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Le signe Sarko

LE  MARCHÉ  XXXV

Élégance : « Il aimait tellement la vie qu’il vivait chacun de ses instants comme s’il devait être le dernier. » J’ai vu des gens au bord de la mort (traduisez : en situation de fin de vie) se condamner à cette dégustation exaltée de l’instant. « N’est-ce pas, disaient-ils du fond de leur lit à ceux qui leur rendaient visite (traduisez : dont le projet était de faire en sorte d’installer avec eux une relation d’écoute et d’aide), n’est-ce pas que nous vivons un excellent moment ? » Rien ne me paraît aussi triste, aussi pathétique et, d’une certaine manière, aussi révoltant que cette ultime tentative d’élusion. Elle est tellement plus douloureuse, tellement moins naturelle, que la simple pensée de la mort ! Mon ami Michel Thompson avait plus de sobriété. « Je suis au bout du rouleau », me confia-t-il simplement.
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L’instant n’est pas le hochet du bonheur. C’est beaucoup plus qu’un fruit à cueillir : une porte ouverte sur un absolument autre, sur un entièrement nouveau que pourtant je reconnais. Un basculement imprévu dans un mystère qui m’est à la fois étranger et familier. À l’évidence, l’instant me désigne quelque chose, m’invite à aller plus oultre. En repliant ses ailes sur le sentiment qu’il me révèle, je le trahis. Non qu’il se cache au-delà de ce sentiment : il s’y tient tout entier, au contraire, mais comme invitation, comme proposition. Ce qu’il désigne, je l’ignore ; mais je sais qu’il désigne. Rien en lui à décrypter, à utiliser. La puissance dont il est porteur est une invitation à contempler, à espérer ; la jeter dans le cabas de l’expérience, la peser sur la balance des plaisirs, c’est la faire s’évanouir. L’instant s’offre en appelant. Il se rapporte à un commencement absolu, proclame un commencement absolu. Vivre un instant comme s’il était le dernier, c’est le prendre à contresens ; ce contresens, plus lugubre que la mort, est la seule mort que nous puissions réellement rencontrer. Chaque instant est nécessairement le premier, même et surtout le dernier.
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Il l’avait expliqué à Jean Guitton, c’était l’inspiration soudaine d’un instant, sans presque qu’il y réfléchît, qui avait poussé Jean XXIII à lancer le concile de Vatican II. Il disait qu’il faisait comme Abraham, qu’il mettait un pas devant l’autre dans la nuit. Je pense peu souvent à Abraham mais, pour vivre, je mets moi aussi un pas devant l’autre dans la nuit ; et elle est parfois bien noire, la nuit. Qui fait autrement, au moins pour ce qui compte vraiment ?
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Je rentre chez moi, l’autre jour, par grand vent. Devant la boulangerie, le jeune homme maigre qui y mendie presque toujours installe à grand-peine le carton sur lequel il va s’asseoir. Quand il y réussit enfin, le gobelet qu’il a posé devant lui s’envole. Il voit mon air navré et me réconforte d’un sourire. Je me sens, à cet instant, aussi pauvre, aussi démuni que lui. Et aussi jeune. Mais mon journal, à son tour, m’est arraché de la main par ce vent farceur qui va le plaquer au fond de l’auvent de la banque, où des gens retirent des billets. Il s’ouvre et se déploie parmi la clientèle, poursuivi par un vigile aussi jeune et aussi maigre que le mendiant ; quand il parvient à le récupérer, il me le tend dans un éclat de rire qui allège sa journée et la mienne.
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Presque rien, une de ces modifications à la Michel Butor qui sont à la fois l’énigme et la grâce de nos journées. Mais les nouvelles du front politique ont sonné, ce jour-là, plus faux encore que d’habitude. Enfin ! Ce qui a du prix dans notre vie, nous le mûrissons en nous-mêmes attentivement, laborieusement, entre angoisse et espérance, parmi les déchirements de l’esprit, du cœur, du corps. Nous le tournons et le retournons, le pesons et le soupesons, comme c’est notre condition d’hommes de le faire, incertains non seulement de parvenir à une bonne décision, mais encore de vouloir vraiment le meilleur. Tout ce qui a du sens pour nous, nous le moulinons et le mijotons vaillamment, aussi bien ou aussi mal que nous en sommes capables, sans que la montagne de nos échecs n’accouche de notre découragement. Est-ce si peu de chose, la politique, qu’elle puisse ne jamais toucher en nous aucune corde vraiment sensible, qu’elle nous soit un parcours imposé de déclarations creuses, de rhétorique en promotion, de séductions grossières, de déplorations recuites, d’enthousiasmes réchauffés, d’indignations sélectives, d’invectives rituelles ? Est-ce si peu de chose, ce vivre ensemble dont on nous rebat les oreilles, qu’il ne sollicite jamais en nous que le photocopieur d’idéologies ou le haut-parleur d’intérêts minables ? Ma conscience de citoyen, si ce n’est pas l’uniforme que m’en taillent les médias, est-ce autre chose que la voix de mon cœur, que la plongée – si approximative et discutable qu’elle soit – dans ce que je sens, dans ce que je vois, dans ce que j’entends, dans ce que je comprends, dans ce que je désire pour les autres et pour moi ? Pourrais-je pourtant faire état de cette manière de voir dans une réunion publique ? Combien de temps me laisserait-on la parole avant que ne tombe, de la tribune, la suffisance ironique des spécialistes et que l’assemblée ne s’en délecte à mes frais ? Moi qui ne suis ni un élu, ni un politologue, ni un journaliste, ni un sociologue, ni un expert de quoi que ce soit, d’où puis-je parler pour donner mon sentiment sur les affaires publiques, sinon de moi-même ? Si tout me décourage de le faire, que dois-je penser de la société où je vis ? Si tout est fait pour cadenasser ce qu’on appelait magnifiquement mon for interne, comment puis-je croire que les autres aient recours au leur ? Mais alors, que racontent-ils, au juste ?
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Au juste. On rapporte qu’au soir du 10 mai 1981, dans une brasserie de la place de la Bastille, Aragon passait majestueusement d’un groupe à l’autre, inclinant son feutre gris sur les convives enjoués et leur demandant, entre mémoire et oubli : « Que fêtons-nous donc ce soir, au juste ? »
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Remplacer la parole du haut par la parole du bas. C’est malheureusement un peu plus compliqué qu’on ne le dit. L’image de la lune dans l’étang, c’est toujours la lune, même légèrement frémissante, même inversée. Il faudrait que l’étang reprenne vie, c’est une autre histoire. Il faudrait qu’on y voie autre chose que la projection du haut. Il faudrait que le bas se sente penser, se sente parler. Énorme travail, à la limite de l’impossible. Il faudrait que l’étang ouvre – ou rouvre – son théâtre, que de bonnes bactéries y dévorent les mauvaises. Il faudrait que les gens du bas préfèrent leur théâtre au cinéma du haut. Qu’ils le croient – et qu’ils le fassent – plus vrai, plus fort, plus vivant, plus intelligent, plus généreux, plus souple, plus drôle !
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J’ai mille raisons d’approuver le livre magistral de Jean-Claude Michéa, L’Empire du moindre mal, (Éditions Climats). Il touche au fondamental, au sous-jacent, à l’expérience intime du monde. Il ne s’enferme jamais dans l’opinion. Au-delà de la concurrence des marques politiques et de leur racolage, il saisit la vie publique dans l’inquiétante uniformité que le plus attardé des citoyens perçoit lumineusement, même et surtout quand le flicage des uns et des autres l’oblige à dire, voire à penser, le contraire. La très large information que propose ce livre est efficacement structurée autour de quelques références majeures. Les multiples notes qu’il déploie, feu d’artifice de perspectives inattendues, font de ce texte une maison du Sud ouverte à tous les soleils. Bonheur aujourd’hui miraculeux, je n’ai pu que répondre : « Oui, mais oui, bien d’accord… ». De plus, l’auteur n’a pas de botte secrète, il sent avec une finesse douloureuse dans quel cas nous nous sommes mis et termine sur une note d’inquiétude maîtrisée ; cette droiture et cette simplicité me réveillent comme un bon café intrépide et chaleureux.
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Qui ose manifester un peu de goût pour la gratuité est généralement tenu pour un milliardaire. Dix fois, si ce n’est vingt, des dirigeants d’entreprise dont les revenus étaient cent fois supérieurs aux miens ont objecté à mes interventions, faute de meilleurs arguments, qu’elles étaient le fait d’un aristocrate dispensé de tout souci matériel. Belle occasion pour eux de faire peuple et de resserrer leurs liens avec les troupes ! Je leur proposais en riant de les raccompagner chez eux dans mon métro. En réalité, les soucis ordinaires ont toujours frappé à ma porte, toujours. Mon théâtre n’a jamais été le one man show d’un excentrique privilégié. Autour de la table, quand ces patrons-là en étaient à ces critiques imbéciles, les gens savaient qu’ils avaient tort, mais se gardaient le plus souvent de le dire. L’intérêt du devenir des luttes, naturellement.
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Les bonnes bactéries de notre fonds propre contre les vilaines bactéries de la pensée rapportée : voilà le conflit principal de nos théâtres individuels et collectifs. L’humain est là, et même probablement, par-dessus le marché, le divin. Je ne crois pas être le seul à trouver ce travail décourageant, à chercher à m’en dispenser. Mais c’est me condamner à faire semblant, à hausser le ton pour tout et n’importe quoi, à prendre des chevaux de bois pour des purs-sangs, à me fabriquer des ennemis comme des gaufres. La pensée rapportée, ça vous épuise pour rien. La qualité est économique, disait ma mère : c’est vrai pour la pensée comme pour les chemises. Mieux vaut chercher le fonds propre, le regard propre. À quoi les gamins qui font en ce moment un potin infernal sous ma fenêtre n’auraient tort que formellement d’opposer le regard sale. Lécher les pieds des problématiques des autres et les bottes de leurs indignations, c’est sale. Le regard propre ? Le regard que je ne vide pas de moi-même. Celui qui, en moi, vient d’avant moi, qui me fait voir le monde en même temps qu’il me fait me voir moi-même. Qui, en moi, malgré moi, sans moi, puise, plus profond que moi, une grande pelletée d’être et me la lance au visage dans un éboulement de mots confus.
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Le fonds propre, le regard propre. Toute mon idée de la formation tenait dans cette idée raisonnable et folle. Je n’avais à apporter aux stagiaires, pour leur en faire sentir le prix, qu’un atome de bonne volonté dans un océan de doute. Quand nous l’approchions d’un peu plus près, ce regard propre, nous entrions en pleine musique. L’un de nous était le soliste, vibrant de liberté farouche, les autres l’orchestre, écho et déploiement.
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Les bouffis d’activisme industriel ne manquaient pas de moquer mon idéalisme forcené. L’idéaliste en question, qui a passé sa vie dans le métro et au super, n’ignore pourtant pas du tout l’univers des choses. Le croiraient-ils ? Il l’aime. Il a même une propension très lamartinienne à accorder une âme aux objets familiers. Il lui arrive, voyez la folie, de bavarder, sans trop savoir s’il plaisante ou non, avec un sucrier ou un balai. Les choses, il les aime, il y a de la vie en elles, elles sont très affectueuses. Les salles de formation n’étaient pas d’une folle beauté mais nous nous y sentions bien. Les machines et les instruments que nous trouvions ici ou là ne nous gênaient pas du tout : ils étaient très attentifs à ce que nous racontions. Rien de plus judicieux qu’une photocopieuse ! Que dire de la sagesse un peu lascive d’une lampe de bureau ! Et ces bonnes tables rectangulaires qui en ont tant vu, tant supporté ! Non, non, même dans l’entreprise, les choses sont de braves filles. Le malheur, l’horreur, le dégoût, c’était lorsqu’un chargé d’asphyxie venait tartiner notre patience de sa jovialité intéressée.
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Il suffit qu’un de ces types se pointe dans une réunion ou sur un écran pour que l’évidence éclate : il n’y a pas un pet de vérité dans ce langage-là. En français ou en anglais, en bleu, en rose, en rouge, en écarlate, dans la foulée de Bush ou celle de Lénine, il ne pourrait conduire les gens, s’ils lui prêtaient vraiment attention, qu’au suicide ou au meurtre. Ils s’en défendent en faisant semblant de ne pas l’entendre, c’est leur façon de préférer la mort lente. Il suffit pourtant d’un rai de simplicité frauduleusement introduit dans la place (et j’étais l’un de ces émissaires secrets, ah ! que je suis heureux de l’avoir été !) pour que ce bavardage s’effondre sous nos yeux comme une crème et que le domestique patelin ne soit plus qu’un gamin pressé par la colique.
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Comment marche le progrès ? Comment marche la vie ? En avançant, dites-vous ? Blair Tony vient de résumer en une phrase la philosophie que lui a enseignée sa fulgurante carrière : il y a les gens qui avancent et ceux qui stagnent. Puissante pensée d’un grand homme toujours drôle quand il est sérieux. La vie avance, sans doute, elle avance. Elle. Pas nous. Nous, nous suivons. Nous attendons. Comme ma petite nièce de la Réunion dans son école maternelle. Le matin, on arrive, on s’assoit sur le tapis, et on attend. Cette enfant assise sur le tapis résume chacune de nos vies. « Ne rien faire, ne rien sentir, voilà ma grande aventure. » Le paresseux inefficace qui a dit cela, et qu’on aurait viré, s’appelait Michel-Ange. Le progrès, c’est d’être là, sur le tapis de la vie, avec un petit sourire quand on rencontre un autre visage. Le progrès, c’est de rentrer en soi, de ne rien y chercher, de se contenter de ce qu’on y trouve. Le progrès, ce n’est pas de progresser ; le progrès, c’est de régresser pour récupérer, pour reconnaître, pour raccommoder, pour s’approcher humblement du mystère et mieux l’écouter. Les crabes marchent sur le côté. L’allure des humains dignes de ce nom est plus complexe. Pour avancer, il leur faut reculer ; et pour monter, descendre. Ils compriment au maximum le ressort de la vie qui est en eux jusqu’à ce que, sans rien leur expliquer de ses raisons, il les catapulte où ça lui chante. Bien sûr, il existe aussi des gens qui confondent la vie avec une course en sac et vont devant eux aussi loin et aussi vite qu’ils le peuvent jusqu’à la bûche. Ainsi font les tyrans, les managers, les chauffards, les illuminés. Droit vers l’avant, blair au vent.
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Nous sommes cette petite fille sur son tapis. Sauf si notre âme est restée possédante, ou aspire à le devenir ; chacun de nos instants, alors, même si nous nous époumonons à le gonfler, est le dernier, et c’est parfait comme cela. Imaginez qu’elle s’agite comme une folle, cette petite fille, qu’elle se mette en tête d’entasser Pélion sur Ossa, qu’elle se fixe des objectifs : elle se dissout, se disloque, la voici toute étroite, toute riquiqui, furieuse de l’être, nerveuse, batailleuse, inutile, inutile ! Et menteuse, nécessairement. Heureusement qu’elle a de bonnes maîtresses !
