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Enchantement vital

LE MARCHÉ XXI

Jean Sulivan. Il donnait ses rendez-vous au Champ-de-Mars, on marchait et on parlait. Il disait que, pour pouvoir dire « bonjour », il fallait toujours commencer par dire « au revoir ». Il conseillait aussi de vivre comme on conduit la nuit, sans prétendre éclairer la route plus loin que ne le font les phares : quelques semaines, quelques mois devant soi, c’est assez. Parfois, avec un vague mot d’excuse, il vous plantait là et continuait tout seul.
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« La vie, la santé, l’amour sont précaires, pourquoi le travail échapperait-il à cette loi ? » remarque la nouvelle présidente du Medef. Elle nous fournit là la matière d’un quiz d’une clarté inespérée. Si vous pensez, ne serait-ce qu’une seconde, qu’il y a le moindre rapport entre ce propos et celui de Sulivan, reprenez-vous tout de suite et hurlez au secours : vous avez déjà dans la gueule la vase de la modernité. Vous êtes entièrement à refaire.
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Déprimé, tout le monde peut l’être. Pourvu qu’on ait au fond de soi, même défraîchi, même froissé, quelque chose qui ait pu passer à ses propres yeux pour un sentiment religieux, il suffit de prendre l’Itinéraire spirituel de Sulivan. C’est plus efficace qu’un anxiolytique et ça ne creuse pas le trou de la Sécu. L’ennui, c’est qu’il peut y voir accoutumance. Quelques miettes : « Sept siècles avant Jung, saint Bonaventure a écrit que l’espérance s’enracinait dans l’agressivité. » Ou encore : « Peut-être ne devient-on réellement adulte que lorsque l’on a compris que tout est enchantement vital, comme dit John Cowper Powys, c’est-à-dire illusion. Impossible de s’arrêter dans un lieu, pas plus que de faire une demeure définitive de mots. La vie spirituelle est un dégrisement incessant pour une plus grande joie. Le Sens, Dieu, qu’est-ce que c’est sinon ce mouvement en nous qui traverse nos désirs, le presque rien qui nous fait vivre et nous tue ? »
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Perles pêchées par Sulivan. De Malebranche : « Porter assez de mouvement en soi pour aller plus loin. » De Mallarmé : « La mort est un peu profond ruisseau calomnié. » Et de Chestov, cette merveille : « La pensée est fille de la peur. »
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Il s’étonne : « Je n’aime pas les gens qui aiment Jésus, le disent. Et me voici à écrire de lui. » Sartre, raconte Simone de Beauvoir, n’avait rien contre les animaux mais détestait ceux qui prétendaient les aimer. Et le Castor d’expliquer à voix basse qu’il n’avait pas davantage d’amitié pour les belles âmes qui clament à tous les vents leur passion pour l’humanité. L’amour, quel que soit son objet, c’est toujours en live. Pub impossible.
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La route, métaphore de la vie moderne. On se protège des sales brutes, on se méfie des gendarmes. De moins en moins de chemins tranquilles, jamais plus de vagabondage. Pareil partout.
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Le président de l’Olympique Lyonnais n’est pas content des dirigeants de Chelsea avec lesquels il négocie. « Ils nous prennent pour des franchouillards, avec le béret et la baguette de pain. » Un sujet pour le prochain bachot : « Dites en quoi ce propos est vulgaire. »
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En fait de baguettes, plus rien à la boulangerie ce matin. Un type qui voit ma mine déconfite enfonce le clou avec une exaltation digne de l’Apocalypse. « Rien non plus à l’autre boulangerie, Monsieur ! Et rien non plus à la pâtisserie ! » L’esclave, dit Deleuze, se sent bien quand tout va mal.
