proclamant jamais des principes à l’application desquels elles ne veilleraient pas sans relâche.

Qu’on l’applaudisse, qu’on le discute ou qu’on le siffle, ce propos ne paraît pas inaccessible à une comprenette moyenne. Il ne semble pas non plus insensé qu’un président fraîchement élu, avant de laisser son Premier ministre en décliner le contenu, souhaite commencer la présentation de son programme en énonçant les principes qui le fondent. Ç’en était trop pourtant pour les politiques et les médias. J’imagine que les services de l’Observatoire de Paris ont été assaillis d’appels de commentateurs en mal de métaphores astronomiques. Du fond de l’extrême-gauche au tréfonds de l’extrême-droite comme dans l’admirable fraternité des chaînes et des antennes, une sourde lamentation s’est élevée contre un tel défi au bon sens. Les bras des gens de gauche et ceux des gens de droite, un instant tendus vers le ciel pour tenter de conjurer cette calamité, sont retombés au même instant sur leurs cuisses, unis dans le désappointement et la réprobation navrée. Le Centre, lui-même, m’a-t-on assuré, s’est associé à la manifestation, ne prenant que quelques heures de retard, le temps de donner à ses amis la consigne de ne lever et abaisser qu’un seul bras, le gauche ou le droit, selon le bord vers lequel ils se sentaient pencher. Jamais consensus ne fut plus parfait. Que n’a-t-on entendu ? Des envolées lyriques ! Un discours lunaire ! Intersidéral ! Stratosphérique ! Intergalactique ! Celui-ci, qui a généralement la dent leste, a le sourire ahuri d’un boxeur dans les cordes. Cet autre laisse passer dans ses mots l’hébétement, peut-être même l’hébétude, du voyageur qui se découvre dans l’express de Novossibirsk alors qu’il a cru monter dans le RER de La Garenne-Bezons. Aucune méchanceté nulle part, même pas chez les pires adversaires du président. Une seule tonalité, l’accablement, comme quand une porte a été ouverte trop tôt sur le sapin de Noël. La fête est finie. Pourquoi ce type-là veut-il gâcher le métier ?

Il y avait de quoi parler. De quoi approuver. De quoi discuter. De quoi contester. Eh bien, rien. Élusion générale, absolue. De vieux politicards qui, à longueur d’année, frétillent comme des goujons dans les infos et les négos de l’actu gonflaient les joues comme des cancres pris en flagrant délit d’ignorance et soufflaient comme des gamins qui trouvent que le sujet, M’sieur, est trop dur. Déformation professionnelle, ça m’a interpellé, comme disaient les vicaires de la paroisse quand ils voyaient passer une mini-jupe. Si je ne suis pas certain que la petite classe politique et médiatique puisse tout entière se reconvertir au Collège de France, là, honnêtement, le niveau du débat ne dépassait pas ses compétences. Il faut donc poser la question et essayer d’y répondre : pourquoi cet embarras ?

Parler de la liberté ou de l’esprit de justice, c’est toujours, en quelque manière, sinon parler de soi, du moins faire appel à sa subjectivité, à son existence, à l’expérience intime qu’on fait du monde et des autres. Même des notions discutables comme l’état d’urgence ou l’esprit de conquête, si l’on accepte un instant de les regarder pour elles-mêmes, de les déconnecter de telle situation particulière déjà quadrillée par tout un système d’opinions et d’appartenances idéologiques, obligent à une forme de retour sur soi, d’attention à soi, de prise en compte, en soi, de mille et une perceptions qui ne sont pas nécessairement en rapport direct avec la chose politique et semblent même, le plus souvent, lui échapper entièrement.

L’homo politicus et l’homo mediaticus manient beaucoup d’informations. Ils sont parfois cultivés. Il n’y a aucune raison de soupçonner leur bonne foi. Mais leur métier leur impose, ou plutôt ils acceptent que leur métier leur impose une exquise pudeur qui les fait s’absenter étrangement de leur réflexion, et se contenter, au fond d’eux-mêmes, d’un rôle d’observateurs, pour les uns, d’organisateurs, pour les autres. Ce jour-là, le ton du discours présidentiel les a laissés presque démunis, ce qui les faisait plus sincères que d’ordinaire, moins péremptoires, plus touchants, plus dignes d’intérêt. En fait, il tombait du ciel une pluie d’évidences. La difficulté n’était nullement pour eux de répondre sur le fond à Emmanuel Macron, tous en avaient les moyens, mais de répondre à ce langage-là, de résumer, eux aussi, en quelques mots, leur Ce que je crois, ou leur Ce que je pense, ou leur Ce que je sens. Un étrange embarras perturbait la conscience de ces vieux roublards de la dialectique, de ces polémistes toujours empressés à se faire les dents. Je sentais en eux comme une envie de franchir le Rubicon de la parole libre. Mais ils s’y refusaient. Désir et frustration. Quelque chose comme le Pas ici, voyons ! des amoureux timides. Voglio e non voglio. Ouvrir une grande fenêtre de vie sur le langage habituel, politique ou médiatique ? Désirable, plus que désirable ! Mais le refus n’était pas fait que de pudeur. La peur, aussi. Le vent qui entre par la fenêtre, par cette vraie fenêtre, quels papiers va-t-il déplacer, quels secrets va-t-il révéler, quels gouffres vont s’ouvrir ? Je me disais qu’ils ne franchiraient jamais le pas. Puis je me disais qu’il y a des pas que le seul désir qu’on en a fait franchir. À cet instant, ils étaient presque prêts à résister à leur formation, à desserrer leurs freins. Ou, au moins, à avouer qu’ils en avaient envie. Je les sentais au bord d’un grand voyage sur place. L’aurai-je répété sur ce site ! « Un parler ouvert ouvre un autre parler et le tire hors, comme fait le vin et l’amour. » Ils avaient sur les lèvres un autre langage, déjà là, pas encore là.

