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Réouverture

LE MARCHÉ XXVIII

L’élection présidentielle. J’attends la parole simple et large qui, sans apporter solution à rien, donnerait sens à tout. Mais non. Le monde comme je le vois, comme je le sens, comme il me blesse, personne n’en parle. Alors, comme un pronostiqueur hippique, je procède par interdits. Sans tenir compte de leur étiquette, j’élimine les candidats qui mettent en cause ce qui me tient le plus à cœur. Je ne pourrai pas voter pour Nicolas Sarkozy. On peut vouloir du bien au peuple américain, on ne saurait approuver un malfaisant qui ridiculise son pays en affolant le monde. Je ne veux pas devenir, par président interposé, l’ami de l’Ahuri pétrolifère. Sottise, confusion intellectuelle, délire religieux, inculture, irréflexion criminelle, dévotion à l’argent : il faut vraiment saluer ça ? J’ai apprécié que Jack Lang traite ce type de crétin. Les diplomates froncent le nez, bien sûr, et j’entends leurs raisons ; la plupart du temps, elles sont bonnes. Mais quand l’écart entre les propos policés et le sentiment général devient un gouffre ? Sans qu’il y ait là comparaison, quelle politesse n’a-t-on pas déployée, dans les années trente, à l’égard de ce M. Hitler ? Était-ce nécessaire ? Je ne pourrai pas non plus voter pour Ségolène Royal. À cause d’un détail d’une immense gravité, qui touche à l’essentiel et révèle tout. Elle a reparlé d’une sorte de formation destinée aux parents des jeunes en difficulté. Cette idée me glace. Le système qui envoie ses pompiers éteindre le feu qu’il a allumé chez les pauvres, c’est trop d’hypocrisie pour moi. L’idée renvoie hélas ! à ce que je n’ai cessé de constater, depuis vingt ans, chez les socialistes : ils éludent les problèmes réels, calent devant les difficultés les plus lourdes et s’en tirent en faisant monter dans le bon peuple la mayonnaise tournée de leur morale. Je hais cela. Prévoit-on d’enseigner d’urgence aux parents riches les moyens de prévenir le cynisme égoïste de leurs rejetons ? La perversion de ses cadres, n’est-ce pas pour une société un danger encore plus redoutable que des violences qui, au demeurant, en découlent largement ? Le paysage, on le voit, s’éclaircit. Les deux principaux champions supposés sortent du jeu, l’un pour une raison macrocosmique, l’autre pour un motif microcosmique. J’élimine également, même si je puis approuver plusieurs de leurs propositions, ceux qui, après m’avoir vanté leur originalité au premier tour, me donneront la consigne de voter au deuxième pour cette dame ou pour ce monsieur. Les consignes, c’est pour les bouteilles. Je vote pour désigner quelqu’un qui me convienne, un point c’est tout : débrouillez-vous avec vos tactiques. Voyons la suite. On devine peut-être que je n’ai pas une passion dévorante pour l’extrême droite. Reste un cas particulier, François Bayrou. J’estime sa manière, son courage, son indépendance. Mais l’Europe est entre nous : de toutes mes forces, je refuse cette bouillie. Je me dirigerais donc tout droit vers un bulletin blanc si je n’avais une solide dent contre ceux qui ont décidé de mêler ces bulletins-là aux bulletins nuls. Il ne me resterait alors, si les dés étaient jetés, qu’à me déclarer partisan de l’abstention et à me fâcher tout rouge contre les sacripants qui feindraient de voir dans cette position désolante, mais inévitable, un dédain de la politique. C’est exactement le contraire. Si je m’abstiens, Mesdames, Messieurs, ce sera votre faute. Mais tout peut encore changer…
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On nous a offert le DVD de l’Abécédaire de Gilles Deleuze. Nous n’en sommes qu’à la lettre H. Payez-le vous ! Donnez-le aux jeunes ! Je le parcours ici à la hussarde parce que Vox populi me réclame. Deleuze : « La majorité qui est personne et la minorité qui est tout le monde » : pas beau ça ? L’amour qui n’est possible que si l’on saisit le point de démence de l’être aimé : pas juste ça ? L’hypocrisie des Droits de l’homme : vous voyez le contraire ? L’écriture qui est affaire universelle et non pas individuelle : vous préférez le dernier Angot à Paris ? La haine des colloques, des lieux où l’on va « parler ». L’idée de « l’être aux aguets ». Ces humains qui n’ont pas de monde, ces animaux qui en ont un. 68 comme intrusion du réel, donc du devenir, contre toutes les abstractions. Et ce quelque chose de trop fort dans la vie qui, bien plus que la faiblesse de l’humain, explique la boisson, la drogue, les trucs peu avouables ? Ça ne vous dit rien ? Moi, si. Visiblement Deleuze est épuisé. Dans le miroir, le visage de Claire Parnet le surplombe, un regard d’une renaissance sans majuscule. Je suis d’accord. Présent.