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Quelle merveille de déménager ! Je retrouve mon diplôme d’études supérieures sur Romain Rolland ! Qui, soudain, me pose une question refoulée depuis toujours. Charles Dédeyan, mon professeur de la Sorbonne, voulait qu’il soit publié et m’avait envoyé aux éditions Minard. Accord de l’éditeur. J’ai vingt-et-un ans. Et je disparais, je ne réponds plus à ses lettres, je me rends odieux. Sûrement pas par modestie, j’étais vaniteux comme un paon ! J’entrevois des raisons ; aucune n’explique vraiment. Je rêvais pourtant de gloire littéraire. Alors, pourquoi, pourquoi donc ? Vraiment je ne comprends pas, je ne comprendrai jamais. Mais, bizarrement, ce que je ne comprends pas me comprend un peu.
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Les vignerons du Beaujolais sont en colère. Leur affiche représente un verre retourné sur une table, avec cette légende : « L’interdit est-il notre seul avenir ? » Un peu emphatique, mais leur angoisse est touchante, profonde. « Ils répriment le terroir », dit l’un d’eux.
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Pierre Mari me lit un texte de Baudrillard, qui cite Borges. « Le nazisme, écrit Borges, souffre d’irréalité comme les Enfers d’Origène. Il est inhabitable. Les hommes ne peuvent que mourir pour lui, mentir ou tuer pour lui. Personne, dans la solitude centrale de son moi, ne peut souhaiter qu’il triomphe. Hitler veut être battu. D’une manière aveugle, il collabore avec les inévitables armées qui l’anéantiront. » Et Baudrillard de commenter : « Ceci s’applique mot pour mot à la civilisation mondiale, confortable et impériale. Dans la solitude centrale de ceux mêmes qui en profitent, elle est invivable. Et tous sont strictement acquis à ce qui la détruira. » Baudrillard a raison. Je veux lui apporter là-dessus mon témoignage. Je n’ai jamais rien fait d’autre dans les entreprises que de prendre, au vu et au su de tout le monde, le contre-pied des logiques en place. J’ai eu naturellement à affronter une assez jolie série de bagarres. Pourtant, si la porte ne me fut jamais largement ouverte, elle ne m’a jamais été non plus complètement fermée. Je ne m’opposais ni par sadisme ni par provocation. Je disais ce que je pensais, voilà tout, n’ayant jamais su faire autrement, et je le disais avec d’autant plus de vigueur que je sentais l’intérêt des stagiaires. J’essayais d’éviter, autant que possible, les éclats inutiles mais je n’y réussissais pas toujours et il m’arrivait de franchir, sans déplaisir, la limite de l’acceptable. Je tenais alors, devant des cadres « de haut niveau », des propos qui, rapportés à la direction de l’entreprise, m’auraient valu des ennuis. Je quittais certaines séances fort perplexe : fier de moi, au fond, un peu inquiet quand même. Mais personne ne rapportait jamais. Personne n’a jamais saisi l’occasion d’un de mes déboulés pour me mettre en difficulté. Je n’avais pourtant pas que des amis dans ces séances, bien des gens voulaient ma peau. Pourquoi donc ce silence ? Parce qu’ils n’osaient pas ? Ils n’étaient pas si nuls ! Parce qu’ils étaient tolérants ? Ils n’étaient pas si généreux ! Baudrillard et Borges ont raison : ils se taisaient parce qu’ils étaient, au fond d’eux-mêmes, mes complices. Le secret du monde moderne est là : ceux qui le bâtissent et le dirigent le haïssent et se haïssent de le bâtir et de le diriger. Ils le construisent contre les autres parce qu’ils le construisent contre eux-mêmes. Ils n’ont pas honte d’en tirer profit : ils en tirent profit pour avoir honte. C’est pourquoi les protestations humanitaires, les indignations vertueuses, les interpellations moralisantes ne sont pas seulement inutiles : elles sont perverses. C’est du petit bois pour la haine de soi. Mais alors ? Alors, deux solutions. Ou bien vous parvenez à atteindre dans un champion de la modernité le cœur même de sa contradiction, c’est-à-dire, en quelque sorte, la salle des coffres symbolique de son esprit : cette effraction ne résout rien, mais elle a le mérite de dénuder le vrai problème et de disqualifier une fois pour toutes, aux yeux de votre interlocuteur et aux vôtres, les alibis foireux et les apitoiements baveux. En cela, elle est très utile. Elle suppose, il est vrai, une capacité d’amitié et d’indifférence dont tout le monde ne dispose pas tous les jours. Ou bien, calmement, tranquillement, vous laissez tomber, c’est-à-dire que vous mettez toute votre patience, toute votre intelligence, tout votre cœur à vous fabriquer une existence qui s’écarte autant qu’il est possible de la fumisterie mondialisée. Vous vivez alors comme en transit, parmi de nobles déceptions amoureuses et des amitiés sauvages. Vous êtes triste, un peu, mais vous vous décongelez, vos rêves sortent prudemment de prison.
