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Charles

LE MARCHÉ LI

Il s’appelait Charles, avec un nom dont la consonance un peu rude m’intimidait. Il venait rarement au patronage et ne prenait guère part à nos jeux. Sa capacité d’ironie était très au-dessus de nos douze ans ; il était pourtant le plus enfantin de nous tous. Il commentait notre partie de foot, se moquait de nos maladresses, puis, soudain, entrait dans le match, y semait le désordre et s’en allait trois minutes plus tard dans un éclat de rire qui ne sonnait pas naturel, comme s’il voulait nous montrer qu’il était là sans y être vraiment. Il ne jouait pas ; il jouait à jouer. C’est sans plaisir que je le vis s’asseoir près de moi, un jeudi matin où je révisais un passage de La Guerre des Gaules sur un banc du square, avenue de la République. Ce fut notre seule rencontre, elle a resurgi ces jours-ci. On se prescrit un personnage puis, l’âge venu, il se fissure peu à peu ; le mannequin se défait, la cravate se desserre, les poches s’entrebâillent, on croit de moins en moins ce qu’on pensait de soi et toutes sortes de petites figurines, dont on avait décidé qu’elles n’étaient que des seconds rôles, viennent provoquer les têtes d’affiche qu’on s’était choisies pour partenaires.
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Charles en était vite venu à me faire des compliments surprenants. Il m’avait expliqué qu’il me croyait sincère. Sincère dans les jeux, sincère à la chapelle, un vrai petit catho pur sucre. Probablement en avais-je été flatté, mais je me rappelle surtout mon embarras : une sincérité désignée comme telle est déjà râpée ; à peine est-elle nommée que le doute s’installe. Mais Charles ne me laissa pas réfléchir longtemps. Avec une froide assurance d’expert, ce petit bonhomme en culottes courtes me confirma qu’il me trouvait sincère. Puis, me jetant un coup d’œil glacé qui m’interdisait de contester la logique de son propos, il ajouta : « Sincère, donc dangereux. »
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Dangereux, moi ? Pour quoi, pour qui ? Dangereux, donc en danger ? Charles m’avait jeté dans une curiosité inquiète que j’éprouvais pour la première fois ; replonger dans mon latin ne m’en aurait pas débarrassé, ni même quitter les lieux. Il parla beaucoup. S’il ne venait que rarement au patronage paroissial, c’était qu’il y était en service commandé. Il fréquentait, lui, l’autre patronage de Montrouge, le municipal, où il appartenait à une cellule ou, en tout cas, à un groupe de jeunes communistes. Il était donc clair à ses yeux que nous étions des ennemis. Il n’avait aucun reproche particulier à me faire, mais il saisissait cette occasion de me mettre en garde : le parti communiste entendait éliminer ses adversaires, et disposait pour cela de moyens dont je n’avais aucune idée ; le patronage catholique lui-même était bourré d’agents doubles et je prendrais un grand risque en y faisant allusion à cette conversation.
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Il me fit peur. Un peu moins quand il s’engagea dans une discussion sur la religion qui donna à notre débat un tour de plus en plus filandreux. Je me vois lui désigner les nuages : pouvait-on, en considérant l’infini au-dessus de nos têtes, douter de l’existence de Dieu ? Et la mort, comment pourrait-elle être la fin de tout, comment ? J’entassais les poncifs du catéchisme. Il m’écoutait en ricanant et répondait par ceux de son parti auxquels je ne comprenais goutte et lui, vraisemblablement, pas beaucoup plus que moi. Cette joute intellectuelle de haut vol ne lui faisait pas oublier de me menacer. « Méfie-toi, me répétait-il en agitant son doigt sous mon nez, méfie-toi bien. »
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Je n’ai jamais revu Charles. Pourquoi me prenait-il pour le symbole de ce qu’il haïssait ? Quelles raisons avait-il de chercher à se venger ? La fureur d’après la Libération lui avait-elle tourné la tête ? Il y en avait tant, des fanatismes, à l’époque : lui, il avait été chauffé à rouge, voilà tout ! Je le sentais plus malheureux, mais aussi plus courageux, que la plupart de ceux que je fréquentais ; pour désagréable qu’il soit, son souvenir fait pâlir le leur. Et puis, en même temps qu’elle me faisait peur, son agressivité chatouillait agréablement ma vanité. C’était la première fois que je débattais ainsi, que j’avais à défendre mes idées, que je courais un risque, que mes mots, mes actes, pouvaient être retenus contre moi. Cela me donnait quelque importance à mes yeux et je mettais un peu de solennité à défendre mes arguments. Les débats politiques ne m’étaient pas étrangers mais, d’habitude, il s’agissait d’un sport familial qui se pratiquait toutes fenêtres fermées. Mon grand-père Léon avait agité son doigt de la même manière sous le nez de mon grand-père Francesco quand le retour de la paix leur avait permis de se revoir : « Le coup de poignard dans le dos, M. Pesci, rappelez-vous toujours le coup de poignard dans le dos ! » Il m’avait fallu me renseigner sur ce poignard italien bien inquiétant. Avec Charles, c’était différent, c’était pour de vrai. Le théâtre, ou plutôt le cinéma, aliment principal de mon imagination d’adolescent, s’invitait dans la réalité. Cette fois, j’avais un vrai rôle.
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La controverse du square n’avait pas duré plus d’une demi-heure. La crainte et la satisfaction vaniteuse une fois dissipées, elle me laissa une déception amère que la vie réanima régulièrement. J’avais eu, en écoutant Charles, le sentiment pénible d’un quiproquo, d’une boiterie, d’un porte-à-faux. Le méchant, c’est le mé-chéant, celui qui tombe mal, ou à côté ; en ce sens, certes, Charles était méchant. Au téléphone de la vie, il avait composé un numéro au hasard. Il s’en était pris à un pantin qu’il avait fabriqué de toutes pièces. Mais le plus grave n’était pas là. Ce pantin, je m’étais stupidement obligé à le prendre au sérieux, je m’étais forcé à l’habiter, je l’avais nourri d’idées et de mots ratissés dans mes souvenirs ou inventés à mesure. Un peu comme Pecqueux, le chauffeur de La Bête humaine, enfourne le charbon dans la chaudière de sa locomotive tout en philosophant avec Gabin. Seulement la Lison, elle, elle fume et elle roule, et l’amitié aussi : moi, je faisais du surplace. Pourquoi m’étais-je intéressé au film de Charles, pourquoi y avais-je accepté un rôle, pourquoi en avais-je été idiotement fier ?
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Pour réviser dignement mon latin, je n’avais pas choisi par hasard le square de l’avenue de la République. Plus petit que celui qui s’étendait aux pieds de l’établissement des Bains Douches, non loin de l’avenue Léon Gambetta, mais infiniment plus distingué, nanti d’un mémorial de je ne sais plus quoi et dessiné avec recherche, il s’accordait mieux à la méditation d’un élève du Lycée Montaigne sur le génie militaire de César. Dont, entre nous, je n’avais qu’assez peu à cirer, ce qui expliquait l’urgence, pour échapper à l’ennui, de me mettre en scène moi-même. J’étais en quelque sorte mon propre communicant, je créais en moi et pour moi un événement, je me racontais qu’avec un peu de bluff et un décor, rien deviendrait quelque chose. Je jouais donc ma partition de lycéen distingué lisant du latin dans un cadre champêtre élégant, sans toutefois, à la différence des immenses communicants modernes, me faire trop d’illusions sur la crédibilité de mon spectacle. Le square des Bains Douches favorisait cette relative lucidité. J’y allais de temps en temps avec un livre trouvé dans le rayon unique d’une table de nuit que je veux bien appeler la bibliothèque familiale. Je ne me suis jamais plaint de la sobriété culturelle à laquelle m’a contraint cette pénurie initiale de lectures. Je crois même avoir tout fait pour en garder l’esprit ; quelques volumes qu’on lit et qu’on relit, qu’on annote, qu’on souligne, qu’on maltraite et qu’on cesse d’ouvrir quand trop de pages s’en sont perdues, voilà mon bonheur ; comme un portier de boîte de nuit, je regarde les nouveaux arrivants par le judas de la méfiance.
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Nadine, la fille du responsable – entendez du manager – des Bains Douches, ressemblait à une Arletty enfant. Je guettais l’instant où elle sortirait de l’entreprise paternelle et traverserait le square ; le plus souvent, la double porte vitrée s’ouvrait sur des types aux cheveux humides et gominés ou sur des matrones dont la propreté retrouvée aggravait la vulgarité, m’enseignant sans pitié la rareté de l’émotion, bien plus redoutable que celle des livres. N’enjolivons pas : celui que j’avais emporté me consolait, presque toujours le même, un gros recueil de textes choisis d’Alfred de Vigny. Je passais comme un chien fou de Cinq-Mars à Chatterton, de Servitude et grandeur militaires à La maison du berger, tandis que les baignés et les douchés défilaient devant moi en m’abandonnant de longues traînées d’une eau de Cologne low cost. Instants de bonheur parfait. La vie, irrécusable. La poésie, irrécusable. La pesanteur et la grâce, la base et le sommet Une fragilité inexpugnable. L’assurance absolue et pagailleuse que confèrent le provisoire, le relatif, l’insatisfaisant, le vrai. Tout était là, je crois, ou presque, déjà. Même Nadine parfois, que je n’attendais plus, et qui passait non loin de moi, sa tartine à la main, pour me confirmer d’un sourire que tout allait bien, parfaitement bien.
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La louve, lisais-je dans La mort du loup, apprend à ses louveteaux « à ne jamais entrer dans le pacte des villes ». Dans ce square-là, il n’avait pas trop bonne allure, le pacte des villes. Tels les girls et les boys sur le plateau de la revue, les habitués des Bains Douches descendaient les quelques marches de l’établissement et venaient promener dans le square leur rayonnante propreté. Cela ne me déplaisait pas. La laideur n’est pas une malédiction. Il arrive qu’elle soit moins ennuyeuse, moins anesthésiante que la joliesse universelle. Tous n’étaient pas laids, d’ailleurs, et presque tous étaient touchants, comme sortis d’un film de Carné ou de René Clair. Je les voyais s’interpeller pour ne rien se dire, heureux d’aborder la journée aussi frais et pomponnés. Vigny l’aristo n’est pas précisément dans ce ton, mais sa façon de ne pas discuter avec le destin le rapproche du peuple. « Seul le silence est grand, tout le reste est faiblesse » Les Bains Douches, c’était le square du silence, jamais je n’y aurais engagé la conversation avec Charles. Mais un silence plein de rencontres : Nadine, les baignés-douchés, Alfred, avec ceux-là je n’étais pas seul du tout. Pas comme dans l’autre square, où Charles et Jules César, deux braves emmerdeurs, n’avaient qu’une idée en tête : me prouver, chacun à sa façon, qu’ils étaient les meilleurs.
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Non pas le square du bien contre le square du mal : deux manières de placer mon cœur, ma tête, mon existence, deux manières de m’accorder. Je ne sais si le square Charles-Jules vaut moins que le square Nadine-Alfred, mais, dans le premier, je ne suis pas content de moi. Je me comporte avec la confusion qui m’habite comme un voyageur qui cherche à se débarrasser de ses bagages, mais ne trouve pas la consigne. Je me sens encombré : comme tous les encombrés, je fais le léger. Je me hausse du col, des mots, des sentiments ; je suis une autruche dont on a scellé les pattes dans des blocs de ciment. Je suis plombé par des choses qui pèsent trop lourd ; je ne veux pas leur céder, je ne peux pas leur échapper : tout ce qu’il me reste, c’est de couiner mon originalité, de couiner ma liberté, de couiner ma science de petit latiniste ; plus tard, beaucoup plus tard, il me restera, si je ne change pas de boutique, à couiner mon dévouement à la première cause qui m’attendra sur le trottoir, ou à faire la promo d’une joie de vivre faisandée, ou encore – moins grave, mais plus bête – à fabriquer, comme disait Sartre, « de grandes circonstances avec de petits événements ». Et ainsi, demain comme aujourd’hui, je pourrai assurer que je suis moi, moi, moi, moi ; comme on ne me croira pas davantage qu’on ne me croit à douze ans et que, de toute façon, tout le monde s’en foutra, il me faudra crier de plus en plus fort, mieux que tout le monde, mieux que lui, mieux que toi, tu comprends, tu comprends, tu comprends ou je te bute ?
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Je n’y peux rien : la poésie et l’eau de Cologne low cost, pour moi, ça marche, ça gaze, ça biche. Tout est là, pas la peine d’inventer des explications, des musées, des projets. Vous savez pourquoi Dieu a créé le monde ? Parce que le transcendant a besoin de ce qu’il transcende. Ce n’est pas l’homme qui a d’abord besoin de Dieu, c’est Dieu qui a besoin de l’homme. Pas seulement de la collaboration de l’homme : de l’homme lui-même, de l’existence de l’homme. La transcendance produit du transcendé d’une façon aussi incontrôlable que le marché produit du fric pour les banquiers. L’être produit de l’appel d’être, au sens où l’on parle d’appel d’air. Alors qu’évidemment l’argent, dans quelque poche qu’on l’accumule ou qu’on le récupère, ne produit jamais rien d’autre que du déchet. En ce sens, le monde moderne est sans doute une image inversée du vrai : rien de ce qui prend appui sur lui, pour l’améliorer, ou pour le vaincre et le détruire, n’a la moindre chance de le transformer.
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Laissons cela, qui me dépasse trop ; et puis je n’avais pas, à l’époque, des soucis de ce genre. Tout était là, au square Nadine-Alfred, les deux électrodes bien en place, la vie ordinaire et la poésie, les enfants qui braillent, le loup qu’on poignarde, et ces gens assis sur d’autres bancs avec, entre nous, le Far West. Rien à chercher, à attendre, à craindre, à désirer, à penser. Rien à comparer, à approuver, à combattre. Partout de l’irréfutable, partout de l’incompréhensible. Un départ qui serait aussi une arrivée, un peu comme sur le manège, celui des grands, quand l’employé m’a attaché à mon siège, rien ne bouge encore mais je suis déjà parti, presque revenu. J’ai confiance, formidablement confiance.