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Je m’interromps. Lassitude. Les malheureux dont je parle sont en train d’imaginer que je leur conseille des trucs un peu chinois qui, mis en musique par des experts, pourraient bien être utiles à l’entreprise. Expliquer, en fin de compte, ne sert à rien. Ceux qui n’entendent pas tout seuls la rumeur du monde, personne ne peut rien pour eux. Désolé. Ceux qui ne sentent pas l’odeur de la peste, désolé. Ceux qui n’ont pas mesuré la largeur, ni la longueur, ni la profondeur, désolé. Je perds mon temps à leur faire perdre le leur. Qu’ils lisent Camus, peut-être, ou Malaparte. Qu’ils se familiarisent avec cette odeur de pourriture, cette odeur généralisée de pourriture généralisée. Qu’ils cessent de chercher des perles précieuses dans le fumier. Qu’ils n’essaient pas de s’en tirer en se spécialisant dans un petit combat tout à fait aux pommes, celui qui épouse le mieux le sens de leurs poils ! La peste, je vous dis ! Il n’y a pas le feu, c’est la peste, pas si grave ! Cette société sent mauvais, elle pue, elle cocotte, elle cogne, elle schlingue, elle tape, elle renifle, elle dégage ! Mais les mauvaises odeurs, elles aussi, peuvent créer de la fraternité.
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Le paradoxe du progressiste (et Jean-Claude Michéa montre parfaitement que le libéralisme est un progressisme, nullement un conservatisme, en sorte que nous avons affaire, au mieux, à plusieurs progressismes ou, plus probablement, au même tabac dans des emballages différents), le paradoxe du progressiste, c’est qu’il pense beaucoup plus au passé qu’à l’avenir. Sa tension vers l’objectif à atteindre, qui réduit son champ de vision en imposant à ce prophète de disgracieuses œillères, le fixe aussi, surtout s’il est sincère, sur l’obsession d’un présent à dépasser qu’il a précisément la hantise constante de ne pas dépasser, ou pas assez. Le progressiste met ses espoirs dans un horizon qui recule toujours, mais ce maudit présent à quitter et à oublier devient un modèle négatif qui le paralyse ; en quelque sorte, une paire d’œillères de secours.
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J’aimerais parler des adultes avec Jean-Claude Michéa. Il a raison de penser que la négation plus ou moins libertaire ou désordonnée de l’adulte a puissamment aidé la pensée libérale en lui servant de caution affective. Certains sociologues loufoques de 68 ont été en effet de très efficaces porteurs de valises pour les domestiques de la modernité chargés d’organiser le dynamitage de l’humain. Et j’accorde volontiers à Jean-Claude Michéa que la figure de l’adulte qui s’efforce d’allier la maîtrise de soi à la sérénité du jugement et à la rectitude de la pensée, loin d’être un souvenir pittoresque, reste le plus urgent de nos besoins. Cela dit, j’aurais aimé qu’il insistât davantage sur l’ardente obligation faite à plusieurs générations de déconstruire cette notion d’adulte. Sans doute l’histoire de chacun donne-t-elle plus ou moins d’urgence à cette tâche. Il se peut même que, dans certains cas, elle soit inutile, ou nuisible. Mais, pour beaucoup, cette démolition a été, et est souvent encore, un préalable indispensable, un travail de voirie sans lequel nulle construction n’est sérieuse, ni même possible. Les adultes, tels que je les ai rencontrés dans mon enfance et ma jeunesse, ne m’ont pas convaincu. Ils étaient trop souvent lugubres, craintifs, étroits. Ce qu’on pouvait leur accorder de plus vrai, c’était leur malheur : il est terrible et injuste qu’un enfant doive sauver les grands par leur malheur. La plupart de mes aînés ne m’aidaient pas beaucoup à vivre, sauf dans leurs instants de folie, quand ils riaient, quand ils jouaient, quand ils n’étaient plus des adultes. Ceux que j’admirais, que j’enviais, que j’avais envie d’imiter évoluaient dans un univers si extravagant qu’ils créaient moins en moi le goût de devenir adulte que l’angoisse de ne pas rester adolescent. Je plaide donc auprès de Jean-Claude Michéa pour la rémanence d’un peu d’adolescence – si possible lucide – dans l’adulte. Ce mot, d’ailleurs, me gêne toujours un peu. C’est un participe passé : a-t-on jamais fini de grandir ? Adolescent a pour lui d’être un participe présent. La solution serait peut-être dans un monstrueux barbarisme. Faisons comme si adulte était la contraction de ad ulteriora, vers les choses les plus lointaines, vers le plus oultre. Les écrivains du siècle dernier, pourtant plus savants que nous, n’hésitaient pas à chahuter l’étymologie. Nous y perdrons peut-être l’estime des latinistes, mais nous y retrouverons l’esprit adolescent. Aller ad ulteriora, c’est le contraire d’atteindre l’objectif, ce slogan des idiots qui savent tout d’avance.
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Il faudrait considérer la politique comme le peintre regarde sa toile sur le chevalet, comme une vie en devenir dont on ne peut percevoir le sens si l’on ne tente pas de se représenter la dynamique qui la supporte et la crée. Peu avant de mourir, Odilon Redon disait, dans une lettre, sa « joie d’avoir su vivre », c’est-à-dire d’avoir mis « autant que possible la logique du visible au service de l’invisible. » Les analyses les plus aiguës des critiques les plus lucides restent vaines s’ils ne se demandent pas de quoi les opinions, les idées, les comportements qu’ils examinent sont le signe. Aujourd’hui plus que jamais, la politique est à regarder avec les yeux d’Achille, par-dessous, pour chercher ce qui la fonde et la surplombe. Il nous faut penser en contre-plongée, prendre tout l’aquarium de la vie dans la même lumière, les petits poissons et les gros, les cœlacanthes et les merlans, et même le regard de la fille qui y admire son reflet, et même le billet de métro qu’un gamin y a laissé tomber. Non pas rêver la vie. Juste le contraire : la songer. Rêver, c’est fuir, se protéger. Songer, c’est se laisser submerger. Écoutez-voir, disait Elsa Triolet. L’époque n’est pas douée pour cet exercice ; sans colonne vertébrale, pas de souplesse possible.
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Ainsi la politique de Nicolas Sarkozy. Je suis mécontent de la plupart des décisions qui ont été prises. Les cadeaux aux riches, si ce n’est pas complice, c’est naïf. Faire supporter aux pauvres des frais de santé que la France d’après-guerre, exsangue et ruinée, leur épargnait, c’est indécent : si vraiment on ne peut faire autrement, il faut alors traiter la mondialisation comme le pire des méfaits. Un ministre qui coche ses expulsés comme on marque les points au billard, c’est odieux et ridicule. Une justice qui ferait la part trop belle à la peur et au ressentiment deviendrait un antre d’injustice. Le droit du travail mérite mieux que d’être charcuté par des experts au cœur dur et à l’esprit mou. Rafistoler l’Europe à la sauvette, sous la table, sans référendum, c’est bafouer le jugement populaire ; cette tricherie devrait au moins interdire les trémolos démocratiques. « Travailler plus pour gagner plus » est un slogan archaïque et désolant : pour proclamer aujourd’hui le bonheur par le travail, il faut ne connaître de l’entreprise que la salle à manger du patron. Sait-on qu’à l’heure où Laurence Parisot multipliait ses tendres appels à la petite famille syndicale pour qu’elle vienne fêter les rois au complet, une saleté nommée « amélioration continue de l’efficacité », qui chatouille agréablement le sadisme patronal, courait plus vite que la grippe dans les bureaux et les ateliers, synthèse de deux méthodes de flicage dont l’une a l’âge du dernier Poilu de 14-18. Passons sur l’idée, rattrapée par les cheveux, de faire évaluer les ministres par un cabinet de consultants. Côté positif, je retiens avec joie deux mesures importantes. Sous réserve d’inventaire, l’Union méditerranéenne ; elle aurait plu à Jacques Berque. En finir avec la pub sur les chaînes et les radios publiques, je vais y revenir, est aussi une excellente idée.
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Toutefois, au-delà du peu que j’approuve et de tout ce que je réprouve dans sa politique, Nicolas Sarkozy crée en moi, comme en beaucoup d’autres, une interrogation que je rêve souvent de passer par-dessus bord mais qui, si j’y réussissais, remonterait vite à la surface. Je n’en aurais pas fini avec ma perplexité en me déclarant sarkophobe comme la couverture du Nouvel Obs me le suggère. Je souris de ce vilain mot inventé par des gens qui ne cessent de mâcher de l’autre et de ruminer du différent. Ce phobe, interdit partout ailleurs, retrouve donc sa légitimité si Sarko le précède ? Qu’est-ce qu’un xénophobe, un homophobe ? Quelqu’un, m’enseigne-t-on, qui ne veut rien comprendre aux étrangers ou aux homosexuels, qui a peur d’eux parce qu’il redoute de voir s’écrouler cette construction fragile qu’il appelle vaillamment son identité, parce qu’il craint (ou peut-être obscurément rêve) d’être comme eux, d’être eux. Un sarkophobe est donc quelqu’un qui ne veut rien comprendre à Sarkozy, qui a peur de lui parce qu’il craint (ou peut-être obscurément rêve) d’être comme lui, d’être lui.
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Un ami médecin me l’avait signalé et un psychanalyste l’a récemment confirmé dans un article de Libération : le président de la République provoque un phénomène d’identification/répulsion. Je ne crois pas en présenter de symptômes majeurs. J’observe pourtant que les objections que je fais à sa politique, même si je suis prêt à les défendre mordicus, me laissent insatisfait. Je les crois pertinentes, mais elles restent légères au regard de ce que je sens ou de ce que je sens que les autres sentent. Sans toucher faux, elles ne touchent pas vraiment juste. Elles sont loin de fermer le dossier Sarkozy : peut-être ne l’ouvrent-elles même pas.
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On peut tout reprocher à ce président, sauf la dissimulation. Avec ses convictions tonitruantes et son tempérament explosif, cet Asmodée soulève les toitures ; par ses qualités comme par ses défauts, il radiographie avec entrain la politique française, et peut-être un peu plus. Je tiens qu’il n’y a pas de plus grand danger que cet homme pour la conception de la société qu’il s’oblige à défendre : il la promène toute nue par tous les temps. L’opposition la plus redoutable, c’est lui.
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Dans les sessions, les signes venaient rarement d’où on les attendait. Pas souvent du militant du coin, ni du catho de service. Très exceptionnellement d’un intello. Plutôt d’un marginal, d’un sceptique, d’un forcené de travail, parfois d’un patron étonné de se sentir si bien parmi nous. De quelqu’un qui, ce jour-là, se trouvait en porte-à-faux avec soi-même. Les signes aiment bien les fêlures, les failles ; ils s’y logent comme les araignées dans les poutres. Il leur faut du désordre, de l’imprévu, du souterrain, de l’improbable, du désolant, du désastreux. De belles âmes nous expliquaient la société idéale : c’était reposant et inutile. D’autres jetaient dans leurs furieux monologues des décennies de frustration refoulée ; au plus fort de l’émotion, l’heure du déjeuner sonnait. « Casser la croûte, disait quelqu’un, c’est ça aussi, la réalité. » Aux signes, on ne demande pas de passeport, ni de brevet de sérieux. Ils nous arrivent sur les ailes de messagers qui ne nous sont pas toujours sympathiques. Les accepter est un bon exercice d’assouplissement des articulations du cœur, même si, au début, elles craquent un peu. D’ailleurs, comment faire autrement ? Imposerez-vous au vent sa feuille de route ? La liberté, faut-il qu’elle nous ressemble ?
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Nicolas Sarkozy projette sur nous son débat intime. Il le fait comme on peut le faire, parfois avec sincérité, parfois en trichant un peu, ou beaucoup. J’en suis moins choqué que le Nouvel Obs mais si, d’aventure, quelque information piquante m’était soufflée à l’oreille, ce site en ignorerait tout : ces gens-là et moi, nous ne sommes pas du même monde. Le débat intime d’un être humain, c’est l’expression du heurt inévitable entre son désir et les suggestions qui lui sont venues et lui viennent des autres, de l’époque, de l’espace mental où il se meut. Le plus souvent, ce débat est atténué, étouffé, policé, encadré, bordé par d’innombrables protections et garde-fous ; quelques-uns l’avouent et tentent de le partager. Il y faut un tempérament particulier : celui de l’actuel président n’échappe à personne. Et des circonstances : le pouvoir, avec la solitude dos au mur qu’il crée, peut y inciter.
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La prude extrême gauche s’écrie : « Ses conflits personnels, c’est son affaire, pas la nôtre ! » Pas si sûr. J’ai dans la mémoire ce que pouvait allumer dans un groupe une individualité que d’obscures raisons faisaient soudain éclater. Après un moment de surprise, les autres participants montraient vite leur agacement, leur réprobation, leur fureur. Le provocateur les avait cherchés, il allait les trouver ! Certes, mais il les avait également aidés à se trouver eux-mêmes. L’affaire pouvait tourner à la bataille rangée ou se terminer dans les rires, dans les confidences, dans des discussions confuses. Ce tohu-bohu n’était pas toujours très éclairant, mais il sentait le vrai. Je ne disposais que d’un seul pouvoir, que je me gardais d’utiliser : profiter de mon rôle pour couper court, pour relativiser, pour ironiser, pour revenir à du connu, pour passer à l’ordre du jour, pour déclarer dignement, comme l’extrême gauche, que là n’était pas notre affaire.
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L’hypoménè, l’attention patiente, l’ignorée des esprits efficaces. Elle filme en contre-plongée ce qu’aplatissent les idéologies, rehausse de couleurs ce que les moralistes voient en noir et blanc, rend leur troisième dimension aux consciences binaires désolées. Elle guette le haut qui vient du dessous, elle détecte la vie, de quelque façon qu’elle apparaisse, terne ou coruscante, harmonieuse ou grinçante. Flaireuse de signes, l’attention attend tranquillement que quelque part ça s’accorde ou, au contraire, ça se désaccorde : les deux scénarios lui conviennent très bien.
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L’équation qu’un autre doit résoudre, qui peut faire autre chose que l’imaginer ? Imaginons. D’un côté, pour Nicolas Sarkozy, le monde où il vit : l’ambition forcenée, l’argent où l’on nage comme des goujons, l’absurde tout est possible, la connivence obligée avec ceux qui pensent savoir parce qu’ils ont, l’habileté comme réponse à tout, la profonde tristesse des riches devant l’ingratitude paresseuse des pauvres, les hochements de tête affligés qui changent le cigare en encensoir, pas mal d’inquiétude pour soi-même, des tas de petites transgressions frétillantes de presque gaîté, les jours, les heures à bourrer d’importance, la charmante illusion qu’on se donne de penser, et cette vieillerie qui vous harcèle et se prend pour une jeunesse. Tout cela, d’un côté. Et de l’autre, vous, moi : un être humain aussi inclassable qu’un autre, ses désirs, ses rêves. Cocktail habituel. Mais, un jour, parce que l’objectif est atteint, l’obligation, même si l’on court la planète, de se reposer, de se re-poser. Alors la bagarre commence : Sarko 2008.
