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Après l’hiver

LE  MARCHÉ  XXXIII

Le temps du « tout à l’ego », dit joliment Régis Debray. Et d’en appeler au collectif. Illusion. Le collectif du « tout à l’ego », c’est l’égout collecteur.
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« On ne me fera jamais avaler, écrit Maurice Bellet, que ce monde d’hyperpuissance technique n’est pas un monde fondamentalement fou. » Tout n’est pas dit, et Bellet s’en doute, mais ce qui ne commence pas par ce constat élémentaire est dépourvu d’intérêt. Le mouvement de la modernité – management, communication, challenges, compassion, etc.- nous conduit dans la cour de l’hôpital psychiatrique. Et il ne suffira pas, pour conjurer cette menace, de répartir plus équitablement la folie. Sur ces bases, nous pouvons commencer à réfléchir, et d’abord sur nous-mêmes. Car la fêlure sociale fêle chacun d’entre nous, ou révèle ses failles. Difficile et peu confortable, cette expérience irrécusable est finalement bénéfique. Plus il triche avec la question du sens, plus le monde moderne nous oblige à nous la poser, et de la façon la plus personnelle qui soit. Plus il nous isole, plus il nous conduit à nous demander ce qui nous unit vraiment.
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Pour sortir de soi, y entrer. Pour y entrer, en sortir.
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Les affaires du couple présidentiel ne me concernent ni ne m’intéressent davantage que celles d’un technicien et d’une secrétaire, mais les signes sont à tout le monde. J’en vois un dans le départ de Cécilia Sarkozy. Elle aurait pu rester. L’époque est assez tolérante pour ne pas interdire aux locataires de l’Élysée d’y concilier obligations officielles et liberté individuelle. L’épouse du président aurait pu justifier un choix différent par la tradition, ou par quelque passion des bonnes œuvres. Il n’est pas sans signification qu’une personne en vue mette ainsi à distance les prestiges du pouvoir. Alors même qu’il a investi comme jamais tous les secteurs de l’existence, le pouvoir perd de sa transcendance. Au sens que François Perroux donnait au mot quand il l’appliquait à l’argent, le pouvoir est en voie d’être dés-honoré, c’est-à-dire découplé de l’idée d’honneur. Certes, il n’est pas devenu infamant. Sage, il est toujours digne de respect ; mais on ne lui reconnaît plus une valeur intrinsèque. J’apprécie que cette mise à distance vienne d’une femme. Si j’étais femme, la place que les hommes m’interdisent de conquérir, je la prendrais de force. Et, trois jours après, je partirais sur la pointe des pieds, ayant ainsi prouvé qu’une femme vaut un homme et que le pouvoir n’est pas le meilleur des plans : grand chelem. « Pas si facile, diront les copines, il faudra que tu fasses tes preuves ! » Moi ? Non. Pourquoi ? « Sinon on dira… » Ce qu’on voudra.
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Maud Fontenoy m’aurait-elle lu avant que je n’écrive ? Elle ne sera pas ministre. Femme libre, toujours tu chériras la mer !
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Ma méfiance à l’égard du pouvoir n’est pas la conséquence d’un présupposé anarchiste, mais d’une simple observation : qu’il les étreigne passionnément ou feigne de les contester, le pouvoir ne peut guère, aujourd’hui, qu’accorder sa volonté à celle des forces aveugles qui le déterminent. Il ne s’agit pas seulement des intérêts économiques, mais de la vision délirante des relations humaines, sociales, internationales qui constitue la modernité. C’est cette logique qu’il faudrait mettre en cause : aucun pouvoir politique n’en est capable. De nos jours, à quelque sincérité qu’on aspire, exercer le pouvoir, c’est faire semblant. D’où vient sans doute l’aspect si nettement compensatoire de l’exercice. Du pathologique « tout est possible », négateur de la condition humaine, à la mise en scène de soi-même dans le rôle du chef, tout est forcément ersatz, spectacle, rideau de fumée ; rien n’a d’autre but que de faire oublier le plus agressivement possible une impuissance première. Je ne vois pas qu’il soit un handicap pour un homme ou pour une femme de notre temps de ne pas accéder au pouvoir ; à mes yeux, c’est une chance. Pour les générations actuelles, pour les suivantes peut-être, rien d’utile ne passera par le pouvoir parce que rien de sérieux ne changera dans le monde sans une souveraine et très hypothétique exigence de la liberté humaine. À cela, la force des faibles libres travaille moins mal que la faiblesse des forts enchaînés. Aucun nouveau visage de l’humanité ne se prépare aujourd’hui au sein d’aucun pouvoir ni d’aucun contre-pouvoir. Fausses pistes.
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Ils sortent d’une réunion. Ils viennent d’y sauver la planète. Ont-ils vu Miracle à Milan ?
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À mon retour d’Algérie, en 1961, pour panser, comme tant d’autres, quelques blessures de l’âme, j’ai pris rendez-vous chez un neurologue de l’île Saint-Louis. J’ai encore dans l’oreille les mots qu’il sut trouver et qui m’apaisèrent. Mais, plus encore que de ses mots, je me souviens de la salle d’attente où l’on me fit patienter. Ce médecin en avait fait une cabine de navire. Malles, hublots, cartes et instruments de navigation, élégantes gravures de paquebots, tout y était invitation au voyage, affirmation du voyage. À peine y étais-je entré que je me rappelais que quelque chose, d’où je venais, existait avant mon angoisse et que quelque chose, où j’allais, lui survivrait. Ce tourment qui me dévorait était un bouchon sur la mer. En quelques instants, mon attention se détourna de ses imprévisibles et absurdes soubresauts, dont je m’escrimais en vain à chercher la logique, et s’accorda en souriant à l’océan qui le portait. Rendre quelqu’un à lui-même, c’est le rendre à l’océan. Comment rend-on une société à l’océan ?
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« Je suis un homme du passé et de l’avenir lointain ». dit Pierre Legendre. Dépossession, indifférence chaleureuse, grâce du bonheur. J’ai dû sentir cela un instant en quittant pour toujours mon neurologue navigateur. Les points de croissance, dit le président de la République, j’irai les chercher avec les dents. Les points. De croissance, ou de rugby. Ou de foot. L’homme du foot est le plus explicite des trois, ou le plus douloureux. Les points. « Tout le reste est littérature », ajoute-t-il d’une voix lugubre. Il se déteste de raconter ces âneries, il veut que tout le monde le sache. Faites-lui signe que vous l’avez deviné, des tombereaux de raisons objectives vous dégringoleront sur le crâne, fourrées de valeurs naturellement. Marquer des points, voilà le sens de la vie, l’honneur de l’humanité, sa mission sacrée ! Des points pour le fric, des points pour le pouvoir, des points pour la bienfaisance, des points pour la justice, des points pour mon image, des points pour la gloire, des points pour mon cul, des points pour mon gang, mon parti, ma culture, ma révolte. La même histoire, tout ça, aveugle et inerte : surtout pas de faille dans ma motivation, pas de contradiction dans mon être, pas de nœuds à ma chaîne ! Surtout que je ne soit pas un autre ! Le confort du tank.
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L’écrivain, pensait Camus, ne doit pas être au service de « ceux qui font l’Histoire », mais de « ceux qui la subissent ». Pour être d’accord, je veux une précision : « ceux qui la subissent et lui résistent ». Je ne peux avoir de sympathie pour le vigile ou la caissière du supermarché qui jouissent d’emmerder une pauvre vieille dont le cabas a sonné ; je ne peux, à cet instant, voir en eux des victimes. Et si, quand on ne le lui demande pas, la vieille en question jouit d’ouvrir son sac tout grand en glapissant qu’elle n’a rien à cacher, je ne peux ressentir pour elle qu’une pitié écœurée. Ce qui pèse sur ces trois-là et les pousse à ces comportements lamentables, je ne l’oublie pas un instant. Je ne sais pas mesurer leur responsabilité, je n’ai pas la charge de leur conscience, je ne suis pas leur procureur. À leur place, peut-être ne ferais-je pas mieux, ou ferais-je pire. N’importe. C’est en tant qu’ils résistent, même difficilement, même chichement, à ce qui les accable, et non pas en tant qu’ils le subissent, que je suis à leur service. Sinon, je jouis moi-même hypocritement d’une supériorité que j’ai entièrement agencée ; ils deviennent mes protégés, ils ne sont plus mes égaux. Ma vilaine indulgence intéressée les méprise. Je suis un tyran ou, ce qui revient au même, un esclave d’esclaves : mon amitié pour autrui ne peut me contraindre à cela. Les pressions cruelles qui pèsent sur les faibles et les pauvres leur sont souvent moins lourdes à porter que l’aveugle bienveillance qui, d’emblée, les dédouane de l’obligation d’être courageux, les exonère de tout rêve d’héroïsme. J’ai assez entendu dans la bouche des petits, des moyens et des grands l’abominable « Que voulez-vous que je fasse ? » ou l’odieux « Je n’y peux rien » pour que la graisse de ma compassion ait eu le temps de fondre. Dans l’entreprise ou ailleurs, l’apparente piété des causes sert surtout à exalter l’importance de ceux qui les proclament ; leur dictatoriale bonté incite les malheureux à penser qu’ils n’ont ni les moyens, ni peut-être le droit, de se défendre eux-mêmes, que leur existence est vouée à osciller entre ceux qui les menacent et ceux qui les libèrent, que leur sort se joue dans les conseils d’administration jumeaux de leurs bourreaux et de leurs sauveurs. L’écrasante, l’effrayante responsabilité des riches et des puissants, loin d’annuler celle des pauvres et des faibles, la leur désigne au contraire comme leur chance et leur salut. Le privilège d’irresponsabilité des pauvres a été inventé par des gens qui, pour mieux les tenir, commencent par leur ôter leur arme la plus glorieuse.
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Père-Lachaise. Humidité, grisaille. À deux pas du crématorium, sur la tombe de Charles-Léopold Mayer, je lis : « L’homme ne vaut que par le progrès. » Oui. Non. Peut-être. Ne rien en penser, ça embête mes surfaces ; au fond, ça me fait plaisir.