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Quand j’eus épuisé les charmes glacés des débats généraux dont elle me fournissait l’occasion à peu de frais, la formation m’a vite reconduit au square Nadine-Alfred, à l’enfance que j’avais aimée. En trois jours, les stagiaires et moi avions assez de temps pour bien nous connaître sans nous encombrer de ces informations qui entravent souvent nos relations avec les autres, même, et parfois surtout, avec les plus proches, les plus chers ; Bernanos a écrit de belles pages là-dessus. « On n’aime pas parce que, me répétait Jacques Berque, on aime malgré… » Ce que nous savons les uns des autres n’éclaire rien du présent, rien de l’avenir, presque rien du passé. Savoir, quand il s’agit des êtres, empêche le plus souvent de comprendre ; la vie et la liberté ne se déduisent de rien. Je feuillette au grand galop les albums de famille, pressé d’en arriver à la page blanche : la complaisance de ces légendes-là me démoralise. La cellule familiale m’a toujours semblé étouffante, inutilement étouffante ; tout ce que m’a soufflé l’âge adulte pour me faire revenir sur ce sentiment premier ne m’a que très superficiellement convaincu. Sur ce point, je ne crois pas que les choses aient énormément changé, l’angoisse où s’étiole le monde a tout aggravé. J’ai rêvé, l’autre nuit, que je participais à un grand jeu de piste dans la forêt, je courais, je criais, je chantais. Soudain, mes parents m’appelaient sur mon portable, ou plutôt sur mes portables, j’en avais un dans chaque poche. Ma mère me téléphonait pour me faire des reproches, mon père pour me faire savoir que ma mère avait des reproches à me faire. Et l’affaire se terminait aux Assises. Ce me fut une grande délivrance de trouver dans les œuvres de Jean Sulivan, prêtre catholique, l’idée que l’insistance excessive sur la famille est un morceau un peu gras, un peu écœurant, de la doctrine catholique : de la théologie aux hormones, en quelque sorte. Je suis peu doué pour les cérémonies et ne cherche pas à faire des progrès ; par contre, aux grands moments sauvages et silencieux des sessions, quelques visages familiers étaient en moi, parties prenantes de la musique que les stagiaires et moi tâchions d’écrire, parties prenantes d’un détachement heureux, d’une gigantesque poussée d’indifférence rieuse ; les quelques-uns auxquels je pensais à ces instants, je savais ou je devinais, sans donner une forme précise à mon imagination, qu’ils étaient devant de semblables départs. Où, comment, et si, à cet instant, c’était l’ivresse qui l’emportait en eux, ou l’inquiétude, je ne m’en souciais pas trop ; cette ignorance elle-même faisait partie du jeu, du grand jeu ordonné dont personne ne connaît la règle.
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Mais je fais comme dans les sessions, j’emmêle tout… Qu’elle était touchante, la tête du préposé aux ressources humaines quand, dans la dernière demi-heure de la session, il venait s’enquérir de nos travaux et nous administrait, le malheureux, sa petite potion de réalisme et de réalité ! Ces mots-là, nous venions de les déshabiller des frusques dont l’entreprise les attifait. Il posait gentiment ses questions aux stagiaires mais, avant les réponses, il y avait toujours un temps mort, comme quand on téléphone de très loin ; cet instant de silence figeait son sourire. Le plus petit abîme, dit-on en Inde. Rions un peu avec les mots. Abîmer, c’est peut-être mettre en abîme, sinon en abyme, comme on écrit quand on est savant ? Eh bien ! J’y suis. Voilà pourquoi, gamin, je cassais tout, je salissais tout, je tachais tout. Un vrai brise-fer, disait ma grand-mère. Mais c’est bien sûr ! Je n’en voulais nullement aux choses : j’avais besoin de les remettre à leur place, à leur bonne place, à leur juste place, besoin de leur rendre l’abîme de mystère dont la « vie quotidienne » les privait. Je viens d’apprendre, à ce propos, qu’Aragon se demandait, lui qui défendait l’infini, quelle « brute avinée » avait bien pu inventer une expression aussi radicalement privée de signification que vie quotidienne. Les choses sont comme nous : sans leur environnement d’infini, elles se rabougrissent, elles étouffent ! Comme j’étouffais. Un gamin brise-fer, c’est un Marcel Duchamp en puissance ! Évidemment, comment on rend aux choses leur espace, comment on se réanime soi-même, je n’en avais pas idée ; en martyrisant les objets innocents qui me tombaient sous la main, je signifiais au moins qu’eux et moi méritions mieux que le statut qu’on nous imposait. En les démontant impitoyablement, je cherchais sans doute dans leurs entrailles le sens qu’on leur refusait et qu’on me refusait, la vérité dont on entendait nous priver : l’échec de l’entreprise était assuré, mais la protestation demeurerait.
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Sauf si l’on est un terroriste, c’est-à-dire un enfant effrayant, on apprend très vite qu’il est inutile de casser le monde : le malheur est qu’on décide alors le plus souvent de s’en contenter, ce qui est une autre forme de terrorisme, bien moins cruelle apparemment, mais nettement plus contagieuse. Le résigné, comme le violent, a besoin du regard d’autrui. Celui-ci veut y lire la peur, celui-là y cherche une complicité ; l’un et l’autre vivent dans un univers clos qui rend la rencontre impossible. L’agressivité et la résignation sont l’avers et le revers de la même violence, ici subie, là exercée. Entre les deux, la voie sans issue de l’idéologie, où l’on prétend réconcilier réalité et protestation contre la réalité ; à douze ans, Charles avait déjà été poussé dans cette impasse. Tous ceux qui lui ressemblent, quelque thèse qu’ils défendent, souffrent d’une contradiction douloureuse puisque l’autre leur est à la fois besoin absolu et menace absolue, puisqu’ils lui demandent en même temps d’être là et de ne pas y être, d’y être comme principe, comme valeur, comme idée, comme symbole, comme essence, comme tout ce qu’on voudra, et surtout comme reflet et comme écho : mais pas comme existence, pas comme subjectivité, c’est-à-dire, finalement, pas comme lui-même. Charles et ceux qui lui ressemblent, qu’ils croient ou non au ciel, demandent à leurs interlocuteurs d’être les colocataires de l’univers de vérités indiscutables et, de surcroît, prétendument salvatrices où ils se sont réfugiés. Négation de la subjectivité, négation de la contingence et, par conséquent, trucage vulgaire de la transcendance ; le jeu, avec eux, n’est jamais ouvert, la parole jamais droite.
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Dans l’entreprise, univers de la résignation – même et surtout si elle est barbouillée d’enthousiasme consensuel -, je ne sentais pas le jeu plus ouvert ni la parole plus droite. J’y entendais beaucoup de critiques, et des plus virulentes, mais j’observais que les fleurets étaient toujours mouchetés, que les contestations ne mordaient jamais vraiment ce qu’elles contestaient, que les flèches se fichaient toujours au-dessus ou au-dessous de la cible. Au-dessus, c’était, en boucle, la ritournelle antilibérale, la condamnation du pouvoir de l’argent, l’une et l’autre agrémentées, dans les entreprises publiques, de la classique déploration du bon vieux temps. Au-dessous, c’était l’incrimination, souvent véhémente, de dirigeants, de cadres, voire de syndicalistes qu’on rendait responsables de tous les maux. Des offensives aussi mal ciblées ne gênaient en rien les directions ; ces exutoires bruyamment bénins favorisaient leurs desseins ; la vapeur une fois échappée, la marmite de l’entreprise n’en ronronnait que mieux. Récuré de son romantisme technico-syndical, le thème fameux du respect de l’outil de travail est l’expression la plus achevée de cette résignation mal déguisée. Outil de travail auquel il faut d’ailleurs donner une acception très large : je n’ai jamais vu les salariés s’en prendre – ce qui n’eût pas fait de dégâts scandaleux – à l’immatériel de l’entreprise, à son organisation, à son discours, aux impulsions qu’elle transmet. On doit d’ailleurs constater, quand l’imbécillité de la logique managériale prend les dimensions meurtrières qu’on sait, que les salariés se montrent toujours aussi timides et empotés : désigner clairement  cette pathologique absurdité leur semble une incroyable transgression. Plus même : une faute de goût, un signe de mauvaise éducation.
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Ces femmes et ces hommes assis autour de la table étaient-ils vraiment là ? J’avais certes entendu parler de l’aliénation, mais les cas qui m’étaient soumis me faisaient douter de ce que j’avais trouvé dans les livres, qui me paraissait à la fois trop compliqué et trop simple. Le mal que j’avais sous les yeux ne relevait d’aucune pharmacopée historique. Était-ce d’ailleurs un mal, d’abord un mal, seulement un mal, surtout un mal ? Autre chose, assurément autre chose, que je ne savais pas nommer, que personne ne pouvait prétendre nommer. C’est pourquoi j’ai fait comme un autre, comme beaucoup d’autres à l’époque, avant de m’apercevoir que j’avais tort. L’angoisse de ne pas savoir m’a rendu artificiellement affirmatif. J’ai fait le Jacques, ou plutôt le Charles. Devant des auditeurs étrangement calmes, bizarrement souriants, je me suis lancé dans toutes sortes de dissertations fumeuses et emportées. Une chatte y aurait retrouvé son chaton rougeoyant, son chaton théologique, d’autres encore, nés du hasard des rencontres et des lectures, tous assez bâtards, je le crains.
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Il vaut mieux ne pas trop regarder dans les yeux les gens auxquels on ment, même quand c’est malgré soi. Mes philippiques n’étaient pas si insincères, mes démonstrations pas si absurdes, mais nous nagions dans le mensonge, et c’était ma faute, et c’était insupportable. Ces regards ! La gentillesse terrible de ces regards ! Ils ne me reprochaient rien. Ils étaient bien d’accord : je faisais ce que pouvais. Ils souriaient à mes bons mots. Ils étaient de mon côté, entièrement de mon côté. Ils comprenaient mon embarras. Ils auraient voulu m’aider, vraiment. Ils semblaient me dire : que de voies tu nous ouvres ! Mais ils disaient : ne t’en fais pas, nous sommes comme toi, condamnés à faire semblant. Et là, à leur tour, ils trichaient. J’en étais navré, presque honteux.
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L’impatience des limites, c’est un livre de Stanislas Fumet, écrit en pleine Occupation. Limites historiques et limites spirituelles s’additionnent et s’éclairent réciproquement, en même temps que grandit l’impatience de les repousser ou de les abolir. En poète, Fumet était extrêmement sensible à la circulation des signes entre les registres divers de la vie ; il savait que toutes les libertés ne se valent pas, mais que la liberté ne se divise pas. Son désir et l’expression de son désir s’étaient unifiés dans le feu de la guerre, dans l’horreur du désastre. Quelque chose de semblable a dû s’imposer à nous dans les sessions de formation des années soixante-dix. Si j’écris à nous et non pas à moi, ce n’est pas que je sois saisi de quelque délicatesse rétrospective : à nous est juste, à moi serait faux. Ma première manière de formateur, démonstrative et militante, c’est à moi que je la devais, nullement aux stagiaires : j’avais décidé de procéder ainsi, je procédais ainsi. Même s’il était moins clairement identifié que Charles, je répondais à un adversaire ; appelons-le capitalisme, pouvoir de l’entreprise, aliénation, tout ce qu’on voudra. Les stagiaires avaient leur place dans ce scénario, ils y jouaient un rôle, celui que je leur avais attribué. Il ne laissait qu’une marge étroite à leur inspiration, mais ils ne songeaient pas à s’en plaindre : de la maternelle à la retraite, personne n’a jamais fait autrement.
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Peu à peu, les limites sont devenues insupportables. Insupportable, la répétition constante du même propos. Insupportable, cette indignation de plus en plus artificielle qu’il fallait, pour la renouveler, outrer jusqu’à l’absurde. Insupportable, l’indifférence polie des stagiaires. Insupportable, la complaisance avec laquelle ils entraient dans mes vues. Insupportable, à l’instant où nous nous quittions, le sentiment qu’en dépit de ces chevauchées rhétoriques et de ces altercations pathétiques, nous ne nous étions rien dit, rien de rien. Parfois, à la fin de la journée, un stagiaire s’approchait de moi et me faisait un instant imaginer que le dialogue allait se poursuivre. Hélas ! Un renseignement administratif, une précision horaire. Un jour, la question porta sur ma cravate. Elle avait eu l’heur de plaire à une stagiaire qui souhaitait en offrir une semblable à son mari : où donc l’avais-je achetée ?
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Comment j’ai senti que je désirais passer, dans mon métier de formateur et peut-être un peu au-delà, du square Charles-Jules au square Nadine-Alfred, rien ne peut mieux en donner idée qu’un film, celui que j’emporterai sur l’île déserte où le management international m’aura cruellement exilé : toutes les îles désertes, on le sait, sont désormais équipées d’écrans XXL. Je l’ai revu l’autre soir avec autant d’émotion qu’il y a vingt-sept ans, quand j’y ai trouvé la parfaite formulation de ce à quoi je rêvais confusément. Ce film, c’est Un dimanche à la campagne, de Bertrand Tavernier, d’après un roman de Pierre Bost. En 1984, il m’avait immédiatement évoqué les sessions de formation, les stagiaires, les nous provisoires que nous formions. Je pense toujours qu’il touche à l’essentiel, miraculeusement, même si ce que je lis sur lui est d’une désolante platitude : mais pourquoi y aurait-il des prophètes, si tout le monde comprenait ce qu’ils annoncent ?
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Dans une belle maison de campagne, l’atelier d’un vieux peintre honorable et honoré dont la petite musique n’a jamais voulu s’écarter des leçons de ses maîtres. Tout le film est pour la dernière scène, lumineusement brève : M. Ladmiral fait pivoter son chevalet. Il était tourné vers l’atelier, il fait maintenant face à la fenêtre ouverte dans laquelle s’encadre une foisonnante nature d’été. Instant de la dépossession, du déploiement, d’un autre rapport avec soi-même, avec les autres, avec le monde. Non pas passage de l’égoïsme à la générosité, encore moins du mal au bien. Abandon de la ceinture d’insécurité du formalisme, du rôle, de la répétition. Acceptation du porte-à-faux, de la boiterie, d’une solitude habitée. Réconciliation avec l’inconnu. Retournement des racines. Exigence et abandon. Pour ce geste imprévisible, il a fallu une vie et un jour, ce dimanche que ses enfants sont venus passer à la campagne, Gonzague, son fils, Irène, sa fille, l’un lesté des soucis ordinaires d’une famille, l’autre indépendante, excessive, généreuse, fragile. Lui, raisonnable et attentif, ne songe qu’à simplifier la vie de son vieux père ; elle, brouillonne et imprévisible, la complique comme à plaisir. Pourtant, Gonzague en souffre, c’est Irène que M. Ladmiral aime par-dessus tout. Peut-être un écho de l’épisode de l’Évangile où Jésus semble préférer Marie l’imprévoyante à Marthe l’avisée.
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Ce qui s’est passé ce dimanche de l’été 1912 ? Tout, rien. Des rires, de l’agacement, des petites disputes. L’évocation de feu l’épouse du peintre, honneur au souvenir. Un enfant qui ne sait plus redescendre d’un arbre, papa maman s’affolent comme au théâtre. M. Ladmiral est ailleurs, il attend sa fille. À peine arrivée, Irène a trouvé dans le grenier des malles de vieux vêtements qui l’enthousiasment, la femme de Gonzague n’a pas apprécié qu’elle les emporte. Irène a confirmé à son père qu’elle trouve sa peinture trop académique. Elle l’a installé dans sa petite voiture de femme libre, ils se sont attablés dans une guinguette, elle lui a demandé de danser avec elle : « Fais-moi ce plaisir, Papa. » Au retour, Irène a téléphoné à son amant, elle a crié, elle a pleuré, puis elle est partie plus tôt que prévu. M. Ladmiral n’entend plus rien de ce que lui dit Gonzague. Dans l’amour nécessaire, il n’y a plus ni égoïsme ni altruisme. Les enfants le fatiguent. Mais tout le monde finit par rentrer chez soi. Rendu à sa solitude, M. Ladmiral remonte lentement l’allée de son parc. Mercédès, la vieille gouvernante, est en train de fermer les volets. Il la gronde : pas avant la nuit, combien de fois ne le lui a-t-il pas dit ! Et il entre dans son atelier.