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Vous insistez et, comme Olivier Besancenot, vous dites que ces débats intimes ne vous concernent pas. Soit. Mettez cette donnée-là entre parenthèses. Vos arguments sont les meilleurs du monde, raisonnables et généreux. Très bien. Shuntez l’explosion souterraine que provoque dans le pays ce conflit intrasarkozyen. Préférez-lui les défilés enthousiastes, les colloques chaleureux, les concertations utiles, le « travail concret sur le terrain ». Mais laissez-moi vous dire : en expliquant, avec l’émotion qu’il faut dans la voix, même si elle est sincère, qu’on ne s’occupe pas des états d’âme d’un président quand tant de gens ne mangent pas à leur faim et ne trouvent pas de logement, en sucrant ainsi chez vos concitoyens, naturellement tout prêts à vous croire, toute dimension symbolique, c’est-à-dire en les rendant incapables de comprendre un traître mot non seulement à Sarkozy (ce n’est pas dramatique) mais au monde où ils vivent (ce l’est beaucoup plus) et à eux-mêmes (ce l’est infiniment), vous méprisez, en ceux-là que vous voulez aider, la dimension première de l’humain et vous vous rendez incapables, quelque colère théorique que vous piquiez, d’apporter jamais une réponse sérieuse à leurs maux. Je veux bien qu’on vous décerne tous les brevets de progressisme et de démocratie. J’admets de grand cœur que vous êtes de bons bougres. Vous souffrez pourtant – vous n’êtes pas assez sots pour l’ignorer – d’un rétrécissement acquis de la comprenette ; et les raisons pour lesquelles vous vous résignez à cette infirmité, le volontarisme agressif de votre ton l’atteste, ne sont pas toutes si bonnes que cela. Cette indulgence pour vous-mêmes, si d’aventure vous aviez choisi le même métier que moi, aurait fait de vous, croyez-moi, des formateurs très, très, très appréciés des patrons à sept briques. Votre chanson n’est pas la leur, certes, mais vous la chantez sur la scène qu’ils vous désignent, ça leur suffit largement. Vous ne prenez pas vos grandes distances, vous acceptez de jouer sur un terrain raccourci, vous n’affrontez pas le large, vous avez peur du vaste parce que vous avez peur de vous. Vous aimez votre prison. Vous n’irez nulle part.
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C’est ce terrain-là, précisément, que Sarkozy met en scène. Sans doute ne l’a-t-il pas choisi. Je me tue à le répéter et personne n’y prend garde : il existe, cet homme, dans la littérature. C’est Toussaint Turelure, le dévorant capitaliste vu par le génie de Paul Claudel, autre capitaliste, mais – au dire d’Aragon, camarades ! – le plus grand écrivain français du XXe siècle. Oui, Sarkozy met en scène, devant nous, la société moderne. Telle qu’il la voit de sa fenêtre, naturellement, il n’est pas au RMI ! Mais la fenêtre est une chose, la société française en est une autre. Sarkozy joue son débat intime dans cette société. Pas un citoyen, même s’il s’oppose point par point à toutes ses initiatives, qui ne désire secrètement l’imiter, qui, de ne pas y parvenir, de ne pas pouvoir ni vouloir s’y risquer, ne le haïsse et ne se haïsse. Déconsidérer le théâtre du président au motif de la politique qu’il mène, de ses accointances avec les riches, de ses montres, n’est pas seulement une légèreté, c’est une marque effroyable de sectarisme, d’inattention, d’inintelligence ; c’est, ou ce sera, déconsidérer de la même manière le théâtre de ceux qui n’ont ni yacht ni toquantes, de ceux qui n’ont pas de bol et pas de Bolloré. Vous refuserez le théâtre du chômeur et celui de la caissière comme vous refusez celui du président parce que vous refusez la transcendance de l’individu. Vous refusez la transcendance de l’individu parce que vous êtes incapables d’imaginer qu’il puisse être autre chose que le pitoyable dernier échelon d’une hiérarchie, parce que vous avez, comme les managers, besoin qu’il soit « celui dont on s’occupe ». Et si vous avez ce besoin, c’est qu’il vous faut transformer en amitié générale et abstraite cette amitié singulière et unique que vous êtes incapable de lui porter. Et si vous êtes incapable de la lui porter, c’est parce que vous ne pouvez pas vous la porter d’abord à vous-mêmes, parce que vous êtes, jusqu’au cœur de vos contestations, les victimes consentantes – naïves ou perverses, c’est vous qui le savez – du mensonge consubstantiel à l’Occident. Personne n’est ni trop pauvre ni trop riche pour avoir droit à sa représentation du monde et pour parler en son nom propre. Personne n’est ni trop pauvre ni trop riche pour se libérer des grilles imposées par les technocrates et les moralistes, ennemis du vrai parce qu’ennemis du théâtre. Shakespeare, pour les pauvres et les exclus comme pour les autres, ce n’est pas plus tard, ce n’est pas demain, ce n’est pas quand les conditions en seront remplies, c’est tout de suite. Et si vous ne le voulez pas tout de suite, le théâtre, et comme il vient, et d’où il vient, c’est que vous le haïssez comme vous vous haïssez. Pas de contrôle, s’il vous plaît, sur le degré d’être. Pas de fracture anthropologique. Pas de niveau de salaire, pas de surface d’appartement au-dessus ou au-dessous de quoi l’on ne serait pas capable de sentir de quoi il retourne quand quelqu’un, même si l’on a toutes les raisons du monde de le vouer aux gémonies, se met à manger le morceau. La politique économique et sociale de Nicolas Sarkozy est mauvaise. La vision du monde sur laquelle elle s’appuie est détestable et archaïque. Son théâtre, si discutable qu’il soit (dites-moi lequel ne l’est pas, ne le serait pas) est loin d’être inutile : les rangés de tous les horizons l’ont senti.
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Ce que désigne Sarkozy n’intéresse curieusement personne. C’est lui qu’on regarde : le doigt et la lune. Je n’ai pas trouvé beaucoup de commentaires sur la petite phrase qu’il a confiée, ai-je lu, à Rachida Dati, le soir de son élection : « Il y a un au-delà de l’ambition. » Elle est d’une ambiguïté parfaitement tureluresque, de l’ambiguïté même du désir. L’au-delà, quel au-delà ? Un au-delà plus ambitieux encore, plus conquérant, plus glorieux ? Ou un au-delà qui serait radicale négation de tout cela, mépris d’enfer pour ces bêtises, rupture anthropologique, solution de continuité, pari pascalien ? Je n’ai pas la réponse. Mais que le débat soit celui-là, c’est gros comme le Palais de l’Élysée. Pour le président, comme pour les secrétaires, les techniciens, les chômeurs.
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Voyez la façon, plus maurrassienne que pascalienne, qu’a Nicolas Sarkozy de parler de la religion. Je comprends que Peppone s’en émeuve. Je lui conseille pourtant de ne pas se fâcher trop vite. Le Dieu que Sarkozy tente de fourguer aux Français, Don Camillo ne l’aime pas plus que lui, et peut-être encore moins ; au vrai, il n’a jamais rêvé que de lui faire sa fête. Ce n’est pas son Dieu, ce n’est pas non plus celui d’Abraham, ni celui de Jésus, ni celui de Mohammed. C’est l’idole qui protège les coffres-forts, qui fait glouglouter les rombières, c’est le dieu consultant des Renseignements Généraux, le dieu digestif pour banquiers, le dieu des annonceurs du Noël de la Une, le dieu censé guider les pruneaux qu’on balance de l’autre côté des barbelés. Que c’est triste d’en revenir là ! Si jeune, comment peut-on sortir avec ce chapeau melon ?
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Ce dieu-là, c’est l’idole universelle que l’Occident a vendue au monde entier. Elle surplombe les présidents et les autres comme un gros nuage noir dont ils voudraient en vain se débarrasser. Ou comme un ciel de carton piqué d’étoiles en papier, un firmament bricolé tout exprès pour s’épargner la contemplation de l’autre, le vrai, bien trop anxiogène ! C’est le dieu des petits arrangements entre désespérés, le dieu des ordres qu’on se donne à soi-même, le dieu des raisons inventées et des responsabilités limitées. Ce dieu du malgré tout et du quand même, ce Dieu pervers dont a parlé Maurice Bellet, ce dieu qui jamais ne s’abandonne, ce dieu qui pose les limites et les barrières, ce dieu qui impose les préalables et les conditions, il n’est pas un de nous qui, sous l’un quelconque de ses avatars, ne l’ait fait ministre de ses affaires intérieures et ministre de ses relations extérieures.
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Chacun de nous est aux prises avec ce dieu-là, avec ce dieu d’enfer, avec ses soupçons, sa patience, ses raisons, ses systèmes, sa folie. Il était là bien avant l’Occident, sans doute, mais quel étrange pacte il a fait avec lui et quelle stupide fierté nous mettons toujours à l’honorer ! Faut-il que nous ayons peur du vide (« C’est Rien qui vous fait peur », dit Christophe Colomb à ses matelots dans la pièce de Claudel) pour continuer bravement, de toute notre intelligence soumise, à jouer ce jeu de dupes qui nous fait esclaves de nos conquêtes, malades de nos raisons, victimes de nos projets !
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« Cet ardent sanglot qui coule d’âge en âge » ! L’instant le plus lourd, dans les sessions, c’était un peu avant que quelqu’un ne parle vraiment. Ne parle ! Bien grand mot ! Ne laisse entrevoir, plutôt, et pour un instant, et malgré soi, dans un trouble qui imposait silence à tous, quelque chose de son combat contre le dieu pervers. Alors, dans ces salles banales, parmi les choses amicales, la vie se reconnaissait. Cet instant-là, que j’avais la lucidité d’attribuer à un miracle, je doutais toujours qu’il reviendrait. Je ne doutais même pas : quand je voyais avec quelle violence ces femmes et ces hommes célébraient le culte de ce qui les blessait, quelle rage les faisait tirer sur eux-mêmes de nouveaux verrous, quel plaisir vengeur ils y prenaient et quelle effrayante complicité cette volupté tissait entre eux, j’étais sûr que le miracle nous avait abandonnés. Et il venait. L’eau fraîche, l’eau vive, on a toujours tort de proclamer que la source en est tarie.
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Un autre personnage de Claudel compléterait bien Turelure : l’Irrépressible. La façon qu’a le président de revendiquer sa vie privée, ses vacances et son bonheur me fait rire. J’écoutais à la TSF, enfant, une déjà vieille chanson de Mayol, Viens Poupoule : « Le samedi soir après l’turbin / L’ouvrier parisien / Dit à sa femme : Comme dessert /J’te paie l’café-concert… » Je ne sais si Sarkozy est un prolétaire de luxe, mais je constate avec satisfaction que le vernis a craqué. C’est maintenant à l’Élysée qu’on proclame que l’activité de la société est tout entière devenue un job, un turbin, une obligation grisâtre qui vaut surtout par les congés qu’elle procure. La surprise du chef. Imaginez que, sans cynisme, personne, à aucun niveau, ne fasse plus semblant. Tabula rasa.
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Ce sont les mêmes chaînes, non, avec fermoir en or ? Les mêmes rêves, version chic. La même vie privée… de quoi ? La croissance, la compétition, l’effort pour gagner, ses prédécesseurs enrubannaient ces assommantes âneries de beaux sentiments, en enrobaient l’amande dans une douce confiture rhétorique, y piquaient quelque pointe de scepticisme, de bonhomie, d’indifférence. Mais il y a du forcené chez l’irrépressible Nicolas Sarkozy. Comme il ne peut pas, ou encore, s’avouer la vérité, il ne lui reste qu’à s’étourdir d’un mensonge auquel il ne croit pas. « Ô forcené qui se débat chaque nuit dans les lieux communs qu’il s’est construit, les dilemmes abstraits les chants sourds qui peuplent l’âme de fantômes de fontaines (…) forcené qui fais semblant de t’en tirer en ricanant ». Que ce dieu pervers est tyrannique !
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L’amour, la sexualité – et quand ce serait l’anarchie ? – est-ce si étonnant qu’il y ait recours, ne serait-ce que pour marquer quelques pauses dans ce rôle d’asphyxié asphyxiant qu’il se condamne à jouer ? Les tribulations de la chair qu’il rend publiques, tribulationes carnis, ne m’indignent ni ne me choquent. Tout prend sens qui se relie au drame de quelqu’un, tout est obscène qui ne peut s’y rattacher, qu’on ne sait y rattacher. Je ne doute pas que la démocratie morale et pudique (pudique, mais bavarde) que nous promet Ségolène Royal purifiera ces mœurs sulfureuses. Je me demande toutefois si cette ligne vertueuse, au-delà de la succession de François Hollande et/ou de Nicolas Sarkozy, ne la conduira pas à briguer celle de Geneviève de Fontenay. En tout cas, ce n’est pas du tout par cet « étalage », où je vois plutôt l’aveu de tourments qui nous concernent tous, que Nicolas Sarkozy me déplaît. Fermement hostile à la politique qu’il conduit, je ne trouve pas que le sens soit absent de sa présidence, même s’il ne se découvre que par la voie négative, même si c’est un sens apophatique, un sens par le noir, par le vide, par l’ambigu. Moi qui suis un lourd et un grossier, un pécheur et un trouble, moi qui n’oserais jamais jeter sur les errances d’autrui un autre regard que celui d’une fraternité silencieuse et désolée, j’entends bien le Tout ça n’vaut pas l’amour qui se fredonne à l’Élysée, et il me plaît dans la bouche de ce président-là, même quand il sonne triste, comme il me plairait dans toute autre bouche. Je ne vois pas là, vous savez, une comédie de boulevard. Je les prends au sérieux, ces mots, au pied de la lettre. Tout ce qui nous occupe tellement, ça ne vaut pas l’amour : voilà, c’est si simple ! Vous souriez ? Vous pensez que les amours présidentielles sont trop ceci, pas assez cela ? Vous n’aspirez pas, vous aussi, à la succession de GDF, quand même ? Vous êtes des spécialistes en amour, comme disait Michel Thompson ? Vous dites qu’il ne faut pas tout confondre ? Bizarre. Et tous ces cornichons en costard qui s’escriment à bander pour les entreprises : la confusion ne vous gêne pas, dans ce sens-là ?
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Feu de joie. Non pas par renversement d’un pouvoir, c’est retourner le sablier. Par renversement des cœurs. Farceuse Providence, desseins mystérieux ! Ça fout le camp par le sommet, voilà ce qui emmerde L’Obs ! Sarko, agent double ? Bien sûr, un vrai de vrai, un agent double qui ne sait pas qu’il l’est, qui ne veut pas l’être. Agent double malgré soi. Il m’est arrivé de rencontrer des agents doubles conscients, organisés, appointés : ces types-là sont à se tordre, des personnages de bande dessinée ! Le véritable agent double, celui qui frappe discrètement à chacune de nos portes, celui que Francis Jeanson appelle le traître objectif, c’est un personnage comme un autre qui, pour d’insaisissables raisons, se met à laisser vivre en lui l’infernale contradiction qui le ravage. Il la déteste mais, sans elle, il n’est rien, et il le sait. Sarkozy est ce personnage, peut-être allons-nous commencer à le sentir dans sa politique elle-même.