Je n’ai pas voté pour Emmanuel Macron. Si c’était à refaire, je m’abstiendrais encore. Mais le vent souffle où il veut. Je tiens pour un événement capital que quelques paroles justes aient pu être prononcées. Dans la colère puérile qui a suivi l’intervention de la Halle Freyssinet comme dans la stupéfaction tout aussi naïve qui a accueilli le discours de Versailles, j’ai senti le même brouillage inquiétant et bienvenu. J’ai tellement l’habitude de ces instants… Les esprits aussi accouchent.

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S’il y a ces heureux petits signes discrets, il y a aussi un grand signe terrible. Pour la première fois, un gouvernement affiche ou, en tout cas, laisse entendre son penchant pour les pratiques managériales, c’est-à-dire, sauf si l’on peut faire du vin sans raisin, pour l’idéologie managériale.

Voilà bientôt quarante ans que notre société a chopé cette saleté. Seuls pouvaient s’en apercevoir ceux qui, professionnellement, regardaient leurs concitoyens sous un angle très particulier, infiniment aigu. La presse, à ce jour, n’a toujours rien vu, ni ceux qu’on appelle les pointures intellectuelles peut-être parce qu’ils ne pensent pas avec leur tête. Ni les syndicats, naturellement, plus réalistes que tout le monde. Rien vu ou rien voulu voir. Les grands patrons non plus n’ont ni vu ni compris quand ils se sont précipités pour accueillir la bête, mais, eux, ils ont senti, ils ont flairé, ils ont reniflé. Odeur de pouvoir, odeur d’argent, odeur de débâcle, odeur de conventions mondaines, odeur de mépris, odeur d’enfance trahie, remettez-nous ça, patrons ! Plus tard, des romanciers raconteront l’ahurissante variété des méthodes, le cynisme absolu du discours, le naturel déconcertant de l’opération. Il en faut si peu pour dévitaliser la vie. Un mot pour désigner la chose ? Placage. Aplatissement rassurant et meurtrier. Placage minutieux de chacun à sa condition la plus matérielle, la plus conventionnelle, la plus désespérante. Pour tout le reste, pour tout ce qui compte : représentation, simulacre. La réussite, par exemple, star du simulacre. Comment un être qui va au tombeau peut-il se fier à une telle ânerie ? Quelqu’un, il y a bien longtemps, a parlé du « culte exclusif de la déesse-chienne Réussite ». Ce n’était pas vraiment un gaucho, ni un anar : le très bourgeois William James, philosophe et psychologue américain, l’un des fondateurs du courant pragmatique, qui s’indignait déjà, au XIXe siècle, de ce que les affairistes de l’époque faisaient de sa pensée et du mot pragmatisme, aujourd’hui, et avec quelle satisfaction, universellement mâchouillé.

Depuis les années 1980, je suis le progrès du management sur une carte mentale qui ressemble beaucoup à celle que mon père avait affichée, pendant la guerre, dans le couloir de l’appartement. Mais, cette fois, pas de reflux en vue, les petites punaises avancent inexorablement. Au fond de moi, je crois, je sais qu’elles reculeront, qu’elles disparaîtront. Mais quand, comment ? En France, depuis quarante ans, aucun pouvoir n’a levé le petit doigt pour s’opposer. À sa façon solennelle et pataude, la droite a encouragé le progrès managérial au nom de ce réalisme bourgeois qu’elle a le postérieur trop lourd pour dépasser jamais. Plus hypocrite, la gauche a joué la bonne fée qui transforme les citrouilles en carrosses, et, en changeant les étiquettes, a feint de transformer les perversions en valeurs. La capitulation devant l’argent, sous François Mitterrand, a été baptisée « réconciliation avec l’entreprise ». Sous François Hollande, une étape décisive a été franchie. Avec la réforme du collège, le virus du management a sauté de l’entreprise à l’enseignement. Entretemps, les médias, les administrations, la formation, les grandes écoles avaient été infectées. Maintenant, tout le monde explique que le gouvernement lui-même suit le mouvement. Et il ne dément pas.

Le malaise, ou mal-être, de l’époque, chacun le voit de sa fenêtre. Personne n’a tort. Les injustices, les inégalités, une civilisation qui bascule, les inquiétudes collectives et individuelles, l’incertitude permanente, les injonctions contradictoires, le climat, l’intime mis sens dessus dessous, la technique qu’on ne peut plus freiner, l’écroulement des idéologies, les interrogations sur les religions, le panier des questions est bien garni. Je ne vois pas d’où me viendrait la science qui me ferait en savoir plus. Mais je veux faire part d’un sentiment dont l’expression a sans doute été favorisée par les circonstances favorables de la formation telle que je la concevais. Je la voulais, en effet, non seulement assurée d’une étanchéité parfaite qui la protégeait de la curiosité malsaine des dirigeants, mais encore rigoureusement imperméable à la moindre de leurs suggestions. Ce sentiment, j’ai passé mon temps à l’analyser mais, surtout, à le considérer, à le méditer. Faut-il le dire ? Je n’ai aucune évidence, aucune certitude. Je ne parle pas ici selon les livres, ni même selon mes goûts, mes choix, mes orientations intellectuelles. J’interroge une intuition que des gens de toutes sortes ont peu à peu jetée en moi et n’ont pas cessé de nourrir. Dont j’ai douté le premier. Qui n’est pas très claire. Que j’exprime comme je le peux, au plus près de ce que je sens. Donc violemment. Et que je formule ainsi : On veut nous exciser de l’infini. Et nous osons à peine nous défendre. Efficacité, progrès, humanisme, vivre ensemble, ces mots sont les convulsions inutiles par lesquelles nous tentons de résister. Nous ne pouvons pas ne pas les agiter. Mais plus nous les agitons, plus le vide nous étreint. Bien plus que les problèmes, les solutions nous rivent à nous-mêmes et nous asphyxient. Le néant, c’est quand il n’existe aucun ailleurs, quand tout se rabat sur tout comme un couvercle, quand le pot commun de vivre n’est plus inépuisable et qu’on en est à compter, à mesurer, à vérifier, à contrôler, à jalouser, à envier, à haïr. Le néant, c’est quand l’ailleurs est proclamé forclos, quand tout s’organise sans lui et qu’on appelle réalisme le résultat de ce crime imbécile.