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Dieu aidant, ou Allah, ça va se calmer. Pourquoi le pape a-t-il introduit dans sa leçon sur la foi et la raison une vacherie de notre vieille connaissance Manuel II Paléologue, mystère et boule de gomme ! La vieille animosité contre l’islam qui traînaille toujours dans la conscience chrétienne ? Pas certain. Plutôt le plaisir érudit de citer le livre d’un bon confrère, Théodore Khoury, où il a pêché la citation explosive. Quoi qu’il en soit, tous ceux qui, dans une foi ou dans une autre, croient en un Dieu secourable, ont des raisons de se réjouir. Il n’est pas si fréquent que TF1 fasse sa une avec le logos de Jean et les sourates du Coran ! Peut-être, de part et d’autre de la Méditerranée, l’incident suscitera-t-il des vocations théologiques ? On peut aussi se demander ce qui se serait passé si aucun micro n’avait été branché à Ratisbonne ni aucune télévision en terre d’islam. Plus de disputes. Le texte pontifical eût été expurgé, avant publication, du passage incriminé, les savants musulmans auraient calmement donné leur point de vue, tout se serait passé le plus interculturellement du monde. Autrement dit, la communication, c’est la guerre. C’est pourquoi elle oblige l’humanité à des progrès rapides et profonds, sans elle, malgré elle, contre elle.
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J’étudie avec beaucoup d’intérêt le discours du pape, mais c’est la parole de Deleuze qui m’émeut. Est-ce mon christianisme qu’elle fait étrangement revenir en force ? Je ne sais pas, je sens bizarrement un lien, je ne peux pas en dire plus, tout cela est extrêmement confus. Et puis pourquoi cette vieille manie de classer, d’étiqueter ? Je ne m’en guérirai donc jamais ? Toujours cette crainte secrète de la résonance ! Pourtant, c’est ce qui résonne qui raisonne ! Les théologiens de ma jeunesse m’ont enseigné la théologie de la même manière qu’on me propose aujourd’hui la politique : en en restreignant le champ, en en étouffant l’écho. Le but est le même, saintement terroriste ou démocratiquement terroriste, mais terroriste. Le but, c’est que je ne sente pas ce que je sens. Ou plutôt, que je ne sente pas tout ce que je sens. Que je respecte la ligne de courtoisie, comme à la poste : au-delà, ce ne sont plus mes affaires ; au-delà, ils savent. La perception, dit Deleuze, pas la morale. On veut bien que j’aie une perception (opinion, autonomie, etc.) mais à condition que j’accepte qu’on me la bride comme un moteur trop dangereux entre mes mains novices. À condition que je veille moi-même à la brider, que je tire moi-même gentiment ma ligne de courtoisie. J’ai droit aux chatouilles du monde, pas à la plénitude de vivre : baisouillages d’alentours, disait Sartre. L’intox citoyenne d’aujourd’hui, c’est l’intox religieuse poussée à sa perfection – et vidée de sa substance. Et si, en plus, elle est féminine, grand chelem ! Mais moi, je ne veux pas massacrer ma perception, je ne veux pas qu’on me fasse honte de ma perception ! Non parce qu’étant la mienne, elle aurait plus de valeur qu’une autre ! Le contraire ! Parce que c’est par là que je rejoins les autres, par là qu’ils me rejoignent, parce que, sans ces étreintes secrètes, puissantes, terribles, taquines, la vie est encore plus conne que TF1 ! Je n’ai pas donné ma vie à la panne minable qu’on voulait me faire jouer. Un refus premier, radical, immense, pourtant infiniment modeste, m’a toujours sollicité, me sollicite encore. M’inciter à en refuser la morsure, c’est vouloir me rendre fou. La perception, pas la morale. Ce mot me touche au-delà de ce que je peux dire. Il efface tout et régénère tout. Oui, comme Clavel à sa manière, comme Deleuze à la sienne, en 68, j’ai senti le réel. Ce n’est pas