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N’attrape pas cette société !

LE MARCHÉ LXVI

Fini le temps où un mot, ce filioque que les chrétiens d’Occident voulaient ajouter au Credo pour signifier que le Saint-Esprit ne procédait pas seulement du Père mais aussi du Fils, allait changer la face du monde ! Rangés en éléments de langage et devenus des OGM de la parole et du texte, les mots se plaisent de plus en plus souvent à rappeler qui ils sont en tendant aux orateurs officiels le piège gentiment terroriste du lapsus. Faute de pouvoir rendre de meilleurs services, c’est leur manière de témoigner que les orteils de la pensée politique ne sont pas parfaitement à l’aise dans les baskets de leur expression.
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En nous suggérant comiquement, par exemple, que le précédent ministre de l’Économie et des Finances travaillait vaillamment à faire sortir la France de l’Europe, le lapsus – boule puante et fluide glacial – défend à sa manière la cause du langage. Il ne nous laisse pas oublier qui sont les mots, d’où ils viennent, ce qu’ils valent, qu’ils sont une Indochine ou une Algérie, qu’on ne gagnera pas contre leur lancinante rébellion, qu’on n’enchaînera pas leur liberté. Ce sont eux qui nous tendent les pièges, pas le contraire, comme l’imagine la niaiserie communicante ! Leur réseau descend incomparablement plus profond que le sien. Quoi qu’elle bafouille, ils l’enserrent et l’étoufferont.
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Les lapsus, ces gros orages rieurs, nettoient, si nous avons une once de généreuse humilité, le ciel de nos vaniteux arrangements. Ces tonitruants pataquès nous prennent par l’oreille et nous remettent devant notre ouvrage comme on nous remettait devant notre cahier. « Fais donc attention à ce que tu lis, nous disait-on, pense à ce que tu écris. » Aucun Grand Guignol médiatique, aucune prestidigitation technique, aucune salade idéologique, aucun ressentiment hâtivement grimé en salut universel ne nous dispensera jamais d’un instant de loyale attention. C’est là-dessus, après la grande épreuve du doute, que les existences chancelantes et les pensées bricolées peuvent se refonder, et avec elles le monde, même si l’adolescent attardé qui est en nous voit dans l’attention une punition archaïque, l’aliéné de l’apparence une mesquinerie, l’exalté de la construction une perte de temps. Elle les retrouvera tous dans le fossé quand elle resurgira de la terre où la porte dérobée des mots l’aura invitée à cheminer.
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Refonder l’existence du monde… Pourquoi pas celle du Monde aussi ? Voyez ce numéro d’il y a quelques semaines dans lequel était analysé un rapport de Jean Pisani-Ferry sur les difficultés de la France. Une mine d’or.
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Cette citation d’abord, qui fournit son titre à un article : « Les Français ne croient plus à la croissance. » À ou en ? Si l’on veut dire que les fins de mois sont dures et que les gens commencent à se fatiguer, faut-il vraiment un rapport pour l’établir ? Qu’est-ce que ne pas croire à la croissance ? Elle se fait attendre, certes, mais ce n’est pas l’Arlésienne. Si les jeunes ne l’ont pas connue, ils en ont entendu parler. Leurs grands-parents, qui l’ont embrassée sur les deux joues, l’ont racontée à leurs parents. Tout le monde sait qu’elle n’a pas déserté l’Europe tout entière et que d’autres, ailleurs, la fréquentent assidument. Un mauvais génie aurait-il jeté un sort à la France ? Allons ! On croit à la croissance comme on croit à la pluie, au beau temps, à la grippe, au tiercé : ça va, ça vient, un jour avec, un jour sans. On râle contre l’été pourri, mais on sait bien que le soleil existe. Ne pas croire à la croissance a peu de sens.
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Ne serait-ce pas plutôt en la croissance que les Français ne croiraient plus ? Vieille histoire du catéchisme. Croire à Dieu : croire qu’il existe. Croire en Dieu : croire qu’on peut se fier à lui. Et Pascal : « Qu’il y a loin de la connaissance de Dieu à l’aimer ! »
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L’absence de croissance ne fait pas désirer la croissance comme le désert fait désirer le point d’eau. Elle la démystifie, au contraire, elle la montre comme elle est, un fusil à deux coups qu’on recharge indéfiniment : la frustration par la fausse espérance aujourd’hui, la frustration par la fausse satisfaction demain. L’exercice est lassant, sa séduction s’épuise, les sociétés, elles aussi, se lassent. Les pauvres et les modestes n’exigent pas la croissance, ils appellent de leurs vœux un sort moins difficile. Ont-ils tort ? Sont-ils par trop ignorants, ces rustauds, de la réalité économique ? Les pétards des scandales qui éclatent à chaque coin de rue ne leur suggèrent-ils pas que leurs maux sont loin d’être tous imputables aux mauvais chiffres qu’on va bientôt leur annoncer ? Ne pas voir les choses à travers des vitres fumées ne les rend-il pas plus sensibles à quelques évidences ? Ne s’empresse-t-on pas d’expliquer qu’ils ne croient plus à la croissance pour ne pas avoir à constater qu’ils ne lui font plus confiance, qu’ils ne croient plus en elle ? Une politique en difficulté, c’est fâcheux. Mais un monde qui s’écroule…
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Ici, le tabou. Mépriser la croissance, le développement, le progrès, la mondialisation : c’est-à-dire, en un mot comme en mille, l’argent : c’est-à-dire, en un mot comme en mille, le désir tordu de la puissance : c’est-à-dire, en un mot comme en mille, les images qu’il suggère : c’est-à-dire, en un mot comme en mille, la servitude frustrante : c’est-à-dire, en un mot comme en mille, le refus de soi-même. Sous la menace des brodequins ou de l’eau, le suspect d’hérésie s’empresse d’affirmer qu’il croit correctement à la croissance : il veut dire, bien sûr – on ne lui en demande pas plus – qu’il croit qu’on peut parfois la constater. Ou à l’entreprise : il veut dire qu’il sait qu’elle existe et qu’elle pourrait être utile. Complice d’une ambiguïté qui l’arrange, l’inquisiteur n’insiste pas, il file regarder Canal Plus chez sa copine, tout le monde se quitte vivant et cocu. Personne n’a voulu faire attention, il y a eu du lapsus dans l’air. Personne n’a dit ce qu’il redoutait vraiment, ce qu’il espérait vraiment, ce qu’il désirait vraiment. La pudeur du corps est parfois excessive, celle de la pensée l’est toujours.
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Nous vivons sur fond d’angoisse fabriquée. Celui qui ose le suggérer n’a à craindre du Comité Central de la Mondialisation ni l’eau ni les brodequins ni la gégène : il suffira qu’on le désigne à la vertu des consommateurs comme un peureux, un trouillard, un dégonflé, un froussard, un pétochard, et qu’on lui en fasse honte. J’exagère ? À la une du même numéro du Monde, commentant le rapport de Jean Pisani-Ferry, un journaliste anonyme, – la plupart du temps, ce sont les clients des médias qui le sont, sauf à l’instant où ils s’abonnent – un journaliste désigne donc les trois causes des difficultés françaises. Les deux premières, d’ordre économique, n’appellent aucune réponse de mon incompétence. La troisième, d’une nature radicalement différente, m’a semblé extraordinaire. Cette troisième raison de nos malheurs, c’est « la peur de la mondialisation ».
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Ainsi, pour la première fois au monde et au Monde, le Grand Cirque de la Modernité est heureux de nous présenter le plus stupéfiant numéro de double contrainte jamais réalisé : une machinerie tout entière conçue pour dominer reproche à ceux-là mêmes qu’elle terrorise de se sentir terrorisés. Quel meilleur écho la brutalité de la pensée peut-elle faire à la brutalité de l’action ? Oublieux des glas qui ont déjà retenti, on balaie avec mépris les lâches inquiétudes qui sonnent encore le tocsin. Les esprits rebelles n’ont rien à dire du drame de l’époque, ni les sentiments sauvages, ni les manières d’être irréductibles : tout cela n’est que bizarrerie inutile, mauvaise volonté, pusillanimité, stupide obsession du complot. Rien de positif là-dedans. « C’est moi qui vous le dis – ego nominor leo -, moi qui m’appelle le Lion, moi qui suis le caïd, moi qui mondialise. C’est moi qui vous le dis, donc que chacun se le dise. Démocratiquement, s’il vous plaît. »
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Que faire alors ? Rêver. La liberté agitée des petits poissons dans l’épuisette, ça lasse. « Deux pas en avant, trois pas en arrière, disait Mao, jusqu’à la victoire. » J’ai lu avec plaisir que Julia Kristeva aimait beaucoup cette pensée. Moi aussi, pas nécessaire d’être maoïste. Le recours à l’antre. Le réseau anti-réseaux. La solitude habitée. Le commencement permanent. L’inchoatif : je viens, je vais venir, c’est en train de naître. Et naturellement l’enfance. Non pas comme éponge à regrets. Comme magasin d’armement. Janine Aeply, éditrice au Mercure de France dans les années soixante, m’en avait indiqué l’adresse en commentant laconiquement mon premier livre. « Celui-là, avait-elle dit, c’est l’enfance. »
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La peur. Porche de la libération si elle peut être partagée, enfer et prison quand elle ne le peut pas. Quand l’autobus me ramenait à Montrouge lesté d’une mauvaise note, ce qui n’était pas trop rare, une sorte de bas-relief publicitaire, au-dessus d’une charcuterie du carrefour Alésia, m’enseignait affectueusement la relativité des souffrances humaines. On y voyait une jolie petite fille consoler un énorme cochon rose en larmes : « Pleure pas, grosse bête, tu vas chez Noblet ! » Nous avons tous besoin de « n’aie pas peur », j’en ai eu ma collection. Un « n’aie pas peur » rieur quand la boule de coton hydrophile dégoulinante d’alcool à quatre-vingt-dix s’approche de mon genou ensanglanté. Un « n’aie pas peur » sans conviction mais qui part de plus profond le matin où, dans la cuisine, le médecin m’a immobilisé dans un drap pour m’opérer des végétations, et maintient sur ma bouche un tampon d’éther qui me fait lentement étouffer.
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Il parle comme Le Monde ce petit garnement qui veut que je profite avec lui d’une absence de l’abbé pour visiter son bureau et y dénicher la boîte de biscuits et la discutable boisson à l’anis qu’on appelle alors coco. Sa proposition m’indigne, je la refuse noblement. Il me répond d’un air dégoûté : « C’est parce que t’es pas cap’. T’as la trouille. T’as les foies. » Et même, ce qui enrichit mon vocabulaire : « T’as pas les couilles. » Mais, dans sa colère, je vois de la déception. Il veut les biscuits et le coco, mais il veut aussi qu’un secret vienne sceller notre amitié. Comme je regrette d’être si déplorablement bien élevé ! Lui-même, finalement, n’a pas l’air trop sûr de son coup, il est comme moi, il se demande s’il est lâche ou courageux. Un peu des deux, comme on répond au marchand de glaces : vanille et fraise. Je me rappelle qu’on s’est disputés, j’ai choisi pour la première fois un mot bien gros et bien gras dans le vocabulaire interdit, puis nous en sommes restés là. Nous nous faisions quand même un petit signe, après, quand nous nous croisions.
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Mais non, il ne parle pas comme Le Monde ! Dire que c’est la peur de la mondialisation qui fait que les choses vont mal, ce n’est pas parler. Ce n’était pas cela le journal que j’estimais, au temps où André Fontaine le dirigeait, quand, avec quelle fierté, je collaborais à sa fameuse page deux, la page Idées de Bruno Frappat. Un thème, trois articles, des confrontations loyales, parfois vives, personne n’aurait eu l’idée d’avancer des arguments de propagande.
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Il me dit que j’ai les jetons, les foies, mon copain, tout ce qu’il veut, mais c’est lui qui me le dit. Avec ses jetons et ses foies à lui. Avec son envie d’aller piquer le coco, un brin plus forte que ce qui le retient d’y aller, et qui veut faire basculer dans le même sens mon envie à moi, un fifrelin plus faible. Ce qui est bon, ce qui est mauvais, nous le pesons ensemble. Les adultes, c’étaient nous, nous les gosses, nous les mômes. Et quand je lui lance un gros mot, c’est ma manière maladroite de lui dire qu’on est du même bord, qu’il n’est pas plus du côté des voleurs que je ne suis du côté des gendarmes, que ce qu’il s’apprête à faire j’ai envie aussi de le faire, que je le ferais peut-être si j’étais plus audacieux, mais que j’ai quand même besoin de lui expliquer, parce que je l’aime bien, qu’au fond ça me dégoûte un peu. Nous ne nous faisons pas la leçon, nous ne nous installons pas sur quelque escabeau d’affirmation à la manière de ces vendeurs, dans les boutiques où l’on achète des téléphones, qu’on juche comme des prédicateurs sur de ridicules perchoirs et que les clients – béni soit le CAC 40 ! – regardent d’en bas.
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Cette cour poussiéreuse, j’y songe maintenant comme à une rivière où mon copain et moi nageons côte à côte, novices et maladroits, dans la même eau, dans le même doute, dans le même amour de la vie. Mais quand Le Monde me reproche d’avoir peur de la mondialisation, quand descend de je ne sais quelle instance glacée, désossé de toute pensée, scalpé de toute expérience vivante, ce jugement formolisé, alors cet amour de la vie me souffle un refus d’une implacable sévérité. Et je sens au fond de moi que c’est rigoureusement la même chose, que l’un implique l’autre, qu’une tendresse qui ne combat pas n’en est pas une.
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Est-il absurde de ne pas vouloir confier le sort du monde, je ne dis pas à des banquiers, à des hommes d’affaires, à des capitaines d’industrie, mais aux portions des cerveaux de ces banquiers, de ces hommes d’affaires et de ces capitaines d’industrie qu’on leur a appris à mobiliser pour s’occuper des affaires publiques ? J’ai eu à fréquenter ces gens. J’ai gardé un excellent souvenir de certains d’entre eux, un souvenir lointain du plus grand nombre, un très mauvais souvenir de quelques-uns. Mais si je cherche ce qu’ils ont en commun, la réponse est évidente : on les a formés à devenir les meilleurs représentants de ce que la modernité a de plus réducteur, de plus étroit et, finalement, de plus terroriste, de plus objectivement terroriste. Quelques-uns prennent conscience de ce danger et tentent de le conjurer, par exemple en s’aventurant audacieusement dans l’étude des arts et des lettres. Malheureusement, ils y apportent le plus souvent la logique de leur formation première, la nourrissant en quelque sorte d’aliments nouveaux. L’idée qu’ils se font de la culture, quand elle n’est pas mondaine, est opératoire, ce qui est plus fâcheux encore. Je les crois mal placés pour faire face aux tourments de l’époque et ne peux souhaiter les voir arriver aux commandes de la nation ni, a fortiori, à celles du monde. Je dois toutefois tempérer ce jugement. Il n’eût peut-être pas été très différent si j’avais surtout rencontré des avocats, des médecins, des professeurs ou des journalistes. Je tiens pour un fardeau inutile et encombrant un sentiment excessif d’appartenance à un corps. Il étouffe l’imagination, encadre l’intelligence et relève de l’immaturité plus que de la solidarité. On nous parlait naguère d’hapax, ces mots qui ne sont attestés qu’une fois et ne ressemblent qu’à eux-mêmes. Notre monde a besoin d’hapax citoyens plus que de militants ou de représentants,  c’est en eux qu’il résonne le mieux. À l’heure où l’ADN nous enseigne que la biologie elle-même, siège du déterminisme, s’individualise en chacun de nous, il est triste que l’esprit et la sensibilité, qui relèvent de notre singularité, ne sachent que se noyer dans une massification pitoyable. Aucune communauté humaine ne peut naître de ce dévoiement : au mieux une collectivité, au pire un troupeau, une horde avec des habitudes de dressage et quelques récompenses octroyées.
