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M. Pluche

LE MARCHÉ XXXII

Il n’y avait qu’un homme riche dans mon enfance, M. Pluche, le père de ma marraine, qui devait son surnom à Musset. Il vivait en argent comme d’autres en religion. Quand nous allions déjeuner chez ma marraine, nous le croisions au rez-de-chaussée de la maison, où il avait établi ses bureaux. Il se plantait dans le couloir en grommelant, boudiné dans une robe de chambre crasseuse, mal rasé ; en se grattant la tête, il considérait longuement ces endimanchés naïfs avant de leur adresser la parole. Il ne nous méprisait pas : il méditait comme un prêtre sur la distance infinie qui séparait notre monde du sien, et semblait s’en attrister. « Alors, nous disait-il enfin, on vient casser la croûte ? Amusez-vous bien, mes enfants, moi je ne mange plus, je ne mange plus ! Je vais travailler. C’est ça la vie ! Retiens bien ça, petit. C’est ça, la vie : travailler ! » Je ne le détestais pas. À peine rentrés chez nous, ma mère s’étranglait de colère parce qu’il avait réussi à faire attribuer une bourse scolaire à sa petite fille alors que cette aide m’avait été refusée. Je lui donnais raison, pour avoir la paix. Je m’en foutais. L’injuste M. Pluche m’intéressait. Il habitait le monde autrement. Il y était posé comme un presse-papier. Les autres hommes en paraissaient fragiles. Il savait rire, se moquait du chapeau de ma mère, traitait mon père comme son secrétaire puis, soudain, se lançait dans des considérations d’actions et d’obligations auxquelles je ne comprenais goutte et où je retrouvais un parfum de catéchisme. Il décrivait minutieusement les manœuvres boursières de ses adversaires et en concluait invariablement : « Il ne faut s’étonner de rien. » Je me souviens que je ne me suis pas beaucoup étonné de sa mort.

La valeur argent, la valeur travail, rien de bien neuf. La victoire des choses, l’installation officielle des choses, mes douze ans en avaient fait le tour. La cérémonie bourgeoise est de retour. Évidemment ! Les partisans du nouveau pouvoir la désiraient. Leurs soi-disant opposants ne l’ont jamais refusée ; nonobstant leurs cris, ils voient en elle leur irrécusable destin. C’est sans doute pourquoi l’inconscient socialiste, dans sa perspicacité, lui a opposé une si faible résistance. Triomphe du langage des choses, de l’esprit des choses, de la raison des choses : comme disait M. Pluche, c’est la vie ! J’aimais bien l’ennui rassurant où ce bonhomme me jetait. Le soir, ma mère rangeait mes beaux habits de prolétaire qui n’avaient épaté personne, je me mettais au lit, on venait m’embrasser et enfin, avec le rêve, la vie, la vraie, commençait.

Je m’étonnerais de retrouver M. Pluche ? Pourquoi ? Voici, comme prévu, que tout devient rien. Normal. À moins que vous n’ayez vu qu’une manière de dire dans l’intuition du cher Léon-Paul Fargue, une agacerie littéraire, une aimable boutade pour vous donner du cœur au ventre sur le chantier de la modernisation de la démocratie, de l’exaltation de la valeur travail, de la culture du résultat, du rapprochement de l’école et de l’entreprise ? Ou que vous n’ayez attendu d’elle de nouvelles occasions de vous dorer la pilule avec les causes des uns et les identités des autres ? Erreur, erreur, comme eût dit M. Pluche, qui répétait toujours ses phrases. Tout, c’est tout. Rien, c’est rien. Et tout, qui est tout, devient rien, qui est rien. L’appel du siphon au fond de l’évier. La grande lessive. Vos mains sont-elles si délicates que vous hésitiez à les y plonger ? Vos bagues, peut-être…

Vous me direz qu’après Fargue, il y a Miron, et que nous sommes arrivés à ce qui commence ? Mille fois oui. Mais attention. Entre les deux, il y a un gouffre à franchir, un sas de désinfection obligatoire. Aucun passage dialectique, cette fumisterie demi-mondaine. Chacun devant le grand saut. Tout le monde, mais chacun. Ainsi chantait la délicieuse Petula Clark : « Tout le monde veut aller au Ciel, oui, mais personne ne veut mourir. » Mourir à M. Pluche. Mourir aux adversaires de M. Pluche. Mourir à la théologie financière et activiste de M. Pluche. Mourir aux termites qui s’engraissent de la critiquer. Il est vrai que la petite Éliane, riche, bénéficiait d’une bourse à laquelle elle n’aurait pas dû prétendre et qu’à moi, pauvre, on n’accordait pas. Scandale, scandale, M. Pluche ! J’entends d’ici les énarques socialistes faméliques interpeller les énarques UMP ventripotents ! Et je songe à Baudelaire : Au fond de l’Inconnu, pour trouver du nouveau !

Le gouffre entre Fargue et Miron me fascine. La considération placide de ce qui disparaît et l’espérance plus que fragile que quelque chose peut naître. Pour ceux qui sont nés – ou re-nés – de 68, c’est une obsession, ce passage. Tant de choses à désapprendre, à réapprendre ! Comme il aurait fallu être attentif ! Il y eut trop de fausses libérations auxquelles on refusait le beau nom de détresse qui les aurait rendues presque aimables. Mais lier détresse et désir, qui y songeait ? Pas possible, m’a dit un jour Maurice Bellet, de combattre la volonté de puissance dans la politique ou l’entreprise et de la sauver dans l’érotisme. Je me suis longtemps défendu, et ici même, contre ce propos. Pourtant, Bellet ne prêchait pas le retour à l’avant-68. C’est ici, précisément, à ce sommet, que s’ouvre le gouffre. Et, en son cœur, l’espérance. Le sentier est très rude, un peu rude pour moi. Je m’assois dans l’herbe avec un Lamartine et, à ceux qui passent devant moi, je dis : « Oui, oui, c’est par là, bonne chance ! »

Nous sommes entrés dans une période qui annulera, quelle que soit la véhémence avec laquelle les meilleures causes seront défendues, tout ce qui n’aura pas de résonance intérieure, tout ce qui, d’une manière ou d’une autre, ne référera pas à nos réserves secrètes, à nos remous, à notre trouble. Seules atteindront leur but les fusées parties de plus profond que nous, presque malgré nous, de bases de défense ignorées de nous. L’enseignement qu’on dispense aux journalistes, politiciens, patrons et autres penseurs de l’actu, et contre lequel si peu d’entre eux se rebellent, les condamne à n’être que des techniciens de surface, honorables souvent, insignifiants presque toujours. Plus que leurs agitations neuronales, il nous faut « posséder la vérité dans une âme et un corps ».

J’ai rêvé d’Ernst Ludwig. Un colosse, une armoire, visage brique sur costume de clergyman. C’était il y a cinquante-deux ans, à bord du Maréchal-Foch qui emmenait en pèlerinage, sur une Méditerranée probablement secouée par Satan en personne, des étudiants catholiques de Sorbonne et quelques autres. Les controverses théologiques finissaient par-dessus bord. Ernst Ludwig, séminariste allemand, n’entendait, lui, se laisser troubler par les éléments ni dans son travail, ni dans ses prières, ni dans son appétit, qu’il avait solide. Il m’avait convaincu de venir m’installer avec lui au centre d’une salle à manger déserte, devant une table qu’il faisait garnir des nourritures terrestres les plus substantielles, sans prêter la moindre attention au dégoût du personnel. Je le regardais avec effroi et admiration, cherchant d’avance le chemin d’une retraite obligée. Les plats lui arrivaient au rythme des vagues, il les engloutissait comme la mer les marins. Soudain, il me considéra avec attention et me dit doucement, avec son fort accent, quelques mots dont je n’ai jamais cessé de sentir l’amitié puissante ni à quel point ils consonaient, au fond, avec un pèlerinage dont la portée spirituelle me passait très au-dessus de l’âme : « Jean, mon ami Jean, il faut manger, tout est payé ! »

La Question humaine : encore un film sur l’entreprise et le management. Mes méchancetés sur les techniciens de surface ne doivent pas faire oublier la très belle page que Le Monde lui a consacrée. Mais précisément. Faut-il un film pour que la presse s’empare d’un sujet aussi central, qui concerne tant de gens, qui a une telle influence sur la vie sociale ? Soit : ces techniciens de surface sont capables, quand ils le veulent, d’aborder des sujets de fond. Mais ils ne le font pas, là est la question, à moins qu’un créateur ne passe d’abord. Eux, c’est la surface, point final. Ils s’occupent du building de la modernité, le font visiter, le commentent, le bricolent, l’astiquent, le font briller. Comme ces cortèges d’Africaines en boubou qu’on croise, au petit matin, dans les quartiers d’affaires. Avec, probablement, la même fascination qu’elles, le même respect appliqué et, peut-être, la même complicité. S’intéresser à l’intérieur du building, se mettre à écouter son cœur, ses mots, ses soupirs, sans doute voient-ils là une activité respectable, éminente même, mais subjective. Or un technicien de surface a fait vœu d’objectivité, notion qu’on l’incite très vite à confondre avec son contraire, l’objectivisme.

Tous ces films sur le management ! Et tous si forts ! Pour un peu, j’en concevrais une joie mauvaise. Personne ne voulait me croire quand j’expliquais, il y a trente ans, que nous nous trouvions en face d’un phénomène majeur et terrifiant. On m’imaginait obsédé du confort psychologique des salariés, on m’expliquait qu’il y avait, en France et ailleurs, de plus graves détresses. Je n’étais pourtant atteint d’aucune fièvre compassionnelle. J’étais de ceux qui avaient repéré un virus, voilà tout, un virus auquel je ne comprenais pas grand-chose, qui ne se confondait ni avec l’industrie, ni avec la technique, ni avec la production, mais dont je sentais qu’il irait porter dans le monde entier, pas seulement dans les entreprises, la maladie occidentale. Depuis, comme on le sait, la saleté a bien cheminé. Elle s’acclimate partout et trouve un ami dans chacune de ses victimes. La paresse, la lâcheté, l’orgueil, la vanité lui sont de bons terreaux, mais non moins la générosité, le courage, et même la religion. J’ai applaudi à la critique de l’idéologie managériale que constituait le livre de Jean-Pierre Le Goff, Le Mythe de l’entreprise, même s’il me semble que le mal vient de plus profond que l’organisation du travail et la vie économique. Il est global, hors de nous et en nous. Je me reproche souvent de n’avoir pas fait assez d’efforts pour me faire entendre. Ce n’était pas facile. Les gens de droite se gaussaient de ce qu’ils prenaient pour une protestation morale. Ceux de gauche en revenaient obstinément à leur terrain habituel : salaires et conditions de travail. La difficulté, c’est que ce virus est omnivore, puissamment récupérateur, qu’il fait son miel de toute critique. La propagande qu’on déverse sur les managers consone terriblement avec leurs angoisses secrètes, avec le legs le plus archaïque de leur éducation. En moi aussi ce maudit caillou fait des ronds ; c’est un formidable analyseur de mes grands fonds, de mes bas-fonds. Parler du management, c’est parler de soi, de son fondamental, des chemins de sa liberté. Pas commode d’écrire là-dessus. Rien de mieux jusqu’ici que le superbe livre de Max Pagès, L’Emprise de l’organisation. Le management, c’est la fascination par la mauvaise mère, séductrice et tyrannique. Tout est dit. Mais ces choses-là ne se soignent pas si aisément.

La Question humaine met en parallèle management et extermination nazie. Cette relation a déjà été suggérée. Un rapprochement hâtif et spectaculaire ne convient pas, mais une levée de boucliers contre cette comparaison n’est pas légitime non plus. Dans la maison du diable aussi, il y a plusieurs demeures ; comme tout ce qui monte, tout ce qui descend aussi peut converger. Ce lien, bien sûr, n’est pas de filiation. Le management n’est pas l’enfant du nazisme, ni son avatar. Ils sont plutôt l’un et l’autre les conséquences d’une même cause, les enfants différents d’une même aberration. Comme l’a bien vu Isabelle Régnier, le jeune psychologue qui est au centre du film perçoit « l’effarante proximité (…) entre la langue administrative nazie et celle qu’il emploie dans son travail. » Cette proximité, ce lien, je l’appelle logique du tri. Ne lit-on pas actuellement sur les panneaux d’affichage de nos villes que « préserver, c’est trier » ? Formule innocente, bien sûr, et utile prescription. N’empêche. Une oreille un peu attentive a le sentiment d’avoir déjà entendu des choses comme ça, elle en est vaguement troublée, et se le reproche.

Pas de tri sans logique de tri, sans choix entre des possibles. Tout n’est pas toujours aussi simple que pour les ordures. Le plus souvent, la logique de tri est violente parce qu’appuyée sur un principe partiel et partial : choisir une dimension de l’humain pour exclure ou déclasser les autres. « Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens ! » La logique de tri est violente parce qu’elle est violante, parce qu’elle s’impose à une réalité dont elle sait – au moins au début, ensuite elle veut l’oublier – qu’elle va trahir la nature, le sens, le désir plus ou moins exprimé. Elle est violente dans les faits parce que violante dans l’intention. Qui l’exerce ne peut se défendre d’un fort sentiment de culpabilité qui alourdit encore la violence. Très vite, révélant sa nature véritable, la logique de tri disparaît au profit de la brutalité qu’elle engendre : l’instrument prend le pouvoir et se réclame du sens, le moyen s’exalte de sa puissance et rejette orgueilleusement toute finalité. Folie, enfer : devenir toujours plus violent pour tenter de prouver qu’on a raison, qu’on a des raisons. Vrai pour le nazisme. Vrai pour le management. Toutefois, prendre garde aux comparaisons. Parce que l’histoire n’est pas finie. Et parce que des horreurs de cette sorte, en ce qu’elles ont perdu toute mesure, ne peuvent être comparées à d’autres, ni à quoi que ce soit.

Le principe de tri du management, c’est la rationalité. Ce principe est lui-même une violence faite à la raison, il en est une distorsion, une réduction, une pétrification. Un élève de terminale sait que la rationalité n’est pas la raison. Quand, il y a une quinzaine d’années, je rappelais cette évidence aux techniciens de surface d’EDF – je veux dire aux gens de la Direction générale – ils la découvraient avec un enchantement qui, pour un peu, m’aurait fait croire à ma science. Par là, ces aimables polytechniciens m’ouvraient d’intéressantes perspectives sur leur formation. À l’ombre d’une image de philosophe entièrement usurpée, je rêvais à leur itinéraire. Une jeunesse enfermée à triple tour : rationalité technique, morale conventionnelle, bridge. Cet amalgame de formalismes divers s’arc-boute soudain sur la vie économique et le pouvoir qu’elle offre. Que la vie est simple quand elle perpétue, récompense, sacralise l’immaturité, quand il y a toujours, pour en ranimer l’élan, quelque grande raison d’intérêt général mûrie dans le crâne d’un financier ! Non que ces gens aient forcément la grosse tête. Ce qu’ils aiment par-dessus tout, c’est se rafraîchir avec les sentiments ordinaires ; ils nomment cet exercice relations humaines, ils y trouvent une occasion enthousiasmante de témoigner de leur simplicité, voire de leur fantaisie. Mais hélas ! la mer appelle le marin ! Que la chose économique les siffle, les voici à parler une langue qu’ils ne semblent pas eux-mêmes très bien comprendre, à manier des signes qui ne renvoient à rien, à s’étonner de la perplexité de leurs troupes, à les abrutir de slogans grandiloquents et creux, à s’enfermer entre eux, désappointés, dans un ghetto doré d’incompris. Ces gens sont des victimes. Estimer que leurs gros salaires et leurs satisfactions de vanité leur interdisent d’être ainsi considérés, c’est être soi-même fasciné par les gros salaires et les satisfactions de vanité. Je veux bien qu’on leur prenne un peu d’argent, je ne veux pas qu’on leur dénie leur qualité de victimes. Comment ferais-je confiance à des justiciers qui auraient la vue si basse ? Ce qui les blesse n’est pas ce qui me blesse. Que puis-je attendre d’eux si la grenouille de leurs valeurs grimpe sur la même échelle que celle de mes techniciens de surface ?

Que demande-t-on à ces élites? Non pas, caporalisme primaire générateur de révolte, de penser et d’agir selon les ordres. À eux d’inventer, on ne leur fera pas grâce de leur créativité. On exige bien plus. Non seulement qu’ils reconnaissent le bien-fondé de la logique de tri en réduisant l’exercice de la raison au maniement de la rationalité fonctionnelle, mais encore qu’ils appliquent à leur propre personne cette mutilation, cette ascèse castratrice, ce choix, cette hérésie. On ne les invite pas à entrer dans un moule, mais dans un broyeur. On leur demande de s’éradiquer eux-mêmes de leur pensée. Une pensée sans penseur, voilà ce qu’ils doivent produire. Non pas une pensée conforme : une pensée, au contraire, qu’alimentent leurs idées personnelles et leur tempérament propre, à condition que, de ces idées et de ce tempérament, ils renoncent à être les sujets, qu’ils soient si profondément à la disposition de la rationalité utilitariste qu’elle puisse se nourrir de leurs spécificités, se repaître de leurs différences. Tous les aspects d’eux-mêmes sont utilisables pourvu qu’à cet eux-mêmes ils aient renoncé. Des kits, il faut qu’ils deviennent des kits.

Le management n’est pas l’invention de quelque penseur génial, il n’a pas été distillé dans l’athanor d’on ne sait quelle idéologie. De même qu’il n’a jamais fourni à l’humanité le moindre apport sérieux. Je ris encore en pensant à la considération dont on entourait, au beau temps des illusions bushiennes, les intellectuels néo-conservateurs américains, ces illuminés maniaques. S’établir conseiller en communication demande beaucoup moins de connaissances et de génie que se faire plombier. Il n’y faut que de la perversité. Il suffit d’être capable de sentir par où l’époque dépérit et d’avoir assez de cynisme pour l’enfoncer un peu plus encore en protestant partout qu’on veut la sauver.

