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Le signe Sarko

LE  MARCHÉ  XXXV

Élégance : « Il aimait tellement la vie qu’il vivait chacun de ses instants comme s’il devait être le dernier. » J’ai vu des gens au bord de la mort (traduisez : en situation de fin de vie) se condamner à cette dégustation exaltée de l’instant. « N’est-ce pas, disaient-ils du fond de leur lit à ceux qui leur rendaient visite (traduisez : dont le projet était de faire en sorte d’installer avec eux une relation d’écoute et d’aide), n’est-ce pas que nous vivons un excellent moment ? » Rien ne me paraît aussi triste, aussi pathétique et, d’une certaine manière, aussi révoltant que cette ultime tentative d’élusion. Elle est tellement plus douloureuse, tellement moins naturelle, que la simple pensée de la mort ! Mon ami Michel Thompson avait plus de sobriété. « Je suis au bout du rouleau », me confia-t-il simplement.
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L’instant n’est pas le hochet du bonheur. C’est beaucoup plus qu’un fruit à cueillir : une porte ouverte sur un absolument autre, sur un entièrement nouveau que pourtant je reconnais. Un basculement imprévu dans un mystère qui m’est à la fois étranger et familier. À l’évidence, l’instant me désigne quelque chose, m’invite à aller plus oultre. En repliant ses ailes sur le sentiment qu’il me révèle, je le trahis. Non qu’il se cache au-delà de ce sentiment : il s’y tient tout entier, au contraire, mais comme invitation, comme proposition. Ce qu’il désigne, je l’ignore ; mais je sais qu’il désigne. Rien en lui à décrypter, à utiliser. La puissance dont il est porteur est une invitation à contempler, à espérer ; la jeter dans le cabas de l’expérience, la peser sur la balance des plaisirs, c’est la faire s’évanouir. L’instant s’offre en appelant. Il se rapporte à un commencement absolu, proclame un commencement absolu. Vivre un instant comme s’il était le dernier, c’est le prendre à contresens ; ce contresens, plus lugubre que la mort, est la seule mort que nous puissions réellement rencontrer. Chaque instant est nécessairement le premier, même et surtout le dernier.
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Il l’avait expliqué à Jean Guitton, c’était l’inspiration soudaine d’un instant, sans presque qu’il y réfléchît, qui avait poussé Jean XXIII à lancer le concile de Vatican II. Il disait qu’il faisait comme Abraham, qu’il mettait un pas devant l’autre dans la nuit. Je pense peu souvent à Abraham mais, pour vivre, je mets moi aussi un pas devant l’autre dans la nuit ; et elle est parfois bien noire, la nuit. Qui fait autrement, au moins pour ce qui compte vraiment ?
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Je rentre chez moi, l’autre jour, par grand vent. Devant la boulangerie, le jeune homme maigre qui y mendie presque toujours installe à grand-peine le carton sur lequel il va s’asseoir. Quand il y réussit enfin, le gobelet qu’il a posé devant lui s’envole. Il voit mon air navré et me réconforte d’un sourire. Je me sens, à cet instant, aussi pauvre, aussi démuni que lui. Et aussi jeune. Mais mon journal, à son tour, m’est arraché de la main par ce vent farceur qui va le plaquer au fond de l’auvent de la banque, où des gens retirent des billets. Il s’ouvre et se déploie parmi la clientèle, poursuivi par un vigile aussi jeune et aussi maigre que le mendiant ; quand il parvient à le récupérer, il me le tend dans un éclat de rire qui allège sa journée et la mienne.
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Presque rien, une de ces modifications à la Michel Butor qui sont à la fois l’énigme et la grâce de nos journées. Mais les nouvelles du front politique ont sonné, ce jour-là, plus faux encore que d’habitude. Enfin ! Ce qui a du prix dans notre vie, nous le mûrissons en nous-mêmes attentivement, laborieusement, entre angoisse et espérance, parmi les déchirements de l’esprit, du cœur, du corps. Nous le tournons et le retournons, le pesons et le soupesons, comme c’est notre condition d’hommes de le faire, incertains non seulement de parvenir à une bonne décision, mais encore de vouloir vraiment le meilleur. Tout ce qui a du sens pour nous, nous le moulinons et le mijotons vaillamment, aussi bien ou aussi mal que nous en sommes capables, sans que la montagne de nos échecs n’accouche de notre découragement. Est-ce si peu de chose, la politique, qu’elle puisse ne jamais toucher en nous aucune corde vraiment sensible, qu’elle nous soit un parcours imposé de déclarations creuses, de rhétorique en promotion, de séductions grossières, de déplorations recuites, d’enthousiasmes réchauffés, d’indignations sélectives, d’invectives rituelles ? Est-ce si peu de chose, ce vivre ensemble dont on nous rebat les oreilles, qu’il ne sollicite jamais en nous que le photocopieur d’idéologies ou le haut-parleur d’intérêts minables ? Ma conscience de citoyen, si ce n’est pas l’uniforme que m’en taillent les médias, est-ce autre chose que la voix de mon cœur, que la plongée – si approximative et discutable qu’elle soit – dans ce que je sens, dans ce que je vois, dans ce que j’entends, dans ce que je comprends, dans ce que je désire pour les autres et pour moi ? Pourrais-je pourtant faire état de cette manière de voir dans une réunion publique ? Combien de temps me laisserait-on la parole avant que ne tombe, de la tribune, la suffisance ironique des spécialistes et que l’assemblée ne s’en délecte à mes frais ? Moi qui ne suis ni un élu, ni un politologue, ni un journaliste, ni un sociologue, ni un expert de quoi que ce soit, d’où puis-je parler pour donner mon sentiment sur les affaires publiques, sinon de moi-même ? Si tout me décourage de le faire, que dois-je penser de la société où je vis ? Si tout est fait pour cadenasser ce qu’on appelait magnifiquement mon for interne, comment puis-je croire que les autres aient recours au leur ? Mais alors, que racontent-ils, au juste ?