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Zidane est revenu. « Que pouvait-on nous apprendre de mieux ? », s’exclame, à la radio, un supporter en lévitation. Il a raison. Rien.
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L’humilité et l’humanité, c’est de toujours commencer. Un bilan, c’est un singe qui compte ses puces.
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Il doit arriver d’Irak. Hybride d’actualités ringardes et de bandes dessinées, il n’a pas eu le temps de se défaire de son casque lourd, de ce fusil qu’il tient comme un cierge et qui ressemble à un jouet du BHV, de sa veste à piéger les balles. « Besoin de tout ça à La Nouvelle-Orléans ? » « On ne sait pas ce qui nous attend ici », répond-il. Facile pour un prédicateur de tonner en chaire. Dix minutes pour s’énerver, puis il finit sa messe, serre quelques mains et s’en va déjeuner. J’ai failli me montrer injuste envers ce pauvre garçon. À sa place, je n’aurais pas peur ? Les pillards professionnels d’un côté, ceux que la faim, la soif, la détresse transforment en pillards occasionnels, de l’autre ! Et tout le monde est armé dans ce foutu pays ! Pas un dollar à parier qu’il ne se trouvera pas un type à bout de force, à bout de nerfs… Il ne sait pas ce qui l’attend et il a peur. Ok.
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Mais l’écart, l’écart terrible, l’écart obscène ! Ces malheureux, d’un côté, ces guerriers de l’autre. Brutes ! Rien à voir avec ça. Antiaméricanisme primaire ? Pas d’injures, je vous prie. Mon antiaméricanisme n’est pas primaire. Il est primaire, secondaire, tertiaire et quaternaire. C’est la seule manière que j’aie trouvée de ne pas haïr les Américains, de leur laisser une chance, de leur tendre une main prudente et comme conditionnelle. Dans le bordel de La Nouvelle-Orléans, je ne me sentirais pas plus fier que ce pauvre troufion. Bien sûr qu’il ne sait pas ce qui l’attend, le bougre ! Mais, quand toute l’Amérique de l’Ahuri pétrolifère pète de trouille sur ses dollars et, parce qu’elle ne sait pas ce qui l’attend, invente ses simiesques attaques préventives qui, si j’ai bien lu, pourraient être bientôt – prudence oblige – nucléaires, alors c’est plus que du dégoût : un doute horrible sur notre commune humanité. Tocqueville ou pas, seuls des lèche-cul peuvent approuver ça ! Pas des lèche-cul ordinaires, naturellement ! Des lèche-cul supérieurs, des omnilèches interculturels. Qui se préparent déjà à changer de cul d’ici vingt ou trente ans. Hé ! hé ! la Chine ! Pour mieux lécher, ils apprennent la langue !
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Cette Amérique qui ne sait pas ce qui l’attend, vraiment je n’ai pas de parti pris contre elle. Mais, bien avant que je n’entende parler de Tocqueville, bien avant tous les 11 septembre imaginables, c’est contre ce qui l’abrutit qu’il m’a fallu lutter pour tenter d’exister : contre le sale esprit de précaution, contre la haine de soi et des autres qu’engendrent l’avarice de l’esprit, la lucidité défensive, les sectes et les clans, la béatification de la trouille. Je ne hais personne, même pas ce niais d’Ahuri. Mais, quand tout ce qu’il m’a fallu si douloureusement extirper du microcosme de mon existence revient avec cette puissance dans le macrocosme du monde, c’est à hurler ! Car, de source très certaine, je sais que le malheur est là.