Sans doute peut-on contredire M. Pluche. Mais c’est dangereux : ce virus se transmet par le dialogue et la contestation. La maladie, c’est de se fixer sur le terrain de M. Pluche, d’entrer dans la logique qui fait à la fois sa force, son malheur, sa vertigineuse insignifiance. Tant que l’absurde rationalité technique, financière, économique, avec ses innombrables prolongements politiques, culturels, éducatifs, médiatiques, sera au centre de notre société, rien, absolument rien, jamais, ne pourra tourner en bien ; tout, absolument tout, toujours, finira dans les pleurs ou la colère. Et ce n’est pas le déploiement des attitudes soignantes, avec ce qu’elles charrient de résignation secrète et de volonté de puissance compensatoire, qui rendra l’air respirable. Quand soixante-cinq millions de Français, au hasard de leurs marottes, de leurs soucis, de leurs passions plus ou moins cohérentes, seront autant d’intervenants pressés d’oublier leur douleur en courant soigner celle de leurs voisins, ils ne formeront pas l’admirable société mi-technique mi-humaniste que les patrons célébreront à la fin des banquets sous le regard taquin et complice des syndicalistes invités, mais le plus formidable hospice d’aliénés que la terre ait jamais porté.

Il ne m’a pas échappé qu’il existe des souffrances et je raccompagne à ma porte les jocrisses qui prétendraient me le rappeler. Mais elles demandent plus de retenue, plus de gravité. Merci à qui me soigne : je lui promets de ne pas en parler. Et merci à qui je soigne de garder même silence ; sinon, qu’il se débrouille tout seul. L’exhibition universelle de l’aide, cette transpiration de trouille, m’écœure davantage que le cortège de tous les vices rassemblés. Qu’on s’éclate comme on veut, il y a toujours des morceaux à ramasser, il y a toujours dans l’air du désir et du pardon, il y a toujours le saint accablement de la créature, il y a toujours un être face à soi-même, et la main qui se tend vers lui sait qui elle cherche. La compassion n’est pas généralisable.

Objectif larmes à sécher ! Il va faire le clown dans les hôpitaux pour dérider les malades et les vieux. Quand ce sera mon tour, je ne suis pas certain d’apprécier. Bah ! Ça ou regarder les murs… Peut-être une grimace me rappellera-t-elle quelque chose ? Un instant suffira. Au revoir, Monsieur, et merci beaucoup. Mais ce n’est pas du tout ainsi qu’il entend sa mission, le bienfaiteur hospitalier ! Il ne fait pas le clown, il prodigue des soins relationnels ! Et, par-dessus le marché, il sait lesquels. Sa prestation, c’est la présence à l’autre, le contact-regard et le toucher. Il dit « qu’il ne vient pas faire le clown, mais établir un contact ». Le monsieur de la radio émet des grognements d’approbation. Moi, je prends date. Essaie donc de venir l’établir, ton contact, mon coco ! Mais, j’y pense, tu as peut-être raison, tu vas peut-être me faire beaucoup de bien ! Ton bla-bla va me faire circuler le sang des pieds à la tête. Une rage délicieuse va mijoter en moi jusqu’à ce que, parvenue à ma bouche, elle explose dans la plus retentissante amabilité que j’aurai jamais signée. Ma parole, coco, t’es un as, tu m’as guéri ! Un bifteck, et vite, et saignant ! Et un Morgon ! Et vive l’infirmière et son joli corsage !

Au cas où je ne me serais pas fait comprendre, je ne suis pas contre l’intérêt qu’on porte à son prochain quand il souffre. Dans un déchirant effort de bonne foi, je peux même reconnaître que certaines associations ne sont pas entièrement inutiles. Je demande seulement qu’on étale ça le moins possible. Essayer d’être utile aux autres, ce n’est pas une fonction, un rôle, un genre. Le strip-tease ne va pas à la bonté. Quand elle pose, elle a l’air d’une cruche. Un statut de bénévole bienveillant, c’est ridicule. Il se cache de vilains secrets là-dessous, un défaitisme peu ragoûtant. On fait sa BA, on la marquera dans le bilan. C’est comme un hold-up rapide de sens, un vol à l’étalage : toujours ça de pris. Horreur des horreurs, l’amour du prochain devient un alibi pour se faire une raison, pour fermer son couvercle, sa fenêtre, ses bouches d’aération, pour essayer de se suffire, de se contenter, de se résigner. L’amour du prochain vous casse l’infini ! Pas possible, il y a une embrouille là-dedans !

Elle est partout, la logique de tri, partout où l’emportent l’objet et la compétition pour l’objet. Je ne vois pas une énorme différence entre le numéro un du string fantaisie et le numéro un de la philanthropie sélective. M. Pluche, c’était dans les ascenseurs qu’il était numéro quelque chose. Mais le plaisir d’être riche ne le faisait jamais monter si haut qu’il en oublie le malheur de ne pas être pauvre. Il ne triait pas, M. Pluche, ça le rendait grinçant et désagréable, mais ça lui donnait du poids. Après l’avoir salué, nous montions l’escalier qui nous conduisait à l’appartement de sa fille, ma marraine : j’ai encore dans l’oreille le ricanement par lequel il prenait congé de nous et enterrait à l’avance les gentillesses qui allaient se débiter au premier étage.

Sur M. Pluche, mon regard pouvait s’appuyer. Le soir, il nous attendait au bas de l’escalier ; je me sentais alors ce que j’étais, un petit garçon qui, toute la journée, avait fait le malin devant des gens qui avaient besoin qu’il le fasse. M. Pluche avait une famille et il était seul. Comme moi. Il aimait vivre et ça le faisait souffrir. Comme moi. Il était riche. Comme j’étais pauvre. Au bas de son escalier, il était un mendiant ; je lui apportais avec fierté un peu de mon enfance.

Les M. Pluche d’aujourd’hui ne paient plus en solitude le poids de leur argent. Ils ont socialisé leur angoisse, ils font la fête sur leur banquise ; parce qu’ils parlent pauvre avec les pauvres, ils s’indignent de ne pas être exempts de malheur. Ces riches-là n’attendent personne au pied d’aucun escalier. Souffrir leur semble une injustice : pour la conjurer, ils vous fourguent leur désastre dans des sachets de morale.

Le rôle, la saleté du rôle. Immense sur le théâtre, crasseux partout ailleurs. Choisir ce que l’on va être, se faire la gueule de l’emploi, devenir à soi-même sa propre communication : rien de bon ne peut venir de ça, nulle part, jamais. Inutile de le tartiner de culture, d’altruisme, de respect, de religion : sur cette mauvaise pâte, toutes les tartes sont infâmes. « On ne choisit pas ses signes », dit Kierkegaard. Je ne sais pas de propos plus doux, plus violent.

Montaigne a raison, « toutes nos vacations sont farcesques. » Mais les rôles où nous sommes pris ne sont pas des farces. De pauvres copies, de tristes imitations où n’entre aucune fantaisie, aucune rouerie, aucun talent propre. Le langage des puissants a quelque chose de schématique, d’ankylosé ; ces gens parlent comme des infirmes. Peu à peu leur paralysie descend dans le corps de la société, dans ses bras, dans ses jambes, dans ses pieds : la modernisation est en marche. Voilà ce que produisent les moyens classiques de la politique dont parle Lionel Jospin. Je ne peux imaginer sans terreur que cela ne change jamais. En un sens, Ségolène Royal a eu raison de chercher autre chose. Le problème, c’est qu’elle a fait semblant, qu’elle a truqué, qu’elle a voulu arrimer l’expression populaire, à son profit, aux vieilleries qu’elle prétendait remettre en cause. Mauvais calcul, vilaine stratégie, double échec. Pour elle : tant pis. Pour une certaine idée de la parole : gravissime.

Vers la cinquantaine, cette amie avec qui je déjeune peut se dire non seulement qu’elle a eu de la chance, mais qu’elle l’a bien aidée. Famille, métier, générosité sociale, “développement personnel”, sans compter le charme, le courage, la sérénité, un certain goût du risque, une plus que rassurante sécurité matérielle : elle a choisi tous les bons plans. Mais un plat qui tarde un peu fait un trou dans la conversation et voici qu’elle m’avoue une crainte qui me stupéfie : elle a parfois peur de devenir folle. Aucun risque vraiment, rassurez-vous ! Il me semble pourtant vaguement comprendre. Le retour en force des signes, non ?

Tant de gens les choisissent, leurs signes ! Se plaquer à soi-même, faiblesse majeure de la modernité, à quelque sauce que vous prétendiez la déguster. Le tri sélectif de soi, universel et laborieux. Se fermer à triple tour pour mieux brailler à l’ouverture. Curieux échanges ces temps-ci. Cet intellectuel catholique multiplie les lapsus où un enfant reconnaîtrait une affolante frustration de désordre. Ce militant polyvalent barricade son cœur, qu’il a généreux, derrière des cérébralités de plus en plus abstruses, de plus en plus enfantines. Personne ne semble plus se donner le droit d’être la contradiction de soi-même. Personne ne veut plus mettre un pied devant l’autre dans la nuit. Ô Ernst Ludwig, sait-on encore que tout est payé ? Qu’il est inutile de se produire soi-même comme une marchandise repérable, comme un numéro de cabaret ? Mai 68 déjà, qui portait pourtant en soi toute la largeur du monde, n’a pas échappé à la tentation : il s’est abominablement trié. Choisir ses signes, c’est choisir la mort. Parler trop favorise peut-être cette maladie. Je me suis sérieusement demandé, ces temps-ci, si je n’allais pas mettre un point final à ce site. Le jour où j’en sentirais la nécessité, je n’hésiterais pas.

Les bons d’un côté, les méchants de l’autre : les trois religions du Livre nous transmettent cette vision. Mais, dans leurs différentes traditions, c’est toujours Dieu qui trie. L’homme, lui, est du côté du non-jugement, de l’attente respectueuse et confiante du seul Jugement qui vaille, ce qu’exprime la parabole évangélique du bon grain et de l’ivraie. S’il se trompe de rôle, si, par un sot orgueil, il se donne le droit de trier, il entre dans la logique où barbote salement, parmi les autres fanatismes, la rationalité managériale. Nietzsche avait bien vu cela qui préférait à cette répartition latérale du bien et du mal leur répartition verticale, scalaire. Chacun de nous – et, en nous, chacun de nos aspects – est certes susceptible d’ascension ou de chute ; mais tout, ou presque, peut être soit exaucé, soit exhaussé. Non que tout se vaille. Dans ce mouvement ascendant, dans cette reprise perpétuelle, ces aspects se précisent en s’exprimant, se modifient, entrent en dialogue, en hiérarchie, s’affirment ou s’effacent selon la mystérieuse liberté de notre cœur. C’est là que résonnent le bien et le mal. À peine si nous devinons comment ils se combattent en nous : d’autrui, nous ne savons rien, si ce n’est que le combat est aussi en lui. La société définit à bon droit le licite et l’illicite, le permis et l’interdit, elle ne saurait faire davantage. Un bon flic, c’est un bon fonctionnaire ; ni un shérif, ni un professeur de morale. Comme le clown est un clown, pas un soignant. Il y a un rapport étroit entre la majoration des rôles sociaux et l’inflation de sens dont on les accable, d’une part, le fanatisme d’une société qui nous abrutit de ses prétendues valeurs, d’autre part. La volonté se crispe en volontarisme – du vide, dans le vide, pour le vide – parce qu’elle a perdu le goût et le bonheur délicieux de s’abandonner à ce qui la fonde. Une existence, c’est ce dépouillement heureux, difficile mais heureux, douloureux mais heureux, ce cadeau d’être qui ne s’adresse qu’à celui qui le déballe, qui se pique à ses épingles.

D’accord avec ce commentateur, cent fois, mille fois d’accord : la réconciliation des Français avec l’argent prônée par le nouveau président est la suite logique de la réconciliation avec l’entreprise prêchée par François Mitterrand. Voilà pourquoi il semble si heureux et pourquoi je suis un opposant d’hier, d’aujourd’hui et, inch’Allah, de demain. Mais ce n’est pas rien d’être d’accord sur une thématique, même si on la lit de manière diamétralement opposée : au moins, on sait de quoi l’on parle. Quelque chose me dit que les dernières élections ont balayé l’arène : le vrai combat va commencer. S’il reste des gladiateurs !

Une amie me téléphone au sortir d’une réunion de féministes. Une dame fort distinguée y a parlé des “sans-papières”.

Nicolas Hulot à la radio. Ce prosélytisme nuit gravement à ma santé, me suffoque, m’asphyxie. Il n’a pas tort. Mais.

À la sortie d’une réunion politique, un journaliste interroge une militante. Elle s’embrouille un peu, puis lâche : « C’est de la com. » On le savait, mais le ton indique que le fond du désenchantement est atteint. Si je dis le nom du parti, militants et adversaires trouveront des raisons. Ce sera de la com au carré. Et mes commentaires, de la com au cube. Entendre, ne faire qu’entendre, isoler une vibration. Fermer le robinet des réactions, la vanne des mesures à prendre. Le langage est en rupture de sens, ça fait peur.

Plus j’ai le sentiment de vieillir, moins je me sens au soir de ma vie.

On peut essayer de se raconter pourquoi l’on aime, même si c’est tout faux. Aucune chance, en revanche, de savoir pourquoi l’on est aimé. L’amour nage dans le mystère, qui nage dans l’amour. L’essentiel du christianisme, non ? Cet été, j’ai lu deux beaux livres de théologie. Lecture passionnante, convaincante. Mais, les deux fois, j’ai buté sur la dernière phrase, sur le ne… que de la dernière phrase. Du genre : c’est pourquoi il n’y a que le christianisme qui… etc. Peut-être est-ce vrai. En attendant, ça m’horripile. Voyons. Vous vendez un produit, n’importe quoi, une savonnette, des épingles, un rasoir à tête nucléaire. Vous montrez qu’il est parfait, qu’il correspond aux besoins de la clientèle, qu’il est économique et écologique. Cela ne suffit pas ? Vous faut-il proclamer qu’il n’y a que cette savonnette, ces épingles qui vaillent ? Pourquoi ne laissez-vous pas au client le plaisir de le découvrir ? Parce que vous n’en êtes pas sûr ? Parce que vous aimez moins votre produit que vous ne haïssez sa concurrence ? « Il n’y a que toi » n’est pas un beau cadeau à ce qu’on aime. À l’autre de s’en apercevoir, et aux autres. Sa copine ou Jésus, la question est de savoir que l’on aime, et en vivre. L’apologétique en faveur d’une femme ou d’une religion, c’est de la propagande, du marketing. On aime malgré, disait Jacques Berque. Mais alors, Aragon, dont je vous rebats les oreilles, sa célébration d’Elsa ? Précisément. Je l’aime malgré ce cinéma génial qui, selon son humeur, amusait ou agaçait Elsa, mais l’enchantait rarement.

Comme Simone de Beauvoir, Lacan et bien d’autres, Jean d’Ormesson trouve bon que les hommes soient mortels. Immortels, à l’abri des risques, privés de vrais projets, dévorés d’ennui, nous supplierions le destin, disent-ils d’une même voix, de nous accorder la faveur de mourir. C’est peut-être vrai, même si l’angoisse qui perce dans la voix de l’écrivain me semble démentir une aussi raisonnable résignation. Toutefois, avant de le condamner, peut-être serait-il intéressant de tester le statut d’immortel, même provisoire?  Allons, généreux comme je suis, s’il fallait qu’un cœur altruiste se dévoue pour pique-niquer quelques siècles de plus sur cette terre, je n’hésiterais pas à me proposer : le respect que j’ai pour la science ferait de moi, je demande au jury de le comprendre, un excellent candidat.

Si la mort est quelque chose, c’est une saleté. On peut ne pas la craindre, voire, quand trop c’est trop, faire semblant de l’espérer. La justifier est pervers. Je ne comprends pas qu’on puisse en examiner l’opportunité avec le sérieux du contrôleur des poids et mesures, de l’observateur de l’indice des prix, du commissaire à la limitation de l’angoisse humaine. Juge de touche de la mort, quelle blague : c’est vous qui allez prendre le but, mondains naïfs ! Il y a plus de science et plus de vérité dans le rite le plus obscur de la peuplade la plus éloignée que dans vos vaticinations comptables, dans la polka funèbre de vos méninges ! Même devant la mort, prendre le point de vue de la généralité, se demander sérieusement si elle convient ! Et, de plus, être d’accord avec elle ! Elles sont bien fatiguées, les petites têtes occidentales.

M. Forget s’était bien amusé ce jour-là. Clément Marot, nous avait-il dit, les manuels prétendent que c’est un poète de cour. Écoutez-le donc, jeunes gens, le poète de cour. C’est dans l’Églogue sur le trespas de Ma Dame Loyse de Savoye, mere du Roy Françoys, premier de ce nom :

Que faictes vous en ceste forest verte
Faunes, Silvains ? je croy que dormez là :
Veillez, veillez, pour plorer ceste perte :
Ou si dormez, en dormant songez la.
Songez la Mort, songez le tort qu’elle a :
Ne dormez point sans songer la meschante :
Puis au resveil comptez moy tout cela
Qu’avez songé, affin que je le chante.
D’où vient cela qu’on veoit l’herbe sechante
Retourner vive, alors que l’Esté vient ?
Et la personne au Tombeau trebuchante,
Tant grande soit, jamais plus ne revient ?

Michel Thompson aussi vient de mourir. C’était un très grand peintre, c’était mon ami. J’ai montré une toile de lui dans le Marché VII, on en trouve beaucoup sur Internet. Je publierai bientôt sur Résurgences un long entretien avec lui. Il y dit ceci : « J’ai toujours eu confiance en la vie, en ce que j’appelle la Providence : peut-être un reste de foi ancienne en Dieu. Je crois vraiment que les choses s’arrangent. J’ai quatre-vingt-cinq ans. Si je dois mourir demain, je n’ai pas peur. Aurais-je dit cela à trente ans ? Je ne sais pas. En tout cas, je ne pensais pas plus à la mort que maintenant. La mort n’existe pas : si elle existait, elle ne serait pas la mort. »

(5 octobre 2007)

Tourner la page de 68 ?