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Quelques lignes de la nouvelle d’Aragon Le Mentir-vrai ne cessent de me faire rêver. Elles livrent un secret de son enfance qu’il prête à Pierre, son héros : « Je traçais sur des bouts de papier des phrases qui n’avaient sens que de l’exaltation. J’en faisais de petits rouleaux que je glissais dans les marches de l’escalier de ma mère, souvent mal jointoyées. (…) J’imagine ainsi que dans les cachettes des maisons, sous des pierres de jardin ou des détritus dans les terrains vagues, il y a des enfants qui enfouissent leurs incompréhensibles secrets. Personne heureusement ne les retrouve, on en rirait, et rien au monde à penser ne me paraît plus insupportable. Le Monde réel est aussi fait de ces rêveries, je dirais même qu’il est bâti dessus. »
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J’ai quelquefois lu ce texte dans les sessions. Il touchait les petits et les humbles et suscitait en eux cette sorte de tristesse qui n’est pas triste, comme une eau qui revient à la terre. Il émouvait aussi les puissants et les riches, un instant, mais vite il les embarrassait. Je les voyais désolés de n’avoir aucun tiroir pour l’y ranger. Ils étaient pressés de trouver la transition, la sortie, le rebond, ils étaient acculés au mensonge, condamnés au théâtre.
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C’est un jeu amusant de chercher entre amis à quel personnage de la mythologie on aimerait s’identifier. Moi, c’est à Antée, fils de Gaïa, la Terre, à qui elle rend ses forces à chaque fois qu’il la touche. C’est vrai, le plus souvent ça marche, le bitume et la poussière de mon enfance me trahissent rarement, c’est comme un fond d’être à ma disposition, un décor vide, grisailleux, où s’impriment parfois des visages et des saynètes. Voici qu’un colporteur qui s’est un peu mélangé les pinceaux dans les numéros des siècles vient nous placer de la mondialisation sur le ton engageant qu’emploie « ce grand journal du soir dont le titre est écrit en lettres gothiques », comme l’appelaient à Alger les officiers du 5ème Bureau, toujours finement allusifs. Que fait-il, mon copain ? Il regarde le gars avec suspicion, s’approche tout près de lui puis, nez levé, yeux dans les yeux, lui pose avec ces mots ailés la question radicale et comme dirimante qui met rituellement fin à tout débat où risquent d’être confondues réalité et illusion : « T’as vu jouer Ben Hur en slip ? »
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Loin de moi de prétendre analyser, commenter, synthétiser les dénotations, connotations et implications d’un propos aussi chargé de signification, aussi lourd de non-dit. Je m’empresse de croire que le débat en aurait été clos et verrouillé, n’osant imaginer quelle suite funeste le destin aurait donné à la circonstance si d’aventure ce malheureux colporteur, ivre de masochisme, s’était mis en tête de nous expliquer qu’il lui fallait, pour que nous comprenions mieux son propos, nous faire un peu de pédagogie… Je tiens trop à la réputation de ce site pour en dire ici davantage.
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C’était un temps où, somme toute, le peuple résistait encore bien aux médias, même s’ils n’en avaient pas l’étiquette. On ne cherchait pas les valeurs de quelqu’un comme on retourne le col d’une chemise pour vérifier sa taille ou voir si elle va à la machine. On savait illico si quelque chose valait le coup, valait la chanson, valait le dérangement, valait le détour, on le savait sans le demander à personne, sans même se le demander à soi-même, on le savait par une sorte de participation intime à l’évidence. Mon copain de Montrouge comprendrait parfaitement, lui, que je n’ai pas peur de la mondialisation, pas plus que je n’avais peur de l’infusion de bourdaine que ma mère tentait de me faire boire quand une indigestion sanctionnait ma gloutonnerie, il saurait que je rejette l’une comme je refusais l’autre, que je déteste la mondialisation autant et plus que je détestais la bourdaine. Cette appréciation populaire immédiate, j’ai été très ému de la retrouver dans un des hommes les plus finement cultivés que j’aie rencontrés, ce Stanislas Fumet dont je suis heureux d’entretenir le souvenir. Je le vois écouter avec bienveillance, avec une attention infinie, l’interlocuteur qui lui vante quelque billevesée à la mode. Il écoute ce qu’on lui raconte, mais il écoute aussi l’interlocuteur lui-même, ce que disent ses silences. Non pas pour deviner comment il est fait, de quoi il souffre, ce qu’il désire. Il écoute comme on attend le passage d’un oiseau. Il cherche et tout à la fois il crée – il invente – en cet autre le déséquilibre fécond qui va le faire se reconnaître lui-même. Et celui-ci ne peut que rire, dès qu’il énonce quelque chose, de s’en trouver déjà si loin. Aussi, quand Fumet, plus gai et taquin que jamais sans que cela altère en rien son autorité, lâche « Je comprends, mais ça n’a pas de valeur. », c’est comme s’ils venaient de le dire à deux voix, comme s’ils renaissaient ensemble d’une énorme baliverne.
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Cet écrivain, cet artiste, ce penseur parlait comme mes copains de banlieue. Le peuple a ses raisons, voilà le titre d’un de ses livres. J’avais deux fois confiance. Et je continue à me méfier de ce qui, contre lui et contre eux, n’a que le souci obstiné, cruel et bête d’exister, comme on dit aujourd’hui quand on fait de la pub à son néant.
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De quoi me parlent-ils ensemble, ces gamins et ce vieux monsieur ? Pas du vert paradis, pas de l’innocence, pas de Mozart qu’on assassine. Ils parlent d’un point de départ, d’un même point de départ, celui par lequel les jeunes commencent leur course, celui par lequel les vieux la terminent. Ils disent que l’enfance est un point de départ, la vie un point de départ, la vieillesse un point de départ. Et ils se demandent si la mort elle-même ne serait pas un point de départ. Les gamins n’en savent rien, ça les inquiète ; le vieux monsieur le croit, il en sourit. S’ils me désignent un point de départ, un terminus a quo, ni lui ni eux ne me montrent par contre aucun point d’arrivée, aucun terminus ad quem. Ils me disent ensemble que l’avenir tient tout entier dans le commencement, qu’il n’en est pas la suite, encore moins la réalisation, qu’il en est le déploiement, la magnificence et la munificence, la gloire. Ils me disent que tout le monde est fauché dans son commencement. Que l’achevé nage dans l’inachevé, que l’enfance n’est pas une préparation à la mort, à la prudence, à l’organisation. Cet homme qui savait tout et ces enfants qui ne savaient rien se laissaient voir à leur point de vérité, comme on dit que l’eau est à son point d’ébullition. Les gens de cette espèce, plus le regard se pose sur eux, plus cela sent le voyage, un vagabondage puissant et farfelu dans une contrée inconnue où tout le monde se souvient d’être déjà allé.
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Philippe Murray avait raison de brocarder les avancistes. Ils fleurissent quand rien n’avance plus, et il y a longtemps que la société de consommation et de communication n’avance plus. Elle continue sur son erre, à la manière d’un paquebot que ne propulsent plus ses moteurs mais seulement l’énergie résiduelle qu’il a emmagasinée. Le pilote a su à l’instant que la machine avait lâché, mais une société n’est pas un paquebot. Cet instant-là s’y étire interminablement, rien ne prouve jamais que les moteurs soient en panne, on croit à ceci aujourd’hui, à cela demain, on navigue entre promesses et déceptions, tant de manœuvres sont à la disposition de tant de responsables ! C’est le temps de l’angoisse diffuse, omniprésente. Des remèdes, vite, des remèdes tout de suite, on cherchera plus tard à quoi. Qui verra que tout cela est un point de départ, qui verra que tout cela est une mue, un dépouillement, qui retrouvera-t-on sur la plus haute passerelle, debout et rieur ?
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Il ne flotte pas droit ce ferry Société où nous sommes embarqués, comme on dit des cavaliers qui ont perdu le contrôle de leur cheval. Personne ne s’étonne donc quand le commandant, suivi de ses officiers rangés par ordre d’importance décroissante, défile dans les coursives en chantant à tue-tête qu’il faut se mettre en mouvement, en mouvement, en mouvement ? Pourquoi tricoter à cette future épave ce survêtement de sens quand il est clair qu’elle va bientôt offrir aux photographes l’image de son échouement ? Le meilleur tri sélectif, n’est-ce pas de séparer autant que possible, en préparant ses bagages, ce qui vaut et ce qui ne vaut pas, ce qui est vie et ce qui est mort ? Et à qui demander conseil si ce n’est à l’enfant qu’on porte en soi, à cet enfant-soi qui a tellement envie d’y aller de ses véridiques naïvetés ? Serait-ce parce que nous sommes fidèles à une grande chose entrée en agonie que nous demeurons si craintifs ? Mais non ! Elle susciterait le silence, la gravité, elle effacerait les haines et ferait oublier les rivalités, elle serait ferveur et communion. Est-ce là ce que nous voyons ?
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Nous voyons un feuilleton dont les supposées élites recyclent infatigablement les épisodes et que la fourchette d’argent des médias monte consciencieusement en neige. Nous voyons les pensées creuses nichées dans les grands mots, les indignations précuites en tête de gondole, les phobies collectives télécommandées, les aigres chicaneries de techniciens, la production non stop d’escarmouches dérisoires, les goujateries d’employés indélicats qu’on honore du mot bien trop beau de scandales. Nous voyons, le temps d’un sein nu entre deux slogans, une société devenue une usine à piétinement qui ne peut inspirer qu’un peu de colère, pas mal de dégoût et un camion d’indifférence.
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Quoi d’autre ? Ce pain est moisi. Cette eau est fétide. Ces fruits sont secs. Ces vaches-là n’ont pas de lait. Les deux pas en avant ne vont plus nulle part. Ce cinéma, ça ne marche pas. Et pourtant, se limitant à ce constat, on n’est pas content. On a ouvert en soi les vannes d’un regret lancinant, d’une lugubre insatisfaction dont tout ce qu’on pourra imaginer de divertissant ne divertira pas. L’adieu au monde non plus, ça ne marche pas.
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Les mots. Il faut les écouter avec la même attention, dans quelque bouche qu’ils se forment, indifférent aux camps, aux querelles, aux anathèmes. Je ne partage pas beaucoup de points de vue avec Pascal Lamy mais, l’autre jour, à la radio, il a choisi une expression plus éclairante que trois cents volumes de science politique. « Cette planète… » a-t-il dit, parlant de notre Terre. On sait que l’homme qui désigne ainsi cette grosse boule irrégulière qu’on appelle le plus souvent la planète, notre planète ou encore, quand on veut faire malin, notre vieille planète, a été pendant huit ans directeur général de l’Organisation mondiale du commerce. Je n’ai pas vérifié cette intuition mais je parie que l’expression n’est pas apparue tout de suite dans son langage, qu’elle y est venue peu à peu, subrepticement, projetée à l’air libre par un inconscient fort intelligent que je suis heureux de saluer.
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J’écris ces lignes à la campagne. Je peux parler de cette maison, de ce jardin, de ce village, de cette région. Je peux aussi parler de ce pays, à la rigueur de ce continent. Et même, comme tout le monde, de la planète. Mais de cette planète ? Il faudrait que je songe à une autre, à Mars, à Vénus, à Pluton. Que je parle de notre Terre comme de ce chocolat, pas de ceux de l’autre rangée. Ou de ce livre, à un mètre de moi, pas de ceux qui l’entourent, l’escortent, le soutiennent.
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Et Pascal Lamy ? J’imagine que la parcourir en tous sens, cette planète, lui a donné une conscience plus vive de ses limites et a envoyé plus loin son regard et sa réflexion. Mais le directeur général de l’OMC n’est pas celui de l’UNESCO. L’expansion, la conquête de nouveaux marchés, la compétition, le développement, voilà l’ordinaire d’un vocabulaire qui attire aussi l’attention sur la limite, mais tout autrement. Le voyageur médite, le businessman s’inquiète et trépigne. Aux yeux du premier, la limite est dépassement, aventure, spéculation intellectuelle, contemplation. Aux yeux du second, elle est frein, sanction, interdiction, échec. Il y a la trace de cette ambiguïté dans « cette planète ». D’un côté, une inquiétude intemporelle, de l’autre une fin de partie signifiée. Qui écrira ce beau roman ?
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Personnages principaux, ceux qu’on rencontre le plus souvent quand on dirige l’OMC, gens de pouvoir, financiers, hommes d’affaires pour qui la planète est un terrain de manœuvres quand elle n’est pas un champ de tir. Tous sont confrontés à un fantasme effrayant qui se précise chaque jour : elle devient trop petite, cette planète, pour le mythe qu’on lui a bâti sur mesure. On ne peut éternellement faire semblant : la mondialisation ne dormira pas encore longtemps dans ce lit trop petit. C’est vrai. Son essence est de reposer sur un délire qui ne supporte aucune limite, qui ne tire sa vraisemblance qu’à repousser toujours ses frontières, à retarder l’instant maudit où il rencontrera la réalité, où il se heurtera, comme l’Aiglon, à la flamme qui brûle ou à la pointe qui pique. Ce remuement infantile de matière ou de matières tient tout entier dans la promesse d’un plus, d’un encore, d’un toujours, d’un miracle automatique. Or, cette planète, il faut commencer à la regarder d’un peu loin, à douter d’elle. On en a trop souvent fait le tour, on va être obligé de chercher ailleurs. Qui on ? Ni vous ni moi, j’imagine, ni aucun de ceux qui trouvent en elle un signe, une allusion, qui entendent en elle une voix ou un silence, qui aiment en elle une compagne de sens, qui cherchent en elle le mystère dont ils sont faits. Qui on alors ? Les fous malheureux, ou les malheureux fous, qui se confient à l’ivresse de déchaîner la puissance des choses, les peureux diserts et nuancés qui leur font écho, et les domestiques de toutes livrées, épris du vivre-ensemble des têtards, qui leur lèchent réalistement les bottes en songeant, ce en quoi ils sont infiniment moins que des domestiques, qu’une condition subalterne, ils se le récitent chaque soir avant de s’endormir, dispense de toute responsabilité et, au fond, de toute existence autre que formelle, citoyennement formelle naturellement.
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Voici le secret qui transpire chaque jour un peu plus : la mondialisation et l’univers qui la porte, qui la couvre, qui la maque, c’est du passé. On a encore l’air d’inventer, mais ce n’est pas vrai : en réalité, on finit le job, comme disent les généraux quand on n’a pas encore tué assez de gens. La folie n’a plus assez d’espace. On est encore en marche avant, mais on a déjà programmé la marche arrière, même si – surtout ne le dites pas – la marche arrière elle-même est impossible : a-t-on jamais vu une vague revenir sur elle-même ? Il faudrait trouver autre chose, mais il n’y a plus rien. La troupe le sait qui commence à prendre ses aises. Ah ! Ces gens à poil devant la ministre de la Culture ! L’image restera, plus forte que les raisons du conflit. Ils l’interpellent, elle n’a pas le geste de colère qu’il faut, elle ne passe pas son chemin, elle entame, blanche de peur, un dialogue grotesque devant les policiers tétanisés. Instant étonnant. De part et d’autre, on oublie le sujet, on oublie les revendications dont on feint de parler. Le monde se met à nu. Le pouvoir ne peut rien. Nous arrivons au bout.
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Que peut-on faire d’une violence qui ne peut plus se faire oublier ni en se projetant éternellement en avant ni en rebroussant chemin ? La prendre sur la gueule si l’on est faible, la balancer sur la gueule des autres si l’on est fort. C’est très exactement ce qui arrive.