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Train de banlieue. Trois adolescentes hyperpomponnées, pieds sur la banquette. L’une des trois enlève ses chaussures, les fourre parmi ses cahiers dans son cartable, d’où elle tire une autre paire de godasses et une feuille de papier. « Quinze lignes pour résumer ça, dit sa copine, elle est dingue, la prof ! J’lui en fais dix, et c’est marre ! » Ça, c’est un texte d’un immense auteur contemporain, Grand corps malade. La prof a dû bouquiner sa sociologie. Et sa pédagogie : elle part des centres d’intérêt des élèves. Hélas ! Deux des trois gamines ignorent tout du génie en question. Pas grave, ça ne les empêche pas de se peinturlurer les yeux. « On va mettre que c’est vachement actuel, hein, les mecs des quartiers, tout ça… » Ainsi se construisent les tanks. Je n’a qu’une chose à faire : se ressembler. Lamartine ou Marot, vous comprenez, c’est trop différent d’elles, le courant d’air les enrhumerait. Délit de non initiante.
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Ex-fan des sixties. Le temps peut passer, la chanson de Gainsbourg et la voix de Jane Birkin m’emportent toujours dans le même sentiment étrange, la nostalgie de la nostalgie. La petite Baby Doll qui dansait si bien le rock’n’roll, je ne l’ai jamais connue, ni aucune de ses grandes sœurs des fifties. Rien n’est plus lourd, plus désolant et ne se paye plus cher qu’une jeunesse trop sérieuse ; c’est un patrimoine d’ennui. Lot de consolation : la nostalgie de la nostalgie est moins triste que la nostalgie tout court. Rien ne l’use, ne la déçoit, ne la décourage.
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Les déprimes, les suicides, mais aussi les films, mais aussi Pierre Legendre qui entre en lice et renvoie les techniciens de surface à leurs bavardages : la propagande managériale, pour la première fois, est sérieusement harponnée. Réjouissons-nous en, mais observons surtout ce qu’elle oppose à ces attaques inédites. Pas question pour les managers de mettre en cause le moindre article de la Doctrine infaillible dont ils sont les hérauts, les prophètes, les prêtres. Si dysfonctionnement il y a, ce ne peut être la faute des penseurs ni des top managers, mais celle du terrain, des petits dirigeants, des cadres, de tous ceux qui ont une responsabilité immédiate sur les travailleurs. De pieuses critiques s’abattent sur ces responsables dont la balourdise, le manque d’humanité, l’incurable ignorance de la psychologie et, surtout, le défaut d’attention à l’égard de l’évolution des mentalités portent préjudice à l’image des entreprises et à la cause sacrée de l’économie mondialisée. S’ils ne veulent pas qu’on en vienne à leur liquidation pure et simple, ces irresponsables irréfléchis devront faire amende honorable et intégrer à leurs mœurs professionnelles la prise en compte de la dimension morale de l’entreprise. Cette réaction est typique de la goujaterie managériale : elle fait sienne une revendication de la conscience, puis la retourne à son profit dans un sens exactement opposé à celui qu’attendent le bon sens, la raison et l’intérêt général. Les travailleurs étaient tenus jusqu’à présent par le salaire, le chantage au licenciement, les prestiges de la modernité, les fantasmes de puissance, les promesses de réussite. Cette nouvelle exigence morale – gageons qu’on parlera bientôt de la NEM, la nouvelle entreprise moralisée – va aggraver leur sujétion. Ils devaient mettre en adéquation avec l’entreprise leurs pensées et leurs actes : c’est leur conscience qu’ils reconsidéreront désormais à la lumière de l’efficacité. L’entreprise sera leur mère et leur maîtresse, mater et magistra comme disait une encyclique. Ainsi naîtra un cléricalisme d’affaires généralisé dont les ouailles seront dressées à fournir constamment des gages de leur piété. Cette compétition de moralité ne manquera pas de fournir mille et une occasions de jalousie, d’espionnage, de délation, de haine, de guerre : le management ne sait pas faire autre chose. Ce qu’on appelait naguère la Grâce se servait de toute faiblesse, de toute erreur, de toute faute pour exhausser l’être humain. Le management, son contraire, sa dénaturation grotesque, se sert de toute faiblesse, de toute erreur, de toute faute, pour l’humilier davantage. Pourquoi ? Pour permettre aux patrons de multiplier leurs revenus par quarante plutôt que par quatre, comme on le fait si petitement à Air-France ? Pas surtout, pas d’abord. Par méchanceté ? Pas surtout, pas d’abord. Pour assurer le triomphe de la Cause ? Plaisanterie. Sauf si, sous les pompeuses âneries qu’on rabâche, on flaire l’odeur de la joie de descendre, ce goût de néant, cette décréation dont sont objectivement complices tous ceux qui en veulent à la vie, à leur vie.
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Exemple. Un professeur américain de management à la Stanford Engineering School, Robert Sutton, vient d’enrichir sa religion d’une pratique inédite, la recherche du « coût total des sales cons. » Jean-Michel Dumay, qui nous rapporte la nouvelle dans Le Monde, cite un fort sérieux article de la Harvard Business Review dans lequel cet expert s’ouvre du généreux projet qui lui a fait écrire un « petit guide de survie face aux connards, despotes, enflures, harceleurs, trous du cul et autres personnes nuisibles qui sévissent au travail ». Il paraît que ce texte est disponible en français. Tant pis. L’essentiel est de comprendre que le distingué M. Sutton n’est pas un manager contestataire, encore moins un manager révolté, même pas un manager atypique, atrabilaire, provocateur. Non. M. Sutton est un manager, un bon, un très bon, un excellent manager. Cette violence, c’est cela le management, rien d’autre. Attentif, sérieux, méthodique, organisé, discipliné, soucieux de réussir, M. Sutton la déploie là où il le faut, quand il le faut, comme il le faut. Car le management, comme le dit le titre du beau papier que Philippe Petit a consacré, dans Marianne, à un DVD de Pierre Legendre, Dominium mundi – L’empire du management, que j’enrage de n’avoir pas encore réussi à me procurer, le management, c’est la guerre.
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On connaît le propos de Pierre Legendre. Le Management mondialisé, à quoi il accorde la majuscule, ressemble beaucoup à l’Occident chrétien du Moyen Âge qui, fort de l’arme décisive que lui fournit le droit romain, construisit la certitude folle de son dominium mundi, de sa « propriété du monde ». Chez un penseur de cette taille, n’importe qui trouve à rêver à son aise. Je pose un instant mon livre. Me voici à Alger, en 1959. Plusieurs anciens étudiants cathos du Centre Richelieu s’y trouvent affectés, généralement comme officiers. C’est du Legendre. Étudiants, on leur a expliqué, en se fondant sur le thème évangélique du surcroît, qu’outre les mérites spirituels qu’elle leur vaudrait, leur piété trouverait sa récompense dès cette terre : un bon emploi, une bonne surface sociale. Cette assurance leur permet d’apporter la même ferveur légaliste, sèche, raisonneuse, à leur prosélytisme religieux et à leurs convictions politiques. Le monde leur appartient deux fois. Ils en ont le dominium catholique, ils en ont le dominium de la puissance occidentale, ce qui, dans le climat de l’Algérie d’alors, les oblige, quand il est question de la torture, à des contorsions casuistiques qui me semblent parfois plus hideuses et plus inhumaines encore que les pires brutalités. Ils ont fait du christianisme un système idéologique bardé d’une rationalité technocratique glaciale. Ils n’hésitent pas à l’enfermer dans des sigles. Un officier de marine juriste parle du « P.O. » pour désigner ce péché originel qui est la sainte justification de l’aveuglement où il s’enferme. Plus que par le christianisme dont ils se veulent les missionnaires ou par la puissance occidentale dont ils s’imaginent les représentants, leur cœur semble dominé par une orgueilleuse soumission à une force sévère, immarcescible, altière. J’ai rencontré depuis, il est vrai, bien d’autres versions de ce désir de dominium.
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Je n’avais pas de bonnes raisons de fréquenter le Centre Richelieu. Je n’y faisais certes rien de honteux mais ma place, je le sentais, n’était pas là. Pas un crime : une fausse note dont je ne garde pas un bon souvenir et qui me met toujours du côté des gens à qui des censeurs, faute probablement de sentir leur propre vie assez dense, demandent des comptes sur certains épisodes de leur existence. Même s’ils ne sont pas de mes amis, je prends toujours le parti de ces suspects. Pourquoi, à certains moments, on agit contre soi, contre son intelligence, contre son cœur, contre son instinct, ce n’est pas à de vilains oiseaux qu’on explique cela.
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Maigret et l’affaire Saint-Fiacre : Jean Delannoy, 1959. L’illustre commissaire enquête sur un meurtre survenu dans le château dont son père avait été le régisseur. Le jeune comte de Saint-Fiacre est un personnage léger que le drame et la brusquerie bienveillante de Maigret font mûrir. Pour l’enterrement de sa mère, la vieille comtesse assassinée, il a revêtu un costume solennel.  « Comment me trouvez-vous dans la redingote de mon père ? », souffle-t-il à Maigret. C’est la dernière scène du film, et la dernière réplique de Gabin : « À votre place, répond-il. Pour la première fois. » Cette réponse assez peu révolutionnaire m’enchante. Le cinéma des années quarante, que je connaissais par cœur, doit y être pour quelque chose. Riches ou pauvres, héros ou voyous, les personnages habitaient si profondément leur rôle qu’ils le faisaient oublier, ôtant tout intérêt, et presque toute réalité, aux comparaisons. Ils me suggéraient que chaque situation humaine pouvait s’élargir jusqu’à l’infini de la profondeur, de la largeur, de la hauteur ; que chacune était à la fois pesante et légère. Danielle Darrieux dans une belle demeure ou Ginette Leclerc dans un beuglant : même transcendance de l’humain. Transcendants les aristos, transcendants les prolos. Tous et toutes me conduisaient, par des voies toujours merveilleusement nouvelles, à la même bouleversante découverte de ce qui les habitait tous et toutes, et donc m’habitait aussi. Gosse de banlieue, je voyais bien ce qui me ressemblait ou non. Mais, par la grâce du cinéma, ce que je reconnaissais me devenait aussi étranger que ce que je découvrais. Le cinéma m’enseignait que je ne serais jamais ce que j’imaginerais être, que j’habiterais toujours l’incertain, le discutable, le confus, l’immature. Si, du moins, j’avais le courage d’y demeurer, si je ne ramassais pas dans quelque poubelle dorée les frusques des autres, si je ne me distribuais pas à moi-même mon rôle.
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« J’ai été bouleversé au plan humain », déclare le témoin d’une injustice. Sur les autres plans, ça allait ?
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Alexis Grüss. On lui parle des créateurs. Il répond que, pour lui, il n’y en a qu’un ; les autres ne font que recoller des morceaux. Et l’argent ? Bien pratique pour faire les courses, reconnaît-il. Je suis content.
