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L’ailleurs est là

 

LE MARCHÉ LXVIII

Marché 68 ! Je n’échapperai pas à ce clin d’œil. « Ça vous fait quel âge ? » m’avait soudain demandé Bruno Frappat en 2002. Ma réponse l’avait mis en joie. « Naturellement ! », s’était-il écrié. J’avais soixante-huit ans. J’en ai treize de plus mais, quelque part, toujours l’âge de Mai. Un mot là-dessus ?
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Ça n’aura pas échappé à Bruno Frappat, je n’aurai jamais été un soixante-huitard bien crédible, et pas seulement parce qu’en 68, je n’en avais déjà plus l’âge. Horreur des manifs, des assemblées générales et de toute espèce d’enrégimentement, perplexité sceptique devant les choses en –isme, méfiance des équipes, toujours susceptibles, comme on le sait, de tourner au club, de virer au clan et de finir en gang, sens sourcilleux de l’individualité, dispositions progressistes plus que modérées, références culturelles classiques et – in cauda venenum – énorme considération pour Charles de Gaulle, mon dossier serait mauvais. Seule pièce à décharge, ma chevelure où quelques fils blancs s’obstinent à témoigner qu’elle fut longue. Il s’en est fallu de quelques cheveux, en somme, que je ne devienne un adversaire de Mai.
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Mais quoi ? Plante-t-on sa tente dans la boutique où l’on a acheté ses lunettes ? Si l’on a rencontré l’amour au supermarché, va-t-on passer sa vie à rêver de la famille Leclerc ? Et si les toiles exposées sont des croûtes, retiendra-t-on son émotion, à l’instant de quitter le musée, devant le chef-d’œuvre qui attend qu’on le reconnaisse ?
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Il y eut de très belles choses en 68, et de très laides. Ni les unes ni les autres n’auraient pu, par elles-mêmes, retenir si longtemps mon attention. Je ne suis pas allé photographier les barricades, je n’ai pas rapporté de pavés chez moi. Je ne me suis pas gravement demandé si, avant d’en gratifier les CRS, les étudiants les assaisonnaient d’un doigt de maoïsme, ou les relevaient d’une goutte d’anarchie, ou les agrémentaient d’une pincée de surréalisme. L’effervescence populaire était sympathique, jusqu’à l’arrivée des voyous. Les filles étaient jolies, souvent belles, mais ne disaient pas moins de bêtises que les garçons. Et pourtant, à moins d’être bouché, on sentait qu’il se passait quelque chose ou, plutôt, que quelque chose passait. Mais le compte n’y était pas : la somme des signes de 68 ne faisait pas 68.
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Pas plus, à l’évidence, que la somme des commentaires. Que n’a-t-on compris ! Que n’a-t-on interprété ! Celui-ci a voulu voir dans les événements le triomphe de l’individualisme libéral. Celui-là en a fait une affaire de génération. Pour cet autre, c’est un épisode glorieux des luttes ouvrières. Certains ont voulu l’enserrer dans les filets de la science, d’autres lui ont fait un procès en immoralité. Les analystes les plus écoutés s’acharnent toujours à opposer manifestations étudiantes et manifestations ouvrières, ce qui est un contresens majeur que je me sens en droit de dénoncer puisque j’avais pour interlocuteurs et des étudiants et des ouvriers. Le plus stupéfiant reste l’excommunication dont le Cardinal Lustiger, probablement affolé, a frappé Mai 68 : « Il n’y a pas de place pour l’Évangile dans cette foire. »
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J’avais douze ans en 1945, ce temps-là reste environné de mystère, c’est une réserve de sens enfermée à double tour. La Guerre d’Algérie et 68 furent les deux événements politiques majeurs de la première partie de ma vie. Deux ans à Alger : je suis, pour l’administration, un ancien combattant et je sens que, si je ressassais trop ces souvenirs, je pourrais vite en devenir la caricature. Comprenne qui pourra, je ne sens pas cette menace quand il s’agit de Mai.
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La Guerre d’Algérie, je sais d’où elle vient, quelles décisions, quels choix y ont, de part et d’autre, contribué : si ces décisions, ces choix avaient été autres, elle n’eût pas eu lieu ou elle eût été différente. Personne n’a fait 68. Ça s’est passé. C’est arrivé. Partisans et adversaires de Mai ont eu autant d’influence sur lui que le chant du coq sur le lever du soleil. Dans la brisure d’une société, d’une civilisation, d’un monde, quelque chose est apparu qui était à la fois infiniment étranger et infiniment familier à tous et à chacun, un quelque chose que tous et chacun ont immédiatement affublé de l’interprétation qui leur semblait la plus vraisemblable, celle qui le rangeait le mieux dans la sécurité de leurs habitudes mentales particulières. Et qui, par là, par ce seul mouvement, le niait. Nier, est-ce parfois la seule façon de reconnaître ?
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La Guerre d’Algérie est devenu un souvenir, Mai 68 reste une question. Comme si le logiciel de l’histoire et celui de la pensée s’étaient mis en carafe. Et comme si, du coup, la question, tel un feu rampant, était là, sous nos pieds, brûlante, insaisissable. Insupportable et irrépressible.
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De cette réalité simple et complexe, Hannah Arendt donne l’explication la plus lumineuse qui soit. On la trouve dans la préface de la seconde édition de La Crise de la culture (1968, précisément), ouvrage dont le titre original est Between Past and Future, quand elle parle d’un « petit non espace-temps au cœur même du temps ». On ne peut pas en douter : Mai en est l’exemple saisissant.
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En ce sens, Il n’appartient ni au passé ni à l’avenir. Il ne constitue pas non plus une circonstance exceptionnelle, inouïe. C’est un événement ordinaire, une de ces fenêtres de conscience (au sens où l’on parle de fenêtres de tir) qu’on pourrait dire naturelles si toute une civilisation ne se mobilisait pas pour les masquer, et que seul le délabrement du voile dont elles sont recouvertes permet d’apercevoir. Pas une existence qui n’ait rencontré quelques-uns de ces « instants privilégiés ». La particularité de « l’instant privilégié » de Mai a été de se présenter en même temps à une foule d’existences et d’éclairer ce qui leur était commun : en 68, les gens parlaient de leurs affaires, de toutes leurs affaires, et d’abord du sens de leur existence, de leurs désirs, de leurs relations, de la société qu’ils voulaient bâtir. Quoi de plus normal, si j’ose encore dire ? Seule la rareté de la circonstance lui conférait cette apparente originalité.