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Au juste. On rapporte qu’au soir du 10 mai 1981, dans une brasserie de la place de la Bastille, Aragon passait majestueusement d’un groupe à l’autre, inclinant son feutre gris sur les convives enjoués et leur demandant, entre mémoire et oubli : « Que fêtons-nous donc ce soir, au juste ? »
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Remplacer la parole du haut par la parole du bas. C’est malheureusement un peu plus compliqué qu’on ne le dit. L’image de la lune dans l’étang, c’est toujours la lune, même légèrement frémissante, même inversée. Il faudrait que l’étang reprenne vie, c’est une autre histoire. Il faudrait qu’on y voie autre chose que la projection du haut. Il faudrait que le bas se sente penser, se sente parler. Énorme travail, à la limite de l’impossible. Il faudrait que l’étang ouvre – ou rouvre – son théâtre, que de bonnes bactéries y dévorent les mauvaises. Il faudrait que les gens du bas préfèrent leur théâtre au cinéma du haut. Qu’ils le croient – et qu’ils le fassent – plus vrai, plus fort, plus vivant, plus intelligent, plus généreux, plus souple, plus drôle !
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J’ai mille raisons d’approuver le livre magistral de Jean-Claude Michéa, L’Empire du moindre mal, (Éditions Climats). Il touche au fondamental, au sous-jacent, à l’expérience intime du monde. Il ne s’enferme jamais dans l’opinion. Au-delà de la concurrence des marques politiques et de leur racolage, il saisit la vie publique dans l’inquiétante uniformité que le plus attardé des citoyens perçoit lumineusement, même et surtout quand le flicage des uns et des autres l’oblige à dire, voire à penser, le contraire. La très large information que propose ce livre est efficacement structurée autour de quelques références majeures. Les multiples notes qu’il déploie, feu d’artifice de perspectives inattendues, font de ce texte une maison du Sud ouverte à tous les soleils. Bonheur aujourd’hui miraculeux, je n’ai pu que répondre : « Oui, mais oui, bien d’accord… ». De plus, l’auteur n’a pas de botte secrète, il sent avec une finesse douloureuse dans quel cas nous nous sommes mis et termine sur une note d’inquiétude maîtrisée ; cette droiture et cette simplicité me réveillent comme un bon café intrépide et chaleureux.
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Qui ose manifester un peu de goût pour la gratuité est généralement tenu pour un milliardaire. Dix fois, si ce n’est vingt, des dirigeants d’entreprise dont les revenus étaient cent fois supérieurs aux miens ont objecté à mes interventions, faute de meilleurs arguments, qu’elles étaient le fait d’un aristocrate dispensé de tout souci matériel. Belle occasion pour eux de faire peuple et de resserrer leurs liens avec les troupes ! Je leur proposais en riant de les raccompagner chez eux dans mon métro. En réalité, les soucis ordinaires ont toujours frappé à ma porte, toujours. Mon théâtre n’a jamais été le one man show d’un excentrique privilégié. Autour de la table, quand ces patrons-là en étaient à ces critiques imbéciles, les gens savaient qu’ils avaient tort, mais se gardaient le plus souvent de le dire. L’intérêt du devenir des luttes, naturellement.
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Les bonnes bactéries de notre fonds propre contre les vilaines bactéries de la pensée rapportée : voilà le conflit principal de nos théâtres individuels et collectifs. L’humain est là, et même probablement, par-dessus le marché, le divin. Je ne crois pas être le seul à trouver ce travail décourageant, à chercher à m’en dispenser. Mais c’est me condamner à faire semblant, à hausser le ton pour tout et n’importe quoi, à prendre des chevaux de bois pour des purs-sangs, à me fabriquer des ennemis comme des gaufres. La pensée rapportée, ça vous épuise pour rien. La qualité est économique, disait ma mère : c’est vrai pour la pensée comme pour les chemises. Mieux vaut chercher le fonds propre, le regard propre. À quoi les gamins qui font en ce moment un potin infernal sous ma fenêtre n’auraient tort que formellement d’opposer le regard sale. Lécher les pieds des problématiques des autres et les bottes de leurs indignations, c’est sale. Le regard propre ? Le regard que je ne vide pas de moi-même. Celui qui, en moi, vient d’avant moi, qui me fait voir le monde en même temps qu’il me fait me voir moi-même. Qui, en moi, malgré moi, sans moi, puise, plus profond que moi, une grande pelletée d’être et me la lance au visage dans un éboulement de mots confus.
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Le fonds propre, le regard propre. Toute mon idée de la formation tenait dans cette idée raisonnable et folle. Je n’avais à apporter aux stagiaires, pour leur en faire sentir le prix, qu’un atome de bonne volonté dans un océan de doute. Quand nous l’approchions d’un peu plus près, ce regard propre, nous entrions en pleine musique. L’un de nous était le soliste, vibrant de liberté farouche, les autres l’orchestre, écho et déploiement.
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Les bouffis d’activisme industriel ne manquaient pas de moquer mon idéalisme forcené. L’idéaliste en question, qui a passé sa vie dans le métro et au super, n’ignore pourtant pas du tout l’univers des choses. Le croiraient-ils ? Il l’aime. Il a même une propension très lamartinienne à accorder une âme aux objets familiers. Il lui arrive, voyez la folie, de bavarder, sans trop savoir s’il plaisante ou non, avec un sucrier ou un balai. Les choses, il les aime, il y a de la vie en elles, elles sont très affectueuses. Les salles de formation n’étaient pas d’une folle beauté mais nous nous y sentions bien. Les machines et les instruments que nous trouvions ici ou là ne nous gênaient pas du tout : ils étaient très attentifs à ce que nous racontions. Rien de plus judicieux qu’une photocopieuse ! Que dire de la sagesse un peu lascive d’une lampe de bureau ! Et ces bonnes tables rectangulaires qui en ont tant vu, tant supporté ! Non, non, même dans l’entreprise, les choses sont de braves filles. Le malheur, l’horreur, le dégoût, c’était lorsqu’un chargé d’asphyxie venait tartiner notre patience de sa jovialité intéressée.
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Il suffit qu’un de ces types se pointe dans une réunion ou sur un écran pour que l’évidence éclate : il n’y a pas un pet de vérité dans ce langage-là. En français ou en anglais, en bleu, en rose, en rouge, en écarlate, dans la foulée de Bush ou celle de Lénine, il ne pourrait conduire les gens, s’ils lui prêtaient vraiment attention, qu’au suicide ou au meurtre. Ils s’en défendent en faisant semblant de ne pas l’entendre, c’est leur façon de préférer la mort lente. Il suffit pourtant d’un rai de simplicité frauduleusement introduit dans la place (et j’étais l’un de ces émissaires secrets, ah ! que je suis heureux de l’avoir été !) pour que ce bavardage s’effondre sous nos yeux comme une crème et que le domestique patelin ne soit plus qu’un gamin pressé par la colique.