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Depuis les dernières élections, je rumine une certaine séquence de l’information matinale sur France-Inter. Invités à donner leur point de vue sur la façon dont la station avait rendu compte de la campagne, des auditeurs reprochaient aux journalistes une certaine partialité. Ces derniers s’en défendaient vigoureusement : leur indignation ne me semblait pas feinte. J’écoutais de toutes mes oreilles ; je ne trouvais trace de mauvaise foi ni chez les uns ni chez les autres. Et j’observais que, peu à peu, ce qui avait commencé par une altercation devenait une sorte de silence à deux voix. On continuait à faire du bruit sur l’antenne mais, des deux côtés, les arguments devenaient moins convaincants, les reproches moins vifs. Il survient rarement, ce miracle de la bonne foi qui conduit au silence, au brouillage des idées toutes faites, au partage inattendu d’une certaine stupeur. Je cite de mémoire un propos de Lacordaire qui me vient de Jean Guitton : « Lorsque je discute avec mon interlocuteur, je ne me soucie pas de le convaincre d’erreur, mais de m’unir avec lui dans une vérité plus haute. » Plus haute, on l’a noté : ni négociée, ni consensuelle. Je pensais à cela, l’autre jour, dans ce joli restaurant où un ami m’invitait. La pluie qui tambourine sur les vitres, la salle si douillette, le vin, le service discret, avec juste la pointe d’ostentation qu’il faut, l’oreille patiente de mon hôte : refaire le monde est si délicieux, si gratifiant ! Mais, dans ces cas-là, il ne faudrait jamais jeter un coup d’œil sur les autres tables. Au même instant, on y prophétise aussi dur, on s’y prend pareillement à témoin, on y baisse la voix quand arrive le serveur. Au même instant, la même indignation, les mêmes mises en garde, les mêmes certitudes ou la même apocalypse que scelle ou nuance une gorgée de Morgon. Comme on passe facilement du charme à l’horreur, de la vie à la mort ! Comme elles disparaissent vite, les idées généreuses, dans l’épuisette des jours ! Miracle à Milan encore : ces notables en lourds manteaux de fourrure dont la parole devient un aboiement. Nous traînons de la mort avec nous ; gueuler plus fort qu’elle ne la fera pas taire. Silence, silence ! Le moins de bruit possible.
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Écrire, n’est-ce pas faire du bruit pour rien? Cela peut être aussi un rôle, écrire, un rôle pour s’écarter de soi-même. Une activité noble à disposition, quoi de mieux pour s’enfuir ? On vous lit ? C’est délicieux ! On ne vous lit pas ? Plaisir plus rare ! Vrai. Mais on peut dire cela de tout. Tout est rôle, rien n’est rôle. Vous êtes embarqué, comme dirait M. Bébéar, qui prend Pascal pour un consultant d’AXA.
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Aristocratie ? Élite ? Réseaux ? Aucun mot ne convient pour désigner ce que je désire de tout mon cœur. Des gens venus de partout, sans curiosité pour le pouvoir, l’argent, les diplômes, la gloire, la sécurité, affiliés à rien, attroupés dans aucune confrérie mais heureux de n’être pas seuls, des gens modestes et rieurs, différents mais indifférents, unis par le même projet de n’en avoir aucun, vivants et patients. Mais ai-je besoin de désirer cela ? Ça existe, ça m’attend, ça m’appelle.
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Le haut-parleur de la gare m’invite à prendre garde au passage d’une « circulation rapide ». De quoi s’agit-il ? Un convoi exceptionnel, nucléaire ? La reine d’Angleterre se promène ? C’est pour une superproduction ? Sarko vérifie les rails ? Non. C’est ce que les vaches et moi appelions jusqu’à présent un train, un brave train avec une loco, des wagons et des gens dedans. Cette circulation rapide m’inflige une petite blessure inutile, une de celles qui ont le plus de mal à cicatriser, une de celles qui dégoûtent. Le type qui a inventé ça mérite de circuler, et rapidement.
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Dans Lettres, cette belle revue qui défend si bien la langue française, une citation de Diderot, tirée de sa Lettre sur le commerce de la Librairie, où il fonde le principe du droit d’auteur : « Quel est le bien qui puisse appartenir à un homme, si un ouvrage d’esprit, le fruit unique de son éducation, de ses études, de ses veilles, de son temps, de ses recherches, de ses observations, si les plus belles heures, les plus beaux moments de sa vie, si ses propres pensées, les sentiments de son cœur, la portion de lui-même la plus précieuse, celle qui ne périt point, celle qui l’immortalise, ne lui appartient pas ? » Hélas ! Quelque chose me dit que c’est cela, précisément, qui lui appartient le moins. Ce qui ne signifie pas que d’autres doivent s’en emparer, encore moins l’État. De gros tirages m’auraient-ils fait changer d’avis ? Je ne le pense pas. L’argent est le seul domaine de mon existence où l’instinct marche bras dessus bras dessous avec la raison. Comme beaucoup de gens aujourd’hui ; mais, chez eux, ils marchent dans l’autre sens.
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Pas de voiture ce matin. Pour atteindre Sens, première étape, j’ai droit, moyennant deux euros, au car de ramassage des collégiens. Dans chaque village, il butine quelques  ados qui l’attendent dans la nuit. Bonjour poli au chauffeur, qui répond à chacun. Que ces enfants sont bien élevés ! Une fête. Un pépiement gai, des rires sans malice, un essaim de confidences. Au fond du car, des petits couples se forment. « Monsieur, crie un garçon au chauffeur, vous pouvez éteindre un peu la lumière, s’il vous plaît ? » La jeunesse du monde. J’en oublie mes rhumatismes. À Sens, ce sera une autre affaire : le train. Il n’y peut rien, le pauvre, mais que c’est laid, que c’est triste, que c’est lourd, que c’est décourageant, cette circulation rapide de travailleurs en marche vers leur épanouissement par le développement économique et la démocratie moderne ! De pauvres gens écrasés qui, à chaque instant, peuvent devenir méchants. Ces quatre-là tapent le carton ; on dirait qu’avec chaque carte, ils abattent un peu de leur vie. Dans dix ans, les gamins et les gamines du car seront ici. Au mieux. Rêveront-ils encore de leur adolescence ? À qui demanderont-ils de rallumer les lumières ?
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La pub pour les pros dans laquelle les entreprises encore un peu publiques gaspillent notre argent n’a l’air d’étonner personne. Les cadres supérieurs qu’elle ridiculise ne protestent pas. S’accommodent-ils de l’image grotesque qu’on donne d’eux ? Plus aucune réaction ? Capitulation en rase campagne ? Fierté à zéro ? Et les patrons ? C’est pour produire de telles âneries qu’ils ont fait des études supérieures, préparé les grandes écoles, fréquenté les élites, strip-teasé leur culture dans les dîners ? Allons, je suis injuste. Me vautrer dans un fauteuil de première classe en feuilletant un contrat, voilà un idéal qui, si on me l’avait proposé à vingt ans, m’aurait puissamment aidé à choisir mon destin : je me serais fait socio-psychiatre. Voudraient-ils décourager la jeunesse ? Pas impossible. L’inconscient est parfois plus sympa qu’on ne le croit. Ils disent aux jeunes ce qu’ils n’ont plus le courage de se dire à eux-mêmes : « Ne te lance pas là-dedans, mon petit gars, c’est dégueu ! » Le problème, c’est que, si le petit gars finit président d’une Université, le classement de Shanghai flanquera ses nuits en l’air, et ses beaux rêves avec.
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J’ai bien connu dans ma jeunesse le Cardinal Lustiger. Je ne sais rien de son successeur. Il vient d’expliquer que l’Église, c’est d’abord le peuple chrétien, non pas les « cadres » que sont les évêques ou les curés. Image troublante. Les paroissiens sont la première ressource de l’Église ? Comme les travailleurs la première richesse de l’entreprise ? Après Marx et le MEDEF, les cathos reprennent au refrain. Saint Management, priez pour nous ! Mal barré.
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En cette période de débats socialistes, François Hollande explique, dit-on, qu’il faut laisser dégorger les escargots. Une boutade, bien sûr, une boutade ! Mais qui le réconcilie, au moins sur ce point, avec Ségolène Royal : elle ne préconisait rien d’autre. Et non seulement avec elle : avec à peu près tout ce qui fait semblant de penser la vie démocratique. Exprimez-vous pour que je décide. Exprimez-vous pour que je vous tienne. Bien sûr, après une vie consacrée à la formation, il serait fâcheux que je me montrasse trop naïf. Il y a du déchet, et beaucoup, quand tout le monde se met à parler ; il y a de la sottise, de l’ignorance, du parti pris, du ressentiment. Il est très facile d’interpréter, d’ironiser, de faire le savant distancié ; cette sémiologie-là est à la portée du premier nigaud. Mais on peut faire autrement. On peut accepter que la bêtise des autres donne la mesure de la sienne propre, moins apparente naturellement, masquée par le talent, les formules, la tchatche. On peut vouloir communier, antérieurement à toute bêtise et à toute passion, dans le simple sentiment d’une existence partagée, d’une faiblesse semblablement désirante, d’une volonté identiquement équivoque. Dans ces cas-là, dégorgés de leur vanité et de leur manie d’imiter les importants, les escargots, à leur insu, prophétisent superbement.
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Dans à peu près tous les domaines, je me sens aux antipodes des choix du gouvernement actuel et de celui qui les inspire. Et pourtant, je ne suis pas pressé, pas pressé du tout, de voir arriver une éventuelle alternance, si tant est qu’elle soit concevable. Familier des blocs opératoires, j’ai une immense admiration pour les chirurgiens. « Allez, Monsieur, vous prenez votre courage à deux mains, et on y va. » Le cancer de notre vie collective est sous nos yeux : Nicolas Sarkozy ne l’a pas inventé. C’est un mal ancien, profond, multiforme, pervers, insaisissable. Il touche à tout ce qui est essentiel, à tout ce qui est vivant. On ne le guérira pas de sitôt ; mais on peut essayer de le comprendre un peu, admettre qu’il est là, s’avouer qu’il nous ronge. On peut peut-être même commencer à se déprendre de ce qui le favorise. Le premier résultat de l’alternance socialiste serait, à mon sens, de refermer la plaie sur le cancer et de caresser la cicatrice avec des onguents humanistes : je ne souhaite pas cette régression. Bien sûr, on peut raisonner autrement ; je ne me battrai pas longtemps sur ce terrain. L’important est moins ce qu’on pense, ce qu’on dit, ce qu’on défend que le niveau auquel on fait retentir sa pensée, sonner sa parole. Pour ma part, je ne conseillerais jamais à un jeune de se faire le vendeur de la modernité, même si elle ne produit pas que des mauvaises choses ; et pas plus, même si c’est très souvent nécessaire, de se donner pour mission de l’épouiller de ses injustices. Vendre et dénoncer procèdent du même esprit de certitude et de possession, de la même logique de forteresse, de tank. Autre chose nous sollicite, autre chose est plus urgent. Habiter le vide que le lent glissement du pouvoir laisse entrer dans la conscience ? Apprendre un abandon qui ne soit pas démission ? De point en point, de tache en tache, esquisser ce que sera le visage du monde après l’hiver ?