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Piqûre de rappel. Ne jamais oublier de dire avec Bonaventure : « L’espérance s’enracine dans l’agressivité. »
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« Quand j’ai découvert Brahms, dit Hélène Grimaud, la pianiste amie des loups, j’ai compris que c’était le monde d’où je venais et le monde que je devais creuser. » Oui. Tout à coup, un immense présent, un « déjà/pas encore » furtif et irrésistible. C’était là et ça vient. L’impalpable, avec un rythme sexuel. Les artistes et les créateurs aiment le sauvage et les loups. Les loups, dites-vous ? Savez-vous ce qui vous attend avec les loups ?
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Si j’en ai la force, un jour, j’aimerais parler des grands-pères. Père, ça marche surtout selon la nature. Grand-père, c’est déjà de la culture. Donc, ne pas faire semblant, ne pas inventer du touchant, ne pas jouer à l’expert en existence. L’ignoble papy des caramels à la télé, dont le petit-fils est un être exceptionnel parce qu’il bouffe les mêmes bonbons que lui, qu’il se la foute où il veut, sa confiserie ! La tentation des grands-pères, c’est de mimer le naturel, de jouer aux fabricants de nostalgie. C’est gentil, parfois ; mais c’est faux. Ne pas faire croire aux enfants que, parce qu’on est vieux, on vit dans les souvenirs et les émotions plaisantes. Les petits-enfants méritent mieux qu’un jeu de rôles, il ne faut pas les nourrir de précuit. Le grand-père qui admire et bénit est un gamin inquiet qui veut être admiré et béni. Il retient plus qu’il ne libère. Rien du tout ! Mon petit gars, ma petite fille, on parle en mortels tous les deux ; j’ai de l’avance, si on peut dire, mais on est pareils.
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J’ai bien dû voir cinq ou six fois mon grand-père italien. Vers mes treize ans, un rassemblement familial me fit passer deux jours à la montagne avec lui. Le soir, en riant très fort, il m’annonça qu’il viendrait me réveiller à quatre heures pour aller aux champignons. Je n’en crus pas un mot. À l’heure dite, il tambourinait à ma porte. Nous partîmes dans la nuit. J’étais avec un étranger qui m’était vite devenu familier, qui marchait sans s’occuper de moi. Il nous fallut plusieurs heures pour trouver un champignon, un gros, que mon grand-père plaça dans un sac qu’il me confia. En descendant, je fis tournoyer le sac et le champignon s’écrasa. Je ne suis pas sûr que cette maladresse l’ait vraiment amusé. Dans la descente, je le voyais peiner. Je me souviens de très hautes herbes, d’un vieux monsieur qui cachait sa souffrance. Un signe discret et propice.
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La Galerie du Lys, une boutique d’antiquités, ou de brocante, dans la campagne française. Tout est dit. Un royaliste, un vrai, un dur, un légitimiste, quoi ! Pas un de ces dialecticiens d’orléanistes ! Un comme on les aime : une encyclopédie généalogique, le Tout en Un de la particule ! Et ça tranche, et ça tranche ! Les gens au pouvoir ? Douze balles ! L’opposition ? Douze balles ! Le socialisme ? Douze balles ! Le libéralisme ? Douze balles. « Et que pensez-vous d’Untel ? » « Une crapule, Monsieur, une crapule et un imbécile ! » De la fraîcheur amère, de la fraîcheur en danger mais, quand même, dans ces braillements désespérés, quelque chose qui voudrait ne pas mourir.
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Cette jeune femme se rend à l’ANPE où on lui parle d’un poste d’assistante de communication. Elle n’a pas les moyens de se montrer difficile. Voyons cela, donc. De quelle entreprise il s’agit, de quels interlocuteurs, elle ne le saura pas. Il convient d’abord qu’elle fasse une lettre de motivation. De motivation pour quoi ? Pour le poste. Dites en quoi, dans l’essence éternelle de votre être, devenir assistante de communication vous paraît désirable. Curieux que si peu de gens se révoltent.