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Au fond, l’agent double dont je parle, c’est quelqu’un qui ne se résigne pas à ne pas vivre. C’est un fondamentaliste : non pas du crâne ou des principes, bien sûr, mais du cœur. Cela n’en fait certainement pas un petit saint. Le cœur, pour ceux qui en douteraient, c’est très confus. Selon moi, au fond de l’agent double tel que je le conçois, il y a une surréalité clandestine, une obsession immense d’autrui, la certitude – ingérable – que le sens est charnel ou n’est pas. J’ai placé Résurgences sous le patronage de deux poètes, mon ami Gaston Miron, le Québécois, mort il y aura bientôt douze ans, et ce Léon-Paul Fargue qu’un professeur de première, M. Robert Pignarre, grand amoureux de théâtre, a fait découvrir au petit banlieusard éperdument paumé que j’étais et que je suis toujours. Alors, voici, c’est un extrait d’Accoudé, un texte tiré du recueil Haute solitude : « Dans le murmure de notre attente, un soir pathétique, quelque créature viendra. Nous la reconnaîtrons à sa pureté clandestine, nous la devinerons à sa fraîcheur de paroles. Elle viendra fermer nos yeux, croiser nos bras sur notre poitrine. Elle dira que notre amour, tout cet amour qu’on n’a pas vu, tout cet amour qu’on a piétiné, qu’on a meurtri, oui, que notre amour n’est plus que notre éternité. Alors, mon âme, tandis que je serai allongé et déjà bruissant, tu iras t’accouder à la fenêtre, tu mettras tes beaux habits de sentinelle, et tu crieras, tu crieras de toutes tes forces. On entendra. Qui est ce on ? Qui, demandes-tu ? Mais toutes les âmes le savent. »
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Les réactions d’enfants frustrés qui ont suivi l’annonce de la suppression de la pub sur les chaînes publiques en disent long, elles aussi. On parle d’une mesure ambiguë, dangereuse. Peut-être bien. Mais elle est arrivée si soudainement qu’elle aurait pu susciter – même si la raison avait imposé ensuite de se reprendre – quelque chose comme un très bref élan, un infime mouvement de joie mêlé de regret. Rien, au moins sur les antennes publiques ; les taxis de l’information bloquent tout. Quelle chance pourtant, et qu’importe d’où elle vient ! Moins d’argent ? Qu’on fasse une chaîne pauvre, les gens n’attendent que ça ; aux sondeurs, ils donnent ce qu’ils donnent aux chiottes. Un bras d’honneur à ce Barnum, une fois, deux fois, trois fois, ça n’intéresse personne ? Un grand coup d’amitié pour ce peuple, c’est de l’utopie ? Les journalistes et leurs syndicats, c’est miss Maaf qu’ils préfèrent ? Une manœuvre, disent-ils. Et alors ? Ils ne se sentent pas capables de la retourner ? Je me rappelle une réplique de Francis Jeanson, au début des années 70, quand nous travaillions ensemble à la formation des animateurs des Maisons de la Culture. Je lui brossais, ce jour-là, un tableau apocalyptique des récupérations qui nous attendaient. « Tu as raison, m’avait-il répondu, ton analyse est parfaite. Eh bien ! Récupérons la récupération. » Nous n’en sommes pas là, me semble-t-il, mais à des remarques grinçantes et jalouses sur la bouteille de champagne que Bouygues ne va pas manquer de déboucher. Quelle horreur ! Comme ils les obsèdent tous, ce Bouygues et ceux qui lui ressemblent ! Qu’ils baignent donc dans les euros, s’ils aiment ça, qu’ils nagent dans les dollars, qu’ils mijotent dans l’inutile, qu’ils rissolent dans le luxe et qu’ils en dégorgent de satisfaction ! S’ils y tiennent, qu’ils se fassent perfuser de thune, bourrer de pèze, gaver d’oseille, qu’on leur injecte, si telle est leur volupté, de la fraîche par tous les orifices, qu’on les farcisse de fric, qu’on les glace de pognon, que sais-je ? Mme Royal ne veut pas qu’on sucre la pub des chaînes publiques parce que ça ferait plaisir à Bouygues ! C’est insensé, une réaction comme ça ! Je me moque autant du plaisir de Bouygues que de son déplaisir ; le plaisir en question, d’ailleurs, c’est du venin à effet retard. La bouteille de champagne de Bouygues ! Je rêve ! Mais Mme Royal, elle, même une seconde, elle n’a pas rêvé. Une chaîne où l’on évoquerait simplement les grandes choses des gens et du monde. Une chaîne comme un rappel permanent, pauvre et luxueux, à la contingence et à la simplicité. Une chaîne dont le parler ouvert, à la Montaigne, ouvrirait d’autres parlers et les tirerait hors, comme font le vin et l’amour. Une chaîne comme un contrepoint tranquille et modeste à tout ce que les autres continueraient à vomir. Ni excitée, ni pédante ; ni démagogue, ni rare. Qui ne donnerait de leçons à personne, qui ne prophétiserait sur rien. Une chaîne au ras du visible pour l’entraîner vers l’invisible, le vôtre, le mien, un autre, n’importe lequel, ils ont tous même terminus. Rieuse. Drolatique, farceuse, amoureuse. La chaîne du mystère des intérieurs ! Et Madame de la Gauche en est à compter le champagne de Bouygues ?

(9 février 2008)

Luchini Banlieues

LE MARCHÉ XXXIV

Quand l’enthousiaste, le généreux Étienne Borne, notre professeur de philosophie de khâgne, évoquait, dans son cours sur Platon, les Fils de la Terre et les Amis des Idées, je l’écoutais de toutes mes oreilles. La portée philosophique du propos m’échappait assez largement ; dans le débat de ces deux peuplades, je voyais, à tort ou à raison, une allusion presque directe à mon existence. Si, dans ma banlieue, la nature n’était déjà plus qu’un terrain vague, la simplicité de notre vie, son enracinement populaire ne m’interdisaient pas de me sentir Fils de la Terre. Ami des Idées, par contre, ce n’était guère dans mes cartes. Pour tenter de le devenir, je me fixais de mirobolants programmes de lecture, je copiais sur les couvertures des petits classiques Garnier ou Vaubourdolle les listes de philosophes et d’écrivains que j’aurais à découvrir. Je me promettais d’aller au spectacle. Mais où ? L’Opéra ? N’y pensons pas. La Comédie Française ? Plus accessible, surtout au poulailler. Le plus simple restait le cinéma, comme d’habitude. Ces poussées de volontarisme culturel m’affectaient quelques jours, puis retombaient, me laissant dans une grande perplexité. Les condisciples à qui je tentais de parler de mes soucis me répondaient par des considérations sur l’utilité du cours de Borne pour la préparation du concours, ou par une débauche de fraîche érudition qui m’embrouillait davantage, ou encore par des ragots sur nos professeurs. Rien qui fasse écho à mon inquiétude. J’en étais surpris, navré. Que ces garçons me semblaient étranges ! Un jour pourtant, l’un d’eux, sans crier gare, explosa en pleine classe. S’il réagissait à un propos du professeur ou à une sottise d’un élève, je somnolais trop pour le savoir. Mais le ton de hauteur qu’il prit soudain, la véhémence souffrante de son expression jetèrent du feu et de la lumière dans l’univers paperassier de la khâgne. J’appris par la suite que le père de ce camarade avait été victime des nazis ; un propos intolérable l’avait fait sortir de ses gonds. J’étais stupéfait et émerveillé. L’expérience de ce garçon dépassait la mienne de toutes les manières, mais je ne la sentais pas étrangère. Sa parole sortait du puits de la souffrance, des flammes de la vérité ; je la reconnaissais. J’étais heureux de me laisser émouvoir par la force de son intervention, par son éloquence fiévreuse, par la culture déjà immense qui jaillissait de lui. Sa liberté me rendait confiance.
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Est-ce cet incident qui me fit pressentir que l’Ami des Idées ne naîtrait pas en moi par imitation d’un modèle ? M’être trouvé dans une telle proximité avec quelqu’un dont j’ignorais tout, et dont l’univers n’avait aucun point commun avec le mien, me rapprocha de moi-même, de ma vie à moi. Un Ami des Idées, c’est un Fils de la Terre qui médite sur le sort que la Providence ou le hasard lui a envoyé. Il me fallut me persuader lentement, péniblement, qu’aucune situation n’est favorable ni défavorable à la vie de l’esprit. Tout ce qu’avait été mon enfance, les jeux dans la cour de l’immeuble devant le soupirail par où montaient les bonnes odeurs du fournil de la boulangerie, la fréquentation des pauvres et des moins que pauvres, les petites voisines sans façons, tout cet univers à vif qui jouait au débonnaire, l’huile ou le sel dont les voisins nous dépannaient, les cris, les scènes, les bagarres, cet aspect Marcel Carné que j’aimais tant, c’était cela que le Fils de la Terre avait à proposer à l’Ami des Idées. Ce n’était pas mieux qu’autre chose, pas moins bien non plus. Peu à peu, j’appris à laisser le monde me cribler d’émotions puis, tel un gros serpent repu, à aller les digérer sous quelque feuillage obscur de ma conscience jusqu’à ce qu’un souffle sorti de moi, une vapeur, une sorte d’éructation de l’esprit, tout à la fois m’en libère et me fasse savoir que j’en étais définitivement habité. Quoi de plus simple, de plus naturel, de plus nécessaire ? Pourtant, en dépit d’Étienne Borne, la khâgne m’enseignait le contraire.
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Je ne doutais pas qu’une humanité aussi vive que la mienne et même, puisque tellement mieux alimentée de culture, d’expérience, de tradition, bien plus vive, ne coulât dans les veines de tous mes condisciples, ne fît battre leur cœur, ne perfusât leur intelligence. Mais je ne la sentais pas, et je m’en désolais. Où était-elle passée ? Qu’en avaient-ils fait ? L’avaient-ils perdue ? Leur fallait-il des drames pour en retrouver la trace ? Pour ne jamais la percevoir, étais-je vraiment si stupide, si insensible ? J’aurais aimé apprendre d’eux : autant interroger des parpaings. Qu’étaient-ils, au juste, ces enfants de la bourgeoisie ? Des Fils de la Terre ? Des Amis des Idées ? Que cherchaient-ils ? Je ne trouvais pas de réponse, n’osant penser ce que je sentais si fort : en dépit de ce qui les opposait, et nonobstant leur individualisme maniaque, ils étaient surtout des moinillons de la sainte Congrégation de la Situation. C’est à elle qu’on les avait préparés depuis toujours, c’est avec elle qu’ils célébreraient leurs vraies noces, c’est elle qu’ils serviraient et que serviraient les enfants de leurs enfants. Amis des Idées ? Oui, pour autant qu’elles conduisaient à la Situation. Fils de la Terre ? Oui, de la Terre promise vers laquelle, croyants ou incroyants, conservateurs ou progressistes, ils soupiraient ardemment et patiemment : la Situation.
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J’avais le sentiment d’avoir échappé à un accident où la plupart de mes condisciples avaient été blessés. Mais cette chance, si j’ose employer un mot auquel je ne songeais certainement pas à l’époque, me coûtait si cher, me jetait dans une telle solitude que j’aurais préféré qu’elle me fût épargnée. M’infligeant une conscience aiguë de moi-même, elle ne cessait de me mettre sous les yeux tous les aspects de mon insuffisance, de mon immaturité, de mon évidente infériorité. Je ramais sur un océan d’angoisse et d’insincérité ; pourtant, de mon trouble, jaillissait parfois, malgré moi, une étrange et rapide lueur qui éclairait de manière crue la facticité de mes camarades. J’en étais plus affolé que rassuré, plus inquiet que fier. Au fond, je me sentais voué à ne rien comprendre. « Moi si j’y tenais mal mon rôle / C’était de n’y comprendre rien » Difficile, dans ces conditions, de prendre au sérieux le travail de la khâgne. Presque toujours, son formalisme me décourageait : on eût dit qu’on y essayait sur mes condisciples, un demi-siècle avant l’habit vert qu’endosseraient un ou deux d’entre eux, les uniformes intellectuels qu’ils traîneraient toute leur vie. Et si Étienne Borne ou quelque autre professeur, pour un instant, nous faisait sortir de ce jeu d’ombres, la joie que j’en ressentais m’écartait davantage encore du sérieux triste de la classe.
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Corsetée par leurs principes, l’existence de ces bons jeunes gens ne se donnait jamais dans sa spontanéité. Corsetée par leur manière de vivre, leur intelligence n’avait jamais les coudées franches. Pour échapper à ce double contrôle tyrannique, ils passaient leur temps à changer de personnage ou de rôle. L’intervalle où s’effectuait le changement était ce qu’ils avaient de meilleur : ils devenaient alors, avant de replonger dans l’artifice, des adolescents comme les autres. Plusieurs étaient enfants d’universitaires. Faire aussi bien que leur père, ou mieux, voilà ce qui les animait, voilà ce qui les tenait éveillés durant les longues nuits de travail qui les laissaient si pâles, si nerveux. J’ai perdu beaucoup de temps à éviter les deux pièges symétriques de la supériorité et de l’infériorité, du mépris et de l’indulgence. La vie m’y a aidé, mais surtout la formation. Le public des entreprises n’est pas fait de khâgneux ; j’y ai pourtant retrouvé, plus brutal, plus naïf, plus douloureux, le même mal qui avait intrigué ma jeunesse, cette étrange obsession du devenir social. Mais j’avais désormais ma distance, mes grandes distances comme on disait en gymnastique, quand le professeur, pour les exercices, nous faisait occuper la place qu’ouvraient nos deux bras étendus, jusqu’à ce que nos doigts touchent ceux de nos voisins. En observant les travailleurs, j’ai vu comment les principes subalternes et les contraintes serviles qu’on s’inflige à soi-même peuvent avoir raison d’une vie, comment l’écœurant résidu d’expérience qu’on appelle indignement le concret stérilise l’intelligence. Le nœud est là, bien sûr, même si c’est à qui le niera le plus fort ! Un jour, on sera bien obligé de le reconnaître. Alors, s’il reste des vivants, autre chose commencera, qui ne sera pas le bonheur, mais une autre proposition de la vie, une autre grâce à saisir.
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Le « grand cadavre à la renverse », ce n’est ni la gauche, ni la droite, ni ceux-ci, ni ceux-là : c’est le grand refus de nous-mêmes auquel, bouche contre bouche, cœur contre cœur, nous nous sommes liés. Et qui nous pourrit.
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Il faudrait être un bien habile mécano de l’âme pour savoir comment la chaudière de celui-ci ou l’athanor de celle-là s’est mis en panne, pourquoi quelqu’un se ferme à la simplicité du monde, pourquoi il divorce de son rêve, pourquoi il assassine ses émotions, pourquoi il se blesse à des abstractions coupantes, pourquoi il a peur de se reposer. Toute une géographie intime serait à découvrir, toute une carte du Libre à imaginer. Je songe quelquefois avec bonheur que nous pourrions être capables de refaire, les uns avec les autres, les uns pour les autres, les chemins de nos vies, de remettre nos pas dans nos pas, de revenir aux carrefours où nos pensées ont hésité, où nos sentiments nous ont effrayés. Nous flairerions ensemble le mal où nous sommes pris, nous ririons de comprendre par où et comment nous lui cédons, nous reprendrions nos cartes trop vite jouées, nous nous élargirions, nous libérerions par la largeur reconquise. Il y faudrait une simplicité infinie : sans doute est-ce supposer le problème résolu. Au moins pouvons-nous en rêver. L’essentiel, c’est de rêver juste.