LE MARCHÉ XXXI

Nicolas Sarkozy veut tourner la page de 68. Quelle page ? Il ne reste rien. Les soixante-huitards encore vivants ont muté. Rien n’est plus à dissoudre, à interdire, à combattre. Le ministère de la lutte contre les effets de 68, c’est le ministère des dossiers vides et des bras ballants. Et les Français n’en sont pas à penser que des nostalgiques de Mai masqués brûlent les voitures dans les banlieues, fourguent de la drogue à leurs gamins et menacent l’économie mondialisée. Pourtant, il s’en prend à ce souvenir.
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Déjà, à l’époque, il n’y avait pas grand-chose à voir. Côté voitures en flammes, on est devenu plus performant. Au mieux, comme disait un écrivain d’Amérique latine en visite à Paris, de si jolies jeunes filles qui disaient de si grosses bêtises. Au pire, des petits gueulards d’amphi qui, en zyeutant déjà le suivant, enfourchaient le premier cheval qui se présentait. 68, fondamentalement improductif. Un éclair. Un zigzag qui écrit dans le ciel, avec des fautes d’orthographe, que tout cela qu’on vit, qu’on fabrique, qu’on organise, qu’on discute, qu’on espère, est faux : et puis rien. Des bavards. Des défilés. La main au cul du monde. Des colloques. Rien. Vous voulez tourner la page d’un éclair d’il y a quarante ans ? Extirper de la conscience française toute allusion, même discrète, et tout écho, même étouffé, à 68, voilà un curieux pari. D’autant qu’il ne peut qu’échouer. Loin d’extirper quoi que ce soit, une ambition de ce genre exhumerait nécessairement quelques ossements de Mai. Alors, pourquoi ?
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Au-delà des naïvetés sexuelles, des apparitions de saint Mao, des trotskistes qui se prennent les pieds dans leurs combines et des négociations série B de Grenelle, 68 tient en une quadruple expérience. Premièrement, et c’est bien peu de chose : Paul Valéry a raison, notre civilisation est mortelle et elle le sait. Deuxièmement, on ne se contente pas de le savoir : en Mai, on éprouve cette mort prochaine, et elle brûle. L’intime et l’ultime, l’intérieur et l’extérieur, cette prétendue civilisation tout entière, comme l’avait prévu Léon-Paul Fargue, « grille comme une andouille ». Elle avoue qu’elle ne signifie rien, qu’elle ne tient à rien et ne porte rien. Troisièmement : en même temps que cette évidence, surgit la confuse certitude, aussi angoissante que réjouissante, d’une possible et mystérieuse naissance. Les plus avisés devinent qu’ils ne la verront pas, leurs descendants non plus. Elle est donc à la fois possible et idéale, possible et impossible, presque eschatologique. Quatrièmement : cette expérience apparemment délirante, une foule de gens la font en même temps, chacun lisant dans les yeux des autres qu’elle s’est fichée en eux. Tout est là. Cela suffit à expliquer la multiplicité et la diversité des effets apparents – odieux ou admirables, géniaux ou stupides – sur les individus et la société. Le reste est interprétation. Fait spirituel, sociodrame, expression d’une pathologie collective, peu importe. Tout romantisme soixante-huitard évanoui, la question est : notre civilisation peut-elle, et doit-elle, pivoter sur ses bases ? Ma réponse est oui. Elle le peut et elle le doit. Or, quand on veut pourfendre le fantôme de Mai, c’est cette question-là qu’on pose, même pour y répondre non : voilà qui m’intéresse.
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De quelque côté qu’on attaque aujourd’hui la question politique en France, par la droite ou par la gauche, par le centre, le dessous ou le dessus, on se heurte nécessairement à 68. La problématique de Mai nous hante, nous cerne, nous oblige. Depuis quarante ans, tout le projet des politiques successives a consisté à l’occulter plus ou moins consciemment, plus ou moins hypocritement. Embrouiller Mai : Edgar Faure a montré la voie, tout le monde a suivi. Mais nous l’avons toujours sur le cœur et il pèse de plus en plus lourd. « Je ne veux plus voir cette fille, non, je ne veux plus la voir ! » crie l’amoureux.
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On ne trouverait pas grand-chose sur 68 chez moi. Je n’y pense jamais. Je recule de dégoût devant toute menace de complicité avec les anciens combattants. Quelqu’un, croyant me faire un immense plaisir, m’a, un jour, apporté un pavé. Ouste ! Toute évocation de cette période est déplacée. « 68 n’était pas dans 68 », disait Jacques Berque, qui avait voulu considérer d’un peu loin ce « mouvement tourbillonnaire ».
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Pour parler de Mai, la gauche n’était-elle pas la mieux placée ? Assurément. Ses mots s’accordaient mieux à 68 que ceux de la droite. C’est cette fille-là qui devait épouser Mai. Que voulez-vous que j’y fasse, elle n’en a pas voulu ! Elle a couru derrière le management ! Elle s’est envoyée en l’air avec l’indice de croissance ! Ça lui apprendra. Même quand elle se veut républicaine, elle barbote dans les surfaces, la gauche. Perpignan, fin des années 90, au temps du Mouvement des citoyens de Jean-Pierre Chevènement. J’avais raconté des choses comme ça aux militants réunis, des gens sans prétention et loyaux comme on en trouve partout. Le frisson qui était en moi était un peu passé sur eux, ça nous avait fait chaud un moment. Mais la tête des caciques ! L’horreur grave ! Des gens tout ce qu’il y a d’important détournaient leur regard comme des collégiens pris en faute. Qu’y puis-je si la gauche, toute la gauche, a flirté petitement avec 68 ? La créativité a sombré dans le marketing. La parole s’est noyée dans la communication. Ça ne conteste plus, ça revendique, c’est-à-dire que ça a déjà cédé. Ça n’affirme plus, ça commente. Ça n’aime plus, ça respecte. Ça ne déteste plus, ça critique. Ça ne pense plus, ça s’informe. Ça ne vit plus, ça s’épanouit. Comme la tête de veau à l’étal du boucher, disait Clavel. De tout cela, la gauche n’a rien vu, rien compris, rien souffert. Je ne me suis pas réjoui de la victoire de Sarko. Mais pas attristé de la défaite de Ségo. Le brouet à venir ne sera pas fondamentalement différent de la soupe que nous eût servie la candidate socialiste. Plus épicé, plus piquant, mais de même texture. Certes, sur la soupe Ségo, on aurait trouvé ces petites pâtes en formes de lettres dont la traîtrise des parents se sert pour nourrir les enfants. Un v, puis un a, puis un l, nous aurait-on dit. Et encore un e ! Et cet u, pour qui ? Et ce r ? Et ce petit s ? Valeurs, mon chéri, tu as avalé des valeurs, que c’est gentil, ça ! La maison Lagardère, elle, ne conte pas fleurette. Il va falloir se montrer stoïcien, supporter ce qu’on ne pourra pas changer et tâcher de changer ce qu’on pourra. Très bien. Nous allons être obligés, pour une fois, de savoir ce que nous voulons et ce que nous ne voulons pas. À cause de ce pressentiment, le 6 mai fut pour moi un jour assez serein. Le Ciel m’en a récompensé : pour la première fois, j’ai réussi un sudoku classé difficile.
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« L’oubli est un système de mémoire », dit un philosophe dont j’ai précisément oublié le nom. L’idée s’applique merveilleusement à Mai. Rien ne changera dans la politique ni dans la société si nous n’affrontons pas l’exigence inexpugnable et silencieuse que nous ne cessons de refouler et qui ne nous propose pas autre chose que de jeter sur le monde, sur les autres et sur nous le regard de l’intérieur.
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Je fais mal le départ entre la stratégie et la tactique politiques, à quoi je n’entends rien, et ce qui, plus ou moins secrètement, les fonde, les anime. J’imagine que cette manière de remettre sur le tapis un événement oublié des vieux et ignoré des jeunes relève d’une passion complexe. François de Closets avait bien tort de s’en étonner : l’ambition, le pouvoir, les privilèges, c’est nécessairement toujours plus. Avant d’être la protestation des démunis, la revendication est le cri de rage des possédants. Toujours plus, et pas seulement dans l’ordre matériel. Une fois épuisés les plaisirs du confort, on veut le luxe, on exige la renommée. Le caprice fait loi. Toute résistance des autres ou du destin devient un obstacle à contourner ou à renverser. Cette jeune femme d’une belle intelligence, et dont la vie semble passionnante, écrit un livre. Pour chanter son bonheur, pour nous faire partager tout ce à quoi elle accède ? Du tout. Catholique, divorcée, remariée, elle trépigne d’impatience parce que le pape n’est pas d’accord avec elle. Logique. Désastreux, mais logique. Quand, à cinquante-deux ans, on devient président de la République, que peut-on espérer de plus ? Donc, deux solutions. Répéter. Ou changer d’ordre.
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Ordre : un mot de Blaise Pascal qui, contrairement aux raisonnables gestionnaires de l’humain, ne s’étonne nullement de cette escalade du désir. Voyez ce qu’il pense de la chasse et de la prise. Qu’il est très compréhensible que le chasseur préfère la traque du gibier à sa capture et à sa dégustation. Que ce sentiment en dit très long sur l’homme. Qu’il traduit sa vérité intime, l’essence même de son être, sa fondamentale inadaptation au prétendu réel. En ce sens, la condamnation indignée de Don Juan est bourgeoise bien plus que religieuse. Bourgeoise comme la consolation hilarante de cette femme abandonnée par son mari qui se réjouit lamentablement d’apprendre de lui, lors de l’entrevue de la dernière chance, qu’il a eu tort « d’aller chercher ailleurs ce qu’il avait à la maison ».
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Un désir qui ne va pas à l’impossible, c’est un besoin ou une envie. Arrivé au faîte des honneurs, Nicolas Sarkozy redonne droit à ses colères d’adolescent contre le mouvement dans lequel il sentait, avec raison, non seulement la négation de toutes ses ambitions, mais peut-être aussi leur dérision. Le théâtre de Claudel abonde en personnages de cette sorte, le Toussaint Turelure de la trilogie de L’Otage, par exemple. Bourgeois, Claudel analysait les gens de son monde et, surtout, tâchait de leur indiquer une issue. Les Turelure, il souhaitait qu’ils comprennent le sens de leur passion intime, qu’ils laissent leur désir déborder les frontières des conquêtes admises ou envisageables, qu’ils reconnaissent en lui cette morsure de l’absolu capable de les faire échapper à l’esprit bourgeois. Peuvent-ils y réussir ? Ceux qui n’ont pas eu le temps de s’habituer, peut-être, qui ne se sont pas encore émoussés et fanés dans la gaudriole mondaine : les parvenus, comme Turelure, ou les enfants d’immigrés. Après le possible, ceux-là osent parfois désirer l’impossible.
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Comme je serais heureux si quelqu’un voulait enfin prendre 68 bille en tête, le percuter direct, le gommer de l’Histoire ! Si quelqu’un avait ce culot, si quelqu’un avait ce chic ! Pour parodier Aragon : Mai est dans celui qui le nie. Quarante ans sur le pas de la porte, sans oser ni rentrer ni sortir, quarante ans à faire du genou à Mai sous la table. J’ai entendu dans un songe un jeune homme aux dents longues déclarer : « Mai, je vais lui faire la peau ! » Enfin ! Ouf ! Parfait ! Très bien ! Au patronage, les soirs de fête où, exceptionnellement il y avait des filles, on faisait une sorte de serpentin, les doigts (le bout des doigts) sur les épaules (le haut des épaules) de celle qui nous précédait. Et on chantait. J’avais oublié ce qu’on chantait ! On chantait : « Tu l’attraperas pas, Nicolas ! » Vraiment, si quelqu’un voulait enfin liquider Mai, quelle belle vie ça nous ferait ! Je rêve, oui. Peut-être ne voyez-vous pas comment ni pourquoi ? Mon amour n’est pas aimé.
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Quand je parle de 68, je ne parle pas de 68. Nicolas Sarkozy non plus. C’est un code, mais bourré de sens. Qui cache énormément d’amour ou énormément de haine, ce qui, naturellement, est kif-kif. Ce qui me fait du souci, ce n’est pas que Nicolas Sarkozy déteste 68, c’est de ne pas être certain qu’il le hait, qu’il le hait assez. Sinon, c’est du temps perdu, la purée d’éléphant va reprendre le dessus, et les valeurs, et patati et patata, ôte-toi de là que je m’y mette.
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Difficile de parler d’un amour. Souffrez que ma pudeur reste allusive. Tenez, quelques lignes du chapitre VI (Le corps comme expression et la parole) de la Phénoménologie de la perception de Maurice Merleau-Ponty, un livre de 1945 : « La parole constituée, telle qu’elle se joue dans la vie quotidienne, suppose accompli le pas décisif de l’expression. Notre vue sur l’homme restera superficielle tant que nous ne remonterons pas à cette origine, tant que nous ne retrouverons pas, sous le bruit des paroles, le silence primordial, tant que nous ne décrirons pas le geste qui rompt ce silence. La parole est un geste et sa signification un monde. »
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Retrouver le silence primordial. Le voilà, le concret, le seul concret que nous rencontrerons jamais : le geste de la parole en nous. Ça, et rien d’autre, ja-mais, nulle part, pour personne. Même si, devant le caractère intolérable et profondément antidémocratique de cette démonstration de fanatisme, M. et Mme Tousse-Quicompte prennent cette gueule d’esprit large qui ouvre comme un égout sur la vastitude de leur connerie. Là, dis-je, et nulle part ailleurs. Un point, c’est tout. Si la télé dit le contraire, pétez-la. Si le journal dit le contraire, torchez-vous en. Parce que, quoi que vous répondiez à Merleau-Ponty, et même dans l’hypothèse très improbable où il aurait tort et, vous, raison, nous en serions toujours à ceci que le seul concret saisissable, c’est vous, c’est moi tâchant d’accorder nos mots et notre corps, c’est vous, c’est moi dans ce pathétique effort d’exister charnel, c’est vous, c’est moi à chercher des étoiles dans la nuit, c’est vous, c’est moi livrés à notre implacable solitude « commune et incommunicable », et tout le reste est bête, et tout le reste est Bush. Tout part de ce concret-là et y retourne. Du « silence primordial » que nous restitue, à sa guise, un chagrin ou un bonheur. Et cette douceur, parfois, à l’hôpital, quand on nous roule vers le bloc, ces mots ordinaires, premiers, derniers, enfin quelque chose s’achève qui n’a jamais existé, enfin quelque chose commence qui n’a jamais pu commencer. Dans Tête d’or : « Combien y a-t-il de temps que j’étais vivant ? » Tout part de là, vous dis-je, et sans cela que nous n’osons plus ni avouer ni sentir, rien n’est rien, et surtout pas le bien, et surtout pas le beau, et surtout pas le vrai.
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Tenter de combler la béance, c’est notre aventure à rebours, plus secrète que l’alcôve ou l’isoloir. Nous ne cessons de faire comme si la vie était vivante : elle semble l’être si peu. Ou plutôt, comme si elle était vitale, alors que nous nous traînons d’artifice en artifice. Vitale, vivante, quelque part, elle l’est, bien sûr, sinon nous n’aurions pas si mal. Mais quoi ? L’espoir ? Trop biologique. Le désespoir ? Trop théâtral. Comprendre – flairer plutôt – que la vie ne passe ni par ici ni par là, qu’elle est, en chacun de nous, la puissance qui nous divise, qui nous fait éclater. Pareil pour tout le monde, même pour le pape. Le même Benoît XVI qui n’a rien de plus urgent, à peine son avion posé, que de rappeler aux Brésiliens qu’avortement et euthanasie sont interdits, puise dans sa doctrine et dans son âme, quelques heures plus tard, l’admirable idée que Dieu, qui n’est pas l’ennemi de notre liberté, nous demande seulement de laisser ouvert le sanctuaire de notre conscience. Mais alors ? Se moquer ? Non. S’agenouiller et se taire ? Non. Rien, en tout cas, avant d’avoir admis qu’il est, lui aussi, une conscience déchirée, avant d’avoir senti ma propre solitude s’en alourdir et s’en alléger, avant d’avoir enregistré, et comme validé, une nouvelle, une douce, une exigeante expropriation, annonciatrice de tant d’autres, qui me confirme dans mon insignifiance et ma jubilation.