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Train de banlieue. La casquette à l’envers, les espérances aussi, il râle sec : « Je pensais pourtant avoir réussi ma culture gé ! »
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Musée-Jardin Bourdelle, en Seine-et-Marne. Cette sculpture est trop académique pour m’émouvoir vraiment mais l’endroit est beau. Je serais parti assez content s’il n’y avait pas eu la vidéo. Le maire y explique que Bourdelle est bénéfique aux commerçants de la commune ; le président du Conseil général fait de la réclame pour les réalisations de son département. Qu’importe l’ivresse pourvu qu’on voie le flacon !
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Je parcours le livre de Frédéric Mitterrand, Une mauvaise vie. Sympathie immédiate. Un homme et le fardeau de son âme, la seule chose qui compte sur cette terre. Prise sous cet angle, toute expérience, même la plus glauque, vous allège et vous fait fraternel. Propagandistes de la chasteté conjugale, apôtres de la lubricité galopante, conquérants des terres homosexuelles, si vous saviez, honorables flacons, comme vous sortez de la même fabrique, et comme elle m’ennuie ! Ne me parlez ni de vos choix ni de vos camps, le catalogue en est mince et monotone, j’en ai lu toutes les pages. Qui que tu sois, parle-moi de ton cœur, dis-moi l’élan et la déception, la ferveur et la fureur, dis-moi, dis-moi ce que tu ne peux pas me dire, dis-moi ce que tu ne sais pas. Ton secret commence là où il n’y a plus de secrets, comprends-tu, là où il n’y a plus rien à taire ni à éventer, là où tu es seul, seul, seul, là où nous sommes tous, tous, tous…
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J’ai dit ferveur. Tout gosse, j’ai appris à sentir chez André Gide. Je ne me suis jamais débarrassé du parfum des Nourritures terrestres, je ne l’ai jamais pu, ni voulu. L’air n’en est peut-être pas très sain, mais je lui dois d’avoir respiré.
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« À cet endroit, en ce moment, l’humanité c’est nous, que ça nous plaise ou non. » C’est dans En attendant Godot, de Beckett. Seuls les grands cinglés et les grandes entreprises s’imaginent pouvoir changer d’identité. La nôtre, c’est ça et rien d’autre : l’humanité. Bien sûr, à un autre niveau de langage, selon un autre régime de pensée, nous pouvons nous considérer comme les représentants d’une équipe, d’un parti, d’un club, d’une firme, d’une cause. Mais la règle du jeu est simple. Dès que ces intérêts particuliers s’opposent à ceux de l’humanité, nous devenons instantanément, si nous ne trahissons pas sur-le-champ notre équipe, notre parti, notre club, notre firme, notre cause, des imbéciles et des voyous ; les consolations matérielles ou morales que nous prodigueront, pour prix de notre « fidélité », ces supposées « familles » nous rendront plus stupides encore et plus malfaisants.
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Lu Xun : « John Stuart Mill a dit que la dictature rendait les hommes cyniques. Il ne se doutait pas qu’il y aurait des républiques pour les rendre muets. »
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On peut parfaitement vivre dans une société finissante. Le tout est de ne pas finir avec elle.