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Il m’a fallu réécouter pour en être certain. Patricia Chapelotte, une communicante de grand renom, quand on lui a demandé s’il lui est arrivé de mentir aux journalistes, a répondu : « Bien sûr. On arrange la vérité. On est des commerçants. » C’était dans l’émission Jeu d’influences, de Luc Hermann et Gilles Bovon, diffusée le 6 mai 2014 à 20h35, sur France 5.
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Pourquoi des commerçants ? Quand ma grand-mère se plaignait d’un boucher trop brusque ou d’une épicière grincheuse, elle disait précisément qu’ils n’étaient pas commerçants, c’est-à-dire attentifs, aimables, fiables. Dans les villages alentour, on a dû se sentir offensé. On trouve dans les boutiques des gens habiles, gros travailleurs pas nés d’hier, certes, mais qui ne mentent pas, et dont la bonne humeur favorise la communication, la vraie. Patricia Chapelotte doit avoir en tête d’autres échoppes.
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La communication ment. Peu m’importe si c’est Pierre, Paul ou Patricia. L’outil, la technique, la méthode, le projet que servent les communicants, et qui les sert, implique le mensonge, voilà ce que j’entends. Système nerveux, inspiratrice et fleuron de la modernité, cette activité ne se soucie pas de la vérité. Stéphane Fouks, il est vrai, dit le contraire et voit dans son métier un « exercice de la vérité ». Mais il ne parle en fait que de l’exactitude des informations données sur les produits, ce qui est loin de faire le tour de la question.
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La morale et la vérité – on s’en est persuadé une fois de plus, l’autre jour, en écoutant Hillary Clinton, si respectueusement interrogée par Caroline Fourest -, sont les deux jambes de la propagande de la mondialisation : sans elles, c’est le Brésil sans Neymar. Quoi qu’il en soit du débat interne à la profession, le formidable aveu de Patricia Chapelotte est donc un événement majeur : jusque-là contenue dans les limites de l’éthique et de la moralité convenue, la violence qu’exprime la communication s’en libère et tente pathétiquement de forcer le passage. Certains penseront à Prométhée, d’autres à « l’esprit qui toujours nie », comme disait Goethe du diable, d’autres encore entendront l’écho lointain des grands totalitarismes en phase terminale. Quoi qu’il en soit de ces allusions, il est clair que la communication, arrivée presque à bout de course comme le délire de puissance auquel elle fournit ses éléments de langage, interdite comme lui d’expansion et comme lui incapable de faire marche arrière, n’a plus, tel un dragon dans un mauvais film, qu’à se détruire elle-même, révélant ainsi ce qu’elle n’a jamais cessé d’être, ce qu’elle est et ce qu’elle sera jusqu’à ce qu’elle ait fini de glisser lentement sur son erre : rien.
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Patricia Chapelotte n’a aucune chance de m’entraîner dans son nihilisme pratique, mais je ne la combattrai pas avant de la saluer, et même de la saluer deux fois. Parce que sa déclaration, que j’exècre, est néanmoins courageuse : elle a choisi, ce qui est rarissime en ces temps de demi-habiles, de dire ce qu’elle pouvait se contenter de faire. Et surtout parce que, le disant, elle contribue au progrès d’un débat que la plupart des gros malins s’ingénient à masquer, à truquer, à nier.
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D’autres devront se contenter du léger mouvement de chapeau dû à notre commune condition humaine, en quelque état qu’elle se mette et que nous la voyions. J’étais de plus en plus morose au fur et à mesure que je prenais connaissance de la croisade qu’un « cabinet de prévention » entreprend de mener dans les entreprises et les administrations contre les « incivilités » qui, comme une enquête commandée par icelui cabinet l’a dûment établi, y règnent cruellement, quand une drôlerie est venue se piquer dans mon humeur chagrine pour m’arracher un sourire et me remettre en selle 1.
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Encore les mots… Dans un document largement et docilement évoqué par la presse, le directeur de cette société, avant de rédiger l’ordonnance censée éradiquer le mal, évoque « l’essor » de ces vilaines manières. Un consultant engagé comme plume auxiliaire lui eût sans doute suggéré d’arguer plutôt de leur tragique augmentation, ou de leur inquiétante multiplication, ou encore de leur inexorable contagion, voire de leur dramatique irruption, et de réserver le beau mot d’essor au chiffre d’affaires à venir qui, si l’on en croit les moyens déployés pour triompher de ce que les dociles et paresseuses gazettes n’hésitent pas à nommer un fléau, ne manquera pas de s’envoler très haut dans le ciel managérial. Fléau aussi m’a amusé, d’ailleurs, mais j’ai eu tort : avec cette idée de blé qu’il suggère, c’est bien le mot qu’il faut.
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Voyons. Personne n’avait encore remarqué à quel point ces incivilités sont pernicieuses ni quel poids elles font peser sur les salariés comme sur les entreprises et les administrations. Pour les premiers, les conséquences d’un phénomène qui aurait « la perversité silencieuse de l’amiante » seraient physiques autant que psychiques et iraient jusqu’à attaquer « les fondements identitaires de l’individu ». Bigre ! Quant aux organisations, ces attitudes inciviles en perturberaient le bon fonctionnement et saperaient « ce qui constitue leurs principaux « actifs incorporels » : la motivation et l’engagement des salariés à l’égard de leur travail et de leur entreprise. » Re-bigre !
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On notera évidemment quelque différence de degré d’être entre ces fondements identitaires et ces actifs incorporels, d’une part, et les incivilités en question, d’autre part. Il ne s’agit en effet, qu’on se rassure, ni d’attentats aveugles ni de déprédations sauvages, mais de ces incidents quotidiens qu’on trouve dans les familles nombreuses et les colonies de vacances sans qu’ils nécessitent l’intervention d’une armée de consultants. Voici la liste des forfaits et des crimes qui font trembler sur ses bases l’économie française : côté incivilités externes – celles qu’on reproche au public -, resquiller dans la file d’attente, parler trop fort, être accompagné d’enfants bruyants, ne pas dire bonjour, tutoyer sans réciprocité et même, ce qui est limite tragique, faire preuve d’irrespect par le regard ou la voix. Côté incivilités internes – celles qu’on reproche aux collègues – laisser les espaces communs sales ou en désordre, faire trop de bruit, couper la parole aux collègues, arriver en retard sans s’excuser et, comme le raton laveur de Prévert, ne pas dire bonjour.
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Voilà donc, comme on a l’aplomb de nous l’affirmer, ce qui inflige à 77% des salariés stress, anxiété et troubles du sommeil et qui, voyez la précision, affecte la productivité de 75% d’entre eux ! Je ne doute pas de l’exactitude de ces données, mais je mets ma main au feu qu’interrogés de la même manière, les membres de toute collectivité humaine, même la plus chaleureuse et la plus fervente, et même les moines du plus retiré des couvents, auraient en quelque manière à se plaindre du comportement de ceux avec lesquels ils vivent ou travaillent. Héloïse elle-même se plaindrait de voir toujours Abélard dans ses bouquins, et Philémon regretterait que Baucis rate la mayonnaise. Ces gens n’auraient toutefois aucun plaisir à faire état de ces embarras ou ne le feraient qu’avec humour : l’adhésion qu’ils donnent à une vie conjugale ou collective dans laquelle ils trouvent du sens mettrait immédiatement en perspective ces inévitables occasions d’agacement dont les officines de formation feraient bien de se demander si elles en sont elles-mêmes protégées. Mais les grandes entreprises n’ont plus rien à mettre en perspective pour la simple raison qu’elles n’ont pas de perspectives autres que brutales ou insignifiantes. Affirmer ou maintenir leur pouvoir est devenu leur obsession et on appelle désormais formateurs ceux qui les y aident. Elles vont donc, comme le fait la mondialisation toujours et partout, se servir des dégâts qu’elles provoquent pour resserrer leur emprise. Oui, ils souffrent de stress, d’anxiété, de troubles du sommeil, ces salariés. Eh bien ! Parfait ! Cela aussi sera mis sur leur compte, la machine à diviser tourne rond. En se frottant les mains, on va défendre Paul contre Pierre et Pierre contre Paul, la haine y retrouvera ses petits, le patron son importance, les affaires leur essor.
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Et cette malveillante bienveillance va justifier les grandes manœuvres d’une prétendue formation qui, certaine de posséder le secret des bonnes attitudes et indifférente au ridicule qu’il y a à donner des leçons de morale à des adultes, va fourrer son nez dans toutes les relations des salariés, celles qu’ils nouent avec le public comme celles qu’ils entretiennent avec leurs collègues.
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Côté relations avec le public, on formera les agents à « des techniques simples de prévention basées sur une communication positive et non violente ou des techniques de désescalade des tensions. » Comprenez qu’on va former les salariés à se désintéresser toujours plus des souffrances et des difficultés qu’on leur confie, comprenez qu’on va leur enseigner à jouir de la supériorité que leur donnent sur les clients la politesse de façade qu’ils leur opposeront et l’indifférence avare qu’elle masquera, comprenez qu’on va leur vanter comme une vertu cette froideur mécanique qui nous accueille sur les plateaux téléphoniques, comprenez que ces relations tronquées et précuites meurtriront les clients mais encore bien davantage les employés, comprenez qu’une fois encore le désintéressement des apôtres-managers organise la guerre de tous contre tous, comprenez que le seul gagnant, c’est Orwell, comprenez que la machine à décerveler va fonctionner partout. Fini le temps du client-roi, on va le discipliner maintenant, ce chieur, qu’il paye et qu’il se tire !
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Côté incivilités internes, on va « recueillir l’expression du vécu et des ressentis à travers différents moyens adaptés ». Le premier moyen adapté fait frémir : un « dispositif confidentiel de signalement et de soutien psychologique accessible par un numéro vert à tout salarié. » À quoi s’ajoute une « campagne d’affichage ou de communication interne [qui] désigne les comportements d’anxiété. » Je demande gravement au lecteur à quelles références historiques il songe quand quelqu’un a l’audace de désigner par voie d’affiches des comportements d’anxiété. Enfin, cerise sur le gâteau, « les nouvelles relations du collectif de travail sont consolidées par des ateliers de coopération qui réapprennent les mécanismes de cordialité, de bienveillance et de soutien ». Des centres de rééducation, en somme… Là encore, à quoi songe-t-on ?
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« Mécanismes de cordialité, de bienveillance et de soutien » ? La cordialité est un mécanisme ? Ceux qui ne sentent pas ce qu’il y a de stupide, ou plutôt de bébête, à accoler ces deux mots, prions pour eux Sainte Rita, patronne des causes désespérées. Mais si, l’espérance vous ayant désertés comme elle m’en fait souvent la surprise, vous restez comme moi bovinement atterrés, alors, mes bien chers frères, mes bien chères sœurs, comme dit Eddy, reprenez avec moi tous en chœur la profonde, la puissante objection que l’héroïne d’un des plus grands maîtres de la langue française oppose à ce genre de vilenie : « Mécanismes, mon cul ! »
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Qu’une queue de cochon, comme on disait chez les scouts, ait pu lier à ces « incivilités » la souffrance plus que réelle des salariés, cela en dit long sur les « acteurs » ! Mais pas de grands mots, pas d’indignations historico-métaphysiques. Personne n’a rien vu, voilà. Toute la presse, toute la grande presse, toute la presse moyenne, toute la petite presse s’est délectée de l’information qu’on lui a glissée et l’a recrachée telle quelle, ravie d’apprendre aux salariés qui forment son lectorat qu’ils sont un lot de gougnafiers, une collection de malappris, une portée de goujats. Toute la grande, moyenne et petite presse a avalé avec le même entrain diagnostic et thérapie. Le Figaro a avalé. Le Monde a avalé. L’Express a avalé. La Croix a avalé. Libération a avalé. Le Nouvel Obs a avalé. Le Point a avalé. Challenges, France Info, La Tribune ont avalé de concert et de conserve, j’en passe et des moins bons. Pas un vétéran blanchi sous le harnois, pas une pimpante stagiaire pour se dire que quand un papier gras laissé sur une table envoie un type en dépression, il doit quand même y avoir un truc, il a dû se passer quelque chose dans le monde, dans l’entreprise, quelque part, qui a un peu aidé la manœuvre. Investigateurs comme ils sont, nos Rouletabille informatisés, ils n’ont pas eu envie d’y aller voir ? Ils font copistes ou quoi ?
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Il y a pourtant des gens qui l’ont vu. Devinez qui. Les salariés eux-mêmes. C’est marqué dans le document, tout à la fin, pour ceux qui veulent aller plus loin, comme il est comiquement écrit. Quand on leur demande à quelles causes ils attribuent la montée des incivilités, 71% mettent en cause l’évolution de la société et des mentalités, 62% les nouvelles technologies et 29% le cadre professionnel. Parfait. Et si on s’occupait de ça alors, plutôt que de jouer les flics au profit des patrons ? Enfin. À quoi va donc aboutir une opération qui n’a rien à voir, ni de près ni de loin, avec la formation ? À alourdir le silence, à pourrir le climat, à fabriquer des faux bons, des faux méchants et des vrais jaunes, à jeter la querelle partout, à filer à chacun la haine de tous pour que, chaque salarié se reconnaissant enfin deux catégories d’ennemis, les collègues et les clients, les managers puissent tailler à volonté dans un tissu social effiloché, en lambeaux, dégueu. Tous les patrons veulent ça ? Tous les syndicalistes veulent ça ? Tous les journalistes veulent ça ? Et les formateurs ? Devenus pâtissiers ? Leur spécialité, c’est le flan ? Le flan à la managériale ? Vous ne voulez pas prendre de risques, les amis ? D’accord, mais faites gaffe, vous en prenez deux, un petit et un gros, un énorme. Le petit, c’est que vous vous accrochez à une planche pourrie. Le gros, l’énorme, c’est que vous allez vous débecqueter vous-mêmes.
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J’y suis dans cette société, et jusqu’au trognon ! Mais jamais je ne serai de cette société, jamais je n’y serai autrement qu’en refus. Ça sera ça, ma fidélité. La vertu, je ne connais guère, tellement moins que Péguy ! Le devoir m’a toujours emmerdé, tellement plus que Péguy ! Mais, dans cette société, non, jamais je n’y serai autrement qu’en refus. Je suis en exil avec ceux qui y vivent, ses affaires ne sont pas les miennes, je travaille à ce qu’elles ne soient pas les leurs. Je ne puis à la fois m’intéresser à mes semblables et me soucier de cette société, de ses valeurs, de ses fantasmes, de ses arrangements, de ses abcès qui crèvent. Il pourrait en être autrement, la société n’implique pas forcément ce recul, cette distance, ce dédain : aujourd’hui, elle est un décor pourri, s’occuper d’elle c’est veiller à ce qu’elle ne tombe pas sur la tête des comédiens, rien d’autre, rien de plus. Quand j’étais enfant, on me disait « N’attrape pas froid ! », on me disait « N’attrape pas mal ! ». Maintenant que je suis vieux, avec une jeunesse en moi dont je ne sais plus trop que faire, je dis de tout mon cœur à ceux que j’aime, comme on dégage les branchages que l’orage a jetés sur la route : « N’attrape pas cette société ! »

