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Aniouta

LE MARCHÉ XLVIII

De Magritte : « L’idée de progrès est liée à la croyance que nous nous rapprochons du bien absolu, ce qui permet à beaucoup de mal actuel de se manifester. » Et de sottise.
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Ainsi, sur le progrès par la culture. « On peut vivre sans avoir lu le roman de Mme de La Fayette, sans connaître la peinture de Kandinsky ou la musique de Mozart. Vivre, dans ce cas-là, revient à manger, dormir, se reproduire. » (Philippe Claudel, Le Monde, 14 octobre 2010)
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Ainsi, sur le progrès par les armes. La guerre d’Afghanistan est « une guerre pour conquérir les esprits et les cœurs » (Un colonel français à la radio)
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Ainsi, sur le progrès par le management. « On va remettre l’homme au centre de l’entreprise. » (Le président de France Telecom)
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Ainsi, sur le progrès par l’imitation des riches, la conclusion de Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon à la fin d’un entretien, à propos de leur dernier livre, sur la connivence entre le pouvoir et le monde des affaires : « Que faire des riches, nous demandons-nous en guise d’épilogue. À quoi nous répondons, contre toute attente probablement : suivre leur exemple. Voilà des gens qui ont une éminente conscience de leur classe, qui sont solidaires quand la mode est à l’individualisme, qui sont organisés et mobilisés, qui défendent énergiquement leurs intérêts. Faisons comme eux. Battons-nous ! » Le gang des pauvres contre le gang des riches ? (Télérama, 16 septembre 2010)
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Un ami en visite au Cyclop de Jean Tinguely, à Milly-la-Forêt, observe que le wagon qui y est exposé, et dans lequel étaient entassés des déportés, est lui-même sorti de ses rails, lui-même déporté : effet rétro de la fin sur le moyen, de l’intention sur l’acte. D’où, peut-être, dans la bruyante solitude de notre modernité, où une indicible angoisse domine tout, l’importance excessive que, pour tenter de la conjurer, chacun donne à ce qu’il fait, à ce qu’il pense, à ce qu’il dit, à ce qu’il veut, à ce qu’il refuse, à ce qu’il défend, à ce qu’il combat. Bientôt soixante-cinq millions de Français défendront soixante-cinq millions de causes, toutes plus justes les unes que les autres, et qui chercheront avec véhémence à sortir du silence où les retient la conspiration de leurs concurrentes. Partout cette volonté de promotion qui me met si mal à l’aise. Que de bons sentiments, que de louables réalisations, que de nobles intentions, chaque midi, dans les Carnets de campagne de France-Inter ! Mais quelle uniformité de langage ! C’est le mystère de cette émission : une succession d’excellentes initiatives finit par créer le malaise et l’ennui. Parce que la publicité ne va pas bien au teint de l’altruisme ? Sans doute aussi parce que rien n’est plus monotone et gris que cette volonté d’expansion que l’on nomme aujourd’hui développement. Pour moi, ce mot a un tout autre sens. Il me renvoie à ce que mon père me montrait dans son atelier de photographe : la lumière et les formes qui, grâce au révélateur, jaillissent peu à peu de la surface noire. L’histoire d’une naissance, une parabole de la création, pas la geste d’un marché à conquérir, d’une reconnaissance à solliciter. On me met sous les yeux un bulletin paroissial dans lequel un curé de campagne, sous le nom savant d’apologétique, pratique résolument la publicité religieuse. Quelle doctrine, demande-t-il, a inspiré autant d’artistes que le christianisme ? Qui dit mieux ? Et même : le christianisme, l’essayer, c’est l’adopter.
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Ainsi mes malheureux arrière-grands-parents ardennais ne pouvaient penser qu’à manger, dormir et se reproduire ! Heureusement que me voici affranchi ! Ainsi l’Afghanistan, comme autrefois l’Algérie, c’est pour nos bonnes œuvres ! Ainsi la direction de l’entreprise décide s’il faut un peu plus d’humain ou un peu moins ! Ainsi les pauvres doivent imiter les riches ! Ainsi, ainsi, ainsi… Si d’aventure on me confiait la formation d’un groupe de jeunes, je leur dirais : « Ne croyez pas ça ! Ne croyez pas ça ! Ne croyez pas ça ! » Et je le crierais de plus en plus fort, de toute l’énergie de mes poumons, jusqu’à ce qu’un silence terrible et magnifique s’installe entre nous. Alors peut-être pourrions-nous commencer.
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Quelqu’un qui se réclame du christianisme me dit qu’il lui faut non seulement reconnaître le païen en lui, mais aussi lui faire sa place. Philippe Sollers développe le même thème dans Guerres secrètes : il lui faut accueillir à la fois Dionysos et le Crucifié, qu’il préfère appeler le Ressuscité. L’idée m’est étrangère. Trop de volontarisme là-dedans, trop de souci d’originalité, pas assez d’abandon, pas assez de ce nonchaloir, fruit d’un détachement heureux, que Jean Guitton ne confondait pas avec la nonchalance, et où il voyait une sorte de vapeur d’être. L’obsession de l’identité, ce vice de l’époque, n’en finit pas de nous guetter. Identiquement. Il est nécessaire d’y renoncer si l’on veut commencer à réfléchir. À vrai dire, pour faire le païen, je n’ai pas besoin de m’appliquer, cela s’organise en moi avec beaucoup de naturel ! De toute façon, je ne réussirai pas davantage à me glisser dans la peau d’un païen conscient et organisé que je n’ai réussi à devenir le chrétien officiel et conséquent qu’on voulait faire de moi. Je suis je ne sais quoi, voilà, un je ne sais quoi qui se sent parfois frôlé par le vrai, qui se reconnaît dans le cœur de presque tout le monde et ne se retrouve dans les mots de presque personne. Cette évidence n’étant pas toujours parfaitement confortable, j’ai eu un peu de mal à l’admettre. Mais quoi, l’existence est provisoire, c’est notre campement de Roms ! Je ne vais pas très souvent à l’église. Dimanche dernier, nous y étions. Un cantique m’a paru très beau. Il dit : « Laissez-vous regarder par le Christ. » Ça, d’accord, il n’y a pas de tricherie là-dedans. Et pas la peine de faire le ménage. Il connaît les lieux.
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Le Premier ministre visite les soldats français blessés en Afghanistan. Il a raison. Et saisit l’occasion de cette visite pour les comparer avantageusement aux gens qui revendiquent. Il a tort. A-t-il la nostalgie de ces éducateurs d’autrefois, monstres de satisfaction, toujours prêts à dresser les enfants les uns contre les autres en feignant de s’en désoler, à se servir de la souffrance des infortunés comme d’une arme contre les récalcitrants, à faire le mal au nom du bien ? Que je suis naïf ! Je me dis depuis si longtemps que ce cirque va replier son chapiteau ! Rien à faire, on  patauge toujours aussi solennellement dans la même sciure de la même piste ! Jusques à quand ?
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D’accord avec Sollers : on peut faire du catholicisme la plus perverse des religions. C’est là la rançon de l’Incarnation, de l’affolante proximité du divin et de l’humain, de l’immense confiance qu’elle fait à l’homme, de l’ambiguïté qu’il peut se plaire à cultiver. Comme beaucoup, j’aurai cherché à démêler l’Évangile de la névrose chrétienne, j’aurai essayé de ne pas admettre l’absurde au nom de la vérité sans renoncer au vrai à cause de l’absurde. Et j’aurai senti, comme beaucoup, cet effort bien léger.
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15 octobre. Des gens se demandent gravement si ça va être 68. Les jeunes leur font peur. De quoi ils ont besoin, les jeunes, Gaston Miron le savait, lui, et ça n’a pas changé : « Ils ont besoin de se faire parler. » Pas seulement les ados, les jeunes adultes aussi. Si d’aventure un(e) de ces profs débutants [qui se pensent] privés de formation lisait ce Marché, voici ce que j’aimerais lui dire : « Je n’ai pas la moindre illusion sur les raisons qui ont poussé le gouvernement à vous sucrer votre formation : elles sont mauvaises et assez sordides. Cela dit, n’hésitez pas à le répéter, vous ne perdez pas grand-chose : les meilleurs des professeurs le savent et, en douce, en rigolent. Quelle que soit la bonne volonté des formateurs, le fossé qui vous sépare des élèves n’est pas susceptible d’être comblé par des analyses sociologiques, des considérations pédagogiques, des conseils stratégiques, des tactiques fumeuses pour « gérer les situations de conflit ». Au mieux, ce fatras pourrait vous aider à anesthésier : il se trouve que, depuis une assez grosse poignée de siècles, l’éducation est plutôt à chercher du côté de l’éveil, ou du réveil. Certes, votre situation est difficile. Pourtant, que vous persistiez ou non dans le métier, les semaines et les mois à venir sont pleins de sens. Il s’agit de vous-même, non pas de votre carrière, non pas de la gestion de votre confort psychique. De votre présence au monde, de la basse continue qui accompagnera votre vie. Parlez de vous à vos élèves. « Ne pas parler de soi, disait Nietzsche, est une hypocrisie très distinguée. » Ne leur dissimulez pas vos contradictions et vos doutes, ne leur cachez pas vos certitudes et vos espérances. Ce faisant, vous les enseignerez. En tout cas, débarrassant le terrain des peurs réciproques – eux aussi ont peur, ne l’oubliez jamais -, vous les rendrez capables d’être enseignés. Quant aux officiels qui se présentent à vous sous le masque de la certitude pédagogique et du sérieux administratif, traitez-les avec courtoisie, mais ne calez pas, ne cédez rien de ce qui vous tient vraiment à cœur : votre métier exclut toutes les compromissions et la plupart des compromis. Mieux vaut un conflit provisoire avec eux qu’un conflit permanent avec vous-même. Ne cachez rien à vos élèves de ce qui les concerne. Soyez toujours profondément avec eux, même quand vous vous opposez à eux. Si quelqu’un vous explique gravement que professeurs et élèves sont des acteurs de l’éducation, riez-lui au nez. Dites-lui que l’enseignement ignore les répétitions générales, qu’on n’enseigne pas à blanc, mais à paroles réelles. Sévérité et douceur pour tous les élèves, mais plus encore de douceur que de sévérité pour les plus malheureux, et plus encore de sévérité que de douceur pour les plus favorisés. Si ce métier n’élargit pas votre esprit et votre cœur, s’il ne vous donne pas de bonheur, même difficile, s’il n’augmente pas votre poids spécifique, il vous est nuisible : si vous êtes malheureux, vos élèves ne seront pas heureux. Soyez pingre de sanctions : elles humilient surtout ceux qui les distribuent. Et n’oubliez pas que la prudence n’est pas une façon précautionneuse de ne pas prendre de risques, mais l’adéquation du jugement et de l’action à la fin poursuivie : il y a une prudence audacieuse, intrépide, insolente. » Voilà, en effet, ce que j’aimerais dire à qui pourrait l’entendre.
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Un professeur d’histoire raconte son expérience dans une classe professionnelle particulièrement difficile. Il sent ses élèves hostiles, hostiles à tout. Pas spécialement à son égard, d’autant qu’il a, dans la ville, une réputation bien établie de sportif ; mais ils ne lui font pas de cadeaux. L’idée lui vient de négocier le tempo d’un cours de deux heures : une heure de travail où l’on va « montrer » qu’on fait ce qu’il faut, puis une heure « pour nous », où l’on fera ce qu’on voudra. Il voit les limites de cette pédagogie, mais la met pourtant en œuvre. C’est que les plus fines stratégies anti-conflit n’y changeront rien : ces jeunes-là sont contre, viscéralement contre. Contre quoi ? Ils le pressentent plus qu’ils ne le savent, mais cette imprécision ne donne pas raison à ceux qui les condamnent. Même si cette disposition à la négativité ne fait nullement d’eux des innocents, même si, pour certains, l’hostilité qu’ils cultivent est le meilleur alibi de leur injustifiable violence. Je ne conseillerais pas la méthode à qui ne se sentirait pas assez solide et craindrait de sombrer dans la démagogie. Mais je m’interroge. Dans ces sessions de formation où je ne risquais ni les coups ni les injures, je savais que nous resterions dans l’artificiel tant que je n’aurais pas, sinon épousé, du moins accueilli, la colère secrète des salariés, leur refus, le plus souvent à peine conscient, du système de contrainte morale auquel ils étaient soumis. Ils ne me demandaient pas de partager leurs opinions, de défendre leur cause, de les seconder dans des combats auxquels eux-mêmes se dérobaient le plus souvent : ils me demandaient de comprendre, de sentir, de con-sentir. Ils me le demandaient pour pouvoir prendre nos débats au sérieux. Pour que les journées que nous passions ensemble, au moins, soient pour de vrai.
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Ce qui était déjà effroyablement difficile avec des adultes conscients et formés, ce l’est infiniment plus avec des adolescents en cours de décivilisation, abrutis par les drogues qu’on leur fournit plus encore que par celles qu’on leur interdit, empêchés par les slogans dont on les étouffe d’avoir la moindre idée claire de ce qu’ils veulent et de ce qu’ils refusent, et qui, de plus, concourent, et avec quelle rage, au triomphe de ce qui les détruit. Et pourtant.
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J’en étais là de ma perplexité quand j’ai songé à Aniouta, poétesse d’origine russe, mystique à la sauvage, mille fois amoureuse et mille et une fois fidèle, que j’allais parfois, comme elle disait, garder, la nuit, dans son appartement de la rue Linné, quand Stanislas Fumet, son époux, était en voyage. Il m’avait confié qu’elle ne supportait pas de rester seule, alors elle me préparait, dans le salon, un lit garni de draps aux dentelles anciennes, puis, fondue dans une chemise de nuit immaculée, sa longue chevelure blanche dénouée l’enveloppant jusqu’aux reins, elle m’apportait en glissant, avec l’assurance de ses prières, de l’eau bien fraîche dans une fine carafe de cristal. Vous ne voyez pas le rapport avec les banlieues ? Vous craignez que je n’aie mal manœuvré mon ordi ? Du tout. Pourquoi vous étonnez-vous ? Quelque type dans le coup aurait décidé de la péremption du temps jadis ? Et je devrais le croire ? Quelqu’un serait habilité à m’expliquer la réalité, ce qu’elle est, ce qu’elle n’est pas, ce qu’elle n’est plus, où elle commence, où il en faut marquer la limite ? Un logiciel mental verrouillé par un domestique surdoué interdirait à la beauté d’être, selon le diagnostic de Lautréamont, la rencontre fortuite, sur une table de dissection, d’une machine à coudre et d’un parapluie ? Être moderne, c’est tourner entre les barbelés dont on s’est gentiment équipé au supermarché des opinions ? Et s’il s’impose à moi, quand je pense à ces jeunes et à leurs professeurs, à ces jeunes et à ces professeurs tels qu’ils sont, de vous parler de cette vieille dame aux allures de princesse à qui la myopie faisait un air légèrement égaré, mais qui, considérant une casquette à l’envers, serait arrivée, en dix mots aussi impitoyables qu’affectueux, au centre de la question ? Mettez que je délire, vous pourrez partir tranquille. Mais je ne délire pas, et je crois que vous vous en doutez. Je fais ce que chacun d’entre nous rêve de faire : je scie mes barreaux. Je fais ce qu’on n’a jamais pu faire à la télé, ce qu’on ne peut plus faire à la radio, ce qu’on ne peut plus faire chez la plupart des éditeurs, coincé qu’on y est par des gens qui jouissent salement d’être les maîtres du temps ou de la méthode : je cherche, je fouine, je rumine. Et il se trouve que ce n’est pas à des « spécialistes » que me reconduit l’évocation de ces élèves et de ces professeurs, il se trouve que le souci que je me fais pour eux me pousse à aller à des paroles de vérité, à des visages de sens, celui d’Aniouta, par exemple.
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Elle comprendrait, Aniouta. Elle verrait ce que ne voient pas ceux que l’ici et le maintenant ne renvoient pas ailleurs, assembleurs de dossiers, explorateurs de surfaces, assassins des rêves. Extralucide ? Nullement. Vivante, simplement vivante : la vie, en elle, appelait la vie, un être lui en évoquait un autre, tout l’incitait à penser à quelqu’un, à parler de quelqu’un. Ces jours-ci, accablé par la lecture d’un entretien où une jeune professeur dit son découragement, j’ai imaginé que les propos de cette jeune femme s’adressaient à Aniouta : « Dès mon premier cours, je pose la question qui me semble primordiale : À quoi sert le cours de français ? J’ai tellement envie qu’ils prennent conscience que bien parler est un pouvoir. » Aniouta semble n’avoir rien compris, rien entendu. Soudain, elle prend sa nouvelle amie par le bras. « Viens, viens, promenons-nous un peu, comment t’appelles-tu déjà ? »
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Ce qui se passe là, vivrais-je des siècles, je ne parviendrais pas à le décrire. Il ne s’agit pas de lucidité. D’oubli plutôt. Aniouta a une éclatante puissance d’oubli. Primordiale… À quoi sert… Bien parler… Un pouvoir… Elle n’entend pas ces mots. Ou plutôt, à peine ont-ils frôlé son oreille qu’ils sont réexpédiés. Direction : le néant. Pas le temps d’expliquer. Aniouta est ailleurs, elle cherche l’âme, elle cherche la vie. Suprême liberté. Suprême nécessité. Je ne peux qu’imaginer, alors j’imagine. Aniouta l’attaque peut-être, bille en tête, sur la littérature. Dans les yeux de la prof, elle devine un auteur. Gagné. Quelques mots sur lui, presque rien, de la très haute couture, tombent de la bouche d’Aniouta comme le fruit tombe de l’arbre. Elle a un sens génial du raccourci. Sa parole file droit au dernier repli du cœur, sans rien prouver, sans rien défendre, sans rien attaquer, désigne une évidence en la frôlant à peine, puis s’esquive ; cet art-là ne s’enseigne nulle part. La prof, c’est comme si elle retrouvait des émotions déjà anciennes, quand lire était une chose gratuite, frémissante. Aniouta ramasse l’auteur tombé dans les poubelles de l’utile, le nettoie, lui rend sa forme, sa couleur, et le rend gentiment à la jeune femme. Avec, en prime, la certitude qu’elle est libre, et qu’elle se mentira quand elle fera semblant de l’oublier. Aniouta est contente. Elle a repiqué une étoile dans le ciel et dans un cœur, elle peut s’en aller, indifférente, magnifiquement indifférente, comiquement myope à presque tout.
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Stanislas Fumet avait eu une idée superbe : la psychanalyse inversée, l’obscurité de l’âme expliquée non pas par les souterrains de l’inconscient, mais par les sommets, par ce qu’on pourrait appeler le surterrain de l’être. Étrange comme se nouent les amitiés, les admirations. J’avais rencontré Fumet, puis Aragon, sans savoir que ce catholique fervent et cet inébranlable communiste avaient animé ensemble, pendant la guerre, le réseau de résistance lyonnais Les Étoiles. Sans me douter non plus que cette idée de psychanalyse inversée, chère à Fumet, Aragon l’avait lui aussi pressentie et en avait donné une admirable traduction poétique : « D’une aile à la cime des bois/L’arbre frémit jusqu’à la souche. » Cette psychanalyse hérétique, Fumet et Aragon l’avaient imaginée. Aniouta la pratiquait sans même y réfléchir.