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J’ai lu quelque part que Bertrand Tavernier était le cinéaste du passé français. La fonction essentielle de la culture étant désormais de détourner le public de tout ce qui peut ressembler à la vie, ce propos mérite assurément le César de l’efficacité. Que l’heureux lauréat l’avale, et s’en étouffe.
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Retourner le chevalet. Céder à la nécessité intérieure. Se laisser jouer, ne pas chercher à inventer son jeu. Exister, c’est osciller entre la félicité d’un abandon fugitivement entrevu et l’espérance de le retrouver, d’y retomber : rien d’autre, jamais, même si certaines séquences sont paradoxales et périlleuses, surtout – les pauvres ! – pour les riches en esprit, en idées, en intentions, en serrures et en blindages. Se laisser être. Agir ? Non, si c’est tension intérieure, supputation des moyens et des fins, vérification maniaque des motivations, impossible répression de la vanité, froncement de sourcils, exaltation et douche froide, comparaison qui n’est pas raison. Réagir ? Non, si c’est se déguiser en juge, en surveillant, en mètre-étalon, si c’est rêver de perfection pour conjurer la peur. Agir, réagir, sans doute, comment faire autrement, mais plutôt, mais surtout, se laisser être. L’heure venue, sans souci des suites ni des conséquences, retourner le chevalet pour voir plus large. Refuser d’être esclave de son personnage, surtout généreux, surtout sublime. Être fidèle à soi-même, c’est être fidèle à une construction arbitraire ; les vraies fidélités palpitent à une autre profondeur. Pas non plus d’exaltation du changement, personne ne change jamais vraiment, heureusement ! Vous dites : « J’étais ceci, j’étais cela. Je pensais ci, je combattais ça. » Mais vous n’avez pas changé, et vous n’avez rien changé. Pourtant, tandis que vous dissertiez, une petite souris est venue grignoter un coin de votre image, vous ne savez pas d’où elle est sortie, vous ne savez pas où elle va, vous ignorez ses fréquentations ; mais elle est si mignonne, vous n’allez quand même pas la flinguer ! Et puis, de grignotage en grignotement, elle se tape votre identité, la vache ! C’est bien. Vous avez du pot. Vous êtes dans les langes de la liberté.
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Et pourtant, s’il n’est aucun d’eux qui ne rêve de l’accueillir en son fromage, les clients de la boutique humaine sont tous ligués contre la petite souris grignotante et grignoteuse. Ils flairent qu’elle est la seule menace sérieuse dont ils aient à se défendre. Comment penseraient-ils autrement ? Élevés à la matraque de la menace, comment comprendraient-ils qu’elle est entièrement amicale ? Alors, alerte maximale, tout le monde sur le pont. Pour mieux s’accrocher à soi-même, que chacun fasse semblant de s’accrocher à tous les autres : tous ensemble contre l’intolérable bouffeuse de limites, tous ensemble, tous ! Raté. Elle a le dernier mot, toujours, la dernière dent. Elle vous ouvre toujours une porte de plus que vous n’en pouvez fermer. Elle vous arrache toujours un soupir de plus que vous n’en pouvez étouffer.
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Un chagrin d’amour est-ce que quelqu’un, dans l’assistance, sait ce que c’est ? Allons, ne soyez pas timides. Vous, Monsieur ? C’est bien de parler le premier, les hommes n’ont plus grand-chose à perdre, ils peuvent se montrer coopératifs. Donc, vous savez ce qu’est un chagrin d’amour. Très bien. Vous aussi, Madame ? Parfait ! Mais pourquoi aviez-vous cet air irrité quand vous avez levé la main ? Mais oui, vous avez le droit de vous exprimer, mais oui ! Bon. On ne va pas vous demander de raconter vos vies, mais enfin un chagrin d’amour, un grin chagrin d’amouour, comme disait Monsieur Pointu dans la chanson de Gilbert Bécaud, vous êtes d’accord que ça ravage, que ça dépasse, que ça fait toucher les limites, qu’on ne sait plus trop qui l’on est ni ce qu’on fout sur terre ? Vous êtes d’accord, je vois. Superbe. Eh bien, vous êtes deux nullards, deux ringards, et peut-être même deux mauvais éléments, comme on disait autrefois. Un chagrin d’amour, c’est une souffrance qu’il faut contrôler, et la meilleure manière de la contrôler, c’est de l’identifier. Une fois les raisons du chagrin d’amour identifiées, et donc la nature de votre souffrance étiquetée, les carottes sont cuites pour lui, vous pouvez reprendre le chemin de votre épanouissement. À moins que vous ne persistiez dans la douleur, hypocritement. Vous savez ce que vous faites dans ce cas-là ? Non ? Asseyez-vous avant que je ne vous l’enseigne. Si vous prenez trop au tragique un chagrin d’amour, vous ne vous respectez pas. Vous m’entendez : vous ne vous respectez pas. Et il y a des flics pour ça, à la télé, et des fliquettes.
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Voilà ce qu’on racontait sur France 2, il y a quelques semaines, vers 15 heures, dans une émission dont j’ai oublié le titre. Quelque chose, je crois, comme Voyez comme je suis bonne avec mes semblables. Une animatrice officiait. Autour d’elle, quelques diaconesses et sous-diaconesses. Le précédent pasteur, l’as des as de ce job, est actuellement occupé, dit-on, à prêcher la bonne parole à des gens dépendants, je veux dire souffrant d’une addiction, les choses sérieuses ne pouvant se jacter qu’en anglais. Pauvre dame, pauvre monsieur, pourvu qu’ils soient bien assurés. S’intéresser au cœur humain de cette manière, c’est aussi dangereux, peut-être davantage, que vérifier celui d’une centrale ; on s’irradie de paralysante importance sous les yeux des retraités ébahis. Ma question s’adresse à Madame le ministre de la Santé. Jean Sur s’interroge sur les difficultés psychologiques susceptibles d’affecter les animateurs d’émissions comme Voyez comme je suis bon(ne) avec mes semblables et s’inquiète de savoir si elles sont considérées comme des accidents du travail. Si tel n’est pas le cas, il demande au gouvernement de désigner d’urgence une commission ad hoc qui devra remédier à cette injustice flagrante.
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Que m’ont-ils donc raconté mes professeurs de lettres ? Pourquoi ne m’ont-ils pas dit que Camille ne se respecte pas (note pour la commission : c’est dans Horace de Corneille) ? Que Rodrigue ne se respectait ni chez Corneille (note pour la commission : dans Le Cid) ni chez Claudel (note pour la commission : dans Le Soulier de satin, mais il faut changer d’agenda) ? Et pourquoi m’ont-ils caché que Lamartine (note pour la commission : écrire en un seul mot) ne se respectait pas ? Sacrée émission, quand même, dommage que je n’en retrouve pas le titre exact. Ce n’est pas Voyez comme je suis… Autre chose. Le club des sectateurs ? Le club des sécateurs ? En tout cas, la seule personne vivante, ce jour-là, noyée dans la commisération oiseuse de cet aréopage dégoulinant d’humanité de synthèse, c’était la malheureuse venue consulter ces pros de l’amitié exhibée, une femme qui souffrait d’amour, qui souffrait simplement d’amour, terriblement, tandis que les admirables dévouements qui l’entouraient apaisaient ses douleurs avec le même entrain professionnel que mettaient les employés, dans les maisons de retraite d’antan, à éponger l’urine des pensionnaires.
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Je venais de quitter Derrick quand j’ai zappé sur France 2. Le public de mon inspecteur préféré, bien d’accord, n’est pas plus jeune. En témoignent les publicités qui l’escortent : remèdes pour fixer un dentier volage, prévenir des douleurs plantaires, déboucher des oreilles paresseuses, ne pas avoir à éponger une fuite urinaire, hélas ! Je ne crois pas qu’une solidarité générationnelle m’aveugle. J’écoute souvent les jeunes chanteurs et chanteuses dont on parle peu ; il y a des promesses de sens chez plusieurs d’entre eux, des germes, de jeunes pousses d’authenticité ; mais elles sont fragiles, mieux vaut attendre encore un peu. Derrick s’occupait ce jour-là d’un homme passionnément épris de sa femme, et que rien ne décourage, surtout pas les frasques dont elle est coutumière, frasques que tous les gens bien intentionnés lui conseillent de ne pas supporter davantage : il y va, tout un vol de corbeaux frustrés l’en assure, de son honneur ; sans doute aussi de la survie de leurs névroses. Ces bonnes âmes touillent des sentiments si délicats que l’adjoint de Derrick lui-même, le sympathique inspecteur Klein, hésite à leur donner tort. La dame, il est vrai, est assez chaude : un certain morceau de jazz, dès qu’il frappe son tympan, la propulse dans une boîte de nuit où, comme disent les partis politiques quand l’approche des élections les excite, tout est possible. Voyous et champions de la morale accablent donc le pauvre mari d’un mépris consensuel auquel personne ne s’oppose, personne sauf Derrick, la seule conscience libre du scénario, Derrick qui n’aurait pas sa place au Club des sécateurs, Derrick qui ne flaire si bien les crimes que parce qu’il flaire encore mieux les sentiments véritables, Derrick qui saisit, sous la complaisance de cet homme et la débauche de cette femme, un amour véritable, magnifique, terrible. La fin de l’intrigue est prévisible : la pécheresse est mise à mort par les vertueux assassins. Mais un éclair de vérité s’est payé cette époque d’infirmes satisfaits. J’en suis tout heureux. Quant à l’esthétique, à l’emballage de l’éclair, je m’en arrange.
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Deux squares, deux émissions, deux univers. Non pas le bien et le mal, je le répète. Deux âges de la conscience. Un propos de l’inspecteur, une autre fois, m’avait ahuri. Klein et lui viennent de quitter un abominable couple de bourgeois dont l’égoïsme, la pusillanimité, l’épaisse sottise sont autant de boulets aux pieds de leurs enfants. Excédé, Derrick lâche à Klein : « Qui donc a dit : je hais les familles ? » L’apostrophe gidienne, je l’ai découverte à treize ans, à peu près à l’époque où la voix de Léon-Paul Fargue à la radio – à la TSF -, s’est fixée pour toujours dans mon firmament. Tout ce que j’ai lu de ce poète par la suite n’a été que la monnaie de cet éblouissement sonore. Aniouta Fumet croyait aux anges. Cette étrange créature, dont parle Fargue, « que nous reconnaîtrons à sa pureté clandestine », que « nous devinerons à sa fraîcheur de paroles », et qui nous « dira que notre amour, tout cet amour qu’on n’a pas vu, tout cet amour qu’on a piétiné, qu’on a meurtri, oui, que notre amour n’est plus que notre éternité », sans doute est-elle un de ces anges. Mais voilà. Le mot de Gide, loin de la contredire, multiplie pour moi sa force, sa jeunesse, sa violence magnifique. Oui, je crois que tout notre amour ne sera plus que notre éternité : seulement, à la table de cet amour, ce sont des êtres qui sont conviés, uniquement des êtres, des êtres vibrants de leur inaliénable singularité. Et comme on vient nu à l’amour des corps, on vient nu à l’amour des âmes, et on se dévêt – si utiles, si nécessaires qu’elles aient pu être – des constructions provisoires de la famille et de la société : il n’y a rien, au vrai, entre elles et nous.
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L’homme d’espérance n’a pas peur de la violence de l’amour. Sans illusions sur lui-même, il est, pour parler comme Renoir, un bouchon dans ce courant, un bouchon confiant, bondissant, tourbillonnant ; s’il coulait, ce serait dans un dernier saut d’allégresse. J’ai senti cela sur la 3, l’autre jour ; et j’ai senti le contraire sur la 2. Une chaîne me reconduisait au square Nadine-Alfred, l’autre me ramenait par l’oreille au conformisme du square Charles-Jules. Et je me demandais pourquoi je vais si souvent à ce qui ne me rend pas heureux, pourquoi je vais si peu à ce qui me rend heureux, pourquoi ces animatrices voulaient à tout prix, plutôt que de l’y accompagner, barrer à cette femme éplorée le chemin de sa douleur ? Avaient-elles peur d’avoir peur ? Avaient-elles peur que les téléspectateurs aient peur, que ce soit mauvais pour leur job, pour leur audience, pour leurs pieds ? La souffrance de cette femme, ce n’était pas la nuit, c’était la traversée de la nuit : pourquoi la lui interdire, pourquoi fermer trop tôt ses volets ?
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Mon impression d’enfant, c’était que mon silence au square Nadine-Alfred valait mieux que mes bavardages du square Charles-Jules. Je vois bien qu’exposer si longuement la supériorité du silence, cela prête à rire, et j’en ris le premier. Mais on n’écrit guère que pour tâcher de produire du silence, un silence qui ne serait pas mutisme ; si l’on n’y réussit pas cette fois, on se dit que ce sera pour la prochaine, il ne faut pas craindre de rester un enfant têtu.

(19 mai 2011)

Labass ? Chwiya…

LE MARCHÉ L

Un ami algérien m’interpelle : « Mzuri Kidago, tu vas le dire en arabe ce coup-ci ? » « Bonne idée, tu traduirais comment ? » C’est un homme de grande culture, il réfléchit longuement. « En arabe littéraire, ça pourrait donner… » Je le vois tourmenté. Soudain son visage s’éclaire. Il rit. « On va dire ça comme à Alger, ce sera plus simple, ce sera mieux : Labass ? Chwiya... » Il ne sait pas à quel point il me fait plaisir. « Labass », ainsi s’avançait, du fond de sa boutique, l’épicier de la rue de Domrémy. Un instant, tout se brouille délicieusement, Bab el Oued, le treizième, le patronage, toutes les enfances en une seule enfance, et ce foutu vieux monde qui n’en finit pas de ne pas dégager, et l’herbe baignée de rosée, dans les camps de mon adolescence, quand nous chantions les Laudes.