Et là, il me faut donner mon sentiment sur ce fameux en même temps. S’il s’agit de ne pas s’emprisonner dans un dogme idéologique, je l’approuve inconditionnellement. Je ne m’engagerai pas trop avant sur des terrains que je connais mal, mais il ne me semble pas absurde, par exemple, il me paraît même raisonnable que les circonstances économiques poussent parfois un gouvernement à se montrer ouvert aux échanges et parfois à adopter une attitude opposée. Je ne vois rien de critiquable à cela. L’intérêt national, la paix entre les nations et le bon sens doivent en décider, non pas les gardiens d’un temple ou d’un autre. Cet en même temps, toutefois, ne me semble possible, et acceptable, que lorsque les plateaux de la balance pèsent des choix et des décisions qui relèvent du même ordre de réalité. Quand il n’en est pas ainsi, je ne le crois pas justifié.

J’ai trouvé dans la presse une citation d’Emmanuel Macron qui semble méconnaître cette différence. « J’ai toujours assumé, aurait-il déclaré, la dimension de verticalité, de transcendance, mais en même temps elle doit s’ancrer dans de l’immanence complète, de la matérialité. Je ne crois pas à la transcendance éthérée. Il faut tresser les deux, l’intelligence et la spiritualité. Sinon l’intelligence est toujours malheureuse. Sinon les gens n’éprouvent de sensations que vers les passions tristes, le ressentiment, la jalousie, etc. Il faut donner une intensité aux passions heureuses. »

Je n’imaginais pas qu’un jour un président de la République aborderait directement des questions aussi centrales. C’est pour moi une bonne surprise. Ce sont les miennes depuis si longtemps ! Elles ont eu pour ma génération une importance capitale et l’abstraction apparente de leur formulation a caché, et cache peut-être encore, beaucoup de drames douloureux. Je vais donc réagir avec toute la franchise dont je suis capable et commencer par dire clairement, reprenant une façon de parler de Jacques Berque, qu’à mon sens Emmanuel Macron a ici négativement raison et positivement tort : raison dans ce qu’il refuse, tort dans ce qu’il suggère.

Je vois bien, en effet, quel genre de spiritualité il a ici dans son viseur. Je l’appellerai une spiritualité rapportée, sorte de carcan de principes implacablement et pathologiquement logiques s’abattant sur un être et l’enserrant comme si, précisément, il n’était pas un être mais une sorte de banc d’essai, un test, une application. Je n’ai aucune difficulté à dire que cette sottise cruelle a pourri toute la première partie de ma vie, et, plus que la mienne encore, beaucoup d’autres qui n’ont pas eu la possibilité de se révolter. Maurice Bellet (dans Le Dieu pervers, notamment) et Jean Sulivan, dans toute son œuvre, ont décrit cette aberration. Il est parfaitement vrai qu’elle a entretenu ce que le christianisme aurait dû haïr au premier chef, le goût du pouvoir chez les uns, celui de la soumission servile chez les autres et, en tous, sous la même menace d’un surmoi aussi insensible que raffiné, l’orgueil infantile de l’appartenance au groupe, ou au clan. Que cette sorte de gymnastique à figures imposées, cette algèbre de l’âme dont les figures étriquées se prétendent inspirées par la liberté évangélique ait entretenu, comme le dit Emmanuel Macron, « les passions tristes, le ressentiment, la jalousie », je l’ai directement vérifié. Ce qu’il condamne, je le condamne.

Mais entre la transcendance et l’immanence complète ou la matérialité, il n’y a pas d’en même temps possible, précisément parce que ce temps dont nous parlons n’est pas le même dans les deux cas. La transcendance a à voir avec l’infini, la matérialité avec le fini. La transcendance renvoie à un au-delà de l’espace et du temps, la matérialité est engloutie dans le temps. Une transcendance qui serait pensée comme une alternative à la matérialité, qui serait placée au même niveau qu’elle, qui disposerait du même statut qu’elle, ne serait pas une transcendance, mais un artifice, un flatus vocis. Un humanisme qui mettrait à fifty-fifty la transcendance et la matérialité, qui entendrait jouer ces deux cartes ensemble, en même temps, qui les considérerait comme échangeables et comme appartenant à la même série, ne serait qu’un chosisme déguisé, un chosisme endimanché qui reproduirait, à sa manière, la complainte lugubre et anesthésiante des valeurs qu’on vient de nous seriner pendant cinq ans.

Que ce mot transcendance n’effarouche personne. De ma longue amitié avec Francis Jeanson et de ce que nous avons pu entreprendre ensemble, j’ai tiré la certitude que l’athée qu’il était et le chrétien que je suis inch’Allah pouvaient parfaitement s’accorder sur une idée de la transcendance qui respecte à la lettre leurs deux convictions. Je crois qu’une formule de Francis résume très bien cette idée : « L’humanité, écrivait-il, tient tout entière dans les efforts que font les hommes pour la faire advenir. » Elle signifie que ce souci du devenir de l’humanité, qui ne suppose aucun prérequis d’aucune sorte mais découle tout simplement de notre condition humaine est, pour reprendre une formule parfois galvaudée, notre ardente obligation. Elle signifie aussi que cette ardente obligation, immanente à notre condition humaine, n’est liée nécessairement à aucune forme particulière de spiritualité ni à aucune option philosophique, mais qu’elle n’est pas non plus soumise à aucune forme historique qui se croirait fondée à lui désigner des objectifs en vue de réalisations économiques, ou sociales, ou culturelles inspirées par telle ou telle vision politique.