(8 novembre 2007)

Réouverture

LE MARCHÉ XXVIII

L’élection présidentielle. J’attends la parole simple et large qui, sans apporter solution à rien, donnerait sens à tout. Mais non. Le monde comme je le vois, comme je le sens, comme il me blesse, personne n’en parle. Alors, comme un pronostiqueur hippique, je procède par interdits. Sans tenir compte de leur étiquette, j’élimine les candidats qui mettent en cause ce qui me tient le plus à cœur. Je ne pourrai pas voter pour Nicolas Sarkozy. On peut vouloir du bien au peuple américain, on ne saurait approuver un malfaisant qui ridiculise son pays en affolant le monde. Je ne veux pas devenir, par président interposé, l’ami de l’Ahuri pétrolifère. Sottise, confusion intellectuelle, délire religieux, inculture, irréflexion criminelle, dévotion à l’argent : il faut vraiment saluer ça ? J’ai apprécié que Jack Lang traite ce type de crétin. Les diplomates froncent le nez, bien sûr, et j’entends leurs raisons ; la plupart du temps, elles sont bonnes. Mais quand l’écart entre les propos policés et le sentiment général devient un gouffre ? Sans qu’il y ait là comparaison, quelle politesse n’a-t-on pas déployée, dans les années trente, à l’égard de ce M. Hitler ? Était-ce nécessaire ? Je ne pourrai pas non plus voter pour Ségolène Royal. À cause d’un détail d’une immense gravité, qui touche à l’essentiel et révèle tout. Elle a reparlé d’une sorte de formation destinée aux parents des jeunes en difficulté. Cette idée me glace. Le système qui envoie ses pompiers éteindre le feu qu’il a allumé chez les pauvres, c’est trop d’hypocrisie pour moi. L’idée renvoie hélas ! à ce que je n’ai cessé de constater, depuis vingt ans, chez les socialistes : ils éludent les problèmes réels, calent devant les difficultés les plus lourdes et s’en tirent en faisant monter dans le bon peuple la mayonnaise tournée de leur morale. Je hais cela. Prévoit-on d’enseigner d’urgence aux parents riches les moyens de prévenir le cynisme égoïste de leurs rejetons ? La perversion de ses cadres, n’est-ce pas pour une société un danger encore plus redoutable que des violences qui, au demeurant, en découlent largement ? Le paysage, on le voit, s’éclaircit. Les deux principaux champions supposés sortent du jeu, l’un pour une raison macrocosmique, l’autre pour un motif microcosmique. J’élimine également, même si je puis approuver plusieurs de leurs propositions, ceux qui, après m’avoir vanté leur originalité au premier tour, me donneront la consigne de voter au deuxième pour cette dame ou pour ce monsieur. Les consignes, c’est pour les bouteilles. Je vote pour désigner quelqu’un qui me convienne, un point c’est tout : débrouillez-vous avec vos tactiques. Voyons la suite. On devine peut-être que je n’ai pas une passion dévorante pour l’extrême droite. Reste un cas particulier, François Bayrou. J’estime sa manière, son courage, son indépendance. Mais l’Europe est entre nous : de toutes mes forces, je refuse cette bouillie. Je me dirigerais donc tout droit vers un bulletin blanc si je n’avais une solide dent contre ceux qui ont décidé de mêler ces bulletins-là aux bulletins nuls. Il ne me resterait alors, si les dés étaient jetés, qu’à me déclarer partisan de l’abstention et à me fâcher tout rouge contre les sacripants qui feindraient de voir dans cette position désolante, mais inévitable, un dédain de la politique. C’est exactement le contraire. Si je m’abstiens, Mesdames, Messieurs, ce sera votre faute. Mais tout peut encore changer…
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On nous a offert le DVD de l’Abécédaire de Gilles Deleuze. Nous n’en sommes qu’à la lettre H. Payez-le vous ! Donnez-le aux jeunes ! Je le parcours ici à la hussarde parce que Vox populi me réclame. Deleuze : « La majorité qui est personne et la minorité qui est tout le monde » : pas beau ça ? L’amour qui n’est possible que si l’on saisit le point de démence de l’être aimé : pas juste ça ? L’hypocrisie des Droits de l’homme : vous voyez le contraire ? L’écriture qui est affaire universelle et non pas individuelle : vous préférez le dernier Angot à Paris ? La haine des colloques, des lieux où l’on va « parler ». L’idée de « l’être aux aguets ». Ces humains qui n’ont pas de monde, ces animaux qui en ont un. 68 comme intrusion du réel, donc du devenir, contre toutes les abstractions. Et ce quelque chose de trop fort dans la vie qui, bien plus que la faiblesse de l’humain, explique la boisson, la drogue, les trucs peu avouables ? Ça ne vous dit rien ? Moi, si. Visiblement Deleuze est épuisé. Dans le miroir, le visage de Claire Parnet le surplombe, un regard d’une renaissance sans majuscule. Je suis d’accord. Présent.
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Dieu aidant, ou Allah, ça va se calmer. Pourquoi le pape a-t-il introduit dans sa leçon sur la foi et la raison une vacherie de notre vieille connaissance Manuel II Paléologue, mystère et boule de gomme ! La vieille animosité contre l’islam qui traînaille toujours dans la conscience chrétienne ? Pas certain. Plutôt le plaisir érudit de citer le livre d’un bon confrère, Théodore Khoury, où il a pêché la citation explosive. Quoi qu’il en soit, tous ceux qui, dans une foi ou dans une autre, croient en un Dieu secourable, ont des raisons de se réjouir. Il n’est pas si fréquent que TF1 fasse sa une avec le logos de Jean et les sourates du Coran ! Peut-être, de part et d’autre de la Méditerranée, l’incident suscitera-t-il des vocations théologiques ? On peut aussi se demander ce qui se serait passé si aucun micro n’avait été branché à Ratisbonne ni aucune télévision en terre d’islam. Plus de disputes. Le texte pontifical eût été expurgé, avant publication, du passage incriminé, les savants musulmans auraient calmement donné leur point de vue, tout se serait passé le plus interculturellement du monde. Autrement dit, la communication, c’est la guerre. C’est pourquoi elle oblige l’humanité à des progrès rapides et profonds, sans elle, malgré elle, contre elle.
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J’étudie avec beaucoup d’intérêt le discours du pape, mais c’est la parole de Deleuze qui m’émeut. Est-ce mon christianisme qu’elle fait étrangement revenir en force ? Je ne sais pas, je sens bizarrement un lien, je ne peux pas en dire plus, tout cela est extrêmement confus. Et puis pourquoi cette vieille manie de classer, d’étiqueter ? Je ne m’en guérirai donc jamais ? Toujours cette crainte secrète de la résonance ! Pourtant, c’est ce qui résonne qui raisonne ! Les théologiens de ma jeunesse m’ont enseigné la théologie de la même manière qu’on me propose aujourd’hui la politique : en en restreignant le champ, en en étouffant l’écho. Le but est le même, saintement terroriste ou démocratiquement terroriste, mais terroriste. Le but, c’est que je ne sente pas ce que je sens. Ou plutôt, que je ne sente pas tout ce que je sens. Que je respecte la ligne de courtoisie, comme à la poste : au-delà, ce ne sont plus mes affaires ; au-delà, ils savent. La perception, dit Deleuze, pas la morale. On veut bien que j’aie une perception (opinion, autonomie, etc.) mais à condition que j’accepte qu’on me la bride comme un moteur trop dangereux entre mes mains novices. À condition que je veille moi-même à la brider, que je tire moi-même gentiment ma ligne de courtoisie. J’ai droit aux chatouilles du monde, pas à la plénitude de vivre : baisouillages d’alentours, disait Sartre. L’intox citoyenne d’aujourd’hui, c’est l’intox religieuse poussée à sa perfection – et vidée de sa substance. Et si, en plus, elle est féminine, grand chelem ! Mais moi, je ne veux pas massacrer ma perception, je ne veux pas qu’on me fasse honte de ma perception ! Non parce qu’étant la mienne, elle aurait plus de valeur qu’une autre ! Le contraire ! Parce que c’est par là que je rejoins les autres, par là qu’ils me rejoignent, parce que, sans ces étreintes secrètes, puissantes, terribles, taquines, la vie est encore plus conne que TF1 ! Je n’ai pas donné ma vie à la panne minable qu’on voulait me faire jouer. Un refus premier, radical, immense, pourtant infiniment modeste, m’a toujours sollicité, me sollicite encore. M’inciter à en refuser la morsure, c’est vouloir me rendre fou. La perception, pas la morale. Ce mot me touche au-delà de ce que je peux dire. Il efface tout et régénère tout. Oui, comme Clavel à sa manière, comme Deleuze à la sienne, en 68, j’ai senti le réel. Ce n’est pas que je sois plus nostalgique de cette année-là que de mon premier couteau suisse ! Les barricades et Dany, moi, vous savez… Mais il faut bien qu’un amour commence quelque part ! Les gens que vous aimez, vous les rencontrez dans l’intemporel et le nulle part ? La vie, avant 68, je l’aimais en douce. Nous cachions nos amours. Soudain, en mai, on a décidé de vivre ensemble. La vie ! Pas les idées qu’on a sur elle ! Pas les bonnes intentions qu’on décaisse pour en faire bénéficier les autres. La vie, là, à portée. Qui prend notre raison sur ses genoux, gentiment, et lui explique. Elle dit qu’il faut sortir des bonnes intentions, qu’elles sont pires que les mauvaises parce qu’elles se heurtent moins vite à elles-mêmes, parce qu’elles sont des gamines prétentieuses ! Qu’il faut fermer la comptabilité de la mauvaise conscience et jeter la clef à l’égout. Fermer ce qui enferme, ce qui enferme noblement, ce qui enferme intelligemment, ce qui enferme généreusement ! Fermer boutique ! Ceux qui disent que c’est impossible, regardez la trouille qu’ils se payent ! Mais Deleuze l’a bien vu, qui ne croyait guère aux révolutions : si vous agitez contre leurs abstractions d’autres abstractions réductrices, vous êtes pires qu’eux et vous crèverez plus vite.