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Propos, tout cela, manière de dire et, pour un peu, pose. La vie est bien plus dure, le corps crie bien plus fort, le cœur saigne bien plus rouge. Ce n’est pas le noir, le monde où nous vivons : la noirceur, disait Gaston Miron, l’étouffement progressif et cruel de la lumière. Oh ! si nous anticipions, si nous cessions de nous étonner de nos vilains rêves, si nous avions un jour, d’emblée, admis ensemble ce que nous sommes tous et si, loin de nous condamner à la délectation morose de nous-mêmes, tout cela que nous sommes sans vraiment vouloir l’être nous était envie de danser, nous était raisin à fouler gaiement !
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Tant de gens sur le même navire ! Chacun en tête à tête avec son drame, comme si les autres étaient des touristes. La parole qui libère serait en nous ? Nous pensons comme Booz : « Comment se pourrait-il que de moi ceci vînt ? » La peur ne fait plus trembler, tant elle paraît raisonnable. L’architecture de la peur. La peur à petit feu. Les illusions « d’où rien ne peut naître ». Parler, parler, parler. Sauver, sauver, sauver. La peur, peur, peur. Les autres comme des balises. L’humain comme contrôle, garde-fou. La mauvaise foi, cette mauvaise mère. Notre histoire, mieux vaudrait ne pas mourir avant de l’avoir reconnue.
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Chaque vie comme une épopée intime, une dentelle si fragile qu’on n’ose même pas la saisir. Comment parler d’une autre existence quand on ne sait rien dire de la sienne ? Par contre, devant nous tous, comme un fumier formé de toutes ces peurs, l’énorme mensonge collectif. Aussi massif, aussi cynique, aussi lourd, aussi impudique que notre destin individuel est évanescent. Un mensonge en fanfare, en gros titre, en grosse peur. Le plus gros, ces dernières années ? Le « danger Le Pen ». D’accord avec Shmuel Trigano : c’est une manipulation, rien d’autre. Faudrait-il, pour ne pas effaroucher nos névroses, renoncer à raisonner ? Le Pen n’a jamais eu la moindre chance d’arriver au pouvoir. Et une part sérieuse de l’électorat du Front national est à porter au compte d’une projection organisée qui a fédéré toutes sortes de rancœurs hétéroclites. Qu’il faille voir dans cette manœuvre réussie la patte de l’immense stratège qu’était François Mitterrand, certainement : mais je ne sais si cela me fait plutôt admirer l’artiste ou détester sa stratégie.
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Peut-être vais-je pouvoir dire enfin à mes amis que l’obsession du Front national n’a ni réalité politique ni fondement rationnel sans susciter chez eux cette réprobation des grands fonds que leur indulgence à mon égard empêche d’éclater ? Les voir ainsi se rembrunir m’a souvent troublé, m’a fait douter. Étais-je donc complice ? Les traces du poison étaient-elles en moi ? Je crois avoir quelques brevets de résistance pourtant ! Coupable malgré moi ? À l’insu de mon plein gré, pour reprendre la gentille naïveté que Lacan n’aurait pas ridiculisée ? Des regards lourds, ou ironiques, ou un peu suffisants, m’invitent à battre en retraite. Alors, pour brûler mes vaisseaux, je lance quelques phrases excessives. C’est que l’opinion ne m’a jamais passionné, ni en politique ni ailleurs, ni celle des autres ni la mienne. Autant parler bagnoles. Ce qui m’intéresse, c’est de deviner d’où les gens parlent, ce qui, en eux, parle. Par exemple, dans le cas de Le Pen, de faire le lien entre le danger imaginaire qu’ils exhibent comme une justification et les peurs réelles, vivantes, fraternelles qui sont en eux. De comprendre pourquoi il leur faut absolument que le Front national, même contre toute évidence arithmétique, leur soit cet épouvantail. Je connais comme ma poche l’instant où leurs raisons vont devenir raisonnements, où leurs émois indignés vont basculer dans le faux, les obligeant à hausser le ton et à devenir vaguement méchants. Le parti intellectuel, à quelque source qu’il s’abreuve, quelle horreur ! « C’est l’opinion qui gouverne le monde et c’est à vous de gouverner l’opinion », écrivait Voltaire à D’Alembert. Jolie image de l’enfer. Que de sensibilités auront été stérilisées par cette prétention, que d’adolescences quadrillées ! Je voudrais tant qu’ils parlent d’ailleurs, les gens, j’en ai tellement besoin ! Ils ne peuvent pas, ils n’osent pas, ils font les intelligents, ils récitent, ça les vexe. Difficile, vraiment. Le mythe du danger Le Pen aura fait plus de dégâts que Le Pen lui-même ! Quelle complaisance triste ils auront mise à user inutilement leurs baskets sur le bitume au lieu de travailler à leur principe directeur, comme dit Marc-Aurèle. Le prêt à s’indigner, on les aura roulés jusque-là !
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Il y a pour moi une relation évidente entre cette escroquerie politique et la volonté d’en finir avec 68. Tout est bon pour reboucher la faille, surtout les grands sentiments. Non que je me fasse trop d’illusions sur l’ouverture de l’esprit et du cœur de beaucoup de nos concitoyens. La crasse raciste, ça existe. Et, de façon bien plus générale, une incroyable, une maladive fermeture. Hier encore, je me promène dans mon quartier. Une rue tranquille, une dame âgée trottine devant moi. Sur l’autre trottoir, marchant en sens inverse, deux adolescentes. L’une d’elle traverse, vient à moi et, sur un ton d’indifférence presque professionnel, me demande cinquante centimes. Refus et tentative d’explication. La gamine bougonne un peu et s’en va. Mais la vieille dame l’a entendue, elle la poursuit d’imprécations furieuses. Pour l’apaiser, voyant dans sa main une enveloppe toute semblable à celle que je tiens dans la mienne, je lui dis en riant que nous allons au même endroit : aux impôts. Deux cents mètres nous en séparent. Rien ne la calmera. Une haine abominable, une incroyable fureur, une méchanceté d’une extrême lucidité. Certes, comme elle, elle l’a vu, je réprouve le comportement de cette fille. Mais le monde dans lequel nous vivons, la difficulté d’y vivre ? Rien du tout, aucune excuse. Et quand ils apprennent qu’on peut toucher des millions d’euros pour avoir mis une entreprise par terre ? C’est peut-être un peu trop, mais ça n’a rien à voir. Les jeunes, Monsieur, les jeunes ! Et d’autres, vous me comprenez, qui feraient mieux de rester chez eux ! Elle en tremble. Dans sa voix, je n’entends pas Le Pen, j’entends le malheur, j’entends une abominable frustration. Je n’entends pas les jeunes, j’entends la vie, j’entends ma vie, j’entends ma solitude, j’entends un esprit qui tourne à vide, un cœur qui ne sait plus pour quoi il bat. Elle n’est pas un danger, cette dame. Pas plus que moi, en tout cas. Pas plus que vous, peut-être ?
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Le « danger Le Pen » ? Un effet retard de l’éducation de François Mitterrand chez les Jésuites : tenir les gens par la faute possible, humilier par là leur désir et en concevoir une orgueilleuse supériorité. Le Pen était devenu un enjeu moral pour chaque Français, une tentation de l’âme, quelque chose comme un péché laïque. Appuyée sur la formidable propension à la culpabilité diffuse qui constitue l’héritage majeur de la fille aînée de l’Église, la manip a fonctionné au-delà des espérances. Elle comportait naturellement, pour ceux qui y cédaient, un bénéfice secondaire substantiel. Le prétendu péril, monté comme un soufflé avec la collaboration efficace et compétente de l’intéressé, détournait leur attention d’eux-mêmes et de leur désir, les mobilisait pour une cause épaisse, générale et lointaine, caressait une bonne conscience fâcheusement mise en question depuis quelque temps, leur rendait le goût de suer ensemble sur les boulevards en chassant les fantasmes qu’ils avaient eux-mêmes conçus, remettait à bonne distance les questions trop singulières qui frappaient à leur porte et les renvoyait à la rassurante simplicité d’un monde binaire que garantissait une vertu aveugle, archaïque et, naturellement, démocratique. C’est ainsi que le Sphinx – la volonté de puissance fabrique régulièrement des sphinx : la mystérieuse profondeur qu’on prête à leur sourire énigmatique vient de ce que la passion dévorante qui les occupe l’a comme vidé d’eux-mêmes -, c’est ainsi que le Sphinx a enfermé une génération – elle aussi coopérative, il est vrai – dans sa propre solitude, l’a replongée dans l’univers projectif auquel elle avait tenté d’échapper, s’assurant ainsi, non sans maintes évocations classiques de la triste et cruelle condition des hommes, de son pouvoir sur elle. Au-delà de son utilité tactique pour la gauche, le montage sophistiqué du « danger Le Pen » était un moyen plausible de liquider 68 dans la conscience des Français et, surtout, d’éviter que ce grand souvenir n’éclaire de manière indiscrète le portrait de leur président. Il va de soi que l’analyse de ce danger imaginaire laisse entière la question du jugement qu’on porte sur le Front national et son chef. Mais j’entrerais à mon tour dans le système de projection si je croyais avoir à présenter des comptes à quiconque sur ce point.
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Trois milligrammes cinquante de Marx dans le sang, plus quelques plaquettes de socio, c’est peu pour comprendre la manœuvre. Eh oui ! Les marcheurs anti-Le Pen ont marché ! Fatigue des pieds et docilité du cerveau. Le vrai est qu’eux aussi, ils souffrent, ceux d’entre eux, au moins, que n’anesthésient pas d’excessives ambitions. Eux aussi étouffent de ressentiment : champions de toutes les libertés le temps d’une manif, ils rampent toute la semaine devant un sous-chef. Chantres des générosités publiques et caissiers des intérêts privés. Eux aussi, dès qu’ils cessent de se monter la tête avec ces récits de cow-boys dont Le Pen est le mauvais Indien, se retrouvent perdus dans le désert, comme la petite dame sur la route des impôts. Eux aussi ont droit à l’amitié, à la compréhension. Eux aussi sont enfermés dans un univers d’idées sèches. Eux aussi, comme elle, quémandent un peu d’amour. Tout le monde en est là, aujourd’hui, nom de Dieu, pourquoi faites-vous semblant de ne pas le comprendre ? Quel cadavre protégez-vous ? Tout le monde en est là, sauf ceux qui ont déjà basculé dans le grand refus, qui ont déjà tiré sur eux tous les verrous. Nous vivons tous sous le même règne, vous ne voyez pas ? Vous tenez vraiment à défendre votre boutique d’idées ? La dame hurle sa détresse ; les marcheurs brament leur triste bonne conscience. Même musique. Le chapiteau du cirque est tombé sur eux tous. Projection, contre-projection, ils se bagarrent là-dessous sans trop savoir contre qui. Aucune solution. Changer d’ordre.
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De 68, jeter le fétichisme. Ne garder que le rappel, la brûlure. Le retournement de notre non-sens qui, cette année-là, accéda par la négative à une plénitude de sens. Moins par moins, ça a fait 68. De Gaulle, sous la chienlit qu’il détestait, avait deviné la vie. Depuis, on n’a fait qu’étouffer le feu, grimer la flamme. Seule à sauver, l’honorable résistance de Chirac à Bush. Pour le reste, corruptio optimi pessima : d’être sertis dans une telle négation du désir, les « progrès » enregistrés, même quand ils furent réels, n’ont fait que nous alourdir. Et ça va continuer. Peser lourd, ambition moderne. Faire le plein : activités, ressources, informations, idées, n’importe quoi. L’ère du plein, Gilles Lipovetski, pas l’ère du vide ! Peut-être finira-t-on par se méfier des consciences aménagées, attifées, organisées comme un stand d’accueil ? Peut-être préférera-t-on les consciences vides, celles qui ne se justifient pas, les consciences maladroites et désolées, les consciences navrées où le vent peut s’engouffrer, les consciences de silence douloureux et rieur, les consciences intriguées, indépendantes, téméraires, les consciences joyeusement ignorantes d’elles-mêmes, et moqueuses, et gentiment hautaines ?
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Le silence primordial : le mot est peut-être un peu majestueux pour l’époque. C’est l’instant – de joie ou de souffrance – où l’on ne se définit pas par les circonstances, où l’on ne se définit plus du tout, où on se laisse, pourrait-on dire, infinir. Pas l’expérience mystique, pas la défonce. La conscience est là, elle discerne le monde, les autres, elle se pressent elle-même. Rien de spectaculaire, du très banal. Quitter l’étage des rayons étiquetés et descendre dans les réserves. La parole perd ses repères, en trouve d’autres, élémentaires, forcément corporels, qui la déconcertent. Faites ça quand vous êtes heureux, quand vous êtes entourés de vrais amis, quand vous travaillez dur à quelque chose qui vous importe, en un mot quand ça souffle du bon : entre la conscience et le monde, c’est une réciprocité de caresses, une courte échelle de compréhension, un va-et-vient de gratuité, de reconnaissance, d’encouragements. Faites ça quand rien ne souffle, quand le sens s’est barré, quand les relations sont foireuses : elle grince, la conscience, elle proteste, elle geint, elle renâcle, elle devient une petite fille mal élevée que la menace d’aucune fessée n’impressionne car elle sait qu’elle a raison. 68, c’est l’année où la conscience occidentale, en France et ailleurs, a compris sa douleur. Et où, pour la faire taire, on a commencé à lui fourrer des tas de saletés dans la gueule.
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Pas un ouvrier, une employée, un paysan qui, après un quart d’heure de conversation, ne soit capable de démonter, mieux que vous ou moi, la mécanique qui le broie plus durement que vous ou moi, même s’il vient pourtant d’en choisir la version hard plutôt que la soft. Pourquoi ? Au-delà du candidat, l’idée obscure qu’il va falloir passer sur le billard, que c’est désagréable, mais plus sûr. Que cette putain de société de consommation, il va bientôt falloir lui dire oui ou non, l’épouser ou la jeter. Chacun dirait plutôt oui, mais en espérant que les autres disent non. Il y a du qui perd gagne là-dedans. À tout petits pas, on s’approche de l’aveu. L’abcès commence à mûrir.
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Les valeurs que proposait Ségolène Royal durant la campagne s’inscrivaient dans un registre managérial ; celles pour lesquelles plaidait Nicolas Sarkozy, dans un registre moral. La participation, l’éthique comme fondement de la démocratie, je ne connais pas d’entreprise dont les responsables ne déploient quotidiennement là-dessus, devant des auditoires prudemment admiratifs, des trésors d’éloquence. Emportés par le lyrisme, ils ne rechignent pas plus à l’effusion que l’ex-candidate. Que le service de communication interne d’une fabrique de biscuits secs installée au milieu d’une friche ingrate change de sigle ou de titulaire, des larmes dociles se bousculent dans les yeux du DRH. « Quelque chose est né qui ne s’arrêtera pas » : je les connais tellement, ces effluves narcissiques ! Assis à un endroit stratégique d’où je pouvais observer l’orateur et les auditeurs, je songeais qu’au même moment, comme les thermomètres de Knock, dans toutes les entreprises de France et de Navarre, des milliers d’honnêtes DRH…
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La modernité, c’était Ségolène Royal, pas son concurrent. Le jogging, la tchatche, rien à voir avec la modernité. L’élusion était du côté de Ségolène, les bons sentiments versés à flots, les mots comme des montgolfières dont il faut constamment alimenter le foyer. Tristesse d’une sensibilité qui tourne au-dessus de son régime et ne rejoint jamais l’expérience. C’est l’air du temps, l’absurdité par accumulation, la gonflette. L’autre différent. Le vivre ensemble. Le vivre ensemble avec l’autre différent, le savoir vivre ensemble avec l’autre différent, le vouloir savoir vivre ensemble avec l’autre différent, l’aimer vouloir savoir vivre ensemble avec l’autre différent, le désirer aimer vouloir savoir vivre ensemble avec l’autre différent : une émulsion à décourager les linguistes, un tissu d’évidences inertes que les collégiens auraient psalmodiées sous la surveillance d’un caporal-chef d’infanterie. Je me moque ? Tout ça, je l’ai tellement vu ! Les mots collés au hasard sur la réalité. Ces pauvres gaziers de DRH que je chopais après la séance : « Entre nous, tout ce que vous leur avez raconté là, c’est du pipeau ! » Ils se défendaient. Mollement. Très mollement. Les réponses apprises en formation. Puis se taisaient. Un petit sourire, souvent : « Vous êtes un idéaliste, Monsieur Sur, un idéaliste… » Et le lendemain, braves réalistes de leur fin de mois, ils recommençaient à grimper aux rideaux pour la communication des biscuits secs. C’est si triste, si creux, si injurieux, tout ça ! Bête comme la mort.