que je sois plus nostalgique de cette année-là que de mon premier couteau suisse ! Les barricades et Dany, moi, vous savez… Mais il faut bien qu’un amour commence quelque part ! Les gens que vous aimez, vous les rencontrez dans l’intemporel et le nulle part ? La vie, avant 68, je l’aimais en douce. Nous cachions nos amours. Soudain, en mai, on a décidé de vivre ensemble. La vie ! Pas les idées qu’on a sur elle ! Pas les bonnes intentions qu’on décaisse pour en faire bénéficier les autres. La vie, là, à portée. Qui prend notre raison sur ses genoux, gentiment, et lui explique. Elle dit qu’il faut sortir des bonnes intentions, qu’elles sont pires que les mauvaises parce qu’elles se heurtent moins vite à elles-mêmes, parce qu’elles sont des gamines prétentieuses ! Qu’il faut fermer la comptabilité de la mauvaise conscience et jeter la clef à l’égout. Fermer ce qui enferme, ce qui enferme noblement, ce qui enferme intelligemment, ce qui enferme généreusement ! Fermer boutique ! Ceux qui disent que c’est impossible, regardez la trouille qu’ils se payent ! Mais Deleuze l’a bien vu, qui ne croyait guère aux révolutions : si vous agitez contre leurs abstractions d’autres abstractions réductrices, vous êtes pires qu’eux et vous crèverez plus vite.
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Question aux éditions Odile Jacob : à quand la réédition de l’introuvable livre de Michel Henry, Du communisme au capitalisme ? Plutôt actuel, non ?
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« Le pouvoir, confiait François Mitterrand à Jean-Pierre Chevènement, c’est la noblesse de la politique. » Cet étrange propos de socialiste ne me choque pas. Mitterrand était d’autrefois. Il était de son enfance, d’une belle et nombreuse famille, d’une province où des parfums sans avenir fécondaient des ambitions romanesques. Il était le fruit inventif et génial d’un univers ordonné. J’ai connu des gens de cette sorte. Culture, intelligence, quelques camaraderies privilégiées, ils faisaient plus que de porter le monde qui les avait faits, ils étaient ce monde. Le présent ? Un décor qu’ils voyaient à peine, le champ de manœuvres de leurs rêves. Ils feignaient poliment de s’y intéresser, tentaient parfois de l’aimer un peu, de loin. Dans un de ses discours, François Mitterrand parle de la ressource humaine. Dans sa bouche, ce mot de manager me fait rire. S’il avait eu la moindre idée de l’horreur qu’il recouvre, il aurait hurlé. C’est en toute innocence que je le vois inventer la réconciliation des Français avec l’entreprise. L’histoire l’occupait, l’art, la poésie. L’époque sur laquelle il régnait, il ne lui était pas difficile de la dominer de la tête et des épaules. Mais le cœur était ailleurs, il devait faire semblant. D’où la solennité, l’apparat ; ça tient à distance, ça protège les choses du dedans. D’où les mots-valises de la politique dans lesquels il essayait de fourguer en fraude au monde moderne, en tâchant de parler comme lui, un peu du sens d’autrefois. Socialisme, progrès, pourquoi pas ? Il y croyait. Comme on peut y croire. Un homme épatant, François Mitterrand. Et, comme eût dit Marguerite Duras, une politique désastreuse, forcément. Il n’embrayait pas sur une époque bien contente, elle, d’avoir affaire à un type aussi rassurant : tout pouvait changer sans cesser de continuer. On avait les idées larges : le fric, la pub, la culture faisaient ménage à trois. Vraiment, de tout cœur, bon repos à François Mitterrand. Si je rejette sa politique, je salue en lui un humanisme qui n’était pas une pose. Mais ce temps-là est fini. Ses héritiers sont les enfants du non-sens et, le non-sens, ce n’est pas à l’ENA que ça se soigne. Chez eux, l’humanisme à la Mitterrand est une pièce rapportée. Il sonne creux.