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Comment marche le progrès ? Comment marche la vie ? En avançant, dites-vous ? Blair Tony vient de résumer en une phrase la philosophie que lui a enseignée sa fulgurante carrière : il y a les gens qui avancent et ceux qui stagnent. Puissante pensée d’un grand homme toujours drôle quand il est sérieux. La vie avance, sans doute, elle avance. Elle. Pas nous. Nous, nous suivons. Nous attendons. Comme ma petite nièce de la Réunion dans son école maternelle. Le matin, on arrive, on s’assoit sur le tapis, et on attend. Cette enfant assise sur le tapis résume chacune de nos vies. « Ne rien faire, ne rien sentir, voilà ma grande aventure. » Le paresseux inefficace qui a dit cela, et qu’on aurait viré, s’appelait Michel-Ange. Le progrès, c’est d’être là, sur le tapis de la vie, avec un petit sourire quand on rencontre un autre visage. Le progrès, c’est de rentrer en soi, de ne rien y chercher, de se contenter de ce qu’on y trouve. Le progrès, ce n’est pas de progresser ; le progrès, c’est de régresser pour récupérer, pour reconnaître, pour raccommoder, pour s’approcher humblement du mystère et mieux l’écouter. Les crabes marchent sur le côté. L’allure des humains dignes de ce nom est plus complexe. Pour avancer, il leur faut reculer ; et pour monter, descendre. Ils compriment au maximum le ressort de la vie qui est en eux jusqu’à ce que, sans rien leur expliquer de ses raisons, il les catapulte où ça lui chante. Bien sûr, il existe aussi des gens qui confondent la vie avec une course en sac et vont devant eux aussi loin et aussi vite qu’ils le peuvent jusqu’à la bûche. Ainsi font les tyrans, les managers, les chauffards, les illuminés. Droit vers l’avant, blair au vent.
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Nous sommes cette petite fille sur son tapis. Sauf si notre âme est restée possédante, ou aspire à le devenir ; chacun de nos instants, alors, même si nous nous époumonons à le gonfler, est le dernier, et c’est parfait comme cela. Imaginez qu’elle s’agite comme une folle, cette petite fille, qu’elle se mette en tête d’entasser Pélion sur Ossa, qu’elle se fixe des objectifs : elle se dissout, se disloque, la voici toute étroite, toute riquiqui, furieuse de l’être, nerveuse, batailleuse, inutile, inutile ! Et menteuse, nécessairement. Heureusement qu’elle a de bonnes maîtresses !
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Je m’interromps. Lassitude. Les malheureux dont je parle sont en train d’imaginer que je leur conseille des trucs un peu chinois qui, mis en musique par des experts, pourraient bien être utiles à l’entreprise. Expliquer, en fin de compte, ne sert à rien. Ceux qui n’entendent pas tout seuls la rumeur du monde, personne ne peut rien pour eux. Désolé. Ceux qui ne sentent pas l’odeur de la peste, désolé. Ceux qui n’ont pas mesuré la largeur, ni la longueur, ni la profondeur, désolé. Je perds mon temps à leur faire perdre le leur. Qu’ils lisent Camus, peut-être, ou Malaparte. Qu’ils se familiarisent avec cette odeur de pourriture, cette odeur généralisée de pourriture généralisée. Qu’ils cessent de chercher des perles précieuses dans le fumier. Qu’ils n’essaient pas de s’en tirer en se spécialisant dans un petit combat tout à fait aux pommes, celui qui épouse le mieux le sens de leurs poils ! La peste, je vous dis ! Il n’y a pas le feu, c’est la peste, pas si grave ! Cette société sent mauvais, elle pue, elle cocotte, elle cogne, elle schlingue, elle tape, elle renifle, elle dégage ! Mais les mauvaises odeurs, elles aussi, peuvent créer de la fraternité.
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Le paradoxe du progressiste (et Jean-Claude Michéa montre parfaitement que le libéralisme est un progressisme, nullement un conservatisme, en sorte que nous avons affaire, au mieux, à plusieurs progressismes ou, plus probablement, au même tabac dans des emballages différents), le paradoxe du progressiste, c’est qu’il pense beaucoup plus au passé qu’à l’avenir. Sa tension vers l’objectif à atteindre, qui réduit son champ de vision en imposant à ce prophète de disgracieuses œillères, le fixe aussi, surtout s’il est sincère, sur l’obsession d’un présent à dépasser qu’il a précisément la hantise constante de ne pas dépasser, ou pas assez. Le progressiste met ses espoirs dans un horizon qui recule toujours, mais ce maudit présent à quitter et à oublier devient un modèle négatif qui le paralyse ; en quelque sorte, une paire d’œillères de secours.
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J’aimerais parler des adultes avec Jean-Claude Michéa. Il a raison de penser que la négation plus ou moins libertaire ou désordonnée de l’adulte a puissamment aidé la pensée libérale en lui servant de caution affective. Certains sociologues loufoques de 68 ont été en effet de très efficaces porteurs de valises pour les domestiques de la modernité chargés d’organiser le dynamitage de l’humain. Et j’accorde volontiers à Jean-Claude Michéa que la figure de l’adulte qui s’efforce d’allier la maîtrise de soi à la sérénité du jugement et à la rectitude de la pensée, loin d’être un souvenir pittoresque, reste le plus urgent de nos besoins. Cela dit, j’aurais aimé qu’il insistât davantage sur l’ardente obligation faite à plusieurs générations de déconstruire cette notion d’adulte. Sans doute l’histoire de chacun donne-t-elle plus ou moins d’urgence à cette tâche. Il se peut même que, dans certains cas, elle soit inutile, ou nuisible. Mais, pour beaucoup, cette démolition a été, et est souvent encore, un préalable indispensable, un travail de voirie sans lequel nulle construction n’est sérieuse, ni même possible. Les adultes, tels que je les ai rencontrés dans mon enfance et ma jeunesse, ne m’ont pas convaincu. Ils étaient trop souvent lugubres, craintifs, étroits. Ce qu’on pouvait leur accorder de plus vrai, c’était leur malheur : il est terrible et injuste qu’un enfant doive sauver les grands par leur malheur. La plupart de mes aînés ne m’aidaient pas beaucoup à vivre, sauf dans leurs instants de folie, quand ils riaient, quand ils jouaient, quand ils n’étaient plus des adultes. Ceux que j’admirais, que j’enviais, que j’avais envie d’imiter évoluaient dans un univers si extravagant qu’ils créaient moins en moi le goût de devenir adulte que l’angoisse de ne pas rester adolescent. Je plaide donc auprès de Jean-Claude Michéa pour la rémanence d’un peu d’adolescence – si possible lucide – dans l’adulte. Ce mot, d’ailleurs, me gêne toujours un peu. C’est un participe passé : a-t-on jamais fini de grandir ? Adolescent a pour lui d’être un participe présent. La solution serait peut-être dans un monstrueux barbarisme. Faisons comme si adulte était la contraction de ad ulteriora, vers les choses les plus lointaines, vers le plus oultre. Les écrivains du siècle dernier, pourtant plus savants que nous, n’hésitaient pas à chahuter l’étymologie. Nous y perdrons peut-être l’estime des latinistes, mais nous y retrouverons l’esprit adolescent. Aller ad ulteriora, c’est le contraire d’atteindre l’objectif, ce slogan des idiots qui savent tout d’avance.