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Ces deux femmes ne se seront pas rencontrées, mais il suffit d’imaginer ce qui n’a pas eu lieu pour que, d’un même mouvement, cette Aniouta extravagante, apparemment hors du temps, et son interlocutrice immergée dans l’angoisse de l’époque échangent leurs signes. Aniouta se fait toute proche, c’est notre voisine, notre amie, notre sœur, tandis que le cœur de la jeune femme s’accorde le droit d’émigrer. Le lointain et le proche s’abordent : le ciel n’est pas un refuge, la terre n’est pas une prison. Ni initiation, ni prise de pouvoir : échange. Ailleurs a besoin d’ici, ici a besoin d’ailleurs.
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Cette jeune femme, c’est nous. Aniouta, aussi, c’est nous. Menteur qui ne cherche la vérité que pour échapper à l’angoisse. Menteur qui choisit l’angoisse pour se débarrasser du vrai. Nous tous, irréductiblement d’ici, irréductiblement d’ailleurs. Nous ne souffrons pas de dysfonctionnements subalternes. Chacun de nous souffre de soi-même – vertigineusement – et nous souffrons tous de nous tous – vertigineusement. Le malheur où te voilà pris/Ne se règle pas au détail. En chacun de nous, ce n’est pas une zone, un secteur, une capacité, une fonction qui souffre : c’est chacun de nous dans sa totalité, chacun de nous dans ce qu’il se sent être et dans ce qu’il désire se sentir être. Et nous tous, nous tous ensemble, ce n’est pas d’un accident que nous souffrons, d’un jeu de rôles mal conçu, d’une distribution discutable des valeurs et des satisfactions, encore moins de ce que les ânes aux plus longues oreilles braient un problème hi-han de communication hi-han, c’est de nous tous dans notre totalité.
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L’éducation, les banlieues, les retraites, tout cela pose la question du sens, bien sûr. Mais ce mot-là, maintenant, comme bien d’autres, les épiciers le salopent, si bien qu’on se sent tout nigaud quand on veut parler d’autre chose que de la crasse. Il faut chercher des mots qu’ils ne piqueront pas, qu’ils ne mettront pas sur le trottoir. On pourrait dire que l’éducation, les banlieues, les retraites nous parlent de nous-mêmes et de nous tous. On pourrait dire aussi qu’elles nous parlent de l’âme, en prenant ce mot dans son acception la plus large, celle de la religion, mais aussi celle qui en fait le titre d’un roman d’Elsa Triolet. L’âme : ce qui s’émeut en nous de précieux, d’élémentaire, d’irrépressible, d’irréductible, de sauvage quand nous nous écoutons vivre, quand nous nous laissons regarder les autres et le monde avec nos propres yeux. L’intériorité, la subjectivité, que sais-je ? Tiens, oui, on pourrait aussi appeler cela le que sais-je ? Peut-être sommes-nous des niaiseux de la subjectivité, de l’âme, du que sais-je ? Comme nous étions naguère des niaiseux du sexe ? Qui, lui, n’est plus un problème : au moins, très consciencieusement, faisons-nous semblant de le penser. En tout cas, comme autrefois du sexe refoulé, nous rêvons solitairement, nocturnement, de l’âme, de cette inconditionnelle présence à nous-mêmes dont on nous pousse à nous écarter plus farouchement encore que, naguère, on écartait les garçons des filles. De l’âme, nous ne parlons qu’en chuchotant, d’une façon un peu honteuse, et seulement avec quelques-uns. Le bien et le mal, désormais, l’opinion et ceux qui la cuisinent – je veux dire qui la torturent – en décident. On veut nous shunter l’âme comme on voulait nous shunter le sexe. Le problème, c’est qu’on n’y parviendra pas davantage. On peut même dire qu’on n’y parviendra pas du tout. Parce que l’âme, contrairement au sexe, ne peut pas être truandée : pas possible de la saboter en faisant croire qu’on l’exalte. Plus on s’en prend à elle, plus on la fait guillerette et combative.
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Aniouta le savait et, contrairement à la plupart, qui le savent aussi, ne faisait pas mine de l’ignorer. C’est pourquoi elle sentait juste et visait juste. Je l’imagine à nouveau. Elle lui dit : « Quelle chance que ton premier cours ait été un désastre ! Le mot de Louis Massignon, ma pauvre amie, tu n’aurais jamais pu le comprendre. Il est parfois pis d’être exaucé que déçu, tu sais ça maintenant. Quel cadeau t’ont fait ces gamins ! D’accord, ils ne se rendaient pas compte. Je dis cela, je n’en sais rien après tout : peut-être se rendaient-ils compte ? » La connaissant, je peux même imaginer qu’elle aurait pu ajouter, fausse naïve, provocatrice inspirée : « Ce sont peut-être des anges ? »
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Je n’ai pas la moindre idée de ce qu’elles se seraient dit. Mais la jeune prof est là, et bien d’autres comme elle. Les gamins et les gamines aussi sont là, lourds de leur lourde existence, elle-même plus lourde encore d’être à ce point accablée de commentaires fadasses. Ils ont besoin d’un regard comme celui d’Aniouta, tout le monde aujourd’hui a besoin d’un regard comme celui-là. Je parle d’Aniouta parce que je l’ai vue faire, parce qu’elle était fulgurante. J’aurais pu parler aussi de Jean Audin, ce syndicaliste rencontré en 68, moine de l’amitié laïque. Il est si rare, ce regard ! Et rien ne le remplace, rien ! Quand j’animais les sessions de formation, je désirais tellement qu’il me visite, qu’il m’inspire, je souffrais tant de son absence ! J’aurais voulu être un chirurgien de l’âme, j’étais un brancardier débutant. Dommage, mais est-ce qu’on fait le bilan de ses compétences quand les gens hurlent leur malheur de cette manière ? Est-ce qu’on s’interdit de monter dans le train parce qu’on n’a pas un billet de première ? En lisant cette page du Monde où se reflète tant d’angoisse, je songeais qu’Aniouta aurait immédiatement frôlé l’essentiel d’une aile à la cime des bois. Et cela ne me décourageait pas, au contraire ! Courage, brancardier !
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À peine arrivée dans son premier poste, un collège de l’académie Aix-Marseille, elle a envoyé un mail de détresse au Monde. Une correspondance a suivi, qui a permis à une journaliste, Maryline Baumard, de reconstituer son premier mois d’enseignement, septembre 2010. Sous couvert d’anonymat, bien sûr : jusqu’en juin, cette jeune professeur de français stagiaire est en phase probatoire, il ne s’agit pas de lui faire risquer une révocation. Ce document remarquable, publié dans le numéro du 9 octobre 2010, tient en une page. Voici ce que j’y vois.
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D’abord, un appel au secours formulé dans des termes proches de ceux qu’emploient alors les médias, indignés de constater que les jeunes professeurs sont lâchés dans les classes sans formation : « personne […] pour dialoguer avec moi et me conseiller sur les choses très concrètes de mon enseignement. » Concrètes, très concrètes ? Elle va vite abandonner ce vocabulaire convenu. Et parler de son « angoisse et de [son] désarroi face à la situation brusque à laquelle on nous confronte ». Non seulement ses interlocuteurs potentiels sont incapables de lui fournir l’aide qu’elle espérait, mais encore, plus profondément – révélation brutale – le métier qu’elle a choisi est d’essence solitaire : l’idée n’est jamais exprimée aussi nettement, mais la façon dont elle balaie les espoirs qu’elle plaçait dans l’administration de l’Éducation nationale, dans la formation, dans ses collègues eux-mêmes, suggère qu’elle fait ce constat et qu’il la désarçonne. L’administration ? Le ministère lui a envoyé un DVD sur le thème Tenue de classe, la classe côté professeur : « C’est risible par rapport à ce que je vis. » La formation ? « J’ai ma deuxième journée de formation. Ce qui aurait pu être une aide ne me sert à rien. Face aux inspecteurs, chaque jeune prof rivalise de questions très savantes. Moi, je voudrais savoir comment on met au travail une classe qui s’y refuse. Mais je ne demande rien. Pas envie de me faire casser par l’inspectrice, qui répond systématiquement qu’il faut un peu de jugeote. » Les collègues ? « Heureusement qu’ils sont là pour écouter ou conseiller, le problème, c’est qu’on est quand même seul dans la classe. »
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Ce collège ne semble pas particulièrement difficile. S’il a ses classes « à problèmes », il a aussi ses classes « normales ». Quand elle a fait son premier tour des lieux, elle a jugé que « ça devrait aller ». Mais ça ne va pas. Rien ne ressemble à l’idée qu’elle s’en faisait. Pourtant, elle a beaucoup rêvé de ce métier. Étudiante, un petit boulot de fleuriste lui faisait gagner quelques sous. Elle rêve maintenant du magasin de fleurs.
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Ce devait être sa grande plongée dans la vie sociale, et elle est seule comme jamais. Nul besoin d’être Aniouta pour percevoir sa souffrance, ni pour souhaiter qu’elle s’allège : mais c’est parler pour ne rien dire. Le monde où elle arrive, où elle va passer tant d’années, lui est étranger et hostile. Elle n’attend de personne une aide sérieuse. Ces gamins et elle : il y a de la grandeur et de la vérité dans ce face-à-face. Ne fuyons pas dans l’analyse, ne nous étourdissons pas de nos diatribes, ne nous ébrouons pas dans les idées générales. Considérons cette femme. Un être jeune, instruit, cultivé, plein de bonnes intentions, qui découvre le monde dans lequel il va passer sa vie, et qui y cherche droitement sa place au milieu d’épreuves inattendues et sévères, mérite mieux que des pleurnicheries. Rien n’est bidon dans sa situation. Le découragement rôde, mais tout est pour de bon. Rien ne l’obligera, bien sûr, à attendre la retraite dans la cage aux fauves : jamais de carte de fidélité, ni à Monoprix, ni à l’Éducation nationale. Peut-être s’enfuira-t-elle en courant, peut-être découvrira-t-elle sa vraie vocation de prof au milieu des noms d’oiseaux. En attendant, se confronter à ces gosses-là, ce n’est pas rien. Si, là, il n’y a pas de sens, n’en cherchez nulle part. Si tâcher de trouver le cœur de ces gamins, c’est rien, alors, le reste, alors, c’est moins que rien.
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Elle dit : « C’est la fin de ma quatrième semaine, j’ai perdu mes illusions. » Je trouve ça infiniment gentil. Et plutôt bon signe. Quelles illusions, au fait ? Le paquetage d’idioties précautionneuses qui, en toutes circonstances, assure un jeune contre tout risque de vie et d’authenticité ? Ces illusions-là, il est urgent qu’elle les perde ! En un mois, d’accord, elle a pas mal trinqué. Se faire traiter de salope par un petit merdeux, devoir s’écraser devant une gamine de quinze ans, se farcir le mépris des parents et la violence abrutie de leurs rejetons, il est vrai que c’est dur. Mais il y a plus dur encore, c’est cela qu’elle veut dire, et elle a raison. Il y a encore plus dur que ce qui vient de l’extérieur, plus dur que les injures et les carnets de notes qu’on se prend dans la gueule : il y a ce qui vient de l’intérieur, les illusions de chiffon et les rêves en plastique qu’on découvre en soi et qui vous laissent ahuri, ébouriffé, honteux. Dur pour une jeunesse comme elle de sentir qu’elle commence, après quatre semaines, à s’accrocher à la salle des profs comme un coquillage à son rocher, qu’elle rêve de l’oasis de la cantine en expliquant Corneille, que sa feuille de paie – 1700 euros – la « réconcilierait presque avec l’institution », qu’un peu de shopping la consolera de tout. Parfait, Madame le Professeur, dites-le vous, dites-le nous que c’est dur, criez-le, hurlez-le : « Nommer, c’est faire changer ». Vous savez bien, n’est-ce pas, que ces gosses-là, qui ne touchent apparemment à peu près aucune bille, si ce n’est dans l’ignorance, et que je n’ai pas plus envie que vous de piédestaliser, comme disait encore Tinguely, même si, tout en étant à reprendre en main de A à Z, ils ne sont finalement pas plus mauvais que d’autres, pas plus pires que d’autres comme on disait à Montrouge, vous savez bien, n’est-ce pas, que ces gosses-là sont en train de vous obliger à nommer, et donc à changer ? Il faut toujours faire attention à ce que dit Aniouta : ce sont peut-être des anges ?
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Pour l’instant, elle nous fait le coup du réveil qu’on essaie de réparer alors qu’on sait parfaitement qu’un ressort a filé sous le buffet. Elle a déjà nommé, pas encore tout à fait changé, et se raccroche gentiment à des branches qui craquent les unes après les autres. Elle se raconte que tout ça n’est pas si grave, que c’est une question de patience, d’astuce. D’ailleurs, pas de bile à se faire, à partir de la Toussaint, les collègues l’ont dit, on peut travailler : que demande le peuple ? De plus, sur quatre classes, deux sont « à problèmes », pas étonnant que ça grince ! Elle expérimente des trucs, laisse ouverte la porte de la salle pour faire descendre « l’insupportable volume sonore ». Super ! « Le brouhaha devient un bruit de fond ». C’est dit : « Je ne ferai plus classe porte fermée. » Pour constater, le lendemain, que ce n’est pas la panacée. Elle s’applique de tout son cœur à recoller les morceaux, à mettre d’accord le dehors et le dedans, à circonscrire en elle l’incendie du problème. Elle négocie. Même avec une sale gosse prête à la frapper, elle négocie. Elle déploie une énorme bonne volonté, s’acharne à poser les questions gentiment, raisonnablement, comme à la radio, comme dans les colloques : « Moi, je voudrais savoir comment on met au travail une classe qui s’y refuse. » Ben, voyons ! Question joliment formulée, mais la réponse, là aussi, s’est barrée sous le buffet.
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« Je distribue plusieurs punitions. – Je l’exclus. – Je mets des mots, je punis, aucun effet. – J’arrête mon cours et annonce une punition générale : une dictée ; neuf zéros. – Nous allons chez la principale adjointe ; il reçoit un avertissement. – J’arrête le cours pour faire des exercices ramassés et notés. – Je demande qu’on lui inflige un avertissement. – Lorsqu’un élève bavarde, je sors son carnet de la pile et l’annote en fin de cours. – Je file chez la CPE à qui je demande une exclusion temporaire. » Ces mots-là sont d’elle, je les ai seulement juxtaposés. Des sanctions, toujours des sanctions. Ça doit la faire enrager de ne trouver que ça dans son paquetage. La peiner, même. L’humilier. C’est là qu’il faut la comprendre et la soutenir. Lui expliquer que tout ça, c’est comme les soldes avant fermeture. Mais oui, mais oui ! Elle est comme tout le monde : surveiller et punir, il n’y a que ça dans le paquetage des citoyens-consommateurs, même et surtout chez les plus avancés. Côté élèves, sanctions ou pas, aucune importance : ils sont mithridatisés. « Rien à foutre. » Il va falloir renoncer à ce paquetage, Madame le Professeur, il va falloir changer de musique. Les soldes avant fermeture, comprenez-vous ? À moins de recruter les enseignants parmi les civilisateurs de Guantanamo, fer de lance des valeurs occidentales, on ne triomphe pas d’un argument comme Rien à foutre sans changer sa vision du monde, sans mettre à plat l’idée qu’on a de soi, des autres, de rien, de tout. Mais, surtout, qu’elle ne s’y trompe pas : il n’y aura pas de miracle.
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Quand on se sent trop démuni, il faut en revenir modestement aux fondamentaux. Pour moi, c’est le principe stoïcien : « Avoir la résignation de supporter les choses qu’on ne peut pas changer. Avoir le courage de changer les choses qu’on peut changer. Avoir la lucidité de distinguer les unes des autres. » Appliquons cela, s’il vous plaît. Sinon, allons visiter le tout nouveau Salon de la mort, fleuron de la modernité épanouie.
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Le fond de la situation des banlieues, le fond de la situation de l’enseignement, nous ne pouvons pas pour l’instant le changer. Un jour, peut-être. Pas maintenant. Ceux qui disent le contraire se divisent en deux sous-ensembles pas complètement étanches : les imbéciles et les menteurs. Les questions posées par les banlieues et l’école sont telles qu’elles impliquent une refonte radicale de l’organisation sociale dont personne ne peut avoir la moindre idée. Elle suppose en effet que les citoyens – tous les citoyens – s’affranchissant définitivement de la double tyrannie des experts et des « communicateurs » (ce qui n’est pas le plus difficile), et retrouvant soudain la fierté et la dignité dont on s’acharne à les châtrer (ce qui est loin d’être gagné), s’engagent dans une réflexion fondamentale sur le sens de l’existence individuelle et de l’existence collective. Je ne méconnais pas les difficultés d’une telle opération, et j’accepte humblement qu’on voie dans mon discours les signes de la plus désolante naïveté, de la plus inquiétante utopie, du plus désespérant simplisme, et de toutes les autres aberrations qu’on voudra. J’accueille le verdict la tête basse et ne songe même pas à me défendre. À condition que, pour la énième fois, on n’aille pas sortir de quelque tiroir poussiéreux des emplâtres qui n’ont jamais eu d’autre efficacité que d’apaiser la vanité et l’avidité de leurs prescripteurs. Nous ne savons pas : cet aveu fondateur, voilà la nécessité parce que voilà l’évidence. Loin de nous contraindre à ce que les agités de l’inutile s’empresseront d’analyser comme de la résignation, de la paresse ou de l’inertie, il nous conduit à deux types d’activité. D’une part, de toutes les façons possibles, il nous faut nous acharner à limiter les dégâts. Travail modeste, persévérant, patient, travail prudent : primum non nocere, d’abord ne pas nuire. D’autre part, il nous faut réfléchir, nous inviter les uns les autres à réfléchir. Chercher à comprendre ce qui se passe, et décider que cet effort de compréhension et d’expression auquel chacun est invité à prendre part – à condition qu’il le fasse en son nom propre, non pas en se cachant lâchement, pitoyablement, derrière une compétence mensongère ou je ne sais quel programme précuit – est réellement une tâche, notre tâche, la plus urgente des tâches.
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Ce que cette jeune femme ne pourra pas changer non plus, c’est le caractère universel du drame dont elle est à la fois la spectatrice et l’actrice. Le malheur où te voilà pris/Ne se règle pas au détail. J’entends bien qu’il y a des zones plus tranquilles que les collèges où elle est appelée à enseigner. Enfin, des zones plus tranquilles… Savez-vous quel slogan son fabricant a inventé pour l’admirable outil de civilisation qu’est le flash-ball ? Cherchez sur Google. Le flash-ball est une arme « à létalité atténuée ».
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Encore une fois, Madame le Professeur, si vous vous incrustez ou non dans la profession, c’est vous qui voyez. Mais ne vous racontez pas qu’en échappant aux banlieues qui craignent et aux collèges à problèmes, vous changerez de monde. C’est pile et face, vous comprenez. Avec une différence. Dans le monde à létalité atténuée, on vous parlera du matin au soir de changer et de faire changer : et ce sera du bluff, encore du bluff, toujours du bluff, vous sécherez immobile dans ce tourbillon de changements. Peu importe donc que vous restiez ou non au collège si vous n’oubliez pas le désert qui vous a saisie, si vous ne chassez pas de votre âme son impitoyable vérité. Ce secret entre les autres et vous, entre vous et vous, je vous souhaite qu’il devienne votre acquisition définitive, qu’il vous accompagne sur tous les chemins de votre existence, qu’il soit un petit caillou scandaleux dans l’amitié qu’on vous portera. Voilà ce que vous pouvez changer, et qu’il vous faut donc changer. Le collège vous y aidera : rapporté aux bavardages de la peur, le tumulte de vos classes aura la profondeur d’un océan de silence. Je vous souhaite de vous y baigner toujours, et que personne ne le sache.