(3 août 2014)

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Notes:

  1. Voir sur Internet le dossier de presse du cabinet Éléas  Incivilités au travail, le vécu des Français.

Tu vas continuer longtemps comme ça, M. Fouks?

LE MARCHÉ LXV

Un homme ne s’appartient pas. Comme il n’appartient pas à son temps même s’il doit y vivre. Il appartient au vent, au souffle, à la source, au chant, à tout ce qui demeure en s’absentant, en s’exilant, en passant…
Jean Lavoué
 

Il y a décidément, au Parti socialiste, un tropisme de réconciliation. Trente ans après François Mitterrand, qui voulait enterrer la hache de guerre avec les entreprises, François Hollande et Manuel Valls décident – à chacun ses mots – de faire la paix avec les entrepreneurs. Il se trouvera peut-être dans la foule sentimentale et bornée qui n’a pas accès à la pensée mondiale, des stupides comme moi pour se poser, à l’annonce de ces chevaleresques dispositions, une ou deux questions préalables et comme préjudicielles. D’une part, si les souvenirs de ma tumultueuse famille maternelle sont encore assez frais, on ne saurait se réconcilier si l’on ne s’est pas brouillé, et l’on ne saurait non plus commencer par la réconciliation avant d’en venir à la bouderie. On voit bien de quoi François Mitterrand parlait : les patrons avaient trouvé dans les deux premières années de son septennat plus de motifs de fâcherie qu’on ne ramasse de bigorneaux sur les plages bretonnes. Mais François Hollande ? Hormis, naturellement, dans ses discours électoraux, où sont les griefs ? Alors, quoi ? De vieilles querelles ignorées du public ? Le reliquat du gouvernement Jospin, les trente-cinq heures ? Peu vraisemblable. Le temps a fait son œuvre, la droite a largement détricoté l’ouvrage de Martine Aubry, des questions nouvelles ont déclassé les anciennes. Mystère… Voilà, en tout cas, quelques semaines de travail pour les analystes politiques. Je vous en prie.
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Autre question, plus préoccupante. Il y a beaucoup de façons d’envisager les relations de l’État avec les entrepreneurs et les entreprises. Le citoyen ordinaire incline à penser que, dans un domaine de cette gravité, un responsable ne se détermine pas à pile ou face ni dans le souci d’ennuyer ses adversaires, mais pour des raisons fortes et solides que le premier souffle de l’actualité ne démâtera pas. Si tel est le cas, tout le monde peut comprendre qu’on ait néanmoins à rediscuter ou à renégocier. Mais pourquoi parler de réconciliation ? La réponse est évidente : parce qu’on fait de la communication, autrement dit parce qu’on a intérêt à tout brouiller et qu’on y prend un plaisir vilain et puéril. C’est un si beau mot réconciliation, à qui ne ferait-il pas monter les larmes aux yeux avec ses connotations familiales, patriotiques, religieuses ? Il faut être un douanier bien vicieux pour lui demander d’ouvrir ses bagages.
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Les communicants sont désormais partout. On ne manque pas de communiquer sur cette nouvelle elle-même, et de s’en faire gloire. Dans ce domaine, le pouvoir actuel va bien au-delà de François Mitterrand : il transpose dans la politique de la nation les principes et les mœurs du management des entreprises, dont la communication est le fanion. Comme on dit désormais pour maquiller ses sottises, François Hollande brise le tabou. La communication prend ses aises à l’Élysée et règne à Matignon. Le Premier ministre est chargé par le Président du « marketing » de sa politique. La première sortie de Manuel Valls, chez Thales, est réglée par des metteurs en scène bien au fait de leur art. Mais, dira-t-on, la discipline qu’on exige des ministres, ces débats entre eux dont rien ne doit filtrer, quel rapport entre ce style et la communication ? N’est-ce pas le contraire ? Pas du tout. C’est la même chose. Stéphane Fouks le dit expressément : la communication est « un métier où l’on apprend à se taire ».
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Le cadenas sur la bouche des ministres et l’activation des vapeurs médiatiques, c’est l’avers et le revers du même système autoritaire, aucun de cette sorte n’a jamais fonctionné autrement. Tout pour la parole officielle qui vient de ce qu’on appelle, par pure métaphore, le « haut ». Avec, si possible, le petit côté photo de famille qui plaît bien, ou photo de classe, ou photo de régiment. « Quoi de plus beau qu’une direction générale en ordre de marche ? », demandait noblement une feuille interne d’EDF dans les années quatre-vingt-dix. « Un gouvernement à l’attaque », promet aujourd’hui un secrétaire d’État pour qui, scrogneugneu, « l’heure est à la contre-offensive ». En réalité, dans la com, explique encore Stéphane Fouks, derrière le zim boum boum, « vous apprenez à garder les choses pour vous ». Il ne dit pas cela n’importe où, Stéphane Fouks, ni à n’importe qui. À l’Assemblée Nationale. Aux députés de la commission Cahuzac.
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Il y a quelques mois, surfeur intrigué par cette romanesque affaire, j’étais tombé sur ce témoignage. Très vite, mon intérêt pour Stéphane Fouks l’avait emporté sur ma curiosité pour Jérôme Cahuzac. Je n’imaginais pourtant pas que ce personnage deviendrait – je ne dirai pas le marionnettiste en chef de la République car cela blesserait le souvenir de notre chère amie Brunella Eruli, qui savait tout de cet art et en avait fait pour elle-même comme une vie seconde où ferveur et dérision se faisaient la courte échelle -, mais quelque chose comme le Maître Jacques de la propagande officielle, le magasinier des leurres, le chantre des choses simulées, le régisseur des apparences, le greffier du non-être, le préposé à l’insignifiance, le scénographe du vide. Hasard ou pressentiment ? En tout cas, tout le confirme, M. Fouks est là, et bien là, même si, avec quelle douleur, il lui a fallu revenir sur son dessein de renoncer pour toujours à la communication politique. Quant à moi, je suis revenu sur le site de l’Assemblée Nationale, à la rubrique des commissions d’enquête. La vidéo de la séance en a été retirée, sur laquelle j’avais pris des notes, mais un presque verbatim subsiste, quelque peu réécrit et raccourci. C’est là, me dit-on, le résultat d’une mesure d’économie : la retranscription littérale coûtait trop cher. Tant pis pour les futurs talents parlementaires victimes de ce rewriting. Tant pis pour les historiens, tant pis pour les amoureux du langage. La Garde républicaine n’est pas réécrite, c’est l’essentiel.
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Représentons-nous la scène. Une affaire grave fournit à Stéphane Fouks l’occasion de parler devant une commission de députés, au-delà des précisions qu’on lui demande, de l’activité qui occupe son existence et lui tient donc vraisemblablement à cœur. La circonstance n’est pas à un exposé sur la communication, mais comment ne pas laisser parler son expérience, comment ne pas faire entrevoir à ces députés ce à quoi on consacre sa vie, et pourquoi ? On imagine ce que ferait à cette place un psychiatre, ou un urgentiste, ou un médecin légiste, ou un juriste, ou peut-être un formateur. Mais un communicant ! Comment ne saisirait-il pas la chance de faire d’une pierre deux coups, de parler de la communication et, tout en en parlant, de témoigner de ses talents ?
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Si le but de l’opération est de nous faire comprendre que la com, ce n’est rien, l’objectif est atteint. Ce n’est rien, c’est rien, rien dans toutes les langues de l’univers, dans tous les idiomes, dans tous les dialectes, dans tous les patois, dans tous les jargons et baragouins. Indigence intellectuelle totale, insurpassable, définitive. Aveuglante myopie. Rien. Petite et constante trichaillerie. Rien. Mensonge d’adultes prépubères. Rien. Pas la moindre émotion, pas la plus furtive jubilation de chercheur, pas la moindre trace de générosité. Les doigts, la confiture, la fessée. Rien. Un désert où un homme que personne n’accuse se défend avec agressivité. « Nous ne sommes pas une profession libérale héritée de Vichy », lance-t-il à tout hasard comme un étrange sauf-conduit. Les politiques qui l’écoutent, un peu trop patients à mon goût, en prennent pour leur grade, même si le ton fait songer au regretté Pierre Dac : « Notre métier est un métier qui est un métier d’exercice de la vérité. Parce que nous construisons des marques, nous travaillons à faire, dans le monde entier, des marques. Comment est-ce que vous pouvez construire la confiance sur le mensonge ? C’est d’ailleurs une problématique qui vaudrait d’une manière générale pour les politiques, alors que je vois des cultures qui sont différentes (mais cela nous emmènerait loin) entre le monde de l’entreprise et le monde de la politique sur ces sujets. »
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Derrière cette délicate éloquence, une opération de promotion d’une exceptionnelle banalité. Aujourd’hui tout se sait, explique Stéphane Fouks, les bons communicants disent donc forcément la vérité. Vérité ? Un parfum dont on fait la promotion n’est probablement pas composé, en effet, d’urine de lapin, de vinaigre et d’huile de foie de morue. C’est sans doute un bon parfum, peut-être un excellent parfum, mais parmi d’autres bons et excellents parfums : en quoi l’acte de persuader l’acheteur potentiel qu’il leur est préférable relève-t-il de près ou de loin de la vérité ? Le fait qu’il s’agisse vraiment d’un bon parfum confère-t-il la moindre vérité au tintamarre qu’on va faire à son propos, à l’opération financière qui va être engagée, au bénéfice qu’en retireront l’industriel et le communicant ? La réalité, c’est que la communication joue au bonneteau avec l’idée de vérité. Il faut que le public confonde la vérité formelle de la qualité du produit proposé avec la vérité de la communication elle-même, pas nécessairement immorale mais toujours radicalement amorale. Au-delà du produit qu’elle propose, la communication pense en effet à elle-même, d’abord à elle-même : plus que ce dentifrice, cette lingerie, cette automobile, cet homme politique, c’est elle-même qu’elle vend, c’est son insatiable délire qu’elle joue et rejoue. En cela, elle est bel et bien une école de mensonge : elle parle toujours d’autre chose que de ce dont elle parle.
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On ne lui reprochera pas de créer de l’illusion : l’art ne fait pas autre chose. Mais tandis que l’illusion artistique interroge l’apparente réalité et prend ses distances avec elle pour l’éclairer et la révéler à elle-même, la communication n’en est que la réduplication au service des intérêts les plus épais. Qu’on s’intéresse au langage de la communication, qu’on analyse le discours de ses opérateurs : on verra quelles ficelles ils tirent, et quelles valeurs il y a au bout. On verra pourquoi la communication est un ballon dirigeable incapable de quitter le sol et l’on ne s’étonnera plus de ne pas trouver dans les propos de Stéphane Fouks au Palais Bourbon le plus petit élan de sincérité, le moindre accent de simplicité, la plus étroite ouverture à une contradiction véridique par où pourrait s’engouffrer un peu de compréhension, un peu d’indulgence, un peu d’amitié. Rien. Cadenas sur cadenas. Une boutique à défendre, rien d’autre. Une odeur d’intérêts partout, qui suffoque. Une provocation au mépris. L’enfer des affaires à faire… Malaise. Communication est un mot beaucoup trop beau.
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Ne pas mentir parce que tout se sait, est-ce choisir la vérité ? Propos puéril, défense vicieuse. La communication ne prétend pas être morale. Elle affirme qu’il lui est impossible de ne pas l’être, que les circonstances lui épargnent d’avoir à choisir entre vérité et mensonge, qu’elle est forcément véridique. Autant dire qu’elle se croit, ou qu’elle se veut, en deçà de tout choix moral, donc en deçà de toute liberté. On ne peut dire plus clairement qu’elle est fondamentalement régressive, qu’elle s’intéresse à l’informe et fabrique de l’informe. Qu’elle est donc la parfaite incarnation de la complicité originaire que signale, après Freud et Keynes, le livre de Gilles Dostaler et Bernard Maris, Capitalisme et pulsion de mort : l’argent, les excréments, la régression, la communication.
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Si toutefois Stéphane Fouks s’obstinait à soutenir que la communication des entreprises, par exemple, est « un métier d’exercice de la vérité », il s’exposerait à un énorme éclat de rire : c’est le carnaval des langues fourchues. Devrait-on lui rappeler les savants emboîtements de mensonges par lesquels les directions tentent stupidement de faire avaler leurs pires décisions, et qui ne manquent pas de leur valoir, à chaque fois, un surcroît de défiance ? Les mots pompeux sous lesquels on planque les coups tordus ? Les stupides appels à « positiver » quand la barque fait eau, et les chefs champagne ? Les protestations, main sur le cœur, du désir qu’on a d’aider les salariés à l’instant même où l’on s’acharne petitement à leur pourrir la vie ? Les « éléments de langage » – on ne les appelait pas encore ainsi – qui dégringolent l’escalier hiérarchique, à chaque marche un peu moins convaincants, mais de plus en plus menaçants au fur et à mesure que les chefs rapetissent et que leur peur grandit ? A-t-il une seule fois senti, M. Fouks, ce poids sur les intelligences, sur les consciences, cette chose opaque, obscure, indiscrète, indigeste, intraitable ? N’a-t-il jamais étouffé dans l’insoutenable lourdeur du non-être ? Et ces prescriptions cuisinées à la sauce morale comme si elles devaient piéger les âmes ? Et ces cadres qui tentent de les imposer à ce qu’ils pensent, à ce qu’ils sentent, à ce qu’ils aiment, et qui remportent chaque soir chez eux la honte vague qui les grignote ? Et le matraquage des slogans, la décourageante, l’écœurante répétition du même message jusqu’à ce qu’un autre, venu d’ailleurs, souvent contradictoire et tout aussi dérisoire, le remplace soudain, au gré d’intérêts obscurs, si clairement obscurs ? Tout ça ne rappelle rien à M. Fouks ? Allons, où ai-je la tête ? Son métier est un métier qui est un métier d’exercice de la vérité. Fermez le ban.
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Est-ce sous l’influence de cette puissante inspiration que Manuel Valls veut mettre fin aux « caricatures des entreprises » ? Caricatures ? Après tant de témoignages, tant de catastrophes, tant d’évidences ? Caricatures de suicides ? Caricatures d’angoisse ? Caricatures de désastres ? Un complot contre les entreprises, peut-être ? Vraiment ? Ce gardien de prison obligé de mettre en œuvre des méthodes qu’il n’approuve pas et qui s’en tire par cette formule terrible « Ça, ce n’est pas moi, c’est le travail », propos qui pourrait être celui de millions de travailleurs du public comme du privé, qui est-il ? Un terroriste ? Un saboteur ? Un mauvais élève, comme récite le premier cornichon venu ? Une victime de la propagande gauchiste ? Legendre, Baudrillard, Dejours, Ellul et cent autres, des agitateurs ? Mais, j’y pense, la caricature, ce ne serait pas la com, par hasard, cette ombre glacée sur la vie publique ? Ce ne serait pas une caricature de pensée, la com ? Une caricature de langage ? Une caricature d’action ?
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À la télévision, l’intervention de Manuel Valls chez Thales. Il parle, ou on le fait parler, comme un chef d’entreprise. Ce ton rassurera les gens pendant quelque temps – rien de tel que les angoisses connues pour faire oublier les nouvelles -, puis ils comprendront vite que les citoyens-consommateurs n’ont pas les mêmes raisons que les salariés de faire semblant d’être d’accord. Devant l’écran, je songe à l’exercice que je proposais aux stagiaires : écouter ensemble, pour en parler ensuite, l’allocution d’un patron, ou d’un syndicaliste, ou de quelque autre personnage. Le fond du discours, on le devinait si vite que ça nous faisait rire, on finissait les phrases avant l’orateur. Les trucs, on les connaissait par cœur : empathie programmée, fermeté sur la ligne à tenir, faire un peu le clown, revenir au sérieux en montrant ses muscles. Une rhétorique, somme toute, assez sommaire.
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Mais, comme on disait naguère, c’était là que les Athéniens s’atteignaient. Derrière ce mauvais cinéma restaient deux réalités. D’un côté, un être humain. De l’autre, en arrière-plan tumultueux et confus, le monde où nous vivions. Je proposais alors aux stagiaires de demander à ces images quelles relations cet être vivant entretenait avec le monde, ce qu’il pensait de lui, ce qu’il voulait en faire. Je suggérais quelques règles simples. Laisser au vestiaire opinions, convictions, hypothèses. Pratiquer l’attention flottante, légère, souriante, à la limite de l’indifférence. Se comporter en braconnier. L’être aux aguets, eût dit Deleuze. Aucun souci d’évaluation, naturellement, aucun parti pris non plus. À la manière des couturiers, nous cherchions, du même coup d’œil, à voir par où ça clochait et par où ça pouvait devenir génial.
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Les détails, s’occuper des détails. Exemple. Manuel Valls raconte l’histoire du logiciel anti-couacs. Pourquoi pas ? Mais là, déjà, un petit bourrelet. Le logiciel, il va demander au président Lévy de le construire. Pas à M. Lévy. Pas à Jean-Bernard Lévy. Pas à Jean-Bernard tout court. Cette solennité quand on rigole, voilà un faux pli, on dirait qu’un système de freinage est incorporé à la plaisanterie. Passons, il y a mieux.
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Je ferai breveter l’idée : chez Manuel Valls, comme sur les images que nous regardions, c’est aux jointures, aux empiècements, aux coutures, aux emmanchures que c’est le plus intéressant, c’est là que ça godille, que ça fripe, que ça fronce, que ça déconne. Le mal des transitions, en quelque sorte.
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Ainsi, quand le Premier ministre se lance dans la plaisanterie un peu téléphonée du logiciel anti-couacs, l’expérience me dit que l’atterrissage sera difficile, que le trapéziste loupera le trapèze. Il faudra bien qu’il revienne au sérieux et là, bonjour la transition. En effet. Le temps que Manuel Valls se refasse une tête de responsable et nous explique d’un ton pénétré que les ministres ont le droit de discuter, mais seulement jusqu’au coup de sifflet, il y a eu la petite chute de tension prévue, celle que tout le monde s’accorde à oublier, celle qui casse tout. Même s’il n’a été perçu qu’au tréfonds des consciences, il y a eu séisme. Deux ou trois stagiaires l’auraient senti, l’un d’eux peut-être l’aurait dit. Mais là, personne n’aura pipé. Roucoulez, courtisans, tout s’est très bien passé.
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Pourtant, entre les deux registres, le plaisant et le sérieux, le relais n’a pas fonctionné. Le témoin est tombé. En moins de temps qu’il ne faut pour le penser, le sourire a rendu le sérieux ennuyeux et le sérieux a déclassé le sourire. Là où il devait y avoir unité de pensée dans la distinction des genres, il y a eu confusion des genres et pensée disloquée. Personne ne l’avouera, personne. Pourtant, le temps bref et cruel d’un léger déplaisir, tout le monde l’aura senti : ce n’était pas une allocution, c’était une présentation de pièces détachées. Personne n’a parlé.
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Ce n’est pas pour les opposer sottement à Manuel Valls que je songe à Shakespeare, à Rabelais, à Léon-Paul Fargue, au volcan splendide des consciences à claviers multiples, à leurs fusées asymétriques et contradictoires, à l’embrasement de l’âme qu’elles provoquent, de la base de l’âme et du sommet de l’âme. Loin de moi de nier les qualités du Premier ministre. La netteté de son propos met en lumière des attitudes et des comportements que masqueraient des discours plus tortueux ; ainsi repère-t-on plus facilement une fêlure sur un objet que le temps n’a pas encore patiné. On n’empêchera pas un couturier, même laborieux, à l’instant où il repère un faux pli, de rêver de l’étoffe qui tombe droit et d’un Premier ministre qui se libère. Croyons donc que « là ou croît le danger, grandit aussi ce qui sauve ». Mme Royal, elle aussi, croit cela, après Hölderlin. Mais elle parle également de « gagnant gagnant », et cela, ce n’est pas un mot de poète.
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Du pur jus de management, cette intervention de Manuel Valls chez Thales, 100% fruits ! Quelques anciens stagiaires auront-ils repensé à nos débats ? Que faisions-nous donc ? Nous essayions de comprendre l’entreprise. En écoutant ces responsables, ces syndicalistes, nous nous demandions dans quel monde nous étions et ce que nous y faisions. Aucun de nous n’était né avec un gène particulier qui l’aurait fait irrémédiablement hostile à la technique, à la production, à l’industrie. Mais des doutes étaient là qui grandissaient, des interrogations qui s’approfondissaient ; au fur et à mesure que la contagion d’une forme inédite d’inhumanité progressait, notre refus progressait avec elle. Il était urgent d’y voir clair et de savoir ce que les responsables avaient dans l’esprit, dans le cœur, dans le ventre : les mêmes séquences dix fois interrogées étaient d’irrécusables témoins.
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À l’évidence, ces gens-là savaient qu’ils ne disaient rien, que leur propos était fait de bribes hétéroclites hâtivement cousues. Non pas un patchwork, qui joue de sa diversité. Non pas un centon, ce vieux genre littéraire qui est un réarrangement d’apports connus de tous. Nous avions devant nous une brocante pillée d’où l’on avait tiré des bouts de discours usés, des objurgations morales vieillissantes, tout un clinquant de modernité déjà rouillée, des déchets échappés à la décharge managériale, et que les rats avaient vomis en chemin. Le plus pénible, c’était l’embarras des acteurs, parfois tout misérables, si maladroits, comme repentants, parfois badins et primesautiers, pressés d’oublier, de gommer, de sourire pour démentir, parfois sûrs d’eux comme des gaveurs d’oies, l’agressivité à fleur de honte. C’était cela, le discours de l’entreprise. Le tort était à nous qui n’avions pas lu le mode d’emploi : cette sous-parole, cet infra-langage, ce n’était pas destiné à être écouté, réécouté, médité. C’était là pour déclencher les applaudissements des domestiques, après quoi on tirerait la chasse.
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Pour ne pas regarder la vérité en face, les stagiaires se disaient que l’entreprise était clouée à la fatalité économique, que, derrière ces mensonges, derrière ces bavardages bricolés par des faussaires, se tenaient des pouvoirs, se tenaient surtout des intérêts qui, indirectement et malgré tout, étaient aussi les leurs : s’ils l’oubliaient, la dégradation de leurs conditions de vie, exactement proportionnelle à l’alourdissement du discours des managers, se chargeait de le leur rappeler. Mais ils voulaient espérer que l’entreprise n’était finalement, dans un monde resté plus aimable, qu’une enclave particulièrement exposée aux fumées nocives et aux mauvais vents. Y travailler, c’était payer sa cotisation à un destin absurde : ils songeaient que beaucoup de gens, de par le monde, enviaient sans doute ce sort-là. Comme ils n’étaient pas malhonnêtes, cette idée terrible ne les faisait pas changer d’avis.