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Question aux éditions Odile Jacob : à quand la réédition de l’introuvable livre de Michel Henry, Du communisme au capitalisme ? Plutôt actuel, non ?
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« Le pouvoir, confiait François Mitterrand à Jean-Pierre Chevènement, c’est la noblesse de la politique. » Cet étrange propos de socialiste ne me choque pas. Mitterrand était d’autrefois. Il était de son enfance, d’une belle et nombreuse famille, d’une province où des parfums sans avenir fécondaient des ambitions romanesques. Il était le fruit inventif et génial d’un univers ordonné. J’ai connu des gens de cette sorte. Culture, intelligence, quelques camaraderies privilégiées, ils faisaient plus que de porter le monde qui les avait faits, ils étaient ce monde. Le présent ? Un décor qu’ils voyaient à peine, le champ de manœuvres de leurs rêves. Ils feignaient poliment de s’y intéresser, tentaient parfois de l’aimer un peu, de loin. Dans un de ses discours, François Mitterrand parle de la ressource humaine. Dans sa bouche, ce mot de manager me fait rire. S’il avait eu la moindre idée de l’horreur qu’il recouvre, il aurait hurlé. C’est en toute innocence que je le vois inventer la réconciliation des Français avec l’entreprise. L’histoire l’occupait, l’art, la poésie. L’époque sur laquelle il régnait, il ne lui était pas difficile de la dominer de la tête et des épaules. Mais le cœur était ailleurs, il devait faire semblant. D’où la solennité, l’apparat ; ça tient à distance, ça protège les choses du dedans. D’où les mots-valises de la politique dans lesquels il essayait de fourguer en fraude au monde moderne, en tâchant de parler comme lui, un peu du sens d’autrefois. Socialisme, progrès, pourquoi pas ? Il y croyait. Comme on peut y croire. Un homme épatant, François Mitterrand. Et, comme eût dit Marguerite Duras, une politique désastreuse, forcément. Il n’embrayait pas sur une époque bien contente, elle, d’avoir affaire à un type aussi rassurant : tout pouvait changer sans cesser de continuer. On avait les idées larges : le fric, la pub, la culture faisaient ménage à trois. Vraiment, de tout cœur, bon repos à François Mitterrand. Si je rejette sa politique, je salue en lui un humanisme qui n’était pas une pose. Mais ce temps-là est fini. Ses héritiers sont les enfants du non-sens et, le non-sens, ce n’est pas à l’ENA que ça se soigne. Chez eux, l’humanisme à la Mitterrand est une pièce rapportée. Il sonne creux.
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Un ordre sécrète une logique qu’on finit par prendre pour la raison. Un jour, l’ordre s’effrite: il reste une mélancolie et l’avenir est en deuil : l’histoire de François Mitterrand. Le peuple sentait la solidité de son assise ; son talent était de lui faire oublier qu’elle n’était que survivance. Ses successeurs ont tiré la mauvaise pioche : ils ont l’obligation historique d’être géniaux, de refonder une raison vivante sur les ruines d’une raison morte. Est-ce autre chose, vivre ? Tout ce qu’on m’a vendu pour de la raison dans mon enfance et dans ma jeunesse, je sentais bien que c’était trop étroit pour en être vraiment. Allez l’expliquer aux autres quand vous ne pouvez pas vous l’expliquer à vous-même ! Allez discuter quand tout le pouvoir est en face ! On sort du jeu, on se révolte. La famille n’avait pas raison, l’école n’avait pas raison, l’Université n’avait pas raison, les groupes cathos n’avaient pas raison. Non, non et non. On prend l’habitude de dissimuler, de tricher, de mentir. À force de rester en tête-à-tête avec sa révolte comme la victime avec son ravisseur, on finit par y prendre goût, on trouve la posture intéressante : alors, de salvatrice, la révolte devient carcérale. Seule solution, récupérer le terrain perdu, et bien au-delà. Moscou est en flammes, reprenons la sainte Russie ! Se refaire une raison comme on se refait une santé : plus large, plus forte, plus vibrante, plus aventureuse, plus souple. Comment ? En affrontant le non-sens, l’apparence, l’absurde. Descente aux enfers et remontée. Combat avec/contre/pour soi-même comme fondement de tout. La plupart, il est vrai, ne le livrent pas et y voient une grande chance. Pour la sieste, c’est vrai que c’est mieux. Libre à eux, mais qu’ils ne se lancent pas trop dans la politique : elle les rendrait transparents. On verrait qu’ils sont comme leur héritage : vides, vides, trois fois vides.
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À la télé, une séance de formation dans un hypermarché. Le salaud fait travailler les stagiaires sur la gestion des stocks. Ils n’arrivent pas à trouver la formule la plus avantageuse pour la boîte donc, logiquement, pour eux. Alors le salaud leur dit : « Mais quoi, vous n’aimez pas l’argent, non ? »
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Docteur Jekyll et M. Hyde, en voilà une bonne affaire. Elle était autrefois largement exploitée. De braves types s’imaginaient diaboliquement schizophrènes parce que des envies bizarres leur poussaient aux marges de leurs existences d’employés fidèles et de maris dévoués. Deux hommes en moi, c’était le titre du roman d’un honnête historien catholique, Daniel-Rops. Il n’en avait pas vendu des tonnes ; son Jésus en son temps, par contre, avait fait un malheur. Le cher François Mauriac, rencontrant l’historien et sa femme dans un cocktail, avait gentiment caressé le superbe manteau de fourrure de Mme Daniel-Rops en murmurant de sa voix brisée et charitable : « Doux Jésus ! » La version moderne de Docteur Jekyll et M. Hyde m’inquiète davantage. On la trouve chez des patrons et des hommes d’affaires portés à la religion ou entichés de révolution. Plus critique, tu meurs. Plus zhumain, tu meurs ! Au tu et à toi avec ton âme ! Vibrants comme des perceuses électriques ! Le cœur sur la main, la main sur le cœur. Puis, le lundi matin, bourrés de liberté, ils s’en vont tout gaîment, la tête hors du doute, aggraver la cruelle absurdité du monde.
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Banlieues. Attention, sujet sérieux. À regarder en face. Museler ses passions. Ne pas parler en procureur, ne pas parler en avocat : ni pour fournir un exutoire à sa violence, ni pour soigner sa mauvaise conscience. La révolte à laquelle ont été acculés certains quartiers a de quoi faire frémir : c’est un drame pour les intéressés, une menace pour d’autres. D’évidence, les quartiers sont un symptôme de la société qu’on a eu la sottise de nous proposer et que nous avons la couardise d’accepter. Les quartiers racontent le fric, la chiasse consommatrice, la nullité des élites, la trouille identitaire, la voyoucratie publicitaire et communicationnelle, la prostitution de la pensée, le naufrage d’une éducation maquée au Medef, l’incurable bassesse d’une ancienne civilisation qui n’en finit pas de crever. Les quartiers racontent même Bush, et qu’il ne faut pas lui serrer la main. Mais, eux, les jeunes pris dans cette tourmente, il faut les regarder en face. C’est peu dire que beaucoup d’entre eux se sont enfermés dans la révolte : elle est devenue leur seule jouissance, amère et terriblement contagieuse. Ils ont tout perdu ; si rien ne change, ils ne reconquerront rien : il suffit de monter dans un train de banlieue pour comprendre dans quelle logique de régression ils sont entrés. La solution est-elle de ne rien faire en hurlant à la responsabilité collective ? Attendre, pour intervenir, que le problème global soit réglé, c’est les condamner. En un sens, bien sûr, il n’y a pas de problème des banlieues ; le problème des banlieues, c’est le problème de notre société, et bien au-delà. Mais, ce symptôme, si on ne le soigne pas, il va s’aggraver : ils en feront les frais, ce sera injuste. Cette violence doit cesser. Nous ne pouvons pas accepter que ces enfants se mettent dans un pareil danger ; nous ne pouvons pas accepter qu’ils fassent peser une telle menace sur d’autres. Il faudrait être bien sourd et bien stupide pour ne pas comprendre que, plus ils s’enferment, plus ils nous appellent. Il n’y a pas d’amour faible. Il faut intervenir. Le tout est de savoir pourquoi et comment. Non pas pour les réduire, pour les contrôler, pour les humilier, pour les emmerder : pour leur dire, même avec rudesse, que nous sommes là, que nous entendons y rester et que nous y resterons. Pas pour résoudre leurs problèmes, hélas ! Pour les empêcher de s’isoler et de nous isoler. Pour eux et pour nous. Il faut que les banlieues cessent d’être un enjeu démagogique, le lieu d’une prolifération de sensibilité fausse et intéressée : j’entends par là aussi bien la vulgarité des invitations au nettoyage que les gloussements humanitaires qui donnent accès aux médias. Il faut une remise en ordre. Mais une remise en ordre ne se fait pas dans le désordre. On doit savoir reconnaître les mérites de ceux qui auront à accomplir cette tâche difficile, mais on doit s’interdire de leur accorder l’ombre du début d’un commencement d’excuse s’ils manquent à la dignité avec laquelle elle doit être menée. Il faut leur expliquer que la manière dont ils l’exécuteront pèsera d’un grand poids sur la suite : leur parlant ainsi, on saisira une superbe occasion de les former. Il faut leur montrer qu’on ne les envoie pas contre l’ennemi, qu’un bout de territoire doit tout simplement être rendu à la sécurité. Il faut les habituer à l’idée, même si elle semble actuellement ubuesque, qu’une telle intervention pourrait éventuellement se dérouler ailleurs, à Neuilly-sur-Seine, par exemple. Un encadrement incapable d’obtenir de ses subordonnés l’attitude qui convient, un encadrement assez servile pour transformer une pareille mission en un exercice de reptation au sol devant un supérieur ou un politique, doit être considéré comme un encadrement incapable tout court, et sanctionné comme tel. Je suis persuadé qu’il y a une rencontre possible entre les gars des banlieues et les jeunes flics. Je suis persuadé que les uns et les autres le désirent plus fort encore qu’ils ne le refusent. Je suis persuadé que les uns et les autres ont besoin, pour eux-mêmes, de cet élargissement. Cette rencontre, il ne faut pas la truquer. Il ne faut pas déguiser les flics en footballeurs ; ces simagrées méprisantes faussent tout. Par contre, il faut transformer radicalement l’idée que ces flics se font de leur métier. Il faut qu’ils comprennent que, pour donner corps à l’esprit, il faut mépriser l’esprit de corps. L’esprit de corps, même si l’on vote à gauche, chez les flics ou chez les X, c’est ça le fascisme, c’est ça les faisceaux d’intérêt, c’est ça la saleté des adultes restés des sales gosses. Il faut qu’ils comprennent que l’esprit de corps ne marche jamais avec l’amitié, que c’en est la pourriture, le sida. Si l’on a la patience, les relations, forcément conflictuelles au début, s’apaiseront peu à peu. De l’ironie filtrera, des vannes, quelques mots. Les gangsters, là où il y en a, se retrouveront progressivement isolés. Difficile, certes. J’observe en tout cas que ni les chantres scandalisés de l’ordre ni les commentateurs attendris du désordre n’ont jusqu’à présent obtenu le moindre résultat. Pour cause : ils ne souhaitent pas en obtenir. La situation des banlieues les sert en ce qu’elle leur permet de prolonger les aboiements ou les bêlements qui sont leur fonds de commerce ; la situation des banlieues les sert en ce qu’elle leur est un écran – de peur ou de bons sentiments – entre le monde réel et eux. J’ose le dire : ces jeunes, ni ces pitbulls ni ces moutons ne les aiment. Une telle action, une telle formation-action ferait réfléchir la société tout entière. La levée de ce blocage créerait spontanément dans l’ensemble du pays une dynamique d’expression : c’est le cas à chaque fois qu’un nœud d’angoisse se dénoue. Ainsi, après avoir été symptômes, les quartiers deviendraient analyseurs. Ils y retrouveraient un lien réel avec le reste de la société ; ils y récupéreraient leur raison. Plus même : ils deviendraient les analyseurs de la démocratie elle-même. Impuissante à régler cette crise vitale, elle sera à bon droit sévèrement interpellée.