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Un ordre sécrète une logique qu’on finit par prendre pour la raison. Un jour, l’ordre s’effrite: il reste une mélancolie et l’avenir est en deuil : l’histoire de François Mitterrand. Le peuple sentait la solidité de son assise ; son talent était de lui faire oublier qu’elle n’était que survivance. Ses successeurs ont tiré la mauvaise pioche : ils ont l’obligation historique d’être géniaux, de refonder une raison vivante sur les ruines d’une raison morte. Est-ce autre chose, vivre ? Tout ce qu’on m’a vendu pour de la raison dans mon enfance et dans ma jeunesse, je sentais bien que c’était trop étroit pour en être vraiment. Allez l’expliquer aux autres quand vous ne pouvez pas vous l’expliquer à vous-même ! Allez discuter quand tout le pouvoir est en face ! On sort du jeu, on se révolte. La famille n’avait pas raison, l’école n’avait pas raison, l’Université n’avait pas raison, les groupes cathos n’avaient pas raison. Non, non et non. On prend l’habitude de dissimuler, de tricher, de mentir. À force de rester en tête-à-tête avec sa révolte comme la victime avec son ravisseur, on finit par y prendre goût, on trouve la posture intéressante : alors, de salvatrice, la révolte devient carcérale. Seule solution, récupérer le terrain perdu, et bien au-delà. Moscou est en flammes, reprenons la sainte Russie ! Se refaire une raison comme on se refait une santé : plus large, plus forte, plus vibrante, plus aventureuse, plus souple. Comment ? En affrontant le non-sens, l’apparence, l’absurde. Descente aux enfers et remontée. Combat avec/contre/pour soi-même comme fondement de tout. La plupart, il est vrai, ne le livrent pas et y voient une grande chance. Pour la sieste, c’est vrai que c’est mieux. Libre à eux, mais qu’ils ne se lancent pas trop dans la politique : elle les rendrait transparents. On verrait qu’ils sont comme leur héritage : vides, vides, trois fois vides.
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À la télé, une séance de formation dans un hypermarché. Le salaud fait travailler les stagiaires sur la gestion des stocks. Ils n’arrivent pas à trouver la formule la plus avantageuse pour la boîte donc, logiquement, pour eux. Alors le salaud leur dit : « Mais quoi, vous n’aimez pas l’argent, non ? »
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Docteur Jekyll et M. Hyde, en voilà une bonne affaire. Elle était autrefois largement exploitée. De braves types s’imaginaient diaboliquement schizophrènes parce que des envies bizarres leur poussaient aux marges de leurs existences d’employés fidèles et de maris dévoués. Deux hommes en moi, c’était le titre du roman d’un honnête historien catholique, Daniel-Rops. Il n’en avait pas vendu des tonnes ; son Jésus en son temps, par contre, avait fait un malheur. Le cher François Mauriac, rencontrant l’historien et sa femme dans un cocktail, avait gentiment caressé le superbe manteau de fourrure de Mme Daniel-Rops en murmurant de sa voix brisée et charitable : « Doux Jésus ! » La version moderne de Docteur Jekyll et M. Hyde m’inquiète davantage. On la trouve chez des patrons et des hommes d’affaires portés à la religion ou entichés de révolution. Plus critique, tu meurs. Plus zhumain, tu meurs ! Au tu et à toi avec ton âme ! Vibrants comme des perceuses électriques ! Le cœur sur la main, la main sur le cœur. Puis, le lundi matin, bourrés de liberté, ils s’en vont tout gaîment, la tête hors du doute, aggraver la cruelle absurdité du monde.