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Il faudrait considérer la politique comme le peintre regarde sa toile sur le chevalet, comme une vie en devenir dont on ne peut percevoir le sens si l’on ne tente pas de se représenter la dynamique qui la supporte et la crée. Peu avant de mourir, Odilon Redon disait, dans une lettre, sa « joie d’avoir su vivre », c’est-à-dire d’avoir mis « autant que possible la logique du visible au service de l’invisible. » Les analyses les plus aiguës des critiques les plus lucides restent vaines s’ils ne se demandent pas de quoi les opinions, les idées, les comportements qu’ils examinent sont le signe. Aujourd’hui plus que jamais, la politique est à regarder avec les yeux d’Achille, par-dessous, pour chercher ce qui la fonde et la surplombe. Il nous faut penser en contre-plongée, prendre tout l’aquarium de la vie dans la même lumière, les petits poissons et les gros, les cœlacanthes et les merlans, et même le regard de la fille qui y admire son reflet, et même le billet de métro qu’un gamin y a laissé tomber. Non pas rêver la vie. Juste le contraire : la songer. Rêver, c’est fuir, se protéger. Songer, c’est se laisser submerger. Écoutez-voir, disait Elsa Triolet. L’époque n’est pas douée pour cet exercice ; sans colonne vertébrale, pas de souplesse possible.
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Ainsi la politique de Nicolas Sarkozy. Je suis mécontent de la plupart des décisions qui ont été prises. Les cadeaux aux riches, si ce n’est pas complice, c’est naïf. Faire supporter aux pauvres des frais de santé que la France d’après-guerre, exsangue et ruinée, leur épargnait, c’est indécent : si vraiment on ne peut faire autrement, il faut alors traiter la mondialisation comme le pire des méfaits. Un ministre qui coche ses expulsés comme on marque les points au billard, c’est odieux et ridicule. Une justice qui ferait la part trop belle à la peur et au ressentiment deviendrait un antre d’injustice. Le droit du travail mérite mieux que d’être charcuté par des experts au cœur dur et à l’esprit mou. Rafistoler l’Europe à la sauvette, sous la table, sans référendum, c’est bafouer le jugement populaire ; cette tricherie devrait au moins interdire les trémolos démocratiques. « Travailler plus pour gagner plus » est un slogan archaïque et désolant : pour proclamer aujourd’hui le bonheur par le travail, il faut ne connaître de l’entreprise que la salle à manger du patron. Sait-on qu’à l’heure où Laurence Parisot multipliait ses tendres appels à la petite famille syndicale pour qu’elle vienne fêter les rois au complet, une saleté nommée « amélioration continue de l’efficacité », qui chatouille agréablement le sadisme patronal, courait plus vite que la grippe dans les bureaux et les ateliers, synthèse de deux méthodes de flicage dont l’une a l’âge du dernier Poilu de 14-18. Passons sur l’idée, rattrapée par les cheveux, de faire évaluer les ministres par un cabinet de consultants. Côté positif, je retiens avec joie deux mesures importantes. Sous réserve d’inventaire, l’Union méditerranéenne ; elle aurait plu à Jacques Berque. En finir avec la pub sur les chaînes et les radios publiques, je vais y revenir, est aussi une excellente idée.
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Toutefois, au-delà du peu que j’approuve et de tout ce que je réprouve dans sa politique, Nicolas Sarkozy crée en moi, comme en beaucoup d’autres, une interrogation que je rêve souvent de passer par-dessus bord mais qui, si j’y réussissais, remonterait vite à la surface. Je n’en aurais pas fini avec ma perplexité en me déclarant sarkophobe comme la couverture du Nouvel Obs me le suggère. Je souris de ce vilain mot inventé par des gens qui ne cessent de mâcher de l’autre et de ruminer du différent. Ce phobe, interdit partout ailleurs, retrouve donc sa légitimité si Sarko le précède ? Qu’est-ce qu’un xénophobe, un homophobe ? Quelqu’un, m’enseigne-t-on, qui ne veut rien comprendre aux étrangers ou aux homosexuels, qui a peur d’eux parce qu’il redoute de voir s’écrouler cette construction fragile qu’il appelle vaillamment son identité, parce qu’il craint (ou peut-être obscurément rêve) d’être comme eux, d’être eux. Un sarkophobe est donc quelqu’un qui ne veut rien comprendre à Sarkozy, qui a peur de lui parce qu’il craint (ou peut-être obscurément rêve) d’être comme lui, d’être lui.
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Un ami médecin me l’avait signalé et un psychanalyste l’a récemment confirmé dans un article de Libération : le président de la République provoque un phénomène d’identification/répulsion. Je ne crois pas en présenter de symptômes majeurs. J’observe pourtant que les objections que je fais à sa politique, même si je suis prêt à les défendre mordicus, me laissent insatisfait. Je les crois pertinentes, mais elles restent légères au regard de ce que je sens ou de ce que je sens que les autres sentent. Sans toucher faux, elles ne touchent pas vraiment juste. Elles sont loin de fermer le dossier Sarkozy : peut-être ne l’ouvrent-elles même pas.
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On peut tout reprocher à ce président, sauf la dissimulation. Avec ses convictions tonitruantes et son tempérament explosif, cet Asmodée soulève les toitures ; par ses qualités comme par ses défauts, il radiographie avec entrain la politique française, et peut-être un peu plus. Je tiens qu’il n’y a pas de plus grand danger que cet homme pour la conception de la société qu’il s’oblige à défendre : il la promène toute nue par tous les temps. L’opposition la plus redoutable, c’est lui.