Mais, là-dessus, je dois aller au bout de ce que je pense, et laisser là l’abstraction. Le propos d’Emmanuel Macron que j’ai cité ne m’est nullement incompréhensible. Il m’est arrivé quelquefois, trop rarement, d’avoir affaire à de jeunes dirigeants d’entreprise dont la formation ne se limitait pas à l’économique, à l’organisationnel et aux vapeurs communicancantes. J’en étais naturellement heureux. Je sentais leur dévotion au management assez superficielle, nos déjeuners n’en étaient que plus animés. Avec eux, j’étais un peu en récréation, parfois même en re-création. Ils étaient (déjà) plus jeunes que moi, nos échanges y gagnaient.

Je n’en étais que plus perplexe quand je constatais que, dans l’action, ces excellentes qualités ne produisaient pas tous les fruits qu’on en pouvait attendre. Non que l’intelligence, soudain, leur fît défaut. Elle était bien là, et la bonne volonté, et le courage. Pourtant, dans leurs décisions comme dans leurs relations avec leurs subordonnés, je voyais quelque chose d’incertain et de flottant que leur amabilité et leur savoir-faire ne parvenaient pas à dissiper, à fixer. Et je m’étonnais de constater que certains de leurs collègues dont la formation avait été bien moins large échappaient à cette difficulté. Je dis certains, je devrais dire quelques-uns, ceux qu’habitait cette sorte d’amitié pour les êtres qui ne s’apprend pas, et qui a autant à voir avec une disposition du cœur qu’avec une sorte de bonne santé élémentaire.

Dans les crises, on y voyait plus clair. Les dirigeants que leur formation rendait plus opérationnels portaient en eux, malgré eux, les soucis, et parfois les revendications des travailleurs. La plupart en étaient encombrés, faisaient tout pour les repousser, et tranchaient d’autant plus énergiquement dans le sens de l’autorité que leur conflit intérieur était plus vif. Mais d’autres – ces quelques-uns – s’exprimaient parfois d’une manière qui me touchait profondément. Certes, ils étaient enfermés dans un univers détestable, n’avaient à proposer que des objectifs étroits et fondaient leur autorité sur des recettes pitoyables. Certes, l’image qu’ils donnaient de ce monde de l’entreprise que peinturlure la communication était décourageante, archaïque, souvent féroce. Mais parfois un accent de vérité leur échappait, qui n’échappait jamais à leurs interlocuteurs. De ces engloutis quelque chose surgissait qui, par son évidence même, sans que personne ne le notât ni le prît officiellement en compte, venait changer, au moins un peu, le cours du débat et même, parfois, infléchir la décision.

Je ne pouvais pas m’y tromper : elle était là, la transcendance. Fidèle et inapprivoisable. Imprenable en photos, comme la Beauce de Péguy. Dans les instants de crise, la culture des dirigeants les plus formés montrait ce qu’elle était, ou plutôt ce qu’ils en avaient fait : une aimable décoration. Quand l’affaire était chaude, ceux-là, en réalité, vacillaient. Tantôt, perdant toute distance avec la réalité, ils réagissaient avec un autoritarisme stupéfiant. Tantôt, conscients de devenir stupides, ils noyaient le poisson dans des discours inutiles qui allaient tapoter le plafond comme des baudruches. Ils m’agaçaient, mais je voulais surtout comprendre. Ils s’étaient fabriqué, les pauvres, un monde à double entrée. L’esprit, la culture, d’un côté, où ils voyaient de la transcendance ; de l’autre côté, la matérielle, comme on appelait autrefois la nécessité de gagner sa vie, et donc la matérialité, et donc, à leurs yeux le concret. Hélas ! Leur transcendance ne transcendait rien. Leur concret germait comme les pommes de terre. Je comprenais que les plus en panne, c’étaient eux ! Que les plus aliénés, c’étaient eux, pas les techniciens, pas les technico-commerciaux ! Ils passaient de la culture à la matière, espérant trouver le réel. Puis de la matière à la culture, tâchant de rencontrer l’idéal. Ils ne trouvaient jamais qu’eux-mêmes et cette incertitude qui, les jours de crise, éclatait aux yeux de tous. En même temps, c’est pour les choses comparables. On peut manger son fromage avec sa salade. Et si, comme on le dit, il n’est pas impossible d’être amoureux de plusieurs objets en même temps puisqu’il se trouve que ces objets-là sont des êtres, il n’est pas du tout certain qu’on puisse les aimer du même amour. La transcendance ne nous quitte pas. Quant aux pieds qu’il faut garder sur la terre, à moins d’être antipodiste, y a pas d’souci !

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Depuis le début de ce quinquennat, j’ai été heureusement surpris d’entendre quelqu’un parler, parler vraiment. À la Halle Freyssinet, à Versailles, aux obsèques de Simone Veil, j’ai entendu quelqu’un. Oh ! je suis très loin de tout prendre ! L’ambition, l’esprit de conquête, ça ne me dit rien ! Pour la grandeur, on verra bien… Et quand j’entends parler de réussite, je pense à mon cadavre. N’importe. Il y a autre chose dans ces discours, une fermeté dans la voix, l’archet attaque juste. La meilleure preuve, foi de formateur, c’est l’embarras où ils jettent les gens. Le mensonge, le baratin, ça passe comme de la compote. Le vrai fait toujours tousser, ou étouffe d’abord un peu.