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Je les aurais voulus à mes côtés, ces deux ou trois stagiaires, quand je regardais la prestation de Manuel Valls dans l’entreprise du président Lévy. Aurions-nous partagé le même sentiment ? Désaccord flagrant de l’esprit, du cœur, presque des sens. Et, en même temps, soulagement de constater qu’on nous épargne enfin les circonvolutions et les périphrases, que le débat, cette fois, est ouvert, que la lutte commence, la seule vraie : initiale, originaire, fondamentale.
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Qui a jamais douté, sous François Mitterrand ou sous Nicolas Sarkozy, de l’écrasante présence de l’argent ? Rien de nouveau apparemment sous le ciel de Hollande et de Valls. À ceci près : en installant la communication au cœur de la vie publique, on signifie qu’on parle désormais officiellement le langage des intérêts, qu’on le civilise comme disait Stanislas Fumet, qu’on en fait le langage de la République. Ce pas, c’était celui qu’il n’aurait jamais fallu franchir et c’était celui qu’il n’était pas possible de ne pas franchir. Cette situation porte un nom : c’est la tragédie.
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Le discours managérial est là, tout entier, dans cette intervention. Avec ses références constantes à l’entreprise dont les jeunes générations ne verront même plus à quel point elles sont inadéquates et réductrices. « Y compris dans les entreprises, on débat, quand on a fixé la stratégie on s’y tient » « Notre seule obsession, réussir, faire réussir le pays. » Comparaison flatteuse pour le gouvernement de la France, il se comporte comme une fabrique de yaourts, comme une usine de détergents. À la fois étriqué et emphatique, on le reconnaît, le laïus. C’est bien sa monomanie de la réussite, d’autant plus furieuse que les échecs sont plus patents. C’est bien son étroitesse obstinée, qu’il voudrait déguiser en courage. C’est bien son indépassable narcissisme qui l’oblige à ne parler que de lui, de ses talents, de ses méthodes, au point que les auditeurs en sont comme déréalisés à leurs propres yeux. C’est bien sa manière de s’étouffer d’indignation à la moindre critique adressée aux entreprises, même et surtout quand leurs propriétaires les abandonnent à la première difficulté ou dès qu’un meilleur bénéfice pointe le nez ailleurs, opération que leur jargon nomme sans rire, pour épater les quelques ahuris qu’ils continuent d’impressionner, réflexion stratégique. C’est bien son vocabulaire bidonné et bidonnant, ses sourdes menaces, son enthousiasme prévisible, sa jubilation appliquée. C’est bien lui, il est là, sa réalité de bazar à la main, prêt à intervenir. La conjoncture est bonne, la situation est bonne, la Bourse est bonne, les affaires sont bonnes, la nourriture est bonne : il peut hisser ses couleurs sur Matignon, sur l’Élysée, n’importe où, n’importe quand, pour n’importe quoi. Comment dit-elle, cette théologienne canadienne quand la Bourse s’écroule ? Que c’est la chute des idoles et qu’il faut en remercier Dieu ?
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Mais parlons un peu réalité, celle dans laquelle on baigne au travail, celle qu’on sent encore, rentré chez soi, en retrouvant les mêmes mots devant l’écran. Si intelligent, si habile que soit un manager, son discours va toujours au fossé. Il parle, mais il ne parle pas. Un manager coaché par la communication ne parle jamais. Il récite, il plaide un dossier dont l’essentiel lui échappe, dont il ne contrôle ni le sens ni l’intention. Au mieux, il le « personnalise », au sens où les constructeurs d’automobiles proposaient à leurs clients de « personnaliser » leur véhicule en en modifiant un accessoire secondaire. Il serait naturel, et nullement malsain, qu’un manager eût parfois à se faire le haut-parleur de consignes venues de plus haut que lui : aucune organisation n’évite ce genre de transmission. Mais ce n’est pas là ce qu’on attend de lui. On veut qu’il fasse semblant d’être l’auteur d’un discours qui n’est pas le sien. C’est la meilleure manière de l’aider à se mépriser : le management, comme tous les systèmes totalitaires, d’où qu’ils viennent et quoi qu’ils chantent, a d’abord besoin de gens qui se méprisent.
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Le mal des transitions. Aucun mouvement harmonieux ne peut entraîner un tel discours, d’autant qu’il doit passer par toutes sortes d’approches différentes – rationnelles, affectives, théoriques, pratiques – et que les ruptures sont partout. Chaque transition témoigne de cette discontinuité angoissante, elle reconduit imparablement l’orateur à l’inauthenticité de son propos et à sa duplicité. « Je consens à l’absurde », voilà le fil rouge, ou noir, de l’intervention d’un manager. Accablement, perplexité, agressivité, autodérision, que peut-il attendre d’autre ? Quoi que proclame ce cadre, ce directeur, ce président, quelque appel viril qu’il lance à la plus héroïque conquête du marché, la communication donne à entendre, d’abord et toujours, l’angoisse originaire qui sous-tend son propos, faite de la haine de soi à laquelle il consent et qui, sous les turlutaines techniques et économiques, est le seul véritable rendez-vous qu’il propose à ses auditeurs. Rappelons, une fois de plus, cette évidence : l’inspiration de cette très vilaine chose n’est pas fondamentalement différente de celle des pires régimes du siècle dernier. L’appel à positiver, l’invitation à se montrer réaliste et efficace que lance la communication managériale, ainsi que toutes les variations qu’elle leur adjoint sur la morale, l’éthique, le vivre ensemble naissent, meurent et se transforment au sein d’une négativité absolue et militante. Si l’on accordait à la critique de la communication et du management, cancer du présent, le dixième (le dixième !) du temps et des moyens que l’on consacre à la mémoire des monstruosités passées, peut-être pourrait-on alors parler de civiliser la modernité. Et l’on trouverait là, par surcroît, une manière sensée d’éclairer les choix politiques. Refus tranchant et définitif de tout ce qui s’agrippe à cette monumentale épave. Bienveillance et amitié pour tout ce qui a le courage de la saborder et de chercher, dans les tribulations de la pensée et de l’action, une voie dont personne n’ait honte.
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Quand même ! Cette chose qui a précipité les grandes entreprises dans le malheur que l’on sait, qui, dans les plus petites, jusqu’au fond des plus lointaines campagnes, quand des démarcheurs cauteleux l’y ont installée, n’a jamais pu produire que du désordre, de l’angoisse, de la jalousie, de la consternation et, aussi sûrement que deux et deux font quatre, de l’échec – au point qu’il m’est arrivé qu’un petit patron me glisse à l’oreille : « Venez, ne le dites à personne, on va virer cette connerie, les gens n’en peuvent plus et moi non plus. » -, cette chose qui pourrira l’école comme elle l’a fait de l’entreprise si on la laisse l’infecter (et l’on sera bien avancé de savoir qu’elle pourrira laïque, l’école, ou je ne sais quoi d’autre), cette chose qui s’installe maintenant dans les ors de la République avant que notre Constitution ait l’honneur de l’accueillir, avant que quelque édifice public, peut-être un pavillon désaffecté de Sainte-Anne, devienne le siège du Haut Conseil du Management et de la Communication, cette chose, il en a fallu de la bêtise, il en a fallu de la lâcheté, il en a fallu de la honte de soi pour la laisser s’installer et proliférer !
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Nos mots sont piégés parce qu’on nous les piège : c’est là un des aspects les plus effrayants du mépris dans lequel la merdonité, comme disait Michel Leiris, tient le langage. Nous communiquons du matin au soir, bien sûr, et Monsieur Jourdain est bien le seul à être content de savoir qu’il fait de la communication, et pas seulement de la prose, quand il demande à Nicole ses pantoufles et son bonnet de nuit. Rien de fâcheux ne s’est produit quand la science et la technique ont parlé de communications téléphoniques, de Postes et Télécommunications, de communications spatiales, etc. Le mot prenait un sens nouveau, précis, qui n’entraînait aucune confusion, la langue vivait sa vie. Quand, par contre, l’entreprise, le commerce, les médias, la formation se sont mis à galvauder ce mot par extension illimitée, quand, jouant à la fois sur sa connotation scientifique et technique et sur ce qu’il entraîne d’implications subjectives, ils lui ont peu à peu conféré un statut d’activité autonome en parlant, par exemple, de stages de communication, quelque chose de grave est apparu : une sorte d’invasion des consciences par une donnée confuse à laquelle elles se sont senties vaguement associées et à laquelle, pourtant, elles sont demeurées étrangères.
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Un statut d’activité autonome, certes, mais surplombante. La communication est une courroie de transmission du pouvoir. Elle fabrique une socialité virtuelle qui puise sa matière dans les fantasmes des citoyens et sa forme dans les intérêts de l’argent mondialisé. En un sens, elle n’a rien inventé : bien des organisations de masse ont mis en œuvre les méthodes qu’elle emploie. Pourtant la différence est énorme. La puissance de l’argent qu’elle mobilise et la technique qui la démultiplie lui confèrent une plasticité qui lui permet de jouer sur tous les registres, de se déployer dans toutes les instances de l’humain, dans tous les ordres de la pensée, dans toutes les activités de l’esprit et, comme on le voit, dans toutes les sociétés. Et maintenant, il faudra nous y faire, rien ne lui échappera plus. À moins que…
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La communication, en effet, ne parle jamais que d’elle-même. En témoigne cette publicité pour une société d’assurance qui ne cesse de mettre en scène un client mécontent, d’allure franchouillarde, sorte de râleur professionnel qui rêve de prendre en défaut le directeur de la succursale qu’il fréquente et n’y parvient jamais. C’est très bien vu. Les revendications du client sont dérisoires et il est manifestement de mauvaise foi. Les gens de l’assurance, eux, patients, paisibles, gentiment ironiques, l’attendent tranquillement, certains d’avoir dans leur carquois les flèches commerciales qu’il leur faut pour repousser les assauts du mécontent. Saynète drolatique qui n’est pas sans intérêt. Si c’est une célébration de l’entreprise, elle est bien naïve. Est-ce autre chose ? Un lapsus ? Un cheval de Troie sorti d’un ordinateur pour prendre l’air ? Grossissez un peu l’image : ce bonhomme, c’est vous, c’est moi, c’est n’importe quel travailleur, n’importe quel citoyen. C’est l’Enfermé. C’est le Fasciné. C’est le Projectif. Qu’y puis-je, moi ? C’est le citoyen de la modernité/merdonité. Comment il en est arrivé là ? L’autorité, la coercition, la séduction – la coer-séduction disait un sociologue -, on peut imaginer tant de cocktails ! Il s’est jeté dans un langage comme l’oiseau dans le filet. Il s’y débat et, s’y débattant, s’y emprisonne de plus en plus étroitement.
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Lapsus ? Cheval de Troie ? Dénonciation clandestine ? Peut-être, mais le contraire aussi. Démonstration de force démultipliée, à la manière des fusées du 14 juillet qui engendrent interminablement leurs nouveaux bouquets. Ce crétin râleur bave devant le fric, devant l’organisation bovine qui l’accable et le rassure en même temps. Je le regarde ou, plutôt, je regarde en lui les progrès du pouvoir qui l’anéantit, je vois se dissoudre comme du sucre son espoir d’être jamais quelqu’un. Mais que fais-je d’autre à cet instant que subir ce qu’il subit, que reconnaître ce qu’en le vénérant ou – c’est kif-kif ! – en le maudissant, il reconnaît ? Je suis comme lui, je suis aussi absorbé que lui. Plus encore même, puisque la chose qui l’occupe et l’obsède, je peux, moi, la voir en lui. Comme mon lecteur, si le mécanisme ne se brouille pas, avant de la voir dans ce bonhomme, la verra aussi en moi, jusqu’à ce que l’ami à qui il racontera l’affaire…
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Une seule question se pose, une seule sérieuse. Est-ce que ça va s’arrêter ? Est-ce que ça peut s’arrêter ? Et là, je ne peux éviter de reproduire un paragraphe de ce Marché, écrit il y a presque dix ans : « En 1934, Aragon s’attaquait à un livre qui allait devenir le premier roman du cycle du Monde réel : Les Cloches de Bâle. Il avait commencé par ce qu’il connaissait le mieux, l’évocation de son enfance et la description de la société bourgeoise. Les cent premières pages, brillantes et décourageantes, racontent les aventures galantes d’une demi-mondaine, Diane de Nettencourt, sur fond de magouilles politiques et de coups financiers. Ces pages, il les lut un jour à Elsa. Il a raconté lui-même la scène : « Quand j’eus fini ma lecture, tu gardas un assez long temps de silence, cela se passait rue Campagne-Première, je m’en souviens comme si j’y étais. J’eus le temps de penser plusieurs choses. Puis tu me dis très simplement : et tu vas continuer longtemps comme ça? » Il en finit alors instantanément avec les aventures de Diane, fit de ce prénom le titre de la première partie du roman et se lança dans la deuxième, y mettant en œuvre un autre régime d’activité de la conscience. Ce fut Catherine, et le vrai début des Cloches de Bâle. »
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« Et tu vas continuer longtemps comme ça ? » C’est la seule réponse possible aux mauvaises questions que je viens de poser. Si ça va s’arrêter, en effet, je ne le sais pas. Si ça peut s’arrêter, je ne le sais pas. Je sais bien, par contre, qu’au fond de moi je ne désire pas que cela continue comme ça, même si je ne trouve pas les forces nécessaires pour y travailler, et si, d’en sentir si peu, le désir lui-même hésite. Tout cela me dépasse, je ne puis faire comme si cela ne me dépassait pas. Mais si quelqu’un m’interroge, alors, peut-être, j’aurai la force de répondre. Et, à mon tour, d’interroger.
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L’Enfermé. Le Fasciné. Le Projectif. Ah ! la fête quand quelqu’un échappe à cela ! Et comme on se fout de savoir comment il vit, à quoi il croit, pour qui il vote ! Mon ami, le peintre Michel Thompson était ainsi. Il avait depuis longtemps coupé les ponts avec la politique, mais sa jeunesse militante le rappelait parfois à l’ordre. Quand il y avait de l’élection dans l’air, il invitait les amis dans son appartement-atelier de la rue du Commerce – il insistait : il avait aussi des copains, mais les amis, c’était autre chose – et les interrogeait sur leur vote. Parfois il ouvrait la télé et, pour nourrir le débat, leur faisait écouter un peu de politique. Michel secouait la tête comme un cancre qui, décidément, n’y arrive pas. Puis il se levait, un peu penché en avant par les rhumatismes, écartait les bras dans un geste d’impuissance désolée, les laissait retomber lourdement sur ses cuisses et nous disait invariablement : « Moi, ces mecs-là, j’ai beau faire, je ne comprends pas ce qu’ils disent. »
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Il n’avait d’ailleurs pas compris grand-chose, Michel. Il n’avait pas compris pourquoi Maeght, qui l’avait remarqué très jeune et avait exposé ses toiles avec celles de Braque et de Bonnard, voulait à tout prix qu’il fasse de l’abstrait : alors, comme il ne comprenait pas, il avait quitté Maeght. Il n’avait pas compris non plus pourquoi des peintres et des écrivains qui n’avaient pas leur langue dans leur poche devenaient de si adorables moutons quand Laurent Casanova, oracle de la culture dans le PCF des années cinquante, racontait que tous les grands artistes étaient forcément progressistes, même et surtout Balzac. Alors, sous le regard encore plus épouvanté que furieux de Fougeron, il avait expliqué à Laurent Casanova qu’il ne comprenait pas, puis l’avait quitté, lui, le PCF et les moutons.
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J’ai repensé à Michel en lisant, dans Le Monde, une interview de Pascal Lamy. En rassemblant mon énergie, quelques lectures et beaucoup de vanité, j’arriverais peut-être, vaille que vaille, à articuler quelques objections qui laisseraient imaginer que j’aurais un peu compris. Non. Au fond de ce que j’aurais un peu compris, on verrait surtout ce que je n’aurais pas compris du tout, et cela ferait oublier le reste. Pascal Lamy m’explique que notre problème national tient à la contradiction entre une pensée française « fondée sur une ambition spécifique à la France » et un « monde où ce qui compte de plus en plus est la performance économique et sociale » : en quoi y a-t-il contradiction quand une ambition, un désir, une pensée refuse un état de choses ou entend le transformer ? Un socialiste peut-il s’étonner de cette supposée contradiction ? La « névrose française », continue l’ex-patron de l’OMC, c’est donc « d’avoir le corps quelque part et la tête ailleurs […] une partie du pays est mondialisée dans son corps, mais cette partie-là a renoncé à faire la pédagogie du rapport au monde et à l’Europe. » La névrose, c’est quand le corps ne commande pas à la tête ? Si cette partie-là a renoncé à faire de la « pédagogie », n’est-ce pas précisément qu’elle n’est mondialisée que dans son corps, c’est-à-dire dans les comportements qui lui ont été imposés et qu’elle n’approuve pas, et nullement dans son désir, et nullement dans son intelligence, et nullement dans sa volonté ? M. Lamy aurait-il jamais fréquenté les grandes écoles et l’OMC si son esprit ne s’était accordé à ces projets ? « Comprends rien ! », bougonnerait Michel Thompson. Et Gaston Miron, le poète, le Québécois, autre complice, aurait hurlé : « Min vieux, ça a pas d’bon sens ! »
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Je peux comprendre un peu, finalement. Surtout quand Pascal Lamy explique que le pessimisme français résulte de la distorsion entre cette « ambition spécifique à la France » et la « réalité ». Quelle réalité ? L’ensemble des comportements imposés par le train du monde, par le mouvement des affaires, ces chaînes que des battus agressifs feignent d’avoir marchandées à la bijouterie bobo du coin ? C’est ça la réalité, potaches prétentieux ? Attends un peu, le corps, par-dessus le marché, c’est l’économique et le social ? Qu’est-ce que c’est que cette organisation mondiale du bordel qui, dans le corps, par-dessus le marché du marché, ignore tout ce qui n’a rien à cirer de l’économique, et d’abord le sexe, et d’abord la mort, et d’abord la finitude, et d’abord l’infini ?
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Oh oui ! J’ai compris ! Mais ce que j’ai compris, je n’arrive pas à le comprendre. C’est le « parti pris des choses », mais vraiment pas à la manière de Francis Ponge ! Pas pour les saluer dans leur singularité, pas pour les laver de l’habitude et leur restituer leur juvénilité, leur étrangeté, leur force narquoise… Ça, c’est Michel Thompson qui le faisait, dans sa première manière, cette attention presque amoureuse aux tasses, aux assiettes, aux couverts, tous ces humbles objets comme autant d’empreintes de l’inconnu, familières et sauvagement glorieuses. Les choses, pour la merdonité bourgeoise triomphante et déjà, merci Seigneur, en voie de décomposition, ça n’a rien à voir avec Ponge. Les choses, pour ces malheureux, c’est ce qu’on peut mettre de soi, sans s’appauvrir, à la brocante universelle, c’est la bricole, la gnognote qu’on peut très économiquement, très rationnellement partager puisqu’elle ne vaut rien et qu’on n’y perdra rien. Les choses, c’est la démarque universelle des émotions, des sentiments, des mots. Les choses, c’est la petite banque de satisfactions moyennes qu’on cogère avec d’autres acnéiques du désir avant de rentrer chez soi pour se lugubrer d’insignifiante solitude.
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Najat Vallaud-Belkacem explique à la télé qu’elle veut rendre leur dignité à ceux des banlieues. Mazette, rien que ça ! Ministre du Sauvetage, du Sens et du Salut ! Elle se prend pour Dieu la Mère, ou quoi ? Se rend-elle compte qu’elle tient le langage d’une dame d’œuvres des années cinquante ? Vive la modernité ! À propos, comment ça se passe au ministère ? Y a-t-il une direction générale de la Dignité ? Des courbes de dignification? Des colloques sur l’endignement, avec perspectives à court et moyen terme ? Est-ce qu’on a pensé à dégager un budget Dignité ? Devant une idée pareille, on se protège, on ricane. Parce que c’est terrifiant. Puis la colère se pointe. Ceux qui viendront rendre sa dignité au vieux banlieusard que je suis, je leur conseille de numéroter préalablement leurs abattis ! Ceux ou celles, bien sûr, on n’est pas paritaire à temps partiel, quand même, faut pas pousser ! Puis la colère se tire. Sidération. Ils se serviront donc de tout ? Tout sera donc bon pour la gagne, tout ? Qu’espèrent-ils ? Ne voient-ils pas qu’ils creusent leur tombe dans le cœur des gens, pelletée après pelletée ? Non. Ils ne le voient pas, ils ne voient rien, ils ne voient plus que leur aveuglement. Se mettre dans le crâne qu’on va donner de la dignité aux gens, ou leur en rendre, ils trouvent ça normal. Ils récitent leur code, ils pensent que ça va marcher, donc que ce sera bon. Ils sont hors sol, hors ciel, hors tout. Intox totale. Les souvenirs, privilège de l’âge. Les loufoques d’Alger en 1960 ? Des enfants de chœur. Enfin ! À supposer que quelques verres de Morgon vous aient déclenché ce délire, et que vous prendre pour saint Jean-Paul II vous remonte le moral trois minutes, vous vous voyez partir à la télé avec votre chauffeur pour aller expliquer ça ? Vous vous voyez écrire sur votre agenda : « Penser à donner de la dignité au 9-3. En parler à NVB. » ? Vraiment je n’en veux pas à cette jeune femme dont les ruses crèvent si gentiment les yeux et dont l’habileté ferait presque de la peine. Mais stop ! Elle va à la catastrophe. Faites confiance là-dessus à l’expérience, il faut aider Najat. Avec des idées pareilles, elle est mal barrée, urgent de lui demander où elle les a trouvées. Toute l’équipe doit l’aider, Manuel Valls en tête, et, à cette occasion, se poser quelques questions auxquelles Stéphane Fouks ne saura pas répondre. Ce n’est pas du tout, mais alors pas du tout, que j’aie envie de porter secours au gouvernement socialiste. Le plus simple serait de le laisser faire : ni vu ni connu, rendez-vous dans le fossé. Mais pas possible. On ne peut pas rire avec ces choses-là. Que voulez-vous ? Tout le monde a sa dignité, tout le monde.
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Vous allez croire que je me moque du monde, ou que je suis gâteux. M’en fous. Je propose à Manuel Valls de consacrer la totalité du prochain conseil des ministres à un débat sur la question de savoir si un être humain peut rendre sa dignité à un autre. Ceci n’est pas une blague à tabac, dit Magritte. Les citoyens qui, éventuellement, comprendraient ce que je veux dire et faire ne seraient pas nécessairement plus vicieux que les autres, ni moins utiles. Côté pratique, je ne souhaite pas participer à l’opération, trop de travail au jardin. Aucune exclusivité sur l’idée, même Stéphane peut s’en emparer, ça sera le début de sa période anti-communicationnelle. Enfin, si tout ça supposait une rencontre, pas de blème. Ancien combattant, j’ai le métro gratos.