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Tant que, vaille que vaille, explique Hannah Arendt, une société garde une apparence de sens, les citoyens peuvent se dispenser de l’inquiétante exploration de leur liberté et, sans trop de dommages apparents, en laisser le redoutable privilège « au petit nombre de ceux qui font de la pensée leur affaire essentielle ». Mais quand le coup de cymbale de Mai annonce, en dépit des réussites matérielles de l’époque, ou à cause d’elles, le début de l’interminable agonie où une société va s’épuiser, quand il devient évident qu’elle n’a plus à proposer que des exigences formelles et des rites mécaniques, quand son message devient absurde ou inaudible, quand son sens se dessèche et s’effrite, on ne peut plus faire semblant de ne pas voir ce qu’on voit. Alors ce partage des rôles et des soucis devient caduc. Alors, même si presque personne n’est prêt à affronter la situation nouvelle, chacun devine que l’angoisse et l’urgence ôtent toute légitimité et toute utilité à la frontière prudemment élevée entre penseurs et non-penseurs. Chacun voit surgir, entre un passé et un avenir soudain lointains, la question de son existence et la nécessité d’y répondre. Les uns l’accueillent avec un enthousiasme d’autant plus affiché qu’il masque une angoisse violente, les autres avec un scepticisme dégoûté qui en dit long sur les désirs qu’ils refoulent. Ces différences, sur lesquelles des jeux politiques maniaques comptent toujours pour se survivre encore et encore, deviennent, jour après jour, un peu plus négligeables.
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Qu’on moque tant qu’on voudra mon étrange fidélité à Mai, les rieurs en oublieront les allégeances moins désintéressées de nos bricoleurs de politique, et les fruits qu’elles portent. J’abandonnerais d’ailleurs à l’instant Mai 68 si les commentaires dont on l’a recouvert, le fanatisme absurde de ceux qui se voulaient et se veulent encore ses partisans et le fanatisme non moins absurde de ceux qui tenaient et tiennent encore à le combattre et le dénigrer ne cachaient le refus têtu, jaloux, violent, infantile, de comprendre notre présent. Or, c’est de notre présent que je veux parler, c’est notre présent qui m’obsède, rien d’autre.
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L’approche la plus juste, parce que la plus vivante, est à chercher, à mon sens, dans un dialogue entre Philippe Sollers et Maurice Clavel (le même Lustiger qui honnissait Mai 68 le tenait curieusement pour un prophète) qui, sous le titre Délivrance, fut publié en 1977 par les éditions du Seuil. Il s’agissait de la transcription du débat qui les avait réunis quelques mois auparavant dans une émission de France Culture, Parti pris, animée par Jacques Paugam. Je vais citer quelques bribes de ce texte, choisies presque au hasard. La supériorité de ce petit livre sur l’immense bibliothèque qu’ont suscitée les événements tient, selon moi, à deux raisons. D’une part, ce dialogue rend immédiatement sensible le climat intellectuel et spirituel de ce mois de mai, tel que pouvaient le percevoir non seulement des adultes bienveillants, mais aussi les jeunes, ceux au moins que l’idéologie n’asphyxiait pas. D’autre part, précisément parce qu’il a cette modestie et ce courage, cet échange est bien moins un propos sur 68 qu’un propos de 68. En visant son époque, c’est le cœur de la nôtre qu’il touche, preuve, s’il en faut, que la question posée il y aura bientôt cinquante ans est, reste et restera longtemps la seule vraiment pertinente, la seule vraiment sérieuse, et qu’on se condamnera au simulacre tant qu’on ne lui aura pas loyalement répondu.
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En tête de ce livre, la photocopie d’une lettre manuscrite arrivée à un bureau de France Culture. J’ai plaisir à la recopier, même si elle a coupé une l à Philippe Sollers, qui en a vu repousser bien d’autres. La voici :
Paris, le 2-8-1976,
Monsieur ou Madame 4718A,
Je vous écris au nom d’une foule de copains et de copines qui réclament d’une seule voix la publication des entretiens Solers-Clavel… que vous avez suggérée vous-même. On est fous d’enthousiasme, mais pas très intellectuels, on a eu du mal à tout suivre, on n’a jamais lu une ligne de Kant, alors, alors… faudrait reprendre ça posément… C’est qu’on se sent bien concernés quand même.
Merci d’avance.
Nous attendons.
Julie.
Les professeurs de Julie se sont-ils réjouis d’entendre leur élève s’exprimer ainsi ? Ont-ils senti que ce que transmet ici l’affreux sacrilège de Mai s’inscrit dans la plus pure tradition de notre histoire ? Que ce qui nous unit vraiment, c’est dans cette attention généreuse, dans cette simplicité, dans cette joie exigeante que nous avons la meilleure chance de le trouver ? La recette en vient de loin, mais 68, en la réactualisant, lui donne sa pleine saveur. Sans cette épice-là, cette soupe serait restée fade.
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Cocasse. Ainsi, il y a quarante-six ans, quand cette bande de copains et copines s’est mis en tête d’écrire à France-Culture, c’est une fille qui a tenu la plume et conduit la manœuvre. Était-ce pour rassurer les pédagogues du futur ? Non. C’est comme dans la chanson, tout simplement, celle qui met en musique le poème de ce calotin réactionnaire et homophobe qu’était Louis Aragon : « Lorsque la musique est belle / Tous les hommes sont égaux. »
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La Pureté Systématisée va sévir. La société est étendue devant elle, nue comme le patient dont le dermatologue explore les recoins de la peau à la recherche de quelque tache suspecte. « N’est-ce pas un stéréotype que j’aperçois là ? », demande le Professeur. « C’en est un ! », hurlent les étudiants. » « Et ça, là, regardez-bien, qu’en dites-vous ? » « Un futur stéréo, c’est clair que c’est déjà sombre, Monsieur ! » « Bien. Alors ? » « On opère, Monsieur, on opère ! »
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Rien à voir avec la loi, avec ce qu’elle définit, ce qu’elle doit définir, ce qu’il faut qu’elle définisse à sa hauteur de loi, avec sa puissance de loi, avec son impuissance de loi. Là, on veut fabriquer de l’égalité à coups de bistouri. Le Professeur Gros-Doigts va trancher dans la chair obscure du langage. Dans le tissu confus des habitudes il sait, lui, où est l’ivraie, où le bon grain. Il sait même modérer l’élan de ses étudiants qui charcuteraient peut-être un peu trop, tant le marron foncé jette le soupçon sur le marron clair, et le marron clair sur le beige soutenu. Anankè sténai, disait Aristote, il faut s’arrêter, il faut bien s’arrêter… M. Gros-Doigts est un humaniste. M. Gros-Doigts est l’anti-Mai absolu. Il veut bien faire, il ne fait pas bien.
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De l’autobus bloqué par l’embouteillage, je contemple une classe de tout petits qui marchent en se donnant gentiment la main. Filles et garçons s’entendent-ils si mal ? Je le répète, M. Gros-Doigts et ses sentencieux disciples veulent bien faire. Le problème, c’est qu’ils sont dyslexiques. Rien de plus, rien de moins : des dyslexiques lourds. Ils lisent à l’envers, ils lisent que la musique sera belle quand tous les hommes seront égaux. C’est le contraire qui est écrit : « Lorsque la musique est belle (d’abord, et comme cause NDLR) / Tous les hommes sont égaux (ensuite, et comme conséquence NDLR) » Ceci n’est pas un détail, dit Magritte. Je crois même qu’aujourd’hui tout se joue là-dessus. Regardez bien cette phrase, les enfants. Il n’est pas écrit que la musique sera belle quand toutes les inégalités auront mordu la poussière, quand toutes les injustices seront venues s’agenouiller devant nous, quand notre meilleur ennemi, celui qui est responsable de tout, nous aura signifié sa soumission par courrier ultra-recommandé. Je vous le répète, c’est le contraire qui est écrit. Faites bien attention. C’est l’opposé. L’inverse.