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Je retrouve, griffonné sur une facture EDF, le message du poète polonais Léopold Staff que le gentil métro nous a offert il y a deux ou trois ans :
J’ai bâti sur les sables
Et tout s’est écroulé
J’ai bâti sur le roc
Et tout s’est écroulé.
Aujourd’hui pour bâtir je commence
Par la fumée de la cheminée.
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Par la fumée de la cheminée : si Laure Adler publiait la série de ses interviews radiophoniques, Léopold Staff lui fournirait ce très bon titre. Son récent entretien avec Fabrice Luchini, un chef d’œuvre, m’a donné la note pour ce Marché. Pendant près d’une heure, fait rarissime quand il s’agit de médias, j’ai eu confiance. Ces deux-là, qu’ils le veuillent ou non, sont de ma famille. Je ne leur conseille pas de changer de métier, mais si l’un ou l’autre, ou les deux, se présentaient à quelque élection, je ne m’interrogerais pas plus sur leur sexe ou leurs options politiques que sur leur facteur rhésus. Je leur donnerais ma voix parce qu’ils m’ont fait entendre les leurs, deux vraies voix d’êtres libres ; l’événement est proprement miraculeux.
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C’était déjà ainsi quand Étienne Borne ou M. Forget, notre admirable professeur de français d’hypokhâgne, se déchaînaient : je restais le stylo en l’air, émerveillé, reconnaissant. Les grands moments, il faut être mesquin pour les noter. La plupart de mes condisciples, c’est vrai, ne grattaient pas non plus : ils jugeaient le professeur hors sujet et s’agaçaient de ces minutes dérobées à la construction de leur avenir. Du duo Adler-Luchini, comme de ces rares moments de sens en khâgne, il ne me reste qu’un souvenir radieux.
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Par petites phrases prononcées sur un ton un peu las, presque à la limite de la langueur, comme si elles allaient de soi, mais piquées d’une ironie merveilleusement affectueuse, elle le crible de signes. S’il s’échauffe, elle le rafraîchit de son humour ; s’il paraît douter, elle le réconforte. Elle se plaît à le décaler imperceptiblement de lui-même, sans jamais le déséquilibrer, sans jamais qu’il ait à trouver une autre assise que celle où elle le fait doucement vaciller. Et lui ne cherche rien d’autre qu’à entrer dans le mouvement qu’elle lui propose, à s’y enfermer avec bonheur ; à ce jeu, sa parole jaillit plus libre, plus haute. Une ou deux fois, il a pour elle des mots très doux ; nous feignons comme elle de ne pas les entendre, mais notre cœur leur donne son assentiment inutile, lointain, absolu. Et cette paix d’un instant, parce que nous savons à quel monde elle est arrachée, ranime en nous une sourde, une lourde colère.
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J’ignorais que Fabrice Luchini avait commencé par la coiffure. J’aurais dû me douter de son origine populaire. Lorsqu’un enfant de petite naissance cherche à faire quelque chose de sa vie sans singer les ambitions ordinaires, sans pédaler plus fort que les autres pour rafler les primes à la docilité ou à la récrimination rhétorique, lorsque la voie droite lui paraît être une juste proportion d’amitié pour les êtres et d’indifférence un peu dédaigneuse pour ce qu’ils fabriquent, il trouve, dans la solitude à laquelle il se condamne, des amis inattendus, les mots. Les mots, ou les paroles, ou la Parole. Cet enfant pauvre qui grandit dans un monde de riches, s’il n’y est plus ce qu’il a été, n’y est pas devenu un autre. Il n’a plus de camp. Il n’est plus lié aux autres par des usages, des intérêts, des manières d’être. Il ne les rencontre vraiment que dans le langage, pays et exil de tous les humains. Solitaire, sauvage, en un mot fraternel, il est un promeneur sans but. Son regard sur l’époque est celui du vagabond sur la nature ; son sentiment se compose de mille perceptions minuscules et rapides. Il aime trop les signes pour se les approprier. Ils ne sont pas à lui, il est à eux. Les mots qui montent de son âme, cet avare généreux les laisse descendre en lui. Il ne leur oppose rien. Il se laisse plonger, attentif, inquiet, confiant, dans le grand bain d’être qu’ils lui préparent.
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« Ce voyageur, peut-être sans bagage, croit devoir marteler sur de grandes affiches le nouveau Musée de l’Immigration, n’a pas pour autant la tête vide. » On peut espérer que les gens qui viennent ici en sont persuadés. Mieux vaut pourtant cette lapalissade que le contresens manifeste, ou le pieux mensonge, que proclame une autre affiche : « L’immigré est d’abord un homme que les autres tiennent pour immigré. » Non. Un immigré, c’est d’abord un émigré, quelqu’un qui vit un déchirement majeur où l’ordre du monde est impliqué, une épreuve où il peut sombrer, où il peut aussi grandir. Dire qu’un immigré est d’abord un homme qu’on tient pour immigré, c’est dire de lui qu’il est celui qu’on veut, que l’étranger n’est pas l’étranger, que l’autre n’est pas l’autre, que ses souffrances et ses chances sont, pour l’essentiel, entre les mains de ceux qui le reçoivent. Bonnes intentions, probablement sincères, mais teintées d’une culpabilité suspecte. Les préceptes moraux de ce comportementalisme politique n’expliquent rien, ne mènent à rien. Plus que dans les sentiments qu’ils portent aux immigrés, la racine de la xénophobie et du racisme me paraît résider dans l’idée que les Occidentaux se font d’eux-mêmes. Le racisme ordinaire, je l’ai souvent rencontré dans les sessions de formation. Quand je répondais à des propos déplaisants ou odieux par des déclarations de principe, je les sentais peu efficaces, parfois contre-productives. Si, par contre, j’avais la patience et la loyauté de ne pas tenir mon interlocuteur pour un monstre et si j’essayais, sans nullement entrer dans son parti pris, de l’aider à repérer la généalogie de son attitude, nous en venions assez vite à des frustrations et à un malheur dont l’expression, même si l’intéressé ne voulait pas toujours en convenir, était de nature à nuancer infiniment sa pensée. Souvent, la violence que mes interlocuteurs déployaient contre « les autres » se terminait en un lamento sur eux-mêmes, ironique et rageur, qui préfaçait à un silence où nous pouvions tous nous reconnaître. Plutôt que les immigrés, c’est le phénomène de l’immigration lui-même qui suscite, chez beaucoup d’Occidentaux, une méchanceté et une sottise où l’on peut voir la revanche désastreuse d’un désir contrarié, nié. On n’a certes pas tort de les leur reprocher, mais il faudrait aussi avoir le courage de comprendre de quoi ils souffrent, ces pathétiques chercheurs de ressemblance, ces touristes à l’âme immobile dressés à ne plus tolérer ces images de la vraie vie et de la vraie mort que sont les vrais départs, les vrais voyages, les vraies rencontres, les vraies surprises. Cet Occidental qui voyage pour ses souvenirs et court pour sa santé, on ne dira jamais assez à quel point il est pauvre, tragiquement pauvre. S’il y a une chose au monde dont je témoigne, c’est que cette pauvreté, il ne l’ignore pas ; il sait qu’il en souffre et souffre d’en souffrir. L’inciter à mettre cette souffrance entre parenthèses pour faire bonne figure à l’immigré, c’est se moquer de lui et se moquer de l’immigré. C’est renforcer son illusion flatteuse et meurtrière d’être au centre de tout. C’est aggraver son extrême difficulté à s’approcher de lui-même. C’est électrifier les barbelés qu’il apprend à dresser autour de sa conscience. C’est faire de lui le missionnaire, ô combien motivé, de sa névrose. La seule chose qui dépende vraiment de l’Occidental, c’est le bonheur de l’Occidental ; il ne va pas sans la reconnaissance de sa fragilité, de sa contingence, de son altérité, de tout ce dont il est privé. Au fond de lui, il rêve d’être ce pauvre, cet immigré, cet errant que sa bonne volonté est censée arracher à son sort ; ce sort, dans les profondeurs encore non colonisées de sa conscience, il le désire obscurément. Non pas les haillons ni la faim, bien sûr, mais ce sentiment puissant d’incomplétude sans lequel le désir n’est qu’une envie, cette incoercible légèreté à l’égard de soi-même sans laquelle tout effort est pesant, toute générosité aveugle. Quand il se reconnaît dans cette gratuité, l’autre est son frère, son frère naturel. Objet de conquête, même de conquête morale, ou objet de séduction, il ne le rejoint jamais.
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La morale rancunière et interventionniste qu’a inventée le management occidental, et dont la pensée progressiste sait parfaitement – d’où son tourment – qu’elle est la meilleure zélatrice possible, est infiniment plus arbitraire, infiniment moins fondée, infiniment plus brutale, infiniment plus hypocrite, infiniment plus bourgeoise que la morale qu’enseignaient autrefois les prêtres. Je crois pourtant, évoquant cette dernière, savoir de quoi je parle. Personne ne peut ignorer que la néo-morale occidentale, avec sa manie dénonciatrice qui laisse au chaud tous les privilèges et toutes les précautions petites-bourgeoises, n’est qu’une énorme arnaque de dérivation. Rien de sérieux à envisager pour qui ne s’en débarrasse pas une fois pour toutes en cherchant en soi de quoi elle est le substitut, ce qu’elle a fonction de protéger, ce qu’elle a mission d’empêcher de naître. Rien de sérieux pour qui continue de prendre le drame d’autrui pour son paravent. Pour qui ne sent pas que nous parlons entre mortels, entre gens fragiles et éphémères. Pour qui le souci théorique ou virtuel des autres est l’alibi du refus réel de soi. Pour qui ne voit pas couler le rimmel de cette sensiblerie assez lâche. Pour qui a la faiblesse de la confondre avec l’amour, avec la justice. « Si tu es le miroir d’un miroir, remarque Aragon dans Le Fou d’Elsa, de quoi parlez-vous ensemble ? »
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Grève pour les retraites. Les travailleurs veulent obtenir l’aménagement financier d’un projet qu’ils repoussent et qu’ils n’empêcheront pas. Le caractère rituel de ce genre de confrontation crée un malaise de plus en plus perceptible, bien plus intéressant que les criailleries des usagers ou les pleurnicheries des entreprises. C’est bien désolant pour l’avenir de ce vieux jeu de rôles, mais le moteur de la contestation n’entraîne pas davantage de sens que celui du pouvoir. La société pédale dans le vide. Les conflits sociaux sont fatigants et pénibles ; le vélo d’intérieur aussi. Il ne va nulle part, mais on transpire autant. Un conflit social est un festival de mauvais cinéma. Cette fois, bidon d’or ex æquo : le pouvoir, l’opposition, les syndicats. Prix spécial du jury : les « otages », à cause de quelques évanouissements dans les trains de banlieue. Il n’y avait quand même pas de quoi s’arracher tous les cheveux. J’y étais. J’ai vu. J’ai vu surtout les jeunes, les jeunes de toutes les couleurs, fraterniser en silence dans la satisfaction d’être assis, leur système à musique dans l’oreille, au milieu des vieux debout. Je me suis demandé si j’allais intervenir. Une sortie ne me fait vraiment pas peur, j’ai trop l’habitude, ce public-là, je le connais ! Finalement, je n’ai rien dit. Ce navet doit aller jusqu’au bout. S’exprimer, parfois, c’est se taire, hélas !
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À quel point les jeunes du train de banlieue se foutent de ces solennités sociales et poussiéreuses, c’est l’Himalaya visité par Dante. Sont-ils différents de leurs copains des autres quartiers ? Pas beaucoup. Sauf, bien sûr, de ces malheureux qu’on a formés, dès la maternelle, à concevoir la vie comme une longue séance de la Bourse, et que les ballots sentencieux et envieux tiennent pour des privilégiés. Pour les autres, plus aucun point de tangence. Après 45, les papas racontaient leur débâcle, les mamans leur exode. Les jeunes écoutaient, c’était aussi leur histoire. De même après la Guerre d’Algérie, quand on osait en parler. Désormais, la vie de l’Occident n’est plus l’histoire de sa jeunesse. L’interprétation que propose Legendre de la pensée de Fukuyama est-elle la bonne ? La fin de l’histoire, non pas parce que le capitalisme en serait le couronnement, mais parce qu’il n’y aurait plus matière à histoire ? Un formidable jeu de qui gagne perd ?
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Des voyous, les jeunes de banlieue ? Non. Les voyous s’opposent. Leur violence est agressive. Ils vivent dans une projection simple, brutale. Il y a les autres, les bourgeois, les riches ; et il y a eux, les pauvres. Rien de tel en banlieue. C’est toujours un événement extérieur – voiture de police cruellement tamponnée par une monstrueuse mobylette ou zèle intempestif des gendarmes – qui met le feu aux poudres. La violence des banlieues est défensive, ce qui ne signifie pas moins brutale ; défensive parce que dépourvue d’adversaires identifiables. La quincaillerie informatique et la bimbeloterie communicationnelle ont rapproché les univers. Les banlieues ont moins que les riches, mais elles ont les mêmes signes. C’est pourquoi, comme on l’a dit mille fois, elles n’explosent pas, elles implosent. La violence de cette jeunesse est autodestructrice ; c’est par là qu’elle est redoutable et contagieuse. Elle ne s’en prend pas aux signes des riches, mais aux signes qu’elle partage avec les riches. Ces pauvres-là, c’est une première, ne se sentent plus du tout inférieurs. Si quelque bande tentait sérieusement de descendre sur Paris, il faudrait chercher quels mafieux, quels gangsters ou quels cyniques l’y auraient poussée : les quartiers réprouveraient. Pourtant cette jeunesse, plus sourcilleuse que féroce, inquiète bien plus les nantis, et à juste titre, que ne le feraient des voyous purs et durs. À deux pas des villes, la dérision de toutes les valeurs de la ville. La preuve par le rap, par le slam, par je ne sais quoi d’autre, en un mot la preuve par la banlieue, que toutes ces valeurs ne sont que des mots inventés par des commerçants en idées. Et surtout, la preuve infiniment plus cruelle, assenée malgré elle, cette fois, par la banlieue, que ces mensonges conduisent au malheur.
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Eh ! Oui ! les mecs et les nanas des banlieues sont dialectiquement plus costauds, ce qui ne veut pas dire nécessairement plus sympathiques, que les jeunes gens de Dauphine en virée dans les économies intersidérales des millénaires à venir ou à ne pas venir ! Ça vous casse le moral d’une belle jeunesse bourgeoise, et travailleuse, et fumeuse, et baiseuse, une injustice comme ça ! Sa chanson, les banlieues la connaissent et, tout en en épuisant les maigres charmes mis à leur portée par saint Marché, elles en ont déjà tourné la page. Cela, les beaux quartiers le pressentent et en sont tout déconcertés. Au hasard, ils s’habillent façon pauvre, chic mais façon pauvre. Ces infortunés qu’ils ignoraient plus qu’ils ne les méprisaient ne sont pas seulement devenus leurs doubles, ils leur montrent leur destin : le malheur pauvre où sont enfermées les banlieues, c’est le malheur riche où s’enferment les beaux quartiers. D’où, plus lourde que l’obsession des riches dans les banlieues, l’obsession des banlieues chez les riches. Et, beaucoup plus lourde encore, l’inexpiable haine des riches pour eux-mêmes, pour ce que les banlieues leur révèlent impitoyablement d’eux-mêmes. Nouveauté. Les deux recours traditionnels des riches, cynisme et mauvaise conscience, ne sont plus opérationnels. La modernité les fait chaque jour plus différents des pauvres par l’argent et plus semblables à eux par les signes. Mais les riches savent que la partie est inégale. La dérision, ce dépassement, n’est pas dans leur camp ; ils n’y accèdent que lourdement, péniblement, tristement. L’argent n’a pas d’humour. Ainsi les pauvres ont envahi l’esprit des riches et le retournent comme un gant : votre richesse aussi, c’est de la misère. Verlan métaphysique.