Des paroles, voilà ce que chacun attend de chacun aujourd’hui dans cet univers de bavardages. Pas n’importe lesquelles. Celles qui ont la nécessité de la liberté. Celles qui, au fond de l’immanence, jaillissent du geyser de la transcendance. Parler est un acte. Il ne le croit pas, ce député En Marche qui se répand partout pour expliquer à qui veut l’entendre qu’il vient à l’Assemblée non pas pour dégoiser, baratiner ou laïusser, mais pour Faire ! Il ne connaît pas le Traité du style, sans doute, il n’a pas lu ce qu’on y raconte sur la question… Faire, même si on ne prend pas ce mot dans l’acception provocatrice du Traité du style, ça n’épate personne à l’Assemblée. Toutes les générations répètent la même ambition depuis toujours, sur tous les bancs. Avec des mots si usés, si reprisés, si délavés qu’il est facile, très facile, de se dire que c’est méprisable, un mot. Mais ces pauvres mots-là ne sont que des résidus du faire, précisément, des déchets, des excréments, ainsi que le disent Freud, Keynes et bien d’autres avec eux, sans compter, encore parmi nous malgré tout, Bernard Maris. Cependant, à l’Assemblée comme ailleurs, il arrive que quelqu’un, parfois, quelqu’un qui ne s’endort pas avec un livre de management, ne raisonne pas ainsi. Que quelqu’un parle. Que quelqu’un jette comme des couverts, sur la table commune, des choses qui se sont tissées en lui mais qui sont plus grandes que lui. Celui-là, alors, c’est comme s’il parlait avec la bouche de ceux qui l’écoutent. Dans ce lieu tristounet, il se fait comme une condensation de sens. Et il est bien inutile que quelqu’un le proclame : la parole, née de la vie, va créer de la vie. L’action est là, la vraie. Et celle-là, à cet instant, ne dit pas en même temps. Elle est seule, comme tout ce qui est nécessaire.

Ils sont tellement contents de parler de l’entreprise, les députés En Marche ! C’est la vie réelle, l’entreprise, non ? Mais naturellement, voyons, comme le clapier pour les lapins, le poulailler pour les poules, la prison pour les prisonniers, etc. Terrifiant d’être vieux, tout recommencer à zéro, toujours. Cette histoire-là, le premier matin de la session, ils me la racontaient tous, dans les entreprises, tous, les petits employés comme les grands, les jeunes comme les anciens, avant de rire et de pleurer, deux jours plus tard, de s’être ainsi plaqués à leur condition. Plaqué, quel mot extraordinaire ! À la fois collé et abandonné, toute la psychopathologie est là. Angoisse de mélange et angoisse de séparation, comme on disait naguère.

Il faudrait donc se mettre d’accord. En même temps fonctionne pour les moyens, les instruments, les tactiques, en un mot l’intendance, comme une invitation à la souplesse intellectuelle et à la réactivité de l’action. Parfait. Et s’il dérange les chapelles idéologiques, plus que parfait ! Mais si en même temps prétend se hisser à un niveau de compétence auquel il ne peut pas avoir accès, s’il s’installe dans une position de surplomb quand il s’agit d’êtres humains, si la tentation le saisit, horresco referens, de manager la vie des sociétés humaines, il faut alors le chasser de toutes ses forces sans aucune espèce d’hésitation. Il s’inscrit alors dans la pire logique de ce qui pourrit cette société, à savoir une fausse largeur d’esprit, une tolérance hypocrite, un conformisme bigot et autoritaire, discutailleur mais entièrement sourd, tout ce fatras d’artifices médiocres bricolés par des sots qui abrutit les citoyens de fantasmes branchés et de dévotions commerciales, assèche leurs perceptions et stérilise leur imagination.

Quand j’étais lycéen, je l’ai dit, on nous parlait souvent de Corneille. Une thèse publiée en 1948, Le sentiment de l’amour dans l’œuvre de Pierre Corneille, d’Octave Nadal, faisait beaucoup de bruit. Elle expliquait les conflits des personnages cornéliens et les solutions qu’ils leur trouvaient par un désir complexe présent en eux, la gloire. Il s’agissait de bien plus que de la simple jouissance de la reconnaissance sociale. C’était comme une aventure intérieure, une voie de progrès humain jalonnée d’étapes. La gloire personnelle, d’abord, puis la gloire sociale et, enfin, la gloire religieuse. Le Cid, Horace, Polyeucte, notamment, s’expliquaient presque littéralement par la volonté des héros de gravir les marches de la gloire, d’en souffrir la douleur et d’en cueillir les lauriers. Ce langage est bien loin du nôtre et nous pouvons tout oublier de cette marche à la gloire, dont le nom même ferait rire. Mais il reste une formidable similitude.

« Qu’est-ce qui vaut la peine alors qu’on le profère du profond de soi-même ? » On ne le dit pas comme Aragon, mais on se le demande. Les jeunes, souvent à la fois braillards et quelque peu aphasiques, se posent aussi, très fort, la question. Ils ont ceci de commun avec les personnages de Corneille vus par Octave Nadal qu’ils voudraient se trouver une stature, une structure, une certaine façon de se tenir debout, qu’il y a en eux, alors qu’ils semblent passer de déception en déception, de non-sens en non-sens, une recherche et un espoir, le plus souvent déçus, de solidité. Si les adultes veulent les y aider, qu’ils ne les encombrent pas trop de leurs conseils. Plutôt que de se faire les diffuseurs associatifs de morales qui se veulent plus salvatrices les unes que les autres, mais dont la fonction réelle est de prolonger indûment leur nostalgie en les protégeant frileusement de l’à-vif de leur existence, qu’ils se soucient donc plutôt, les adultes, si vraiment ils veulent aider les jeunes, de ne pas se tenir debout dans les mots et couchés dans les actes. Le moins que je puisse dire, c’est que ce n’est pas gagné.