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Banlieues. Attention, sujet sérieux. À regarder en face. Museler ses passions. Ne pas parler en procureur, ne pas parler en avocat : ni pour fournir un exutoire à sa violence, ni pour soigner sa mauvaise conscience. La révolte à laquelle ont été acculés certains quartiers a de quoi faire frémir : c’est un drame pour les intéressés, une menace pour d’autres. D’évidence, les quartiers sont un symptôme de la société qu’on a eu la sottise de nous proposer et que nous avons la couardise d’accepter. Les quartiers racontent le fric, la chiasse consommatrice, la nullité des élites, la trouille identitaire, la voyoucratie publicitaire et communicationnelle, la prostitution de la pensée, le naufrage d’une éducation maquée au Medef, l’incurable bassesse d’une ancienne civilisation qui n’en finit pas de crever. Les quartiers racontent même Bush, et qu’il ne faut pas lui serrer la main. Mais, eux, les jeunes pris dans cette tourmente, il faut les regarder en face. C’est peu dire que beaucoup d’entre eux se sont enfermés dans la révolte : elle est devenue leur seule jouissance, amère et terriblement contagieuse. Ils ont tout perdu ; si rien ne change, ils ne reconquerront rien : il suffit de monter dans un train de banlieue pour comprendre dans quelle logique de régression ils sont entrés. La solution est-elle de ne rien faire en hurlant à la responsabilité collective ? Attendre, pour intervenir, que le problème global soit réglé, c’est les condamner. En un sens, bien sûr, il n’y a pas de problème des banlieues ; le problème des banlieues, c’est le problème de notre société, et bien au-delà. Mais, ce symptôme, si on ne le soigne pas, il va s’aggraver : ils en feront les frais, ce sera injuste. Cette violence doit cesser. Nous ne pouvons pas accepter que ces enfants se mettent dans un pareil danger ; nous ne pouvons pas accepter qu’ils fassent peser une telle menace sur d’autres. Il faudrait être bien sourd et bien stupide pour ne pas comprendre que, plus ils s’enferment, plus ils nous appellent. Il n’y a pas d’amour faible. Il faut intervenir. Le tout est de savoir pourquoi et comment. Non pas pour les réduire, pour les contrôler, pour les humilier, pour les emmerder : pour leur dire, même avec rudesse, que nous sommes là, que nous entendons y rester et que nous y resterons. Pas pour résoudre leurs problèmes, hélas ! Pour les empêcher de s’isoler et de nous isoler. Pour eux et pour nous. Il faut que les banlieues cessent d’être un enjeu démagogique, le lieu d’une prolifération de sensibilité fausse et intéressée : j’entends par là aussi bien la vulgarité des invitations au nettoyage que les gloussements humanitaires qui donnent accès aux médias. Il faut une remise en ordre. Mais une remise en ordre ne se fait pas dans le désordre. On doit savoir reconnaître les mérites de ceux qui auront à accomplir cette tâche difficile, mais on doit s’interdire de leur accorder l’ombre du début d’un commencement d’excuse s’ils manquent à la dignité avec laquelle elle doit être menée. Il faut leur expliquer que la manière dont ils l’exécuteront pèsera d’un grand poids sur la suite : leur parlant ainsi, on saisira une superbe occasion de les former. Il faut leur montrer qu’on ne les envoie pas contre l’ennemi, qu’un bout de territoire doit tout simplement être rendu à la sécurité. Il faut les habituer à l’idée, même si elle semble actuellement ubuesque, qu’une telle intervention pourrait éventuellement se dérouler ailleurs, à Neuilly-sur-Seine, par exemple. Un encadrement incapable d’obtenir de ses subordonnés l’attitude qui convient, un encadrement assez servile pour transformer une pareille mission en un exercice de reptation au sol devant un supérieur ou un politique, doit être considéré comme un encadrement incapable tout court, et sanctionné comme tel. Je suis persuadé qu’il y a une rencontre possible entre les gars des banlieues et les jeunes flics. Je suis persuadé que les uns et les autres le désirent plus fort encore qu’ils ne le refusent. Je suis persuadé que les uns et les autres ont besoin, pour eux-mêmes, de cet