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Dans les sessions, les signes venaient rarement d’où on les attendait. Pas souvent du militant du coin, ni du catho de service. Très exceptionnellement d’un intello. Plutôt d’un marginal, d’un sceptique, d’un forcené de travail, parfois d’un patron étonné de se sentir si bien parmi nous. De quelqu’un qui, ce jour-là, se trouvait en porte-à-faux avec soi-même. Les signes aiment bien les fêlures, les failles ; ils s’y logent comme les araignées dans les poutres. Il leur faut du désordre, de l’imprévu, du souterrain, de l’improbable, du désolant, du désastreux. De belles âmes nous expliquaient la société idéale : c’était reposant et inutile. D’autres jetaient dans leurs furieux monologues des décennies de frustration refoulée ; au plus fort de l’émotion, l’heure du déjeuner sonnait. « Casser la croûte, disait quelqu’un, c’est ça aussi, la réalité. » Aux signes, on ne demande pas de passeport, ni de brevet de sérieux. Ils nous arrivent sur les ailes de messagers qui ne nous sont pas toujours sympathiques. Les accepter est un bon exercice d’assouplissement des articulations du cœur, même si, au début, elles craquent un peu. D’ailleurs, comment faire autrement ? Imposerez-vous au vent sa feuille de route ? La liberté, faut-il qu’elle nous ressemble ?
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Nicolas Sarkozy projette sur nous son débat intime. Il le fait comme on peut le faire, parfois avec sincérité, parfois en trichant un peu, ou beaucoup. J’en suis moins choqué que le Nouvel Obs mais si, d’aventure, quelque information piquante m’était soufflée à l’oreille, ce site en ignorerait tout : ces gens-là et moi, nous ne sommes pas du même monde. Le débat intime d’un être humain, c’est l’expression du heurt inévitable entre son désir et les suggestions qui lui sont venues et lui viennent des autres, de l’époque, de l’espace mental où il se meut. Le plus souvent, ce débat est atténué, étouffé, policé, encadré, bordé par d’innombrables protections et garde-fous ; quelques-uns l’avouent et tentent de le partager. Il y faut un tempérament particulier : celui de l’actuel président n’échappe à personne. Et des circonstances : le pouvoir, avec la solitude dos au mur qu’il crée, peut y inciter.
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La prude extrême gauche s’écrie : « Ses conflits personnels, c’est son affaire, pas la nôtre ! » Pas si sûr. J’ai dans la mémoire ce que pouvait allumer dans un groupe une individualité que d’obscures raisons faisaient soudain éclater. Après un moment de surprise, les autres participants montraient vite leur agacement, leur réprobation, leur fureur. Le provocateur les avait cherchés, il allait les trouver ! Certes, mais il les avait également aidés à se trouver eux-mêmes. L’affaire pouvait tourner à la bataille rangée ou se terminer dans les rires, dans les confidences, dans des discussions confuses. Ce tohu-bohu n’était pas toujours très éclairant, mais il sentait le vrai. Je ne disposais que d’un seul pouvoir, que je me gardais d’utiliser : profiter de mon rôle pour couper court, pour relativiser, pour ironiser, pour revenir à du connu, pour passer à l’ordre du jour, pour déclarer dignement, comme l’extrême gauche, que là n’était pas notre affaire.
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L’hypoménè, l’attention patiente, l’ignorée des esprits efficaces. Elle filme en contre-plongée ce qu’aplatissent les idéologies, rehausse de couleurs ce que les moralistes voient en noir et blanc, rend leur troisième dimension aux consciences binaires désolées. Elle guette le haut qui vient du dessous, elle détecte la vie, de quelque façon qu’elle apparaisse, terne ou coruscante, harmonieuse ou grinçante. Flaireuse de signes, l’attention attend tranquillement que quelque part ça s’accorde ou, au contraire, ça se désaccorde : les deux scénarios lui conviennent très bien.
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L’équation qu’un autre doit résoudre, qui peut faire autre chose que l’imaginer ? Imaginons. D’un côté, pour Nicolas Sarkozy, le monde où il vit : l’ambition forcenée, l’argent où l’on nage comme des goujons, l’absurde tout est possible, la connivence obligée avec ceux qui pensent savoir parce qu’ils ont, l’habileté comme réponse à tout, la profonde tristesse des riches devant l’ingratitude paresseuse des pauvres, les hochements de tête affligés qui changent le cigare en encensoir, pas mal d’inquiétude pour soi-même, des tas de petites transgressions frétillantes de presque gaîté, les jours, les heures à bourrer d’importance, la charmante illusion qu’on se donne de penser, et cette vieillerie qui vous harcèle et se prend pour une jeunesse. Tout cela, d’un côté. Et de l’autre, vous, moi : un être humain aussi inclassable qu’un autre, ses désirs, ses rêves. Cocktail habituel. Mais, un jour, parce que l’objectif est atteint, l’obligation, même si l’on court la planète, de se reposer, de se re-poser. Alors la bagarre commence : Sarko 2008.
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Vous insistez et, comme Olivier Besancenot, vous dites que ces débats intimes ne vous concernent pas. Soit. Mettez cette donnée-là entre parenthèses. Vos arguments sont les meilleurs du monde, raisonnables et généreux. Très bien. Shuntez l’explosion souterraine que provoque dans le pays ce conflit intrasarkozyen. Préférez-lui les défilés enthousiastes, les colloques chaleureux, les concertations utiles, le « travail concret sur le terrain ». Mais laissez-moi vous dire : en expliquant, avec l’émotion qu’il faut dans la voix, même si elle est sincère, qu’on ne s’occupe pas des états d’âme d’un président quand tant de gens ne mangent pas à leur faim et ne trouvent pas de logement, en sucrant ainsi chez vos concitoyens, naturellement tout prêts à vous croire, toute dimension symbolique, c’est-à-dire en les rendant incapables de comprendre un traître mot non seulement à Sarkozy (ce n’est pas dramatique) mais au monde où ils vivent (ce l’est beaucoup plus) et à eux-mêmes (ce l’est infiniment), vous méprisez, en ceux-là que vous voulez aider, la dimension première de l’humain et vous vous rendez incapables, quelque colère théorique que vous piquiez, d’apporter jamais une réponse sérieuse à leurs maux. Je veux bien qu’on vous décerne tous les brevets de progressisme et de démocratie. J’admets de grand cœur que vous êtes de bons bougres. Vous souffrez pourtant – vous n’êtes pas assez sots pour l’ignorer – d’un rétrécissement acquis de la comprenette ; et les raisons pour lesquelles vous vous résignez à cette infirmité, le volontarisme agressif de votre ton l’atteste, ne sont pas toutes si bonnes que cela. Cette indulgence pour vous-mêmes, si d’aventure vous aviez choisi le même métier que moi, aurait fait de vous, croyez-moi, des formateurs très, très, très appréciés des patrons à sept briques. Votre chanson n’est pas la leur, certes, mais vous la chantez sur la scène qu’ils vous désignent, ça leur suffit largement. Vous ne prenez pas vos grandes distances, vous acceptez de jouer sur un terrain raccourci, vous n’affrontez pas le large, vous avez peur du vaste parce que vous avez peur de vous. Vous aimez votre prison. Vous n’irez nulle part.