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Intervenir ? Et si ça tournait mal ? Mais comment cela pourrait-il bien tourner si on laisse ces jeunes aussi affreusement seuls, si on les abandonne à tous ces mots creux ? Une seule question, une seule angoisse. Y a-t-il encore assez de responsables pour vouloir que ça se passe bien ? Pour mettre de côté les tactiques, les avancements, les ambitions ? Je n’en suis pas sûr. Je n’en suis pas sûr du tout. Et puis, s’il n’y avait que les quartiers… De quoi ils sont le signe, il faudrait un Hypermarché pour le raconter. J’en étais à me demander par quel bout commencer quand un ami formateur m’appelle, tout remué. Il sort d’une session. Il est en train de développer une idée quand un stagiaire l’interrompt poliment et lui dit son étonnement de l’entendre employer des mots comme en effet, parce que, pourtant, donc, etc. Les autres sourient : ils se posaient aussi la question. Un formateur en communication leur a expliqué que ces mots-là ne servent à rien, qu’ils sont l’échafaudage qu’on retire quand la maison est construite, que ce sont de simples chevilles, qu’ils gâchent un discours, qu’il faut les éviter. Je ne ris pas, vous savez. Je ne mens pas. Ils ont dit ça. Et mieux même. Puisqu’on en était à se parler, une autre stagiaire, elle aussi, s’est étonnée. Non seulement cet ami emploie des donc et des en effet, mais il lui arrive de se servir de tournures négatives. « Jamais de négation, a dit le communicateur, ça casse une image, la négation. Rien que de l’affirmation. Être positif. Toujours positif. » Je vais dire les choses calmement. Ça, la plupart des tyrans du XXe siècle ne l’ont pas fait. Ils ont bourré le crâne des gens avec leurs âneries, ils leur ont fait brailler des slogans, chanter des inepties : la structure de la langue, ils ne l’ont jamais touchée. Ils n’ont jamais osé, ils n’ont même jamais songé y toucher. Seul le nazisme, que les démocrates mondialisés s’en souviennent, s’en est pris à la syntaxe et au lexique. Qu’on n’oublie jamais cela dans les entreprises, dans ces belles entreprises avec lesquelles nous sommes si gentiment réconciliés et où, la langue, on la sabote systématiquement, on l’attouche, on la viole. Où les excellents patrons humanistes payent grassement des saboteurs incultes que les excellents syndicalistes humanistes, l’air bonasse, regardent faire. Pourquoi interdirait-on aux gens d’articuler leur pensée et de dire non ? Chacun son idée et la course au fric pour tout le monde, c’est pas ça la liberté des veaux ? Et puis, qu’est-ce que ça change à la production, à la consommation, à la négociation ? Ce n’est rien, c’est pour rire, c’est la mode. « Vous dites que ça fait une pensée de pantin, avec des jambes sans genoux et des bras sans coudes ? Qu’est-ce que vous avez contre les pantins ? Nous sommes tous des pantins, mon pauvre vieux. Vous aussi. Excusez-moi. Un client. » Désarticuler les gens et les rendre incapables de refuser, ça s’appelle comment ? Les Droits de l’homme, ils roupillent ? Vous savez ce qu’on fait, vous savez ce qu’on devient quand on n’a plus le droit ni d’articuler ni de refuser ? On branle des mots au hasard. On devient une lavette, une lavette citoyenne. « Au début du siècle numéro 21, la civilisation occidentale s’était essentiellement consacrée à la production de lavettes citoyennes. » Je raconte ça à des gens. Ils ne réalisent pas. Ils croient que j’exagère. Que le plancher soit à ce point pourri, que les termites bouffent les meubles de famille, ils ne peuvent pas imaginer, ils ne veulent pas imaginer. L’amiante mentale, ils ne voient vraiment pas ce que ça peut être. Bruno Frappat rigole : il pense que c’est mon côté 68, il trouve ça sympa. Jean-Pierre Chevènement dit que je suis un original. Quelques formateurs savent, eux. Les grosses saletés, au début, il n’y a toujours que quelques types qui en parlent. Bien sûr que les banlieues, en un sens, sont une question annexe ! Mais ni les gars des banlieues ni les gars des entreprises ne sont des questions annexes. Il ne faut pas les laisser seuls.
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Les sociétés non plus ne doivent pas se laisser seules, surtout s’il n’y a qu’une Méditerranée entre elles. L’incident créé par le discours du pape est si révélateur ! J’ai beaucoup d’amis en terre d’islam, il faudrait que ce tout petit événement nous rapproche encore. À chaque rive sa tentation : la regarder en face, comprendre ce qu’elle signifie. Côté nord, le vieil esprit de supériorité. C’est de la tchatche, amis du sud ! L’Occident est péteux ! Il sait qu’il va mal. Il ne peut plus dire non à sa folie, il se désarticule. Côté sud, cette susceptibilité ! Vous faites un peu monter les enchères, non ? Vous endormez le peuple avec des colères artificielles ? Dangereux. L’évidence, c’est que les logiques de pouvoir, apparemment toutes-puissantes chez vous comme chez nous, sont blessées à mort. Notre stupide esprit de supériorité et votre discutable susceptibilité sont deux manières symétriques d’essayer de les réanimer. Inutile. Tous leurs déguisements sont maintenant repérés : politiques, économiques, religieux, et les autres. Elles disposent encore d’un énorme crédit virtuel, mais elles n’ont plus de prise réelle. Elles ne touchent plus ni les esprits, ni les cœurs : elles sont condamnées. La mondialisation a dévoilé leur nudité de la façon la plus impudique et la plus définitive. Il ne s’agit plus, ni pour vous ni pour nous, de savoir à quoi il faut nous raccrocher : toutes les prises connues ont lâché ou lâcheront. Il s’agit de nous faire présents les uns aux autres, et à l’avenir. Avec la puissance d’un élan venu de plus loin que nous, avec la largeur d’une raison qui dépasse nos singularités. Sans rien renier de ce que nous sommes, mais sans rien figer dans des formules, ni dans les peurs et les exigences qu’elles cachent. Votre Jacques Berque, notre Jacques Berque l’a dit lumineusement : « Non pas l’antique comme rabâchage, mais l’innové comme retrouvailles. » Plus de représentation entre nous, plus de solennités, plus de cinéma ! Réouverture des portes, de toutes les portes, chez vous et chez nous. À quand, tous ensemble, la fête de la Réouverture ?

(24 septembre 2006)

Changement de régime

LE MARCHÉ XVI

Même sans violences ni déprédations, la loi fait maintenant de l’évasion un délit. Elle a deux fois tort. D’une part, c’est une faute de jugement. On ne peut obliger un détenu à accepter son châtiment, à en reconnaître le bien-fondé, à le confesser bienfaisant et désirable : il suffit qu’il le subisse. Pas plus que le travailleur n’est payé pour adhérer à l’esprit de l’entreprise, le détenu n’est enfermé pour s’imprégner de l’esprit de la prison. Cette confusion entre le for interne et le for externe est la marque infaillible de l’esprit totalitaire. D’autre part, c’est une faute de goût. Envoyer au musée le romantisme de la cavale pacifique, c’est assassiner inutilement bien des rêves chez les prisonniers. Sans augmenter, c’est le moins qu’on puisse dire, la sécurité des gardiens.
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Un instant encore avec la Justice. Un très haut magistrat donne son sentiment sur ce bracelet électronique qu’on imposerait, après leur libération, aux délinquants sexuels dangereux, notamment aux pédophiles. Il fait sa démonstration en trois temps. Premier temps, les principes. Il est du devoir de la société de protéger les enfants contre de tels individus quand les psychiatres ne peuvent affirmer qu’ils ne sont plus dangereux. La contrainte est d’ailleurs toute relative. Le bracelet est discret et ne gêne que très modérément l’activité de l’ancien détenu. De toute façon, on ne peut mettre en balance ce désagrément et les risques que courent les enfants. Soit. Parfait. Très bien. Mais – deuxième temps – parlons faisabilité. Ce bracelet sera-t-il efficace ? Dans certaines circonstances, sans doute, oui, peut-être. Il faut pourtant reconnaître que, dans la plupart des cas, à moins que le criminel n’agisse dans les phares d’une voiture de gendarmerie, on n’aura pas le temps d’intervenir. Mais alors, pourquoi ? Pourquoi, demandez-vous ? Mais parce que les principes. Le troisième temps est un copier/coller du premier. Parce qu’il est du devoir de la société de protéger ses enfants contre de tels criminels quand les psychiatres ne peuvent affirmer qu’ils ne sont plus dangereux. Parce que la contrainte est d’ailleurs toute relative. Parce que le bracelet est discret et qu’il ne gêne que très modérément l’activité de l’ancien détenu. Parce que, de toute façon, on ne peut mettre en balance ce désagrément et les risques que courent les enfants. Voilà un raisonnement typique d’une époque pourrie d’idéologie qui se dit éprise de concret, d’une époque soumise à l’obligation de paraître, à la nécessité de résoudre, ou d’en avoir l’air.