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Pas d’illusions sur les slogans de campagne électorale. Mais la perfection n’existe nulle part, même pas dans le mensonge. Ces mots-là, si fabriqués qu’ils soient, portent toujours un peu d’ADN de l’âme. Les thèmes proposés par Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy n’ont pas touché en moi les mêmes zones de conscience, les mêmes strates existentielles, n’ont pas réveillé les mêmes souvenirs. Trois mots de la candidate socialiste me font replonger dans l’atmosphère des entreprises. Une énergie parfois sympathique, mais un forcing aux sentiments qui conduit la voix à la limite de l’égosillement comme si, soudain, elle butait contre un mur, celui sur lequel j’ai vu s’écraser l’enthousiasme de tant de responsables. C’est le message qu’elle transporte qui est en cause, l’étrange amitié agressive dont il est chargé. Comme s’il véhiculait le contraire de ce que désire l’oratrice. Il survole une réalité sur laquelle il n’atterrit jamais, mais qui lui envoie ses fumées, ses acides, sa pollution. Au sens où Ségolène Royal et les managers prennent ce mot, l’éthique, c’est le contraire de la morale : le jugement éthique ne part pas de l’exigence de la conscience, mais de la nécessité extérieure de ménager (manager, aménager) aussi correctement (et utilement) que possible des situations dont on ne peut, ou ne veut, changer la nature. Cette éthique-là, lugubre et subalterne par construction, il s’agit de la gaver artificiellement de sens et d’humanité : d’où la constante référence aux valeurs, d’où l’invitation à une participation truquée par laquelle, loin de s’ouvrir à l’âme du peuple, les dirigeants flattent sa vanité en l’associant à des bavardages inutiles. Une éthique sans passé ni fondement, agrippée au vide, condamnée, pour survivre, à faire l’actualité comme on fait les poubelles. Pour moi, c’est non. Du fond du cœur, c’est non.
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Ma dépendance, je veux dire mon addiction au sudoku n’est pas telle que je n’aurais pu m’en libérer un moment, si une raison transcendante m’y avait poussé, pour aller précipiter dans l’urne un bulletin qui, de toute façon, n’aurait pas été celui de Mme Royal. J’avais toutes les raisons politiques de ne pas voter pour son concurrent. Son programme est aux antipodes de celui que je souhaite au pays qui m’a vu naître. Par parenthèse, j’admire deux choses ces jours-ci. Une, que c’est le désir fervent de rendre à la France ce qu’elle vous a donné qui vous confère l’énergie de briguer de grandes charges, ou même de plus ordinaires : ainsi ce juge qui entend rendre au Lot-et-Garonne, bouleversé de tant d’attention, les bienfaits dont il a comblé sa grand-mère. Deux, qu’il faut un courage surhumain dont les fidélités ordinaires ne peuvent pas avoir idée pour passer d’un camp à l’autre, migration qui, je crois l’observer, se fait le plus couramment du camp vaincu au camp vainqueur. J’avais donc, disais-je, toutes les raisons de ne pas voter pour Nicolas Sarkozy, sauf une, fondamentale, qui continue de m’habiter mais qui, après mûre réflexion hors sudoku, ne m’a pas semblé exiger de moi ce geste.
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S’ils ont souvent prononcé les mêmes mots – respect et travail, par exemple – Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy ne les ont pas chargés des mêmes significations. Ségolène Royal parlait dans la perspective de la « gouvernance » sociale, peut-être même de la gestion des ressources humaines : discours humaniste appuyé sur les deux piliers de l’ordre et de la justice – l’ordre juste -, mais surtout discours sociologique où un connaisseur aurait pu identifier un arôme de Crozier ou une nuance de Touraine. Nicolas Sarkozy se montrait bien plus archaïque : même s’il les défendait avec fougue et énergie, il n’énonçait guère que les thèmes les plus classiques de la morale bourgeoise tels qu’on n’ose plus les avouer depuis la fin des années 60. En l’écoutant, j’entendais, dans un très vieil enregistrement mental, deux voix se répondre. « Le respect », disait l’une : « scrogneugneu », répliquait l’autre. « Le mérite », reprenait la première : « la lèche », grinçait la seconde. « Le travail », martelait une voix bourgeoise : « le turbin » râlait une voix populaire. L’étonnant, c’est que ce dialogue imaginaire qui semblait sortir de l’antique poste de TSF de mon enfance, sur le cadran duquel on lisait les noms de stations qu’on ne prenait jamais (comme cela me faisait rêver, Hilversum !), et qui était muni d’un gros œil qu’ouvraient et fermaient, selon la qualité de la transmission, quatre paupières vertes, l’étonnant c’est que ces souvenirs d’avant-hier me semblaient infiniment plus présents, plus réels, plus costauds, plus toniques, plus pertinents que les tentatives d’intensité de Ségolène Royal.
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Que s’est-il passé depuis 68 ? Rien. La logique des choses. C’est-à-dire rien. Quarante ans dans la salle de réveil pour la princesse, je veux dire pour la problématique bourgeoise. Quarante ans d’intentions, de thèses de sociologie et de littérature d’entreprise. Mes amis, 68, c’est comme si c’était hier. Que dis-je ? C’est aujourd’hui. Veuillez nous excuser de cette interruption due à un incident survenu sur la presque totalité de nos émetteurs. Nous reprenons le cours normal de nos émissions. Voici la suite de notre dramatique Le non-sens est-il notre destin ?
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Une bonne pioche entre un individu et les circonstances : quelque chose peut peut-être redémarrer. L’Histoire, après tout, ne vient pas déposer ses raisons à notre guichet. S’en prendre à 68, il fallait y penser. Un biographe dira un jour si une problématique aussi sommaire que respect, mérite, travail s’est imposée à cet homme-là comme une nécessité, comme une façon de surenchérir sur ceux qu’il voulait égaler et surpasser, ou s’il s’agit d’une simple habileté électorale. À mes yeux, peu importe. Comme peu importe, au regard de ce qu’elle annonce, la couleur des yeux de la vigie. La nouvelle, c’est que nous sommes revenus, en dépit des pirates qui n’ont cessé de vouloir en détourner le sens, à la vraie question que Mai a posée. En choisissant des mots aussi simples que ceux-là, Nicolas Sarkozy ressuscite l’énorme contestation qu’ils provoquent nécessairement. Pourquoi le fait-il ? Jusqu’à quel point sait-il qu’il le fait ? En les préférant aux abstractions sociologiques, délices de tant de semi-habiles, il fait revenir en force, dans les fourgons de ses partisans, les débats brûlants auxquels notre société ne peut pas, ne doit pas échapper. Or, si j’ai appris une chose de cette société, c’est celle-ci : il n’est pas en France une seule conscience où ils ne soient discrètement, mais très solidement, amarrés.
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Respect, mérite, travail. Certains mots fondent mal dans la bouche. Mérite, travail, respect. Dès qu’ils se forment en moi, quelles ombres se profilent ! Des bombes de sens. Éthique, participation ne sont pas des bombes de sens. Ça se mâche, ça se crache, ça se refile au voisin, ça se colle à la semelle, ça finit dans une dent creuse. Travail, il faut faire attention. C’est un mot qui ne se regarde pas de haut, du haut de la stratégie, du haut du fric. Ça se regarde du dedans, ou rien. Ça se découvre du dedans, comme une maison de la Casbah avec, tout près, la mer dont la beauté fait pleurer.
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Nicolas Sarkozy a raison d’avancer ces beaux mots. Ce n’est pas parce qu’il est de droite et que ses amis sont riches que je dirai le contraire. Oui, plusieurs de ses projets, sur l’Université notamment, me font frémir d’horreur. Oui, je lui reprocherai jusqu’à la fin des temps le voyage aux États-Unis et la poignée de main à l’Ahuri pétrolifère. Mais les mots sont à tout le monde. Il a le droit, et même le devoir, de parler de respect, de mérite, de travail. Les gens se méfient, bien sûr. Ils savent que, la politique, ça apprend à placer les mots dans la bonne case, ça rend très fort au sudoku des mots. Pourtant ce n’est pas ainsi qu’on devient leur copain, ce n’est pas ainsi qu’on les comprend vraiment. Les mots des gens, j’ai passé ma vie à les écouter, à les flairer, à les soupeser, à les débusquer. Respect, mérite, travail sont des mots de gravité et de liberté. Si vous en faites des matraques entre les mains des beaufs, ils vous reviendront en pleine face ; vous n’y gagnerez rien, nous non plus. Si vous les utilisez sans lire leur composition, vous en ferez des poisons. Un mot qui devient un slogan, c’est un mot mis au trottoir. Les mots ont des sens, donc forcément des sens interdits. Ils ne sont au service de rien. Ils pèsent par eux-mêmes. Ils ont une existence propre. On peut essayer de truquer un mot de temps en temps, on ne peut pas truquer tous les mots toujours, même si c’est l’illusion de tous les pouvoirs, même si elle se renouvelle toujours. Voyez. Responsabilité aussi est un beau mot, il ne faut pas lui faire dire le contraire de ce qu’il dit. Mme Roselyne Bachelot, par exemple, devrait être plus respectueuse de ce mot-là. Si c’est son job de défendre la franchise sur les dépenses de santé, qu’elle le fasse et mauvaise chance à elle : cette franchise est inique. Mais qu’elle nous explique que cette franchise doit « être entendue comme un facteur de responsabilisation des assurés », ça, c’est de la haute trahison des mots, ça ne se case nulle part dans le sudoku de la liberté, de la République, ni même de la démocratie qui, pourtant, n’est pas trop regardante. Il n’appartient nullement à Mme Bachelot de responsabiliser les citoyens à la responsabilité desquels elle doit précisément ses fonctions. C’est elle qui est responsable devant eux, non pas eux devant elle.
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Respect : on a mobilisé ce mot-là contre 68. Il y eut du désordre, et plus que cela. Moi dont le sang ne fait qu’un tour quand un type, dans le métro, installe ses baskets sur la banquette, j’ai peu apprécié. Le temps a passé. Inter fæces et urinam nascimus, rappelle saint Augustin ; les sociétés, elles aussi, naissent entre les excréments et l’urine. Mais il fallait beaucoup de mauvaise foi pour que le dégoût ne se transforme pas en stupeur, pour ne pas mesurer de quelle profondeur de refoulement et de malheur cette lie remontait, de quelle accumulation de mensonge elle était le produit. Respect à l’école ? C’était bien trop peu pour quelques maîtres admirables qui littéralement me mettaient au monde ! Mais pour tant d’autres, aigres guichetiers des connaissances, c’était beaucoup trop ! Ce professeur de sciences naturelles affalé sur sa chaise qui débite un cours appris par cœur et, au moindre chuchotement, sans jamais varier la formule, hurle : « Si tu m’emmerdes, je t’emmerde, je te poisse et je te fous dedans ! », respect ? Pitié, au mieux. Ce professeur d’allemand hystérique qui flatte les enfants des célébrités et ne cesse de passer ses nerfs détraqués sur les autres, respect ? Ces surveillants généraux maniaques, shootés à la punition, vivantes invitations au suicide qui traînent leur névrose dans les couloirs, respect? Pour chacun de ceux-là, pourtant, respect, oui. Mais pas comme un droit attaché à la fonction, s’il vous plaît. Pas de distribution automatique de respect, ça gâte le produit. Qu’est-ce à dire, respecter ? Voir à nouveau, se retourner pour voir. Voir ce qu’il en est, ce qu’il en a été. Donc, en parler, se sentir le droit d’en parler. Pas de respect sans la liberté qui le fonde, pas de respect sans expression, pas de respect sans la parole qui désenclave, qui déverrouille, qui réanime.
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« Vous êtes un idéaliste ! » Que non ! J’ai fait un métier qui vaccine contre cette tentation. Tout à recommencer, toujours, non seulement avec un autre groupe, mais avec le même deux mois après ! Sans compter qu’il faut aussi recommencer avec soi-même, tous les jours. Le désir négatif, l’importance décisive du désir négatif, même quand on vous conjure d’aller dans le sens de la marche, du temps, du poil, de la boîte, du parti, du progrès, de la science, du goût. Le désir négatif. Non au nom du oui qui n’est pas encore là, qui ne viendra peut-être jamais, chaise vide où l’absence est présence. Je ne fais pas de pub pour 68, je ne suis pas payé au pavé ! Si vous ne voulez pas dire Mai, dites autre chose. Le silence primordial, l’absolu, le je ne sais quoi et le presque rien, la trace, Dieu, le souffle, la poésie, le désespoir, l’orage. N’importe quoi, pourvu que ce n’importe quoi ne soit pas une précaution verbale, un bafouillage de tribune, une note de bas de page. Peu importe le mot qui se choisira en vous si la fusée part de plus profond que vos intérêts, que vos opinions, que vos passions, que vos raisons, que vos vices, que vos vertus. Qu’il soit bien entendu que ce n’importe quoi-là n’a aucun rapport avec la diarrhée communicationnelle, qu’il se fout comme de sa première chemise d’injecter des valeurs humaines dans la technique, l’économie, le décolleté des dames ou le baby-foot. Qu’il est une dague bien pointue dans les reins de la société occidentale parce que c’est le seul moyen de ne pas lui vouloir de mal.
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Respect, travail, mérite. Que ces mots-là reviennent au premier rang, c’est bien. Cette apparente régression est un progrès. J’espère seulement qu’on va comprendre que, cette fois, il ne faut plus faire les malins avec eux, qu’il faut les laisser dégorger ce qu’ils ont en eux de désir et de souffrance, et la cruauté dont ils ont été blessés, et la lâcheté qu’ils ont favorisée. Ces mots-là ne sont pas à prendre à la légère, à la stratégie. Il faut en faire l’inventaire pour comprendre en quoi ils nous font vivre et en quoi ils nous empêchent de vivre. Regarder nos mots en face, voilà notre programme de travail ; devant ce chantier, comme devant tout ce qui est vaste, nous sommes profondément égaux. Il a été ouvert, il y a bientôt quarante ans, dans le trouble, dans l’urgence, dans l’ambiguïté : nous pouvons maintenant y travailler plus calmement, plus fortement. Mai n’a pas d’autre sens que d’avoir ouvert la plaie infectée, que d’avoir fait sauter le verrou inutile. Il ne savait pas trop ce qu’il faisait, ses adversaires ne savaient pas trop ce qu’ils combattaient. Nous voyons mieux maintenant de quoi il s’agit : ou bien nous étriquer dans un délire puéril de possession, de certitudes pourrissantes, de jalousies fétides, ou bien, en dépit de ce qui nous fait mortels, nous laisser respirer la vie dans les êtres, dans les mots, dans le monde, conduire nos cœurs et nos esprits à l’extrême pointe de notre jetée intérieure, seul rendez-vous possible des âmes vivantes, désirantes, souffrantes. Devenir une société modeste, légère, fervente, ironique. Non pas nous définir, nous infinir. Tel est notre repère, notre amer, comme disent les marins. Il n’est pas d’autre sens à une vie que de le désigner à d’autres vies par ce qu’elle a été et par ce qu’elle n’a pas été. Amers, on le sait, est le nom d’un recueil de Saint-John Perse. Le poète en parlait ainsi : « J’ai voulu exalter, dans toute son ardeur et sa fierté, le drame de cette condition humaine, ou plutôt de cette marche humaine, que l’on se plaît aujourd’hui à ravaler et diminuer jusqu’à vouloir la priver de toute signification, de tout rattachement suprême aux grandes forces qui nous créent, qui nous empruntent ou qui nous lient. »