(4 novembre 2010)

 

 

 

Ces Roms inadéquats…

LE MARCHÉ XLVII

Les Français veulent que ça change. Ils ont raison. Ils se doutent pourtant que rien ne changera vraiment. Ils ont raison. Cette lucidité ne les empêche pas de désirer le changement. Ils ont raison. Un changement qui n’en sera pas un. Ils ont raison.
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Si j’étais journaliste et qu’il m’appartînt d’interroger une personnalité politique, je ne dirais presque rien. Je considérerais l’interlocuteur avec courtoisie, et pousserais de temps en temps vers lui un verre d’eau ou un café. Un mot parfois, rien de plus, pour que l’entretien ne tourne pas au monologue. Pour l’essentiel, je tâcherais d’être un journaliste formateur, de manier le silence. Il y a silence et silence. Pour aimable qu’il soit, il faudrait celui-là lourd de sens, chargé de présence, frémissant d’ironie. C’est difficile, mais on peut toujours faire comme si. Je ne dis pas : faire semblant, mais faire comme si. Il me faudrait penser sérieusement que, présent, j’aimerais vraiment l’être, et que cela se sente ; si mon désir est sincère, je le serai. Et l’interlocuteur sera conduit à dépasser les slogans imbéciles, les provocations dérisoires, les partis pris grossiers. Il ne voudra pas avoir réponse à tout, il avouera ses doutes. Rien ne l’y obligera. Mais s’il s’engage dans l’artifice, mon silence zoomera tout seul sur l’absurde. Le journaliste de la non-intervention, le journaliste selon Tchouang-tseu. À coup sûr, l’idée va être chaleureusement accueillie.
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Faire comme si, non pas faire semblant, je tiens la distinction d’Aragon, elle m’a été précieuse en formation. Je me trouvais souvent devant des situations compliquées, je ne savais trop quoi dire, quoi faire. Alors, pendant quelques minutes, je me taisais, je m’absentais des participants, et je tentais d’aller en moi jusqu’au nœud de l’affaire. C’était difficile, ambigu, j’avançais dans l’incertain. Je ne comprenais pas. À peine si je subodorais. Mais je me fabriquais une impression. Sans doute serait-elle bien vite à modifier, mais je décidais pourtant de pousser l’hypothèse jusqu’au bout, de faire comme si c’était la bonne. Je la croyais : non parce que je la confondais avec la vérité, mais parce que j’y avais jeté un peu d’intrépidité. Aragon m’a souvent expliqué qu’il avait toujours fait comme si, jamais semblant. Et j’ai songé à cette distinction quand j’ai lu, à la fin d’une lettre datée du 9 juin 1969, cette phrase et ces trois mots soulignés : « Dans cette vie bizarre, avec à côté de moi, le cœur d’Elsa qui me fait de vilaines peurs – je ne sais trop comment me conduire, alors de temps à autre je fais semblant. » Limite. Mystère. Silence. Mais l’aveu, bien sûr, le ramenait au comme si..
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Droite ou gauche, c’est le faire semblant qui l’emporte, alourdi, aggravé, par la communication. Si les Français veulent que ça change tout en se doutant etc., c’est qu’ils ne croient pas un mot des discours qu’on leur tient, mais renoncent à l’espoir de s’en débarrasser jamais. Ils se tournent de droite à gauche et de gauche à droite « comme un malade dans son lit ». L’affaire des Roms, un sommet du genre, a distribué à tout le monde, pouvoir et opposition, des billets gratuits pour le toboggan du semblant. Sur le fond, il n’y a pas photo : rien n’obligeait à ces grandes manœuvres odieuses et oiseuses. Mais la question des Roms met surtout en évidence la perversité de la communication politique. Un pouvoir peut désormais satisfaire son besoin d’inventer un problème aussi facilement qu’une envie de pisser : de là vient l’essentiel du désordre, qui est trucage de la réalité. La communication est nécessairement infantile, elle fabrique des comportements superficiels, prétentieux et faux, elle annule tout esprit de sérieux. En vingt-quatre heures, des gens installés dans leur campement depuis dix ans sont délogés comme des malfaiteurs : les autorités arguent qu’elles appliquent une décision de justice. Mais la décision date de trois ans : d’évidence, il n’y avait pas le feu. Et, d’évidence, la situation n’avait pas été étudiée précisément, calmement, dans l’esprit de tolérance dont on nous rebat les oreilles. Quand la libido communicationnelle s’en mêle, adieu la réflexion. Quelques gros malins ont trouvé là, une fois de plus, une superbe occasion d’entasser les faire semblant : faire semblant qu’il était urgent, cet été, de s’attaquer à ce chantier, faire semblant d’oublier que l’Europe et le monde grinceraient des dents, faire semblant de croire que l’opération impressionnerait immensément ce crétin de bon peuple. C’est si commode de faire semblant, si voluptueux ! On peut, les yeux fermés, répéter le passé, en projeter éternellement l’image sur le présent. On peut se fabriquer un courage sur mesure. On peut piocher dans la réserve de signes que papa et maman vous ont laissée pour votre quatre heures. Je l’ai écrit il y a trois ans, l’essence du pouvoir actuel est archaïque : le sabre de bois, un machiavélisme de consultants de série B. Cirepompes-one et Cirepompes-two, les porte-« parole », sont à eux-mêmes leur contre-publicité ; ce sont les taupes de la sottise, le plus efficace est de les laisser faire. Quand des esprits plus déliés s’y collent, c’est autre chose. Il est alors urgent que le journaliste se fasse taoïste et sache les mettre à l’épreuve de leur mauvaise foi. Espresso et petits gâteaux, voilà, aucune complicité. Mais l’opposition dans tout ça ? Elle n’a pas manqué l’occasion de chevaucher un faire semblant de première bourre : faire semblant de croire au retour de Vichy, au racisme d’État et autres âneries, faire semblant d’imaginer qu’un énième chapitre de résistance fantasmatique allait s’ouvrir. Contresens historique et témoignage d’insensibilité absolue à l’époque. Voilà trente ans que Michel Foucault nous a expliqué que nous étions passés de la société d’enfermement à la société de contrôle : c’est dans cette perspective qu’il faut considérer l’affaire des Roms, pas comme une resucée vichyssoise. Mais quand elle sera au pouvoir, alors, l’opposition ? T’inquiète ! Manuel Valls a sa solution. Elle est d’une fulgurante originalité : assumer « une politique répressive sans complexe ». Assortie, il est vrai, d’une réflexion sur les causes, ce qui fera au moins, buffet compris, un symposium, trois colloques et deux commissions. Je me languis de m’inscrire. Le Manuel du conformisme !
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Café au lait. Vous êtes de droite ? Vous mettez un peu plus de café : mais il est amer. De gauche ? Un peu plus de lait : mais il est écrémé. Et pourtant, en affichant ainsi leur insincérité et leur inauthenticité, gauche et droite réunies disent, plus ou moins à leur insu, plus ou moins confusément, une vérité essentielle : quelque chose est en train de s’épuiser dans le rayon de la politique. Il va de soi que l’opération Roms n’apportera aucun apaisement aux inquiétudes du pays : elle alourdira l’angoisse, la défiance, la bêtise, la haine. Elle est en tout point perverse. Comme il est pervers de prétendre y repérer la répétition des années 30 ou 40 : cette grosse idée simpliste est une facilité. Je ne crois pas à la petite apocalypse que brandit la droite : les Roms ne nous menacent pas. Pas plus qu’à la petite apocalypse que nous ressert la gauche : Pierre Laval est bien mort. Je pratique à l’égard de ces apocalypses de communicateurs, sans oublier l’écologique, un tri sélectif des plus consciencieux : poubelle bleue, poubelle rose, poubelle verte. Comme disait ma mère sur son lit d’hôpital : « S’ils s’imaginent qu’ils me font peur avec leurs histoires de cimetière ! » Je crois à une Apocalypse, c’est-à-dire à une révélation, à un dévoilement, mais de celle-là, précisément, je ne peux rien dire, et c’est même à ce signe que je la reconnais. Les jacasseries des autres m’usent les nerfs et me brouillent le cerveau, je me demande surtout ce qu’elles rapportent, et à qui. Cette Silencieuse, elle, me tient vivant.
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Ces « déportés », eux, heureusement, reviendront. Comparer ce lamentable épisode à ce qu’évoque pour nous la déportation est insupportable. Même si la brutalité de ces expulsions lève le cœur. Même si elle met certains de ces malheureux dans une situation telle qu’il faudra se faire une gueule de jocrisse, une intelligence de tordu et une âme de brute pour invoquer l’intérêt national et le respect de la loi. De cette imposture, le monde entier est témoin : c’est très bien ainsi. Allemand ou pas, le pape a eu raison d’intervenir. Et l’ONU. Et l’Europe. Mais tout cela n’autorise pas une assimilation vicieuse qui, loin d’éclairer la réalité, la rend inintelligible. Et fait planer sur ceux qui la répandent un lourd soupçon de complicité dans l’étouffement de la vérité.
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Au nom de la même modernité, la droite, comme à Guignol, s’accroche à son bâton, tandis que la gauche récite imperturbablement son catéchisme en veillant à ne pas se laisser entraîner dans un laxisme qui lui serait fatal : dans les deux cas, dans les deux camps, il importe de ne pas avoir à changer de logiciel, il importe de rester en phase avec ce qu’on a jeté de plus lourd, de plus obsessionnel, de plus illusoire dans la mangeoire des électeurs. Ainsi ce petit copain du patronage, un peu en retard, qui, aux cartes, voulait toujours jouer au menteur : sa tête n’avait accès ni à la belote ni au pouilleux cavalant, et puis il aimait trop le menteur. Comparaison hasardeuse : dans le cas des politiques, il ne s’agit pas de la tête. Ils savent mieux que moi ce que vaut le débat public qu’ils impulsent. Mais quoi ? Tes idées ne rapportent pas, coco ! Voilà le cadeau de la communication à la démocratie.
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C’est pourquoi, bien souvent, les sous-fifres sont plus intéressants que les vedettes. Ils ont moins à perdre, ils se lâchent davantage. Ainsi ce personnage dont je n’ai pas bien capté le nom, qui se demandait si le fond de l’affaire des Roms n’était pas l’incompatibilité du nomadisme avec nos valeurs. Ce à quoi faisait écho, quelques jours plus tard, un beauf berlusconien qui déclarait, à la Bush, que ce mode de vie était inadéquat. Parfait. Là, nous sommes dans le sérieux : ce n’est pas jojo, mais c’est sérieux. Vous pouvez ranger gentiment vos fantasmes vichyssois. C’est au nom de la démocratie communicationnelle, pas au nom de Pierre Laval, qu’on nous explique quel genre de vie est à adopter, à tolérer, à proscrire. L’étrange est que tant de spécialistes de la mémoire ne semblent s’apercevoir de rien. Ils comptent sur les commémorations et les cérémonies pour transformer les leçons du passé en élans et en projets. C’est léger, c’est très léger. Pour nourrir la pensée et l’action, pour informer le regard, l’intelligence, la sensibilité, ces leçons doivent transiter par la méditation, quitte à affronter l’épreuve de l’oubli, condition de la mémoire. C’est par l’oubli profond de ce qu’on ne peut pourtant pas oublier, par l’intensité de présence qu’il suscite, non pas par un rabâchage vertueux, que la mémoire se fait vivante et réactive, qu’elle se rend capable d’alerter l’esprit et le cœur. Celui qui ne sent pas le remugle d’égout qui émane du monde moderne, alors qu’il a vibré à tant d’autres souffrances, je me demande pourquoi il s’est mis en retraite, pourquoi il a débranché son indignation, et quand, et sur l’ordre de qui. Pardon de vous déranger, M’sieurs Dames, mais il y a déjà longtemps que la merde nouvelle est arrivée, faudrait voir à vous en occuper un peu. Inadéquat, dit l’autre coglioneInadéquat à quoi ? À ses fesses? ?
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OK, le voyage n’est plus adéquat ! Ça décolle trop, ça décoiffe trop, ça désordonne. Sauf la vadrouille toutes assurances comprises, asperges bio comme chez soi, papier hygiénique avec plein de petites fleurs, tour de piste culturel et, coucou manager, c’était très enrichissant ! Autrefois, quand on déportait les gens, on leur voulait du mal : à eux. Quelques abrutis mis à part, la droite ne veut pas de mal aux Roms : elle s’en fout trop ! Il s’agit d’une opération psychologique, d’un bidouillage de Ve Bureau, fondamentalement idiot. Ceux qui dirigent ce cirque jouent la peur. Parce qu’eux-mêmes, bien sûr, ont peur, et pas seulement de valdinguer aux prochaines élections. Parce que l’univers de fric qu’ils côtoient et cajolent, c’est l’univers de la peur, la Mecque de la peur. L’univers où même ceux qui ne sont pas encore gâteux récitent par cœur ce que les banquiers leur ont marqué sur des petits bouts de papier. Les Roms, les gens du voyage, étrangers et français tous confondus, quelle patère pour y accrocher la trouille ! Ils sont épatants ces gens-là : dangereux quand ils sont pauvres, dangereux quand ils le sont moins, et qu’ils traînent leurs caravanes avec des caisses qui font envie au ministre de l’Intérieur, des caisses, je vous dis pas, Mme Bettencourt soi-même devrait prendre un crédit !
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Fraternellement unies dans l’élusion, la droite archaïque fait sa quinte d’exaltation programmée tandis que la gauche régurgite son humanisme de chaisière. L’essentiel, c’est que nous ne comprenions pas de quoi il s’agit vraiment, ni de qui. Des Roms ? Mais non. De nous, pardi !
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Chasser les gens ou les étouffer sous le polochon humaniste, deux façons de ne pas entendre ce qu’ils disent. Mais ils ne disent rien, les Roms, la plupart ne parlent même pas français ! C’est vrai, ils ne disent rien. Et il paraît qu’ils piquent un peu. Moins que les banquiers, si on va par là ! À quand la vérification générale des banquiers, la garde à vue multi-bancaire ? Avec présomption d’innocence, bien sûr ! Inutile : un banquier n’a jamais incité personne au voyage, sauf charter, asperges bio, papier cul fleuri et coucou manager. Ces gens-là, eux, sont louches. Louches, c’est ça : un œil ici, l’autre ailleurs, un jour ici, l’autre là. Ils sont nomades, voilà, ils sont d’essence nomade ; même sédentaires depuis cinq générations, ils sécrètent toujours leur putain d’image de nomades. Riches, pauvres, on n’y comprend rien, tous les signes se brouillent. Souvent mal rasés, parfois trop bien fringués. Avec eux, rien n’a l’air catholique, même aux Saintes-Maries-de-la-Mer. Allez comprendre. On ne voudrait pas être comme eux, ça non ! Pourtant, au fond de la méfiance, il y a de l’étonnement et, au fond de l’étonnement, on pourrait bien trouver, en grattant un peu, un soupçon d’envie. Ils nous mettent sous le nez, côté face, ce que nous ne voulons pas être, côté pile, ce que nous rêvons de devenir.
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Excellents pédagogues, ces Roms ! Ils partent ? Ils reviendront. Ce ne sera la fête ni pour eux ni pour nous. Il y aura toujours du malheur dans l’air, de la misère, de la méfiance, de l’obscène satisfaction. Mais quand nous les regarderons vivre, ces fils de la terre, ils nous interdiront encore d’oublier le « bonheur d’aventurier qui enveloppe Ulysse et ses semblables comme d’une éternelle luminosité marine ». Où je vois, après Nietzsche, après Sollers qui cite cette image, un don hors de proportion avec les quelques terrains vagues où nous les autorisons à souffrir.
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Même si la question des Roms alimente l’amertume des Français en fournissant au pouvoir et à l’opposition l’occasion d’un duo de psittacisme tel qu’on en entend rarement dans les volières, il n’est pas vrai que les citoyens dénigrent la politique en général, ni la démocratie en particulier. Ils savent même parfois reconnaître la bonne volonté de celui-ci ou le talent de celle-là. Et se gardent bien de remettre la règle du jeu en question. Le scepticisme populaire n’est pas une réaction d’humeur ou de mécontentement. Il est fondé. Il est profond. Il va à l’essentiel. Il vient d’une zone de la conscience à laquelle les politiques ne veulent pas avoir accès : elle les conduirait, s’ils la visitaient, à une contradiction majeure qu’ils seraient incapables d’assumer.
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Gilles Deleuze avait touché juste, en mars 1987, dans sa conférence à la Femis sur le thème « Qu’est-ce que l’acte de création ? », quand il parlait, à propos de Dostoïevski et de Kurosawa, des contradictions de l’urgence. On connaît ce classique japonais. Les sept samouraïs difficilement engagés ont peu de temps devant eux pour fortifier le village et former les paysans : l’heure n’est pas à l’introspection, et le sera encore moins quand l’ennemi sera là. Tuer pour ne pas être tué, tâcher d’insuffler à ces villageois obtus le minimum de solidarité nécessaire. L’urgence, l’urgence partout, l’urgence qui opprime et, en même temps, libérerait presque. Tout semble dit, tout semble simple. La projection dans l’action est totale, le faire coïncide avec l’être. Et pourtant. Au sein de cette urgence, sous forme de question, une autre urgence, explique Deleuze, tire les ficelles : être un samouraï, est-ce que cela signifie encore quelque chose ? La société a évolué, bientôt personne n’aura plus besoin de ces sortes de chevaliers. Ils le savent. Qu’ils gagnent ou perdent la bataille, ils seront du côté des vaincus. L’urgence apparente n’est finalement qu’un leurre. L’urgence, c’est qu’ils s’interrogent sur eux-mêmes.
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Dans le film, pourtant, il y a bataille ! Les assaillants ont de vrais sabres, la menace n’est pas un argument de communicateur. Mais alors ? Quand elle est confuse, la menace, ou à demi inventée, quand elle n’est qu’un artifice de propagande, quand les ennemis ou les concurrents changent chaque jour de visage, quand il apparaît que les responsables, loin de répondre à des urgences qu’ils sont devenus incapables de pointer, fabriquent de l’urgence comme l’araignée tisse sa toile, pour se protéger et conquérir ? Alors, si la société ne se reprend pas, elle entre dans le délire. Les projets qu’elle accumule, bons ou mauvais, vont s’y noyer : personne ne sait plus distinguer l’urgence réelle de l’urgence inventée, ou n’ose plus. L’homme occidental hésite à l’admettre : il doute bien plus de son destin que les samouraïs de Kurosawa. Il le sait, pourtant : tout ce qui l’a fait, à sa manière, samouraï de la liberté, ou de la fraternité, ou de l’esprit, est ridiculisé et piétiné par des bateleurs de foire encore plus incultes que prétentieux. Et comme l’écart grandit démesurément entre ce qu’il sent, cet homme occidental, et les raisons de vivre qu’on lui injecte insidieusement, comme les urgences officielles disposent, pour l’écraser, de moyens inouïs et presque irrésistibles, il finit par renoncer, par presque renoncer, et sa conscience entrebâillée n’ouvre plus que sur l’angoisse.