élargissement. Cette rencontre, il ne faut pas la truquer. Il ne faut pas déguiser les flics en footballeurs ; ces simagrées méprisantes faussent tout. Par contre, il faut transformer radicalement l’idée que ces flics se font de leur métier. Il faut qu’ils comprennent que, pour donner corps à l’esprit, il faut mépriser l’esprit de corps. L’esprit de corps, même si l’on vote à gauche, chez les flics ou chez les X, c’est ça le fascisme, c’est ça les faisceaux d’intérêt, c’est ça la saleté des adultes restés des sales gosses. Il faut qu’ils comprennent que l’esprit de corps ne marche jamais avec l’amitié, que c’en est la pourriture, le sida. Si l’on a la patience, les relations, forcément conflictuelles au début, s’apaiseront peu à peu. De l’ironie filtrera, des vannes, quelques mots. Les gangsters, là où il y en a, se retrouveront progressivement isolés. Difficile, certes. J’observe en tout cas que ni les chantres scandalisés de l’ordre ni les commentateurs attendris du désordre n’ont jusqu’à présent obtenu le moindre résultat. Pour cause : ils ne souhaitent pas en obtenir. La situation des banlieues les sert en ce qu’elle leur permet de prolonger les aboiements ou les bêlements qui sont leur fonds de commerce ; la situation des banlieues les sert en ce qu’elle leur est un écran – de peur ou de bons sentiments – entre le monde réel et eux. J’ose le dire : ces jeunes, ni ces pitbulls ni ces moutons ne les aiment. Une telle action, une telle formation-action ferait réfléchir la société tout entière. La levée de ce blocage créerait spontanément dans l’ensemble du pays une dynamique d’expression : c’est le cas à chaque fois qu’un nœud d’angoisse se dénoue. Ainsi, après avoir été symptômes, les quartiers deviendraient analyseurs. Ils y retrouveraient un lien réel avec le reste de la société ; ils y récupéreraient leur raison. Plus même : ils deviendraient les analyseurs de la démocratie elle-même. Impuissante à régler cette crise vitale, elle sera à bon droit sévèrement interpellée.
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Intervenir ? Et si ça tournait mal ? Mais comment cela pourrait-il bien tourner si on laisse ces jeunes aussi affreusement seuls, si on les abandonne à tous ces mots creux ? Une seule question, une seule angoisse. Y a-t-il encore assez de responsables pour vouloir que ça se passe bien ? Pour mettre de côté les tactiques, les avancements, les ambitions ? Je n’en suis pas sûr. Je n’en suis pas sûr du tout. Et puis, s’il n’y avait que les quartiers… De quoi ils sont le signe, il faudrait un Hypermarché pour le raconter. J’en étais à me demander par quel bout commencer quand un ami formateur m’appelle, tout remué. Il sort d’une session. Il est en train de développer une idée quand un stagiaire l’interrompt poliment et lui dit son étonnement de l’entendre employer des mots comme en effet, parce que, pourtant, donc, etc. Les autres sourient : ils se posaient aussi la question. Un formateur en communication leur a expliqué que ces mots-là ne servent à rien, qu’ils sont l’échafaudage qu’on retire quand la maison est construite, que ce sont de simples chevilles, qu’ils gâchent un discours, qu’il faut les éviter. Je ne ris pas, vous savez. Je ne mens pas. Ils ont dit ça. Et mieux même. Puisqu’on en était à se parler, une autre stagiaire, elle aussi, s’est étonnée. Non seulement cet ami emploie des donc et des en effet, mais il lui arrive de se servir de tournures négatives. « Jamais de négation, a dit le communicateur, ça casse une image, la négation. Rien que de l’affirmation. Être positif. Toujours positif. » Je vais dire les choses calmement. Ça, la plupart des tyrans du XXe siècle ne l’ont pas fait. Ils ont bourré le crâne des gens avec leurs âneries, ils leur ont fait brailler des slogans, chanter des inepties : la structure de la langue, ils ne l’ont jamais touchée. Ils n’ont jamais osé, ils n’ont même jamais songé y toucher. Seul le nazisme, que les démocrates mondialisés s’en souviennent, s’en est pris à la syntaxe et au lexique. Qu’on n’oublie jamais cela dans les entreprises, dans ces belles entreprises avec lesquelles nous sommes si