(1er juin 2007)

Guyancourt

LE MARCHÉ XXX

Guyancourt. Guyancourt et ailleurs. Le malaise – le malheur – qui, depuis une vingtaine d’années, ne cesse de grandir dans les entreprises n’est ni la somme ni la conséquence de difficultés repérables et repérées. Les insatisfactions et les colères touchant aux salaires, aux horaires, à la promotion, aux contrats, à la précarité, à la formation, aux problèmes de sûreté et de sécurité, etc. ne suffisent ni à le provoquer ni à l’expliquer. La preuve en est qu’il atteint de la même manière des travailleurs régis par des statuts très différents ; que les salariés des entreprises publiques n’y échappent pas plus que ceux du privé ; que les cadres en éprouvent autant, et parfois plus que d’autres, la morsure ; que certains hiérarchiques de très haut rang sont parfois sur le point de s’en expliquer. Le travail moderne blesse. Il peut même tuer. Le titre du film récent dit tout : « Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés. » Il faudra très peu de temps pour que les mêmes causes produisent, presque mécaniquement, les mêmes effets dans les pays où les délocalisations vont porter les mêmes principes.
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Le malheur dont est responsable le travail moderne est spécifique. Il doit très peu – de moins en moins – aux circonstances particulières de tel pays, de telle inspiration politique, de telle entreprise. Aucune révolution n’en triomphera. Aucun appel à l’humanisme ne le conjurera. Il résulte d’une folie qui se donne l’allure d’une rationalité imparable ; mais un fou, disait Chestov, a tout perdu, sauf la raison. Le malheur propre au travail moderne ne vient pas des choses. Ce n’est pas l’arbre qui s’abat sur le bûcheron. Ni la lourde chaîne qui rompt et la pièce de métal qui écrase l’ouvrier. Ni l’imprévisible circonstance qui fait soudain une tragédie d’un geste mille fois répété. Ni les produits sournois qui ruinent la santé de ceux qui les manipulent. Pas plus que les choses, ce n’est pas le temps qu’on passe avec elles, même s’il est excessif, qui tisse ce malheur. Ni le stress, ce mot poubelle chargé de tout ce qu’on ne veut pas dire. Ce n’est pas non plus la mauvaise volonté des salariés qui est responsable de leurs souffrances. Ni le regard critique qu’on porte sur l’entreprise. Ni le pessimisme que les nantis ont coutume de reprocher aux faibles et aux opprimés. Faussaires de la joie de vivre, négationnistes du désarroi, c’est parce qu’ils ne veulent pas que ce malheur-là soit jamais guéri que ces coucous sortent périodiquement de leur boîte pour un numéro de satisfaction gueularde où ils sont les seuls à voir de l’optimisme.
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Les travailleurs luttent pour les salaires, l’emploi, les conditions de travail. Il faut n’avoir jamais mis les pieds dans une entreprise ou avoir décidé de se désintéresser de ses contemporains pour ne pas les y encourager. Mais l’élan des luttes, pour autant qu’il existe encore, ne doit pas cacher une dure vérité. Le jour où le plein-emploi descendra du ciel ou montera de la colère accumulée, le jour où les horaires et les relations humaines seront aménagés au mieux des intérêts de chacun, le jour où les salaires escaladeront convenablement leurs échelles, le jour où la promotion, la formation, l’information, la communication enlaceront harmonieusement leurs bons effets et déploieront leurs étendards à la gloire de la croissance et de la tolérance, ce jour-là portera un nom et un seul : l’enfer sur terre. Et nous y brûlerons tous. Et toutes. Car l’enfer, c’est la séparation, et l’entreprise la mieux gérée du monde, la plus respectueuse de ceci, de cela et tralala, est aujourd’hui séparée de la vie.     « Je ne dis pas cela pour démoraliser », chante Jean Ferrat.
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Dans d’autres circonstances, on s’amuserait franchement. Des négociations ont été ouvertes chez Renault entre la direction et les syndicats. Elles portent sur trois points. On formerait l’ensemble des managers à la gestion du stress. On inventerait des séances de causette pour réinjecter un peu d’humanité dans les relations de travail. Et on envisagerait de reprendre la réflexion sur un système de partage des bureaux qui permet de réduire les frais. Sur un plateau de la balance, vous posez ces trois fariboles. Sur l’autre, la pensée des morts et les insomnies des vivants. Ça penche d’un côté ? Faites la tare avec l’aveuglement du patronat et la myopie des syndicats. Ni les uns ni les autres n’ont senti que le remède et le mal n’étaient pas du même ordre.
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Surveiller et punir, tout le monde a lu ce livre. Rappelez-vous les commentaires de Michel Foucault sur le panopticon de Jeremy Bentham, figure majeure de la prison et, au-delà, de toute organisation totalitaire. Au centre d’un immense camembert dont les portions – les cellules – sont séparées par de hautes cloisons, le Surveillant. Dans les portions, se découpant en ombres chinoises sur la vitre arrière éclairée par la lumière du jour, les prisonniers. Un système de panneaux protège le Surveillant de leurs regards. Voir sans être vu. Eux sont exposés. La vie sous la menace du regard de l’autre. Ou le sommeil.
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« Résister se conjugue au présent. » Cette belle affirmation de Lucie Aubrac est partout. Mais, dans cent ans, un Michel Foucault bis expliquera que Jeremy Bentham peut être cité parmi les précurseurs des méthodes managériales venues, pour l’essentiel, des États-Unis et du Japon, et qui, apparues en Europe à la fin du XXe siècle, auront largement contribué à précipiter le suivant dans le non-sens. Cette révélation scandalisera infiniment les intellectuels et les journalistes de l’époque, s’il en reste. Ils multiplieront les témoignages d’indignation et regretteront in petto que la fermeté de leurs convictions démocratiques les empêche de précipiter dans un cul-de-basse-fosse tel confrère dont le soutien leur paraît trop timide. Ils éplucheront notre siècle, le radiographieront, le convoqueront au tribunal qu’ils auront tout exprès bricolé pour lui. Rivalisant d’une sainte colère, ils exigeront à qui mieux mieux mémoire et repentance. Presque personne ne voudra remarquer que cette gigantesque activité justicière ne leur laisse plus une seconde pour se pencher sur leur temps. C’est pourquoi, au début du XXIIIe siècle, un Michel Foucault ter
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Un amateur, ce Jeremy, dira-t-on, mais il a donné à penser aux managers. Eux ont fait avancer le système. Plus besoin de prison, de murailles, de surveillants. Même plus besoin d’entreprise. Le télétravail a réduit les frais et limité les échanges. Avant qu’il ne soit complètement mis en place, ils avaient trouvé un truc décisif : l’individualisation des objectifs. Une merveille, cette horreur. Le gars s’enfermait tout seul. Il était à lui-même sa prison et son surveillant. Il coexistait avec ce qui le menaçait. Mieux : il l’inventait. Victime et bourreau. Le bracelet électronique cérébral. Il plaçait lui-même la barre au-dessus de la hauteur qu’il savait pouvoir sauter ; de cette façon, il devenait son propre sur-moi de poche. « Tu n’as qu’à t’en prendre à toi-même », lui disait-on quand il jouait avec les allumettes. C’était fait. Il s’en prenait à lui-même. Il était bouclé dans son âme, et il le savait. Il traînait ce secret dans les réunions électorales, au lit, à l’église, au tiercé. Trapus, les mecs qui avaient inventé ça. De sacrés fumiers ! Notez, la clef du système restait dans la poche du prisonnier : un « je t’emmerde » bien placé et tout pétait. Mais c’était ne plus bouffer : mauvais pour la santé. C’était surtout le grand air, le grand froid, la grande peur, la liberté non aménagée. Brrr ! Mieux valait prendre la pose. Ils la prenaient tous. Par exemple, ils se racontaient, via la trouille moralisée, qu’ils faisaient le bonheur de leurs enfants. Ou, via la trouille domestiquée, qu’ils allaient devenir les rois du monde. Ou, via la trouille marxisée, que tout cela était une partie de qui perd gagne. Ou, via la trouille démocratisée, que les prochaines élections remettraient les choses d’équerre. Ou, via la trouille sanctifiée, qu’en s’écrasant devant leurs managers, ils travaillaient à la rédemption. Ou, via la trouille esthétisée, qu’ils regardaient ça de si haut qu’ils s’en foutaient, s’en foutaient, s’en foutaient.
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Voilà trente ans qu’une poignée de gens à laquelle je crois appartenir osent dire, contre le silence de droite et le mutisme de gauche, que ce système est meurtrier. Il était à craindre que ce ne fût pas une formule. Guyancourt est un fait central. Pas un fait central : le fait central. Le fait central de notre prétendue civilisation : le système de travail sur lequel elle repose tue. Le système de travail si virilement mis en place par les patrons, si courtoisement combattu par les syndicats, si poliment accepté par les citoyens, les travailleurs, les consommateurs et les téléspectateurs est un système de mort. Ne parlons donc pas d’autre chose.
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Trêve de gentillesse. Le gel des bureaux partagés, les laïus pour réhumaniser l’entreprise, la gestion du stress, tout cela ne porte qu’un nom : la honte. Va-t-on demander aux instituts qui ont installé les procédures qui tuent de mettre en place celles qui vont soigner les survivants ? Je ne voudrais pas me trouver à la table où patrons et syndicalistes discutent. Vraiment je ne jetterais pas la pierre à ceux qui, sans un mot, se lèveraient et quitteraient les lieux. Il faut du courage, quand tout le monde mâchonne les mêmes bobards, pour ne pas faire semblant et avouer qu’on n’y peut rien. Même si on est sûr que la dînette des intérêts lourdingues et l’exaltation masturbatoire de la compétition économique ne peuvent pas faire un avenir.
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Devant tant d’injustice, les gens de la direction pleurnichent. On les « stigmatise », eux qui ont mis si gentiment au boulot des psychologues tout ce qu’il y a de sympa pour enquêter sur le stress ! Les malheureux. Ils sont là depuis cinq ans, dix ans, vingt ans et ils n’ont toujours rien compris au film, pas un mot, pas une image ! La déprime des autres leur fait de la peine, mais l’idée qu’ils font fausse route ne les effleure pas. Une direction ne peut pas faire fausse route. Ce qui est marqué sur du papier glacé ne peut pas faire fausse route. Les procédures validées ne peuvent pas faire fausse route. Le progrès de l’économie par l’économie pour l’économie ne peut pas faire fausse route. L’obéissance ne peut pas faire fausse route. Ce qui est bon pour la carrière ne peut pas faire fausse route. La politesse entre gens du même monde ne peut pas faire fausse route. L’esprit de l’entreprise ne peut pas faire fausse route. Les copains ne peuvent pas faire fausse route. Oh ! Les niais ! Oh ! Les ignorants, quand même ils parleraient douze langues et frissonneraient à Mozart ! Les pauvres, les pauvres gens dont la moindre circonstance peut faire si aisément, avant même qu’ils ne s’en aperçoivent, des misérables ! Ce qui tue, comment comprendraient-ils jamais que c’est ce qui réussit à l’entreprise, ce qui lui fait des bons comptes et des bons amis, ce qui la met au niveau, au sommet, à la pointe, au top ! Comment verraient-ils de quelle minutieuse, implacable, effrayante négation des êtres se paient, jour après jour, la vanité de quelques anciens bons élèves et les rots retentissants de leurs actionnaires puisque, de ces anciens bons élèves et de ces actionnaires, ils ont choisi d’être les larbins distingués ? Comment oseraient-ils s’avouer qu’on en finirait en quinze jours avec le stress et sa gestion si l’on mettait froidement à plat toutes les procédures de travail, si l’on allumait un feu de joie avec les bouquins de management où l’on cache les DVD pornos, si l’on virait une fois pour toutes, sans retour, les consultants et les instituts qui, consciemment ou non, organisent le massacre des managés ?
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J’ai vu tant de gens pleurer, tant de gens incapables d’aller au bout de la phrase imprudemment commencée. Ce poids, ce poids… Ce n’est pas qu’une entreprise soit un lieu maudit, ni les hiérarchiques toujours des bourreaux. Que pèsent-ils d’ailleurs, ces petits chefs, dans ce cyclone confus de violences anciennes et nouvelles, dans ce fascinant entassement de verrous, dans cet invraisemblable amas de silence que tentent vainement de séduire des mots fabriqués à la demande, comme des gaufres ? Des sémaphores, des pantins décorés, voilà ce qu’ils sont, les petits chefs. S’ils s’accrochent plus fort que les autres aux oripeaux du rôle, c’est qu’ils craignent de se retrouver tout nus bien plus vite.
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Ils me disaient que je détestais les entreprises. Mais non ! J’étais fasciné comme personne par ce nœud de passions, par cette fureur rentrée, par ce pathétique avortement, par cette conspiration d’apparences souffrantes, et ces mots mécaniques, et ces accords désaccordés, et ce tissu déchiré, et cette lucidité suspendue au-dessus du vide. Un lieu auquel personne ne comprend rien, qui ne peut rien inspirer à personne et où il faut, l’air enjoué, faire semblant d’aimer des choses inertes comme si elles apportaient le salut. De ces bureaux propres et vides, de ces couloirs pour nulle part montent parfois les soupirs, les appels légers, les gémissements étouffés qu’on guette dans les ruines après le tremblement de terre. On l’entend, cette rumeur, on lit dans le regard de ceux qu’on croise qu’ils l’entendent aussi, puis on doute si ce n’est pas là un bruit enregistré. Si ça parlait dans une entreprise, si ça parlait vraiment, elle exploserait. La complicité de méfiance qu’elle suscite la protège.
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Stupéfiant que personne ne s’intéresse jamais à la vie énorme qu’il y a là-dedans. Une vie qui se refuse, qui se renie, qui se cache, mais une vie quand même. Je suis allé voir ce qui se disait sur le sujet à l’Assemblée nationale, il y a vingt-cinq ans, le 13 mai 1982, quand on y discutait des lois Auroux. Le ministre socialiste les présentait en personne. Pour le RPR, Philippe Séguin lui répondait. Des propos sans âge, des mots vides, les mêmes politesses qu’on continue de s’adresser, dans les réunions, entre rombières économiques. Le ministre n’hésitait pas à affirmer que « notre première richesse sont (sic) nos entreprises et les femmes et les hommes qui y travaillent. » J’ai assez commenté ici cette idiotie stalinienne. Rien à ajouter. Si vous êtes une richesse, vous êtes un esclave, point final. Un esclave contraint, on le défend, on le libère ; un esclave volontaire mérite sa chaîne, rien de plus. À la navrante approximation de la gauche, Philippe Séguin, soucieux de tenir les deux bouts de la chaîne (précisément), c’est-à-dire de ne perdre de vue ni l’humanisme ni l’efficacité économique, répondait, au nom de la pensée RPR, par une proposition paralogique, par une fausse symétrie que j’ai retrouvée cent fois dans la bouche de braves gaziers de DRH tentant de se persuader que ce qu’ils faisaient n’était pas entièrement stupide : « Pour nous, l’entreprise est à la fois un centre de production et une communauté d’hommes. » Non. L’entreprise n’est pas une communauté d’hommes. Au mieux, une collectivité obligée, subie. Et qu’elle soit un centre de production n’éclaire rien. La question est de savoir ce qui s’y fait, dans ce centre, et pourquoi, et comment, et quelle idée de l’homme s’y trimballe, et dans l’intérêt de qui.
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En trente ans, rien n’a changé. L’entreprise reste un continent ignoré. Pas inexploré pourtant. Au cinéma, L’emploi du temps, de Laurent Cantet, Violence des échanges en milieu tempéré, de Jean-Marc Moutout, Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés, de Sophie Bruneau et Marc-Antoine Roudil. Bien avant, la magnifique leçon de Max Pagès et ses disciples, L’emprise de l’organisation. Puis Le mythe de l’entreprise, de Jean-Pierre Le Goff. Et Souffrance en France, de Christophe Dejours. Un continent exploré, mais ignoré. On va pleurer en regardant L’emploi du temps et, le lendemain, au bureau, on manage comme si de rien n’était. Pouce ! crient les enfants qui sentent un caillou dans leur chaussure en jouant au gendarme et aux voleurs. Le travail est un gigantesque Pouce ! hurlé à la vie. On doit s’y contenter de banalités sinistres, de rengaines. Réconcilier la France avec l’entreprise, opinait à tout hasard François Mitterrand, que ces trivialités assommaient.
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La panoplie des méthodes managériales est aussi inépuisable que la rouerie et la mauvaise foi de ceux qui les mettent en œuvre. Se contenter de désigner quelques pratiques détestables revient à donner un feu vert à l’apparition de leurs sœurs jumelles, au risque de les trouver plus perverses encore. Le problème posé par ces méthodes est global. Il dépasse largement le cadre des entreprises et du monde du travail ; mais, dans ce cadre même, on ne peut comprendre de quoi il s’agit si on ne cherche pas ce qui fonde ces manipulations et explique la misère qu’elles créent.
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Paradoxe. L’utilité des entreprises n’est pas à démontrer. Pourtant les salariés, dans leur écrasante majorité, les vivent comme des lieux d’absolue fermeture et témoignent qu’en dépit de tous les dispositifs mis en place pour aérer les locaux et les esprits, l’air y est irrespirable, suffocant. Cherchant son identité dans ses performances ou dans une sorte de singularité collective, l’entreprise peut parfois susciter dans son personnel, quand tout va bien, un enthousiasme passager ou quelque fierté, pour le losange de Renault par exemple, l’un et l’autre liés à la satisfaction d’intérêts élémentaires, argent, volonté de puissance, besoin de protection. Mais cette excitation n’a rien à voir avec le sens. Le « losange dans le cœur », quel pitoyable refuge pour des gens de trente, quarante, cinquante ans ! Le losange dans le cœur, les Cœurs Vaillants : le même narcissisme de groupe, gentillet ici, cruel là. Les ados de banlieue sont bien plus adultes ! C’est que les entreprises, n’ayant plus avec la société qui les entoure que des rapports d’intérêt et de ruse, ne savent plus rien de ses rêves. Plus elles entassent les études de marché, moins elles la connaissent ; plus elles s’imaginent la dominer, plus elles s’enferment en elles-mêmes. Leur énorme naïveté est de vivre comme un triomphe cette victoire à la Pyrrhus. Privées de toute affinité de sens avec le monde où elles vivent, elles prétendent sécréter leurs propres valeurs : en fait, elles admirent leur image.
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Pour que rien ne vienne contrebalancer leur toute-puissance, les entreprises doivent encore se protéger des jugements critiques, des résistances, des oppositions, des aspirations différentes qu’elles risquent de rencontrer chez les travailleurs. Cette opération de lavage de cerveau porte un nom précis : le management. Manager, ce n’est ni diriger une entreprise, ni l’administrer, ni la gérer, ni la piloter, ni la développer ; rien de tout cela ne suppose le moins du monde qu’on ait recours au management : ni à la chose, ni au mot. Le management est une activité d’un autre ordre. C’est une méthode de gouvernement des esprits. C’est l’ensemble des moyens de pression collectifs et individuels, constamment révisés, par lesquels on s’efforce de soumettre les salariés à la volonté d’une direction elle-même dominée par des intérêts économiques plus vastes auxquels elle participe et qui lui fixent sa ligne de conduite. « Un salarié engagé est un salarié qui adhère aux objectifs et à la stratégie du groupe et qui est prêt à se dépasser pour assurer le succès de l’entreprise. » Ce principe de Carlos Ghosn, que rapporte un bel article de Sonya Faure dans Libération, n’a rien de neuf, ni moteur ni carrosserie. Je l’ai entendu, dans toutes les entreprises où j’ai eu à traîner mes guêtres, assené, proféré, chuchoté par des patrons de toutes sortes, gros et maigres, jansénistes et jouisseurs, colombes et faucons : partout, leurs disciples se pâmaient devant l’immense originalité du propos, devant la grandeur inouïe de la doctrine. Comme l’adhésion en question n’est jamais spontanée, c’est le rôle des méthodes managériales que de créer chez les salariés l’angoisse qui, en les déconcertant, va les rendre disponibles aux leçons qu’on veut leur dispenser. L’invraisemblable profusion des thèmes managériaux, fourre-tout d’inepties, brocante d’idées fausses ou sommaires, souvent contradictoires, fiévreusement glanées dans l’actualité, ne renvoie à aucun contenu de pensée ni à aucune stratégie cohérente. Ce bazar n’a pour objet que de transmettre, hâtivement et servilement, l’expression passionnelle d’un appétit de domination. Le management ne connaît que la loi de l’avidité instantanée. Il ne sait rien du passé et se moque de l’avenir. La nécessité où il se trouve de faire oublier la bassesse de son inspiration l’oblige à se prévaloir de grands mots : je n’ai jamais rencontré un travailleur, même modestement formé, qui ne pressente que ce fatras typiquement sectaire porte en lui la négation de toute réflexion désintéressée, de toute action sensée. Seuls proclament le contraire ceux qui bénéficient de la manœuvre ; il n’y a pas de managers bénévoles.
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Il a fallu beaucoup de perversité à une minorité de dirigeants et beaucoup de naïveté, d’ignorance et de lâcheté à la majorité d’entre eux pour laisser s’installer cette horreur. Un jour, un romancier montrera de quelle dégradation de la société occidentale elle aura été le signe et l’accélérateur. Égocentrisme craintif, matérialisme obtus, défaut radical d’imagination et de liberté, pathologie de l’obéissance, telles sont les belles vertus qui ont concouru au succès apparent des pratiques managériales.
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J’ai souvent eu à séjourner quelques semaines ou quelques mois de suite dans une entreprise. Sans rien y trouver de monstrueux, je ne parvenais pas, en dépit de la gentillesse de beaucoup de mes interlocuteurs, à m’y sentir à l’aise. Je me souviens du sentiment bizarre qui m’envahissait quand je quittais des bureaux installés dans une tour de La Défense et que je retrouvais le métro, la rue, les autres gens. La bizarrerie était de ne ressentir aucun changement. Comme si la « communauté » de l’entreprise ne dégageait pas plus de chaleur ni de vie que les transports en commun ou le flot des piétons pressés et nerveux. Même atmosphère dans ce temple de la technique et dans le grand hall de La Défense. Un ensemble vide, artificiellement bourré d’exigences, de chiffres, de mots. À cela près que la concentration d’angoisse y était plus forte. Un expresso à côté d’un café des Ardennes, pour reprendre les termes d’une joute dont le constant renouvellement entre ma mère et ma grand-mère paternelle scandait mon enfance.
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Dans l’entreprise, on peut fréquenter des collègues pendant dix ans ou plus sans rien deviner de leurs préoccupations. C’est que tout, par hypothèse, y est normal, que tout y va de soi, même la souffrance. Une barrière invisible – une cloison de verre ? – interdit l’accès à ce que les salariés appellent naïvement leur « vie personnelle » et qui n’est, en réalité, que la sensibilité non exprimée qui les torture. Je me sentais balourd de tenter parfois d’enfreindre la loi non écrite de cette frileuse réserve ; cette sorte de saignée mentale était pourtant nécessaire. L’entreprise est une serre à l’envers : un lieu pour empêcher de mûrir. On y paye de douleurs réelles les certitudes imaginaires qu’on y achète ; ce pacte inéquitable, chaque jour qui passe rend plus difficile de le dénoncer. Que de drames silencieux ! Des gens dont on admire et dont on envie l’équilibre, apparemment garantis pure réussite, y témoignent soudain d’une stupéfiante fragilité.
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Elle n’échappe pas aux consultants. Certains – je devrais dire et certaines : les Québécoises, je l’ai constaté à EDF, sont de première force à ce jeu-là – ont bien vu quels bénéfices on pouvait tirer de l’exploitation de ces douleurs silencieuses. Réparer le narcissisme des salariés avec le bon rire franc bien réaliste de la séduction libérée, c’est-à-dire leur faire oublier qu’ils pensent ce qu’ils pensent et différer d’autant leur éventuelle réconciliation avec eux-mêmes, faire comme si l’entreprise était une sorte de manège où de beaux brins de consultantes rient à gorge déployée et racontent au premier venu, les yeux dans les yeux, qu’il est un capitaine d’industrie, personne ne semble trouver cela un peu court, ni les vendeurs ni les acheteurs. On dira qu’à terme, une telle attitude est condamnée. Soit, mais à terme, encore une fois, ne figure pas au lexique managérial. Tout et tout de suite. C’est pourquoi l’exaltation grossière du narcissisme reste la plus efficace des manipulations managériales. À EDF, il s’agissait de persuader les gentils agents, pourtant pris dans un entrelacs de contraintes, que chacun d’eux constituait une petite entreprise personnelle (une PEP) d’où il tirerait son bénéfice individuel net (le BIN). Des âneries de cette altitude ne doivent pas être passées trop vite par pertes et profits. Il en est de même dans tous les totalitarismes : ces braves grosses blagues colportées dans une population qu’on méprise cachent un invraisemblable délire d’orgueil. D’un côté, la PEP et le BIN : fumisteries pour le populo. De l’autre, ce stupéfiant quatrain que je découvrais avec terreur dans un livre d’un maître-coacheur, Vincent Lenhardt :

Au cœur du responsable, un champion ;
au cœur du champion, un Prince ;
au cœur du Prince, un « homme nouveau ».
Au cœur de l' »homme nouveau », l' »Esprit Divin »…