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Urgent d’être le premier. Urgent d’obéir. Urgent de performer. Urgent d’obéir. Urgent d’être solidaire. Urgent d’obéir. Urgent d’affirmer ses valeurs. Urgent d’obéir. Urgent de se défendre contre les ennemis, la pollution, les étrangers, les voyous. Urgent d’obéir. Urgent d’être moderne. Urgent d’obéir. Urgent de jouir. Urgent d’obéir. Urgent de sauver la planète. Urgent d’obéir. Urgent de consommer. Urgent d’obéir. Urgent de prévoir l’avenir, de le désamorcer, de le bâillonner, de le découper en tranches de passé. Urgent d’obéir. Urgent de s’indigner. Urgent d’obéir. Urgent de contester. Urgent d’obéir. Urgent de dénoncer. Urgent d’obéir. Urgent de vivre, comme disent les morts. Urgent d’obéir. Et urgent, urgentissime, d’étouffer, d’étrangler, de trahir la seule question sérieuse, la seule qui sauve avant même qu’on ne lui donne réponse : « Qu’est-ce que je fous là-dedans ? »
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Il m’arrive de rendre des visites nocturnes, sur Internet, aux institutions que j’ai fréquentées. Je viens ainsi de revoir le Collège Sainte-Barbe, où j’ai enseigné pendant douze ans. C’était, après la Sorbonne, le plus ancien établissement français d’enseignement, il méritait mieux que sa mort programmée de 1999. Cette maison, sympathique et triste, était une sorte de microcosme de la France. Péguy y avait été élève ; en son honneur, le revêtement de la cour restait rose, comme il l’avait aimé. Jaurès aussi avait étudié là, et bien d’autres. Le dimanche, quand la plupart des internes étaient chez leurs correspondants, un petit garçon noir tout rond et emmitouflé se promenait dans les couloirs en souriant gentiment à ceux qu’il croisait. Sur la fiche que son professeur lui avait demandé de remplir, à la question « profession du père », il avait écrit : empereur. Professeurs, élèves, employés, presque tout le monde, à Sainte-Barbe, était gentil. On y rencontrait de jeunes intellectuels que le climat amical de l’établissement et l’état de leurs finances incitaient à y enseigner quelque temps ; ils le faisaient avec une nonchalance fervente. À la salle à manger des professeurs, près du réfectoire aux tables de marbre surplombé d’une charpente métallique de Gustave Eiffel, les garçons servaient en gilet et la bouteille de champagne ne coûtait pas cher : le producteur était un ancien élève. Un statut spécial concocté par Edouard Herriot avait assuré au collège une indépendance absolue. Parfois une célébrité venait inscrire son fils ou sa fille ; alors, au déjeuner, le directeur racontait. Quand ce fut le tour de Louis de Funès, il eut droit à un sketch inédit qui le mit de si bonne humeur que le champagne coula à flots. J’ai vécu dans ce collège entre 1973 et 1976, dans une chambre de surveillant, d’abord, puis dans un petit deux-pièces sous les toits. De ma fenêtre, je voyais le lycée Louis-le-Grand, où j’avais fait mes études : bof ! Je n’ai jamais su quel sentiment m’avait inspiré Sainte-Barbe. On y était en plein centre de Paris et du quartier Latin et, pourtant, à côté de tout, comme en terrain neutre. La bourgeoisie y cultivait gentiment et gratuitement ses souvenirs : les administrateurs ne percevaient rien. À l’abri de son histoire et de son imposante façade noirâtre, le collège puisait dans le passé comme dans le présent tout ce qui pouvait faire de lui un univers clos, une forteresse. Les employés, traditionnellement des Bretons, vivaient dans des chambres exiguës où, depuis toujours, défense leur était faite de recevoir des femmes. Une sorte de cogestion ou d’autogestion s’était installée. À sa manière, elle renforçait la clôture : le moindre centime consacré à une innovation venant en déduction de la prime annuelle par laquelle les bénéfices étaient partagés entre les salariés, toute initiative était condamnée d’avance. Le collège vivait sur lui-même, c’était là le principe admis par tous, la leçon qu’on voulait retirer d’une tradition plus de cinq fois centenaire que chacun arrangeait à son idée. Chaque projet nouveau s’engloutissait dans un entonnoir de médiocrité jacassante qui aboutissait à l’employé chargé de relever les absents, par ailleurs responsable de la CGT du collège. Tout en traînant de classe en classe son immense registre, ce brave homme, affublé contre son gré d’une sorte de magistrature de sagesse, devait arbitrer entre le juste et l’injuste, l’égal et l’inégal, le bon et le mauvais et, finalement, entre ce qui lui semblait barbiste et ce qu’il jugeait non-barbiste, catégories décisives à ses yeux. J’en ai déduit que des systèmes de ce genre ne peuvent fonctionner qu’au paradis et chez les voyous. Au paradis, parce que tout le monde y aime tout le monde ; chez les voyous, parce que tout le monde y tue tout le monde. « La dictature des mini-cervelles ! », grondait Jean Miquel, philosophe dans la lignée d’Alain, et dernier directeur notable de Barbe. Ou des mini-désirs. L’entre-soi. L’attente de la mort, c’est-à-dire de l’échéance du contrat dû à la bienveillance d’Édouard Herriot.
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Avant que je n’habite au collège, je bénéficiais de la considération de mes collègues. Quand je m’y suis installé, les choses changèrent. Mon genre de vie ne correspondait pas à ce que l’on savait de moi, l’adolescence assumée de ce quadragénaire embarrassait. D’autant que l’ouverture d’esprit de Jean Miquel, qui avait l’optimisme de trouver en moi un allié dans son combat désespéré contre les « mini-cervelles », m’avait permis d’installer dans l’établissement un institut de formation permanente et de recherche pédagogique auquel Francis Jeanson, Pierre Emmanuel, Henri Hartung et plusieurs autres avaient bien voulu associer leur nom. Brève tentative. L’alliance toute naturelle de la bourgeoisie régnante, du cégétiste porteur de registre et de l’humanisme de la cogestion en eurent bientôt raison. Erreur de jugement de ma part ? Sans doute, mais que j’eus du plaisir à prolonger un peu, tant elle était éclairante et formatrice. J’ai repensé à tout cela, l’autre nuit, en zappant sur les Roms et Sainte-Barbe. J’avais sous les yeux, dans ce collège, une société qui vivait sur soi, à qui les salariés confiaient la responsabilité d’une part importante de leur bonheur, une totalité fantasmée dont chacun feignait de se présenter comme une partie. Mais ni mon mode de vie ni mes centres d’intérêt n’étaient ceux des barbistes : même si je veillais soigneusement à ne heurter personne, cette situation leur était insupportable. Sans doute étais-je un peu un Rom, un Rom provisoire, un Rom de fantaisie, un Rom quand même.
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Il en voyait des choses, ce Rom à temps partiel dans le monde qui, mécaniquement, sans même y penser, sans même le vouloir, ne rêvait que de le chasser ! Il s’étonnait de l’amitié presque excessive qu’on venait lui témoigner en secret, de la complaisante idéalisation qu’on faisait de sa vie, de son rôle, de sa personne. Effusions d’autant plus chaleureuses que les admirateurs n’avaient que peu de temps et d’espace pour se manifester : personne n’en devait rien savoir. Comme ils le disaient nécessaire à la grosse bête sociale, le Rom ! Comme ils auraient voulu faire comme lui ! En tout cas, comme il leur était agréable de se le raconter en le lui disant ! Mais voilà – soupir désolé – ils ne le pouvaient pas, non, ils ne le pouvaient pas. Ils devaient retrouver la bête, vous comprenez – douloureux hochement de tête -, il le fallait, vraiment, il le fallait, hélas ! Et ils couraient, raffermis dans leur mensonge, soulagés de se mépriser plus fort que la veille, nourrir le monde qui refuse les Roms. Nourrir la bête. La bête toujours stupide qui peut devenir la sale bête. La sale bête qui se transforme parfois en bête immonde.
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Hypocrisie ? Non. Limite. Impossibilité d’aller au-delà. Comme ce héros de Londres qui risque cent fois sa vie, puis, un jour, contraint de sauter en parachute, ne le peut pas, tout simplement ne le peut pas. Mais l’expérience m’a permis d’entrer un peu dans le regard des Roms. Dans les yeux de ces samouraïs de l’indépendance, je vois plus d’interrogation que de méchanceté ou de mépris. Le statut exceptionnel qu’on lui invente, le Rom en rit. Mieux. Il remercie Dieu de ce rire qui l’aide à se visser à la terre, à se sentir royalement ordinaire, extraordinairement ordinaire. Rom auxiliaire à Sainte-Barbe, il me semblait parfois avoir chaussé ces fameuses lunettes qui déshabillent dont rêvaient les gamins d’autrefois. Des individus, je ne devinais pas grand-chose, mais cette société petitement anxieuse, anxieusement petite, il me semblait qu’elle était là, devant moi, toute nue, qu’elle ne songeait même plus à se cacher. Que les relations entre tous ces gens et la substance même de leur vie commune étaient à ma disposition, que je pouvais y lire à livre ouvert. Et j’oscillais entre la naïveté de leur prêter quelque chose comme une pureté secrète et la naïveté de leur inventer des desseins obscurs, compliqués, pervers.
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In petto, je riais comme un Rom quand quelqu’un venait me passer sa pommade. Avec parfois une si touchante inquiétude sur mon sort. Ou plutôt sur le sien. Servir la bête du matin au soir en se laissant la chance d’une fenêtre de rêve, quel confort ! Mais voilà, un jour ou l’autre, la sécurité comme idéal de vie, et l’avenir qu’on craint comme le lait sur le feu, et l’étrécissement permanent des perspectives promu à la dignité de morale, et les gémissements sur la crise, et cette misère du monde qu’on ne peut pas toute accueillir, et ce coût (ce coûte, tout a un coûte) qui s’épingle sur toute réalité, ordurière ou sublime, en un mot toutes les raisons gueulardes de la bête, tout cela se termine nécessairement par :  « Dehors ! » Ce jour-là, le plus malheureux n’est pas le Rom métaphorique ou réel, mais le serviteur de la bête. Jusque-là, comme on a deux jambes, il avait deux cœurs, deux esprits, deux paroles, et voici qu’il va perdre un de ces deux cœurs, un de ces deux esprits, une de ces deux paroles, voici qu’il va être condamné à boiter du dedans, à loucher de l’âme. Voici qu’il va rester tout seul avec les raisons de la bête, toutes ces bonnes raisons qui ne sont qu’une pasta asciutta lourdingue que seule faisait digérer la sauce de l’illusion. En sorte que l’homme de la bête, qui ne s’avoue jamais comme tel mais, bien sûr, comme l’homme des valeurs, se voit diminué et comme inférieur quand ce qui lui faisait tellement peur est enfin congédié. Mais de quoi se plaindrait-il, et à qui ? Personne, sinon lui-même, ne l’a diminué, personne n’a conspiré pour le faire inférieur. Il le sait, il ne criera pas au racisme ni à l’injustice. Il a eu tout faux, c’est tout, il s’est trompé de sentiment, il n’a pas compris le jeu. Personne ne le punit ni ne veut le punir, surtout pas le Rom, déjà parti au volant de sa caisse à éblouir les ministres, une caisse, notons-le, qui prend quand même assez mal les cahots. Mais il s’en fout, le Rom. Sa bagnole prend mal les cahots, mais le chaos, lui, il sait comment le prendre : en l’aimant. Gagner ? Perdre ? Des mots pour les imbéciles. Coller à la terre, à l’instant de la terre, s’y engloutir, si Dieu le veut : toute sa largeur d’esprit tient dans sa capacité d’acquiescement. Pour dire la même chose dans le langage de la bête, c’est toujours, Deo gratias, le Rom qui est gagnant. Très aimable à vous de lui offrir votre pitié : il vous la retournera sans frais de port.
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Nous ne le supportons pas, le Rom, parce qu’il persiste dans son être, dans sa course, dans son sens. Parce que la sédentarité de ce nomade, c’est le mouvement. « Change, change, demeure ! » écrit Jean Mambrino. Le point fixe du Rom, c’est le mouvement. Son mouvement, c’est la dilatation de son point fixe, sa respiration, sa palpitation. Immobile parce qu’en mouvement, en mouvement parce qu’immobile. Profondément enté en soi-même et, tout à la fois, perpétuellement jeté hors de soi. Cela doit se sentir, parfois, aux Saintes-Maries-de-la-Mer : une façon d’être absolument soi, férocement soi, tout en étant entièrement abandonné. L’esprit d’enfance qui en est la conséquence, esprit d’amitié et de querelle. Le cousinage amoureux de la richesse et de la pauvreté. La règle et la transgression. Une transcendance absolue, mais qui aurait son annexe, son relais, son joint dans la conscience. Emmanuel Mounier a bien vu ce point : « Les rapports spirituels étant des rapports d’intimité dans la distinction, et non pas d’extériorité dans la juxtaposition, le rapport de transcendance n’est pas exclusif d’une présence de la réalité transcendante au cœur de la réalité transcendée : Dieu, dit saint Augustin, m’est plus intime que ma propre intimité. »
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Ce point fixe et ce mouvement, le monde moderne serait bien trop débile pour les supporter s’il n’était bien trop léger pour seulement les concevoir. Ces poussières qu’agite non pas un vent, non pas une risée, mais une machine soufflante semblable à celle qu’utilisent les employés de la voirie pour rassembler les feuilles mortes, ces poussières agitées qui ne vont ni ne demeurent mais tourbillonnent au gré de n’importe quoi, tantôt dociles tantôt râleuses, et qui ne cessent de s’inventer des identités pour oublier qu’elles n’en ont aucune et de se chercher des racines pour se consoler de ne pouvoir grandir, comment leur demander de regarder en face des gens que leurs malheurs comme leur gloire ont protégés de la capitulation universelle ?
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Et pourtant. Ce bistrot de la ZUP de Sens, dimanche dernier, jour de marché. Le patron est maghrébin, un CD de musique arabe survole le comptoir. Accoudé près de moi, un homme s’agite, pose son menton sur ses mains, jette des regards à droite et à gauche, semble se retirer en lui-même, en ressort, considère le plafond en soupirant, pose de nouveau son menton sur ses mains comme s’il avait une énergie à raffermir. Et l’on entend : « Votre musique, là, je n’y comprends rien, mais j’aime ça. » Et je dis que cet homme est un grand politique. Et je dis qu’il serait beaucoup plus facile de lui enseigner ce qu’il ignore, et que tant de gens savent si bien, que d’enseigner aux hommes politiques ce qu’il sait et qu’ils ne veulent pas savoir.
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Les exclure ou les intégrer ? Les chasser ou les tolérer ? Si la question est formulée ainsi, la réponse, semble-t-il, va de soi. Même si personne n’idéalise les Roms, même si personne n’imagine les placer au-dessus des lois. Et pourtant, intégrer ou tolérer ne sont pas des mots satisfaisants. J’exclus ? J’intègre ? Le jeu est toujours de moi à moi, les autres n’y figurent que comme des dossiers, des occasions d’exhiber ma vertu, mon importance, ma sagesse, ma « philosophie ». J’exclus ? Je chasse ? Je cède douloureusement à une sévérité nécessaire, j’assume mon pouvoir et ma responsabilité, je suis gardien de la loi écrite : ils sont des Roms, moi un Romain. J’intègre ? Je tolère ? L’humanité m’habite, j’agis selon la raison, ou les Lumières, ou une foi, ou je ne sais quoi d’autre qui m’inscrit dans une tradition généreuse. Chacun choisit en conscience, ou se laisse choisir. J’opte pour la seconde réponse. Sans plus de fierté, toutefois. Il ne s’agit pas d’abord de cela. Il ne s’agit que de se laisser toucher, de se laisser commencer. Ni d’exclure, ni d’inclure. Salut, Étranger qui me fais étranger !
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Tout ce qui, en moi, commence en moi est fragile, ambigu, incertain. Mais tout ce qui, en moi, ne commence pas en moi, est périmé, inutile, dérisoire. Péguy voulait fonder le parti des hommes de quarante ans, où il voyait l’âge de la maturité, où l’espoir basculait en espérance. Moi, je voudrais fonder le parti des gens qui commencent, le parti des choses qui viennent. Un peu comme, en grammaire, l’inchoatif. Ce soir, ils sortent ensemble. Il est prêt, elle est encore dans la salle de bains, il s’impatiente. « Tu viens ? » Elle répond : « Je viens. » Et ne vient pas. Mais elle va venir, des signes imperceptibles l’attestent, et ces signes, sur les deux rives de l’impatience, ils les cueillent ensemble. Et, déjà, sa présence point dans son absence.
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– Ce qui commence en toi ? Pour qui te prends-tu ? Tu n’as rien inventé !
– Je ne parle pas d’inventer. L’inchoatif est une très vieille chose. En Chine, c’était la base de la divination. On cherchait l’avenir à ses signes.
– Il y a du neuf en toi ? Rien que ça ?
– Tous les éléments sont recyclés, mais l’ensemble est neuf. Un peu, puisque nous parlons de la Chine, comme ces tampons rouges que les commerçants et les fonctionnaires adorent y distribuer à tour de bras sur tous les documents qu’ils trouvent. Tout ce qui passe par nous doit être revêtu de notre tampon rouge. « Et tout le reste est des idées. »
– Aragon ?
– Gagné.
– Une citation n’a pas de tampon rouge !
– Oh ! Que si !
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Cet homme, à Sens. L’agitation que je sentais en lui depuis quelques minutes, comme la préparation d’une éruption. Qu’a-t-il dit au juste ? Que ce chant qu’il ne comprenait pas le touchait. Un homme droit, un homme. Sa voix tremblait un peu, l’aveu était difficile. D’ailleurs, pourquoi parler ? Pour quoi ? Rien à interdire, rien à tolérer. Il luttait contre une parole qu’il devait trouver inutile et qui, pourtant, frappait à la porte de son cœur. « Parle-moi », disait la parole. « Tu ne sers à rien, répondait-il, tu n’es qu’une sottise, et je n’aime pas me mettre en avant. » « Parle-moi, reprenait la parole, ne résiste pas, cède, c’est moi qui te le demande, je suis une parole, comprends-tu ? »
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Retour aux Roms. Appliquer la loi/Changer la loi. Être rigoureux/Être tolérant. Que les responsables en discutent, c’est leur droit, peut-être leur devoir. Mais aucun d’eux ne s’est montré à la hauteur de mon voisin de comptoir. Tous ont exhibé ce qu’ils pensent être leur vertu : stoïcisme patriotique ou tolérance. Autant en emporte le vent. Mais aucun homme politique, aucune femme politique n’a su être simple. Aucun, aucune n’a osé avouer que, quoi qu’on pense d’eux, quoi qu’on décide de faire, ces Roms le touchaient, qu’ils lui disaient – et nous disaient – quelque chose, qu’ils lui plantaient – et nous plantaient – un grand point d’interrogation dans le cœur. Le seul qui ait parlé, c’est le coglione qui les trouve inadéquats : quand on chasse trop longtemps la parole, elle remonte par les enfers.
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Nietzsche, encore cité par Sollers : « J’aime les gens qui ne veulent point se conserver, ceux qui sombrent, je les aime de tout mon cœur, car ils vont de l’autre côté. » Cet homme près de moi, c’est sans effort que je voyais en lui mon frère. Je ne sais d’où il venait, où il allait, mais nous étions de la même race, celle qui n’exclut ni n’inclut, celle qu’il suffit, qui que l’on soit, quoi que l’on pense, quoi que l’on ait fait, de reconnaître en soi. Et je pense souvent que le monde moderne veut l’extinction de cette race-là, que ses esclaves en méditent le génocide. Et je ris de cette tentation naïve, et je m’afflige de ma sottise et de mon manque de foi. Camarade du bistrot de Sens, n’est-ce pas, nous autres, nous sommes déjà de l’autre côté. Inatteignables.