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Lisons d’ailleurs la suite :

Lorsque la musique est belle
Tous les hommes sont égaux
Et l’injustice rebelle
Paris ou Santiago

J’ai tort de comprendre que la lutte contre les injustices n’est pas un préalable ? J’ai tort de comprendre qu’elle est, au contraire, la conséquence logique et nécessaire d’une recherche infiniment plus ample ? J’ai tort de comprendre que cette recherche – de la beauté, de la vie, de quelque communion des êtres dans ce qui les rassemble et dans ce qui les dépasse, et forcément, par là, de quelque transcendance – a quelque chose à voir avec une naissance ? J’ai tort de comprendre qu’une telle recherche est forcément hésitante, interrogative, infiniment ouverte, prête à toutes les révolutions ? J’ai tort de comprendre qu’elle ne peut se faire ni normative ni défensive, ni corrective ni méfiante, qu’elle ne peut pas être l’affaire d’une équipe, d’un club, d’un clan, d’un gang ? J’ai tort de comprendre qu’elle ne doit pas prendre à son compte l’esprit de puissance et de mesquinerie qu’elle condamne ? J’ai tort de comprendre qu’on ne changera pas la société par des billevesées partiales, médiocres et peureuses, mais en s’en prenant au dur, au rugueux, à l’âpre de ce qui nous accable ? J’ai tort de comprendre que ceux qui, voyant cela aussi bien que moi, mais ne se décidant pas à joindre la parole à la pensée ni le geste à la parole, servent, volontairement ou involontairement, ce qu’ils voudraient – mais n’osent pas – combattre ? J’ai tort de comprendre que nous n’avons le choix qu’entre affronter des perspectives immenses ou faire semblant ? J’ai tort de comprendre que les pleurnicheries, les égosillements, les indignations et les vibratos sont autant de réactions infantiles ? J’ai tort de comprendre que ce que nous avons à affronter nous dépasse tous ? J’ai tort de comprendre que, comme Christophe Colomb, c’est l’inconnu qui nous fait peur ? J’ai tort de comprendre que le pire adversaire est en nous-mêmes, discutailleur et pusillanime ?
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Si on le leur explique gentiment, les enfants comprendront. Mais faire entrer ça dans un crâne que la modernité a asséché, tout à la fois gonflé et rapetissé, encombré, mécanisé ! Dans un crâne intelligent, avec plein de programmes dedans ! Dans un crâne adapté, un crâne à l’aise, souriant, si gentiment ahuri, si impeccablement à côté de la plaque ! Lui faire admettre que c’est le contraire ! Et pourtant, c’est le contraire. Quand s’élève, au milieu du champ de ruines, sur le fumier collectif où s’entassent inégalités, injustices, non-sens et incurable connerie, la musique d’une vie, ses accords miraculeux, ses enchaînements ratés, ses fausses notes déchirantes – je parle de la musique de cette vie-là, de la vraie musique de cette vraie vie-là, de la brave et moqueuse et tragique musique de cette vraie vie-là, je ne parle pas de quelque piteuse reproduction d’une foutaise cérébrale, ni de quelque peinturlure spirituelle soufflée par la vanité, ni de quelque hypocrite jérémiade, je parle d’une musique qui ne doit rien aux leçons de morale, qui ne doit rien aux excités de la libération, qui ne doit rien à personne ou qui, ce qu’elle doit, ne sait pas à qui elle le doit, je parle d’une musique composée cent pour cent maison, et qui surprend celui qui la sifflote -, cette musique-là, quand les premières notes en frémissent, ce qui est vivant commence à s’étirer et ce qui, en secret, n’a pas choisi la vie se met à bafouiller des avis confus avant de replonger dans le sommeil, sa vraie patrie.
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J’ai promis de citer des bribes de Délivrance. Voici la première, de Clavel, critique d’un Mai 68 châtré par les idéologies, d’une « contestation intériorisant et aiguisant à son paroxysme, sans remède, la contradiction qu’elle prétendait surmonter : définition de la névrose obsessionnelle, se défendant contre l’angoisse par les mécanismes qui l’exaltent. »
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C’était vrai en 68. C’est toujours vrai. Les tombereaux d’abstractions déversés sur le capitalisme et sa société de consommation, l’épandage généralisé d’idéologie chargé de les écœurer, la cataracte de citations et de références qui devait les engloutir ne les ont pas empêchés de refaire rapidement surface. Pas un instant, d’ailleurs, ils n’ont coulé : Mai fut pour eux une belle séance de formation qui renouvela leurs thèmes, leur marketing, leur management et leur ouvrit comme jamais la clientèle de la jeunesse. Ils étaient touchants, pourtant, ces apôtres des choses en –isme et, pour la plupart, sincères. Mais, entre le sentiment et la raison, entre le cœur et l’esprit, entre le lyrisme et l’analyse, les connexions ne fonctionnaient pas. Ils piquaient les mots de la révolution sur une hâte de jeunes bourgeois ivres d’organiser et pressés de réussir. Ils changeaient les paroles mais gardaient la musique. Ils n’étaient pas à la hauteur de l’événement et préparaient pour leurs héritiers les délices des innombrables Grenelles qui suivraient celui qui enterra définitivement leurs rêves prudents : on ne leur avait pas appris qu’ils ne pourraient pas changer la vie sans toucher à la leur. D’autres jeunes, qui faisaient moins de tapage, devinaient plus juste et demeuraient tout perplexes. Que voyons-nous d’autre aujourd’hui ? Quelle réponse à la férocité d’une société de communication chaque jour mieux équipée pour semer la haine et le désarroi ? La morale, la pire tisane bourgeoise, la morale partout, la morale dans l’éducation, la morale dans la politique, la morale dans la justice, une morale haineuse qui vous claque au nez son guichet, une morale étroite incapable d’inspiration, sorte de guide-chant asthmatique pour l’hymne au progrès. Une morale servile, une morale honteuse qui, avec l’approbation et la considération de Tousse-Quicompte and Co, fait la pute pour la techno-finance en aggravant fièrement d’un second tour de clé le verrouillage des destins. Une différence pourtant entre hier et aujourd’hui. Les cervelles échauffées de 68 ne savaient pas qu’elles travaillaient pour la société qu’elles condamnaient. Elles étaient folles, mais elles étaient droites. Les moralistes d’aujourd’hui ne peuvent pas ignorer ce qu’ils protègent, ce qu’ils font oublier, ce qu’ils justifient.