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Le malheur des riches… La haine des riches pour eux-mêmes… J’exagère, n’est-ce pas ? Pourtant, au printemps 1940, dans son admirable préface au Livre de la Pauvreté et de la Mort, de Rilke, Arthur Adamov marquait déjà l’impossibilité de voir apparaître – ou réapparaître – une richesse digne de ce nom qui serait, à sa manière, un « reflet de la lumière ». « Pour qu’existe de nouveau une vraie richesse, écrivait-il, il faudrait que le monde extérieur puisse être le miroir fidèle du monde intérieur de l’homme. Or, cela n’est plus possible, cela est hors de notre temps. » Le délire moderne a accompli sa prophétie au-delà de ce qu’il pouvait imaginer. Il n’y a plus de signes pour les riches. Et les pauvres, comme le voyait déjà Adamov, « privés de biens essentiels », restent « dépouillés de tout, même du sens de la pauvreté. »
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Faut-il une preuve ? Ces ultrariches sur lesquels fond une ironie bien ambiguë nous la fournissent. Plus moyen pour eux de se distinguer des très riches, des riches moyens, des riches minables. Au fur et à mesure que les zéros se bousculent sur leurs comptes, ils sont de moins en moins contents d’eux-mêmes. Hôtels sous-marins, hôtels de l’espace, tout ce qu’ils peuvent bien imaginer, tout ce qu’une armée de zigotos s’échine à inventer pour eux, tout, avant même d’être construit, acheté, conçu, c’est déjà du connu, du classé, du râpé, du foutu. À rire ? À pleurer ? Plus de réserve de rêve pour les riches. Je me répète : la modernité les fait chaque jour plus différents des pauvres par l’argent et plus semblables à eux par les signes. Alors ? Alors, bientôt, les pauvres ne rêveront plus des riches. Dans les banlieues, c’est fait. Je ne crois pas ce mouvement réversible.
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« Aujourd’hui, à chaque homme, écrivait encore Arthur Adamov, reste une tâche, arracher toutes les peaux mortes, les dépouilles sociales, se dénuder jusqu’à se trouver lui-même. » Oui. C’est la seule tâche vraiment indispensable, la première urgence intime, la première nécessité collective. Elle seule est capable de donner sens à l’exigence de justice. Pour ne pas le penser, il faut avoir décidé de ne rien voir, de ne rien comprendre, de ne rien sentir de tout ce que le monde nous jette à la face ; il faut s’être retiré à soi-même, par un pacte de peur et de folie, le droit de commencer.
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Quand il parle des banlieues, Nicolas Sarkozy prend un air accablé, indigné, peiné. Le chef hoche la tête, gravement, tristement. Les réactions de ces gens-là, il regrette de ne pas pouvoir les comprendre, mais qui comprend l’incompréhensible ? Puis il se ressaisit, hausse le ton, ferme son visage, promet justice et châtiment aux voyous, enfer et damnation à la voyoucratie, tandis qu’une inflexion de sa voix laisse entendre à quel point il souffre de devoir en venir à cette extrémité. Et le sentiment qui m’habite est alors très étrange.
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Ségolène Royal a raison de considérer qu’il y a de l’archaïsme dans l’attitude du président de la République. Je n’ose imaginer qu’elle m’ait suivi sur ce point. Toutefois, pour que l’accord soit complet, il faudrait qu’elle acceptât la suite du constat, à savoir que cet archaïsme, tout inopérant et discutable qu’il soit, a au moins le mérite pédagogique, auquel un formateur ne peut être insensible, de ne pas garnir la table du banquet de langoustes en plastique et de canards en carton.
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La vérité du chef. La peine qu’on fait au chef. La bonne volonté du chef mise à bout par les voyous. Le chef qui sanctionne malgré son grand cœur. Ce langage est terriblement daté. Ainsi parlait l’abbé du patronage morigénant les « voyous de la communale ». Ainsi parlaient les anciens, ces petits artisans du coin qui, pour fuir leurs acariâtres épouses, venaient lui donner un coup de main : au moindre dégât infligé à une chaise, ils se prenaient douloureusement la tête entre les mains en manifestant leur incompréhension. « Pas la peine de vous dévouer comme vous le faites, mon pauvre Robert ! » disait l’abbé. Et ils filaient tous les deux prendre l’apéritif. J’ai dix mois de moins que Jacques Chirac, c’est la première fois qu’un président se trouve être mon cadet, et je m’étonne de voir réapparaître le langage oublié de la gronderie. Comme à l’école. Comme à l’armée. Comme dans l’entreprise d’avant le management vicieux. Vraiment étrange, ce sentiment qui m’habite. Je suis presque touché. Tout cela n’était pas si mauvais, c’était mon enfance, ma jeunesse. Délicieuse nostalgie. Puis je me réveille. Comment est-ce possible ? Où faut-il avoir vécu pour ressortir ce langage ? Parmi les riches, bien sûr, dans la réussite et la satisfaction. Étrange, vraiment étrange. Est-ce antipathique ? Non. Même si je ne suis d’accord à peu près sur rien avec la politique de Nicolas Sarkozy. Il y a de la réalité là-dedans. Pas de vérité, mais du vérisme : ses concurrents n’ont ni l’un ni l’autre. Je repense à mes affrontements avec des patrons de petites entreprises familiales. Pour être dur, c’était dur. Et parfaitement inégal : je ne pouvais rien contre eux, mon sort était entre leurs mains. Ça gueulait très fort. Je ne me souviens pas d’avoir calé une seule fois : la seule vertu que je me reconnaisse. La détestation était réciproque et radicale, mais ils sentaient comme moi que nous ne nous parlions pas pour ne rien nous dire.
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Le langage de Robert et de l’abbé, langage de M. Pluche, langage de l’autorité sévère, bienveillante et souffrante, langage de l’autorité rédemptrice, est encore bien vivant. En régression, sans doute, mais vivant. On continue à parler sérieusement au nom de la loi, au nom de l’ordre, au nom de la vérité, au nom de Dieu, au nom de l’Entreprise. Mais il faut s’aveugler pour ignorer encore ce que cache ce langage, ce qu’il vaut, ce qu’il signifie, de quel couvercle il ferme les consciences et la vie sociale, ce qu’il laisse mijoter d’insatisfaction, d’infantilisme, de frustrations. Malins comme des singes, les managers ont flairé le danger et, comme d’habitude, ils ont truqué : un peu de choix subjectif dans l’obéissance vous dispensera de vous demander à quoi, au juste, vous obéissez. Manœuvre habile, manœuvre efficace : les apparences de la liberté et la réalité de l’irresponsabilité, voilà qui est bien séduisant. Personne n’est jamais très chaud pour changer son regard, pour recentrer en soi le principe de la responsabilité, pour refuser de sous-traiter sa pensée, de délocaliser sa sensibilité. Et pourtant, ce lent glissement de la parole, signe et instrument de l’idée nouvelle que l’humanité pourrait avoir d’elle-même, c’est cela la vraie modernité ; c’est en en sentant la beauté, la grandeur, l’âpre difficulté aussi, qu’on est moderne, qu’on est absolument moderne.
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Les banlieues, les quartiers, sont un des lieux privilégiés de ces changements. Elles en vivent la douleur, elles en manifestent la violence. Ce ne sont pas leurs supposés voyous qui font peur, c’est la négation obstinée et irrépressible qu’elles opposent, presque malgré elles et sans comprendre ce qu’elles font, à l’ordre de notre monde. Ce n’est pas ce qu’elles produisent qui est intéressant, c’est ce qui les travaille. Naturellement, on va tâcher de les subvertir : il sera bientôt enfantin, en banlieue, de devenir un poète remarqué ou un musicien commenté. Tentative inutile : on peut pourrir syndicats et partis, on ne pourrit pas les banlieues. Pourrir quoi, d’ailleurs ? Ce qui part d’elles, elles ne le savent pas plus que vous, bien moins même ! Pas de leaders à coffrer, pas de documents à saisir. Les banlieues sont la chance paradoxale de notre civilisation, une chance assurément tragique et plus que dangereuse, mais une vraie chance. Elles sont le seul endroit où les questions centrales de notre société soient vraiment posées : faut-il s’étonner si de telles questions, dans de tels lieux, naissent dans le chaos, la fureur, l’ignorance ? Sans les banlieues, tout, grosso modo, pourrait fonctionner tranquille. Tout le monde pourrait jouer le jeu. On réunirait un congrès pour expliquer que le roi n’est pas nu, ou que sa nudité n’est qu’un signe de sa liberté sexuelle. Impossible. Même silencieuses, même semoncées par les grands frères, même auscultées par les sociologues, même protégées par les CRS, même invitées à la télé, il y a les banlieues et elles cassent le jeu. Elles le cassent même à donf.
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De ce lieu de naissance, plein de cris et de sang, ils se servent de débarras pour leurs vieilleries, de banc d’essai pour leurs élucubrations. Ils vont s’y comparer, s’y rassurer sur leur bonheur, y tester leurs thèses, y éponger leurs ressentiments, y recycler leurs rêves tordus, y expérimenter leurs recettes d’amateurs. S’ils échouent, de toute façon, ce sera la faute des banlieues, n’est-ce pas ? Ils sont pourtant tellement moins hideux, les quartiers, que les bons sentiments qui les quadrillent. Eux, ils sont seulement terribles. Et le terrible, si l’on songe à Lautréamont, c’est l’ultime degré du beau.
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Par leur seule existence, les banlieues excitent tout le monde. Ces aimables sociologues qui y déambulent, ces honorables flics, ces bénévoles dévoués n’ont, j’en suis certain, aucune intention provocatrice. Pas plus que n’en avait probablement Nicolas Sarkozy lui-même dans la fameuse visite qu’il leur rendit. Mais il suffit d’un rien pour déchaîner le visiteur des quartiers. La violence latente ou possible, l’entremêlement du fantasme et de la réalité, la mythologie des rodéos, les gars qui tiennent les murs, les entrées d’immeubles, les caves, l’ennui majeur fracassé par les musiques hurlantes qui zèbrent l’architecture tarée, tout cela remue dans le visiteur un sentiment que chacun de nous connaît bien, entièrement dépourvu de violence, presque naturel, et que nos existences tiennent pourtant à distance. J’ai cherché quel nom lui donner, honnêtement cherché. J’ai trouvé que « l’insignifiance des choses » convenait bien. C’est un retraité de Colombey-les-Deux-Églises qui en parle au début de ses Mémoires. « L’insignifiance des choses, beau thème pour un colloque, cher confrère ! » « Mon cher ami, vous le traiterez mieux que moi. » Dans la banlieue, elle est là, elle sent fort et elle sent bon, l’insignifiance des choses, on la hume, on s’en pénètre, on en souffre, on en rit, on en meurt, on en jouit. Voilà pourquoi les plus gentils des sociologues, les plus paisibles des flics et même les présidents de la République, tout chamboulés dès qu’ils y mettent les pieds, se font provocateurs malgré eux. Ils s’y sentent menacés, silencieusement attaqués au plus vif. Citoyens-consommateurs, mes sœurs, mes frères, ne vivons-nous pas, chanceux que nous sommes, parmi les choses signifiantes ?
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Le mieux pour la banlieue serait qu’on n’y fasse rien. Ou le minimum : les services de base proprement assurés, un point c’est tout. Utopie. D’une part, parce que les services de neurologie ne pourraient accueillir tous ces bénévoles, tous ces penseurs, tous ces analystes, tous ces donneurs universels soudain décompensés et déprimés. D’autre part, parce que cela supposerait curable l’immense complexe de culpabilité qui fonde la modernité conquérante.
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Si je dis que les banlieues doivent servir à nous faire réfléchir sur nous-mêmes, je n’entends pas par là qu’elles doivent nous être une occasion de méditer lugubrement sur notre égoïsme de privilégiés, ni une invitation à nous réunir promptement pour fabriquer de nouveaux packages de procédures, de processus, de contenus de formation, de propositions d’éthique, de projets de vie, de bonnes paroles et de factures à la clef. Je ne dis rien d’autre que ce que je dis : elles doivent nous faire réfléchir sur nous-mêmes, voilà tout. « Le comte Mosca s’intéressait avant tout au bonheur du comte Mosca. » J’ai longtemps été surpris, et presque choqué, que Jacques Berque, dont la vie n’a été faite que d’attention aux autres, prenne un si grand plaisir à citer cette phrase de Stendhal. L’égotisme l’aurait-il tenté ? Non, c’est moi qui voyais mal. Ce que nous imaginons faire pour les autres est suspect si nous n’en sommes pas les premiers demandeurs et les premiers bénéficiaires. Ce qui n’a pas de nécessité pour nous, pourquoi cela en aurait-il pour les autres ? Les distributeurs de bonheur, de justice, de principes, toujours contraints de forcer le ton pour faire oublier ce qu’il y a de dérisoire et de compensatoire dans leur prétention, sont les ennemis intimes de la liberté. Ce que je peux « apporter » aux banlieues ? Autant que les autres : rien. Mais cette grande couronne de refus autour des villes, il m’importe de lui laisser faire en moi son chemin. La trace qu’elle y laissera, que je la repère ou non, me rapprochera de moi, et peut-être un peu plus.

(17 décembre 2007)

Après l’hiver

LE  MARCHÉ  XXXIII

Le temps du « tout à l’ego », dit joliment Régis Debray. Et d’en appeler au collectif. Illusion. Le collectif du « tout à l’ego », c’est l’égout collecteur.
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« On ne me fera jamais avaler, écrit Maurice Bellet, que ce monde d’hyperpuissance technique n’est pas un monde fondamentalement fou. » Tout n’est pas dit, et Bellet s’en doute, mais ce qui ne commence pas par ce constat élémentaire est dépourvu d’intérêt. Le mouvement de la modernité – management, communication, challenges, compassion, etc.- nous conduit dans la cour de l’hôpital psychiatrique. Et il ne suffira pas, pour conjurer cette menace, de répartir plus équitablement la folie. Sur ces bases, nous pouvons commencer à réfléchir, et d’abord sur nous-mêmes. Car la fêlure sociale fêle chacun d’entre nous, ou révèle ses failles. Difficile et peu confortable, cette expérience irrécusable est finalement bénéfique. Plus il triche avec la question du sens, plus le monde moderne nous oblige à nous la poser, et de la façon la plus personnelle qui soit. Plus il nous isole, plus il nous conduit à nous demander ce qui nous unit vraiment.
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Pour sortir de soi, y entrer. Pour y entrer, en sortir.