Le management vit de séduction, grossière le plus souvent, parfois alambiquée. Mais l’essence de toute séduction, c’est la prise de pouvoir. Quand les managers débitent leurs billevesées, leur cœur, comme celui de tous les sectateurs de toutes les sectes, de quelque façon qu’ils promettent le bonheur, est dur ; il s’exalte de sa fermeture, s’enivre de la puissance qu’il se prête, s’emplit de mauvais plaisir en jouissant de l’habileté cynique avec laquelle il distribue aux naïfs et aux timorés ses mensonges glacés.
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On ne comprend rien aux événements de Guyancourt si on les réduit à un simple problème d’organisation du travail auquel, dans un climat d’émotion générale, la bonne volonté des patrons et celle des syndicats pourraient trouver solution. Ce qui s’est passé dans ce Technocentre, chez Renault, dans une entreprise française, dans un système politique d’orientation libérale, et qui met évidemment en question chacune de ces instances, n’a pourtant ses racines ni à Guyancourt, ni chez Renault, ni dans les entreprises françaises, ni même dans la société libérale. La perversion spécifique du management – je l’ai constaté en Chine, je le vois aussi dans certains pays arabes – s’accommode de tous les climats culturels, économiques et politiques. Le syndrome qu’offre le management est un résumé puissamment significatif de l’angoisse contemporaine et des remèdes pitoyablement affolés qu’elle s’invente. Emporté par une inventivité matérielle qui l’a dépassé, l’homme de la modernité managériale s’est déchiré, dilacéré. Pour reprendre le mot où l’ironie populaire voudrait trouver l’expression du bonheur, il s’est éclaté. Et cet éclatement le jette deux fois dans l’angoisse. D’un côté, une activité fébrile et irréfléchie qui le contraint à se demander du matin au soir : à quoi bon ? De l’autre, des présupposés abstraits délirants, sans rapport avec la réalité humaine, et qui exaltent une volonté de puissance de plus en plus agressive et de plus en plus stérile.
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Que les circonstances créent une tension trop forte ou que les responsables se montrent particulièrement déficients – ce qui peut se dire aussi : particulièrement efficients -, en voilà assez pour faire sauter la poudrière. Le face-à-face brutal avec cette absurdité cruelle ne manque pas de troubler des gens vulnérables, ou tout simplement sensibles et scrupuleux. D’un côté, le pratico-inerte et les choses désignifiées ; de l’autre, le verbiage paranoïaque : c’est trop, c’est trop triste, c’est trop bête, c’est trop nul. Que le travailleur qui n’a jamais connu ce sentiment d’accablement lève le doigt.
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Les structures d’autorité jadis les plus rassurantes sont en déroute et, avec elles, non seulement toutes sortes de solidarités ancestrales, mais encore les représentations élémentaires qu’on se faisait, il y a de cela deux ou trois générations, de la vie, du monde, des autres et de soi. Cette débandade provoque un choc en retour d’une grande violence et suscite mille et une tentatives en vue de retrouver, par la restauration de l’ordre et de l’obéissance, la sérénité et la sécurité enfuies. C’est cet espoir impossible et naïf qui alimente la soumission à la pathologie managériale : se repérer, obéir, se sentir protégé. Mais obéir à qui, être protégé par quoi quand les idéologies tombent comme des tourterelles, quand il ne reste plus que deux puissances régnantes, et qui n’en sont qu’une, la technique et l’argent ? Obéissons donc à la technique et à l’argent. Ce mouvement de régression pourrait constituer une étape, même négative, de l’évolution si la technique et l’argent, à l’instar des pires tyrans, offraient au moins une prise à la critique et, par là, à l’altérité. Ce n’est pas le cas. La technique et l’argent sont coextensifs à l’angoisse qui oblige à avoir recours à eux. Les dominer, c’est dominer cette angoisse : cercle. On ne domine pas la technique et l’argent. Mais leur céder, c’est céder à la fuite, au soulagement de nier sa liberté, c’est procéder aux préparatifs d’un suicide symbolique. Dans ce dilemme, dans cette défaite annoncée, se trouve le fond de l’ahurissant individualisme moderne. Loin d’être le feu d’artifice de fantaisie, de liberté et de volupté que suggère la publicité, il n’est que la gestion anxieuse et forcément désastreuse de conflits insolubles.
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Tout cela pourrait néanmoins fonctionner si nous étions des soldats de plomb ou des anges, si notre existence ne se déployait pas dans la durée, si elle n’était pas constamment soumise à des choix existentiels, si nous disposions de la sécurité des fantômes ou de celle des menhirs, si nous pouvions nous couler dans un moule définitivement rassurant, de pierre ou de chair, n’importe, ou d’esprit, ou de chiffres. Mais voilà ! Jusqu’à ce qu’un laboratoire dûment agréé ait recyclé la personne humaine, il faudra l’accepter incertaine et ambiguë, menacée par le hasard, dévorée de contradictions, fondamentalement troublée et troublante. Et on ne l’empêchera pas, vivant dans le temps, de vivre par conséquent dans les problèmes, c’est-à-dire dans les choix, c’est-à-dire dans les décisions.
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Que se passe-t-il donc pour l’homme de la modernité managée lorsque les circonstances, ou sa propre réflexion, ou les deux ensemble, le placent non pas devant un de ces choix subalternes (et illusoires) qu’on fait entre des conserves de poisson, des produits culturels en promotion, des partis politiques surgelés ou des idéologies périmées, mais devant un carrefour où il sent qu’il va engager son existence et témoigner de soi-même ? Que se passe-t-il quand il devine qu’il va se choisir avec ce qu’il va choisir ? Peu m’importe ce qu’il décidera : c’est son affaire. Par contre, il m’importe au premier chef de comprendre ce qui va guider son choix, le fonder, l’assurer, c’est-à-dire, quelles que soient nos différences, nos singularités, nos oppositions, de savoir de quoi nous pouvons parler ensemble, sur quoi nous pouvons nous appuyer ensemble, sur quel terrain nous pouvons nous retrouver et constater que nous ne sommes pas seuls.
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Si, comme je le crois, la conscience de la modernité est éclatée entre des pratiques absurdes et des fumisteries sectaires, la tentation est de dire : ce terrain-là n’existe pas ; seuls, nous le resterons irrémédiablement. Pourtant, c’est une illusion. Nous ne sommes pas seuls et ce terrain existe. À condition toutefois que nous le retrouvions : toute l’affaire est qu’il n’est plus donné de façon évidente, naturelle, immédiate. Entre ces pratiques absurdes et les fumisteries sectaires qui les fondent, il n’y a apparemment plus de place pour le sens. À limiter notre regard à cette apparence, nous sommes définitivement perdus : dans les espaces vides et désolés de la modernité, nous ne pouvons plus choisir qu’entre des pulsions venues du hasard, ou de l’opinion, ou de vieilleries radotées, ou de nulle part. Il n’y a plus, entre le monde et nous, cet espace de négociation profonde où, tout à la fois, s’individualisent et se solidarisent les destinées. Les choix que nous tentons de faire, revenant sur nous comme des boomerangs, soulignent notre solitude. Incapables de fonder ces choix en nous-mêmes, puisque nous ne sommes plus garantis par aucune correspondance avec le monde, nous cherchons fébrilement à les amarrer à ceux des autres ou, ce qui revient au même, à les en distinguer. Dès lors, deux possibilités. Ou bien nous choisissons comme le plus grand nombre, au nom de je ne sais quelle sagesse collective ou ancestrale supposée. Alors nous étouffons, nous souffrons de notre authenticité méprisée. C’est l’angoisse de mélange. Ou bien nous choisissons contre ce plus grand nombre. Alors la solitude nous étreint, alors le regard critique d’autrui nous devient insupportable. Nous projetons sur lui, comme un reproche, le désir terrible que nous avons de sa présence. C’est l’angoisse de séparation. Tant que notre liberté n’a pas retrouvé la relation au monde forte et secrète sans laquelle elle s’assèche, tant qu’elle n’a pas affirmé cette humble mais réelle transcendance sur les choses et les situations qui lui fait retrouver le pays des autres, nous sommes lugubrement renvoyés de l’angoisse de séparation à l’angoisse de mélange et de l’angoisse de mélange à l’angoisse de séparation. Dans l’entreprise, la rapidité de l’alternance est vertigineuse. S’isoler parce qu’on se sent mélangé. Se mélanger parce qu’on se sent isolé. Malheur sur malheur. Il y a gros à parier qu’à Guyancourt, après ces drames, l’angoisse penchera d’abord vers le mélange. Faire corps pour oublier, pour nier, pour expliquer, pour affirmer la bonne santé collective. Jusqu’à ce qu’on en suffoque et qu’on se retrouve seul, encore plus seul.
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Qu’il n’y ait pas de remèdes à la pathologie managériale, qu’il s’agisse d’un système intrinsèquement pervers et qui devrait être traité comme tel, une déclaration du P.-D.G. de Renault, Carlos Ghosn, et un article d’Emmanuel Couvreur, secrétaire adjoint CFDT au comité du groupe le confirment. La confusion et le conformisme régressif de ces deux témoignages attestent la profondeur de ce qui est en jeu à Guyancourt. À moins qu’à l’instar de la Bible on ne décide de les croire inspirées, ces réactions montrent à quel délabrement intellectuel en sont réduits les partenaires sociaux. C’est peu dire que ces gens ne prennent en aucune manière la mesure de ce qui se passe : ils n’y comprennent tout simplement rien. Il leur faut parler ; ils parlent. Ils attrapent des mots qui traînent sur le bureau du DRH, les ajustent au petit bonheur la chance, comptant que la dignité de leurs fonctions, la gravité de la circonstance et la stupeur des salariés les chargeront de profondeur. Il y a quelque chose de létal à considérer ces deux personnages qui, sans même s’en rendre compte, en appellent, pour pleurer les morts et consoler les vivants, à cela même qui a tué les uns et qui tourmente les autres. Il y a quelque chose de funèbre dans le discours d’un président qui fait comme si le management était la victime principale du drame, comme si c’était lui qu’on conduisait au cimetière, lui dont il fallait rappeler les hauts faits. « Le management est une notion fondamentale, déclare Carlos Ghosn, parce qu’elle touche à la première ressource de l’entreprise : les femmes et les hommes. Sans eux, l’entreprise n’a ni avenir, ni succès possible. » Quel rapport avec les événements en cours, cette réitération maniaque ? Quelle consolation pour les travailleurs, ce piétinement lourd de menaces voilées ? Nous sommes au-delà d’Orwell. L’esprit est laminé, dévoré, bouffé par les choses. Défendre son management, voilà la première réaction du président, voilà celle qui lui a été suggérée ! Inimaginable narcissisme ! Ce chapelet de slogans imbéciles, M. le Président ne l’a pas senti, dans ces circonstances, inapproprié ? Décidément, comme déclare Francis Mer dans un livre où se déposent les trésors de la double sédimentation des fonctions gouvernementales et des hautes charges industrielles, « les patrons ne savent plus séduire et motiver leurs collaborateurs. » Séduction et motivation. Il suffisait d’y penser.
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Heureusement le responsable CFDT veille. Quels sont les trois principes fondamentaux « nullement en contradiction avec les ambitions de notre entreprise » qu’il demande poliment à la direction d’avoir la gentillesse de bien vouloir restaurer ? La transparence. La confiance. La reconnaissance. Mais ces fumisteries dont le travailleur le plus ignare rigole, c’est précisément cela, la logique managériale : le gouvernement par les mots, la gouvernance par les Valeurs ! Transparence ? Le management est fondé sur le secret, le mensonge et les castes. Confiance ? Il généralise la compétition et le conflit. Reconnaissance ? Exploitation maximale et cynique, avec bonus pour les affidés. Sur l’île déserte que ce syndicaliste semble habiter en compagnie de son président, les communications avec le monde extérieur sont coupées. « Quant aux jeunes, écrit-il pour conclure, l’entreprise focalise de fortes attentes sur leur déroulement de carrière. Il ne suffit pas de mettre en place un nouveau système d’évaluation individuelle, encore faut-il reconnaître les efforts fournis. » Ainsi, non seulement il ne voit pas quels reproches il pourrait adresser à l’évaluation individuelle, non seulement il ne comprend pas qu’il s’agit d’une prison invisible, mais encore il la souhaite plus performante, c’est-à-dire plus discriminante, c’est-à-dire moins transparente, c’est-à-dire moins confiante, c’est-à-dire reconnaissante seulement à l’égard de ceux en qui la direction peut précisément se reconnaître. Il ne me paraît nullement en contradiction avec les ambitions des travailleurs de penser qu’ils défendraient mieux leur cause sans l’intervention de tels avocats.
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Je commente, je bavarde, je proteste. J’ai pourtant des choses plus sérieuses à dire aux travailleurs. Tout cela est une épreuve de la vie. Je ne parle pas de la vie de l’entreprise, qui est métaphorique et, quoi qu’en pensent les productivistes d’un bord et de l’autre, subalterne. Je ne parle pas seulement de leur vie à eux. Je parle, si j’ose dire, de la vie tout court, telle qu’elle se présente sur notre petite planète à ce moment de l’histoire. Je ne crois pas délirer. Dans les bureaux et les ateliers, il se passe quelque chose de secret et d’immense. Non pas à cause de l’incidence sur le CAC 40 : je m’en fous. Non pas à cause de l’honneur de l’entreprise : les abstractions n’ont pas d’honneur. Non pas à cause de la compétition, de l’énergie virile que doivent y déployer les hommes, et même les femmes : ceux qui chantent cette chanson-là, des planqués de première, chanteraient n’importe quoi d’autre si on les payait davantage. Je ne pense même pas ici au salaire, à la famille, aux enfants : rien ne justifie qu’un être humain s’enfonce dans l’absurde, surtout pas la famille, surtout pas les enfants. Je ne pense pas le moins du monde aux progrès que pourrait faire l’entreprise grâce à la participation des travailleurs : tout ce qui va dans le sens du management sera accepté, tout ce qui va dans un autre sens sera refusé. Je ne pense pas davantage aux triomphales perspectives ouvertes par le camarade de la CFDT : s’il y croyait lui-même, il ne prendrait pas ce ton de commis respectueux.
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Je pense à ce que pensent les travailleurs eux-mêmes s’ils veulent bien, un instant, oublier ce qu’on leur a raconté, ce qu’on continue de leur raconter. S’ils veulent bien ôter de leur tête tout ce qui les empêche de regarder, comme si c’était la première fois, leur bureau, leur atelier, leurs paperasses, toute cette grisaille, toute cette propreté triste, ce vide, et ces machines, et ce téléphone, et cet agenda ; s’ils veulent bien faire comme s’ils sortaient d’un rêve, comme si cet univers professionnel était un paquet qu’ils déballent, comme s’ils se déballaient eux-mêmes avec lui. Comme si on ne leur avait jamais rien dit, jamais, sur le travail, sur le devoir, sur l’entreprise, sur le syndicat, sur rien. Comme s’ils n’avaient pas la moindre idée de ce qu’ils font là. Comme si les slogans des uns et les revendications des autres leur importaient autant que la tournée du facteur aux Nouvelles-Hébrides. Je pense à ce qui se passe en eux s’ils osent se faire comme stupides devant ce qui les entoure. S’ils n’offrent plus de résistance aux sentiments qui passent, roses, gris, sombres, noirs, très noirs, et que, loin de mettre des mots sur eux, ils en dégustent avec autant de cœur le charme, ou le mystère, ou l’horreur.
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Toutes ces choses, devant eux, qui ne sont les choses de personne, qui ne sont des choses pour personne. Et – quand même elles seraient nécessaires – étranges, étrangères, inassimilables. Ces choses qui ne sont pas leurs choses. Tout l’amour, toute la haine dont elles ne sont pas chargées. Et parfois, pourtant, touffe d’herbe sur le ballast, le signe furtif qu’elles ont l’air d’envoyer.
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L’humanité devant le monde qu’elle s’est donné, c’est eux. Ici est comme ailleurs. Tout ce qui est ailleurs est ici. Ce bureau, cet atelier, c’est le centre du monde. Au sens où ils en parlent tous, et Ghosn et Couvreur, ce n’est rien, strictement rien, ça ne mérite pas un regard. Ces gens n’osent pas voir, ces gens n’osent pas rester avec ce qu’ils voient. Il est plus facile d’encombrer les autres de son délire, et même de sa bienveillance et de son humanisme, que de se planter tranquillement devant le monde, de le laisser se décanter en soi, d’être le boa qui le digère et, avec lui, toutes les contradictions qu’on sent en soi, et l’envie de se tirer, et le fait qu’on reste. Plus facile de bavarder que d’accepter de sentir ce qu’on sent, de tout manger du monde tel qu’il est pour le digérer et l’évacuer. En étranglant en soi, au passage, l’idée qu’il est irresponsable, ou orgueilleux, ou égoïste, de penser de cette manière-là et d’aborder le travail sans les préservatifs mentaux aimablement distribués par l’entreprise. Vue sous cet angle, sous ce grand angle, c’est fantastique, une entreprise. Rien de mieux à Venise, rien de mieux à la plage. Le Rialto et les bains de mer, c’est pour penser à l’instant d’ici, quand on essayait de conclure un nouveau pacte avec le monde, à cet instant où, en en tremblant, on s’est enfin senti vraiment indifférent et où les autres, soudain, sont devenus si proches, si proches pour rire.
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Prétendre qu’un atelier ou qu’un bureau puisse devenir ce centre de gravité, n’est-ce pas une manière de célébrer l’entreprise qui devrait être saluée par les grands managers ? Non, ils ne la salueront pas. Ils se fichent bien du centre et de la gravité ! La gravité ? Combien de stocks-options, la gravité ? Et centre de quoi, puisqu’ils ne sont nulle part ? S’il y a un centre dans l’entreprise, ce ne peut être qu’eux ; depuis l’enfance, ça a toujours été eux. À douze ans, quand nous sortions du Lycée Montaigne, j’étais écœuré de voir la racaille bourgeoise de ma classe jeter chaque soir ses bombes à eau sur les journaux du vieux papetier de la rue Bréa. Devenus de grands dirigeants, quelques-uns de ces brillants sujets, enfermés dans le blockhaus de leurs valeurs, gavés de sécurités de tous ordres, ont sans doute passé leur vie et leur ennui à lancer, non plus des bombes à eau, mais des missiles managériaux programmés pour détruire dans les autres confiance et sérénité.