gentiment réconciliés et où, la langue, on la sabote systématiquement, on l’attouche, on la viole. Où les excellents patrons humanistes payent grassement des saboteurs incultes que les excellents syndicalistes humanistes, l’air bonasse, regardent faire. Pourquoi interdirait-on aux gens d’articuler leur pensée et de dire non ? Chacun son idée et la course au fric pour tout le monde, c’est pas ça la liberté des veaux ? Et puis, qu’est-ce que ça change à la production, à la consommation, à la négociation ? Ce n’est rien, c’est pour rire, c’est la mode. « Vous dites que ça fait une pensée de pantin, avec des jambes sans genoux et des bras sans coudes ? Qu’est-ce que vous avez contre les pantins ? Nous sommes tous des pantins, mon pauvre vieux. Vous aussi. Excusez-moi. Un client. » Désarticuler les gens et les rendre incapables de refuser, ça s’appelle comment ? Les Droits de l’homme, ils roupillent ? Vous savez ce qu’on fait, vous savez ce qu’on devient quand on n’a plus le droit ni d’articuler ni de refuser ? On branle des mots au hasard. On devient une lavette, une lavette citoyenne. « Au début du siècle numéro 21, la civilisation occidentale s’était essentiellement consacrée à la production de lavettes citoyennes. » Je raconte ça à des gens. Ils ne réalisent pas. Ils croient que j’exagère. Que le plancher soit à ce point pourri, que les termites bouffent les meubles de famille, ils ne peuvent pas imaginer, ils ne veulent pas imaginer. L’amiante mentale, ils ne voient vraiment pas ce que ça peut être. Bruno Frappat rigole : il pense que c’est mon côté 68, il trouve ça sympa. Jean-Pierre Chevènement dit que je suis un original. Quelques formateurs savent, eux. Les grosses saletés, au début, il n’y a toujours que quelques types qui en parlent. Bien sûr que les banlieues, en un sens, sont une question annexe ! Mais ni les gars des banlieues ni les gars des entreprises ne sont des questions annexes. Il ne faut pas les laisser seuls.
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Les sociétés non plus ne doivent pas se laisser seules, surtout s’il n’y a qu’une Méditerranée entre elles. L’incident créé par le discours du pape est si révélateur ! J’ai beaucoup d’amis en terre d’islam, il faudrait que ce tout petit événement nous rapproche encore. À chaque rive sa tentation : la regarder en face, comprendre ce qu’elle signifie. Côté nord, le vieil esprit de supériorité. C’est de la tchatche, amis du sud ! L’Occident est péteux ! Il sait qu’il va mal. Il ne peut plus dire non à sa folie, il se désarticule. Côté sud, cette susceptibilité ! Vous faites un peu monter les enchères, non ? Vous endormez le peuple avec des colères artificielles ? Dangereux. L’évidence, c’est que les logiques de pouvoir, apparemment toutes-puissantes chez vous comme chez nous, sont blessées à mort. Notre stupide esprit de supériorité et votre discutable susceptibilité sont deux manières symétriques d’essayer de les réanimer. Inutile. Tous leurs déguisements sont maintenant repérés : politiques, économiques, religieux, et les autres. Elles disposent encore d’un énorme crédit virtuel, mais elles n’ont plus de prise réelle. Elles ne touchent plus ni les esprits, ni les cœurs : elles sont condamnées. La mondialisation a dévoilé leur nudité de la façon la plus impudique et la plus définitive. Il ne s’agit plus, ni pour vous ni pour nous, de savoir à quoi il faut nous raccrocher : toutes les prises connues ont lâché ou lâcheront. Il s’agit de nous faire présents les uns aux autres, et à l’avenir. Avec la puissance d’un élan venu de plus loin que nous, avec la largeur d’une raison qui dépasse nos singularités. Sans rien renier de ce que nous sommes, mais sans rien figer dans des formules, ni dans les peurs et les exigences qu’elles cachent. Votre Jacques Berque, notre Jacques Berque l’a dit lumineusement : « Non pas l’antique comme rabâchage, mais l’innové comme retrouvailles. » Plus de représentation entre nous, plus de solennités, plus de cinéma ! Réouverture des portes, de toutes les portes, chez vous et chez nous. À quand, tous ensemble, la fête de la Réouverture ?

(24 septembre 2006)