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En langue populaire ? Il a raison. Ce qui ne peut se traduire dans ce langage-là ne fait pas de ronds dans l’étang. La pensée intrépide et la langue populaire, voilà la base et le sommet, la quintessence et le grand ordinaire, la grâce et le tout venant ; entre les deux, l’insignifiant. Quel beau mot, non, le tout venant ! Et ce dégage, qu’il en rameute des souvenirs ! Un rond tracé dans la poussière de Montrouge, la partie commence. Le gamin fléchit un peu les jambes, son bras étendu se balance lentement pour ajuster le geste, il a dans la main une grosse bille d’acier – la cale, ou le calot – avec laquelle il doit chasser les billes en terre qui ont été placées dans le cercle. Tous les joueurs en ont déposé le même nombre, dont ils ont débattu. Cela se dit : « Des deux », ou « Des trois », ou « Des cinq ». Celui qui parvient à chasser une ou plusieurs billes peut rejouer jusqu’à ce qu’il perde. Quand sa position n’est pas favorable, il a le droit de faire un petit pas de côté semblable à celui du rugbyman qui tape une  pénalité. Attention. Il doit alors annoncer « patte ! », faute de quoi il passe son tour. Mais il arrive qu’un curieux planté près du rond pour regarder la partie ne se déplace pas assez vite et l’empêche de jouer. Alors retentit le cri de l’exigence de liberté : dégage !
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Ce mot de mon enfance, qui porte avec lui la rude tendresse de la banlieue des années 40, et que, petit garçon, j’aurais voulu lancer aux uniformes verts auxquels nous nous heurtions partout, le voici donc associé à ces magnifiques révoltes arabes ! J’entends dans ce dégage quelque chose de l’avertissement biblique : ne impedias musicam, n’empêche pas la musique. Ce n’est pas une déclaration de guerre, ce n’est pas un bannissement, ce n’est même pas la seule affirmation d’un droit. C’est une respiration de l’être, et seuls comptent vraiment les moments de l’Histoire où on l’entend. Celui-ci en est un.
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Au temps de la grande dissidence chiraquienne, un chauffeur de taxi marocain m’avait fait part de son enthousiasme. Je m’étais lancé, au fond de la voiture, dans un commentaire géopolitique filandreux que les embouteillages ne cessaient de prolonger et qui me collait à l’esprit comme un chewing-gum. La semaine dernière, c’est le kiosquier tunisien qui, du plus loin qu’il m’a vu, a brandi mon journal en riant. Je l’ai longuement écouté. Il m’a parlé des événements, bien sûr, mais plus encore de la sympathie que lui témoignent ses clients. Il m’a assuré qu’on pouvait rêver de réconciliation définitive, que les peuples arabes, si on savait leur montrer cette sympathie-là, se sentiraient enfin compris, et même un tout petit peu estimés, que les crimes des fanatiques en seraient contrariés, empêchés peut-être. Je l’ai écouté. Mais, cette fois, je n’ai rien dit, je lui ai serré la main très fort. Tout cela n’était pas seulement son affaire, c’était la nôtre.
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Ce qui s’est passé à Tunis et au Caire et déferle désormais sur tout le monde arabe est bon. À mon sens, absolument bon. J’oserai dire : bon en soi. Tout ce qui est déjà advenu de cruel, tout ce qui pourrait encore advenir de mauvais, ou même d’effroyable, n’y changera rien : nous venons d’assister à une émergence de l’incontestable. Elle ne guérira personne de rien et ne vaccinera personne contre rien. Elle ne débouchera sur aucun chemin de roses, mais rien ne pourra faire qu’elle n’ait jeté son affirmation de sens à la face du non-sens, que sa triomphante simplicité n’ait cruellement souligné les rides des cyniques et des bavards. Il faudrait être myope pour l’imaginer capable de transformer l’histoire des hommes en conte de fées, mais il faudrait être comme mort pour ne rien voir, ne rien entendre, ne rien sentir de ce qu’elle annonce ou, en tout cas, de ce qu’elle signifie. Nonobstant les convulsions prévisibles, elle déroulera imparablement ses effets pacifiques. L’intelligence et la vie sont de son côté.
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Jacques Berque aura eu raison sur toute la ligne. Non, les pays arabes ne sont pas condamnés à choisir entre des tyrans maniaques et cupides et un islamisme sourd et aveugle. Non, l’islam de progrès n’était pas une vue de l’esprit : ou plutôt si, c’était la vue juste d’un esprit juste. Non, ce fondamental, où il voyait à la fois la ressource et l’appui de l’historique et sa permanente contestation, n’était pas une rêverie de penseur égaré en poésie. D’un côté, un presque rien, une brusque déflagration dans la conscience de Mohamed Bouazizi, imprévisible et inimitable parce que non intentionnelle ; de l’autre, comme Berque aimait à dire, l’indéchiffrable ou l’indéfrichable d’une immense émotion accumulée : et la révolte est en marche, exemplaire. Oui, il avait raison de penser que les grilles aussi simplettes que complexes d’un Occident plus rationnel que raisonnable et plus ratiocineur que rationnel ne rendraient finalement compte de rien, et s’inclineraient devant des instances d’une tout autre valeur, d’une tout autre densité, d’une tout autre réalité. Oui, comme il le croyait de toutes ses forces, quelque chose d’irrécusable naîtrait un jour de ces pays qu’il disait sous-analysés et sous-aimés, et à l’égard desquels, loin du pathos cafouilleux et de la culpabilisation suspecte, il pouvait parfois se montrer aussi sévère qu’il savait l’être pour cette France dont il n’avait nulle hésitation à se dire le patriote. Et cela qui naîtrait de ces pays ne s’inscrirait pas sur le registre de la possession, du pouvoir, du triomphe, mais diffuserait une ampleur généreuse, une vie irrépressible.
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Dégage ? Dégage quoi, au fait ? Le tyran, bien sûr, et comment ! Mais sans charger inutilement la barque de la vengeance. Le plus important n’est pas de l’installer, un cornet acoustique à la main, devant des types en perruque. La justice, oui, mais ne jamais oublier : c’est le plaisir de Dieu seul, précisément parce qu’il la surplombe et qu’il ne connaît pas le ressentiment. Donc, sauf si le personnage est encore trop dangereux pour qu’on puisse lui faire de bonnes manières, le plus raisonnable est de récupérer l’oseille volée, et bonsoir, on t’oublie, l’exemplarité détourne facilement de l’essentiel. Et l’essentiel, dans ces révoltes sans issue de secours, sans plan B, sans parachute, dans ces révoltes pur jus de l’esprit et du cœur, c’est cette place qu’on récupère, au centre de la ville et au centre de soi, cette place vide, vidée de tout ce qui l’encombre. Imprudence ? Peut-être. Mais imprudence superbe. Sage imprudence.
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Mais c’est là un alcool trop fort pour les gosiers de nos importants. Ils le recrachent en douce avant de chanter en chœur, ou presque : démocratie, démocratie ! Ils n’ont pas tort. Ils n’ont pas vraiment raison. Les mots sont justes, pas la musique. La vieille Europe vend sa démocratie comme une chaisière aigrie vend sa religion, un militant décervelé sa lutte des classes : produits nullement négligeables, mais la médiocre conviction des vendeurs décourage. Sous la satisfaction, on sent poindre l’inquiétude, sous l’inquiétude les conseils, sous les conseils la prescription discrète. Déjà la machine à classer crépite, bons et mauvais points se distribuent. Précipitation de mauvais aloi. Frustration perceptible. Chaque fois que la liberté s’exprime un peu hardiment quelque part, les importants des pays riches s’enrhument. Leurs craintes sont sincères, pas leurs félicitations. Ils prennent l’événement à l’envers : la peur, on le sent trop, l’emporte sur la joie ; et même aussi une certaine aigreur de spécialistes vexés. En Tunisie, en Égypte, c’est le bonheur qui est premier, l’inquiétude vient ensuite, fille de la lucidité. Conséquence : nos élites n’ont jamais moins compris ces peuples auxquels, en revanche, les événements fournissent une vue imprenable sur la pusillanimité occidentale. Mais sur quoi se méprend d’abord l’Occident ? Sur les autres ou sur lui-même ?
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Ce commentateur s’inquiète. Ni dans la révolution égyptienne, ni dans la tunisienne, les partis politiques n’ont joué un grand rôle. Cela peut se concevoir, explique-il, pour la partie négative de la révolution, celle de la destruction, mais c’est inimaginable pour l’étape positive, la construction. Consternante remarque. Si la question des partis se pose un jour, le moins stupide serait sans doute de faire confiance aux peuples concernés pour la résoudre ; de toute façon, les articles qui nous restent dans ce rayon-là sont trop défraîchis pour être vendus, même soldés. Quant à distinguer dans ces révolutions une prétendue phase de destruction et une phase supposée de construction, c’est montrer un esprit encombré de schémas de bureau d’études, c’est traiter les sociétés comme des quartiers à rénover, c’est réfléchir au destin des humains comme, casque de sécurité en tête, les chefs de travaux organisent les chantiers ; c’est témoigner à la fois de la nullité de la formation qu’on a reçue et de son incapacité perso à la questionner sérieusement. Et, par-dessus tout, c’est allumer sur le tableau de bord des sociétés occidentales plus de clignotants qu’il n’y a de bougies sur le gâteau d’une centenaire. « Le plaisir de détruire, disaient les anarchistes russes, est déjà une joie créatrice » Même si l’on ne partage pas cet enthousiasme romantique, il faut être un sacré fruit sec pour se montrer si peu sensible à l’immense mouvement de la jeunesse arabe et tenir, sur une affaire aussi brûlante, des propos d’indécrottable bon élève en gestion, propos en vérité anti-érotiques et fondamentalement pornographiques en ce qu’ils ravalent l’élan de la vie à l’image qu’ils en prennent, ou qu’ils lui volent. Propos d’une âme aliénée, bêtement fière de son incapacité à saisir le vivant dans toutes ses sortes, à l’imaginer, à l’aimer. Propos d’avare, propos de petit discutailleur de désir, propos de cadre du parti, de l’entreprise, de l’église, du gang. Compulsion de réduction, avec ça on réussit les concours ! Haine de soi projetée sur les autres. Névrose de dessiccation. Comprendre l’autre, c’est chercher la logique de ce qui le meut, être aimant pour son âme en sorte d’en percevoir le champ magnétique et d’en provoquer le mystère. Comprendre l’autre me renvoie à moi-même comme un boomerang, comprendre l’autre me met dans tous mes états. Facile, évident, ça. Un gamin de six ans le sait, c’est pourquoi il cherche le lieu de cette rencontre impossible, et pourtant si réelle : on serait des Indiens… Mais la seule idée claire qu’aient retirée les importants de leurs interminables études, c’est que la pensée s’achète dans les magasins de bricolage.
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Si au moins ils roulaient pour quelque chose de repérable, ces jeunes Arabes ! Pour le communisme international, par exemple, comme le croyaient, dur comme fer, en 1960, les fins stratèges du fameux Cinquième Bureau. Ou pour Ben Laden et les barbus, comme l’imagine Khadafi dans son délire. Les Occidentaux ont une hypothèse aussi rassurante qu’ambiguë : la jeunesse arabe vogue vers la démocratie. Précisez, je vous prie, vous êtes confus. Si vous voulez dire qu’écœurée des régimes qu’elle a connus et des voyous auxquels vous avez distribué vos mamours républicains, elle veut desserrer l’étau de sa servitude, inutile de vous appesantir, mon temps est précieux. Oui, cette jeunesse choisit la démocratie, et fermement : mais ce qu’elle choisit par là, c’est un certain climat sans lequel la liberté, l’égalité et la fraternité se vident de sens avant de sombrer dans l’imposture, un climat, si naïf qu’il puisse paraître de l’écrire, où la réflexion, l’échange amical, l’intériorité favorisent une socialité première qui ne renonce certes pas à affronter les contraintes matérielles, mais loin de chercher dans cette nécessité sa puissance ni sa gloire, se contente d’y voir une obligation vitale et un devoir de justice. En un mot, si cette jeunesse choisit la démocratie, ce n’est pas la démocratie occidentale avec sa locomotive couverte de drapeaux et tapissée de principes, son wagon de luxe où pérorent les financiers, son fourgon où s’entassent managers et communicants, les hélicoptères qui surveillent le convoi, naturellement à l’arrêt, merci de votre compréhension, tandis que les voyageurs ordinaires, ces encombrants, patientent sur le quai, ils aiment tellement regarder les trains. Oui, ils veulent la démocratie, les jeunes Arabes. Mais pas la nôtre, la leur. Une démocratie sans les deux virus qui la paralysent infailliblement : les fondamentalistes et les communicants. Une démocratie de la parole, de la rencontre, de l’élan, de l’amitié, de l’humour, de la profondeur d’être. Une démocratie de la simplicité, pas une démocratie de la pub, des pachas d’entreprise, des retoucheurs d’image, pas une démocratie où une action est d’abord un papelard qui vaut du fric. Une démocratie de l’inspiration. Une démocratie à ciel ouvert, à cœur ouvert, à comptes ouverts. Une démocratie de l’irrévérence respectueuse, pas la démocratie du respect à deux balles. Une démocratie de voyageurs, pas la démocratie des pères tranquilles dont on cuisine l’inexprimable rancœur et la haineuse docilité avec des caméras de surveillance. Pour la construire, leur démocratie, puissent-ils courtoisement refuser les conseils que nous nous apprêtons à leur prodiguer pour les seuls intérêts de notre puissance, de nos affaires, de notre image, c’est-à-dire – à moi saint Paul, à moi Tchouang-tseu ! – de nos déjections.
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Venir en aide aux peuples non pas quand ils étouffent mais quand ils respirent, voilà qui a la grandeur du management, la noblesse des stock options, la fine intelligence du consulting international. Nous sommes entre nous, je vais vous dire. Nos élites n’aiment pas le malheur des autres, mais elles arrivent à le supporter. Elles savent faire : elles le dénoncent, ou elles défilent, ou elles le commentent, ou elles prient, ou elles pleurnichent, ou vous me ferez un petit mélange. Ou elles s’indignent. Enfin, comme elles disent, elles font avec. Une chose, par contre, qu’elles ont du mal à supporter, c’est le bonheur. Le bonheur des autres les fait tousser, c’est comme ça. Le bonheur des autres les rend toutes tristes. D’où leurs airs cyniques, ou dégoûtés, ou inquiets. Ce n’est pas qu’elles soient forcément méchantes, notez. Il y a des gens qui ne supportent pas le rire, c’est tout, qui se dépêchent de revenir aux sujets sérieux, ou de vous offrir un verre, des petits gâteaux, des chocolats. Des gens que rire met mal à l’aise. Nos élites, elles, n’aiment pas trop le bonheur ; la liberté, pas beaucoup plus. Elles se plaisent énormément à en déplorer l’absence, mais elles ont du mal à en saluer la présence sans assortir leurs félicitations de conseils, sans les emballer dans des avertissements ou des propositions de toutes sortes. C’est qu’en cas de malheur, on a la main ; en cas de bonheur, on la perd. Aimer les gens dans le malheur, c’est douloureux, mais gratifiant, comme dit le psy. Aimer les gens dans le bonheur demande davantage de générosité, vos emmerdes vous sautent à la tête, vous vous sentez un peu plus seul ; pour éviter ça, vous vous faites lucide, ou cynique. Car le fond du cynisme n’est pas la méchanceté, c’est la puérilité. Le cynique a peur du bonheur parce qu’il est beaucoup plus fort que le malheur : il oblige à changer. C’est pourquoi il passe son temps à démontrer l’impossibilité, ou l’absurdité, de changer, c’est pourquoi il fait celui qui est bien au courant de la nature humaine, qui en a jadis exploité toutes les ressources, puis les a jaugées et dépassées, et peut donc maintenant les mépriser : le vrai, c’est qu’il déploie une activité débordante pour ne pas sortir de ses couches. Le bonheur des autres, pour le cynique, c’est le pire des tourments, c’est une offense personnelle qui l’oblige à se lancer dans une entreprise de démystification. Le cynique est un casanier qui veut passer pour un explorateur. Mais non, il n’est pas forcément méchant : il peut même sentir ce qu’il y a de vil à ne pas se réjouir vraiment du bonheur d’autrui, et souffrir très dur, dans ses couches, de cette vilenie. Ce qu’il faut comprendre, jeunes gens d’ici et d’ailleurs, c’est que le pouvoir et l’argent sont les couches les plus confortables, les plus imperméables, les plus ridicules. Quand un important vous explique anxieusement qu’il ne faut pas s’éloigner de la réalité, imaginez-le accroché à ses couches, vous éclaterez de rire et ça le fera tout bête.