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Les affaires du couple présidentiel ne me concernent ni ne m’intéressent davantage que celles d’un technicien et d’une secrétaire, mais les signes sont à tout le monde. J’en vois un dans le départ de Cécilia Sarkozy. Elle aurait pu rester. L’époque est assez tolérante pour ne pas interdire aux locataires de l’Élysée d’y concilier obligations officielles et liberté individuelle. L’épouse du président aurait pu justifier un choix différent par la tradition, ou par quelque passion des bonnes œuvres. Il n’est pas sans signification qu’une personne en vue mette ainsi à distance les prestiges du pouvoir. Alors même qu’il a investi comme jamais tous les secteurs de l’existence, le pouvoir perd de sa transcendance. Au sens que François Perroux donnait au mot quand il l’appliquait à l’argent, le pouvoir est en voie d’être dés-honoré, c’est-à-dire découplé de l’idée d’honneur. Certes, il n’est pas devenu infamant. Sage, il est toujours digne de respect ; mais on ne lui reconnaît plus une valeur intrinsèque. J’apprécie que cette mise à distance vienne d’une femme. Si j’étais femme, la place que les hommes m’interdisent de conquérir, je la prendrais de force. Et, trois jours après, je partirais sur la pointe des pieds, ayant ainsi prouvé qu’une femme vaut un homme et que le pouvoir n’est pas le meilleur des plans : grand chelem. « Pas si facile, diront les copines, il faudra que tu fasses tes preuves ! » Moi ? Non. Pourquoi ? « Sinon on dira… » Ce qu’on voudra.
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Maud Fontenoy m’aurait-elle lu avant que je n’écrive ? Elle ne sera pas ministre. Femme libre, toujours tu chériras la mer !
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Ma méfiance à l’égard du pouvoir n’est pas la conséquence d’un présupposé anarchiste, mais d’une simple observation : qu’il les étreigne passionnément ou feigne de les contester, le pouvoir ne peut guère, aujourd’hui, qu’accorder sa volonté à celle des forces aveugles qui le déterminent. Il ne s’agit pas seulement des intérêts économiques, mais de la vision délirante des relations humaines, sociales, internationales qui constitue la modernité. C’est cette logique qu’il faudrait mettre en cause : aucun pouvoir politique n’en est capable. De nos jours, à quelque sincérité qu’on aspire, exercer le pouvoir, c’est faire semblant. D’où vient sans doute l’aspect si nettement compensatoire de l’exercice. Du pathologique « tout est possible », négateur de la condition humaine, à la mise en scène de soi-même dans le rôle du chef, tout est forcément ersatz, spectacle, rideau de fumée ; rien n’a d’autre but que de faire oublier le plus agressivement possible une impuissance première. Je ne vois pas qu’il soit un handicap pour un homme ou pour une femme de notre temps de ne pas accéder au pouvoir ; à mes yeux, c’est une chance. Pour les générations actuelles, pour les suivantes peut-être, rien d’utile ne passera par le pouvoir parce que rien de sérieux ne changera dans le monde sans une souveraine et très hypothétique exigence de la liberté humaine. À cela, la force des faibles libres travaille moins mal que la faiblesse des forts enchaînés. Aucun nouveau visage de l’humanité ne se prépare aujourd’hui au sein d’aucun pouvoir ni d’aucun contre-pouvoir. Fausses pistes.
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Ils sortent d’une réunion. Ils viennent d’y sauver la planète. Ont-ils vu Miracle à Milan ?
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À mon retour d’Algérie, en 1961, pour panser, comme tant d’autres, quelques blessures de l’âme, j’ai pris rendez-vous chez un neurologue de l’île Saint-Louis. J’ai encore dans l’oreille les mots qu’il sut trouver et qui m’apaisèrent. Mais, plus encore que de ses mots, je me souviens de la salle d’attente où l’on me fit patienter. Ce médecin en avait fait une cabine de navire. Malles, hublots, cartes et instruments de navigation, élégantes gravures de paquebots, tout y était invitation au voyage, affirmation du voyage. À peine y étais-je entré que je me rappelais que quelque chose, d’où je venais, existait avant mon angoisse et que quelque chose, où j’allais, lui survivrait. Ce tourment qui me dévorait était un bouchon sur la mer. En quelques instants, mon attention se détourna de ses imprévisibles et absurdes soubresauts, dont je m’escrimais en vain à chercher la logique, et s’accorda en souriant à l’océan qui le portait. Rendre quelqu’un à lui-même, c’est le rendre à l’océan. Comment rend-on une société à l’océan ?
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« Je suis un homme du passé et de l’avenir lointain ». dit Pierre Legendre. Dépossession, indifférence chaleureuse, grâce du bonheur. J’ai dû sentir cela un instant en quittant pour toujours mon neurologue navigateur. Les points de croissance, dit le président de la République, j’irai les chercher avec les dents. Les points. De croissance, ou de rugby. Ou de foot. L’homme du foot est le plus explicite des trois, ou le plus douloureux. Les points. « Tout le reste est littérature », ajoute-t-il d’une voix lugubre. Il se déteste de raconter ces âneries, il veut que tout le monde le sache. Faites-lui signe que vous l’avez deviné, des tombereaux de raisons objectives vous dégringoleront sur le crâne, fourrées de valeurs naturellement. Marquer des points, voilà le sens de la vie, l’honneur de l’humanité, sa mission sacrée ! Des points pour le fric, des points pour le pouvoir, des points pour la bienfaisance, des points pour la justice, des points pour mon image, des points pour la gloire, des points pour mon cul, des points pour mon gang, mon parti, ma culture, ma révolte. La même histoire, tout ça, aveugle et inerte : surtout pas de faille dans ma motivation, pas de contradiction dans mon être, pas de nœuds à ma chaîne ! Surtout que je ne soit pas un autre ! Le confort du tank.
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L’écrivain, pensait Camus, ne doit pas être au service de « ceux qui font l’Histoire », mais de « ceux qui la subissent ». Pour être d’accord, je veux une précision : « ceux qui la subissent et lui résistent ». Je ne peux avoir de sympathie pour le vigile ou la caissière du supermarché qui jouissent d’emmerder une pauvre vieille dont le cabas a sonné ; je ne peux, à cet instant, voir en eux des victimes. Et si, quand on ne le lui demande pas, la vieille en question jouit d’ouvrir son sac tout grand en glapissant qu’elle n’a rien à cacher, je ne peux ressentir pour elle qu’une pitié écœurée. Ce qui pèse sur ces trois-là et les pousse à ces comportements lamentables, je ne l’oublie pas un instant. Je ne sais pas mesurer leur responsabilité, je n’ai pas la charge de leur conscience, je ne suis pas leur procureur. À leur place, peut-être ne ferais-je pas mieux, ou ferais-je pire. N’importe. C’est en tant qu’ils résistent, même difficilement, même chichement, à ce qui les accable, et non pas en tant qu’ils le subissent, que je suis à leur service. Sinon, je jouis moi-même hypocritement d’une supériorité que j’ai entièrement agencée ; ils deviennent mes protégés, ils ne sont plus mes égaux. Ma vilaine indulgence intéressée les méprise. Je suis un tyran ou, ce qui revient au même, un esclave d’esclaves : mon amitié pour autrui ne peut me contraindre à cela. Les pressions cruelles qui pèsent sur les faibles et les pauvres leur sont souvent moins lourdes à porter que l’aveugle bienveillance qui, d’emblée, les dédouane de l’obligation d’être courageux, les exonère de tout rêve d’héroïsme. J’ai assez entendu dans la bouche des petits, des moyens et des grands l’abominable « Que voulez-vous que je fasse ? » ou l’odieux « Je n’y peux rien » pour que la graisse de ma compassion ait eu le temps de fondre. Dans l’entreprise ou ailleurs, l’apparente piété des causes sert surtout à exalter l’importance de ceux qui les proclament ; leur dictatoriale bonté incite les malheureux à penser qu’ils n’ont ni les moyens, ni peut-être le droit, de se défendre eux-mêmes, que leur existence est vouée à osciller entre ceux qui les menacent et ceux qui les libèrent, que leur sort se joue dans les conseils d’administration jumeaux de leurs bourreaux et de leurs sauveurs. L’écrasante, l’effrayante responsabilité des riches et des puissants, loin d’annuler celle des pauvres et des faibles, la leur désigne au contraire comme leur chance et leur salut. Le privilège d’irresponsabilité des pauvres a été inventé par des gens qui, pour mieux les tenir, commencent par leur ôter leur arme la plus glorieuse.
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Père-Lachaise. Humidité, grisaille. À deux pas du crématorium, sur la tombe de Charles-Léopold Mayer, je lis : « L’homme ne vaut que par le progrès. » Oui. Non. Peut-être. Ne rien en penser, ça embête mes surfaces ; au fond, ça me fait plaisir.
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Train de banlieue. Trois adolescentes hyperpomponnées, pieds sur la banquette. L’une des trois enlève ses chaussures, les fourre parmi ses cahiers dans son cartable, d’où elle tire une autre paire de godasses et une feuille de papier. « Quinze lignes pour résumer ça, dit sa copine, elle est dingue, la prof ! J’lui en fais dix, et c’est marre ! » Ça, c’est un texte d’un immense auteur contemporain, Grand corps malade. La prof a dû bouquiner sa sociologie. Et sa pédagogie : elle part des centres d’intérêt des élèves. Hélas ! Deux des trois gamines ignorent tout du génie en question. Pas grave, ça ne les empêche pas de se peinturlurer les yeux. « On va mettre que c’est vachement actuel, hein, les mecs des quartiers, tout ça… » Ainsi se construisent les tanks. Je n’a qu’une chose à faire : se ressembler. Lamartine ou Marot, vous comprenez, c’est trop différent d’elles, le courant d’air les enrhumerait. Délit de non initiante.
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Ex-fan des sixties. Le temps peut passer, la chanson de Gainsbourg et la voix de Jane Birkin m’emportent toujours dans le même sentiment étrange, la nostalgie de la nostalgie. La petite Baby Doll qui dansait si bien le rock’n’roll, je ne l’ai jamais connue, ni aucune de ses grandes sœurs des fifties. Rien n’est plus lourd, plus désolant et ne se paye plus cher qu’une jeunesse trop sérieuse ; c’est un patrimoine d’ennui. Lot de consolation : la nostalgie de la nostalgie est moins triste que la nostalgie tout court. Rien ne l’use, ne la déçoit, ne la décourage.
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Les déprimes, les suicides, mais aussi les films, mais aussi Pierre Legendre qui entre en lice et renvoie les techniciens de surface à leurs bavardages : la propagande managériale, pour la première fois, est sérieusement harponnée. Réjouissons-nous en, mais observons surtout ce qu’elle oppose à ces attaques inédites. Pas question pour les managers de mettre en cause le moindre article de la Doctrine infaillible dont ils sont les hérauts, les prophètes, les prêtres. Si dysfonctionnement il y a, ce ne peut être la faute des penseurs ni des top managers, mais celle du terrain, des petits dirigeants, des cadres, de tous ceux qui ont une responsabilité immédiate sur les travailleurs. De pieuses critiques s’abattent sur ces responsables dont la balourdise, le manque d’humanité, l’incurable ignorance de la psychologie et, surtout, le défaut d’attention à l’égard de l’évolution des mentalités portent préjudice à l’image des entreprises et à la cause sacrée de l’économie mondialisée. S’ils ne veulent pas qu’on en vienne à leur liquidation pure et simple, ces irresponsables irréfléchis devront faire amende honorable et intégrer à leurs mœurs professionnelles la prise en compte de la dimension morale de l’entreprise. Cette réaction est typique de la goujaterie managériale : elle fait sienne une revendication de la conscience, puis la retourne à son profit dans un sens exactement opposé à celui qu’attendent le bon sens, la raison et l’intérêt général. Les travailleurs étaient tenus jusqu’à présent par le salaire, le chantage au licenciement, les prestiges de la modernité, les fantasmes de puissance, les promesses de réussite. Cette nouvelle exigence morale – gageons qu’on parlera bientôt de la NEM, la nouvelle entreprise moralisée – va aggraver leur sujétion. Ils devaient mettre en adéquation avec l’entreprise leurs pensées et leurs actes : c’est leur conscience qu’ils reconsidéreront désormais à la lumière de l’efficacité. L’entreprise sera leur mère et leur maîtresse, mater et magistra comme disait une encyclique. Ainsi naîtra un cléricalisme d’affaires généralisé dont les ouailles seront dressées à fournir constamment des gages de leur piété. Cette compétition de moralité ne manquera pas de fournir mille et une occasions de jalousie, d’espionnage, de délation, de haine, de guerre : le management ne sait pas faire autre chose. Ce qu’on appelait naguère la Grâce se servait de toute faiblesse, de toute erreur, de toute faute pour exhausser l’être humain. Le management, son contraire, sa dénaturation grotesque, se sert de toute faiblesse, de toute erreur, de toute faute, pour l’humilier davantage. Pourquoi ? Pour permettre aux patrons de multiplier leurs revenus par quarante plutôt que par quatre, comme on le fait si petitement à Air-France ? Pas surtout, pas d’abord. Par méchanceté ? Pas surtout, pas d’abord. Pour assurer le triomphe de la Cause ? Plaisanterie. Sauf si, sous les pompeuses âneries qu’on rabâche, on flaire l’odeur de la joie de descendre, ce goût de néant, cette décréation dont sont objectivement complices tous ceux qui en veulent à la vie, à leur vie.
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Exemple. Un professeur américain de management à la Stanford Engineering School, Robert Sutton, vient d’enrichir sa religion d’une pratique inédite, la recherche du « coût total des sales cons. » Jean-Michel Dumay, qui nous rapporte la nouvelle dans Le Monde, cite un fort sérieux article de la Harvard Business Review dans lequel cet expert s’ouvre du généreux projet qui lui a fait écrire un « petit guide de survie face aux connards, despotes, enflures, harceleurs, trous du cul et autres personnes nuisibles qui sévissent au travail ». Il paraît que ce texte est disponible en français. Tant pis. L’essentiel est de comprendre que le distingué M. Sutton n’est pas un manager contestataire, encore moins un manager révolté, même pas un manager atypique, atrabilaire, provocateur. Non. M. Sutton est un manager, un bon, un très bon, un excellent manager. Cette violence, c’est cela le management, rien d’autre. Attentif, sérieux, méthodique, organisé, discipliné, soucieux de réussir, M. Sutton la déploie là où il le faut, quand il le faut, comme il le faut. Car le management, comme le dit le titre du beau papier que Philippe Petit a consacré, dans Marianne, à un DVD de Pierre Legendre, Dominium mundi – L’empire du management, que j’enrage de n’avoir pas encore réussi à me procurer, le management, c’est la guerre.