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C’est ce terrain-là, précisément, que Sarkozy met en scène. Sans doute ne l’a-t-il pas choisi. Je me tue à le répéter et personne n’y prend garde : il existe, cet homme, dans la littérature. C’est Toussaint Turelure, le dévorant capitaliste vu par le génie de Paul Claudel, autre capitaliste, mais – au dire d’Aragon, camarades ! – le plus grand écrivain français du XXe siècle. Oui, Sarkozy met en scène, devant nous, la société moderne. Telle qu’il la voit de sa fenêtre, naturellement, il n’est pas au RMI ! Mais la fenêtre est une chose, la société française en est une autre. Sarkozy joue son débat intime dans cette société. Pas un citoyen, même s’il s’oppose point par point à toutes ses initiatives, qui ne désire secrètement l’imiter, qui, de ne pas y parvenir, de ne pas pouvoir ni vouloir s’y risquer, ne le haïsse et ne se haïsse. Déconsidérer le théâtre du président au motif de la politique qu’il mène, de ses accointances avec les riches, de ses montres, n’est pas seulement une légèreté, c’est une marque effroyable de sectarisme, d’inattention, d’inintelligence ; c’est, ou ce sera, déconsidérer de la même manière le théâtre de ceux qui n’ont ni yacht ni toquantes, de ceux qui n’ont pas de bol et pas de Bolloré. Vous refuserez le théâtre du chômeur et celui de la caissière comme vous refusez celui du président parce que vous refusez la transcendance de l’individu. Vous refusez la transcendance de l’individu parce que vous êtes incapables d’imaginer qu’il puisse être autre chose que le pitoyable dernier échelon d’une hiérarchie, parce que vous avez, comme les managers, besoin qu’il soit « celui dont on s’occupe ». Et si vous avez ce besoin, c’est qu’il vous faut transformer en amitié générale et abstraite cette amitié singulière et unique que vous êtes incapable de lui porter. Et si vous êtes incapable de la lui porter, c’est parce que vous ne pouvez pas vous la porter d’abord à vous-mêmes, parce que vous êtes, jusqu’au cœur de vos contestations, les victimes consentantes – naïves ou perverses, c’est vous qui le savez – du mensonge consubstantiel à l’Occident. Personne n’est ni trop pauvre ni trop riche pour avoir droit à sa représentation du monde et pour parler en son nom propre. Personne n’est ni trop pauvre ni trop riche pour se libérer des grilles imposées par les technocrates et les moralistes, ennemis du vrai parce qu’ennemis du théâtre. Shakespeare, pour les pauvres et les exclus comme pour les autres, ce n’est pas plus tard, ce n’est pas demain, ce n’est pas quand les conditions en seront remplies, c’est tout de suite. Et si vous ne le voulez pas tout de suite, le théâtre, et comme il vient, et d’où il vient, c’est que vous le haïssez comme vous vous haïssez. Pas de contrôle, s’il vous plaît, sur le degré d’être. Pas de fracture anthropologique. Pas de niveau de salaire, pas de surface d’appartement au-dessus ou au-dessous de quoi l’on ne serait pas capable de sentir de quoi il retourne quand quelqu’un, même si l’on a toutes les raisons du monde de le vouer aux gémonies, se met à manger le morceau. La politique économique et sociale de Nicolas Sarkozy est mauvaise. La vision du monde sur laquelle elle s’appuie est détestable et archaïque. Son théâtre, si discutable qu’il soit (dites-moi lequel ne l’est pas, ne le serait pas) est loin d’être inutile : les rangés de tous les horizons l’ont senti.
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Ce que désigne Sarkozy n’intéresse curieusement personne. C’est lui qu’on regarde : le doigt et la lune. Je n’ai pas trouvé beaucoup de commentaires sur la petite phrase qu’il a confiée, ai-je lu, à Rachida Dati, le soir de son élection : « Il y a un au-delà de l’ambition. » Elle est d’une ambiguïté parfaitement tureluresque, de l’ambiguïté même du désir. L’au-delà, quel au-delà ? Un au-delà plus ambitieux encore, plus conquérant, plus glorieux ? Ou un au-delà qui serait radicale négation de tout cela, mépris d’enfer pour ces bêtises, rupture anthropologique, solution de continuité, pari pascalien ? Je n’ai pas la réponse. Mais que le débat soit celui-là, c’est gros comme le Palais de l’Élysée. Pour le président, comme pour les secrétaires, les techniciens, les chômeurs.
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Voyez la façon, plus maurrassienne que pascalienne, qu’a Nicolas Sarkozy de parler de la religion. Je comprends que Peppone s’en émeuve. Je lui conseille pourtant de ne pas se fâcher trop vite. Le Dieu que Sarkozy tente de fourguer aux Français, Don Camillo ne l’aime pas plus que lui, et peut-être encore moins ; au vrai, il n’a jamais rêvé que de lui faire sa fête. Ce n’est pas son Dieu, ce n’est pas non plus celui d’Abraham, ni celui de Jésus, ni celui de Mohammed. C’est l’idole qui protège les coffres-forts, qui fait glouglouter les rombières, c’est le dieu consultant des Renseignements Généraux, le dieu digestif pour banquiers, le dieu des annonceurs du Noël de la Une, le dieu censé guider les pruneaux qu’on balance de l’autre côté des barbelés. Que c’est triste d’en revenir là ! Si jeune, comment peut-on sortir avec ce chapeau melon ?