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Le cynique n’est pas constamment odieux. Il paraît parfois si fragile qu’on aurait presque envie de le prendre en pitié, de lui porter secours. Parfois, mais parfois seulement. Dans cynique, attention, il y a chien. Débat à la télé sur les événements arabes. Les échanges roulent sur la fameuse aide économique, sociale, politique que l’on ne manquera pas d’apporter au Maghreb. Un intervenant s’interroge sur la nature de cette aide, sur les conditions dans lesquelles elle sera proposée ou accordée. Un autre l’interrompt : « Ils auront besoin de manger ». Le ton ne trompe pas, je l’ai souvent entendu dans les entreprises. Pas la moindre commisération, même familièrement exprimée. Pas une once d’amitié. L’énoncé d’une évidence cruelle, triomphante. La résorption de l’individu dans la matière, la jouissance de lui rappeler ses besoins, et qu’on en a la clé. De lui rappeler ses couches, et ce qu’il y a dedans. Le fait. Le fait qu’un abruti vous envoie dans la gueule comme un poing sans s’apercevoir que c’est sa connerie qui le fait, qui le fignole, qui le décore. La fierté d’être un mécano de l’humanité, de s’être débarrassé, une fois pour toutes, de sa subjectivité. Ainsi, dans le train, cet homme et cette femme qui reviennent d’un séjour dans je ne sais quel centre de méditation. Enchanteur, vraiment enchanteur. Telle sonnerie, on travaille. Telle autre, on mange. Telle autre, on médite. Il la regarde, bouleversé. « Aucun besoin d’initiative personnelle », lui murmure-t-il comme un mot d’amour. « Aucun, répond-elle, aucun ; après, quand on retrouve les autres gens, on n’est plus dans la même dimension. » Ainsi de la plupart des élites de la société occidentale, de la secte occidentale : elles ne sont plus dans la même dimension, comprenez qu’elles ne sont plus nulle part, paquets de données brutes ficelés à la hâte par les bolducs des valeurs. Mais surtout, amis arabes, pas de contresens. Ce n’est pas vous que ces machines désirantes méprisent. Ni vous, ni moi, d’ailleurs. Je suis certain, au fond, qu’elles nous envient. C’est elles-mêmes qu’elles détestent, elles-mêmes, comprenez-vous, elles se sont programmées pour cela, personne n’y peut rien. Nous ne recevons, nous, que les copeaux de cette menuiserie. Vos révolutions, pour elles, c’est trop simple, trop vrai. Ce sont de grandes malades. Passez au large.
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Ne nous croyez pas trop, amis, quand nous parlons de liberté. La liberté est notre principe, nullement notre élément. On nous apprend à nous comporter avec elle comme des baigneurs qui ne savent pas nager, et ne doivent pas aller là où ils n’ont plus pied. Nous faisons trempette dans la liberté. Celle qu’on nous propose, c’est celle que les parents suggéraient à leurs enfants, celle qui, le plus souvent, unissait les chers époux : j’ai confiance en toi, tu n’agiras pas autrement que je le désire. Chez nous, la liberté, les citoyens l’abandonnent au parking, tôt le matin, avec leur voiture. C’est qu’ils ne viennent pas au travail, figurez-vous : ils viennent défendre les intérêts de leur entreprise. Et le soir, inquiets de la journée passée et anxieux de la nuit à venir, ils s’étonnent avec candeur du malaise infernal qui les saisit, un sentiment d’accablement piqué d’exaltations factices qui l’atténuent passagèrement avant de l’alourdir impitoyablement. C’est comme dans vos villes en émeute, voyez-vous : l’hypercentre d’eux-mêmes est quadrillé ; la différence, c’est qu’ils sont eux-mêmes leurs policiers, ils s’interdisent de le reconquérir.
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La souffrance de la société occidentale, on la voit mieux encore dans les meilleurs de chez nous. Je n’ai pas un grand penchant pour l’écologie, mais j’entendais avec sympathie, l’autre jour, une dirigeante des Verts répondre à une auditrice. Je suis ainsi : ma sympathie ou mon antipathie, c’est la voix que j’entends qui en décide, pas les déclarations de principe ni les grands sentiments. Cette auditrice craignait que notre Verte ne se complût à une vision bien pessimiste de la vie, et s’inquiétait de son bonheur. La dirigeante rassura gaiement l’auditrice. Elle n’était nullement pessimiste ; parfaitement capable, au contraire, de sourire et de rire. Elle aimait même beaucoup les fêtes. Seulement, consciente des problèmes écologiques et de l’état de l’environnement, elle avait à cœur de militer : ainsi jouissait-elle mieux encore de son bonheur, et permettrait-elle peut-être à d’autres de mieux jouir, eux aussi, du leur. Quoi de plus sensé ? Je pouvais partir pour ma promenade quotidienne. C’était jour de marché, l’un des plus beaux de Paris, dit-on. Je n’y achète pas grand-chose, je regarde, j’écoute, je ne pense à rien, je me sens bien. Ce matin-là, à cause de la fraîcheur de l’air, les aigus de la poissonnière et les grondements du marchand de légumes s’élevaient avec une majesté inhabituelle, comme s’ils avaient accédé à une sorte d’autonomie, et tenaient à le faire savoir. Et je repensais vaguement à la rieuse Dame Verte dont les mots se tamisaient dans ma tête, se filtraient dans ma conscience : tous passaient fort bien l’épreuve et recueillaient aisément mon approbation, tous sauf ce seulement qui était un caillou dans ma chaussure. Ce seulement n’allait pas, pas du tout. Ce n’était pas moi qui le refusais, c’était la voix de la poissonnière, celle du marchand de légumes, c’était la grand-mère qui piétinait devant moi sans vouloir me laisser le passage, c’étaient les pyramides de tomates, rouges de colère. Pas un étal qui ne fût en insurrection. Pas un fruit, pas un légume, pas un quartier de viande, pas une pile de chaussettes, pas une motte de beurre qui ne luttât sourdement contre ce seulement. Le marché Daumesnil entrait en métaphysique comme on entre en résistance. Je ne rêvais pas, je voyais. La plupart du temps, les choses sont stupides dans leur inertie ; soudain, leur silence prend la parole, elles se mettent à exister, et c’est irrésistible. Je me sentais entouré d’affirmations de toutes formes, de toutes couleurs, de toutes origines. Chacune était à elle-même sa vérité, une vérité bien à elle, absolument et uniquement à elle, mais qui, pourtant, ne lui appartenait pas, une vérité à elle qui n’était pas la sienne. Et toutes ces vérités formaient un seul bouquet, un seul orchestre, une seule parole. Je ne me sentais ni exalté par cette profusion d’existences, par cette vague d’être, ni angoissé par la distance qu’elle creusait entre elle et moi, par l’isolement qu’elle m’infligeait : cette distance, cet isolement, c’était aussi de l’être.
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Jacques Berque aimait citer le vers de Victor Hugo : « La fixité calme et profonde des yeux » L’Occident n’en est plus capable. Il subordonne son bonheur à des garanties, il le soumet à des conditions, à des réserves, à des précautions, à des capitulations minuscules, à des seulement. Je suis très heureux ; seulement l’écologie m’oblige… Je suis très heureux ; seulement la production me contraint… Je suis très heureux ; seulement mon devoir de militant me force… Je suis très heureux ; seulement mon identité me pousse à… Il y a toute une danse des mots dans ce genre d’expressions. Je n’y vois plus guère que ce seulement : ainsi traité, ainsi conçu, ainsi placé, il fait perdre tout intérêt et toute valeur au reste, qui devient alibi. Heureux, qui sonne si plein, en prend une petite mine pâlichonne. Certains mots, je n’y peux rien, ne supportent pas de passer dans les portes avec d’autres. C’est ainsi : heureux laisse seulement au vestiaire. Heureux s’installe seul dans l’hypercentre, où la solitude est rencontre et la rencontre solitude. Dans ce vide où il n’a rien à chercher, il peut tranquillement entrer en expansion.
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Lorsque s’est exercée « la fixité calme et profonde des yeux », l’authenticité n’est pas loin, dont Stanislas Fumet disait qu’ « elle pousse le sujet en ligne droite vers ce qu’il aime, de toute l’exigence de sa volonté dépouillée. » Voilà, si je ne me trompe, l’esprit de vos révolutions et il a, croyez-le bien, instantanément franchi la mer. Aucun navire, fût-il armé par Marine Le Pen en personne, ne l’arrêtera. Aucune de ces caméras de surveillance laborieusement justifiées et lugubrement installées par ses médiocres imitateurs ne le repérera. Cet esprit-là, c’est un sans-papiers, un clandestin qui franchira toutes les douanes en riant. Je vous l’assure, il est partout, et d’abord, et surtout, chez ceux qui vous haïssent, et d’abord, et surtout, chez ceux qu’il blesse et qui voudraient en vain l’arracher de leur cœur. Et d’abord, et surtout, chez ceux qui espèrent le réduire à un fait, trop secs et trop avares pour imaginer que certains faits, à peine éclos, se transforment en signes. Et d’abord, et surtout, chez ceux qui traduiront ces événements dans la seule langue où ils excellent, ce charabia des rapports de force que, sans nul souci de chômage, les supposés spécialistes pétrissent à la radio chaque matin que Dieu fait. Ne doutez pas qu’il sera aussi dans le cœur des pauvres, des humbles, des malheureux de ce côté-ci. Il y sera. Il y est déjà. Imparablement. La générosité, ce n’est pas toujours de donner. Cette évidence de la liberté que la France a si souvent proposée au monde, c’est vous, aujourd’hui, qui la lui proposez. Nous ne serions pas généreux si nous ne l’acceptions pas avec reconnaissance.
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Labass ? Chwiya. Chwiya, mais assez pour que le présent chante. S’il ne chante pas un peu, un tout petit peu, rien à attendre des lendemains, c’est un mensonge et c’est une idiotie : sainte croissance, sainte lutte des classes, le voilà l’opium du peuple, les voilà les couches des importants. La Libye nous guérirait, s’il en était besoin, de l’optimisme délirant. Ni pessimisme ni optimisme. Des vies qui se recueillent et, dans ce recueillement, se rencontrent. C’est fou comme les mots changent d’allure quand on les passe au chiendent de la brosse. Le recueillement qu’on me proposait, c’était comme une bouillie. Fausse humilité. Insincère jouissance de soi. Le Dieu pervers, comme dit Maurice Bellet. Putain ! Il a fallu tout reprendre à zéro : pas facile pour l’orgueil, si tonique pour le désir ! Le recueillement, cette pieuse masturbation pimentée de ressentiment. Nager dans le flou, feindre un dégoût élégant du monde, s’éprendre de son trouble. Ne jamais laisser les mots à ceux qui les truquent. Au chiendent, tous ! Démocratie, au chiendent ! Liberté, au chiendent ! Tous sans exception ! Et que certains restent au tapis, l’esprit de corps, par exemple, cette saleté. Chacun sait de quels mots il a à s’occuper. Moi, ce sont les mots cathos. Après le chiendent, le recueillement, c’est bien. Entendre en soi, découvrir sa musique. Reconnaître les frôlements de l’être, la douceur fragile du sens. Mariner dans ses insolubles contradictions, tâcher d’en rire. Prendre le risque d’être ce que l’on est, vider ses tiroirs. Passer au tri sélectif tout ce qu’on nous a enseigné. Mettre d’un côté les âneries, dégagez ! « Mettez-vous en présence de Dieu », nous disait-on. Loufoque. Me mettre en présence de Dieu, moi, ça va pas la tête ? Si je n’y suis, comme disait Jeanne, Dieu veuille m’y mettre ; si j’y suis, Dieu veuille m’y garder. Et, de l’autre côté, ce qui a nourri l’increvable espérance, ce qui dynamite le malheur : « Si votre cœur vous condamne, Dieu est plus grand que votre cœur. » Je viens de là, d’autres viennent d’ailleurs, peu importe, les signes du temps sont pour tout le monde. Le pessimisme et l’optimisme nous ont lâchés ensemble, le balancier s’est barré. La solitude n’a jamais été aussi profonde, la présence des autres aussi évidente, la connerie si gentiment épaisse. Et tout cela fait qu’il y a du matinal dans l’air et dans les mots, une fois le chiendent passé.
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J’entends parler du grand débat sur la laïcité, où l’islam tiendra une place de choix. Mais c’est chouette comme tout, ça ! Voyez la coïncidence providentielle : juste quand vous vous soulevez ! Allez, retournons cette affaire comme une chaussette. Entrez dans le débat, amis et amies arabes, parlez de vos pays, venez nous les raconter ou, si vous ne le pouvez pas, écrivez vos témoignages sur Internet, nous les répandrons partout. Dites-nous ce que c’est que de vouloir être libres dans le siècle où nous sommes, dites-nous ce que vous avez ressenti, pensé, compris. Racontez-nous vos révolutions et, surtout, racontez-vous, racontez-nous vos amis, confiez-nous vos ambitions communes. Parlez-nous de ce qui vous anime, faites-nous part de vos contradictions, de vos difficultés, faites-le, s’il vous plaît, dans un esprit d’absolue simplicité. Mai 68, était-ce si différent ? Voyez comme tout ce qui compte l’a assaisonné de bavardages, l’a peinturluré aux couleurs d’un gang ou d’un autre, s’est acharné de toutes les manières possibles, de la célébration hypocrite au refus maniaque, à cacher son admirable nudité. Vos révolutions, n’en soyez pas étonnés, auront à subir un traitement semblable. C’est pourquoi il est si important que vous en recueilliez l’esprit dans des textes que les jeunes d’ici liront. Et qui seront entre nous comme des secrets d’amitié. Ainsi, de ce débat pervers, nous ferons un concert fervent. Et peut-être les jeunes de chez nous auront-ils, à leur tour, le goût de vous parler d’eux ? Mon petit doigt me dit qu’ils en ont un immense besoin.