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Quoi qu’on pense des intentions américaines, il serait inconvenant de confondre la criminelle expédition irakienne et l’opération humanitaire en Asie. La lamentable équipée de Bush, pure et simple invasion fondée sur le mensonge, la cupidité, la sottise et la violence, et qui trouve en face d’elle non pas seulement une poignée de terroristes, mais le mépris et la résistance du peuple qu’elle a martyrisé et qu’elle prétend maintenant relever de ses ruines, ne peut nous empêcher de nous féliciter de voir la même force matérielle sauver des vies dans les pays dévastés. On ne doit pourtant en rester ni à la colère ni à la gratitude ; le sentiment et la morale sont de très mauvaises optiques pour observer l’époque. L’une et l’autre opération, la douce et la dure, la méchante et la gentille, relèvent de la même obligation de paraître que le débat sur le bracelet électronique. Surplombant violence et générosité, une espèce de putasserie tragique mène le bal, à laquelle aucune autorité, de quelque ordre qu’elle soit et à quelque niveau qu’elle se situe, ne semble désormais en mesure d’échapper. Du président des États-Unis à la sous-chef de caisse de mon super, le pouvoir est devenu frime et souci d’importance. Effet des techniques nouvelles ? De la rage d’informer et de communiquer ? De la pandémie d’angoisse ? Se faire voir, être là, être dans le bon coup, exhiber tantôt ses biceps, tantôt ses neurones, tantôt son grand cœur : le risque de ce comportement nerveux et faiblard grandit avec l’étendue des responsabilités. Les États-Unis, encore en tête du hit-parade, en fournissent aujourd’hui l’exemple le plus éloquent. Quand d’autres pays leur raviront la suprématie, nous changerons d’exhibitionnistes.
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Ainsi annoncée, la nouvelle est assez guignolesque. J’ajoute qu’elle ne doit obliger personne à colorier la tour Eiffel : j’ai compris dans Tchouang-tseu pourquoi j’aime tant Lamartine. Je croyais que c’était pour le cœur, pour cette présence si chaude et si libre à lui-même, à ceux qu’il aimait, à son merveilleux Mâconnais, pour cette priorité constamment donnée à l’intériorité qui l’écarte des clans et des partis et le ramène chez lui après chaque aventure politique, pour cette âme que tout atteint et que rien ne déloge. Il y a cela, sans doute, mais, à lire les Leçons sur Tchouang-tseu de Jean-François Billeter, je vois que mon amitié pour le romantisme lamartinien me cachait quelque chose de plus profond. Ce n’est pas au sentiment de la nature qu’est adossé Lamartine. Ou, plutôt, ce sentiment s’adosse lui-même à une expérience plus fondamentale, à un affrontement du vide qui sépare le poète des autres et du monde en même temps qu’elle le relie à eux. Si les poèmes où il chante sa douleur – il eut bien des occasions de le faire – restent si sereins, c’est qu’on y ressent, comme à l’état pur, la puissance de cette solitude reliée. Il s’agit de cet autre régime d’activité de la conscience que suggère Billeter, d’un autre regard sur soi (et donc sur les autres et sur le monde), d’une autre façon de se penser (et donc de penser). De quoi est faite cette attitude ? De l’acceptation d’un déplacement constant. De la descente dans un en deçà d’où se projette un au-delà. De l’exil volontaire dans un ailleurs qui rapatrie. De la ferveur d’un doute qui affirme. Du refus de poser ses valises dans les problématiques fermées.
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Le jour béni où nous dirons ensemble que nous avons tous perdu notre chemin. Le jour béni où nous ne ferons plus semblant de savoir, ni d’agir, ni de penser, ni de sauver.
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Dans un couloir de Gabriel Péri-Asnières-Gennevilliers, (un héros et deux villes pour une station de métro), un prophète hirsute est assis sur le sol au milieu d’une marée de sacs en plastique. Il y en a là trente, quarante, cinquante peut-être, serrés autour de lui comme les poussins autour de la poule. Dans cette station de pauvres, personne n’irait lui reprocher de bloquer plus de la moitié du couloir. La foule contourne avec respect ce vieil homme majestueux bardé de ses remparts dérisoires. Parfois, se penchant autant qu’il le peut, il va redresser, du bout du bras, un de ses compagnons de misère : il a à cœur que tous tendent bien haut leurs poignées vers le ciel. Puis il regarde fixement devant lui. J’aime ce mémorial de la détresse et de la fragilité humaine, plus émouvant que ceux des architectes. À chacun de mes passages, je m’arrête quelques minutes, à distance respectueuse de l’ermite. Dans une autre station, on le trouverait encombrant ; toutes sortes de gens raisonnables et humanitaires auraient les mots qu’il faut pour le chasser. Ici, il ne tient pas trop de place : il tient sa place, tout simplement. Quand les pauvres le saluent de leur silence tranquille, ils songent que, dans un quelque part inconnu, la leur les attend.
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Pour être sûr d’avoir réussi sa vie, il faut être un imbécile ; pour être certain de l’avoir ratée, un orgueilleux.
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Le dernier CD de cette chanteuse : « Que du bonheur ! » Ces amateurs sont repartis avec six buts dans leur valise mais ont réussi à transformer un penalty : « Que du bonheur ! » Le dernier message, dans le langage des aveugles, des mains qui vont s’engloutir : « Que du bonheur ! »
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Histoire d’O réapparaît. Mon émoustillement n’y avait d’abord repéré qu’une fort agréable pimentade. C’est mieux que ça. À certains moments, cheminement assez rare, le trouble conduit à l’émotion. Quelqu’un souligne qu’on y sent trop souvent la pose. Exact. Mais compare imprudemment cet abandon érotique, qui serait pur trucage, à l’abandon de la religieuse, réputé authenticité absolue. Un peu simple. Toutes nos vacations sont farcesques, non ? Chassez le théâtre, il revient au galop !
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Quand un smicard lira dans le relevé annuel que lui enverra la Sécurité sociale qu’il a coûté mille euros à la collectivité, il fera le fier et le bravache, grommellera « c’est toujours ça de pris » mais craindra en secret d’y être allé trop fort. Devant le même relevé, le nanti se promettra de ne plus négliger sa santé.
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Une église de village. Le curé nous fait part de sa découverte : les rois mages n’étaient pas des rois. Bien, je peux penser à autre chose. Cette vieille dame, à gauche, profil d’aigle, regard légèrement ahuri de qui vient d’atterrir sur un continent hostile, c’est l’ancienne châtelaine. La propriété est vendue mais elle aura le droit d’y mourir. À droite, une villageoise au sourire moqueur, éclatante de santé. Je donne des sous-titres aux regards qu’elles échangent. « Vous faites semblant d’être de là-haut et de la haute, raille la seconde, mais vous êtes de la terre, comme moi. » « Juste, répond l’altière châtelaine, mais si vous n’étiez pas sûre d’être, vous aussi, de là-haut, vous n’oseriez pas m’adresser la parole. » La fille de la terre et l’amie des idées se retrouveront à la boucherie-charcuterie. Ou presque. La villageoise, à l’intérieur, complète sa commande. La châtelaine se contentera d’écraser son nez contre la vitrine. Les langoustes à la mayonnaise, c’est trop cher, décidément trop cher : on ne peut plus, mon ami, on ne peut plus.
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La société française tient tout entière dans le bureau de poste de Paris-Daumesnil, au demeurant fort convenablement reconstruit il y a une dizaine d’années. Mais le contenu n’a pas suivi le contenant. De la porte d’entrée aux guichets, des cordages délimitent une file, véritable diagonale du Fou, où les clients patientent à la queue leu leu. Conséquence de cette judicieuse utilisation de l’espace, 75% des locaux deviennent aussi inutiles que les friches autour du béton. Seule explication possible : on a voulu limiter les interventions des techniciens de surface. Aux heures de pointe, la file obstrue carrément la porte, interdisant l’entrée aux entrants et la sortie aux sortants, les jetant les uns contre les autres, sous l’œil attentif des caméras, dans une fraternelle mêlée que survolent divers noms d’oiseaux. Pour limiter les mouvements, le stratège local a fait fermer les boîtes à lettres naguère installées à l’intérieur des locaux. Par temps de pluie, chacun serre contre son cœur la facture de France Telecom qu’il va poster dehors si, d’aventure, il a trouvé les machines à affranchir en état de distribuer autre chose que des excuses pour la gêne occasionnée. Faites comme vous l’entendez, camarade receveur ! Voyez : les clients sont d’accord, les postiers aussi. Tout le monde est d’accord, camarade manager ! Voulez-vous que nous passions un peu l’aspirateur ? Que nous vous aidions à calculer votre prime de productivité ? Ma France aux yeux de tourterelle me l’a dit à l’oreille : cette fois, elle s’en tape, et pour de bon !
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On m’a beaucoup interrogé, ces temps-ci, sur ma pratique religieuse. J’ai dit la vérité. Je vais à l’église aux grandes fêtes, trois ou quatre fois par an. Affirmation d’une adhésion intérieure, refus d’une mobilisation plus précise. Je tricherais si je ne faisais pas ces quelques gestes, je tricherais si j’en faisais davantage. Il est vrai qu’à vingt ans j’aurais vomi cette attitude : tout ou rien, la révolte ou l’immersion. À qui me les demande, je donne mes raisons comme je peux, sans aucunement prétendre être dans le vrai. Une ou deux fois, pourtant, quelque chose m’a alerté. Une manière de prendre trop de précautions, de montrer trop de scrupules, comme si la question était d’une scandaleuse indiscrétion. Qu’est-ce donc que cet écho, cet écho très ancien que j’entends dans la voix de mes interlocuteurs ? Qui donc avait pour moi les mêmes égards un peu suspects ? Qui semblait secrètement rassuré par mes mauvaises réponses, et les accueillait avec la même compassion ? J’y suis ! Mon voisin de table, à Louis-le-Grand, ce dadais laborieux et gris, fils de la bibliothèque de son père, dont l’apitoiement désolé, au fur et à mesure qu’il faisait la liste des livres que je n’avais pas lus, masquait de plus en plus mal sa satisfaction de ne pas avoir en moi un concurrent trop dangereux. Celui-ci, tu ne le connais pas ? Comme c’est dommage ! Celui-là non plus ? Je te le prêterai, bien sûr. Non, non, chers amis soucieux de mon âme, je ne vous prendrai pas votre place au concours du Paradis !