Ce qui est vrai de la vie dite privée l’est aussi de la vie publique. Qu’on nous débarrasse, une fois pour toutes et en même temps, des deux maux qui nous accablent : d’un côté, la complainte poussive des valeurs, de l’autre, l’effroyable chasse à l’homme dont elle est l‘envers, et qui reproduit, dans la société française, en plus sale et en plus bête, le climat des plus sordides institutions scolaires du XIXe siècle. Que des voix entièrement libres viennent, à leurs frais et sous leur seule responsabilité, parler dans les médias. Que la formation, et notamment celle des professeurs, soit autre chose qu’une sorte de garderie supérieure. Qu’elle vise haut. Qu’elle les encombre de beauté et de gratuité. Qu’elle ne les rassure pas. Qu’elle confirme leurs inquiétudes et les féconde. Comme disait Sulivan, qu’elle « transforme leurs blessures en points d’insertion pour des ailes ». Quant aux entreprises, on ne leur en veut pas d‘être des entreprises. On n’en veut pas à la technique d’être la technique. On n’en veut pas au travail d’être le travail. On en veut aux patrons, et lourdement, d’avoir été assez veules et assez incultes pour laisser entrer l’humiliante fumisterie managériale. L’État peut la chasser du secteur qu’il contrôle. Il n’a jamais osé. Si c’est vraiment d’un monde nouveau qu’on veut accoucher, qu’on le fasse. On inventera autre chose et on verra la différence ; si l’on parle du génie français, il faut quand même bien, un jour, le laisser s’exprimer : les Jeux Olympiques n’y suffiront pas, ni la « bonne nouvelle » que M. Neymar vienne, paraît-il, se goinfrer dans nos paysages. Et qu’on n’oublie pas non plus d’ouvrir très grand un débat public sur la communication, la seule discipline dont les spécialistes eux-mêmes aient jamais parlé avec dédain et, parfois, avec honte. À la fin de son discours de Versailles. Emmanuel Macron a fait allusion à ce que Simone Weil nous dit de l’effectivité. Il a eu raison. Cette notion nous reconduit à l’inutilité des mots à ce moment de l’histoire, et à notre besoin absolu de parole. Il y a quelque chose de consubstantiel entre la parole et l’effectivité. Jaillie du désir, elle se fait acte. Jamais les mots. Du fait de sa nature et de sa puissance, elle est suivie d’effets. Jamais les mots.

Revenir à la question. « Qu’est-ce qui vaut la peine alors qu’on le profère du profond de soi-même ? » Je vais finir par une histoire, une courte histoire.

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Si l’on me demandait quand elle commence, je dirais : en 68. Faux. Ce n’était pas en 68, mais en 73. Et non pas en mai. En août. Pourtant, c’est bien une histoire de 68, le plus secret de Mai, celui qui n’intéresse pas. Elle commence à Bournavettes, un village au cœur des Cévennes. Mon collègue historien de Sainte-Barbe m’avait dit : « À peu près au centre d’un triangle dont les angles seraient Les Vans, Villefort, Genolhac. » Le GPS n’interdisait pas encore l’errance, j’en avais largement profité avant de me trouver devant une rude maison montagnarde construite de toute évidence pour vieillir et accueillir des citadins bavards. Il y en avait là une dizaine, parmi lesquels un couple de professeurs toulousains. Gérard enseignait à l’université, Jacqueline au lycée. Elle était déjà une chanteuse occitane connue. Nous avions dîné sur la terrasse, la nuit était douce et chaude, une vraie soirée de ce temps-là. Les convives étaient des gens tranquilles, ils n’avaient pas braillé dans les manifs, leurs ambitions ne s’étaient pas déchaînées, mais ils savaient que rien ne serait plus comme avant et ne le regrettaient pas, même si, cinq ans après, il ne leur restait guère de Mai qu’une sorte de bonne volonté désolée, une réserve attentive, une timidité impatiente. À la fin du repas, Jacqueline avait pris sa guitare. Elle était belle. Revendications occitanes, engagement politique, elle était farouchement de son lieu, de son temps, son chant vibrait de toutes les impatiences, de toutes les inquiétudes. Les années soixante-dix… Durant la promenade, avant le dîner, un soutien-gorge avait tourné comme une hélice au doigt de sa propriétaire puis, devenu volant, avait paisiblement franchi une haie tandis qu’une voix comiquement désolée se lamentait : « Je me demande à quoi peut bien servir ce machin-là !»

Le lendemain matin, je partis très tôt. Hormis mon collègue, je ne revis jamais aucun de ces amis d’un soir. J’ai échangé deux ou trois lettres avec Jacqueline, lui ai envoyé quelques textes de chansons qu’elle a mis en musique. Je ne me croyais pas un grand talent. De cet essai, je ne sauve qu’un refrain imaginé dans la voiture en quittant Bournavettes, et que je lui dois : « J’en suis toujours au temps d’accorder ma guitare. » Je ne l’ai jamais désapprouvé et si, de tout ce que j’ai griffonné, quelque chose devait ne pas être immédiatement emporté, je voudrais que ce fût cela. Ce n’est pas une épitaphe, naturellement, plutôt une vitamine du cœur. Mais je parle rarement de ce refrain car on ne manque jamais de me demander s’il est encore d’actualité. Répondre par l’affirmative m’embarrasse de plus en plus.

Longtemps après, mon ami historien m’apprit que Jacqueline et son mari avaient eu un accident de voiture. Il y avait perdu la vie, elle avait été grièvement blessée. Comme j’avais quitté Sainte-Barbe, il me fallut encore beaucoup de temps pour savoir que ses blessures avaient nécessité de nombreuses transfusions. Mais le sang transfusé était contaminé. Elle mourut en 1993.

Le reste me vient de Wikipédia. Qu’elle avait occitanisé son prénom en Jacmelina. Qu’elle fut extrêmement courageuse et, durant ses dernières années, chanta en français et en anglais, continuant à enregistrer des disques.