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Labass ? Chwiya. Nous ne sommes pas propriétaires du sens. On peut dégager et reprendre le centre et l’hypercentre d’une ville. On n’occupe pas le centre de l’être, mais pourtant il existe. Il est si proche parfois, on jurerait le frôler. Mais que faire de ces instants-là ? Parce qu’ils ont touché quelque chose de la vérité, les célébrer, les enchâsser, les emprisonner dans des formules qui s’empoussiéreront ? Parce que le temps les recouvrira, feindre d’oublier en quoi ils furent transcendants, les réduire malhonnêtement à des faits, cultiver la mauvaise foi ? Ni ceci, ni cela. Ne pas empêcher leur musique. La laisser cheminer. Hors de tout jugement, de toute interprétation, de toute utilisation, leur ouvrir en souriant la porte de nos enfances. Et peut-être, avec une lucide naïveté, comme on cherche en forêt un sentier reconquis par la nature, flairer leur trace avec le cœur pour que l’intelligence ne l’oublie pas.
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De cet un peu que m’avait enseigné le Père Sanson à Alger, il y a cinquante-deux ans, je n’imaginais pas qu’un exemple nous serait si vite et si généreusement proposé, en terre arabe de surcroît, par le hasard, ou l’Histoire, ou la Providence, ou tout ce que vous voudrez. Par ce qui, en tout état de cause, est à la fois intérieur et extérieur, immanent et transcendant. L’esprit religieux, la Grâce. L’autotranscendance humaine de Maurice Clavel. Cet « injustifiable » dont se réclamait Aragon « contre le parti de l’intelligence et contre le parti de la sottise ». Ce que, chez Francis Jeanson, j’appelais la verticalité de l’horizontal. Le fondamental de Jacques Berque. Ce qui, indissolublement, du même pas, vient d’ici et d’ailleurs, de chez nous et d’on ne sait où. Le mystère à portée de main. Voilà ce qui vient d’émerger dans les pays arabes. Et voilà ce que la vieille Europe devrait prendre le temps de considérer longuement, voilà ce qu’elle ne devrait pas se hâter d’enfermer dans les chiottes de la communication. Voilà ce qu’elle devrait soumettre à la pesée de ses peuples. Il leur reste encore un brin de sérénité, ça risque de ne pas durer.

(10 mars 2011)

Mzuri Kidago

LE MARCHÉ IL

Le père Henri Sanson, jésuite, vient de mourir à quatre-vingt-quatorze ans. Je ne l’ai rencontré qu’une fois, c’était à Alger, en juillet 1959. Et de notre conversation, je n’ai retenu qu’une phrase, qui ne m’a jamais quitté. On reconnaît la véritable espérance spirituelle, m’avait-il dit, à ce qu’elle apporte avec elle un peu d’espoir temporel. Il avait répété un peu, en souriant. Il y avait de la gravité dans sa voix, peut-être quelque tristesse, mais une sérénité confiante l’emportait. J’ai pensé à lui quand j’ai trouvé dans un livre de Jean Sulivan un écho en swahili à son un peu :
– Comment ça va ?
– Bien un peu. Mzuri Kidago.
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Le soleil, la mer. Et l’Algérie déchirée sur laquelle le Secrétariat social d’Alger, qu’il animait, ne cessait de porter un regard d’intelligence pacifique. De ce drame, Henri Sanson souffrait peut-être encore plus qu’un autre : la rumeur faisait de lui le fils d’un général français et d’une princesse musulmane. Je ne sais si elle était fondée ; inventée, elle serait plus vraie que vraie. Car, toute sa vie, il a expliqué le christianisme aux musulmans et l’islam aux chrétiens. Nous marchions dans un grand parc qui dominait la mer ; parler avec lui me reposait et me donnait du courage. Tranquillité souriante, élégance et sobriété de la parole, profonde culture entièrement maîtrisée, constante mesure sous-tendue d’attention chaleureuse, cette heure en sa compagnie était un moment de grâce. Je savais que je ne l’oublierais pas.
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Son un peu, pourtant, m’avait pris à contre-pied. Je découvrais depuis trois mois la fureur d’Alger, cette incroyable violence qui n’épargnait personne, jamais, nulle part. Fréquentant les cercles les plus différents, je finissais par me demander si la dureté des oppositions et la férocité des haines ne dissimulaient pas quelque complicité secrète dans l’exaltation que tous, bien sûr, auraient farouchement récusée. Comme si cette guerre était un volcan dont la violence n’aurait affirmé, au fond, que la puissance de la nature, un volcan brûlant de passions obscures dissimulées sous de trop claires raisons. Un peu ? Rien n’était un peu. Ni les paysages, ni cette éclatante sensualité dont le malheur ne savait pas triompher, ni ce que réveillait en moi d’inconnu et de connu l’appel du muezzin, ni l’absolu de passion où se précipitait la moindre conversation dès que le mot Algérie était prononcé, rien n’était un peu là-bas, ni la nature ni les vivants, ni le passé ni le présent ; le jeune homme que j’étais allait d’incendie en incendie. Un peu ? Oui, pourtant. Mille fois oui. Le Père Sanson avait raison. Voilà un demi-siècle que ce un peu m’habite. Tous les soufflés solennels sont retombés, un peu continue à émettre.
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Une phrase qui me touche, une pensée qui m’émeut, ce n’est pas une solution qu’on me propose, une antisèche qu’on glisse dans ma poche pour m’apprendre à mieux vivre. C’est une évidence qui m’irradie, un virus qui m’envahit. On l’a jetée en moi sans me demander avis, je ne peux pas vouloir m’en débarrasser, j’ai partie liée avec cette étrangère, je la laisse, à sa guise, brûler et rafraîchir, jeter l’ordre ou le désordre, unir ou séparer.
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C’est comme si j’y étais encore. Je ne reçois pas ce un peu comme une invitation à la modestie (fausse modestie, quel pléonasme !), ni comme une exhortation à modérer mes désirs. Le parc où nous marchons n’en est pas moins beau, ni le ciel moins profond, ni la mer, devant nous, moins nécessaire. Cet un peu ne réduit rien, ni en moi, ni en dehors de moi. Il me semble même que l’abandon souriant auquel il m’invite rend à chaque chose une liberté qui l’élargit. Ainsi le plaisir de voir courir un chien qu’on a libéré de sa laisse. Toute réalité acquiert un statut d’évidence, une dignité d’indépendance, et même ce qui s’agite en moi de trouble et de confus, qui ne mérite ni le mépris ni l’éloge. Toute mon éducation n’avait eu pour but que de me faire parler comme Auguste dans Cinna : « Je suis maître de moi comme de l’univers/Je le suis, je veux l’être… » Mais non. Personne n’est jamais roi de ses désirs. De ses douleurs, peut-être, comme ce Richard II quarante d’Aragon, que chantait magnifiquement Colette Magny ; du moins peut-on faire semblant. Tout se passe comme si le un peu du Père Sanson me faisait déposer le fardeau. Il m’invite à cesser de me faire la guerre, à ne pas voir dans mes contradictions autant d’ennemies diaboliques : pourtant, il me mobilise, ou me désimmobilise ! Tout est allusion, introduction, préambule, préface, brouillon. Soudain, je perds la clé. En devinant que c’est ça, la clé : la perdre. La clé qui est la clé n’est pas la clé.
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Qu’il me soulage, ce un peu ! Il m’ouvre une zone de moi-même que je découvre inexpugnable. Ce n’est pas, comme disait ma mère chaque fois que nous revenions de chez ma riche marraine, le petit chez moi qui vaut mieux que le grand chez les autres, c’est le petit chez moi inexpulsable, le petit chez moi opposable qui m’ouvrira à mon gré le pays des autres, non pas, certes, pour que je le conquière, mais pour que je m’y promène en visiteur amical. Tout se passe comme si, un très bref instant, le Père Sanson m’avait remplacé à la direction de l’orchestre – ou de l’orphéon – de mes désirs, comme s’il m’avait fait cadeau d’un instant de repos, d’une possibilité de désencombrement, comme s’il m’avait suggéré une dépossession symbolique..
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Si c’était cela qu’il avait en tête, je n’en sais rien et ne m’en soucie guère. Mais je pense à lui avec reconnaissance chaque fois qu’une idée, un texte, un élan, un être vient continuer le travail de sape libérateur qu’il a rendu possible. Je pense à lui quand j’apprends que « le beau n’est que le premier degré du terrible », que « la justice est le plaisir de Dieu seul », que le christianisme n’est pas une religion pour les enfants, ou, d’Yves Bonnefoy, « que c’est toujours dans le rapport le plus singulier que l’universel a le plus de chances de se réinventer, de se ressaisir », ou encore, de Péguy, les jours de bonne colère, que « celui qui ne se rend pas a toujours raison contre celui qui se rend ».
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J’apprends la mort du Père Sanson alors que je m’apprête à ouvrir La Carte et le territoire. J’avais lu quelques livres de Houellebecq sans parvenir, jusque-là, à savoir ce que j’en pensais. Très rare, chez moi. Plutôt soupe au lait, j’adhère ou j’expédie, j’admire ou je fusille. Houellebecq fait de moi un centriste normand. Certains lui reprochent avec raison quelques propos stupides ou odieux : je suis trop sceptique pour fonctionner de cette façon. D’autres s’extasient sur ses provocations : je les trouve faiblardes. Ce qui me gêne et, en même temps, m’intrigue, c’est de ne pas comprendre où il veut en venir, dans quel dessein il étend ce tapis de poussière ; dans cette grisaille constante, je ne vois rien à trouver, rien à chercher. Et pourtant, je ne me décide pas à enfermer ses livres dans la cantine en fer de la cave, la cantine enfer. Quand La Carte et le territoire est arrivé, on m’a conseillé d’essayer encore. Bon, j’essaye. Malgré le Goncourt, que je n’ai pas lu depuis trois décennies.
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Pour trouver le passage central, pas besoin d’être l’un de ces fameux critiques littéraires qui savent si bien rigoler entre eux à la radio. Il crève les yeux. Lire, c’est comme pêcher à la ligne, c’est roupiller vaguement en attendant que le bouchon remue. C’est alors seulement que tout s’organise, se reconstruit, prend forme. Dans Le Nom de la rose, par exemple, le bouchon, c’est le passage où le jeune moine, pour la première et dernière fois de sa vie, fait l’amour :  une servante, la nuit, dans une cuisine de monastère, une servante dont ce nominaliste ne saura jamais le nom. Aux philosophes de se débrouiller avec ça ; le lecteur moyen, en tout cas, ne loupe pas le signal. Dans La Carte et le territoire, pas possible non plus de manquer le coche. Michel Houellebecq, comme on le sait, n’est pas seulement l’auteur du livre, il en est également l’un des protagonistes. Il peut ainsi décrire son propre assassinat, décollation, lacération, je ne sais quoi encore, une horreur qui lui fait un cadavre impossible à reconstituer que les croque-morts jugent économiquement et écologiquement rationnel de loger dans un cercueil d’enfant ; quand on le sort du fourgon, il fait frissonner d’effroi les benêts rassemblés devant l’église Saint-Sulpice. Pas besoin de faire un dessin : de moi, Houellebecq, il restera l’enfant que j’ai été. L’idée n’est pas d’une originalité fulgurante, mais elle est là. Mouvement du cœur, dérision, conversion, citation, tout est possible, sauf d’ignorer ce rappel à l’enfance, cette minuscule cicatrice, cet un peu noyé dans le brouillard des mots.
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Quelques lignes sur les jeunes prêtres modernes, entièrement étrangères à l’action du roman, intriguent. « Humbles et désargentés, méprisés de tous, soumis à tous les tracas de la vie urbaine sans avoir accès à aucun de ses plaisirs, les jeunes prêtres urbains constituaient, pour qui ne partageait pas leur croyance, un sujet déroutant et inaccessible.» Y a-t-il quelque rapport entre ces prêtres et le cercueil d’enfant de Saint-Sulpice ? Aussi gris que les autres, et pourtant, en dépit de leurs valeureux efforts, incapables de leur ressembler par le costume ni par la parole, ils sont, eux aussi, une anomalie discrète, un signe furtif. Comme le scoop que l’auteur des Particules élémentaires feint de lancer sur lui-même quand il fait part de son récent baptême « dans une église de Courtenay ». Où ne s’élève d’ailleurs, c’est à deux pas, qu’une église. Quand il découvre ces supposés élans mystiques, le vieux lecteur de Mauriac et de Bernanos dresse l’oreille. Mais non, rien à voir. Pas vrai. Trop mou, tout ça.
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S’il me fallait trouver un autre titre pour ce roman, je proposerais Rien de neuf. « C’est impressionnant quand même, dit Jed Martin, le personnage central, à quel point les gens coupent leur vie en deux parties qui n’ont aucune communication, qui n’interagissent absolument pas l’une sur l’autre. Je trouve stupéfiant qu’ils y réussissent si bien. » Tiens, mais j’ai déjà entendu ça ! Ainsi, par exemple : « Tu sais comme Joseph Quesnel dit toujours… les hommes doubles… que nous sommes aujourd’hui des hommes doubles… L’un qui a une fonction dans la société, l’autre qui n’a rien à voir avec celui-ci, parfois le déteste, qui est contradictoire avec lui. » C’est dans Les Beaux Quartiers. Aragon. 1936.
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Loin de moi de reprocher à Houellebecq cette proximité et d’ajouter un grief supplémentaire aux stupides accusations de plagiat qu’on a lancées contre lui, et qu’un article hilarant et prodigieusement astucieux de la Quinzaine a ridiculisées. Certes, depuis 1936, il s’est passé beaucoup de choses dans le monde : il est vrai pourtant qu’il ne s’y est rien passé. Depuis cette époque, et bien avant, l’énorme charrette du progrès positif dévale sa pente, doucement d’abord, puis de plus en plus vite, pleine à ras bord d’histoires effroyables ou magnifiques, espoirs inouïs et crimes inimaginables. Aucun changement : une accélération, voilà tout. Avec des jeux de rôles, des affrontements, des répartitions d’intérêts. L’enlisement dans le communicationnel. Paul Virilio a raison d’insister sur le  « déclin de la propagande d’un progrès sans fin qui irriguait, hier encore, l’histoire des siècles passés ». Mais si, en 2010, cette propagande commence en effet à montrer des signes d’essoufflement, c’est sur cette musique, dans ses deux versions, la capitaliste et la socialiste, que les sociétés modernes ont appris à danser. C’est pourquoi, de 1936 à 2010, nonobstant les énormes événements que l’on sait, le fond de leur inspiration, comme en témoigne, au-delà de leurs propos, le ton de tous les responsables politiques, n’a pas changé. Même si le technocrate de service, pourvu qu’on l’appointe à la mesure de l’imposture, est toujours prêt à raconter aux enfants la belle histoire du développement, même si, dans le cœur sensible et ambigu de son double progressiste, le ressentiment se plaît à entonner une hypocrite marche funèbre. Ni développement ni régression, ni épopée ni marche funèbre. De Joseph Quesnel à Jed Martin, c’est l’histoire des crises et des rémissions d’un vieux cancer qui métastase.