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On connaît le propos de Pierre Legendre. Le Management mondialisé, à quoi il accorde la majuscule, ressemble beaucoup à l’Occident chrétien du Moyen Âge qui, fort de l’arme décisive que lui fournit le droit romain, construisit la certitude folle de son dominium mundi, de sa « propriété du monde ». Chez un penseur de cette taille, n’importe qui trouve à rêver à son aise. Je pose un instant mon livre. Me voici à Alger, en 1959. Plusieurs anciens étudiants cathos du Centre Richelieu s’y trouvent affectés, généralement comme officiers. C’est du Legendre. Étudiants, on leur a expliqué, en se fondant sur le thème évangélique du surcroît, qu’outre les mérites spirituels qu’elle leur vaudrait, leur piété trouverait sa récompense dès cette terre : un bon emploi, une bonne surface sociale. Cette assurance leur permet d’apporter la même ferveur légaliste, sèche, raisonneuse, à leur prosélytisme religieux et à leurs convictions politiques. Le monde leur appartient deux fois. Ils en ont le dominium catholique, ils en ont le dominium de la puissance occidentale, ce qui, dans le climat de l’Algérie d’alors, les oblige, quand il est question de la torture, à des contorsions casuistiques qui me semblent parfois plus hideuses et plus inhumaines encore que les pires brutalités. Ils ont fait du christianisme un système idéologique bardé d’une rationalité technocratique glaciale. Ils n’hésitent pas à l’enfermer dans des sigles. Un officier de marine juriste parle du « P.O. » pour désigner ce péché originel qui est la sainte justification de l’aveuglement où il s’enferme. Plus que par le christianisme dont ils se veulent les missionnaires ou par la puissance occidentale dont ils s’imaginent les représentants, leur cœur semble dominé par une orgueilleuse soumission à une force sévère, immarcescible, altière. J’ai rencontré depuis, il est vrai, bien d’autres versions de ce désir de dominium.
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Je n’avais pas de bonnes raisons de fréquenter le Centre Richelieu. Je n’y faisais certes rien de honteux mais ma place, je le sentais, n’était pas là. Pas un crime : une fausse note dont je ne garde pas un bon souvenir et qui me met toujours du côté des gens à qui des censeurs, faute probablement de sentir leur propre vie assez dense, demandent des comptes sur certains épisodes de leur existence. Même s’ils ne sont pas de mes amis, je prends toujours le parti de ces suspects. Pourquoi, à certains moments, on agit contre soi, contre son intelligence, contre son cœur, contre son instinct, ce n’est pas à de vilains oiseaux qu’on explique cela.
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Maigret et l’affaire Saint-Fiacre : Jean Delannoy, 1959. L’illustre commissaire enquête sur un meurtre survenu dans le château dont son père avait été le régisseur. Le jeune comte de Saint-Fiacre est un personnage léger que le drame et la brusquerie bienveillante de Maigret font mûrir. Pour l’enterrement de sa mère, la vieille comtesse assassinée, il a revêtu un costume solennel.  « Comment me trouvez-vous dans la redingote de mon père ? », souffle-t-il à Maigret. C’est la dernière scène du film, et la dernière réplique de Gabin : « À votre place, répond-il. Pour la première fois. » Cette réponse assez peu révolutionnaire m’enchante. Le cinéma des années quarante, que je connaissais par cœur, doit y être pour quelque chose. Riches ou pauvres, héros ou voyous, les personnages habitaient si profondément leur rôle qu’ils le faisaient oublier, ôtant tout intérêt, et presque toute réalité, aux comparaisons. Ils me suggéraient que chaque situation humaine pouvait s’élargir jusqu’à l’infini de la profondeur, de la largeur, de la hauteur ; que chacune était à la fois pesante et légère. Danielle Darrieux dans une belle demeure ou Ginette Leclerc dans un beuglant : même transcendance de l’humain. Transcendants les aristos, transcendants les prolos. Tous et toutes me conduisaient, par des voies toujours merveilleusement nouvelles, à la même bouleversante découverte de ce qui les habitait tous et toutes, et donc m’habitait aussi. Gosse de banlieue, je voyais bien ce qui me ressemblait ou non. Mais, par la grâce du cinéma, ce que je reconnaissais me devenait aussi étranger que ce que je découvrais. Le cinéma m’enseignait que je ne serais jamais ce que j’imaginerais être, que j’habiterais toujours l’incertain, le discutable, le confus, l’immature. Si, du moins, j’avais le courage d’y demeurer, si je ne ramassais pas dans quelque poubelle dorée les frusques des autres, si je ne me distribuais pas à moi-même mon rôle.
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« J’ai été bouleversé au plan humain », déclare le témoin d’une injustice. Sur les autres plans, ça allait ?
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Alexis Grüss. On lui parle des créateurs. Il répond que, pour lui, il n’y en a qu’un ; les autres ne font que recoller des morceaux. Et l’argent ? Bien pratique pour faire les courses, reconnaît-il. Je suis content.
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Depuis les dernières élections, je rumine une certaine séquence de l’information matinale sur France-Inter. Invités à donner leur point de vue sur la façon dont la station avait rendu compte de la campagne, des auditeurs reprochaient aux journalistes une certaine partialité. Ces derniers s’en défendaient vigoureusement : leur indignation ne me semblait pas feinte. J’écoutais de toutes mes oreilles ; je ne trouvais trace de mauvaise foi ni chez les uns ni chez les autres. Et j’observais que, peu à peu, ce qui avait commencé par une altercation devenait une sorte de silence à deux voix. On continuait à faire du bruit sur l’antenne mais, des deux côtés, les arguments devenaient moins convaincants, les reproches moins vifs. Il survient rarement, ce miracle de la bonne foi qui conduit au silence, au brouillage des idées toutes faites, au partage inattendu d’une certaine stupeur. Je cite de mémoire un propos de Lacordaire qui me vient de Jean Guitton : « Lorsque je discute avec mon interlocuteur, je ne me soucie pas de le convaincre d’erreur, mais de m’unir avec lui dans une vérité plus haute. » Plus haute, on l’a noté : ni négociée, ni consensuelle. Je pensais à cela, l’autre jour, dans ce joli restaurant où un ami m’invitait. La pluie qui tambourine sur les vitres, la salle si douillette, le vin, le service discret, avec juste la pointe d’ostentation qu’il faut, l’oreille patiente de mon hôte : refaire le monde est si délicieux, si gratifiant ! Mais, dans ces cas-là, il ne faudrait jamais jeter un coup d’œil sur les autres tables. Au même instant, on y prophétise aussi dur, on s’y prend pareillement à témoin, on y baisse la voix quand arrive le serveur. Au même instant, la même indignation, les mêmes mises en garde, les mêmes certitudes ou la même apocalypse que scelle ou nuance une gorgée de Morgon. Comme on passe facilement du charme à l’horreur, de la vie à la mort ! Comme elles disparaissent vite, les idées généreuses, dans l’épuisette des jours ! Miracle à Milan encore : ces notables en lourds manteaux de fourrure dont la parole devient un aboiement. Nous traînons de la mort avec nous ; gueuler plus fort qu’elle ne la fera pas taire. Silence, silence ! Le moins de bruit possible.
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Écrire, n’est-ce pas faire du bruit pour rien? Cela peut être aussi un rôle, écrire, un rôle pour s’écarter de soi-même. Une activité noble à disposition, quoi de mieux pour s’enfuir ? On vous lit ? C’est délicieux ! On ne vous lit pas ? Plaisir plus rare ! Vrai. Mais on peut dire cela de tout. Tout est rôle, rien n’est rôle. Vous êtes embarqué, comme dirait M. Bébéar, qui prend Pascal pour un consultant d’AXA.
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Aristocratie ? Élite ? Réseaux ? Aucun mot ne convient pour désigner ce que je désire de tout mon cœur. Des gens venus de partout, sans curiosité pour le pouvoir, l’argent, les diplômes, la gloire, la sécurité, affiliés à rien, attroupés dans aucune confrérie mais heureux de n’être pas seuls, des gens modestes et rieurs, différents mais indifférents, unis par le même projet de n’en avoir aucun, vivants et patients. Mais ai-je besoin de désirer cela ? Ça existe, ça m’attend, ça m’appelle.
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Le haut-parleur de la gare m’invite à prendre garde au passage d’une « circulation rapide ». De quoi s’agit-il ? Un convoi exceptionnel, nucléaire ? La reine d’Angleterre se promène ? C’est pour une superproduction ? Sarko vérifie les rails ? Non. C’est ce que les vaches et moi appelions jusqu’à présent un train, un brave train avec une loco, des wagons et des gens dedans. Cette circulation rapide m’inflige une petite blessure inutile, une de celles qui ont le plus de mal à cicatriser, une de celles qui dégoûtent. Le type qui a inventé ça mérite de circuler, et rapidement.
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Dans Lettres, cette belle revue qui défend si bien la langue française, une citation de Diderot, tirée de sa Lettre sur le commerce de la Librairie, où il fonde le principe du droit d’auteur : « Quel est le bien qui puisse appartenir à un homme, si un ouvrage d’esprit, le fruit unique de son éducation, de ses études, de ses veilles, de son temps, de ses recherches, de ses observations, si les plus belles heures, les plus beaux moments de sa vie, si ses propres pensées, les sentiments de son cœur, la portion de lui-même la plus précieuse, celle qui ne périt point, celle qui l’immortalise, ne lui appartient pas ? » Hélas ! Quelque chose me dit que c’est cela, précisément, qui lui appartient le moins. Ce qui ne signifie pas que d’autres doivent s’en emparer, encore moins l’État. De gros tirages m’auraient-ils fait changer d’avis ? Je ne le pense pas. L’argent est le seul domaine de mon existence où l’instinct marche bras dessus bras dessous avec la raison. Comme beaucoup de gens aujourd’hui ; mais, chez eux, ils marchent dans l’autre sens.
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Pas de voiture ce matin. Pour atteindre Sens, première étape, j’ai droit, moyennant deux euros, au car de ramassage des collégiens. Dans chaque village, il butine quelques  ados qui l’attendent dans la nuit. Bonjour poli au chauffeur, qui répond à chacun. Que ces enfants sont bien élevés ! Une fête. Un pépiement gai, des rires sans malice, un essaim de confidences. Au fond du car, des petits couples se forment. « Monsieur, crie un garçon au chauffeur, vous pouvez éteindre un peu la lumière, s’il vous plaît ? » La jeunesse du monde. J’en oublie mes rhumatismes. À Sens, ce sera une autre affaire : le train. Il n’y peut rien, le pauvre, mais que c’est laid, que c’est triste, que c’est lourd, que c’est décourageant, cette circulation rapide de travailleurs en marche vers leur épanouissement par le développement économique et la démocratie moderne ! De pauvres gens écrasés qui, à chaque instant, peuvent devenir méchants. Ces quatre-là tapent le carton ; on dirait qu’avec chaque carte, ils abattent un peu de leur vie. Dans dix ans, les gamins et les gamines du car seront ici. Au mieux. Rêveront-ils encore de leur adolescence ? À qui demanderont-ils de rallumer les lumières ?
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La pub pour les pros dans laquelle les entreprises encore un peu publiques gaspillent notre argent n’a l’air d’étonner personne. Les cadres supérieurs qu’elle ridiculise ne protestent pas. S’accommodent-ils de l’image grotesque qu’on donne d’eux ? Plus aucune réaction ? Capitulation en rase campagne ? Fierté à zéro ? Et les patrons ? C’est pour produire de telles âneries qu’ils ont fait des études supérieures, préparé les grandes écoles, fréquenté les élites, strip-teasé leur culture dans les dîners ? Allons, je suis injuste. Me vautrer dans un fauteuil de première classe en feuilletant un contrat, voilà un idéal qui, si on me l’avait proposé à vingt ans, m’aurait puissamment aidé à choisir mon destin : je me serais fait socio-psychiatre. Voudraient-ils décourager la jeunesse ? Pas impossible. L’inconscient est parfois plus sympa qu’on ne le croit. Ils disent aux jeunes ce qu’ils n’ont plus le courage de se dire à eux-mêmes : « Ne te lance pas là-dedans, mon petit gars, c’est dégueu ! » Le problème, c’est que, si le petit gars finit président d’une Université, le classement de Shanghai flanquera ses nuits en l’air, et ses beaux rêves avec.
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J’ai bien connu dans ma jeunesse le Cardinal Lustiger. Je ne sais rien de son successeur. Il vient d’expliquer que l’Église, c’est d’abord le peuple chrétien, non pas les « cadres » que sont les évêques ou les curés. Image troublante. Les paroissiens sont la première ressource de l’Église ? Comme les travailleurs la première richesse de l’entreprise ? Après Marx et le MEDEF, les cathos reprennent au refrain. Saint Management, priez pour nous ! Mal barré.
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En cette période de débats socialistes, François Hollande explique, dit-on, qu’il faut laisser dégorger les escargots. Une boutade, bien sûr, une boutade ! Mais qui le réconcilie, au moins sur ce point, avec Ségolène Royal : elle ne préconisait rien d’autre. Et non seulement avec elle : avec à peu près tout ce qui fait semblant de penser la vie démocratique. Exprimez-vous pour que je décide. Exprimez-vous pour que je vous tienne. Bien sûr, après une vie consacrée à la formation, il serait fâcheux que je me montrasse trop naïf. Il y a du déchet, et beaucoup, quand tout le monde se met à parler ; il y a de la sottise, de l’ignorance, du parti pris, du ressentiment. Il est très facile d’interpréter, d’ironiser, de faire le savant distancié ; cette sémiologie-là est à la portée du premier nigaud. Mais on peut faire autrement. On peut accepter que la bêtise des autres donne la mesure de la sienne propre, moins apparente naturellement, masquée par le talent, les formules, la tchatche. On peut vouloir communier, antérieurement à toute bêtise et à toute passion, dans le simple sentiment d’une existence partagée, d’une faiblesse semblablement désirante, d’une volonté identiquement équivoque. Dans ces cas-là, dégorgés de leur vanité et de leur manie d’imiter les importants, les escargots, à leur insu, prophétisent superbement.
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Dans à peu près tous les domaines, je me sens aux antipodes des choix du gouvernement actuel et de celui qui les inspire. Et pourtant, je ne suis pas pressé, pas pressé du tout, de voir arriver une éventuelle alternance, si tant est qu’elle soit concevable. Familier des blocs opératoires, j’ai une immense admiration pour les chirurgiens. « Allez, Monsieur, vous prenez votre courage à deux mains, et on y va. » Le cancer de notre vie collective est sous nos yeux : Nicolas Sarkozy ne l’a pas inventé. C’est un mal ancien, profond, multiforme, pervers, insaisissable. Il touche à tout ce qui est essentiel, à tout ce qui est vivant. On ne le guérira pas de sitôt ; mais on peut essayer de le comprendre un peu, admettre qu’il est là, s’avouer qu’il nous ronge. On peut peut-être même commencer à se déprendre de ce qui le favorise. Le premier résultat de l’alternance socialiste serait, à mon sens, de refermer la plaie sur le cancer et de caresser la cicatrice avec des onguents humanistes : je ne souhaite pas cette régression. Bien sûr, on peut raisonner autrement ; je ne me battrai pas longtemps sur ce terrain. L’important est moins ce qu’on pense, ce qu’on dit, ce qu’on défend que le niveau auquel on fait retentir sa pensée, sonner sa parole. Pour ma part, je ne conseillerais jamais à un jeune de se faire le vendeur de la modernité, même si elle ne produit pas que des mauvaises choses ; et pas plus, même si c’est très souvent nécessaire, de se donner pour mission de l’épouiller de ses injustices. Vendre et dénoncer procèdent du même esprit de certitude et de possession, de la même logique de forteresse, de tank. Autre chose nous sollicite, autre chose est plus urgent. Habiter le vide que le lent glissement du pouvoir laisse entrer dans la conscience ? Apprendre un abandon qui ne soit pas démission ? De point en point, de tache en tache, esquisser ce que sera le visage du monde après l’hiver ?

(8 novembre 2007)