(4 mai 2014)

Bigoterie citoyenne

LE MARCHÉ LXIV

 Ne larmoie pas en souriant.
Blaise Cendrars
 

Ce sculpteur, il y a bien longtemps, vu à la télévision. Il travaille la matière plastique en fusion. Elle descend lourdement un plan incliné avant de s’affaisser sur la table de métal où, les mains fortement gantées, il a quelques secondes pour la modeler. « En si peu de temps, s’étonne le journaliste, vous pouvez concevoir une œuvre ? » « Je ne conçois rien du tout, répond-il. Je regarde la matière plastique. Elle ne coule jamais de la même façon. Je me pénètre de sa manière d’être et, autant que je le peux, je l’aide à prendre la forme qu’elle me semble appeler. »
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Quelle meilleure image de l’éducation, de la formation, peut-être même de l’amitié et de l’amour ? À cela près, bien sûr, que, là, rien n’est inerte, que tout y est réciproque, que l’œuvre y demeurera inachevée, qu’il ne s’agit pas d’œuvre, d’ailleurs, mais de transmission de la vie, de célébration de la vie. J’aurai toujours eu comme en surplomb ce rêve de formateur, discutable comme tous les rêves, qu’alimentait déjà, à quinze ans, dans la colonie de vacances, mon rôle de moniteur. Je ne sais rien de plus beau, de plus vrai que l’attention que l’on porte à ceux à qui, comme on dit en italien, on veut du bien. Là-dessus, autant essayer de faire vaciller le granit, je ne bougerai pas d’un iota, et si le monde entier me contredit, le monde entier est idiot. Amare est velle bonum, aimer c’est vouloir le bien, et merde ! [Toutefois, à l’abri de ces crochets, je dois reconnaître que c’est rarement dans les lieux d’importance que cette formule m’est sortie de la bouche. Elle s’acclimate mal à un conseil d’administration, à une réunion d’anciens combattants, à un bureau de vote le soir du dépouillement. Amare est velle bonum, voilà une idée qui ne me viendrait pas non plus en lisant Le Nouvel Obs ou le Monde de Nathalie Nougayrède, la dame qui « ose les valeurs». Les pensées de ce genre sont faites pour les cimes et les souterrains, pas pour le Grenelle des bonbons à la menthe ou la modernisation de la poste. Les jardiniers sont formels. Ces vérités-là, si on ne les laisse pas dans les couvents, où personne ne les fatigue, il faut les planter en pleine terre, même un peu fangeuse, dans des endroits beaucoup moins pieux où elles donnent d’étranges fleurs montées des profondeurs, de profundis comme on dit aux enterrements en croyant que c’est triste. L’ambiguïté, je vous jure, c’est la copine du vrai : et le trouble, c’est le terreau du simple.]
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L’attention à l’autre. Pas pour lui renouer son cache-col. Pas pour l’aider à préparer son entretien d’évaluation. Pas pour le protéger de la souffrance, c’est risible. Ni de la connerie, elle est en nous. Ni de la solitude, on l’y enfoncerait. Pas pour le comprendre, surtout pas pour le comprendre. Pas pour le convertir. Pas pour le rassurer. Pas pour le sauver, c’est grotesque. Pas parce qu’il le faut. Pas par humanisme, pas par compassion, ces fourriers de la volonté de puissance. À cause d’une espèce particulière de fun très menacée dans nos régions : le voir arriver tout faraud sur le plan incliné, le voir glisser, déraper, dégringoler, pirouetter comme un ours en peluche ; considérer, en le contemplant, que le cassage de gueule est inéluctable et imminent puis, soudain, se laisser attraper par quelque chose d’inattendu dans sa manière d’aller à la catastrophe, ou de touchant, ou de drolatique, ou d’absurde, ou de plus désolant que la moyenne ; sentir alors ses connexions mentales et affectives en état d’alerte rouge ; se persuader qu’il est horriblement déraisonnable d’imaginer que l’infime détail aperçu, ou enregistré, ou pressenti, puisse être de nature à faire se casser la gueule au cassage de gueule ; se traiter de moins que rien, de réactionnaire, d’humanophobe, de socialiste ; savoir pourtant que c’est vrai, qu’il y a eu un déclic, qu’il y a eu un truc, qu’il y a eu un flash ou un clash entre le temps et l’éternité, et voir, clair comme le jour, sans pouvoir en aucune manière le prouver ni à son percepteur ni à sa belle-mère, et sans qu’il y ait d’ailleurs la moindre utilité à le faire, que tout ce qui était vrai une seconde avant cette perception-là est devenu faux, véritablement faux. « Être un homme, c’est pouvoir infiniment tomber »
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Le point de bascule, le point de danger, le point de grâce, voilà ce que guette le sculpteur quand la grosse vague de matière plastique commence à s’affaler voluptueusement sur la table d’acier. Attention diffuse : il va être surpris, il le sait, mais par quoi, comment, quand, où ? Que ressent-il à cet instant, l’artiste ? Rien de ce qu’imaginent les aimables passeurs de petits gâteaux dans les émissions culturelles de France Inter, rien qui soit de nature à alimenter leurs flatulences lexicales. Sont-ils touchants quand ils s’écrient « bordel de merde ! » sur ce ton de délicatesse distinguée ! L’artiste, lui, selon moi, ne sent rien, c’est pourquoi il est si facile de faire critique d’art. Il sent ses gants sur ses mains, ses pieds dans ses chaussures, quelque dent peut-être qui le taquine, quelque émotion ordinaire qui le pelote. Il est un téléphoniste, un employé préposé à l’accueil, une bonne volonté qui va se planter, forcément se planter, et qui s’y résigne. Il sent ce que tout le monde sent : sa supportable misère. Sa limite, en somme. Sa contingence, si l’on veut. Un peu d’entrain sur un peu de fatigue, un peu de fatigue sur un peu d’entrain, remettez-nous ça, patron !
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Il regarde couler son plastique. Pourquoi est-il allé inventer ce machin-là ? J’imagine que tout à coup un détail le préoccupe, un détail incurablement matériel, un agencement technique à perfectionner, quelque chose de trop grand à faire plus petit, quelque chose de trop carré à faire plus rond. Et çà, ça lui prend la tête pour de bon. Jusqu’à ce que cette pâte blanchâtre qui recouvre lentement l’acier, il la voie. Celle-là, pas celle d’hier, pas celle de demain. Celle-là qui vient de se révéler, lourde de sens, de vérité, d’avenir. La pesanteur du destin dans la légèreté de l’instant : deux fois insupportable.
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Ce qui se produit alors s’appelle l’échange. Pour qu’il y ait frontière, il faut qu’il y ait un pays de part et d’autre, n’est-ce pas, donc deux pays. Pour qu’il y ait limite, il faut qu’il y ait un en deçà et un au-delà de la limite. « Ces choses-là sont simples » dit Victor Hugo. Une limite, ce n’est pas une fin, un couvre-feu, une extinction, une mort. Il n’y a de limite que parce qu’il y a de l’illimité. Il n’y a de limite que parce que ça n’arrête pas de commencer, et parce que cet excès, qui n’a scandaleusement demandé son avis à personne, dépasse non seulement notre médiocre entendement, mais aussi celui des anciens élèves des grandes écoles, des grands élèves des anciennes écoles.
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Cela s’appelle l’échange oui. Le bonhomme artiste, le quidam artiste se retient de toutes ses forces de franchir la limite. Les cultivés qui batifolent dans les émotions radiophoniques leur assiette de petits gâteaux à la main, ils le soûlent, ils le gavent, ils le gonflent, ils le font marrer. La limite, il sait qu’il ne la franchira jamais. Pour mettre en mémoire l’au-delà de la limite, il lui faut camper dans son en deçà avec ses crayons, ses pots de peinture, son dégueuloir à matière plastique, ses potes, ses copines et quelques bouquins qui ne valent pas la peine d’être prêtés.
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Cela s’appelle pourtant l’échange. Car la matière plastique, elle, il l’a vue prendre ses grandes distances et se carapater de l’autre côté de la limite. Ou plutôt, non, il ne l’a pas vue partir. Il a vu son départ. La traîne d’une robe dans une porte, vivacité de l’étoffe. Et ses mains gantées, gantées et irréfléchies, ont immédiatement imprimé ce mouvement à la masse pâteuse qui commençait à tout oublier : elle ne durcira pas idiote. De l’en deçà de l’artiste est né l’au-delà de l’œuvre. Mais ça, c’est du commentaire, il n’a pas de temps pour ces bêtises. Il est rentré dans son terrier ; ce truc carré, il faudra vraiment l’arrondir.
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Quelle superbe occasion m’offrirait ce sculpteur de revenir, une fois de plus, à mes chères sessions de formation ! La métaphore coulerait plus aisément que la matière plastique. Ces hommes et ces femmes dans le huis-clos du séminaire, ces conformismes d’hier, d’aujourd’hui (et de demain) empilés sur nos tables, l’urgence de saisir le point d’inquiétude et d’authenticité, de « donner forme » à ce qui nous réunit, j’aurais vraiment toutes les raisons de m’imaginer sculpteur.
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Eh bien ! Non. Date de péremption dépassée. Prendre congé de ces souvenirs, même si ce n’est pas facile. Les laisser dormir dans les archives de mon cœur. L’évidence ne m’est pas venue d’une illumination intérieure, mais d’un projet de loi sur la formation professionnelle qu’on m’a mis sous les yeux et qui m’a persuadé, sans laisser la moindre place au doute, que la perspective que je défends est désormais définitivement fermée et, avec elle, l’espoir de garder, au flanc d’une société malade, une sorte de cathéter de liberté. Certes, cette vision maïeutique n’a jamais triomphé. Elle est restée une protestation, une provocation. Mais elle pouvait exister, rien d’officiel ne s’y opposait. Elle ne le peut plus. L’étanchéité du dispositif est désormais parfaite. Le marché, les besoins du marché, le pouvoir du marché, le réalisme du marché, voilà la seule chanson qui sera autorisée. Avec les deux couplets habituels, l’un, hard, pour les patrons, l’autre, soft, pour les syndicats, mais tout le monde se retrouve au refrain et, probablement, au restaurant.
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Entre le rêve et l’action, disait Berque, il ne faut pas que « l’alternance reste lâche ». Si je chantais plus longtemps ma romance nostalgique, mes pieux souvenirs me détourneraient du présent. Les bienveillantes connexions de ma mémoire m’ont remis sur la trace d’une pièce du dramaturge autrichien Fritz Hochwälder, Sur la terre comme au ciel, vue à vingt ans, qui traite des missions jésuites établies au Paraguay à partir du XVIe siècle, les fameuses Réductions, où les Pères accueillaient les indigènes tout à la fois pour les évangéliser et les protéger des chasseurs d’esclaves. L’action se déroule en 1767, après qu’un accord tout entier au profit des Européens eut établi que les Réductions devaient passer sous le contrôle des autorités coloniales portugaises du Brésil. Le sujet apparent est le drame de ces Jésuites, pressés d’obéir par leur Ordre, mais qui ne peuvent se résoudre à abandonner les Guaranis à la condition d’esclaves à quoi leur départ va forcément les conduire. Derrière cet épisode historique, se profile une question inquiétante : dans un monde de violence et de haine, peut-il exister durablement des oasis de paix ? Pourquoi ne pas me l’avouer ? La formation et le patronage de Montrouge auront été pour moi ces oasis, l’une et l’autre m’auront rapproché des êtres et écarté du monde : le paradis. « Et s’il était à refaire, je referais ce chemin. » Certes, mais ces souvenirs-là, il est temps désormais de les mettre à distance et de réinvestir dans le combat ce que je leur dois d’énergie : ce ne sont pas des drapeaux blancs, ce sont des bombes à retardement.
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Le plus important dans le projet de loi qui transcrira l’accord national interprofessionnel du 14 décembre 2013 n’est pas ce qu’il propose, mais ce qu’il sous-entend et ce qu’il interdit. On approuvera l’idée du « compte personnel de formation » dont chaque salarié pourra bénéficier, quel que soit son statut, tout au long de sa vie professionnelle. On n’aura pas la cruauté de souligner que 150 heures allouées pour toute une carrière font un peu moins d’un mois d’activité professionnelle. On se réjouira de voir inscrite dans la réalité l’idée de lifelong education ou de lifelong learning défendue par les spécialistes de la formation et, notamment, par ceux de l’Unesco. On se féliciterait donc de ce projet de loi s’il n’enterrait en silence la signification même de la formation professionnelle et si les dispositions qu’il contient, comme les buts qu’il se propose, ne témoignaient d’une évolution de la vie sociale bien plus significative que celle où les conformismes symétriques de la querelle du mariage pour tous voulaient voir un tournant de civilisation.
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Depuis les origines de la formation professionnelle, divers courants ont voulu l’empêcher de sombrer dans un utilitarisme aussi vain que désespérant. Dans les cinquante dernières années, la loi Delors de 1971 et les lois Auroux de 1982 ont réaffirmé cette exigence. On vient de l’assassiner et, avec elle, bien au-delà de la formation et des entreprises, un symbole majeur de la vie collective.
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La loi de 1971 concernait à la fois les entreprises et les salariés. Elle voulait favoriser le développement des premières, mais aussi l’émancipation des seconds. Elle s’inscrivait ainsi dans le climat de recherche qui, depuis Mai 68, s’était emparé d’une société en proie à toutes les contradictions. Jeune formateur, j’ai chaleureusement soutenu cette loi avant d’être épouvanté par la rapidité avec laquelle le patronat la vidait jour après jour de ce qu’elle avait de meilleur, puissamment aidé en cela par l’activisme de toutes sortes d’officines et la stupéfiante passivité des responsables politiques qui l’avaient instaurée. D’entreprise en entreprise, je mesurais le progrès des dégâts, alarmé par la facilité avec laquelle de nouvelles théories s’imposaient, stupéfait de les voir entrer comme dans du beurre dans la conscience molle des salariés qu’elles éblouissaient sans l’éclairer et droguaient sans la nourrir.
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Bien conçue, cette loi Delors fut en effet très mal défendue. L’histoire de la formation professionnelle, à partir de 1971, est celle d’une dégradation, d’une banalisation, d’une fuite du sens. Elle accompagne et reproduit, à sa manière, l’invraisemblable série de capitulations devant l’argent qui n’a cessé, sous tous les gouvernements, de ponctuer la vie politique et à laquelle la gauche, de la « réconciliation des Français avec l’entreprise » souhaitée par François Mitterrand au récent « pacte de responsabilité » courtoisement proposé par François Hollande, n’a jamais manqué de verser son obole ni de l’orner de toutes sortes de justifications contournées. L’improbable épisode de la loi sur l’expression des salariés, fleuron des lois Auroux, juste avant le virage politique de 1983, est aujourd’hui un souvenir presque tragique. Cette loi sonnait juste, plus juste encore que la loi Delors : elle fut massacrée encore plus vite qu’elle.
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Auroux avait vu clair. Il avait compris comment devaient s’articuler le progrès des entreprises et l’élargissement de la condition salariale. Il avait compris que l’expression est le cœur même de la formation, son principe, son moteur, sa charte. Il avait compris que le développement accéléré des techniques et la férocité de la compétition économique exigeaient qu’on leur opposât ce contrepoids. Que, maltraités par la modernité, les équilibres sociaux et culturels ne pourraient se rétablir si les salariés n’exprimaient pas les questions que la vie de l’entreprise leur suggère – questions sur eux, sur elle, sur le monde où ils vivent -, s’ils n’apprenaient pas à regarder bien au-delà de l’utilité immédiate qui fascine les patrons, bien au-delà aussi des revendications à quoi se limite trop souvent l’horizon des syndicalistes. Loin des embrouillaminis prétentieux et serviles de la littérature d’entreprise, cette loi permettait aux travailleurs d’exprimer leurs inquiétudes, leurs doutes, leurs colères et, par là, de peser sur la vie collective. Auroux avait compris que, grâce à l’expression, l’entreprise pouvait réapprendre à respirer et, peu à peu, se refaire plus humaine, plus ouverte, plus vivante.
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Ce fut une exécution. Les patrons ont condamné Auroux, les syndicalistes ne l’ont pas défendu : les uns et les autres craignaient pour leur pouvoir, pour leurs manies, pour leur importance, pour leur confort, pour leur silence. Surtout ne pas ouvrir les fenêtres ! Surtout ne pas aérer ! Surtout pas la vie ! Surtout pas la parole ! Tout, mais pas la vie ! Tout, mais pas la parole ! Le management, les libéraux, les socialistes, toutes les tisanes que vous voulez, mais pas la parole ! Jamais la parole ! La politique, mais pas la parole ! L’information, mais pas la parole ! La démocratie, mais pas la parole ! Les grands patrons rugissaient que jamais ils n’appliqueraient la loi sur l’expression des salariés, ils m’expliquaient en s’embrouillant pourquoi et comment elle allait anéantir l’entreprise : je voyais surtout qu’elle menaçait les protections accumulées en eux et que la seule idée d’avoir à franchir ces barrages de vanité pour dire ce qu’ils pensaient, ce qu’ils pensaient vraiment, pour dire simplement ce qu’ils pensaient vraiment, pour oublier une seule fois la putain d’autorité qui avait fait d’eux d’éternels petits enfants savants, pour ne plus être, un instant, les grands élèves d’une putain d’ancienne école attendant qu’une putain de bonne note leur garantisse une putain de réussite, cette seule idée, je voyais qu’elle les terrifiait plus que ne l’auraient fait trois cents dragons déchaînés. Et je sentais que quelque chose allait bientôt disparaître, mais que l’agonie serait longue. Il n’y avait rien à regretter, mais pas de quoi pavoiser.