J’aurais gardé pour moi ces souvenirs si un autre élément ne s’y était ajouté. En 1973, Jacqueline mettait en musique et chantait des textes occitans écrits par des auteurs modernes. Plus tard, sans que j’aie réussi à savoir précisément à quelle date, Jacmelina a puisé dans le fonds littéraire occitan, et particulièrement dans l’œuvre du troubadour Jaufré Rudel, dont elle chante un très beau poème, Lorsque les jours sont longs en mai, plus connu sous le titre Amor de lonh. La deuxième strophe commence par deux vers qui, dans leur netteté, leur clarté, leur humilité, leur délicate puissance d’affirmation comptent sans doute parmi les plus beaux et les plus féconds de la littérature occitane – et, j’aimerais dire, française :
Jamai d’amor non’m jauzirai
Se non’m jau d’est amor di lohn
(Jamais d’amour ne jouirai
Si ne jouis de cette amour de loin)

Par là, ce qui serait resté un souvenir est devenu une histoire. Cette brève rencontre dans la liberté et le charme des années soixante-dix, à un moment décisif de ma vie, puis tout ce que j’apprenais successivement de Jacqueline, sa belle aventure musicale, ses épreuves épouvantables, sa fin douloureuse, et, déplongeant du XIIe siècle, ce troubadour génial dont je la sens épouser l’âme quand elle choisit ces deux vers, tout cela me parle trop pour que je le laisse enfoui. Il y a là beaucoup plus que son histoire, et que la mienne.

Je lis et relis ces deux vers de Jaufré Rudel. Cette assurance tranquille n’a rien d’un coup de foudre, d’une illumination. Il y a une prairie d’incertitude heureuse là-dedans, il y a un cœur qui hésite et se reprend et se repent. Cette sérénité a été cueillie au long d’une promenade tranquille où les corps marchent à l’aise. Bournavettes ne chantait pas l’Amor de lonh et pourtant, pourtant, ces deux vêtements, on en jurerait, sont faits de la même étoffe. Ce que les gens rangés prenaient pour le trouble d’une jeunesse, celle de Jacqueline et presque encore la mienne, c’était un premier pas vers la paix. J’ai senti cela si fort dans cette soirée des Cévennes ! Mais le trouble, il fallait qu’il n’ait pas honte de lui, il fallait qu’il reste un trouble ! Qu’il en ait la simplicité ! Qu’il refuse de s’abolir en quelque machination cérébrale naïvement orgueilleuse ! Qu’il prenne ses leçons de son ignorance à lui, non pas de la certitude apeurée des autres ! Oisive jeunesse à tout asservie… La transcendance, ce n’est pas la verticale comme plus court chemin pour s’enfuir.

Que vient fabriquer cette histoire au bout d’un texte qui traite de l’actualité politique ? Je le sais bien, moi qui ai entendu toute ma vie des gens passer en un clin d’œil de l’expression de leurs soucis les plus lugubrement matériels à celle des tourments de leur cœur et de leur âme. De ce Jaufré Rudel, seigneur de Blaye, qui tombe fou amoureux, à l’instant où il entend son nom, d’une très noble dame lointaine, cette comtesse Hodierne de Tripoli dont on ne lui a même pas donné l’adresse mail, à ces gens attentifs, un peu désolés, ni plus ni moins paumés que moi, qui partagent patiemment ce qu’il leur reste de rêves dans une maison abandonnée des Cévennes, de celui-là à ceux-là, de cette simplicité à cette autre, de cette heureuse pauvreté à cette autre, de cette fragilité à cette autre, de ce courage à cet autre coule la seule rivière où il est bon de se rafraîchir, le seul vin qui n’enivre que l’intelligence, le seul inusable souvenir. Que sont les cinquante ans qui nous séparent de Mai en face des huit siècles qu’a traversés le poème de Rudel ? Mais non, le troubadour n’est pas derrière nous, il est à côté de nous, tout près de nous, nous vivons le même temps, et tout ce qui fait le nôtre apparemment différent renforce la ressemblance ! Nous sommes dans le même aujourd’hui, je vous dis !

Riez si vous voulez. Mais écoutez. Cette Hodierne, cet amour qui, selon la légende, persuada instantanément notre troubadour de profiter de l’aubaine de la deuxième croisade pour s’envoler, par voie maritime, vers cet Orient où, s’il faut encore en croire ladite légende, il arriva en si piteux état qu’il eut à peine le temps d’apercevoir, sans doute assez flou, le visage de sa Dame penché sur son lit de mort, cette Hodierne donc, il était bien trop latiniste, le seigneur de Blaye, pour que son nom ne lui chatouillât pas quelques neurones. Car Hodierne, c’est Ce jour, bien sûr ! Elle s’appelle Madame Cejour, la comtesse de Tripoli ! Jaufré était amoureux de Jour d’aujourd’hui, qui est exactement le même jour, mes amis, que celui où j’écris cette histoire, que celui où un soutien-gorge cévenol se prend pour un parachute, que tous les jours de votre vie ou de la mienne, qui ne se conjuguent, ne se sont jamais conjugués et ne se conjugueront jamais qu’au présent, même celui de la plus horrible des morts. Et ne me fatiguez pas à me demander si l’Amor de lonh, c’est-à-dire l’amour courtois, c’est la fidélité idéalisée à une femme ou s’il s’agit de quelque représentation temporelle de l’amour de Dieu, si c’est mystique ou érotique ! Les deux, mon troubadour ! Comme Jeanne Moreau le confirmait à Jacques Chancel il y a quelques décennies avec une ferme simplicité, l’érotisme, la création, la mystique, ça marche ensemble tous ces trucs-là! Il n’y a rien de sérieux là-dedans, puisque c’est la vie ! La vie n’est pas sérieuse, vous savez, elle ne se soucie pas du lendemain. Un pas, c’est assez pour elle, un pas !