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Patauger dans l’intimité des gens, c’est possible en démocratie ? J’éclate de rire quand je songe aux prêtres de mon enfance. Ils n’étaient pas d’une extrême largeur d’esprit ni entièrement dépourvus de tentations mais je n’en ai jamais vu un seul essayer de nous piéger pour le plaisir de nous voir succomber, pour jouir de nous condamner. Comique de pourfendre leur obscurantisme quand on laisse poser des pièges sur Internet pour repérer les obsédés sexuels sans que les champions des valeurs s’en émeuvent le moins du monde, sans que personne ne se bouche le nez, sans que cela dissuade les innombrables disciples électroniques du Docteur Folamour d’investir leur potentiel de créativité pour chercher les moyens les plus propres à faire s’entre-surveiller et s’entre-haïr les gens. Je ne suis pas de ceux qui affectent de prendre le parti des assassins contre celui des victimes. Mais dans cette association de balances en quoi je vois se transformer la société, je prendrai systématiquement le parti des dénoncés contre celui des dénonciateurs. Et ce ne sera pas pour approuver les premiers, ce sera pour accabler les seconds. Et ce ne sera pas pour nier les torts des premiers, ce sera pour désigner les torts infiniment plus grands des seconds. Les fautes contre l’esprit, les fautes d’orgueil sont plus graves que les fautes de faiblesse, voilà ce qu’on m’a appris. Et l’on a eu raison de me l’apprendre car cela protège, d’un coup d’un seul, et les individus et la société. Avec le corollaire qu’il faut se montrer infiniment prudent et mesuré avant de s’en prendre aux fautes de faiblesse des autres et bien vérifier si d’aventure le ménage ne devrait pas commencer chez soi. Pour les fautes contre l’esprit, au contraire, on y va franco. Aucune hésitation. Il ne s’agit pas de ma vie, ni de mes passions, ni de mes pulsions, ni de la vie, des passions, des pulsions de quiconque. C’est de raison qu’il est question et de jugement. Peut-on construire une société sur la fourberie ? Peut-on attendre de bons résultats de cette cuisine ? La raison tranche, point final.
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Elle tranche, c’est vrai, et il faut la croire. Mais ce n’est pas si facile. Et pour qui a vécu 68, les souvenirs affluent. Ces corps qui devaient se rapprocher et chanter le bonheur et l’amour, voici, quand ils ont enfreint la loi, qu’on se plaît à vous les exhiber enchaînés. Une voix en moi se désole : « Ce n’était donc qu’un rêve ? » Mais une autre lui répond : « Non, ce n’était pas un rêve. Rappelle-toi Jouhandeau : Que tout n’est qu’allusion. C’était là, c’était quelque part, rappelle-toi Jankélévitch : Quelque part dans l’inachevé. Alors les gonds se mettent à grincer, mais la porte s’ouvre.
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Pas seulement la raison, pas seulement la loi. La porte ouverte, entrouverte, entrebâillée, extérieur et intérieur s’échangent, se compénètrent, s’entraiment. Entre nous et le monde, ce ne sont pas des fiançailles à la campagne. Ça saigne, ça hurle. Mais tout est allusion et, quelque part, la musique… Aucun besoin de décorer le monde, de le faire plus beau qu’il n’est. Jouhandeau, Jankélévitch, pourquoi pas Léandre de Dijon aussi, capucin du XVIIe siècle ? Importants les guillemets pour un propos comme celui-ci, il vient de loin, de loin dans le temps, de loin dans la conscience : « L’amour sacré rend la pesanteur légère, l’amour profane fait la légèreté pesante. » Si vous saviez comme je me sens profane ! Et la réponse, comme un lob : Sacré crétin, ça t’étonne ?
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Tout le monde a les foies. Nous sommes à l’ère des foies. La parole est à Monsieur le Ministre : « J’ai les foies ». Le conférencier s’installe, sourit, toussote et commence : « J’ai les foies. » Et vous, Mademoiselle, quelle chanson allez-vous interpréter ? « J’ai les foies. » Les pauvres ont les foies blancs, les riches ont les foies gras. C’est si bon quand ça déraille, c’est si bon les bêtises, mais les bêtises fières, les bêtises de cambré ! Avec le nom que j’ai, si je ne rigole pas un peu, bonjour le surmoi ! Gaffe, bonhomme ! Si, par hasard je m’oriente vers le « langage riche et fleuri » que les psychiatres décèlent chez le tireur de Libé, ils en concluront que j’ai « des tendances à l’affabulation ». Et si j’accuse, si peu que ce soit, les médias de manipuler l’opinion, la cabane est en vue. Ma Doue benniget, on en est revenu là ! Où es-tu Ronald Laing ? Où es-tu David Cooper ? La bonne nouvelle, c’est qu’à les lire et les entendre les gens des médias vont très bien dans leur tête.
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Villa Manrèse, à Clamart. Une propriété des jésuites où l’on vient en retraite. J’étais dans la douzaine de gamins du patronage qu’on y avait emmenés passer la journée. Une instruction d’une heure le matin, une autre l’après-midi, dans l’intervalle déjeuner et jeux à volonté dans le parc, l’immense parc. Nous jouions aux Trois mousquetaires, j’étais Athos, comme d’habitude, nous nous étions fabriqué des épées, pas croyable comme la piété pousse à la bagarre. L’après-midi, nous sommes arrivés en nage à la chapelle pour l’instruction, c’était grand, c’était beau, c’était reluisant de cire et de silence. L’obscurantiste de service nous a expliqué que la morale, ce n’est pas les panneaux d’interdiction, les voies interdites, les sens uniques. Ça, nous a-t-il dit, c’est bon pour les voitures. Pour les humains, pour les enfants de Dieu, la morale c’est les grands panneaux qui indiquent des villes merveilleuses, des sites grandioses, avec de grandes flèches qui suggèrent que le chemin sera long. Ne vous inquiétez pas si vous vous perdez, ajoutait-il, à quoi serviraient les panneaux si les gens ne se perdaient pas ?
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Délivrance n’est pas un modèle de bénignité mondaine, mais j‘en trahirais l’esprit si je ne faisais pas sentir que la violence, même verbale, n’y est nullement le dernier mot. Comme chez Péguy, comme chez Jeanson, tout s’y écrit au nous. Non pas une leçon de cuistres, de fonctionnaires de la vertu. Une main dans la chevelure du copain, une main amicale qui l’ébouriffe. J’imagine que la vie de Julie en a été décoiffée, comme bien d’autres. La question de l’humanisme et de l’autotranscendance humaine, qui en est le thème majeur, est restée centrale dans l’œuvre de Philippe Sollers. Et j’ai cru sentir, en évoquant parfois ces souvenirs avec Jacques Paugam, qui fut l’initiateur de cette rencontre, qu’elle pouvait demeurer dans une conscience comme un événement inclassable, comme un obstacle qui l’avait déstabilisée, comme un scandale.