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On lit ceci dans le projet de loi : « Le compte personnel de formation peut servir à financer des formations permettant d’acquérir des compétences attestées (qualification, certification, diplôme) en lien avec les besoins de l’économie prévisibles à court ou moyen terme et la sécurisation des parcours professionnels des salariés. » Le diable n’est pas ici dans les détails mais dans une extrême violence cachée dans une infime nuance. Ainsi voit-on « les besoins de l’économie prévisibles à court ou moyen terme » entrer dans la loi avec le statut de référence. Besoins de l’économie prévisibles par qui ? Pour qui ? Dans l’intérêt de qui ? En fonction de quels projets ? Pour quelle visée civilisatrice ? Substantialisation de l’arbitraire, de l’arbitraire le plus complet, le plus égoïste, le plus bête, le plus snob, le plus absurde, le plus pathologique. Promotion du dégueu, de l’inavouable, de l’innommable, à qui une grenellisade accorde un rond de serviette officiel à la table de la République, et qui devient le critère majeur de la formation professionnelle au moment précis où, virées comme des malpropres, la tentative de Jacques Delors, qu’il n’a pas soutenue avec assez de pugnacité, et celle de Jean Auroux, anéantie par les amis d’Yvon Gattaz – alors président du CNPF et père de l’actuel président du Medef -, disparaissent sans laisser de traces. De Jean Auroux, en effet, le nom apparaît une fois, en lanterne rouge, au bout d’une phrase. De la loi de 1971, dont le père n’est pas nommé, il est dit : « L’accord du 14 décembre est appelé à imprimer une marque décisive pour notre système de formation professionnelle, revenant par certains aspects à l’esprit de l’accord initial de 1970 et de la loi fondatrice de 1971, et les adaptant aux exigences d’une économie et d’un marché du travail qui ont profondément changé depuis quarante ans. » Certains aspects adaptés, tous les Jésuites ne sont pas à Rome, ni au Paraguay ! Il paraît qu’en première lecture les députés ont voté la loi à main levée, sans discussion. Ils eussent mieux fait de la voter à tête baissée.
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Réalisme ? Non. Capitulation. La même, en infiniment plus grave, que celle des responsables de formation qui, sur l’ordre de leur direction, n’appliquaient pas la loi Auroux. Faut-il redire l’évidence ? Que personne n’attend d’un gouvernement qu’il triomphe des forces qui écrasent le monde ? Ni même qu’il modifie de manière significative le rapport de force? Le marché est là, il nous occupe, il est puissant, multiforme, vicieux, pervers, imprévisible, il aime la mort, la trouille, l’ordre, les prix de vertu, les classements, les carrières et les couillons qu’il couillonne. Je demande quoi à un gouvernement ? Qu’il sache et qu’il dise que c’est l’occupation, qu’il la haïsse, qu’il la combatte et me donne envie, pour ma modeste part, de la combattre aussi. Le reste, mots, valeurs, commémorations, fines analyses de cerveaux bien irrigués et gravement déconnectés, c’est de la tambouille. Le voient-elles, les supposées élites, que c’est l’occupation ? Comprennent-elles, ou non, qu’une contre-poussée d’expression est plus urgente encore, infiniment plus urgente qu’il y a trente-deux ans pour contenir l’effroyable propagande que co-fabriquent la rationalité sans raison de la technique et l’avidité démente des financiers ? Cette expression des salariés et des citoyens, personne, évidemment, ne demande au gouvernement de l’organiser : ce serait pire que tout. Mais quand existent, dans la loi, des dispositions qui la favorisent et, en tout cas, ne l’empêchent pas, les ignorer ou les supprimer parce qu’on a peur du marché et/ou qu’on veut lui faire plaisir, c’est montrer qu’on a un mauvais esprit.
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Que feraient-elles, ces élites, si elles comprenaient vraiment ? Que nous suggéreraient-elles ? Ceci. Que nous devons supporter ce que nous ne pouvons pas changer. Que nous devons changer ce que nous pouvons changer. Que nous devons avoir la lucidité de ne pas confondre les deux situations. En somme, que nous devons nous faire stoïciens, en tout cas stoïques. Parce que c’est l’occupation, et donc la guerre. C’est cela qu’il faudrait dire aux enfants : que la vie est occupée par de la non-vie. Et le leur montrer. À mon avis, ce serait encore plus utile que de leur expliquer le zizi et les nichons même si, je l’espère, ce précieux enseignement leur offre une occasion rêvée de se poêler deux fois comme des baleines : parce qu’ils trouvent ça marrant et aussi – il ne faudrait pas que leurs dévoués enseignants se méprennent -, parce qu’ils sont passablement au courant. L’esprit des enfants, selon moi, la première urgence serait de le laisser reposer comme une pâte à crêpes pour que le lait de leur intelligence se mêle à la farine de la vie. Il suffirait de leur montrer le monde comme il est, sans mensonge ni dramatisation, sans parti pris ni préjugé, et de les laisser chercher dans leur cœur ce qui, là-dedans, vaut quelque chose et ce qui ne vaut rien. Leur suggérer de faire le départ, au fond d’eux, entre ceci et cela. Belle expression, faire le départ. S’ils se donnent le droit et la liberté de cette distinction, de ce départ, c’est toute leur vie qui va être un départ, ils ne seront plus collés à eux-mêmes, ils se donneront de la marge, du souffle, ils seront vaccinés contre toute espèce de propagande, leur esprit et leur cœur pourront s’envoler. Une démocratie devrait peut-être pouvoir supporter ça, non ? Et, en plus, ce départ, ce double départ, distinction et voyage, ils auraient le sentiment de le faire ensemble, gars et filles. Je ne voudrais pas être sacrilège, mais cela pourrait peut-être créer entre eux un sentiment d’égalité au moins aussi profond que la nécessité, pour les uns, d’enfiler une robe à fleurs et l’urgence, pour les autres, de se faire grenadières.
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« Quelque chose est en train de se passer ici, Monsieur Jones, et vous ne savez pas ce que c’est. » Je n’attends pas d’un dirigeant politique qu’il me définisse ce quelque chose. Il ne sait pas mieux le faire que moi ; comme moi, il patauge, il hésite, il bafouille. Je n’exige pas de lui qu’il ne se trompe jamais, mais si je ne sens pas ses choix graviter autour d’une inquiétude centrale que je puisse reconnaître, je ne lui accorderai pas ma confiance. J’ai besoin qu’il protège en lui une certaine sorte de solitude, qu’il cherche à voir plus profond que les apparences, à penser plus vrai que les opinions, à désirer plus fort que les modes. J’ai besoin qu’il prenne ses distances, qu’il s’écarte. Ce qu’implique cet écart, je peine à le dire, mais je vois bien ce qu’il ne peut admettre : la fidélité maniaque à une idéologie mais, pas davantage, l’absence d’horizon qui tue la pensée. La défense des intérêts d’un clan, d’un groupe, d’un parti. L’ambition, quand elle n’est pas maîtrisée par une instance plus forte qu’elle, et plus noble. La stupide volonté de durer. Le souci de la carrière, verrue sur la liberté. La rhétorique facile, le langage convenu, la mondanité de l’esprit. L’angoisse de prouver, c’est-à-dire de se rassurer en inquiétant les autres. L’obsession de l’échec et l’illusion de la réussite. Le souci excessif de répondre à des exigences subalternes. Le goût du pouvoir, ennemi du bonheur d’agir. Trop d’attention portée aux opinions des gens, pas assez d’attention portée aux gens. La peur de la solitude, des grands fonds d’indifférence et de sa propre médiocrité. Le mépris des choses de l’esprit et la méconnaissance de la poésie.
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De ce projet de loi sur la formation professionnelle, je retiens qu’il a été mutilé de l’essentiel, qu’on n’y a pas trouvé de place pour le sens. M. Forget, à Louis-le-Grand, quand il comparait l’Antigone d’Anouilh et celle de Sophocle prenait une image de metteur en scène. Il nous disait que les personnages de la tragédie grecque évoluaient sous un ciel vers lequel criaient leurs souffrances, et que les mêmes souffrances, dans la version moderne, interdites de ciel par ce que nous appellerions aujourd’hui un plafond de verre, ne cessaient de se rabattre sur eux comme de mauvaises fumées qui ne se dissipaient jamais. Peut-être est-ce cela : le monde moderne se rabat sur lui-même, sinistrement, et s’étouffe. Il est confus, indistinct. À preuve, la double inflation du « réalisme » et de la morale, et cet étranglement de toute chose, avant même qu’elle n’éclose, par le jugement social. Rien n’est plus effrayant qu’un monde privé d’ailleurs : une caricature d’ailleurs, bricolée et tyrannique, s’installe aussitôt dans son ici. Angoissée d’être abandonnée à elle-même, la contingence veut se faire principe mais, incapable de s’imposer à qui ou à quoi que ce soit, ne peut qu’exhiber, de façon de plus en plus agressive, les preuves toujours plus flagrantes de son insuffisance ; enfin, sous les braillements angoissés des supporters, elle finit stupidement en valeur. Ainsi, privée de ce que l’histoire et le désir avaient inventé pour elle et lui avaient confié, la formation professionnelle est-elle réduite par des semi-habiles à un dispositif dont la compétitivité attendra, sans y croire, qu’il améliore ses performances.
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Banalisation, édulcoration, castration, à force d’observer la manœuvre, on se prendrait à prêter des raisons à ceux qui la renouvellent. Pas facile à un individu de protester, à un anonyme comme disent les gens de radio – par ailleurs empressés à nous faire savoir que c’est dans l’émission d’Ursule Monego, assistée de Frédéric Dabormoi, que les auditeurs ont été si aimablement traités – mais un ministre, un chef d’État, comment ne serait-il pas aspiré par le gouffre, comment, malgré lui, ne collaborerait-il pas à l’organisation de la régression?
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Collaborer, le mot monté tout seul du clavier aura sonné étrangement pour ma génération, induit bien des réflexes, soutenu bien des révoltes. Je n’en ai jamais abusé, mais les impressions d’enfance demeurent. En 1944, à Montrouge, ça chassait sec le collabo. J’avais mes idées, je les gardais pour moi. Les temps n’étaient pas à l’expression libre. Avant la Libération, je ne devais surtout pas parler du grand général. Après la Libération, je ne devais surtout pas parler du vieux maréchal. Collabo, c’étaient des tas de choses dans le même panier. Collabos, les filles qui avaient couché avec les Allemands ? Même si – riez, les enfants ! – je n’avais pas la moindre idée de l’activité en question, je les admirais franchement. Ce sont elles qui, les premières, ont posé à mes onze ans la question de la sexualité. Quand je les ai vues défiler dans la cour du HBM, le crâne rasé et presque nues, sous les lazzis de crapules autoproclamées résistants, j’ai eu des envies de meurtre. Collabo, le marchand de volailles, collabo pour blanchir son marché noir ? Celui-là, j’étais loin de l’admirer mais je ne le haïssais pas. Mes souvenirs sont flous, souvenirs de sentiments plus que d’événements précis. Côté haine, seules me restent dans l’oreille quelques voix sentencieuses, monocordes, leur tristesse profonde pour annoncer de fausses bonnes nouvelles, que Pétain c’était une chance, que les Allemands n’étaient pas pires que les Français. J’ai curieusement idée que ce sont là des souvenirs de souvenirs, que ces types me rappelaient eux-mêmes autre chose, que mon dégoût était récurrent, une vilaine odeur de pluie qui, depuis longtemps, montait de la terre.
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Comparaison n’est pas déraison. Quand je dis, par exemple, que la monstrueuse imbécillité que constitue la lettre de motivation instaure entre les entreprises et les salariés une relation semblable à celle qu’on trouve dans les gangs, je ne dis pas que les chefs d’entreprise sont des gangsters. Je compare seulement la lettre de motivation au pot d’entrée dont, sous forme d’un vol ou d’un crime, le candidat au gang est prié de s’acquitter ; et j’affirme que le vol ou le crime qui scelle son appartenance est exactement de la même nature que le mensonge public dont témoigne la lettre de motivation : dans les deux cas, c’est par la honte qu’on accède à la reconnaissance de l’une et l’autre institution. De la même manière, je n’établis aucune correspondance directe entre ce que j’ai vu, de mes six ans à mes onze ans, dans ma banlieue occupée et ce que je vois maintenant dans l’Occident de la mondialisation : la gravité des deux situations n’est pas de même nature. C’est entre moi et moi que j’établis la relation, entre l’enfant et le vieillard. Et je dis que l’enfant et le vieillard frémissent de la même façon devant des justifications également mensongères.
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Étrange ce mot de l’Évangile : « Ce n’est pas ce qui entre dans sa bouche qui souille l’homme, mais ce qui en sort. » Ce n’est pas vivre dans l’univers de la collaboration ou sous le règne de l’argent qui souille le citoyen, c’est l’indulgence et le crédit que sa résignation coupable accorde à ces saletés. Ces pauvres gens qui se débattaient au milieu des difficultés des années quarante, et qui, parfois, ne résistaient plus à l’énorme pression qui s’exerçait sur eux, il fallait être un niais solennel pour s’en faire le procureur. L’horreur n’était pas dans ce système D – système débrouille – qui tissait souvent avec l’Occupant des liens discutables. L’horreur, c’était quand sortait d’une bouche d’adulte, dont j’attendais autre chose, l’infâme justification. Là-dessus, l’octogénaire que je suis sent comme l’enfant que j’étais, il a horreur des justifications. Nous sommes dans ce système fondé sur l’argent, vous y êtes, j’y suis, il nous arrive de céder à ses avances, que ceux qui croient ne pas y être avec nous nous jettent la première pierre ! Il entre en nous, ce monde, par tous les pores de notre peau, par toutes nos terminaisons nerveuses, il assiège notre esprit, il infiltre notre sensibilité. Seule question sérieuse : en faisons-nous, individuellement et collectivement, notre vérité ? Il entre en nous, c’est vrai, mais en sort-il justifié ?
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Cette loi sur la formation professionnelle, je la critique au nom de ce que je sais, en vertu d’une longue et multiple expérience. Je dis que la subordination de la formation professionnelle au marché est une grave erreur, que l’alourdissement de la pression sur le monde du travail exige au contraire qu’on élargisse, qu’on approfondisse et qu’on généralise les suggestions des lois Delors et Auroux en matière de formation culturelle et d’expression des salariés, que c’est ainsi qu’on commencerait à répondre aux attentes des travailleurs. Je m’invite donc dans le débat. Je constate que l’on n’est pas de mon avis, ce qui ne me coupe pas l’appétit. S’il ne s’agissait que d’un désaccord de méthode, d’une différence de perspective, je n’insisterais pas davantage.
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Mais on me fait sentir que ces « exigences d’une économie et d’un marché du travail qui ont profondément changé depuis quarante ans » périment les efforts, pourtant modestes, des lois Delors et Auroux. On m’explique qu’il y a là une évidence objective, quasiment scientifique, partagée, d’ailleurs, à la table des négociations, par des libéraux, des socio-démocrates, des marxistes, etc. On me glisse à l’oreille que c’est par absolue nécessité qu’on bazarde la parole des salariés. On m’assure qu’on voudrait bien faire autrement, mais qu’on ne peut plus. De toutes les manières possibles, on m’explique que la difficulté des temps – est-ce que j’oublierais le chômage ? – oblige (hélas ! cent fois hélas !) à se soumettre à la loi du marché.
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Navré. Je crois le contraire. Je crois que la difficulté des temps est un excellent alibi, une opportunité historico-providentielle de curer la formation de toute perspective d’expression en sorte de ne pas gêner le marché ou, plutôt, de ne pas se gêner soi-même dans la complicité qu’on a avec lui. Pour tout dire – car, au fond, le marché, tout le monde s’en moque – je crois que c’est une occasion rêvée de se protéger de l’effrayante nécessité de penser, de créer et de vivre librement. Là, l’affaire se corse. Il ne s’agit plus d’acter un désaccord, mais de désigner une arnaque, une arnaque majeure, fort répandue ces temps-ci : se débarrasser de quelque chose qui a du sens pour se vautrer dans quelque chose qui n’en a pas en prenant l’air désolé de celui qui ne peut pas faire autrement. L’air de quelqu’un qui se voit obligé, comme dit le trouillard ou le salaud. Et il a bien raison, ce type, de se voir obligé. Comment se verrait-il libre quand il court derrière ce qui fait de lui un larbin ?
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Mais quand se voit-on obligé ? Quand on a perdu contact avec son trouble, siège de la liberté. Je ne crois pas que la liberté soit d’abord l’exercice d’un choix, moins encore l’enjeu d’un défi ou le prix de quelque compétition d’héroïsme. Ce n’est pas un état, pas une situation. Un acte, plutôt, quelque chose comme l’exploration de cette zone de recouvrement entre le monde et nous dont nous sommes les seuls à posséder la clé, et que, tout à la fois, nous trouvons et inventons. C’est là que nous installons avec les autres, avec le monde, la relation que nous sommes seuls à pouvoir établir, là que se constitue la réserve de sens et de perceptions qui inspire nos pensées et nos actes, nourrit et enseigne notre fragile liberté et donne naissance à notre regard.
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On se voit obligé quand, pour une raison ou pour une autre, on n’a pas pu ou pas voulu explorer le domaine de sa liberté. Quand on n’a pas trouvé, ou qu’on a perdu, ou qu’on n’a jamais cherché, la clef qui vous ouvre le monde. Quand on l’a laissée, ou remise, à un autre ou à un groupe et, avec elle, la responsabilité de l’inaliénable domaine dont on est le seul à pouvoir cueillir le sens.
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Le mot de celui qui se voit obligé, c’est réalisme. Dans sa bouche, c’est un mot de dépit et de ressentiment. La dimension intérieure dont il s’est dépouillé, la seule à pouvoir donner sens à sa vie, et dont l’absence l’obsède, il ne cesse de la chercher, avec une agressivité croissante, là où il sait parfaitement qu’il ne la trouvera pas.
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C’est à la mesure de l’extension en soi du domaine de la liberté qu’on peut résister à la pression du monde, non pas en rabâchant des théories ni en accumulant de l’indignation. Quand Jacques Berque, en 1968, me donnait pour conseil d’augmenter mon poids spécifique, la voie que son amitié me proposait était celle d’une solitude qui fleurit. Si nul n’est en effet capable de renverser l’ordre d’une société et d’un monde entièrement dévoués à des enfantillages aussi cruels qu’absurdes, il n’est personne qui ne puisse renverser cet ordre en soi et, en se consacrant à l’élargissement de sa liberté, porter, du même coup, la contradiction dans le monde.