(10 septembre 2010)

Le phallus et l’araignée

LE MARCHÉ XLVI

Je suis revenu chez moi, les yeux baissés, en me répétant continuellement leur dialogue. Avec l’âge, la mémoire est farceuse, il y a plus à en rire qu’à en pleurer. Stanislas Fumet s’amusait beaucoup de ces infidélités-là. Chaque mois, après la réunion du Conseil de rédaction de la revue La Table Ronde, nous prenions le métro ensemble (en première classe, s’il vous plaît, on a ses élégances, la voiture rouge avec des banquettes de moleskine noire que la RATP mettait en sandwich entre deux fois deux voitures vertes). Cette fois-là, il venait de terminer la première version de son autobiographie, une brique de 797 immenses pages qu’il avait tranquillement intitulée Histoire de Dieu dans ma vie et qui paraîtrait en 1972 (Fayard-Mame). Il me disait sa surprise d’avoir retrouvé dans tous leurs détails, lui qui ne tenait pas de journal, cinq ou six décennies d’amitiés et de débats où défilaient, à la lumière des souvenirs du cœur, des dizaines et des dizaines de personnages illustres. « Et puis, avait-il ajouté, la dernière ligne à peine écrite, j’ai tout oublié, tout. » Et son rire s’en élargissait encore, sans doute parce qu’il ne croyait ni à l’oubli ni aux adieux. Moi, ce n’est pas pareil. Mes deux zigotos, c’est de la mémoire récente, celle qui s’installe au dernier rang pour sortir plus vite.
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Cela s’était passé aussi dans le métro. En seconde, cette fois, comme je m’obstine à dire contre toute logique mais avec une très cohérente nostalgie : dans la vie intellectuelle aussi, on a supprimé les premières. Leurs mains et la mienne s’accrochaient à la même barre d’appui verticale. J’avais un instant pensé : Tournez manège ! Ils étaient de la même taille, un mètre 72 ou 73, et se parlaient sans le moindre mouvement de tête. Des statues vivantes. De drôles de jeunes, assez atypiques avec leurs toilettes sombres et soignées. Lui en costume, un fin collier de barbe parfaitement taillé ; elle en longue robe noire rehaussée d’une courte fourrure où venait se perdre sa chevelure. Quelque chose d’appliqué, d’un peu désuet. Dix-neuf ans environ. Ils m’avaient tout de suite rappelé, à la blondeur près, les cours de français que je donnais, étudiant, à la belle Mme Bonenfant ; son mari, barbu lui aussi, tenait à y assister. Il est vrai que j’officiais dans ma chambre. Assis très droit sur la chaise que je lui avais cérémonieusement avancée, son chapeau sur les genoux, il jetait de temps en temps sur mon lit un coup d’œil rétrospectivement dubitatif. Je m’amusais à l’associer à la torture : « Et vous, M. Bonenfant, ce participe, vous l’auriez accordé ? » Il bafouillait, elle avait un joli rire.
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Le couple du métro leur ressemblait. Des élèves sérieux, pas trop doués, un peu en retard, de ces gens prêts à respecter les choses de la culture du haut de la satisfaction que leur personne leur inspire. En première ou en terminale, sans doute. Ils semblaient avoir déjà sauté par-dessus leur adolescence et s’entretenaient de leurs études sur le ton de cadres de banque qui racontent une soirée à l’Opéra.
Elle : Tu as eu combien en français ?
Lui : Sept.
Elle : Sept ?
Lui : C’est parce que j’ai pris la poésie. C’est très technique, la poésie.
Elle : C’est vrai, très technique.
Lui : Pour la poésie, il faut savoir les mots.
Elle : Oh ! la la ! (en souriant) La poésie, ça me rappelle l’école élémentaire.
Lui : Ah, oui ! Les strophes !
Nous étions à Chevaleret. Ils sont descendus.
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Dommage. Je le leur aurais dit mon sentiment. Je le leur aurais même récité un poème, avant de leur demander si c’est vraiment si technique, la poésie. Peut-être serions-nous allés bavarder dans un café, j’aurais associé les tables voisines à la conversation. Pauvres gosses, ça fend le cœur, bien sûr. Pour eux, sucrée la poésie, sucrée une fois pour toutes par la faute d’un fruit sec qui a fait le malin avec la métrique et la versification, qui a dégueulé devant eux la diérèse et la synérèse révisées la veille au soir sur Internet. C’est là ce qu’on le presse de faire ? Eh bien ! Qu’il ne le fasse pas, voilà tout. Beaucoup de ses collègues l’ont compris, qu’il les imite !
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Page 45 du Rapport d’information sur les collèges publié par la Commission des affaires culturelles et de l’éducation de l’Assemblée nationale, on peut déguster cette exquise profession de débandade intellectuelle : « La consécration, par notre droit de l’éducation, de la notion de compétences […] s’inscrit dans la construction d’une Europe de la connaissance, au sein de laquelle les systèmes éducatifs sont appelés à jouer le rôle de leviers de croissance. Cette notion est d’ailleurs devenue, en quelques années, le point d’ancrage des réflexions et des initiatives européennes en matière d’éducation et de formation. » La poésie et la philosophie comme leviers de croissance, ça va de soi, non ? Et notre zozo de la diérèse se croira certainement le plus performant des opposants quand, à bout d’arguments, épousant de toute sa petite tête la logique qu’il s’imagine combattre, il prendra son contradicteur à témoin : « Comment fonctionneraient-ils, ces leviers de croissance, sans moyens suffisants ? » Épatant ! Pour les uns, l’argent est au terme ; pour les autres, à l’origine : un but pour les premiers, une condition pour les seconds. La poésie dans tout ça ? Elle s’en va entre ces deux gendarmes. Et la réalité la suit piteusement, qui n’est que ceci, quoi qu’il en soit de l’horreur économique et de l’injustice sociale : ce professeur vivant, ces adolescents vivants, et ce qu’ils se disent. Le reste porte un nom : névrose des préalables.
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La vie est dure, certes, même pour les professeurs de lettres. Il est plus difficile de parler aux ados qu’aux auditeurs de France-Inter auxquels la plasticité de M. Meirieu peut tenir les propos les plus contradictoires. Et je ne veux rien oublier, ni l’état de la société, ni le comportement des élèves, ni les consignes qui viennent du haut, ni les bandes qui rôdent, ni les corniauds de portables qui sonnent, ni même – je le reconnais pourvu qu’on n’en fasse pas un mauvais prétexte – le manque de moyens. Et il m’importerait assez peu, finalement, même si cela reste un peu humiliant pour eux, que les professeurs récitent, s’ils sont contraints de le faire, cette synérèse et cette diérèse que le premier imbécile venu pourrait décoder à leur place après dix minutes chrono de formation. Et même cette anaphore qu’un collègue de quatrième jugeait indispensable de faire entrer dans le crâne du fils de Jacques Berque. « Et vous, Sur, on vous l’enseignait, l’anaphore ? En quatrième, vous vous rendez compte ! Et on leur explique qu’il ne s’agit pas d’avoir des idées personnelles, mais de faire fonctionner des techniques ! En rédaction littéraire ! Faire fonctionner des techniques ! »
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Mais il ne s’agit ni des professeurs ni des élèves. Il s’agit de cet homme ou de cette femme devant ces adolescents-là. Il s’agit de savoir où se joue cette relation, si cet homme et cette femme sont d’abord et avant tout les envoyés de quelque infaillibilité pédagogique dont le bras séculier peut, à l’occasion, les sanctionner lourdement – et, dans ce cas, il n’y a pas d’autres acteurs que les représentants de cette autorité et les subalternes diplômés qui en sont les instruments plus ou moins dociles, les élèves ne formant alors, au mieux, qu’un public fondé à siffler le spectacle s’il lui déplaît – ou si, au contraire, l’autorité administrative n’ayant pour rôle que d’aider, d’accompagner, de coordonner l’activité des professeurs, tout se joue entre cet homme-ci ou cette femme-là et les adolescents qui lui font face. La réponse va de soi. Si c’est l’autorité de l’administration, nécessairement abstraite, qui est privilégiée, la réalité vivante des élèves lui est soumise, je veux dire lui est sacrifiée. Si, au contraire, c’est dans la relation du professeur et de ses élèves que l’on cherche l’essentiel des vertus de l’éducation, outre que, dans ce cas, la hiérarchie des valeurs est respectée, il n’y a aucun obstacle à ce que les nécessités administratives formelles trouvent la place correcte qui leur revient.
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Rien de nouveau là-dedans, à un détail près : la reconnaissance de la réalité, de la vraie et seule réalité, celle que perçoivent les élèves. Un « bon prof » n’a jamais été et ne sera jamais rien d’autre qu’un homme ou une femme qui prend le risque généreux de sa subjectivité. Un homme ou une femme inscrit – comment en serait-il autrement ? – dans une forme de culture, dans une tradition, non dépourvu de goûts, de convictions, d’opinions, mais qui, au double sens du mot, expose cette culture, cette tradition, ces goûts, ces convictions, ces opinions : d’une part, il en rend compte, il en traite mais, d’autre part, il les soumet non seulement à la critique des autres, mais d’abord à la sienne. Un « bon prof », c’est quelqu’un qui se met en danger. Un « bon prof », c’est un esprit vivant. Il ne doit pas sa créativité aux « professionnels » de la pédagogie mais aux exigences de son esprit et aux mouvements de son cœur. Quelque bonne volonté qu’il mette à les « recycler », ses connaissances s’affadissent et se sclérosent si elles ne reprennent vie dans les yeux des élèves. Le danger, pour un jeune professeur, n’est pas de découvrir un jour l’angoisse féconde d’affronter seul une classe. Le danger, c’est que la prétendue formation que veulent lui imposer des idéologues ou des commerçants l’en prive. Il faut tenir bon, et ne pas laisser couvrir sa voix par le chœur des esclaves. C’est pour vendre leur camelote ou imposer leur camisole de servitude qu’ils racontent partout, grâce aux moyens mis à leur disposition par la complaisance ou la stupidité des médias, qu’enseigner est un métier qui s’apprend. Faux. Faux à Clichy-sous-Bois. Faux à Neuilly-sur-Seine. Enseigner n’est pas un métier qui s’apprend. Être parent non plus. À moins que l’apprentissage de cette dernière situation ne tienne tout entier dans un geste simple et décisif : flanquer à la porte les farceurs qui viennent vous donner des leçons.
Je demandais à Jacques Berque :
– Qui est éducateur ?
Il répondait :
– Celui qui se croit éducateur et veut l’être.
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J’ai été séduit par le côté déjanté de La journée de la jupe, par sa loufoquerie tragique. Non que le personnage de cette jeune professeur beurette, en dépit du talent qu’y déploie Isabelle Adjani, m’ait beaucoup intéressé. Quant aux jeunes des banlieues, les portraits qu’on en distribue sont désormais aussi surprenants que le calendrier des pompiers. Mais j’ai trouvé un joyau de sens, ou de non-sens, dans la scène centrale où des circonstances burlesques amènent cette jeune femme à menacer ses élèves d’un revolver pour pouvoir enfin les enseigner en paix. Que va-t-elle donc leur faire réciter grâce à cet outil pédagogique efficace qui la protégera de leurs insultes et de leurs sottises ? Ceci : Molière était le fils d’un tapissier, et il aimait beaucoup les comédiennes, Madeleine, Armande et les autres. Voilà. Tout est là. Ils vont se mettre dans la tête que Molière était le fils d’un tapissier, et pas de n’importe lequel. Et après avoir compté sur leurs doigts leurs copines et celles de leurs potes, ils pourront compter celles de Molière. « Non ! Pas d’Molière, réponds correctement ou j’te flingue ! » « Non, M’dame, pas d’Molière, M’dame ! De Poquelin Jean-Baptiste, M’dame, c’est comme ça qu’il s’appelait, M’dame ! Molière, c’était son pseudo ! »
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Elle a bien du courage, mais elle ne s’intéresse pas plus à Molière que ses élèves. Si la gloire d’une existence, c’est de paraître sympathique, elle a tout bon. Mais elle ne veut pas leur parler de Molière. Ni de Racine, ni de Rimbaud. Elle ne veut pas les sortir. Elle ne veut pas les toucher à ce fin fond d’eux-mêmes où ils ne sont pas des pauvres, des voyous, des cas, où ils ne sont pas des miroirs pour les grands épris de justice, mais des mystères parmi d’autres mystères. Elle ne veut pas se servir de la littérature pour ouvrir des brèches, pour lâcher en eux la marée noire, et blanche, et rouge des sentiments inconnus, des émotions ignorées, des inquiétudes fécondes, des réconciliations insoupçonnées. Elle ne veut pas les propulser hors d’eux, hors de ce qu’on dit d’eux, elle ne veut pas vider ces crânes de ce qui les encombre. Elle veut, savez-vous quoi ? Elle veut qu’ils réussissent, qu’ils réussissent mieux que ne l’a fait son père. Molière et les autres, c’est pour les y aider, rien de plus, pour leur mettre le pied à l’étrier du supermarché. Elle veut gérer leur carrière. Elle rêve qu’ils fassent partie du contingent « quartiers » de Sciences Po. Que l’ambassadeur des États-Unis les remarque et les inscrive sur la liste des futures élites avec lesquelles le business entretiendra des relations d’affectueux management. Bien sympathique, cette fille. Comme bien d’autres, beurettes ou non, dans les bureaux. Mais ce n’est pas un professeur. C’est une adjointe de consommation.
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« Ce sont d’autres lois que celles de la vie, désormais, qui mènent le monde », écrit Michel Henry (Du communisme au capitalisme – Théorie d’une catastrophe, Éditions L’Âge d’homme). Le monde ? Quel monde ? Le monde de ceux pour qui l’argent est le but. Le monde de ceux pour qui il est la condition. De crainte de les affaiblir de mes commentaires, je ne peux que vous renvoyer aux analyses de Michel Henry, ce spécialiste incontesté de Marx, pour qui le marxisme courant, ou rampant, n’est guère que la somme des erreurs commises sur ce penseur. Quand le communisme s’écroule, il avertit : « Le monde communiste ne s’oppose pas au monde occidental, américain et japonais, de la technique : il en est le signe avant-coureur, la première tentative avortée. » L’un et l’autre sont des fabricants d’abstractions mortifères, ils rêvent « d’un univers dont la vie a été exclue ». Et pourtant. « Marx, dit Michel Henry, dénie toute réalité à la société considérée comme une entité substantielle autonome, mais il tire de cette dénégation une conséquence décisive. Car si la réalité de la société se résorbe entièrement dans la subjectivité vivante des individus qui la composent, alors les lois de la société ne peuvent être que celles de ces subjectivités vivantes, de la réitération indéfinie du désir et des pulsions, de leur satisfaction réussie, différée ou manquée – les lois d’une histoire affective dans son principe. » Je traduis à ma manière : ce qui est réel, c’est vous, c’est moi, et le paquet de mystère qui est vous et qui est moi. Rien d’autre n’est réel, jamais, nulle part. Rien d’autre n’est à saluer, jamais, nulle part. Rien d’autre n’est à respecter, jamais, nulle part. Rien d’autre ne peut être inventé, jamais, nulle part. Ce que, dans l’une et l’autre version de la même dénégation de la vie – la communiste et la capitaliste -, on entend par pensée, c’est purement et simplement le meurtre de cette réalité-là, de la seule réalité. Dans l’un et l’autre cas, penser est un acte de nihilisme : ligne du parti et ligne des dividendes, même combat, même néant. Ce que ce double terrorisme appelle pensée, c’est la désertification du monde. Le concept de société n’est pas construit à l’image de la société réelle : c’est celle-ci qui « est comprise illusoirement sur le modèle du concept de société ». Et pourtant, la réalité d’un individu, la vôtre, la mienne « consiste dans l’épreuve singulière que la vie fait de soi et en laquelle s’inscrit chaque fois ce Soi irréductiblement singulier qu’est l’individu vivant ». Dans cette épreuve, « on ne trouve rien d’objectif et rien d’objectif ne peut, si peu que ce soit, ni d’une manière quelconque, la « définir » ou la « constituer. » Chacun de nous, vous dis-je, chacun de nous, chacun de nous comme il s’éprouve, comme il se croit, comme il s’aime, comme il s’espère ! Chacun de nous dans l’expérience d’autrui, certes, mais qui n’est pas le rituel mis au point par de prétendus spécialistes encore plus veules qu’insolents, pas plus que l’exercice social imposé par le ressentiment et l’agressive immaturité de bureaucrates pisse-vinaigre. L’expérience d’autrui, c’est « une modification de notre vie, de notre désir ou de notre amour ». Elle s’origine dans la solitude, elle est à elle-même sa transcendance.