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Le constat est sévère. On jugera de son actualité, et de ce que pèsent de vérité et de courage les ricanements sur 68. « L’humanisme étriqué, qui finit à la trique. » dit Clavel. Et Sollers : « Partout aujourd’hui, c’est ce que je ressens, la pensée est en résidence surveillée. » Et aussi : « Il y a, pourrait-on dire, comme une passion nécrophile de l’humanité. C’est la fascination pour la lettre qui tue, la lettre morte. » Toujours Sollers : « A priori, tout ce qui dépasse, tout ce qui pose une question, tout ce qui essaie d’aller plus loin que cette couveuse de morts vivants, sera censuré, combattu, freiné, arrêté. » Dans la sévérité, c’est vrai, d’autres ont fait plus fort depuis. L’originalité de 68, dont ce livre me paraît donner une idée juste, ne réside pas seulement dans sa virulence, mais surtout dans sa générosité. Les événements sont une invitation, une adresse, presque une supplique, ils vous tirent par la manche comme un enfant. Mai 68 n’est pas une parole de spécialistes qui s’adressent à des ignorants. De purs qui prêchent la vertu à des impurs. Ni une parole du haut à l’intention du bas, ni une parole du bas à l’intention du haut. Où est ce haut, d’ailleurs, où ce bas ? 68 est parmi. 68 parle de partout. De partout, mais de l’intérieur de partout. « Il ne faut pas changer le monde, dit Clavel, il faut changer ce monde en accouchant l’autre monde, dont il est gros. » Car – tout 68 tient dans ces mots : « L’ailleurs est là. »
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Comment n’aurait-on pas cherché à ridiculiser Mai ? De toutes les manières, il y prête le flanc. Il est sévère. Il est encore plus amical que sévère, ce qui est beaucoup plus difficilement pardonnable. Il ne renonce jamais à combattre mais en s’interdisant toujours de juger. Il a la fibre de la mystique autant et plus que celle de la politique, qu’il ne méprise pas mais remet à sa juste place. Son registre, celui de la parole libre, exclut les arrangements. Multiple par construction, il est irréductible à une inspiration particulière. Toutes les intuitions qui le portent, même quand elles sont contradictoires, se hissent au faîte d’elles-mêmes : le bouquet où explosent leurs feux est une étonnante alliance d’ordre et de désordre. Mai ne fréquente pas les boutiques où s’entassent démagogues et experts. Il est sans ressentiment. Il a de l’humour. Infiniment populaire en ce qu’il est le produit de tous, il est aussi infiniment aristocratique en ce qu’il est, du même mouvement, le produit du meilleur de chacun. Surgi des profondeurs et voué à y retourner, il ne se préoccupe guère de réserver sa place dans le wagon de la très provisoire réalité. Enfin, raison des raisons qui obligent à l’éliminer, son mépris radical des montages imbéciles de l’actualité le fait absolument actuel, redoutablement actuel, amoureusement actuel. Voilà pourquoi Maurice Clavel aimait le journalisme, et surtout celui qu’il avait inventé, le journalisme transcendantal. On ne s’y bouscule pas. Dommage. Il faudrait réessayer.
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Ce Mai dont je parle, je l’ai rencontré là où ne le cherchaient ni ses amis ni ses ennemis. À la périphérie des événements, dans des conversations avec des étudiants, des ouvriers, des cadres, des artistes, des écrivains, avec une foule de gens ordinaires soudain désinhibés. Je me suis peu intéressé aux discours ambitieux d’idéologues plus ambitieux encore : d’autres l’ont assez fait. J’ai passionnément observé l’impact des événements sur des gens qui n’en avaient pas été les vedettes et n’en deviendraient pas les profiteurs. J’en ai été émerveillé. Quelque chose se réveillait, ou naissait, ou renaissait, qui s’adressait à l’intelligence autant qu’au cœur. Cela aurait pu ne jamais arriver, ou arriver à un autre moment. Cela arrivait à cet instant. Soit. Pas de meilleure illustration de l’apologue du doigt, de l’idiot et de la lune. Les événements, c’était le doigt. Seule comptait la musique sur laquelle ils dansaient, sur laquelle dansent encore, comme des folles, les ombres chinoises de notre vilain présent.
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Un « petit non espace-temps au cœur même du temps ». J’invite les humanistes inquiets qui s’étonneraient de ce que la formule d’Hannah Arendt leur semblerait celer d’irrationnel – les mêmes esprits rationnels qui s’appliquent à croire dur comme fer aux lois du marché et de la communication – à relire les dernières lignes de l’Avertissement à l’Europe, cette magnifique mise en garde contre la guerre que Thomas Mann, dont on aurait bien du mal à récuser la raison humaniste, publiait en 1937. Les voici : « L’humanisme européen est-il devenu incapable d’une résurrection qui rendrait à ses principes leur valeur de combat ? S’il n’est plus capable de prendre conscience de lui-même, de se préparer à la lutte dans un renouveau de ses forces vitales, alors il périra et avec lui l’Europe, dont le nom ne sera plus qu’une expression purement géographique et historique. Et il ne nous restera plus qu’à chercher dès maintenant un refuge hors du temps et de l’espace. » Est-ce l’idéalisme, est-ce une ironie désenchantée qui inspirait à l’auteur de La Mort à Venise un propos si proche de celui d’Hannah Arendt ? Je ne sais rien, en tout cas, de plus actuel que cette manière de frapper à la porte de la pensée-cachot où nous sommes enfermés. Je ne sais au juste ce que nous cherchons, sans doute un humanisme de grand large – le contraire de celui dont on nous punit – un humanisme paradoxal, indissociablement perfection et négation de ce que nous évoque le mot, peut-être cet humanisme autotranscendant dont parle Maurice Clavel. L’évidence, c’est que nous ne le décrèterons pas. Que nous ne le fabriquerons pas. Que nous ne le négocierons pas. Que nous le trouverons je ne sais où, nous ne savons où, sauf si ce nous, soudain, à la faveur de quelque circonstance inattendue, se met à signifier autre chose qu’une coalition d’intérêts, de souvenirs, de peurs, sauf si ce nous, soudain, comme en 68, s’élargit à tous ceux qui, sans oser le dire, ont entraperçu le monde. Comme un corps, au temps où on le cachait. Ni vu ni connu / Le temps d’un sein nu / Entre deux chemises.
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« Nous serons, dit encore Maurice Clavel, par une effraction du dedans de nous, rendus à nous-mêmes. » Du dedans de nous quelque chose cherche à fracturer la serrure de la pensée-cachot. Du dedans de nous quelque chose cherche à fracturer la serrure de la sensibilité-cachot. Du dedans de nous quelque chose cherche à fracturer la serrure de ce monde-cachot. « Songez la mort, disait Marot, songez le tort qu’elle a ! » Songez la serrure, songez le tort qu’elle a ! Est-ce qu’un prisonnier sérieux pense à autre chose ?
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Étrange société. Chacun, au fond de sa cellule, agite l’énorme trousseau de clefs qui ouvre les cellules de tous les autres. Qui aura pitié de vous, de vous, de toi, de moi ?