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Allons, ce n’est pas à ma pratique religieuse qu’on s’intéresse si fort ! Tant de gants pour me demander si je vais à la messe, et quand ? Pas la peine d’avoir pâli sur Freud : c’est à ma vie sexuelle qu’en douce on pose des questions. Ils auront beau jurer le contraire : pour les catholiques bien élevés, le salut se joue toujours au-dessous de la ceinture. Ça ne changera donc jamais ? Combien faudra-t-il de décennies et de révolutions pour qu’ils jettent sur ces choses un seul regard de simplicité ? Tout est léger à une certaine espèce de catholiques. Amour, politique, société, bienfaisance, culture : dans ces parages-là, ils sont comme les oiseaux dans le ciel. Tout leur est occasion de joyeux pépiement parce que tout leur paraît y faire diversion au monstre qui dort au creux de sa tanière, ou de la leur. Dans ce que le sexe ne semble pas trop contaminer, vous les trouvez si guillerets, si agiles, si taquins ! Je ne veux ni ne peux pourtant me moquer d’eux : l’ironie me reconduirait vite à moi-même, et elle aurait raison. Je n’aurai pas vécu comme eux. Ai-je cédé ? Affronté ? Les mots sont les mots. Je ne vais pas me féliciter d’avoir connu le désordre, je ne vais pas me pavaner dans mes contradictions. Il y eut des fêtes inattendues, mais tant de déceptions, de douloureuses ambiguïtés, tant d’angoisses. De la terreur, parfois. Je ne profiterai pas de l’air du temps pour prendre le genre avantageux du libéré. Je n’aime pas l’ombre des confessionnaux ; elle triche avec la lumière. Mais je n’aime pas non plus la lumière trop vive des sensualités triomphantes ; elle triche avec l’ombre. Il me faut de la lumière avec de l’obscur, de la nuit avec un désir de matin ; c’est là qu’est le vrai, c’est là que je rencontre tout le monde, et même ceux qui voudraient mépriser la vie, et même ceux qui voudraient ignorer la mort. Au bout du compte, je n’aurai pas trouvé grand-chose. Pas plus que ceux que j’attaque un peu, sans doute ; moins, peut-être. Mais un vide s’est creusé en moi, que je reconnais dans beaucoup de mes semblables, et que je peine à trouver chez ces chrétiens qui ne me sont pourtant pas des étrangers. Je les sens occupés. Quand je parle avec eux, il me semble que je les regarde et qu’eux, ils me soupèsent.
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Étrange, cette constance avec laquelle les gens installés dans une vision du monde globale la contredisent dans leurs réactions élémentaires. Pas de procureurs plus inflexibles que les chrétiens. Et pas de plus fieffés snobs que les communistes, me disait Aragon. Heureusement, il existe ailleurs des gens authentiques. Renaud, par exemple, qui chante si bien les banlieues et les blousons volés, et qui expose son portrait dans le métro pour lutter contre les téléchargements illégaux. Voilà ce qu’est un véritable socialiste, un bon neveu de Tonton : le sentiment populaire et la fibre anar, d’un côté, le réalisme économique, de l’autre. J’ai vu une de ces affiches. Les visages de quatre chanteurs y étaient présentés mais, seul, celui de Renaud avait été lacéré. Les autres, probablement, n’étaient même pas décevants. Si on trouve le coupable, je demande à témoigner en sa faveur. Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs du Tribunal, ce garçon était en état de légitime défense : c’était ça ou la schizophrénie.
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Ce colloque, il y a près de trente ans, à Biarritz. Je prenais un verre avec d’autres intervenants, près de la plage. Il y avait là un essayiste catholique, père d’une dizaine d’enfants et d’une quarantaine de livres, venu avec sa femme. Quelqu’un interrogeait cette dame sur la façon dont elle se débrouillait d’une telle famille et d’un mari si occupé. Elle eut un mot terrible, et splendide. Elle faisait ce qu’elle pouvait pour lui, bien sûr. Elle tapait ses manuscrits à la machine. Un beau tas de papier ! Un instant de silence, puis elle se tourne vers son mari. « Il n’y en a qu’un que je n’ai pas voulu taper. Tu sais lequel ? » Il le sait. Elle le laisse dire. Il lâche, avec un sourire : « Mon livre sur le couple. » « Celui-là, dit-elle, encore effrayée, je ne pouvais vraiment pas ! »
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Pascal : « Je blâme également, et ceux qui prennent parti de louer l’homme, et ceux qui le prennent de le blâmer, et ceux qui le prennent de se divertir ; et je ne puis approuver que ceux qui cherchent en gémissant. » (1Pensée 421)
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Pascal : « S’il se vante, je l’abaisse ; s’il s’abaisse, je le vante ; et le contredis toujours, jusqu’à ce qu’il comprenne qu’il est un monstre incompréhensible. » (Pensée 420)
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Mmes et MM. les Préfets viennent, si j’ose dire, de découvrir l’Amérique : les Français, découragés, baissent les bras. Il est réjouissant de voir ces serviteurs de l’État sortir du discours convenu, pré-fait, si j’ose encore dire. Dans un document qu’il eût été avantageux de soumettre pour avis à la Commission nationale de syntaxe, ils constatent : « Les Français ne croient plus en rien. C’est même pour cela que la situation est relativement calme, car ils estiment que ce n’est même plus la peine de faire part de son point de vue, ou de tenter de se faire entendre. » Tout cela est vrai. Les préfets voient clair. Je voudrais leur dire un seul mot : bravo ! Il va pourtant me falloir reprendre le sentier ingrat de l’admonestation. En effet, à pister leur lucidité jusqu’à ce qu’elle débouche sur l’aveu de leur crainte, on apprend que celle-ci a un nom, un nom familier : Jean-Marie Le Pen. Ce qui, dans les inquiétudes de nos compatriotes, tracasse le corps préfectoral, c’est que « le Front national continuera à s’en nourrir et continuera à faire de très bons scores. » Bien. Une énième campagne, aussi inutile, voire contre-productive, que les précédentes, se profile donc à l’horizon. Le Pen multipliera les provocations. Le petit peuple médiatique, plus menteur que Pinocchio, feindra de les prendre au tragique et montera sur ses grands mots. Personne n’osera piper, de crainte d’être taxé de fascisme. Il y aura des élections. Au mince bataillon des fidèles du Front national, s’aggloméreront, le temps d’une grosse colère, les déçus et les sacrifiés du moment. On parlera des discours. On marchera des défilés. On fera semblant d’estimer l’issue incertaine. Les sondeurs seront aux quatre cents coups fourrés. Finalement, divine surprise, Le Pen sera vaincu, les préfets rouleront des mécaniques républicaines, et les électeurs se congratuleront d’avoir conjuré un grand péril citoyen ; le sentiment d’être des héros leur fera oublier leurs misères pendant trois bonnes semaines. Puis un sociologue particulièrement avisé flairera que quelque chose, à nouveau, est en train de clocher. Il estimera doctement qu’il y a, dans ce pays, plus qu’un malaise : un mal-vivre, carrément, et peut-être un mal-être. Si les circonstances l’exigent, il n’hésitera pas à diagnostiquer un vivre invivable, ou une non-vie, ou un pseudêtre, ou n’importe quoi. Le Nouvel Obs se demandera si un Mai 68 (bien plus féroce que le premier !) n’est pas en vue. Des sympathisants de droite et de gauche en débattront équitablement. Une fois de plus, ils évoqueront, en s’étranglant de respect, les hommes et les femmes de ce pays, lesquels et lesquelles s’en foutront. Les éditeurs, réflexion faite, appuieront l’hypothèse visionnaire de l’hebdo : le quarantième anniversaire des pavés ne sera pas loin. Préfets et préfètes publieront alors un rapport de synthèse qui, etc.
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En 1934, Aragon s’attaquait à un livre qui allait devenir le premier roman du cycle du Monde réel : Les Cloches de Bâle. Il avait commencé par ce qu’il connaissait le mieux, l’évocation de son enfance et la description de la société bourgeoise. Les cent premières pages, brillantes et décourageantes, racontent les aventures galantes d’une demi-mondaine, Diane de Nettencourt, sur fond de magouilles politiques et de coups financiers. Ces pages, il les lut un jour à Elsa. Il a raconté lui-même la scène : « Quand j’eus fini ma lecture, tu gardas un assez long temps de silence, cela se passait rue Campagne-Première, je m’en souviens comme si j’y étais. J’eus le temps de penser plusieurs choses. Puis tu me dis très simplement : et tu vas continuer longtemps comme ça ? » Il en finit instantanément avec les aventures de Diane, fit de ce prénom le titre de la première partie du roman et se lança dans la deuxième, y mettant en œuvre un autre régime d’activité de la conscience. Ce fut Catherine, et le vrai début des Cloches de Bâle.
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« Tu vas continuer longtemps comme ça ? » Le vrai début de ce siècle, ce serait que chacun pose la même question à tous les autres, en commençant pas soi-même. Sinon, autant tirer au sort parmi les médecines qu’on nous propose : celles qui ne nous tueront pas nous rendront idiots. Que faut-il donc comprendre ? Ceci : il ne s’agit plus de comprendre, tout le monde a compris. Il suffit d’oser penser ce qu’on pense, ni plus ni moins, et, sans exaltation ni timidité, sans obligation d’héroïsme mais sans égard pour les risques encourus, de le dire. « Celui qui pense plus n’est véritablement celui qui pense plus que s’il est aussi celui qui dit plus. »
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Je reprenais contact avec cet ami perdu de vue depuis nos années d’étudiants et le Centre Richelieu, dont il avait été, comme moi, un des responsables. Au téléphone, une voix de femme m’accueille. La fiancée d’il y a cinquante ans ? Je balance prudemment mon nom, je parle sur des œufs. À peine un instant, puis un rire, un beau rire, mélancolique, amusé, désabusé, profond. Depuis quelques cafés aux terrasses du quartier Latin, nous ne nous étions pas dit un mot, la rieuse et moi. Et soudain, dans la voix de quelqu’un dont je ne sais rien, dont je ne devine rien, comme s’il y avait un demi-siècle de… Je n’ose pas dire de vie commune, bien sûr, mais c’est cela. Dans une voix singulière, toute une histoire qui la dépasse, qui me dépasse, et dans laquelle, pourtant, je me sens m’insérer comme un petit rouage, un petit rouage déposé vivant par un horloger habile. Ce qu’il en fut pour elle, pour moi, de tout ce temps, qu’importe ? Ce rire qui scelle un oubli profond, ce rire comme un cachet, c’est aussi un envoi.

(23 janvier 2005)