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Dans le capitalisme, explique Michel Henry, c’est le sens même de la vie qui s’est inversé. Tout ce qu’on y appelle civilisation et culture, c’est l’effort désespéré, condamné d’avance, pour combler le gouffre qui s’est creusé entre « ce dont la vie a besoin » et « ce qu’elle est capable de produire. » Avant même d’échouer, avant même d’être mise en œuvre, cette tentative est déjà un mensonge. Exemple. Les autorités françaises ont convaincu les instances du football européen que notre pays pouvait organiser la compétition de 2016. C’est là ce qu’elles sont « capables de produire ». À une période où les fondamentaux de la société chancellent, tout le monde sent, y compris sans doute – on l’espère pour lui – le président, que cette initiative est dérisoire, qu’elle ne correspond en rien à « ce dont la vie a besoin ». N’importe, on va faire semblant. D’une entreprise sportive dont la limite est vite atteinte, on va faire, contre toute raison, un vecteur de sens. Entre les besoins de la vie et ce que l’on est capable de produire, on va bricoler ce vilain nœud que les électriciens appellent « queue de cochon ». Le foot est une bonne manière de porter remède à la crise : le président l’affirme, ses domestiques, sur-le-champ, s’étouffent d’admiration. Peut-on vraiment quelque chose contre une société qui choisit « la joie de descendre » ?
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Je le dis sans satisfaction particulière, toutes les salles jouent le même film. Le socialisme qui s’agite sous nos yeux, c’est celui dont Ivan Illich disait déjà, en 1977, qu’il s’était « avili à devenir une lutte contre la disparité de la distribution ». Si ses critiques et, parfois, ses propositions ne manquent pas toujours de pertinence, son obstination à éluder les questions fondamentales, son impuissance à casser les représentations de la société de communication le condamnent à une politique du simulacre dont son retour au pouvoir ne pourrait être que la consécration : le badigeon moralisant du care en est déjà une illustration significative – ou insignifiante. L’extrême gauche, alors ? Rue de Charenton, boulevard de Reuilly, rue Taine, fleurit une affichette du NPA. Avec, en très gros, un lapsus fabuleux, grandiose. Il prête à rire, mais je ne veux pas rire : « Tout changer, rien lâcher », tel est le fier slogan. Il se voulait incitation farouche à la lutte, il finit en aveu d’impuissance. Non, je ne veux pas railler : ces gens disent, malgré eux, les choses comme elles sont ; leur subconscient a plus de lucidité et de franchise qu’eux. Leur lapsus a raison : ils veulent tout changer et ne rien lâcher. Insoluble.
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Inutile de se crêper le chignon pour des choix politiques. Chacun fait pour le mieux. Berque et Jeanson continueraient d’être de gauche, mais j’entends les soupirs du premier, je vois les sourires du second : nous reviendrions très vite aux choses sérieuses. Que tout cela ne mène nulle part, tout le monde le sait. Faire de la politique, ce n’est pas s’exciter avec des pensées gonflables. Tant qu’on n’ose pas exister selon soi-même, tant qu’on ne se déloque pas de ses livrées mentales, tant qu’on a peur de renoncer aux mondanités partisanes, tant qu’on se vit comme une illustration, une conséquence, un exemple de je ne sais quel machin, c’est le néant qui marque les points. À force de piétiner sur place avec les analyses et les analyses des analyses, à force de se repaître de ses indignations, on voit la vie s’en aller, on doute de pouvoir la rattraper. Un jour enfin – un jour peut-être – on se jette au fond de soi, on va droit à l’impossible, on balance sa mort et ses opinions derrière soi. C’est la fin des complicités de clans, des négociations, des Grenelle avec soi-même. On ne parle presque plus aux gens, on ne les fait presque plus parler : ils parlent en soi, et on le sait. Ni fuite ni refuge : la réconciliation dans le silence. En attendant qu’il soit assez mûr, ce silence, pour éclater comme une grenade de vie, en attendant qu’il nous fasse revenir au monde non plus comme des colporteurs mais en tant que nous-mêmes, en attendant qu’il invente ce à quoi nous ne songions pas, ce à quoi, enfermés comme nous l’étions, encombrés de respect indu pour des pensées congelées, nous ne pouvions pas songer. « Être un vivant, écrit Michel Henry, c’est naître de la vie, être porté par elle, engendré par elle, en sorte que cette naissance et cet engendrement ne cessent pas, que l’individu n’est rien d’autre que l’épreuve de cet engendrement intérieur ininterrompu qui fuse à travers lui sans qu’il l’ait voulu et avec lequel cependant il se confond. » Le tout est d’accepter que ce qui nous caractérise au tréfonds de nous-mêmes soit une « passivité radicale », un « subir plus fort que tout pouvoir, tout vouloir et toute liberté ». Car « c’est justement cette passivité radicale de l’individu à l’égard de lui-même qui fait de lui un vivant. La vie consiste à s’éprouver soi-même de telle façon que cette épreuve est insurmontable, que nul n’a le pouvoir de lui échapper, de se défaire de sa vie, de la mettre ou de la tenir à distance de quelque façon que ce soit. » Que nul ne saurait objectiver son existence sans s’objectiver soi-même, c’est-à-dire sans se nier, sans se haïr, sans se suicider.
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Dans ma tête, il y avait, d’un côté, Tinguely, indissociable de Niki de Saint Phalle ; de l’autre, Louise Bourgeois. Les voilà tous morts. Tinguely était pour moi de la famille de Tolstoï et de Claudel ; Louise Bourgeois, de celle de Dostoïevski et Mauriac. Pour les uns, la raison du large, l’abandon à la houle ; pour les autres, le forage intrépide. Mais la pensée du grand large sans l’affrontement opiniâtre des blessures de l’existence, c’est le cinéma sur grand écran. Et à quoi bon la lucidité, si ce n’est en vue du voyage ? Le tempérament, la nécessité, l’urgence indiquent à chacun l’une ou l’autre de ces entrées. Peu importe. Chacun des deux chemins, pourvu qu’on s’y engage résolument, reconduit à l’autre. Les machines de Tinguely parlent aussi de nos souffrances intimes ; en luttant contre les monstres qui l’obsèdent, Louise Bourgeois nous élargit le monde.
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« Si vous ne pouvez abandonner le passé, nous conseille-t-elle, vous devez le recréer. C’est ce que j’ai fait. » Elle aurait préféré s’en affranchir : « Je sens que si j’avais complètement anéanti le passé, je serais à même d’apprendre ce qu’est la réalité d’aujourd’hui. […] Se libérer du passé, c’est commencer à vivre. » Ce passé-là, qu’elle veut dédaigner, elle l’appelle le privé. « Le privé devrait être compris, résolu, conditionné et expédié et non pas recyclé. » Cependant, dédaigné ou pas, le privé, en dépit de ce souci d’efficacité tout américain, ne passe pas. Et comme « les paysages de la nuit ont envahi les jours », le temps qui passe alourdit le fardeau. Alors ? « Vous pouvez abandonner chaque jour qui passe et l’accepter. Sinon, faites de la sculpture. » Ainsi fit-elle, et cette sculpture, dans mon Panthéon, est, avec celle de Tinguely, une des deux faces de ce que l’art moderne m’offre de plus significatif. Et tantôt le privé qui est en moi plonge dans les angoisses de Louise, et tantôt le formateur, le public, s’installe en silence devant la fontaine Stravinsky, près de Beaubourg, ou, à Milly-la-Forêt, dans la clairière où Jean a dressé l’ahurissant Cyclop. Le monde où je vis est là, personne ne l’a jamais mieux senti, je n’ai plus besoin de ce que les camelots appellent culture, je suis prêt pour la bataille, la vraie. « Il faut faire le silence complet pour faire place aux autres », dit Louise. Ces deux œuvres-là font taire le monde.
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La famille, le père, la mère, les angoisses ordinaires. « La petite figure en spirale est désorientée. Elle est suspendue à un fil et ne sait pas où est sa gauche et sa droite. Qui est-ce ? C’est moi. » Difficile de parler plus simplement. Mais une dénégation presque enfantine va suivre : « La peur ne concerne pas les autres, elle vient de l’intérieur. Ma peur vient de ma relation au moi. La peur est un manque d’estime de soi et de confiance en soi. » On peut trouver un peu court ce bavardage comportementaliste. Mais il ne s’agit pas d’expliquer, il s’agit de sculpter : « J’ai besoin de visualiser mes problèmes, de leur donner une forme physique avant de pouvoir les affronter. » M. et Mme Problème, naturellement, c’est Papa et Maman. C’est pourquoi, aussi simplement que ça, le thème essentiel de l’œuvre, son objet presque unique, c’est l’affrontement du phallus et de l’araignée : « Tout mon travail, tous les sujets trouvent leur source dans mon enfance. » Il en découle que la sculpture de Louise Bourgeois est un inépuisable magasin de fantasmes qui fait les délices des psychanalystes amateurs.
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Sans s’aventurer dans ces menaçantes profondeurs, on peut se poser une question simple. Dans ce foyer, le perturbateur, c’est le père. « Mon père était débauché. Je me devais d’être aveugle à la maîtresse qui vivait avec nous. » Rien d’étonnant à ce que la figure paternelle provoque plus tard des émotions contradictoires : « Le phallus est le sujet de ma tendresse. C’est à propos de la vulnérabilité et de la protection. Après tout, j’ai vécu avec quatre hommes : mon mari et mes trois fils. J’étais le protecteur. J’étais également le protecteur de mon frère. Je le savais, je l’admettais, je le reconnaissais et je l’utilisais. Bien que je me sente la protectrice du phallus, cela ne signifie pas que je n’en ai pas peur. » Et encore : « J’ai peur d’être une femme parce que j’ai peur de l’homme. » Un des phallus géants sculptés par Louise Bourgeois sera baptisé Fillette.
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Il en est tout autrement des relations avec sa mère, que la grippe espagnole emporta très jeune. Devant l’araignée de neuf mètres qui fut naguère installée aux Tuileries – œuvre intitulée Maman -, une plaque portait cette inscription : « L’araignée, pourquoi l’araignée ? Parce que ma meilleure amie était ma mère, et qu’elle était aussi intelligente, patiente, propre et utile, raisonnable et indispensable qu’une araignée. Elle pouvait se défendre elle-même. » Et aussi, précise ailleurs Louise Bourgeois, parce que sa mère, comme l’araignée, était tisserande. De 1940, date des premiers dessins, jusqu’à sa mort, l’artiste ne cessa de créer ces araignées gigantesques et effrayantes. Une figurine qui fut exposée à Beaubourg représente une femme rouge transpercée, comme par autant de glaives, par les huit pattes du monstre dont elle est elle-même le centre. Cette femme est à la fois l’araignée et sa proie. « La peur de se sentir enfermé, dit Louise Bourgeois, est devenue le désir d’enfermer l’autre. En ce sens, je suis l’éternel chasseur. La balance du passif à l’actif. »
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Le combat contre les fantasmes du père, combat sévère et violent, laisse des cicatrices profondes et durables. On les reconnaît dans ces sculptures qui découpent le corps humain, qui en représentent les éléments disjoints, pieds, mains, yeux, sexe. Mais ce combat s’exprime, l’œuvre en suit les étapes, les commente. Nonobstant les blessures, l’humour semble finir par l’emporter. Ainsi cette photographie d’une Louise Bourgeois moqueuse avec, sous le bras, une statuette qui représente encore un phallus. Cette gaîté veut rassurer : de l’image paternelle, elle n’est plus trop encombrée. Il en est autrement de l’image maternelle. Impossible d’expliquer par l’humour la contradiction hurlante entre ce que l’artiste dit de sa mère et les représentations atroces qu’elle en donne. Drôlerie revancharde et triomphante quand il s’agit du père ; ironie glacée et constat d’échec quand elle songe à la mère : deux climats différents. Observons d’ailleurs que c’est la mère qui est évoquée, la personne de la mère, pas son sexe : tout l’opposé de ce qui se passe avec le père, réduit, par un choc en retour de violence, à la représentation exclusive et mutilante de ce phallus que, sur cette photographie, elle semble emporter comme un trophée. Le conflit n’est pas de même nature.
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La différence, Louise Bourgeois la laisse pressentir dans cet aveu indirect : « Je n’arrive pas à mettre une distance entre l’immédiat et l’éternel. » Ne serait-ce pas là une allusion à sa relation avec sa mère ? Entre la mère et la fille, tout, apparemment, pourrait être immédiat et – au moins métaphoriquement – éternel. Inscrit, en tout cas, dans la durée, dans la permanence que suggère la maternité. Mais non. Le conflit avec la mère, probablement moins violent que le combat contre le père, n’a pas d’espace pour se déployer, de champ pour s’exprimer. Les sentiments contradictoires qu’expriment l’œuvre et la parole de l’artiste quand il s’agit de la mère paraissent ne jamais pouvoir se rencontrer, ne jamais pouvoir s’affronter. Ils condamnent la mère et la fille à la répétition des brouilles et des réconciliations. Ils les vouent au raccommodage, comme les tapisseries de la mère de Louise. « Le sens du raccommodage est ancré en moi. Je casse tout ce que je touche parce que je suis violente. […] Je casse les choses parce que j’ai peur et je passe mon temps à réparer. Je suis sadique parce que j’ai peur. » Si le conflit avec la mère ne se résout pas, c’est que la vénération et la violence ne font pas que s’y opposer : faute d’espace pour s’interpeller et se mesurer, elles se confondent. La vénération devient violence, la violence devient vénération. C’est l’univers étouffant de la pure immanence où toutes les cartes sont distribuées, où les passions sont inextinguibles. Faute d’altercation possible, les deux images de la mère – la mère parfaite et la mère perverse – croissent ensemble, terreau propice à la mythification de la famille, du passé, des ancêtres, à la complicité de l’angoisse dans l’admiration obligée et l’enfermement. Louise Bourgeois se bat contre son père. Contre les deux images irréductiblement contradictoires et également séductrices de la mère, elle ne peut que se débattre.