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Radio. Une dame qui semble connaître la question parle des violences faites aux femmes. Elle veut convaincre les victimes de porter plainte et décline les trois mauvaises raisons qu’elles auraient, selon elle, de ne pas le faire. La honte serait la première. La peur des représailles, la deuxième. L’embarras d’une longue procédure, la troisième. Rien d’autre, vraiment ? Rien qui ressemblerait, je ne sais pas, moi, à du sentiment, même illusoire, à l’espoir fou que ça puisse s’arranger, à un attachement malgré tout avec un cause toujours au psy. Ou à la conscience d’une mauvaise passe, des problèmes de couple peut-être, ou le travail, ou l’argent, ou la maladie, ou autre chose. Ou à un rêve de pardon, à l’idée inavouable que le pardon, le pardon… Et puis les enfants, les enfants… Tout cela n’est pas prévu ? On coche une des trois cases et on file au commissariat ? Combien seront-elles à penser que, décidément, ce qui se raconte de l’autre côté du poste, du pouvoir, de la science, n’a rien à voir avec la vie, rien de rien, avec la leur en tout cas ? Combien seront encore plus convaincues d’être seules et d’avoir à le rester ? Combien seront à la fois épouvantées et vaguement soulagées de sentir, avec un embarras bizarre qui ne les embarrasse pas, avec une sorte de honte amusée, que le poste, le pouvoir et la science, c’est con, c’est vraiment con ? Mais j’y pense : si, en douce, c’était-cela, précisément cela, que la dame voulait qu’elles sentent ? Si, en les aidant, elle leur faisait des confidences cryptées, si c’était elle qui leur demandait de l’aider ? Elle qui n’a probablement affaire ni à une brute ni à un ivrogne, si elle était, elle aussi, une femme à qui l’on fait violence ? Si, terrifiée par la vérité mensongère des statistiques, elle imposait à sa parole de mimer leur frigidité ? Si elle avait peur de ce qui se passe en elle ? Si l’obligation de réussir qu’elle s’impose férocement pour bien se martyriser (n’en aurait-elle donc pas fini avec l’abominable manie sacrificielle qui persécuta tant de belles jeunesses ?) la conduisait fatalement à ses trois hypothèses maigrichonnes, trois comme les trois points des dissertations, trois comme les trois questions des interviewers, trois comme les trois marches du podium ?
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Sous les mots, entendre les voix. Cruelles ou tristes, tristes parce que cruelles, cruelles parce que tristes. Ou triomphantes, sûres d’elles, seules à en mourir. Entendre chaque voix. Ce qui me pousse à ignorer celle-ci, ce qui veut assourdir celle-là, de quelque raison, de quelque principe, de quelque sentiment que je le pare, est pervers, lâche, stupide. Entendre chaque voix et lui répondre avec la même absolue liberté. On vous ment, vous savez. Parler de 68, ce n’est pas traîner une filandreuse nostalgie de baba cool fatigué par son joint. C’est parler de nous, d’un nous inscrit dans l’histoire et devenu presque trans-historique par la magie de la poésie, du désir, de l’imaginaire, de la vérité, de la grâce, de je ne sais quoi. En 68, on a appris à regarder, à sentir, peut-être à aimer un brin. On a essayé de moins se soucier de son avenir, de son image, de ne pas entrer dans la carrière où les aînés se sont endormis. On a cherché à deviner ce qui se préparait. On s’est souvent perdu, sans en faire un drame. On s’est rapproché des autres tout en restant très loin, forcément. Ou plutôt, on s’est rapproché du mouvement des autres quand ils s’approchaient un peu d’eux-mêmes, quand ils tiraient leur révérence à l’importance et aux importants.
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« Qui êtes-vous pour parler ainsi ? » La question n’est pas neuve, mais elle m’est régulièrement posée. Autrefois elle m’envoyait un peu dans les cordes. Maintenant je sais répondre. Qui je suis ? Voici mon nom, la date et le lieu de ma naissance. Quoi de plus ? Quoi d’autre ? Vous faut-il aussi la date de ma mort ?
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Apostrophe typiquement soixante-huitarde, mais qui a radicalement changé de sens, Roland Barthes n’aurait pas manqué de le voir. C’était, à l’époque, une manière d’interroger les puissants, de questionner la légitimité de leur pouvoir politique, financier, culturel. Et même religieux : en 1970, lors du sacre du cardinal Daniélou, des tracts jetés par poignées de la galerie supérieure de l’église tombèrent sur l’assistance : « De qui es-tu évêque ? Et par le choix de qui ? Quel peuple t’a élu ? » Aucun pouvoir n’échappait à un interrogatoire de ce genre, ni celui des professeurs, ni celui des médecins, particulièrement des psychiatres, ni celui des parents ou de la famille, sans parler des militaires ni des juges. Le soupçon allait bien au-delà des justifications formelles que les suspects pouvaient présenter : d’où provenaient donc leurs diplômes, sinon du pouvoir en place, c’est-à-dire de l’exécrable oppression bourgeoise ? Cette « contestation intériorisant la contradiction qu’elle prétendait surmonter » m’a laissé quelques souvenirs curieux qui sont loin d’être les meilleurs. Ces temps sont révolus. Maintenant, c’est à des gens comme moi, qui ne donnent des ordres qu’à leur Twingo et ont un mal de chien à se faire obéir de leur ordinateur qu’on demande désormais des comptes, et de qui l’on exigera bientôt, dans quelque affaire qu’ils veuillent mettre leur grain de sel, qu’ils produisent les pièces qui leur en donnent le droit. Attention toutefois. Il ne s’agit plus de quelques jeunes gens qui jouent aux inquisiteurs parce que mélanger trotskisme et maoïsme, ça rend pompette. Il ne s’agit plus d’excès marginaux, il ne s’agit plus d’absurdités naïves. Le monde resserre son étreinte sur le monde. Chacun de nous devient son ambassadeur exceptionnel auprès de tous les autres. Aujourd’hui même, on m’annonce qu’un hurluberlu tient à s’installer dans le bide d’un anaconda et qu’un blaireau d’outre-Rhin prétend obliger les immigrés à parler la langue de Goethe quand ils dégustent en famille leur couscous ou leur pilaf de boulgour d’Anatolie. Une demi-heure de sieste et tout se brouille. Normal : tout ça, c’est pareil. Même processus d’absorption, de digestion, de fusion et confusion. Tout le monde dans la gueule de l’anaconda, tout le monde. Et, pour contrôler la manœuvre, pour s’assurer que tout le monde y chante bien la Lorelei, mais pas en turc, pour avoir à l’œil, en même temps, le boulgour, le serpent, les immigrés, l’hurluberlu et le blaireau, la rationalité française saura mettre en place, dans sa meilleure tradition humaniste, un processus de télésurveillance des plus pointus, turlututu.