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Si, entre Les Beaux Quartiers et La Carte et le territoire, il y a continuité parfaite dans l’intention, les arrière-plans sont radicalement différents. C’est qu’il n’est plus possible de faire semblant. Enthousiaste ou épouvantée, la fascination par le monde, conséquence de la société technique et cause première de la dilacération de l’individu – dont le meurtre du romancier est évidemment l’image – est une voie sans issue. Plus nous nous occuperons du monde, plus il nous rejettera. Ainsi, dans le roman de Houellebecq, cet architecte qui, à dix ans, s’évertuait à construire pour les hirondelles des nids qu’elles dédaignaient : toute sa vie, il aura refusé de tirer la leçon de leur refus. Si les personnages d’Aragon, banquiers et militants ouvriers, portaient beau et parlaient haut, conscients d’incarner des valeurs qui rejaillissaient sur eux, ceux de Houellebecq hésitent, rament, rampent. Leurs rêves manquent de puissance. Le personnage de Houellebecq le fait remarquer à Jed : « Chez vous aussi je sens une sorte de nostalgie, mais c’est une nostalgie du monde moderne, de l’époque où la France était un pays industriel, je me trompe ? » Ce qui est exact, mais un peu injuste. Il y a chez Jed, comme chez son père, un vif intérêt pour l’époque où l’art, avant les ateliers des grands maîtres de la Renaissance, ces « chefs d’entreprises commerciales » avant la lettre, n’était pas encore « une activité purement industrielle » Et aussi un goût sincère pour cette peinture « si proche du paradis », dont Fra Angelico reste le modèle, mais qui ne serait concevable qu’« une fois que l’homme aurait dépassé la question de la mort. ».
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Beaucoup de fusées, donc : esthétiques, métaphysiques, théologiques. Elles s’élèvent en sifflant, mais retombent dans le public. Leur transcendance reste de l’ordre du possible, de l’éventuel, du programme. L’intuition en est présente partout, l’affirmation nulle part. Si l’on me consultait, mon diagnostic serait celui-ci : Michel Houellebecq souffre d’acédie, sorte de maladie de l’âme, de dépression spirituelle. Il a beau entasser dans sa fourgonnette Fra Angelico, William Morris, les préraphaélites, Auguste Comte et son idée d’une humanité composée de plus de morts que de vivants, et installer au volant ce brave Jasselin, sympathique policier qui désapprouve l’incinération parce que « l’homme ne fai(sai)t pas partie de la nature », ce livre intelligent et pusillanime, qui ne cesse de suggérer l’idée qu’il faut faire le grand saut pour passer de la construction du monde à l’affirmation de l’individu, ne tente même pas de prendre son élan pour le réussir. Houellebecq nous fait visiter, par la voie négative, un musée virtuel de la liberté, mais on n’y entend guère que le tintement des clés dans la poche du guide. De ce roman, on a une vue imprenable sur l’authenticité comme d’un cinq étoiles la vue sur la mer. Et là s’arrête le rapprochement avec Aragon. Car l’auteur du Fou d’Elsa, lui, a risqué, s’est risqué. Pour passer du cycle du Monde réel, dont Les Beaux Quartiers est l’une des plus belles réussites, aux ouvrages des vingt dernières années, il lui a fallu entrer dans des épreuves initiatiques dignes de La flûte enchantée. Ne cherchez pas le secret de ce prodigieux retournement, il tient tout entier dans les titres des derniers romans : La Mise à mort, Blanche ou l’Oubli. Peu importe ce qu’en partant l’on a dans sa besace, même si c’est la célébration de Staline et le réalisme socialiste nigaud ; l’important, c’est ce qu’on jette : mise à mort et oubli. La tristesse de Houellebecq viendrait-elle de ce qu’il n’a rien jeté, ou pas assez ? De ce qu’il ne sait pas de quoi il lui faudrait se débarrasser ? Avoir mariné un certain temps dans le bouillon de quelque fanatisme, de quelque intégrisme, parmi des sujets supposés savoir – des SSS, disait Lacan – rend parfois les évolutions plus faciles : on y voit plus clair, il suffit que le courage ne manque pas. Évident, par ailleurs, que la posture d’immobilité de notre romancier est aussi la raison de son succès. Dommage, vraiment dommage. Je suis loin, très loin d’être satisfait, mais je ne précipiterai pas ce dernier roman dans la cantine enfer. Le un peu y est, réveille-toi, nom de Dieu ! « Des oiseaux indifférents à tout drame humain gazouillaient dans le parc originellement dessiné par Le Nôtre. » Quand on est capable d’écrire une phrase pareille, digne de Flaubert, une phrase qui, dans sa taquine simplicité, trace définitivement la frontière entre ceux qui comprennent le monde où ils vivent et ceux qui n’y verront jamais que du bleu, du rose ou du rouge, ça oblige. Si, après cela, on continue à somnoler dans l’acédie, et à mettre toutes ses billes dans la fausse profondeur du désespoir, ce sera Charybde ou Scylla : si l’on n’est pas l’homme du divertissement, on sera l’homme de la mauvaise foi, le salaud sartrien. Il ne restera alors qu’à parier sur les misères que les noms propres font régulièrement à Bernard-Henri Lévy : un de ces jours, peut-être confondra-t-il Houellebecq et Aragon ?
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À lire à la queue leu leu, comme je l’ai fait, les principales critiques récoltées par La Carte et le territoire, j’ai été saisi de malaise ; je l’avais été aussi, sans que cette comparaison se veuille désobligeante, en lisant les commentaires de la presse sur la main de Thierry Henry. La critique littéraire a-t-elle encore un intérêt quand elle n’est pas une amicale, une amoureuse auscultation des textes, un dialogue intime avec un étranger, un débroussaillage patient des apparences, une échographie des idées trop simples, une batterie d’hypothèses toujours réinventées sur un message forcément incapable de se livrer entièrement, et qu’on désire, par l’écho qu’on lui donne, prolonger et situer, c’est-à-dire critiquer ? De Houellebecq, tous les articles disent la même chose, ou à peu près, c’en est décourageant. « Les dernières images d’un monde voué à l’extinction, selon Raphaëlle Rérolle dans Le Monde, – comme une sorte d’inventaire loufoque et méticuleux, avant liquidation. » Et, dans Marianne : « Michel Houellebecq met en scène sa propre mort, préfiguration du sort de l’humanité tout entière ». Et, dans Télérama : « Un tableau du monde contemporain tel que l’auteur le voit, tel qu’il s’en moque, tel qu’il s’en désespère peut-être : le règne de l’argent et de la vulgarité, les impostures médiatico-mercantiles en vogue… » Et, dans Les Inrocks : « Ce désert, c’est le nôtre, ici et maintenant, rempli à ras bord de produits manufacturés, traversé d’êtres irrémédiablement seuls, de moins en moins habité par Michel Houellebecq himself. » Faux, tout cela ? Nullement. Mais pas vrai non plus, pas vraiment vrai. Des résumés comme on en fait au lycée, la passion de Phèdre à l’oral du bac. Serait-il naïf ou incongru de s’étonner de cette objectivité tranquille ? Enfin, ai-je mal lu ? C’est bien de mort qu’il s’agit, n’est-ce pas, d’extinction, de désespoir ? Donc de chagrin, de douleur, d’échec, de déchirement ? Et on annonce ces catastrophes avec autant d’émotion que s’il s’agissait des résultats du foot, ou de la météo d’autrefois, quand Noël-Noël s’amusait à prévoir une dépression sur les îles Sandwich ? Ces critiques montreraient-ils la même impavidité si leur médecin leur annonçait une mauvaise nouvelle ? Se sont-ils donc élevés à un si haut degré de stoïcisme ? Sont-ils ces justes dont parle le poète latin, qui ne broncheraient pas si l’univers se fracassait sur eux ? Ou bien, plus prosaïquement, l’affaire ne les concernerait-elle pas, ou peu ? La critique, n’est-ce plus qu’un exercice de communication culturelle qui, comme tout, suppose un certain « professionnalisme », mais n’est pas de nature à empêcher de dormir ? Un exercice de désamorçage du sens exécuté par des artificiers eux-mêmes désamorcés ? Mais alors, si la critique littéraire est devenue une tête de gondole, pourquoi pas la pétanque ?
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Quelques-uns semblent flairer le danger et compensent la carence de l’implication par la théâtralité de la posture. « Que sommes-nous sinon des « produits culturels » en voie de disparition ? », nous assène péremptoirement Claire Devarrieux dans Libération. Elle a dû beaucoup s’amuser aux dessins de Sempé, cette dame. Le petit café du matin, la bise aux copains, un coup d’œil sur les mails, des soucis qui traînent, comme tout le monde, puis on ouvre le fichier Houellebecq, et hop ! l’Apocalypse : « Que sommes-nous sinon des « produits culturels » en voie de disparition ? » Rien de bien méchant, ça ferait même plutôt rire : à force, pourtant, ce vide est trop lourd, cette absence polie plus inquiétante qu’une présence odieuse. D’où parlent donc les critiques ? Qu’est-ce que cette instance supérieure, sorte de chambre froide des pensées et des sentiments, sas de désinfection des subjectivités, qui oblige à évoquer les choses les plus poignantes avec un si triste détachement, une si lugubre objectivité ? D’où vient qu’on vénère à ce point cette glacière sacrée, qu’on lui accorde cette dignité, qu’on la revêt de cette importance ? Enfin quoi ! Houellebecq nous explique que nous sommes tous en train de crever. Tous, oui, même les critiques littéraires. Alors ? Vous en pensez quoi ? Vrai ou faux ? Vous n’en pensez rien ? Soit. Pourquoi écrivez-vous ?
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Quelque chose me dit que les critiques sont parfaitement conscients de ces contradictions, et qu’il leur suffirait, pour les reconnaître, d’une ou deux gorgées de whisky. Leurs articles sur La Carte et le territoire sont autant de tentatives pour fuir le malaise où leur condition les jette. Le plus simple, bien sûr, serait de s’échapper par le haut. Ainsi Le Nouvel Obs, qui cite ce propos pompeux de Mallarmé : « Pour moi, le cas d’un poète, en cette société qui ne lui permet pas de vivre, c’est le cas d’un homme qui s’isole pour sculpter son propre tombeau. » Voilà une balourdise comme tout le monde peut en lâcher, même l’auteur d’Hérodiade, et qui signifierait, perspective rassurante pour les patrons de supermarché, les employés de banque et les critiques littéraires, que tout le monde, ou à peu près, parviendrait à se débrouiller de sa pauvre existence, et d’abord eux-mêmes, à la seule exception des poètes. L’information reste à confirmer.
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Stanislas (Fumet, bien entendu…) disait que le problème, avec les vérités, c’est le niveau auquel on les fait sonner. Désespoir, fin du monde, extinction, liquidation, apocalypse, je veux bien qu’on repère tout cela dans les livres de Houellebecq : tel est en effet le climat de son œuvre. Mais en gros, en gros seulement. Un roman n’est pas une dissertation. Un romancier est un homme qui tente de faire entendre ce que sa voix a d’unique ; du simple fait qu’il s’essaie à trouver ses intonations propres, il met une distance infinie entre sa pensée et lui, quand bien même, comme c’est le cas, cette pensée constituerait une agression rageuse contre toute forme de subjectivité. Pour sincère qu’il soit, le désespoir d’un romancier, d’un poète, d’un artiste, produit forcément, même sous les espèces de l’angoisse et de la souffrance, autre chose que du désespoir. « Le seul désespoir, disait Kierkegaard, c’est de ne pas pouvoir désespérer. » C’est particulièrement vrai des artistes. Ils mettent au jour quelque chose d’inédit qui ne constitue, en soi, ni une invitation à l’espoir ni une incitation au désespoir, mais qui, en obligeant les sens à s’étonner, reconduit la réflexion à ses bases et à ses sources. Et ainsi écarte, ou diffère, ou met à distance, avec la complaisance qui la menace, la question de l’espoir et du désespoir. L’artiste élargit le réel et, par là, recule les frontières arbitraires que l’esprit se donne parfois trop vite. L’art est un jugement en appel. L’artiste accepte cette suspension du jugement parce qu’il choisit en lui, comme instinctivement, ce qui le transcende, transcendance qui se confond, en fait, avec la nouveauté issue de lui, singulière et universelle, « absolument moderne ». C’est en cela que ce vivant parmi les vivants est encore plus vivant que les autres.
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Quelle vaste surface de projection, ce roman ! Chacun y va de ses doutes, de ses déceptions, de ses rancœurs. « L’amour, la poésie, écrit Nelly Kapriélan dans Les Inrocks, sont pourtant présents. Mais comme des choses précieuses, fugaces, éphémères : les seuls vrais luxes quand tout se réifie, se vend, s’achète. » Je ne suis pas sûr que ce langage soit celui de Houellebecq, qui s’interdit toute nostalgie et s’oblige à une sobre lucidité, qui ne se lamente pas, ne râle pas, et se contente d’un constat glacé : « Les choses et les rêves ont une durée de vie. » Les romans d’Aragon n’avaient pas pour fonction d’illustrer la pensée de ses amis politiques : le texte de Houellebecq, de même, n’est pas réductible à la mauvaise foi des sentiments bourgeois. L’amour et la poésie y sont précieux, sans doute, mais pas à la manière de ce qui peut se rapporter à un prix, à une durée, à un usage. Ni parce qu’ils sont fugaces et éphémères. Sûrement pas, en tout cas, parce qu’ils seraient des luxes. Je suis frappé, presque bouleversé, de la différence de ton qui apparaît ici entre l’auteur et sa critique : dans cet écart, je vois s’affirmer à la fois la dignité de l’écriture et une vérité qui dépasse de beaucoup la littérature. Écrivain ou non, on peut célébrer et chanter l’amour et la poésie, on peut aussi s’en moquer avec cruauté, ironiser, les dénigrer, les humilier, les traîner dans la boue : je ne peux pas imaginer qu’on en parle selon le langage purement et salement social du luxe. Sans doute forcerais-je le texte de Houellebecq si je prétendais y voir ce que j’aimerais y trouver, l’idée que l’amour et la poésie se situent à la pointe extrême du temps, que ce sont des ponts, ou des tremplins, ou des passages secrets qui relient le temps à quelque chose qui n’est pas le temps, de quelque façon qu’on conçoive, qu’on imagine ou qu’on croie ce quelque chose. Cette idée n’est pas dans le roman et rien ne la suggère. L’auteur ne franchit aucun précipice et ne donne pas le moindre signe d’en avoir le désir. Mais il s’arrête si brusquement au bord de la falaise qu’il est impossible de noyer cet instant-là dans l’expérience ordinaire. Et puis, de quoi parle-t-on ? Y a-t-il un être au monde qui n’ait jamais ressenti dans la poésie, et en tout cas dans l’amour, une nécessité vitale dont l’absence déchire, dessèche, ravage, anéantit, violente ? Le contraire absolu du luxe. « Il serait dans la vie comme il était à présent dans l’habitacle à la finition parfaite de son Audi Allroad A6, paisible et sans joie, définitivement neutre. » Ainsi parle le romancier de son héros. Le luxe, c’est le tombeau avant le tombeau. L’amour n’est pas un luxe. La poésie n’est pas un luxe. Le luxe, c’est la décoration de la mort. L’amour et la poésie ne sont pas des consolations destinées à apaiser les sensibilités fragiles que lasse ou désole l’univers de la consommation. L’amour et la poésie ne sont pas des maisons de retraite. L’amour et la poésie ne mangent pas les restes. L’amour et la poésie ne sont pas des avantages en esprit comme on parle d’avantages en nature. Toutes les « valeurs » peuvent, sans drame majeur pour l’humanité, crever la gueule ouverte, sauf l’amour et la poésie : ce sont elles, et seulement elles, qui fournissent à toutes les autres une chance sérieuse d’être vraiment des valeurs. À moins de feindre, comme Nelly Kapriélan, de se contenter d’un imaginaire de substitution consuméro-compatible et d’affirmer que « le roman sera toujours plus intéressant (plus vrai, plus beau, plus fort) que toute réalité. » Pas toujours. Non, pas toujours.