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« Don Juan avait peur d’être passif car il avait peur des femmes. C’était une défense contre la peur des femmes. » Louise Bourgeois a raison. Le père est loin d’être hors de cause, même si l’on oublie ses frasques. Il « avait peur d’être passif » : Michel Henry ne dit pas autre chose. Il tient sa vie – ou plutôt la vie, la vie en lui – à distance et, pour protéger cette distance, s’installe dans des situations de culpabilité. Sans doute, les jours de déprime, ce père, comme tous les hommes, s’est-il raconté, sans y croire, l’histoire de je ne sais quel pouvoir venu d’ailleurs dont, plus et mieux qu’une femme, il aurait hérité. Ou de quelque bonus gagné à je ne sais quelle loterie et gravé sur de mystérieuses tablettes biologiques, psychologiques, historiques, sacrées. Et peut-être, comme beaucoup de nos contemporains, a-t-il hésité entre deux mensonges également indéfendables : la fable sotte et cruelle de la virilité triomphante et l’effacement pitoyable de la différence sexuelle. Et peut-être, comme bien d’autres, hommes ou femmes, a-t-il longtemps peiné avant d’accepter ce signe de sa contingence : le sexe. Avant de comprendre que l’orgueil de son esprit pouvait aisément, quoique nécessairement à ses dépens, feindre de le mépriser, de le ridiculiser, de l’ignorer, mais que la forme spirituelle de son être ne pouvait, elle, supporter cette capitulation. Et sans doute le sexe l’a-t-il longtemps humilié en secret avant qu’il n’y voie le signe de la vie dans le temps, la trace paradoxale de la forme spirituelle qui est l’essence de son être, forme spirituelle à la fois indépendante et reliée, infiniment libre et infiniment en relation, infiniment libre parce qu’infiniment en relation, infiniment en relation parce qu’infiniment libre.
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L’élan vers la transcendance, d’un côté, l’affirmation de l’immanence, de l’autre : le vieux schéma, pourvu qu’on ne le caricature pas, n’est pas dénué de sens. C’est beaucoup plus que le dialogue des sexes qu’il veut décrire : le mouvement même de la vie humaine, dialectique entre l’ici et l’ailleurs, entre le temps et ce qui, en son cœur, le fait être et le surplombe. Inséparable de cette dialectique, la différence des sexes : ce mouvement qui la contient, elle le reproduit. Elle le reproduit même deux fois : entre un homme et une femme, puis dans le débat intérieur de chacun d’eux. Image d’une succession d’éclosions en forme de poupées russes : le mouvement est d’abord dans la vie elle-même, bien au-delà des sexes ; puis entre les sexes ; puis dans chaque être sexué. Qui dit éclosion, en effet, dit rupture et permanence, mouvement vers et mouvement depuis. Telle est la représentation que je me fais : sans garantie ! Des nécessités qui s’harmonisent. Sans la transcendance, l’immanence étouffe ; sans l’immanence, la transcendance est vide. Aucun des sexes, bien sûr, n’a l’exclusivité de la transcendance ni celle de l’immanence : ce ne sont pas là des fonctions, des rôles, mais des désirs, des formes de l’amour, des penchants. Oui, des penchants. Image d’un bouquet. De part et d’autre, les fleurs, le feuillage retombent en penchant. Chaque sexe a son penchant : transcendance plutôt masculine, immanence plutôt féminine. Puis, à partir de ce penchant, l’infinie multiplicité des variations. L’écart et l’alliance.
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Mais comment accède-t-on au sentiment de transcendance ? Par la conscience du manque, de la fragilité, du provisoire, de l’incertain. Ce sentiment suppose la reconnaissance d’un ailleurs qui postule lui-même qu’on se sache faible, limité, insuffisant. Très exactement le contraire du fantasme de domination, de la névrose du gagneur, du machisme proclamé ou du féminisme agressif. Pour accéder à l’intuition de la transcendance, un être humain, fût-il un homme, doit reconnaître la passivité qui est en lui. Et, réciproquement, loin d’être une invitation à se dissoudre dans l’apparente réalité ou à se confondre avec la nature, le sentiment de l’immanence est un encouragement à l’activité. C’est le mouvement par lequel on reconnaît le réel mais surtout par lequel, peu à peu, on le décante, on l’accouche de lui-même, on le délivre de son sens. Pour accéder à l’immanence, un être humain, fût-il une femme, doit reconnaître l’activité qui est en lui. La distinction des sexes est aussi féconde qu’indépassable : il ne s’agit que d’en approfondir le sens et cela ne peut se faire qu’en écartant une fois pour toutes les fumisteries que la publicité culturelle loge dans les esprits. Quant aux vaticinations sur le genre, grotesque colonisation du sexe par l’abstraction sociale, elles sont risibles. D’une femme plus sexy que nature ou d’un jeune homme gominé, on disait dans ma banlieue : ils se donnent un genre. On disait aussi, et c’était la même chose, qu’ils ne ressemblaient à rien.
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Louise Bourgeois, Jean Tinguely. Une femme, un homme. Il y a de la femme en lui, parce que c’est un homme ; il y a un homme en elle, parce que c’est une femme. Et l’entrecroisement magnifique des chemins : l’un vient à soi-même par le crochet du vaste, l’autre vient au vaste par le crochet de soi-même.
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Tout le monde les a rencontrés, les monstres de Louise. Le phallus et l’araignée. Le vieux pouvoir, l’autorité paternelle devenue folle : souveraine, transcendante, impériale. Ses signes : le culte de la distance, l’oukase, la tyrannie, le goût des nuées, de la foudre, du secret, de la certitude aveugle, la révérence due au pouvoir et son intériorisation paralysante, le respect obligé, le cérémonial imposé. Conséquences : l’étrécissement de la conscience, le gel de la créativité, la culpabilité maladive, la casuistique, l’hypocrisie. Mais ce modèle est en voie d’extinction, au moins dans les sociétés avancées, ou avancistes. C’est que, du fait même de sa structure, du fait de l’ombre portée de la conscience dominante sur la conscience dominée, il laisse à cette dernière, quoi qu’il complote et entreprenne, une part de liberté. Frêle, désolante, le plus souvent inopérante, mais inaliénable. Non pas une liberté agissante : une ombre de liberté, un souvenir de liberté, plus paralysant, en un sens, que son absence, mais qui laisse ouverte, bien qu’on sache qu’on ne la saisira jamais et qu’on n’en fera jamais rien, une possibilité théorique de retrait, une cache virtuelle, une chance improbable de restriction mentale. C’est du fait de ce résidu structurel irréductible que, dans le combat délirant où ils sont à la fois adversaires et complices, l’araignée est en train de ravir au phallus la place de leader sur le marché de la domination. Perversion de l’autorité maternelle, la voici promue nouveau pouvoir. Non pas du fait de la démission des hommes, non pas à cause de la vaillance combative des femmes : l’une et l’autre sont des conséquences. Tout simplement parce que l’accomplissement du système de production et de consommation lui interdit de tolérer le moindre îlot de résistance, le moindre atoll de démobilisation. Parce qu’il lui faut tout saisir de l’humain, tout en expliquer, tout en posséder. Et qu’il ne peut le faire qu’en pervertissant la logique d’immanence, en en faisant l’infrastructure de la tyrannie absolue, une logique sans appel, sans culpabilité, sans autre horizon qu’une actualité perpétuellement réitérée. Caricature de l’univers masculin, la logique du phallus reste marquée par la séparation ; elle est désormais insuffisante, presque inutilisable. Caricature de l’univers féminin, la logique de l’araignée va, comme disait Bush, « finir le travail ». C’est pourquoi la modernité n’a de cesse de coloniser l’univers féminin, de parler le monde au féminin : opération délicate puisqu’elle l’oblige tantôt à relayer les revendications féminines, tantôt à veiller à ce que le féminin ne se fonde pas trop dans le masculin, oubliant ainsi celles de ses dispositions sur lesquelles on compte pour asservir l’humanité. Si horrible qu’elle soit, en effet, et même si elle en enrage, jusque dans le malheur, jusque dans le désespoir, jusque dans l’autodestruction, jusque dans l’infamie, la logique de l’autorité masculine ne peut pas ne pas fabriquer une conscience, une indépassable conscience. Ou, du moins, quelque chose comme de la conscience. Elle ne peut pas empêcher qu’on la haïsse et, en la haïssant, qu’on s’écarte d’elle, qu’on l’objective, et qu’elle s’éprouve limitée. Au contraire de l’araignée, ce pouvoir n’a pas son centre en lui-même. Le pouvoir féminin de l’araignée, de la mère démente, peut, lui, tout rassembler. Sa vérité ne se réfère qu’à elle-même. « Femmes, je vous le dis, vous rangeriez Dieu même », prophétisait Péguy. La modernité s’empare, pour le pervertir, du formidable pouvoir féminin de mise en relation, elle cherche à faire de la capacité féminine d’harmonie la forme achevée de l’univers totalitaire. C’est pourquoi, de même que le monde communiste ne s’opposait pas au monde occidental, mais en était « le signe avant-coureur, la première tentative avortée », le pouvoir phallique était le signe avant-coureur, la première version maladroite du triomphe à venir du pouvoir de l’araignée. Je ne crois pas que ce soit en ce sens qu’il convienne de voir dans la femme l’avenir de l’homme.
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Si j’avais à apporter mon caillou à l’étude de cette dépendance nouvelle, ce serait encore aux sessions de formation que je devrais l’idée de ma contribution. Au début des années quatre-vingt, j’ai assisté aux transformations provoquées par l’arrivée massive des thèses managériales. J’en ai observé les conséquences sur le fonctionnement des bureaux et des ateliers comme sur les conditions de travail des salariés. Mais les relations des travailleurs en avaient été, elles aussi, profondément affectées. J’assistais là, sans trop le comprendre, au franchissement d’une frontière décisive. Si spectaculaire que fût son irruption, le management n’était qu’une conséquence parmi d’autres d’une prise de relais autrement plus grave : le pouvoir de l’araignée était en train de supplanter celui du phallus.
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Je n’ai jamais trouvé un charme irrésistible à l’entreprise paternaliste ni au service public des années soixante-dix. Le souvenir ému que certains feignent d’en garder, quand il n’est pas le fait d’une obstination suspecte, doit autant à la nostalgie qu’au trouble où la suite les a jetés. Gris, poussiéreux, ennuyeux sont les adjectifs qui me viennent à l’esprit. Une grisaille, pourtant, une poussière, un ennui qui ne m’ont jamais vraiment pesé, qui ne privaient pas les gens de toutes leurs capacités d’expression. Il arrivait, dans les sessions de ces années-là, que les participants s’écharpent de la plus belle manière sur des sujets politiques et des questions de société, qu’ils commentent avec passion les films récents. Après les années quatre-vingt, ces échappées m’ont semblé plus rares, à moins qu’une compétition sportive d’importance n’en fournisse la plate et consensuelle occasion. Si, auparavant, les stagiaires ne se montraient pas d’une folle hardiesse devant leur hiérarchie, ils conservaient néanmoins une certaine capacité de réserve ; sans rendre le climat avenant, ce quant à soi ne le faisait pas étouffant et pouvait parfois favoriser l’humour. L’autorité du patron ou du dirigeant suggérait une verticalité à la fois discriminante et unifiante : discriminante en ce qu’elle fixait les individus et les catégories dans des positions quasi définitives, unifiante en ce qu’elle était censée ne pas s’identifier à leur personne – même quand ils en usaient plus que de raison – mais émaner d’instances beaucoup plus hautes que celles de l’entreprise. Réalité ou fiction, un système de valeurs s’imposait à tous en dépit des inégalités qu’il ne manquait pas d’installer. Sa force était de ne pas avoir été bricolé pour les besoins de la cause : pour le meilleur et pour le pire, il s’ancrait dans des fondamentaux historiques et culturels lointains. Il existait déjà des supérieurs vaniteux et des subordonnés flatteurs, mais rien ne les obligeait, ni même ne les incitait, à se montrer ainsi. Faute d’infléchir la vie collective, chacun disposait au moins, pourvu qu’il s’acquittât de ses tâches, d’une sorte de droit au silence où sa dignité, et en tout cas sa tranquillité, pouvaient trouver refuge.
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Le communisme ne s’en était pas avisé : marxiste-léniniste ou pas, le pouvoir du père servait mal les intérêts de la Technique triomphante. Ses principes l’encombraient : d’abord, parce qu’ils étaient des principes, ensuite parce qu’ils étaient devenus inopérants, ce dont, après Mai 68, personne ne put encore douter. C’est à cette époque que le grondement de la bête technique commence à tout étouffer. Une bête qui peut tout, qui sait tout, qui promet tout, qui veut tout. Inaccessible et familière. Savante et quotidienne. Capable du bien, du mal, toute-puissante. Qui s’invite sur la lune et dans les cuisines de banlieue. Irrésistible. Multiforme. Son siège est à l’Ouest, on rêve d’elle partout. L’impérialisme des médias, c’est elle : ils ne font pas sa pub, ils présentent son visage, ils sont sa voix et l’écho de sa voix. Ils la font intime et impériale. Je me rappelle les gens des années soixante-dix. Leur sourire surtout, à la fois ravi, ébahi, désolé. Chacun s’acharnait à être encore soi-même. Tous ceux qui s’étaient enrôlés sous une bannière quelconque défendaient leurs positions avec l’énergie de l’avocat qui plaide l’indéfendable. Militants de toutes les causes, gauchistes, communistes, libéraux, ou d’extrême droite, bourgeois ou antibourgeois, soixante-huitards ou contempteurs de Mai, chrétiens ou laïques, syndicalistes, individualistes patentés, ils faisaient souvent de la session un étrange meeting ; les orateurs s’étripaient consciencieusement, mais semblaient pourtant unis dans la jouissance amère de célébrer un rite qui allait bientôt disparaître. À voir la rapidité avec laquelle ces champions passaient des injures à la réconciliation, à les regarder partir à la cantine bras dessus bras dessous en riant de leurs propres disputes, je me disais que le verbatim de leurs débats n’aurait guère rendu compte de la réalité de leurs échanges. Je ne veux pas suggérer que ces débats étaient artificiels, ni le choc de ces positions politiques purement théâtral. Mais il était évident que tout cela ne touchait pas au plus profond et que ces empoignades rituelles dissimulaient des soucis bien moins repérables. Plus et mieux qu’une autre, cette époque de transition permettait de comprendre qu’une des fonctions des problématiques bien rodées est d’éluder l’expression d’inquiétudes plus lourdes, celles que la politique, en dépit des leçons de l’histoire, se donne le plus souvent, injustement et stupidement, le droit d’oublier, de nier, de manipuler, de snober.