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Laurence Parisot, chef des patrons, reproche aux candidats à la présidentielle leurs piètres ambitions en matière de croissance. 2,5% l’an prochain, pouah ! C’est 3,5 qu’il nous faut, dit-elle, comme nos amis allemands ! Je propose 4, 8, 25, 57, qui dit mieux ? Ainsi pourrons-nous exprimer convenablement notre reconnaissance aux gens qui quittent l’entreprise. C’est arrivé à une amie de Laurence Parisot ces temps-ci, il faut voir comme elle l’a défendue ! La dame, après avoir bien travaillé, avait décidé de s’en aller ; normal qu’on lui en témoigne un peu, de la reconnaissance. Même si elle ne semblait pas à la rue, j’aurais très bien compris qu’on se fendît d’un cadeau. L’idéal aurait été qu’il sortît de la poche des travailleurs. Un canevas bricolé en dehors des trente-cinq heures, peut-être, dont elle aurait décoré son salon. Ou, avec trois sous rajoutés par l’entreprise, un grand gueuleton pour tout le monde ; au dessert, on lui aurait offert un bijou, un beau bijou, elle l’aurait porté en souvenir. Ringard que je suis ! Ce n’est pas ça du tout, la reconnaissance, ce n’est pas pour ça du tout que plaidait la présidente du MEDEF. Une histoire de blé, de blé pour le blé, de blé sans odeur, sans couleur, sans saveur, de blé qui ne fera jamais aucun pain, un chèque de blé qu’on reçoit sans plaisir, et sans doute avec une certaine aigreur. « Formalité accomplie. Stop. Blé engrangé. Stop. Reconnaissance témoignée. Stop. Appartenance au clan confirmée. Stop. Cherchons nouveaux objectifs. » Que d’aveux dans la voix de L. P. ! Sa démonstration est absurde. Elle le sait. Aucune reconnaissance ne vaut cette somme-là. Il se met du ressentiment dans ses intonations. Puis l’embarras de sentir qu’il s’en met. La dureté que produit cet embarras. Du fond de l’affaire, on a tout oublié. Reste un désarroi agressif. Deux pauvres dames, finalement. Ce qui est bien consolant, c’est que, chez ces gens-là, femmes ou hommes, la parité est parfaite. Encore que, diront-elles…
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Oh ! Pas de bûcher, pas de guillotine, pas de vengeance ! Puissent-elles, puissent-ils comprendre un peu, s’ils le peuvent. Ce n’est pas sûr. En tout cas, bonne vie à eux, à elles, bon vrai blé, bon vrai pain ! Voilà de bonnes pensées, n’est-ce pas ? Elles sont sincères. Seulement, pour qu’elles puissent vraiment m’habiter, il y a une condition : je dois expulser de mon esprit la totalité de la vision du monde dont ces gens ont eu le malheur de se faire les serviteurs, aussi sale et aussi bête chez les pauvres que chez les riches, chez les ordinaires que chez les exceptionnels.
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Il va peut-être falloir regarder les choses d’un peu plus près. À cause de ces suicides, bien sûr. À cause des maladies nerveuses et psychosomatiques de toutes sortes dont les médecins du travail s’épuisent vainement à faire la liste. À cause des nuits sans sommeil, des nerfs à vif, de l’angoisse du lendemain. À cause de la paralysie de l’expression, du double langage obligé, des relations de travail pourries. À cause du pessimisme horrible dont toute l’existence est barbouillée. À cause des enfants qui, dans ce climat, apprennent à ne pas vivre ou à tricher. Tout cela, c’est l’urgent, l’immédiat, l’évident. Mais il y a autre chose. Voilà des décennies que les managers proclament que l’entreprise est le nœud de notre vie collective, que les travailleurs y font une expérience centrale. Soit. Mais constater que ce centre, ce nœud, est pourri, n’est-ce pas là une donnée capitale quand nous réfléchissons à notre avenir ? À celui de l’Europe ? À celui de ce que nous appelons l’Occident ? Et que la logique pourrie de ce centre, de ce nœud, tende à s’imposer partout comme le principe même du développement, cela ne comporte-t-il pas de sérieuses conséquences pour le monde ? La première question à régler ne serait-elle pas celle-là ?
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Il y a plus grave que le goût du blé et le désordre accumulatif où Laurence Parisot veut voir la satisfaction d’un délicat besoin de reconnaissance. C’est la tricherie générale, la misérable tricherie générale sur le pourrissement central de la société. J’ai beaucoup de mal à imaginer qu’un homme ou une femme qui a fait des études, qui a réfléchi à son époque et qui, de plus, prétend à une haute fonction, puisse proposer à ses semblables « d’investir dans la ressource humaine. » Laurence Parisot et son assistée de grand luxe ne me font pas passer le goût de rire. « Investir dans la ressource humaine », au contraire, voilà un projet qui me décourage profondément.
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Le langage, bien sûr. Ces mots du lexique managérial nous collent à ce dont il nous faudrait précisément nous dégager. D’emblée, ils imposent un plafond, ils ferment l’horizon. Investir : connotation économique. Ressource humaine : exploitation et rationalisation. Tout ici est échange matériel. L’humain n’est qu’un adjectif, une coloration, une particularité accidentelle de ces échanges matériels. Nous voilà déjà chassés de nous-mêmes. Discours inhumain sur des choses humaines.
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Allons à ces choses. Apparemment, rien d’insurmontable. La « ressource humaine » n’est pas si exigeante. Elle souhaite seulement qu’on cesse de l’abrutir. Elle ne veut pas la peau des entreprises. Elle ne veut pas mener une croisade contre la technique. Elle ne nie pas la nécessité d’un minimum d’organisation. Elle ne refuse pas de comprendre la dimension économique. Elle n’ignore pas que le travail n’est pas toujours un chemin de roses. Elle n’en fait pas un idéal, mais elle ne voit pas comment elle pourrait lui échapper. Et elle ne cherche plus guère le mot révolution que dans le vocabulaire des astronomes. Tout pourrait donc s’arranger raisonnablement. On prendrait le temps de mettre au point un système nouveau, made in France ou made in Europe ou made in Méditerranée, qui concilierait au mieux l’équilibre des travailleurs, l’innovation technique, les exigences économiques, et sur lequel tout le monde pourrait, en gros, s’entendre. On pourrait même prévoir de le réviser de temps en temps, tous les dix ans par exemple. Le bénéfice serait évident pour les travailleurs comme pour les entreprises.
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Oui, il s’en faudrait de bien peu pour que tout change : un petit effort des patrons, des syndicats, des travailleurs eux-mêmes. Pourtant, à moins d’un miracle ou d’un cataclysme, ces gentillesses ne deviendront jamais réalité. Les patrons ne toucheront pas de sitôt à la logique managériale. Non que les désastres qu’elle provoque ne les attristent pas ! Je n’imagine pas un instant que les dirigeants de Renault n’aient pas été meurtris par ce qui s’est passé à Guyancourt : mais la pharmacopée envisagée n’effleure même pas le problème posé. Quelques jours après le drame, ils précisaient leurs intentions. Ils voulaient, apprenait-on, renforcer le management des équipes, améliorer les conditions de vie dans l’entreprise, mieux planifier la charge de travail, optimiser la gestion des compétences. Qui ne sent l’inadéquation de ces éructations technocratiques avec ce qui se déchire et se dévoile jour après jour ? Les patrons ne feront pas mieux. Je ne crois pas qu’ils le veuillent. Je ne crois pas qu’ils puissent le vouloir. Cette remise en cause écrasante dépasse leurs moyens. Tout le monde n’est pas Copernic. Les syndicats non plus, s’ils le voulaient, ne le pourraient pas. Je pense même, me rappelant d’innombrables conversations, qu’ils ne voient même pas de quoi il pourrait s’agir ; ou que, s’ils l’imaginent vaguement, cela leur paraît si éloigné des réalités courantes, si insolemment étranger à leurs neurones, à leurs fiches, à leurs stratégies qu’ils ne peuvent évoquer sans méfiance cette suspecte bizarrerie. Pour faire bonne mesure, ce que ni les patrons ni les syndicats ne peuvent concevoir, les travailleurs ne peuvent pas davantage se le représenter. Justification honteuse de ce qui les abrutit, dénégation, redoublement de servilité, fuite dans la rêverie, fabrication d’une « personnalité rapportée », valorisation effrénée des avantages secondaires, sens du martyre, opposition verbale ou symbolique : telles sont les défenses qu’ils puisent et continueront de puiser, selon les jours, les humeurs et les besoins, dans la caisse à outils mentaux dont, pour survivre, tout salarié est nécessairement équipé.
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L’idéologie managériale, tout le monde l’a avalée. Je n’ai cessé de me demander pourquoi. Si j’ai au moins une hypothèse, c’est à mon statut de formateur que je la dois. Travaillant cinq ou dix ans dans la même entreprise, je n’aurais rien vu. La formation m’a donné la chance d’observer et de sentir une multiplicité kaléidoscopique de situations. De leur diversité, quelque chose s’est peu à peu dégagé. Un pressentiment d’abord, sur quoi je ne pouvais mettre un nom. Qui était en connivence avec une expérience familière, ancienne, simple, intime. Et aussi, de plus en plus souvent, au-delà des considérations sur la compétition économique et l’organisation de l’entreprise dont ils croyaient devoir m’abreuver, avec l’expérience de mes stagiaires, hommes ou femmes, jeunes ou vieux, grands cadres ou petits employés. Plus qu’à leurs discours récités et à leurs opinions copiées, je m’intéressais à l’envers d’eux-mêmes, aux blagues du repas, aux fous rires, à des gestes, à des regards, à des inquiétudes subites, aux maigres informations qu’ils lâchaient sur leur vie familiale. À leurs formidables contradictions aussi, qui souvent m’indignaient. Comment des gens qui, autour d’un verre, savaient démonter impeccablement les ressorts de l’horloge managériale, pouvaient-ils, à peine revenus dans l’entreprise, se faire si naïfs et si dociles ?
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Ils se moquaient des managers, de leurs mots prétentieux, de leurs objectifs tordus ; mais le management, sur eux, ça marchait. Interrogés là-dessus, ils s’engageaient dans des explications confuses. Étaient-ils déjà sous influence ? Drogués ? Lâches à ce point ? Incohérents ? Rien de tout cela. Ils n’avaient jamais rien connu d’autre que le management, voilà tout. Même quand ils ignoraient tout de lui, même avant qu’il n’ait un nom, même avant qu’il n’existe. Ils étaient des managés de naissance.
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Des miettes de souvenirs s’assemblaient. Des repas de famille en province. Les soirées chez les parents de mes copains de Montrouge, quand c’était leur tour d’inviter la bande. Des bouts de conversations chez les commerçants. La dame du quatrième, Mme Provensal, avec son accent du sud-ouest et ses lunettes, qui m’arrêtait dans l’escalier et s’exclamait. Je faisais du latin ? Non ? La bonne situation que ça allait me faire ! Qu’elle était transparente, l’âme de ces gens ! Les mots, les choses. Libérés par les mots, asservis par les choses. Leur fête, c’était de lâcher des mots et de faire semblant d’oublier que les choses allaient vite les récupérer. Je n’ai jamais pu me moquer d’eux. J’ai essayé mille fois de ne plus les aimer, je n’y suis jamais parvenu. La cérémonie de la politesse, je ne l’ai jamais manquée. Pour reprendre le beau mot de Frédéric Soulié dans Les Mémoires du diable, ces rencontres-là me laissaient poigné. Des gens menés par les choses, avec des mots pour faire semblant et une si grande gentillesse ! Les bourgeois, quand j’ai appris à les connaître, ne m’ont pas semblé si différents, même si les mots, chez eux, ont plus de tenue et moins de naturel, moins de fraîcheur. Une âme bourgeoise, c’est une âme qui n’oublie jamais que les choses gagnent toujours, et qui y prend plaisir. On en trouve partout.
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Les mots inutiles et la tyrannie des choses, qu’est-ce d’autre, le management ? La résignation tempérée par la représentation de soi-même, mais c’est là-dedans qu’ils ont été élevés par leurs chers parents, les salariés ! Le rôle reçu d’autrui, la vanité et le désarroi qui s’y attachent. L’idée que, quelque couleuvre qu’on avale, on reste un privilégié. Le petit confort comme éthique. Les relations comme échange d’images. La constante exhibition des apparences pour oublier ce que serait l’arrivée de la réalité. En quoi la gymnastique qu’on leur impose pourrait-elle étonner les travailleurs ? Elle leur est native. Leur a-t-on jamais dit que les mots ou les pensées devaient jouer le moindre rôle dans les choix décisifs de l’existence ? Exterritorialité. La chose économique et professionnelle – c’est-à-dire la chose réussite, c’est-à-dire, pourvu qu’on pousse encore un peu, la chose morale, c’est-à-dire la chose dignité – est devenue une valeur, la première, la seule valeur, objective et mesurable. Et la politique, la culture, la religion ? Déguisées en soubrettes de comédie. Saint-Paul et Marx s’arrêtent à la gestion du portefeuille. La différence est nulle, quand il s’agit de l’avenir des enfants, entre des familles chrétiennes, athées, de gauche, de droite. Papa et Maman chantent la pauvreté évangélique ? Papa et Maman mitonnent les lendemains qui chantent ? Papa et Maman font du fric ? Papa et Maman ont des prétentions culturelles ? Détails ! Les rejetons se retrouvent à l’école de commerce et apprennent le marketing. Dans la pâte lisse de notre société, la réussite sociale est un grumeau que personne n’entreprend même plus de dissoudre, d’examiner, de critiquer. On le bénit si on en profite. On le maudit si on n’en profite pas. Dans tous les cas, on le vénère, et toute la question – question de civilisation totalement hors de portée de nos actes et à peine accessible à nos pensées – est là. L’Occident n’a pas dissous son grumeau. Et ce grumeau, désormais, lui reste dans la gorge. Il a beau essayer de danser, l’Occident, et de produire, et d’inventer, et de faire le libre, le libéré, le libérant : rouge, il devient, violet. Pas rouge comme le parti ni violet comme les évêques : rouge et violet comme un goinfre qui s’étouffe.
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Ce qui a changé est plus quantitatif que qualitatif, à cela près qu’une accumulation de quantité peut produire un changement de qualité. Pas beaucoup plus de matérialisme agressif dans une réunion de managers que dans les rêves d’un gentil petit ménage des années 60. Voir Les Choses, de Perec. Mais la direction politique qu’a prise le monde, le fabuleux concubinage de l’économie et de la technique, les montages culturels, éducatifs, moraux qu’on en a habilement déduits, ont conféré une dimension universelle à ce qui ne semblait pas naguère tirer à conséquence. Le petit grumeau indépendant de modernité, tout guilleret, tout circonstanciel, tout esthétique, est devenu une monstrueuse machine totalitaire servie par des sbires affolés et capables de férocité.
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Pas la faute de la technique, pas la faute de l’économie si on les a abandonnées à cette prolifération cancéreuse. Mais peu de solutions. Proclamer les vertus du système, raconter que la croissance et le management rendent heureux, seuls s’y risquent ceux qui y trouvent un bénéfice immédiat ; encore n’assurent-ils plus qu’un service minimum. Faire semblant de négocier avec le grumeau, avec le cancer ? Le moraliser ? Lui faire la leçon, le coachonner ? Investir dans la ressource humaine ? Je le dis comme je le pense : c’est pire que la drogue, que la débauche, que n’importe quoi. Restent les causes à défendre, les innombrables causes ! Reste à se faire l’infirmier, gentil et sévère, du reste du monde ! Mais dès qu’elle n’est plus secrète, gratuite, imprévue, aérienne, ma gentillesse, dès que mon émotion argumente, dès que ma bonté part en guerre, je sais bien ce que je fais : je manage mes passions, j’achète le droit de m’oublier moi-même, je parle fort pour ne pas m’entendre, mes obligés sont mes faire-valoir. Qui, heureusement, s’en tapent !
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Ce n’est pas de trop de travail, ce n’est même pas de trop de management qu’on meurt à Guyancourt ou ailleurs. On meurt de pas assez d’aveux à soi-même, on meurt de pas assez de simplicité avec les autres. On meurt de ne pas accepter de reconnaître en quelle complicité l’on s’est mis avec ce qui tue. On meurt de ne pas oser se raconter sa longue histoire. On meurt de ne pas oser se dire que, si plate et triste qu’on la trouve, un poète y trouverait à chanter ; le management, lui, si cher qu’il paye, n’inspirera jamais que des quatrains de merde. On meurt de ne pas oser se dire qu’il est souvent dangereux d’essayer de s’évader, mais qu’il est toujours mortel de ne pas essayer.
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Pour le reste, que savons-nous ? Là où croît le danger, ce qui sauve pourra-t-il vraiment croître ? Quelque cataclysme imprévisible viendra-t-il clore le chapitre ? En ouvrir un autre ? Finirons-nous par nous habituer à résister ? Une guerre de mille ans contre son propre délire attend-elle l’humanité ? Questions légitimes, sans doute, à condition qu’elles ne nous écartent pas de l’essentiel. Le malheur où nous sommes pris ne se combat pas par des mots, des proclamations, des colères, des n’importe quoi. C’est en chacun de nous que le monde occidental s’est divisé et continue à se déchirer. Rien de vrai qui ne soit d’abord question à nous-mêmes. La « bataille d’hommes » de Rimbaud, le « grand djihad » pour et contre soi-même, l’immense simplicité de désirer. Surtout pas de performances intellectuelles, prophétiques, morales, stratégiques ! Pas de fixation sacrificielle sur une cause, c’est-à-dire sur soi-même ! Tout est trop grave pour être dramatique. S’écarter, s’écarter gracieusement, comme on peut, autant qu’on peut. S’écarter par une pensée. S’écarter par une parole. S’écarter par un acte. S’écarter par une omission. Ne pas couvrir la musique. Confidences à quelques-uns, aveux de cœur. L’attention, la sainte et ignorante attention. Être présent, mais à la limite de l’absence. Être absent, mais toujours sur le point de venir. Sous les pétrifications de Guyancourt, sous ces glaces accumulées par la méchante sottise du temps, il y a du feu, de l’eau, de la vie. Une seule goutte, un seul éclair, un seul rayon qu’on laisse filtrer en soi ; un seul mot, un seul geste, un seul sourire, une seule larme qui en porte la trace : ce monde est déjà mort, le monde est déjà né.

(23 mars 2007)