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Lambeaux du décor. Pans du non-sens quotidien. « En amour aussi, il faut être exigeant. » « La marque France. » « Un tabou tombe : les urgences seront désormais payantes, en Angleterre, pour les étrangers. » « Gagnant gagnant. » « Il en a peut-être le droit, mais il en a perdu le droit moral. » « Le Tour de France, ce n’est pas que du dopage. » « Il faut jouer collectif. » « Les valeurs motocyclistes. » « Une réforme pour le XXIe siècle : favoriser la compétitivité des régions. » « Que faut-il en penser ? » « Osez les valeurs. » « La confiance est un élément psychologique. » « L’apprentissage, c’est s’initier à la culture de l’entreprise. » « Il a dérapé. » « L’entreprise France. » « Culturez-vous. » « La mécanique de la haine. » « Faire réussir la France. » « Concret. » « Gros clash chez Ruquier. » « En amour, j’ai décidé de ne plus rien laisser au hasard. » « Une aventure humaine. » « J’aime l’entreprise. » « Les responsables au sens large : politique, médias. » « Soyons pragmatiques. » « Il faut faire de la pédagogie. » « J’aime ma banque. » « La France est le mauvais élève de l’Europe. » Et, naturellement, tous en chœur, les amis : « L’humain d’abord ! »
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Cette image d’un livre de mon enfance, qui me terrifiait : une forêt d’arbres mous avec, sur leur tronc, un immense œil glauque, qui s’avançaient en arrachant lentement leurs racines à la terre. Invulnérabilité du néant. Rien à construire, rien à combattre. Cauchemar.
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« Changer ce monde en accouchant l’autre monde, dont il est gros. », dit Clavel. Et l’autre qui s’installe dans le ventre de l’anaconda, comme si, pour ne pas mourir, il lui fallait dénaître ! Cherche-t-il à s’assurer qu’il n’a pas d’autre choix qu’affronter la réalité ? Deux ou trois explorations comme celle-là, deux ou trois bides, et il se décidera à vivre ? Faudra-t-il qu’il expérimente le confort de l’abdomen politique, pédagogique, économique, social, culturel, religieux pour accepter enfin sa solitude dans un monde qu’il n’a pas choisi ?
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Une vie est soutenue par un réseau d’instants. Quand les sirènes de Montrouge se mettaient à hurler, l’instituteur nous disait simplement, avant de nous faire descendre en bon ordre dans les caves de l’immeuble qui faisait face à l’école : « Prenez votre masque à gaz. » Nous obéissions sans angoisse, un peu émoustillés, en pleine confiance. Nous partions en rangs, deux par deux, vers le portail de l’école, avec, en bandoulière, la grande boîte cylindrique de métal qui contenait le masque. Un de nos camarades – il s’appelait Pannequin – marchait avec des béquilles : il partait le premier, aidé par un employé. Tout cela était simple et paisible, presque joyeux. Nous n’ignorions pourtant pas ce que signifiait l’alerte, ni ce que nous voulaient les avions.
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On s’inquiète parfois de souvenirs de guerre presque trop sereins, comme si la paix ne savait pas en susciter de tels. Je ne crois pas qu’on regrette jamais la guerre : on regrette la vérité d’une situation, la simplicité et la profondeur d’un instant qu’on porte en soi comme une référence, comme une réplique à l’absurde et à la confusion, comme une espérance surgie du danger, comme une exigence. Les sirènes qui interrompaient la classe et le débarquement de Mai au milieu de la société de consommation étaient, en ce sens, des expériences cousines, des occasions d’allègement. Quand nous descendions à la cave, nous ne prenions que notre masque à gaz et notre manteau, cartable et cahiers restaient dans la classe. Mai, lui aussi, a frappé de péremption bien des habitudes. Et la vieillesse, que demande-t-elle d’autre, au fond, qu’un peu d’abandon ?
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Notre suffisante modernité veut oublier Mai 68 ? Qu’elle l’oublie, elle ne s’oubliera pas éternellement elle-même. Qu’elle oublie Mai 68, et Décembre 14, et les mois et les années qui suivront, elle n’oubliera pas que le béton de ses projets est bâti sur cet oubli. Elle n’oubliera pas qu’elle oublie. Elle n’oubliera pas que ce « petit non espace-temps au cœur même du temps », comme le dit magnifiquement Hannah Arendt, « chaque génération nouvelle et même tout être humain nouveau en tant qu’il s’insère lui-même entre un passé infini et un futur infini, doit le découvrir et le frayer laborieusement à nouveau. » Elle oubliera ses erreurs, elle oubliera ses fautes. Elle n’oubliera pas cet oubli. Il restera devant elle comme un reproche amoureux, elle n’oubliera pas qu’elle a refusé de quitter sa cabine, de laisser ses plans en plan et de monter sur le pont, seule, sans communicants, comme une grande, la nuit, par temps d’orage, et que la demande en a été réitérée, pour cette nuit ou pour la prochaine, ou pour l’autre, ou l’autre encore, on ne peut rien contre un reproche d’amour, le tuerait-on qu’il renaîtrait plus fort.
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Faire avec… Comme ce mot sonne triste. Gentils bourgeois, cessez de vous raconter des histoires, votre copain Sisyphe est malheureux comme une godasse ! C’est un monument de haine silencieuse, ce bonhomme ! Je l’ai vu dans tant de regards, Sisyphe, dans tant de gens qui s’empressaient de faire avec des bouts de vie pour mieux faire sans la vie. On subit la nécessité, on s’y résigne : on ne fait pas avec. Qui veut faire avec la nécessité veut, au vrai, faire sans la liberté. Époque avaricieuse. Faire avec les mots, sans leur écho. Avec les autres, sans leur parfum. Avec les idées, sans les songes. Avec la vertu, sans amour. Avec le plaisir, sans désir. Avec l’instant, sans l’éternité. Et pourtant, les bras vous en tombent, personne qui ne rêve de « le découvrir et le frayer laborieusement à nouveau », ce tout petit non espace-temps, notre maison natale à tous. Mai 68 ne dénudait pas seulement les corps, vous savez. Le temps d’un cœur nu entre deux images
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S’il n’y avait que le plafond de verre ! À force de Grenelles et de déjeuners afférents, on arrangerait ça. Mais ce plafond de plomb, de béton, d’argent, ce poids, cette interdiction permanente de survoler le territoire occidental ! Cette castration, cette excision ! Vous compterez les petites cuillers plus tard, s’il vous plaît, et vous vous les répartirez tout ce qu’il y a de plus paritairement ! Mais d’abord, ouvrez les fenêtres, bordel ! On étouffe, ici ! Comme je voudrais m’appeler courant d’air ! Comme je me fous du reste ! Dans cette bouillie, je ne peux croire, je ne peux aimer. Ouvrez les fenêtres ! Aérez vos microbes !
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« Chaque génération nouvelle et même chaque être humain nouveau. » Cette philosophe est une magnifique formatrice. Nous ne sommes pas seuls au monde mais la conscience de ce petit non espace-temps, précise-t elle, si elle peut être indiquée par le passé, ne peut être ni transmise par lui ni héritée de lui. C’est bien cela que dit Hannah Arendt, et je le transcris fidèlement : ni transmise ni héritée. Je vois d’ici les stagiaires noter ou pianoter : Ni trans-mi-se ni hé-ri-tée. Un peu long à écrire, silence studieux. Puis là-bas, au bout de la table, un stylo se lève, une tête se dresse. Mais alors ? Oui, Madame, c’est bien ça, le monde commence avec toi. Comme chantait Piaf, avec ses stéréotypes dans les yeux, dans la voix, dans le ventre. Comme Michel de Certeau a voulu qu’on le chante sur son cercueil.   L’ailleurs est là.