Bien sûr, qu’elle m’a ému, cette femme ! Il n’y a pas eu de suite médiatique à l’histoire, mais j’en inventerai une, c’est promis. Ce que je n’inventerai pas, par contre, ce que je ne raconterai à aucun journal, c’est comment Jacqueline est allée séduire Jaufré qui n’a pas dû se défendre beaucoup, comment ensemble, d’un seul coup, ils ont franchi huit siècles, comment le troubadour tout échafaudé de théologie et la nana intello dans le coup (l’intella?), comment le méditant et la râleuse, comment celui qui croit de toute son âme qu’il vit pour obéir à la Vérité et celle qui croit de tout son cœur qu’elle vit pour obéir à la Liberté, comment ces deux jeunes – car il est jeune, Jaufré, aussi jeune qu’elle, il y a eu des jeunes autrefois, les gars ! – comment ces deux jeunes se sont soudain reconnus en effaçant huit siècles de solides bavardages, ça, je n’irai le raconter à personne puisque je n’en sais rien, même si je crois, avec Braudel, que tout est là, y compris notre avenir.

Mais qui sait ? Peut-être, en prêtant l’oreille, peut-on deviner un peu ? Écoutez-voir, comme disait Elsa :

https://www.youtube.com/watch?v=cjYUD0QV5Rg 2

5 août 2017

Notes:

  1. « L’École Normale (la Sorbonne), le frottement des professeurs m’avaient un long temps fait espérer, ou enfin laissé espérer que moi aussi j’acquerrais, que j’obtiendrais cette élégance universitaire, la seule authentique. La seule belle venue. Vous connaissez le fond de ma pensée. Mes plus secrets espoirs ne vous ont point échappé. Les rêves de mes rêves ne vous sont point cachés. Eh bien oui, je le dirai, j’irai jusqu’au bout. De cette confession. Puisqu’aussi bien vous le savez. Eh bien oui, moi aussi j’espérais qu’un jour j’aurais cette suprême distinction, cette finesse, cette suprême élégance d’un (Marcel) Mauss, (pas le marchand de vin), la diction, la sévère, l’impeccable, l’implacable diction, la finesse d’un Boîte à-fiches. À cette expression, à ce lourd surnom trivial, à cette grossièreté vous reconnaissez que je ne me défends plus. Quarante ans est un âge terrible. Je me défendais aussi, d’être peuple, d’avoir l’air peuple, il faut le dire, pour une bonne raison. Il faut tout dire, même ce qui est bon. Il n’y en a pas tant. Eh bien je m’en défendais parce qu’étant peuple naturellement je n’exècre rien tant que de la faire à la populaire et ceux qui le font à la populaire. Ceux qui le font à la peuple. Et même à la démocratie. J’ai horreur de cette sorte de pose. J’avais donc peur de poser de cette sorte de pose. Mais il faut me rendre. Quarante ans sont passés. À présent, il faut me rendre. Il faut que je capitule. Cette élégance de Mauss. On ne peut rien vous celer. Le rêve de mes nuits sans sommeil, l’image de mes nuits de fièvre. Cette élégance de Mauss, il n’y faut plus penser. Cette élégance de Mauss, il y faut renoncer. Ce fin du fin, ce fin profil, ce regard noble, assuré, nullement voyou, ce langage fleuri, ces lèvres amènes, ce veston démocratique mais fin, démocratique mais sobre, démocratique mais sévère, cette barbe bouclée, ardente blonde, flavescente ardescente, flavescente ardente rousse, bien taillée quadrangulaire descendante, diminuée descendante, secrètement rutilante, cette moustache non pas précisément, nos pas vulgairement, non pas grossièrement conquérante, mais triomphante royale, presque de même couleur, ce long pantalon sociologue, ces manchettes républicaines, ce fin pli vertical du pantalon si également, si équitablement rémunérateur, ce fin parler haut allemand, ce teint de lys et de roses, il y faut renoncer. Ce gilet chaste mais voluptueux. Quarante ans est un âge terrible. Car il ne nous trompe plus. Quarante ans est un âge implacable. Il ne se laisse plus tromper. Il ne nous en conte plus. Et il ne veut plus, il ne souffre plus que l’on lui en conte. Il ne nous cache plus rien. Tout se dévoile ; tout se révèle. Tout se trahit. Quarante ans est un âge impardonnable, ce qui, dans le langage du peuple, Halévy, veut dire qu’il ne pardonne rien. Car c’est l’âge où nous devenons ce que nous sommes. Or ce que je suis, Halévy, il suffit de me voir, il suffit de me regarder, un instant, pour le savoir. Un enfant y pourvoirait. J’ai beau faire ; j’ai eu beau me défendre. En moi, autour de moi, dessus moi, sans me demander mon avis tout conspire, au-dessus de moi, tout concourt à faire de moi un paysan non point du Danube, ce qui serait de la littérature encore, mais simplement de la vallée de la Loire, un bûcheron d’une forêt qui n’est même pas l’immortelle forêt de Gastine, puisque c’était la périssable forêt d’Orléans, un vigneron des côtes et des sables de la Loire. Déjà je ne sais plus quoi dire, ni même comment me tenir même dans ces quelques salons amis, où j’allais quelquefois. Je n’ai jamais su m’asseoir dans un fauteuil, non par crainte des voluptés, mais parce que je ne sais pas. Ce qu’il me faut c’est une chaise, ou un bon tabouret. Plutôt une chaise ; pour les reins ; le tabouret quand j’étais jeune. Les vieux sont malins. Les vieux sont tenaces. Les vieux vaincront. »
  2. Le texte complet d’Amor de lonh et sa belle traduction par Christine Belcikowski figurent à l’adresse :  http://belcikowski.org/PluXml/article285/jaufre-rudel-amor-de-lonh