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Ce dieu-là, c’est l’idole universelle que l’Occident a vendue au monde entier. Elle surplombe les présidents et les autres comme un gros nuage noir dont ils voudraient en vain se débarrasser. Ou comme un ciel de carton piqué d’étoiles en papier, un firmament bricolé tout exprès pour s’épargner la contemplation de l’autre, le vrai, bien trop anxiogène ! C’est le dieu des petits arrangements entre désespérés, le dieu des ordres qu’on se donne à soi-même, le dieu des raisons inventées et des responsabilités limitées. Ce dieu du malgré tout et du quand même, ce Dieu pervers dont a parlé Maurice Bellet, ce dieu qui jamais ne s’abandonne, ce dieu qui pose les limites et les barrières, ce dieu qui impose les préalables et les conditions, il n’est pas un de nous qui, sous l’un quelconque de ses avatars, ne l’ait fait ministre de ses affaires intérieures et ministre de ses relations extérieures.
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Chacun de nous est aux prises avec ce dieu-là, avec ce dieu d’enfer, avec ses soupçons, sa patience, ses raisons, ses systèmes, sa folie. Il était là bien avant l’Occident, sans doute, mais quel étrange pacte il a fait avec lui et quelle stupide fierté nous mettons toujours à l’honorer ! Faut-il que nous ayons peur du vide (« C’est Rien qui vous fait peur », dit Christophe Colomb à ses matelots dans la pièce de Claudel) pour continuer bravement, de toute notre intelligence soumise, à jouer ce jeu de dupes qui nous fait esclaves de nos conquêtes, malades de nos raisons, victimes de nos projets !
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« Cet ardent sanglot qui coule d’âge en âge » ! L’instant le plus lourd, dans les sessions, c’était un peu avant que quelqu’un ne parle vraiment. Ne parle ! Bien grand mot ! Ne laisse entrevoir, plutôt, et pour un instant, et malgré soi, dans un trouble qui imposait silence à tous, quelque chose de son combat contre le dieu pervers. Alors, dans ces salles banales, parmi les choses amicales, la vie se reconnaissait. Cet instant-là, que j’avais la lucidité d’attribuer à un miracle, je doutais toujours qu’il reviendrait. Je ne doutais même pas : quand je voyais avec quelle violence ces femmes et ces hommes célébraient le culte de ce qui les blessait, quelle rage les faisait tirer sur eux-mêmes de nouveaux verrous, quel plaisir vengeur ils y prenaient et quelle effrayante complicité cette volupté tissait entre eux, j’étais sûr que le miracle nous avait abandonnés. Et il venait. L’eau fraîche, l’eau vive, on a toujours tort de proclamer que la source en est tarie.
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Un autre personnage de Claudel compléterait bien Turelure : l’Irrépressible. La façon qu’a le président de revendiquer sa vie privée, ses vacances et son bonheur me fait rire. J’écoutais à la TSF, enfant, une déjà vieille chanson de Mayol, Viens Poupoule : « Le samedi soir après l’turbin / L’ouvrier parisien / Dit à sa femme : Comme dessert /J’te paie l’café-concert… » Je ne sais si Sarkozy est un prolétaire de luxe, mais je constate avec satisfaction que le vernis a craqué. C’est maintenant à l’Élysée qu’on proclame que l’activité de la société est tout entière devenue un job, un turbin, une obligation grisâtre qui vaut surtout par les congés qu’elle procure. La surprise du chef. Imaginez que, sans cynisme, personne, à aucun niveau, ne fasse plus semblant. Tabula rasa.
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Ce sont les mêmes chaînes, non, avec fermoir en or ? Les mêmes rêves, version chic. La même vie privée… de quoi ? La croissance, la compétition, l’effort pour gagner, ses prédécesseurs enrubannaient ces assommantes âneries de beaux sentiments, en enrobaient l’amande dans une douce confiture rhétorique, y piquaient quelque pointe de scepticisme, de bonhomie, d’indifférence. Mais il y a du forcené chez l’irrépressible Nicolas Sarkozy. Comme il ne peut pas, ou encore, s’avouer la vérité, il ne lui reste qu’à s’étourdir d’un mensonge auquel il ne croit pas. « Ô forcené qui se débat chaque nuit dans les lieux communs qu’il s’est construit, les dilemmes abstraits les chants sourds qui peuplent l’âme de fantômes de fontaines (…) forcené qui fais semblant de t’en tirer en ricanant ». Que ce dieu pervers est tyrannique !
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L’amour, la sexualité – et quand ce serait l’anarchie ? – est-ce si étonnant qu’il y ait recours, ne serait-ce que pour marquer quelques pauses dans ce rôle d’asphyxié asphyxiant qu’il se condamne à jouer ? Les tribulations de la chair qu’il rend publiques, tribulationes carnis, ne m’indignent ni ne me choquent. Tout prend sens qui se relie au drame de quelqu’un, tout est obscène qui ne peut s’y rattacher, qu’on ne sait y rattacher. Je ne doute pas que la démocratie morale et pudique (pudique, mais bavarde) que nous promet Ségolène Royal purifiera ces mœurs sulfureuses. Je me demande toutefois si cette ligne vertueuse, au-delà de la succession de François Hollande et/ou de Nicolas Sarkozy, ne la conduira pas à briguer celle de Geneviève de Fontenay. En tout cas, ce n’est pas du tout par cet « étalage », où je vois plutôt l’aveu de tourments qui nous concernent tous, que Nicolas Sarkozy me déplaît. Fermement hostile à la politique qu’il conduit, je ne trouve pas que le sens soit absent de sa présidence, même s’il ne se découvre que par la voie négative, même si c’est un sens apophatique, un sens par le noir, par le vide, par l’ambigu. Moi qui suis un lourd et un grossier, un pécheur et un trouble, moi qui n’oserais jamais jeter sur les errances d’autrui un autre regard que celui d’une fraternité silencieuse et désolée, j’entends bien le Tout ça n’vaut pas l’amour qui se fredonne à l’Élysée, et il me plaît dans la bouche de ce président-là, même quand il sonne triste, comme il me plairait dans toute autre bouche. Je ne vois pas là, vous savez, une comédie de boulevard. Je les prends au sérieux, ces mots, au pied de la lettre. Tout ce qui nous occupe tellement, ça ne vaut pas l’amour : voilà, c’est si simple ! Vous souriez ? Vous pensez que les amours présidentielles sont trop ceci, pas assez cela ? Vous n’aspirez pas, vous aussi, à la succession de GDF, quand même ? Vous êtes des spécialistes en amour, comme disait Michel Thompson ? Vous dites qu’il ne faut pas tout confondre ? Bizarre. Et tous ces cornichons en costard qui s’escriment à bander pour les entreprises : la confusion ne vous gêne pas, dans ce sens-là ?