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Post-scriptum
Oui, c’est vrai, tu as raison, je ne montre pas assez comment il nous touche ce « petit non espace-temps au cœur même du temps », de quelle manière il pointe son nez dans ce monde foutraque. Ce n’est pas que je le sache mieux que les gens, tu le vois bien, mais enfin il faut essayer. Alors je vais faire le savant, à vingt ans ça t’impressionnait, je n’avais aucune raison de m’en priver et maintenant ça te fait rigoler : gagnant gagnant en quelque sorte ! Donc je m’assois et je prophétise. Il vient par voie inchoative et par voie apophatique. C’est-à-dire (l’inchoatif) comme quelque chose qui est tout juste en train de commencer (mais dont on ne doute pas de la qualité, de la vitalité, de l’avenir) et comme quelque chose (l’apophatique) qui fonctionne par la négative, qui ne dit pas ceci est, cela est mais ceci n’est pas, cela n’est pas. Tu vois que ce ne sont pas des idées opposées, mais complémentaires : une naissance écarte. Il me semble donc que je reconnais le bonjour que me fait le petit non espace temps à la fois à ce qu’il annonce une présence ou au moins une nouveauté – idée ou sentiment ou sensation – et à ce qu’il repousse, récuse ou déclasse des idées, des sentiments, des sensations que je connais très bien ou trop bien. Voilà pour l’individu, mais comme tu es irréductiblement sociale, ça ne te suffit pas. Et là, je suis bien embarrassé. Est-ce que ça se transmet par diffusion des expériences individuelles ? Pour l’essentiel, sans doute. Ce qui nous renvoie à la question de l’expression, aujourd’hui entièrement faussée : plus on parle sur les médias, plus on se tait. Car, comme le dit Hannah Arendt, s’il n’est ni hérité ni transmis, ce non espace-temps peut être indiqué. Difficile de dire comment, on a dans la tête trop de références mécaniques, statistiques, programmatiques. Au fond, ce que nous cherchons est peut-être bien plus près de nous que nous ne le pensons. À condition d’être modeste, de ne pas vouloir savoir « comment ça marche » mais seulement de repérer la présence de ce qu’on cherche. Nous avons parlé de deux choses tout à l’heure. De ce Marché et de l’affaire Zemmour. Et s’il y avait un lien, le hasard est si malin ? Tu as toutes les raisons du monde de ne pas être d’accord avec toutes ses thèses mais nous noua accordons sur une évidence : cet homme n’est pas celui qu’on dit. Depuis le temps qu’on écoute Ça s’dispute, on s’est fait une idée des deux compères. Et aussi de ceux qui les interrogent, Maya, Léa, Pascal Praud. On aimait bien cette émission, on s’y retrouvait presque chez nous. Une table, trois chaises, on dit ce qu’on a dans la tête, ça va, on se sent bien, pas besoin qu’un gros ballot se torde les méninges pour en essorer un « concept ». La seule émission qu’on ne loupait pas. Et quel duo, quelles tentations opposées ! L’un toujours près de se laisser glisser sur la pente du sentiment, l’autre toujours en danger d’être collé au garde-à-vous par la raison. Et les deux sachant parfaitement à qui ils ont affaire. Chapeau à Nicolas Domenach pour son message, c’est vrai qu’ils se sont engueulés, mais aussi aimés et respectés. (Le respect sans amour, ça ne tient pas la route.) Tu vois, à mon avis, cette émission, d’autres devaient la sentir insupportable parce que trop vraie, trop désirable. On a tellement faussé le goût des gens ! Sous les attaques contre Zemmour, je sens des choses confuses, mais profondes. Ce qu’on lui reproche d’avoir dit en Italie (et qu’il n’a pas dit, au témoignage même du journaliste) n’est pas, me semble-t-il, le fond de l’affaire, mais un détonateur idéal. D’ailleurs, s’il l’avait dit, en quoi cela justifierait-il que des individus et des associations se substituent aux tribunaux et exercent de telles pressions ? Est-ce ainsi qu’on rétablit l’ordre démocratique ? Mais alors pourquoi ? Ni la haine, ni la jalousie. Bien plus grave, bien plus fort. Le vrai problème, précisément, c’est le petit non espace-temps que libère le dialogue Zemmour-Domenach, cette fenêtre de parler ouvert, de franche contradiction. Parce qu’ils vont au bout de leur intelligence, parce qu’ils vont au bout de leur passion. Parce qu’ils sont vraiment là où ils sont, comme ils sont, qualités et défauts compris, dans un monde où personne n’est plus où il est. Parce qu’ils sont plus forts que le média et que ça, ça détonne, ça fait hurler, ça fait tellement envie ! À eux aussi, on demande d’où ils parlent. La vérité, c’est comme le feu qui avance sur la mèche. Un brin de vérité, même si ce n’est qu’un brin, et toute la com s’effondre, politique et économie avec elle. Mon schéma a l’air de fonctionner. D’un côté, quelque chose est né : la conscience de ce que peut apporter un débat sans concession qu’on va maintenant pouvoir comparer à la gnognote hypocrite qu’on nous cuisine déjà (et là, pas de pitié pour les cuistots !). Ça, ce sera un progrès : les gens vont se rendre compte. Et, de l’autre côté, quelque chose est écarté dont feront les frais ceux qui ont pris le risque de cette sottise. Ils auront bonne mine, les messieurs-dames des associations quand ils viendront nous parler de tolérance, de liberté et de débat démocratique ! Pour ma part, je te promets que tu assisteras à un festival d’amabilités montrougiennes ! Mais, au fond de moi, tu sais bien que je ne leur en veux pas. On ne va pas réinventer les bons et les méchants. Tout ça, c’est une épopée en cours, tout ça c’est de la vie en fabrication, tout ça – pourvu qu’ils aient tous la générosité de s’en apercevoir -, c’est un effort terrible de libération. Chacun y tient le rôle qu’il peut. Je dis chacun (et chacune ! merci, scrupuleux surmoi). Je veux dire chaque personne réelle, vivante, où qu’elle soit, qui qu’elle soit. En ce sens, si on la prend par le bon bout, cette querelle peut être très utile. Mais n’oublions pas quand même que c’est l’entreprise, cette abstraction inerte, ce mannequin bourré de fric, qui a exécuté l’émission. Belle leçon d’éthique, non ? On va expliquer ça aux jeunes, naturellement ? Mépris du public, mépris de la réflexion, trouille et brutalité, vive l’éthique de l’entreprise, vive les médias, vive la démocratie ! Et qu’on retienne bien la leçon : la vie, les médias n’en veulent pas. Ce qui leur plaît, c’est la mort arrangée.

(21 décembre 2014)