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Il arrive que le démon de la polémique me rende sévère à l’égard de la militance et des militants : j’en ai pourtant connu beaucoup et estimé plusieurs. Pourtant, non, ce n’est plus de militer qu’il s’agit, au moins pour l’essentiel. Je ne suis le soldat de personne et ne me connais pas d’officier, en uniforme ou non, à qui rendre des comptes. Ma vie dans le bruit et la fureur de ce siècle, avec son bruit et sa fureur à elle : rien de mieux pour apprendre le prix du silence. La découverte d’un territoire intérieur, des bêtes sauvages qui ne le sont pas toujours, l’invention permanente, l’aridité, le mélange des genres, des soucis, des désirs. La proximité des autres, oui, mais une proximité qui se tient à distance, comme si solitude et relation croissaient ensemble. Fragilité absolue, mais quoi d’autre ? Des heurts constants, avec moi-même, avec d’autres, avec le monde. Suspendre son jugement, l’exercice est difficile : tellement plus commode de se faire le publicitaire de soi-même ou de se convoquer tous les matins à son propre tribunal ! Difficile, la patience de soi. Difficile, le refus de se juger, qui n’est pas une absolution. Difficile, cette récupération constante et ironique de soi dans l’indifférence souveraine aux ukases des donneurs de leçons et aux cris d’orfraie des émeutiers terrifiés. Difficile, mais les autres sont de plus en plus présents et le monde, ce connard, de plus en plus absent. Comme dans la formation ou au patronage mais, cette fois, plus besoin d’un refuge, d’un lieu dédié, ça joue en plein air, et en live !
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« Bigoterie ! », crient les Femen ! Elles ont un métro de retard, les Femen, voilà pourquoi elles n’ont pas eu le temps de mettre leur soutien-gorge ! La bigoterie n’est plus à chercher dans les églises, à preuve les hurlements d’indignation des cadres de l’archevêché, en tous points semblables à ceux d’un commerçant tagué, et qu’un André Frossard ou un Maurice Clavel auraient ridiculisés en quatre lignes. Elle s’est civilisée la bigoterie, Mesdemoiselles, c’est dans les hauts lieux de la politique communicancante qu’il faut maintenant la chercher, réfléchissez un peu et n’attrapez pas de bronchite ! Mon copain vicaire de banlieue, je l’entends d’ici, il m’aurait dit de sa voix un peu inquiète, avant d’enfourcher sa René Gillet 125 : « Tu sais, entre ce que font ces filles et les bourges de la messe de onze heures, si tu regardes bien l’Évangile… »
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Les petits intérêts à l’ombre des grands idéaux, la surveillance maniaque du langage des concurrents au cas où ils déraperaient, les obsessions morales féroces, la complicité du non-dit, le batifolage dans les surfaces, la justification au bord des lèvres, toute prête à être crachée, ce ton de dureté pour parler de fraternité, le langage foireux des valeurs, les sourires figés et l’incapacité d’entendre, la mauvaise foi, la mauvaise foi partout à vous en faire devenir chèvre, et cette manière de se marquer à la culotte pour surveiller celui qui, par hasard, comme disait un ballot à propos de Jean-Claude Michéa, « romprait avec son temps», ouvrez un peu vos mirettes, jolies Femen !
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Cas d’école de la bigoterie, l’affaire des ABCD de l’égalité. Quel dégourdi sans malice, comme disait ma grand-mère, militerait aujourd’hui sérieusement pour l’inégalité des garçons et des filles ? Et pourtant, quand on s’amuse à jouer les sémiologues du dimanche, on en trouve des choses !
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Sur le Portail du Gouvernement, cinq courtes vidéos enregistrées par Najat Vallaud-Belkacem, ministre des Droits des femmes, durant l’examen, à l’Assemblée nationale, du projet de loi pour l’égalité femmes-hommes. Elles présentent les différents sujets abordés par le projet de loi. La quatrième évoque notamment le programme qui, sous l’intitulé ABCD de l’égalité, veut travailler, dès la petite enfance, à mettre un terme aux inégalités entre les petites filles et les petits garçons, entre les hommes et les femmes.
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Pourquoi pas, vraiment ? Même s’il n’est pas interdit de se poser des questions. Faut-il mettre l’accent sur les inégalités à une époque où filles et garçons affrontent ensemble des difficultés lourdes : Internet, chômage, transformation des représentations de la sexualité, évolution de la famille, crise de l’autorité, etc. Ne faudrait-il pas commencer par les sujets qui concernent tous les enfants et, chemin faisant, résoudre les problèmes d’inégalité qu’on rencontrerait ? Est-ce vraiment une bonne méthode que d’insister sur les injustices ? Plutôt que le doute, ne faudrait-il pas, chez des petits enfants passablement nerveux, semer d’abord la confiance ? Est-il vrai, d’ailleurs, que la principale question qui nous attend soit celle de la supériorité scolaire des filles ? Aucune idée arrêtée sur tout cela. J’hésite, je réfléchis, c’est bien ça un citoyen, non ? Et je laisse ma souris grignoter irrespectueusement le Portail du Gouvernement.
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Elle fait une découverte, la souris. Chacune des cinq vidéos de Najat Vallaud-Belkacem est précédée d’une courte introduction, la même pour les cinq. Il s’agit de trois phrases très brèves prononcées par trois personnes : un homme, puis une femme, puis un autre homme. Une série de petites photos, en haut de l’image, permet d’identifier les orateurs. Je pense que la voix de femme est celle de Marisol Touraine. Il me semble, sans en être certain, que Jean-Marc Ayrault est le premier des deux hommes. Je ne reconnais pas le second.
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Voici les propos de ces trois intervenants. « La compétitivité, c’est l’emploi », assène la première voix mâle. « Eh bien, nous, nous réparons cette injustice ! », assure la voix féminine. Et le troisième conclut : « J’ai envie de dire : aimez votre pays, défendez-le. »
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J’ai écouté trop vite, recommençons. « La compétitivité, c’est l’emploi » « Eh bien, nous, nous réparons cette injustice ! » « J’ai envie de dire : aimez votre pays, défendez-le. » Curieux. Une bonne âme entre deux guerriers. Deux voix ronflantes, une voix douce, charitable. Deux voix entraînantes, une voix attentive. Deux voix pour l’extérieur, une voix pour l’intérieur. Misère ! Le stéréotype ! Les femmes aux pansements, les hommes à la bagarre, tout ce que Mme la Ministre récuse ! Rome n’est plus dans Rome. L’ennemi est dans la place. Ma souris sourit. « Elle a du pain sur la planche, Najat ! », me souffle-t-elle.
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« N’en fais pas un fromage », dit encore la souris. Bon, je reviens au texte. Mais, un remords, je veux écouter encore une fois. Là, ce ne sont plus les voix que j’entends, ce sont les mots, on ne les a quand même pas mis là par hasard. Une introduction, c’est fait pour introduire, pour introduire quelque part. Eh bien ! C’est clair. Le discours sur les inégalités entre les filles et les garçons est invité à prendre place entre la guerre économique (« La compétitivité, c’est l’emploi ») et le patriotisme officiel (« J’ai envie de dire : aimez votre pays, défendez-le. »). La même place qu’occupe dans la mise en scène la voix féminine : celle de l’infirmière, celle de la bonne dame. La question de l’inégalité des sexes, question féminine, est invitée à s’asseoir entre la performance et le drapeau, questions masculines.
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Ne pas faire semblant. On comprend tout de suite ou jamais. On a compris. Le respect, l’égalité, les filles-ci, les garçons-là, tout cela n’est qu’un aspect de la guerre économique, tout cela n’a de sens que pour fabriquer une société poreuse à ses exigences, sensible à sa propagande. Pas cache-faute pour un sou, le Portail du Gouvernement a craché le morceau tout seul, sans que personne ne lui demande rien, sans aucun recours à la gégène. Nous sommes là dans ce qu’on appelle peut-être, dans quelque officine discrète des beaux quartiers, une OMPF : opération de modélisation de la population féminine. Du management tout craché. Très astucieux, mais totalement en dehors de la réalité, au point que ceux-là mêmes qui sont chargés de l’appliquer montrent qu’à l’évidence ils ne croient pas un traître mot de la doctrine. Les seuls à la prendre au sérieux seront, comme d’habitude, ses opposants : leur indignation hystérique assurera sa publicité. Flan sur flan. Piqués au vif, ses partisans leur répondront sur le même ton, et tout se terminera dans une mêlée confuse qui ne profitera qu’à la guerre de tous contre tous, aux peurs nouvelles qui en sortiront, et aux nouveaux dispositifs qui, sous couleur de les apaiser, les exciteront.
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Un complot ? Nullement. Le système marche tout seul, personne ne machine rien, tout le monde a le cœur pur, l’esprit clair, les mains blanches. Mme la Ministre n’a ni la volonté ni le sentiment de tromper qui que ce soit. Je parie même qu’elle croit à ce qu’elle dit.
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Mais il y a sa façon de parler. Ce ton qui va si mal à un visage jeune et agréable. Comme si, à trente et quelques, on avait déjà tout vécu, tout compris, tout dépassé, comme si l’on était inaccessible au doute, comme si rien ne vous travaillait plus, comme si l’on n’avait rien à faire d’aucune objection, d’aucune protestation, d’aucune tomate. Comme si, côté boulot, on avait surmonté toute passion – sauf l’ambition, cet ersatz. Comme si l’on n’avait plus qu’à dérouler. Je le connais, cet indécrochable sourire. C’est celui du chat de Chester d’Alice : je ne sais rien de Najat Vallaud-Belkacem, mais ce sourire-là – qui n’est pas le sien – ce sourire qu’on lui a fabriqué pour sa fonction, c’est une vieille connaissance, il m’a été cent fois opposé par des grands responsables. S’il éclaire un visage âgé, il peut tromper, faire croire à quelque sagesse. Chez les jeunes, on ne s’y méprend pas, c’est un cadenas, une porte de congélateur. Je sais d’expérience ce qu’il entraîne de violence, j’ai vu quelles passions brûlantes et anxieuses déchaîne la passion glacée qu’il protège.
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La violence, je n’ai pas tardé à la rencontrer. Ma souris, qui voulait en savoir plus et continuait à trotter sur le Portail du Gouvernement, m’a conduit, cette fois, à la dernière phrase du texte de présentation des ABCD. La voici : « Il s’agit de faire prendre conscience aux enfants des limites qu’ils se fixent eux-mêmes, des phénomènes d’autocensure trop courants, leur donner confiance en eux, leur apprendre à grandir dans le respect des autres. »
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L’arbre, jugeons-le à ses fruits, pas à l’aune de nos fantasmes. D’un côté, le désir de voir les hommes et les femmes, les filles et les garçons, vivre dans l’amitié de la justice, dans la justice de l’amitié. De l’autre, ces trois lignes que je viens de citer, par lesquelles est officiellement présenté ce projet de réconciliation. Non, cela ne va pas, habille-toi autrement, ma société, ça jure !
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Je lis et relis cette conclusion et me demande, comme au bon vieux temps, d’où parle celui qui l’a écrite, de quelle plate-forme de certitudes, d’où lui vient ce pouvoir de formuler un diagnostic aussi précis et de préconiser une thérapie aussi clairement élaborée. Rien, je ne sens rien dans ces mots juxtaposés qui, même de très loin, me rende présents ces enfants dont on me parle, rien qui m’évoque la moindre expérience vivante, rien qui me laisse apercevoir la moindre trace d’une intelligence soucieuse des êtres, rien qui laisse affleurer, si pudiquement que ce soit, le moindre sentiment d’amitié. Un ton de boutiquier aigri pressé de fermer son échoppe, une prétention de charcutier qui se mêle de chirurgie cardiaque, une assurance de cartomancien qui délivre ses prophéties à distance. Enfin, choisissez un pédagogue du bord qui vous convient, ouvrez au hasard, selon votre inclination, une page de Tchouang-tseu ou de Jean Guéhenno, de Rousseau ou d’Ivan Illich, de Maria Montessori ou de Jean Guitton, de Paolo Freire ou de Jean-Baptiste de La Salle, et placez-la seulement à côté de ce racontar, vous le verrez s’évaporer, partir en quenouille, retourner, honteux, au néant d’où il n’aurait jamais dû sortir.
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Et voilà ! Un projet qu’on peut discuter de toutes les façons possibles mais qui, dans son essence, n’est pas mauvais. Eh bien ! Fini, mort avant d’être né. Fossilisé dans le pire langage qui soit, asphyxié dans l’utilitarisme, incinéré dans le formalisme. Le comprendra-t-on un jour ? Rien de ce qui s’insère dans le dispositif de manipulation désormais imposé au monde entier ne peut, un seul instant, servir l’authenticité ou la liberté. Rien, quelle que soit la bonne volonté de ses promoteurs. Rien, quelle que soit la justesse de la cause qu’ils défendent. La pensée officielle, souterrainement officielle, celle dont l’argent enserre la politique, les médias, l’économie, la société tout entière, n’est rien d’autre qu’une castration de l’esprit, une limite arbitrairement imposée à l’intelligence, un frein moteur greffé sur le désir. On peut tâcher de supporter les difficultés quotidiennes, il n’y a pas à essayer de négocier avec cette saleté. Elle est perverse, les méthodes qu’elle met en œuvre sont perverses, leurs effets seront pervers, les relations qu’elle induira entre les êtres seront perverses, les débats qu’elle produira pervers et inutiles.
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Hôpital de campagne, dit François en parlant du monde où nous vivons. Oui. On soignera les bobos plus tard, on verra qui est à gauche qui à droite, qui croit croire et qui croit ne pas croire, qui est naturel et qui artificiel, qui se libère et qui s’enchaîne, qui est pur qui impur, qui juste qui injuste. Quelque chose de plus urgent, quelque chose de sauvage et de nécessaire nous appelle, nous requiert, nous exige et, en même temps, nous supplie : l’évidence que nous ne sommes pas des êtres pour le monde, des êtres pour l’argent, des êtres pour le pouvoir. L’évidence de notre fragilité, mais aussi de notre amoureuse fierté et de notre refus de la brader.
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Parler des relations entre les petits garçons et les petites filles, des représentations que les sexes se font d’eux-mêmes et de celles qu’ils se font l’un de l’autre, cela supposerait peut-être un peu plus de délicatesse. Les colporteurs ne devraient-ils pas rester dans la salle d’attente où, s’il leur faut vraiment placer leur discours, ils pourraient haranguer les poissons rouges ? Il y a du stéréotype dans les rôles traditionnels ? Évidemment, bien sûr, naturellement ! Il y en aura aussi dans les comportements que vous voulez induire, rassurez-vous, et peut-être, du fait de votre esprit de système, bien davantage. Comment peut-on, une fois débarrassé de son acné juvénile, tailler aussi aveuglément dans le vivant, dans les sentiments, dans toutes sortes d’attachements élémentaires ? Comment, surtout, peut-on fonder une pédagogie sur la déconstruction et le soupçon ? N’avez-vous pas d’ailleurs remarqué que tout est déconstruit et que la seule chose qui reste à soupçonner, c’est le soupçon ? En pédagogie comme en économie, toujours à la bourre, la modernité européenne…
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Souvenirs, souvenirs…. Cette abstraction autoritaire, ce schématisme ronflant, j’en reconnais le style, celui du mécanicisme de la formation de type managérial qui aura abruti des générations de travailleurs. Il a ravagé l’intelligence du monde du travail, le voici à la conquête de l’école, merci beaucoup ! La bigoterie dans tous ses états. Le plafond de verre, mais aussi le plancher de verre, plus de sommet plus de base, mais aussi les murailles de verre, le tête-à-tête avec sa rancœur, l’objectif qu’on se donne pour masquer l’horizon, et l’infini : la lèpre ordinaire. Petites filles, petits garçons, j’aurais voulu pour vous le regard du sculpteur, pas celui de l’apparatchik. Un regard qui ne sache rien, un regard qui vous attende et vous sourie. On n’a pas beaucoup plus de temps pour vous former, on le sait bien, que pour modeler la matière plastique : ce regard vous aurait dit que ce temps-là était à vous. J’aurais voulu qu’on vous laisse être, qu’on ne vous charge pas de vieilleries ridiculement fardées. J’aurais voulu qu’on vous montre de belles grandes choses, et aussi qu’on vous fasse rire. J’aurais voulu que les adultes n’entrent pas comme des brutes dans vos sentiments à peine bâtis, qu’ils n’aient pas l’idée idiote de vous changer. Idiote et méchante. Petites filles, petits garçons, les gens qu’on veut changer, on ne les aime pas : si on les aime, ils changent tout seuls. Petites filles, petits garçons, si par hasard, un jour, vous tombez sur ces pages, qu’elles vous disent que je n’étais pas d’accord, et que beaucoup d’autres étaient comme moi. À tout âge on peut retrouver son enfance, vous aurez tout le temps de commencer, de commencer à commencer, d’oublier qu’on vous a fait commencer par la fin, par le scrupule, par la culpabilité, qu’on vous a donné « la clef fausse pour la porte vaine. »
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La crainte que j’ai toujours eue de cette horreur. La stupéfaction de la voir croître comme une mauvaise herbe. Toute une société devenue bigote, la mort à crédit, oui, et au compte-goutte. L’obligation de trouver des remèdes, d’installer des contre-feux. Le plaisir comme élargissement, bien sûr comme élargissement, même si, bien que et malgré tout. Parfois, une parole – pour moi, ces vers d’Aragon, déjà cités, et à quoi peut, au fond, se résumer ce site : « Le malheur où te voilà pris / Ne se règle pas au détail. » Et, bien avant, dès la jeunesse, le précepte évangélique auquel peuvent faire écho ces deux vers : on ne met pas le vin nouveau dans de vieilles outres. Sans compter, parfois, une blague du hasard qui remet opportunément les pendules à l’heure. L’honorable scripteur de cette détestable conclusion, s’il expérimente jamais dans une classe son propos émancipateur, je souhaite qu’il lui arrive la même aventure que moi, un jour où j’avais généreusement enfourché le destrier de je ne sais plus quelle révolution en conviant mes auditeurs à jeter par-dessus bord frustrations, limites et autocensures. J’étais très fier d’être un aussi remarquable agent de libération, au moins jusqu’à ce que je surprenne le coup d’œil rapide d’une jeune femme sur son bracelet-montre. Elle avait envie de s’en aller, elle n’osait pas, mon prêche sur la liberté la collait à sa chaise, ça m’avait un peu vexé, puis follement fait rire. Les gamins et les gamines (les gamines et les gamins…) quand on leur parlera de leurs autocensures, qu’ils confondront probablement avec les autos tampons de leurs parents, se demanderont surtout, à mon avis, à quelle heure c’est, la récré.

(28 février 2014)