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Feu de joie. Non pas par renversement d’un pouvoir, c’est retourner le sablier. Par renversement des cœurs. Farceuse Providence, desseins mystérieux ! Ça fout le camp par le sommet, voilà ce qui emmerde L’Obs ! Sarko, agent double ? Bien sûr, un vrai de vrai, un agent double qui ne sait pas qu’il l’est, qui ne veut pas l’être. Agent double malgré soi. Il m’est arrivé de rencontrer des agents doubles conscients, organisés, appointés : ces types-là sont à se tordre, des personnages de bande dessinée ! Le véritable agent double, celui qui frappe discrètement à chacune de nos portes, celui que Francis Jeanson appelle le traître objectif, c’est un personnage comme un autre qui, pour d’insaisissables raisons, se met à laisser vivre en lui l’infernale contradiction qui le ravage. Il la déteste mais, sans elle, il n’est rien, et il le sait. Sarkozy est ce personnage, peut-être allons-nous commencer à le sentir dans sa politique elle-même.
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Au fond, l’agent double dont je parle, c’est quelqu’un qui ne se résigne pas à ne pas vivre. C’est un fondamentaliste : non pas du crâne ou des principes, bien sûr, mais du cœur. Cela n’en fait certainement pas un petit saint. Le cœur, pour ceux qui en douteraient, c’est très confus. Selon moi, au fond de l’agent double tel que je le conçois, il y a une surréalité clandestine, une obsession immense d’autrui, la certitude – ingérable – que le sens est charnel ou n’est pas. J’ai placé Résurgences sous le patronage de deux poètes, mon ami Gaston Miron, le Québécois, mort il y aura bientôt douze ans, et ce Léon-Paul Fargue qu’un professeur de première, M. Robert Pignarre, grand amoureux de théâtre, a fait découvrir au petit banlieusard éperdument paumé que j’étais et que je suis toujours. Alors, voici, c’est un extrait d’Accoudé, un texte tiré du recueil Haute solitude : « Dans le murmure de notre attente, un soir pathétique, quelque créature viendra. Nous la reconnaîtrons à sa pureté clandestine, nous la devinerons à sa fraîcheur de paroles. Elle viendra fermer nos yeux, croiser nos bras sur notre poitrine. Elle dira que notre amour, tout cet amour qu’on n’a pas vu, tout cet amour qu’on a piétiné, qu’on a meurtri, oui, que notre amour n’est plus que notre éternité. Alors, mon âme, tandis que je serai allongé et déjà bruissant, tu iras t’accouder à la fenêtre, tu mettras tes beaux habits de sentinelle, et tu crieras, tu crieras de toutes tes forces. On entendra. Qui est ce on ? Qui, demandes-tu ? Mais toutes les âmes le savent. »
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Les réactions d’enfants frustrés qui ont suivi l’annonce de la suppression de la pub sur les chaînes publiques en disent long, elles aussi. On parle d’une mesure ambiguë, dangereuse. Peut-être bien. Mais elle est arrivée si soudainement qu’elle aurait pu susciter – même si la raison avait imposé ensuite de se reprendre – quelque chose comme un très bref élan, un infime mouvement de joie mêlé de regret. Rien, au moins sur les antennes publiques ; les taxis de l’information bloquent tout. Quelle chance pourtant, et qu’importe d’où elle vient ! Moins d’argent ? Qu’on fasse une chaîne pauvre, les gens n’attendent que ça ; aux sondeurs, ils donnent ce qu’ils donnent aux chiottes. Un bras d’honneur à ce Barnum, une fois, deux fois, trois fois, ça n’intéresse personne ? Un grand coup d’amitié pour ce peuple, c’est de l’utopie ? Les journalistes et leurs syndicats, c’est miss Maaf qu’ils préfèrent ? Une manœuvre, disent-ils. Et alors ? Ils ne se sentent pas capables de la retourner ? Je me rappelle une réplique de Francis Jeanson, au début des années 70, quand nous travaillions ensemble à la formation des animateurs des Maisons de la Culture. Je lui brossais, ce jour-là, un tableau apocalyptique des récupérations qui nous attendaient. « Tu as raison, m’avait-il répondu, ton analyse est parfaite. Eh bien ! Récupérons la récupération. » Nous n’en sommes pas là, me semble-t-il, mais à des remarques grinçantes et jalouses sur la bouteille de champagne que Bouygues ne va pas manquer de déboucher. Quelle horreur ! Comme ils les obsèdent tous, ce Bouygues et ceux qui lui ressemblent ! Qu’ils baignent donc dans les euros, s’ils aiment ça, qu’ils nagent dans les dollars, qu’ils mijotent dans l’inutile, qu’ils rissolent dans le luxe et qu’ils en dégorgent de satisfaction ! S’ils y tiennent, qu’ils se fassent perfuser de thune, bourrer de pèze, gaver d’oseille, qu’on leur injecte, si telle est leur volupté, de la fraîche par tous les orifices, qu’on les farcisse de fric, qu’on les glace de pognon, que sais-je ? Mme Royal ne veut pas qu’on sucre la pub des chaînes publiques parce que ça ferait plaisir à Bouygues ! C’est insensé, une réaction comme ça ! Je me moque autant du plaisir de Bouygues que de son déplaisir ; le plaisir en question, d’ailleurs, c’est du venin à effet retard. La bouteille de champagne de Bouygues ! Je rêve ! Mais Mme Royal, elle, même une seconde, elle n’a pas rêvé. Une chaîne où l’on évoquerait simplement les grandes choses des gens et du monde. Une chaîne comme un rappel permanent, pauvre et luxueux, à la contingence et à la simplicité. Une chaîne dont le parler ouvert, à la Montaigne, ouvrirait d’autres parlers et les tirerait hors, comme font le vin et l’amour. Une chaîne comme un contrepoint tranquille et modeste à tout ce que les autres continueraient à vomir. Ni excitée, ni pédante ; ni démagogue, ni rare. Qui ne donnerait de leçons à personne, qui ne prophétiserait sur rien. Une chaîne au ras du visible pour l’entraîner vers l’invisible, le vôtre, le mien, un autre, n’importe lequel, ils ont tous même terminus. Rieuse. Drolatique, farceuse, amoureuse. La chaîne du mystère des intérieurs ! Et Madame de la Gauche en est à compter le champagne de Bouygues ?

(9 février 2008)