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Deux exceptions, pourtant, dans cette unanimité critique, les deux poids lourds de la conscience citoyenne : La Croix et L’Humanité. Parmi des centrifuges épris d’opinion publique, ou faisant semblant, ces deux-là restent des centripètes purs et durs. Ni le livre de Thierry Henry ni la main de Michel Houellebecq ne les passionnent vraiment, l’inverse non plus. Et les perceptions du public tiennent tout entières, à leurs yeux, dans ce que ce public doit percevoir, c’est-à-dire dans leur doxa respective. Ils n’ont finalement d’yeux que pour eux-mêmes, ils sont à eux-mêmes leur propre Chimène. C’est assez reposant. Ainsi, à la manière de cette cote de moralité que les spécialistes catholiques du bel agir attribuaient naguère à chaque film qui sortait, une typologie ramassée dans un tiroir de sacristie permet à La Croix de mesurer sans la moindre possibilité d’erreur le niveau de sens de La Carte et le territoire. Ce roman, nous enseigne-t-on, se situe au « stade intermédiaire entre l’essentiel et l’inutile ». Voilà qui est clair, plus clair toutefois que, dans L’Humanité.fr, l’ahurissant commentaire de Jean-Claude Lebrun sur le cercueil d’enfant de la place Saint-Sulpice. « Quand on découvre les lambeaux dispersés du corps de Houellebecq, écrit ce critique, on assiste au triomphe suprême de la régression. Car ces bouts d’écrivain mis en exposition figurent de saisissante façon le retour vers un âge primitif : l’homme réduit à sa chair, non encore sorti de lui-même par le travail et par l’art. » Là, je l’avoue, je perds pied, ma plume et ma gorge s’assèchent ; plus rien à dire, plus rien à écrire, plus rien à penser. Au secours, un fantôme !
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J’ai achevé la lecture de ce roman un dimanche soir, dans le train Bordeaux-Paris. Autrefois, la plupart des voyageurs montaient en seconde : que de plus fortunés ou de plus fatigués choisissent la première ne les bouleversait pas. La politique des tarifs de la SNCF risque de provoquer un jour, au moins sur certaines lignes, un renversement bien plus fâcheux : presque tout le monde en première, les fauchés en seconde. Mieux vaut pourtant, me semble-t-il, isoler les riches que les pauvres. Il est moins désagréable de ne pas jouir du confort de quelques-uns que de ne pas avoir accès au traitement accordé à presque tous. Sans doute l’entreprise nationale s’imagine-t-elle, plus ou moins hypocritement, contribuer par sa politique à je ne sais quelle promotion sociale des masses – je veux dire du public, M. Lebrun m’a troublé – et aux progrès du snobisme pour tous, objectif culturel majeur de l’époque. Dans l’illustre Simplon Orient Express, on lisait une citation de Valery Larbaud qui affirmait avoir trouvé la joie de vivre dans ce rapide. Pour en avoir goûté les charmes – une seule fois hélas ! et pour un voyage bien court -, je le crois sur parole. Je suis donc prêt à offrir à la SNCF un témoignage parallèle sur son Bordeaux-Paris ; je jurerai devant Dieu et devant les hommes y avoir trouvé l’ennui. Ce wagon couleur de secrétariat, paradis des portables et des mobiles, est une sorte d’open space à roulettes. Des petits trentenaires qui se prennent pour des jeunots tapotent fébrilement sur leurs machines, les comparent, les échangent un instant en les soupesant et en rivalisant d’érudition informatique. En face de moi, assis côte à côte, un garçon et une fille échangent des mails en souriant, fiers de leur habileté technique et peut-être de leur créativité érotique. Soudain, elle ôte les écouteurs qui la protègent du monde, et lui fait signe d’en faire autant. Suit une conversation sur la nécessité de rendre visite aux belles-mères qui me projette brutalement cinquante ans en arrière. Ils sont tous bien polis, ces jeunes gens, ils nous ont même offert des bonbons. Mais que dire ? Oui, que dire ? Encore plus difficile d’accéder à l’âme de cette jeune femme sous cette accumulation de procédures qu’au corps de son arrière-grand-mère sous les jupons et les froufrous. Ces gens sont à la fois incompréhensibles et trop lisibles ; on dirait qu’ils ont fait le tour de tout et sont revenus au point de départ. La fille a dans la voix le sourire qu’il faut pour annoncer que le CAC 40 est en hausse ou pour soutenir les victimes d’un drame humain, une voix compréhensive, généreuse, absente. Ils sont gentils, terriblement gentils. J’ai peur qu’un jour ils ne soient atrocement gentils. Le un peu d’espérance, Père Sanson, j’ai beaucoup de mal à le trouver, savez-vous ? Chez les brutes, les salauds, les voyous, pas de problèmes, c’est l’enfance de l’art ! Mais là, qu’est-ce qui s’ouvre chez ces gens-là ? Qu’est-ce qui fera qu’ils cesseront d’être à l’aise, d’expliquer, de commenter, qu’est-ce qui les secouera, ces convenables sodas ? L’orgasme ? Bernique ! Étiqueté tout ça, ça crève les yeux. La politique ? Pas de bêtises, s’il vous plaît. La culture ? Non mais, des fois… L’entreprise, les portables, les belles-mères ? Vivement qu’on arrive.
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J’ai tant aimé les trains ! Les wagons de bois des troisièmes, quand nous partions en vacances, mes parents et moi. Les préparatifs de ma mère, les sandwichs, les œufs durs, la serviette à carreaux rouges et blancs, la thermos de café, les escarbilles dans les yeux, les gares la nuit, mon père qui descend acheter je ne sais quoi, ma mère qui s’affole. La petite fille de mon âge, au retour de Cannes, qui s’endort sur mon épaule : une nuit de paralysie délicieuse. Les premières, beaucoup plus tard, quand je revenais de session, le compartiment à six places, les sièges d’étoffe rouge sombre où l’on s’enfonce, l’éclairage tolérable, tout pour qu’on se laisse rêver. Parfois je suis seul, j’allonge les jambes, mon bras repose sur le montant de la fenêtre, le monde est un juge perspicace mais bienveillant, l’arrivée aura un goût de départ. Maintenant le départ a un goût d’arrivée. Je n’aime pas ce bureau roulant, cette machine à ne pas rêver, je n’aime pas ces gens projetés sur le devant d’eux-mêmes, je n’aime pas la jouissance des ressemblances, ces équipes prêtes à se former pour vendre le train ou me démonter l’âme. Autrefois, mes compagnons de voyage et moi nous ne nous disions rien. Nous nous regardions vaguement en pensant que nous étions des êtres humains en voyage : c’était suffisant. Nous célébrions ensemble, pour quelques heures, un rite familier et profond dont la SNCF était l’ordonnatrice avisée. Quand, par hasard, une complicité naissait, c’était une fête inattendue, imméritée. Maintenant, doigts sur le clavier, on s’occupe, on occupe l’espace, le temps, on occupe tout, il ne reste plus de place pour Rien. L’occupation moderne, la vraie, c’est celle que je subodore dans ce wagon, l’annulation collective, hautainement pointilleuse, de ce qui n’a pas été convenu, la chasse souriante au mystère, la traque de toute transcendance, une crainte épouvantablement gentille d’être autre chose que ce dont on a l’air. Ce jeune homme qui nous offrait ses bonbons, je voyais comme il voulait, par un petit sourire d’autodérision, annuler son geste : sortir de soi, nous demandait ce sourire, est-ce vraiment possible ?
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Sans doute, mais à condition d’y être entré ! Vraiment, la Providence des lectures, ça existe. Au moment où je m’embourbe un peu dans Houellebecq – moins dans son roman, d’ailleurs, que je suis très loin de mépriser, que dans les échos qu’on en renvoie -, on m’offre une anthologie de la légende du Graal dans les littératures européennes. Avalanche de symboles ! Je reçois ce beau cadeau quand éclate un drame abominable, qui met Christine Boutin dans tous ses états : le calendrier de l’Europe fait mention d’à peu près toutes les fêtes religieuses du monde, à l’exception des chrétiennes ! Je comprends l’ire de la prophétesse rambolitaine, mais je ne la partage pas. Ce lapsus, si c’en est un, me plaît. Je le trouve infiniment réjouissant. Voudrait-on lire casher ou hallal sur la devanture d’une boucherie qui ne le serait pas ? Que dirait-on d’un restaurant qui annoncerait une cuisine française et servirait une pâtée internationale ? Je ne veux pas davantage qu’on fasse mention du christianisme dans les documents de l’Europe. Pour la simple, unique et suffisante raison que l’Europe, dans sa structure, dans ses intentions, dans son essence n’est pas, ou n’est plus, chrétienne. L’a-t-elle d’ailleurs jamais été autrement que dans cette communication avant la lettre qu’on nommait, dans la chrétienté, apologétique, sorte de publicité spirituelle qui célébrait la puissance de la boutique chrétienne, son influence sur les mœurs ou sur la production artistique ? Cet aspect-là ne me retient guère. Rien ne me paraît plus étranger au christianisme que le souci de l’importance.
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Laissons cela. Et donc, ce soir-là, Perceval dîne chez le Roi Pêcheur. Et, à chaque plat, il voit passer dans la salle une étrange procession. Un jeune noble sort d’une chambre, « porteur d’une lance blanche qu’il tient empoignée par le milieu ». Une goutte de sang sort du fer, à la pointe de la lance, et coule jusqu’à la main du jeune homme. Derrière lui, précédée de deux jeunes gens qui tiennent des candélabres garnis de chandelles, une jeune fille porte une coupe ou un plat, c’est un graal, c’est le Graal. Vient ensuite une autre jeune fille ; elle tient, elle, un petit tailloir en argent.
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Mais on connaît la légende, et l’on sait que Perceval aimerait bien poser des questions sur cette lance, sur ce tailloir. Sur ce graal surtout : il brûle de demander « qui l’on en sert ». Pourtant il ne le demande pas. Parce qu’un gentilhomme, il y a quelque temps, l’a blâmé de trop parler. Parce que les plats qu’on lui sert sont succulents et « qu’il n’a plus en tête que de boire et de manger ». Mais il voudrait quand même savoir, et se promet de poser la question, avant de prendre congé, à l’un des jeunes nobles de la cour. Trop tard. C’est le Roi Pêcheur qu’il fallait interroger, et sans attendre. « Ah ! malheureux Perceval, lui dira une demoiselle, quelle triste aventure est la tienne de n’avoir rien demandé, car tu aurais si bien pu guérir le bon roi qui est infirme qu’il eût recouvré l’entier usage de ses membres et le maintien de ses terres. Que de biens en seraient advenus ! »
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Et que cette histoire me plaît ! Que j’aime le lien qu’elle met en évidence, ce rapport lumineux entre le tréfonds d’une conscience et le monde ! En voulant la rapporter à notre époque, j’en réduis sans doute la portée et risque de la mutiler de sa signification spirituelle. Mais les légendes sont généreuses, et ne militent pas pour leurs droits d’auteur. Celle-là finit d’ailleurs très bien. Perceval méditera longtemps sur l’incapacité où il s’est trouvé de saisir au bond la balle que lui envoyait le destin. Il cherchera pourquoi il a triché avec la transcendance de l’instant, pourquoi il n’a pas osé s’abandonner, dans l’émerveillement, à l’absolument autre, pourquoi il a tenu à faire la part égale entre des réalités inégales, le Graal et la vie mondaine. Mais il n’en sera pas puni. « Là où croît le danger, grandit aussi ce qui sauve. » Cette bévue spirituelle, cette incapacité d’élan, sera le point de départ de la quête du Graal intérieur, dépouillement, simplicité, ardeur. Mais pourquoi s’est-il montré si léger ? Pour Michel Stanesco, c’est parce qu’à l’instant où passe la procession, il « n’accède pas à l’essentiel, parce qu’il ne se présente pas en son intégrité. » Il ne s’agit pas ici d’intégrité morale, mais de beaucoup plus : Perceval triche avec ce qu’il est, il cède à l’esprit mondain en nivelant abusivement les niveaux d’être, il veut se faire souverain de lui-même, il refuse l’altérité que lui propose l’instant. Il fallait poser la question au roi, et tout de suite, non pas aux courtisans, et plus tard. Il s’agissait « d’un mode d’être et nullement d’une question de communication avec autrui. »
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On dira que tout cela se passait en des temps lointains, fumeux et théologiques. Sans doute même en rira-t-on, et ce sera une grande sottise. Car la première étape du chemin que Perceval va parcourir, et qui le conduira vers le vrai en le reconduisant à lui-même, n’est datée d’aucune époque. Au petit jour, au-dessus de la prairie gelée, il voit un faucon fondre sur un vol d’oies sauvages, heurter l’une d’elles et l’abattre au sol. L’oie n’est que blessée, elle a saigné trois gouttes de sang sur la neige, et a repris son vol. Et Chrétien de Troyes écrit : « Quand Perceval vit la neige qui était foulée, là où s’était couchée l’oie, et le sang qui apparaissait autour, il s’appuya sur sa lance pour regarder cette semblance. Car le sang et la neige ensemble sont à la ressemblance de la couleur fraîche qui est au visage de son amie. Tout à cette pensée, il s’en oublie lui-même. Pareille était sur son visage cette touche de vermeil, disposée sur le blanc, à ce qu’étaient ces trois gouttes de sang, apparues sur la neige blanche. Il n’était plus que regard. Il lui apparaissait, tant il en prenait plaisir, que ce qu’il voyait, c’était la couleur toute nouvelle du visage de son amie, si belle. Sur les gouttes rêve Perceval, tandis que l’aube passe. » Et que demeure l’amour qui n’est pas un luxe, et le regard du dedans, et ce cercueil d’enfant dont on a si peur de parler. Bonne année un peu.

(2 janvier 2011)