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Ce qu’ils avaient en commun, ces gens qui s’affrontaient ? L’angoisse. L’angoisse de voir disparaître un univers auquel ils avaient cru, de sentir la terre s’ouvrir devant un langage qu’ils avaient pensé capable de sous-tendre leur pensée, leur action, leur existence et qui, soudain, se périmait, se desséchait, se fanait. L’angoisse de comprendre qu’ils devaient repartir de rien, de zéro, qu’il leur fallait redescendre dans les fondations d’eux-mêmes. L’angoisse, angoisse amère, de constater à quelle facticité ce langage les avait, à leur insu, conduits. L’angoisse, plus effrayante encore, parce que toute mêlée d’inexprimable espérance, de sentir quel torrent de vie bouillonnait encore en eux, et de douter qu’ils pourraient jamais s’y plonger. L’angoisse d’exister, tout simplement, entre détresse et jubilation, entre désarroi et promesse d’une enfance seconde, entre crainte, hésitation et fragile confiance. Sans doute faisaient-ils le bilan de l’ancienne autorité. Il leur avait semblé légitime de s’engager dans les directions qu’elle leur avait indiquées. Ils ne regrettaient pas ces engagements. S’ils passaient si vite des querelles à la camaraderie, c’est qu’au-delà de la diversité de leurs choix, de l’hostilité et des haines dont elle était lourde, ils voulaient communier un instant dans la nostalgie pour retarder le moment où il leur faudrait affronter, ensemble et séparément, des périls nouveaux plus redoutables. Ils ne manquaient ni de lucidité ni de courage. Ils se sentaient faibles, tout simplement. Ce que leur avaient suggéré les machines auxquelles ils s’étaient confiés n’était pas toujours absurde. Et elles ne les avaient pas entièrement chassés d’eux-mêmes. Mais ils voyaient quel tort ils avaient eu de trop s’en remettre à elles, de chercher leur protection, de favoriser leur boulimie. Lucidité et sentiment d’impuissance : l’angoisse.
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C’est ici précisément qu’une autorité passe le relais à une autre. La logique du phallus est morte, vive la logique de l’araignée ! La Technique ne peut plus être arrêtée, puissance anonyme qui ne procède d’aucun dessein conscient, d’aucune volonté articulée, ni bonne ni mauvaise. Une chose qui se constate sans qu’on en puisse parler davantage, qui se nourrit d’impersonnel, de cérébral, de pulsions furieuses et confuses. Imaginez-le, tout seul devant le monstre, le brave militant syndical, le bon apôtre chrétien. Il y a quelque chose de terrible à voir ce vaillant petit soldat ballotté par des forces dont il n’a aucune idée, dont il ne sait si elles sont ennemies ou amies. Il hésite. Tantôt il veut amadouer la bête, tantôt la chasser ; il feint aujourd’hui l’optimisme, demain le pessimisme. Rien, il ne sait plus rien du monde, plus rien de sérieux. Il ne sait plus que sa solitude, son inaptitude, son inadaptation. Le voici devant un mystère qu’il s’efforce vainement de percer en rameutant en lui la chère rhétorique qui l’a si longtemps bercé, ses conflits rassurants, ses symétries prévisibles. Il se dit, le brave garçon, qu’il faut accueillir le monde moderne. En fait de l’accueillir, il le prend en pleine figure. Alors, au nom de l’espérance ou de la dialectique, il explique à qui veut l’entendre que ce n’est qu’un mauvais moment à passer. Mais personne ne veut l’entendre. Chacun n’entend plus que soi-même. C’est cela aussi l’angoisse : dépendre de soi.
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Et la bête lui sourit. Et la bête lui dit : « Moi, c’est toi ! » Il y a une magie de l’enfer : tout s’apaise à l’instant. Cette puissance, c’est lui ! Elle l’aime, comment ne serait-il pas elle ! Toute trace de conflit disparaît : que signifiait donc ce mot ridicule ? Le Grand Tout machinal qui le terrifiait lui tend les bras. Revanche de la Reine de la nuit. Se fondre, se noyer, en finir avec l’angoisse et la solitude. Tout épouser, tout : le mouvement universel, les êtres, le temps, le sens, l’avenir, le progrès, la science, participer, ah ! participer ! Partager éternellement l’optimisme. S’échapper, enfin s’échapper ! C’est vrai qu’il s’échappe, le gentil militant ! Et plus qu’il ne le croit.
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Les stagiaires de cette époque étaient à la fois insincères et sincères. Insincères en ce que leurs passions de tribuns étaient généralement outrées, profondément sincères dans le besoin qu’ils avaient de ces échanges. Ils enterraient l’époque et tentaient désespérément de la retenir. L’époque ou, plutôt, le statut de la parole qui la caractérisait : la Parole comme garde-fou, comme repère, comme lien entre les êtres, tout à la fois affirmation d’un sens et contrepoison de l’angoisse. Ce statut, la toute-puissance de la Technique et des Choses allait, en quelques années, l’anéantir. Dès lors, l’angoisse allait forcément prendre le dessus. Elle était jusque-là épreuve, trou noir, tunnel, mais, en même temps, accompagnement obligé de tout itinéraire vraiment personnel, envers de toute quête de liberté. Elle était menace et souffrance, mais aussi invitation à la lutte. La Technique et les Choses allaient bouleverser cet équilibre en célébrant et en décuplant le pouvoir de tout ce contre quoi luttait la Parole : l’inerte, le donné, le fait, l’objet, le concret construit. Les stagiaires devaient sentir que tout cela se paierait très cher ; voilà sans doute pourquoi, à mon grand étonnement, des oppositions naguère cruciales perdaient beaucoup de leur intensité et devenaient presque ludiques.
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Avant l’intervention de la Technique, la lutte entre l’inerte et le vivant se jouait dans chaque conscience ; le monde en était la scène, le cadre, le décor. Soudain, voici qu’il bascule tout entier du côté de l’inerte, qu’il s’en fait le témoin, le champion, le héraut. Il devient alors presque impossible à la plupart de continuer à lutter contre l’angoisse, de résister à la formidable pression mortifère. Seuls s’y essaient ceux que l’existence, d’une manière ou d’une autre, a accoutumés aux situations atypiques ou paradoxales, a aguerris en les soumettant à des affrontements extrêmes. Mais presque tous sombrent : comment lutter contre le monde entier ? Le combat est si inégal qu’il en justifierait presque une capitulation qui prend des allures d’évidence et, pour un peu, tant sont diverses et séduisantes les mille et une facettes de la Technique et des Choses, se présenterait comme un choix raisonnable, comme un geste amical, presque vertueux, à l’égard du monde et de ceux qui l’habitent. C’est la tentation de l’araignée. Y céder, c’est mettre fin au combat intérieur, s’en remettre à la nécessité objective, à l’impersonnel triomphant. La conscience qui considère que cette capitulation est inéluctable reconnaît ipso facto dans le monde auquel elle fait soumission non seulement son seul horizon, mais surtout la seule réalité. Les colifichets politiques et les breloques culturelles qu’elle agite n’y changent rien.
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Nous cédons au pouvoir de l’araignée, nous créons le pouvoir de l’araignée quand le monde est pour nous autre chose que le théâtre sur lequel débattent des consciences, s’éprouvent des désirs, se nouent des amours, se mûrissent des projets. Nous créons ce pouvoir lorsque nous voyons dans le monde une forme finie à laquelle nous feignons d’appartenir et dans laquelle nous nous imaginons accomplir notre destin. Pour accréditer cette fable, pour faire tenir debout ce mythe, il nous faut accumuler les mensonges. D’abord, ce monde, pour qu’on puisse l’aimer et le désirer, il faut l’inventer idéal. Il faut le charger de prestiges illusoires, de vertus imaginaires, et d’abord d’une vie autonome qu’il n’a pas, d’une réalité qu’il n’a pas : de la famille à la planète, en passant par toutes les formes sociales intermédiaires, par tous les groupements possibles que cimente la dévotion, la liste de ces pieuses inventions serait longue. Il faut aussi se persuader du bien-fondé de cette allégeance, faire comme si elle était une hypothèse parmi d’autres et non pas seulement, au pire sens du mot, une collaboration, cette démission du faible qui cherche la protection du violent. Mensonge sur le monde, mensonge sur soi-même : voilà de quoi est fait le pouvoir de l’araignée. Mais il oblige encore à d’autres formes d’imposture. Il faut imposer silence à la conscience, faire comme si la prison où on l’enferme lui convenait. Accréditer les simulacres de valeurs dont on est invité à saupoudrer cette comédie. Accepter de souffrir non pas pour maintenir droite la Parole mais pour contribuer à l’édification de la prison où on veut l’enfermer.
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Le management c’est beaucoup plus que le management. Ce qui s’est tramé dans les entreprises à partir des années quatre-vingt n’est qu’une manifestation particulièrement spectaculaire de la gigantesque fausse route de notre civilisation. Il ne s’agissait pas d’abord d’organisation, de compétitivité, de performance, pas plus que de participation ou de communication. Il s’agissait, et il s’agit toujours, et il s’agira toujours plus, d’une perversion radicale de la condition humaine. La portée des préconisations du management, de ses méthodes et de ses pratiques dépasse de beaucoup les modestes objectifs que se proposent les entreprises. L’exaltation de l’entreprise, c’est l’exaltation de la forme maternelle parfaite, c’est-à-dire la négation de la mère réelle, et donc de soi-même. Cette immense burqa sociale chargée de protéger la névrose collective, version officielle du pouvoir de l’araignée sous laquelle s’infectent les conflits et s’affolent les esprits, je ne vois pas que beaucoup de Louise Bourgeois l’aient signalée : les Grenellards n’y comprennent rien, ou s’en moquent, ou l’approuvent, ou prospèrent à son ombre. La communication qu’on vante dans les entreprises, c’est la complicité affichée des menteurs et des mythomanes, il faut constamment la célébrer pour faire oublier les crises de haine qui la secouent ; c’est le groupe fantasmé comme un clan au moment où l’on s’y déchire le plus cruellement. Le management est un empilement de sociétés « arachnéennes ». À l’intérieur de chacune d’elles (équipe, service, entreprise, groupe, etc.), la célébration narcissique, possessive, agressive du clan, le mélange de séduction et de tyrannie qui s’exerce sur les plus faibles, les plus jeunes. « Soyez vous-mêmes », disent les managers à l’instant où ils passent les consignes.  À l’extérieur, la fabrication obligée de boucs émissaires. Partout, l’ambiguïté de l’autorité : « Humainement, je te comprends d’en vouloir au groupe, à la famille, à l’entreprise, mais les intérêts du groupe, de la famille, de l’entreprise m’interdisent de te soutenir.» Pour tous, partout, la logique de la double contrainte : être du clan (invitation à la soumission) mais en tant que soi-même (invitation à l’initiative). De la plus étroite cellule à la communauté internationale, le même climat de flatterie et d’autosatisfaction. Et la même répartition des rôles : ceux qui, avec tous les degrés possibles de résistance, subissent la manipulation ; ceux qui s’en font les administrateurs plus ou moins sadiques. Pour finir, l’invitation à nier, à minimiser, à relativiser le phénomène : l’incitation hypocrite au « respect », à la « largeur de vues », à l’ « indulgence nécessaire ». Si des erreurs ont été commises, y voir des bavures, ou l’inévitable signature de la faiblesse humaine. « Avec vos salades, me disait-on, vous allez finir par empêcher la machine de tourner ! »
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« Ce sont d’autres lois que celles de la vie, désormais, qui mènent le monde. » Aucun propos ne peut me toucher davantage, aucun ne peut ranimer à ce point ma colère et mon énergie. Avant de la trouver dans un livre, je n’ai cessé de porter en moi cette évidence ; tout ce que je vois, tout ce que je sens, tout ce que je comprends m’y conduit et m’y reconduit, m’empêchant de prendre au sérieux les constructions, les projets et les proclamations de ce monde-là, déclassant et annulant, depuis l’enfance, toutes mes autres préoccupations. Je n’ai pourtant jamais désespéré et je n’y ai eu aucun mérite. Au milieu du désastre, en plein cœur de la foire stupide et haineuse, la vie, à plusieurs reprises, m’a fait sentir qu’elle était là : farceuse, elle se retirait aussitôt et me laissait à ma rage, à mon immaturité, à mon angoisse, à ma mort. Pendant longtemps, et de toutes les manières possibles, j’ai cherché à fermer la béance : idées, principes, engagements contradictoires, conformisme, révolte. Jusqu’à ce que je comprenne que le mieux était de laisser la plaie ouverte. À Dieu vat ! La loi du phallus, les séductions de l’araignée, je connais, je connais vraiment. Je ne me suis jamais battu pour les autres. Je me suis contenté de chercher obstinément le point où nous pourrions vraiment nous rencontrer. C’était horriblement difficile, à cause d’eux, à cause de moi, à cause de toutes ces machines cannibales entre nous. Aucune machine n’a jamais fait le bonheur de personne, aucune machine n’a jamais contribué à la paix. Toute machine est d’essence terroriste et tout terrorisme est finalement machinique. L’individualisme, le pire individualisme, est une production de la machine, non pas du refus de la machine. Les machines ne méritent rien, surtout les machines de l’esprit, surtout les machines des clans, ces saletés. Je regrette que mes salades n’aient pas empêché diverses machines de tourner, je ne me pardonne pas de les avoir insuffisamment assaisonnées. Je n’ai aucune aversion pour ceux qui font tourner les machines, mais je sais que leurs capacités d’amitié en sont mécaniquement affectées : cela, je ne peux pas l’aimer en eux. Les seules machines sérieuses sont celles qu’on fabrique en douce, en souriant, pour rien. Celles-là sont ironiques et facétieuses, délicatement libératrices, secrètement amoureuses. Voyez, par exemple, celles de Jean Tinguely. Et, pour mieux les comprendre, suivez d’abord la piste de Louise Bourgeois 1.

(19 juin 2010)

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Notes:

  1. Les citations de Louise Bourgeois sont tirées du catalogue de l’exposition Louise Bourgeois – Sculptures, environnements, dessins – 1938-1995, Éditions des Musées de la Ville de Paris et Éditions de la Tempête, 1995. Elles proviennent d’un entretien de l’artiste avec Suzanne Pagé. Cette exposition a été présentée par le Musée d’Art moderne de la Ville de Paris du 23 juin au 8 octobre 1995.