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Un très intéressant article pourfend l’illusion de l’Andalousie. Pour la compréhension et la paix entre les religions, il paraît qu’il faudra repasser. À mes yeux, l’Andalousie sort plutôt grandie de l’épreuve. Une légende, c’est ce qui doit être lu, ce qui est à lire. Il y a légende lorsque la réalité d’une situation n’est pas donnée par l’examen objectif des faits, quand, bien au-delà du constatable, il se fabrique du sens, il se tisse du rêve, il se trame du complexe. Cette dimension ne peut être perçue par un esprit que mutile un souci exclusif d’information, ou une vision chosiste de l’Histoire. Ce n’est pas le mythe de l’Andalousie que cet article cloue au pilori, c’est la logique du signe. En réalité, il s’agit moins de savoir si musulmans, juifs, chrétiens se comportaient constamment comme des frères réconciliés que de s’interroger sur ce que leur coexistence, même difficile, a bien pu produire d’étonnant pour porter de tels fruits. Aucune légende de l’Irak bushien, ni de Garges-lès-Gonesse ne sera jamais à démystifier. Les grands moments de l’Histoire ne se comprennent jamais que par adhésion intime au mystère qu’ils révèlent, et qu’ils trahissent. En va-t-il autrement d’un couple ? Le hasard d’un petit séjour à l’hôpital me fit partager la chambre d’un artisan de Saint-Arnoult-en-Yvelines qui avait travaillé dans le Moulin d’Aragon et d’Elsa. Il me confiait que ça chauffait très fort quelquefois, entre eux. Des gens comme tout le monde, en un sens ! « Mais, quand même, concluait-il, M. et Mme Aragon, c’est quelque chose ! » Le quelque chose de l’Andalousie ou du Moulin se reconnaît à ce que nous le fabriquons en même temps qu’il nous fabrique. Nous voici revenus à l’enchantement vital de Sulivan. Dans tout démystificateur, je vois un enfant qui ne sait pas encore tout à fait vivre.

(15 septembre 2005)

 

 

 

Un peu de recul

LE MARCHÉ XX

Plus de télé. Le 29 mai, nous nous sommes invités chez Michel Thompson pour suivre les résultats. Bien avant 22 heures, des coups de fil venus d’un peu partout tuent le suspense. Reste le score. 54 ? Vraiment bien ! Nous attendons poliment quelques minutes. Pas passionnant. Un peu de bois jeté dans la cheminée et nous tournons le dos à tout ce beau monde. « Je commence une peinture, dit Michel. Une tache de couleur. Je ne sais pas ce que je vais faire. Je ne veux rien. Je ne peux en parler ni après ni avant. Une force en moi, peut-être Dieu, me pousse à peindre. Il y a de longues périodes de sécheresse. » « Le don, dit-il encore, c’est l’amour qu’on porte à ce qu’on fait. » Villepin annonce les résultats officiels. Un silence, puis Michel : « Très jeune, j’ai compris que je ne voulais pas travailler. »
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J’ai choisi de voter non et de dire pourquoi. Si c’était à refaire, je le referais. Il y aura d’ailleurs d’autres occasions. Pour l’instant, un peu de recul. D’une part, parce que la situation est d’une confusion totale et que je me moque comme d’une guigne de ces appétits de pouvoir déchaînés ; d’autre part, et surtout, parce que les commentaires et les commentaires des commentaires m’étouffent, me paralysent, installent en moi un labyrinthe de non-sens qui me fait vaguement honte. Je ne veux pas non plus que ce Marché me donne des habitudes. Je ne suis pas un fournisseur. Les lecteurs ne sont ni des clients ni des compagnons de clan. Une solitude s’adresse à d’autres solitudes, comme elle peut, quand elle peut.
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En 1940, j’étais avec ma mère dans une maison de l’Orne où des amis nous avaient accueillis. Elle disait partout que nous étions en exode ; je trouvais cette situation fort distinguée. Il y avait là un vieux monsieur très gentil, avec une grosse voix et un gros nez. Il avait un jour emmené sa femme à une représentation de Badine, comme disent les comédiens. Depuis, il l’appelait Dame Pluche. Un matin, je me promenais avec lui. Mon petit vélo et moi tombâmes dans le fossé. Je lus une telle désolation dans les yeux de Monsieur Pluche, penché sur le désastre, que, malgré les ronces et les orties, je voulus faire le brave. « Rien de neuf ! », lui criai-je. Des années après, il en riait encore. « Sacré Rien de neuf, disait-il en s’essuyant les yeux, sacré Rien de neuf ! »
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Quand mon petit vélo tombera définitivement dans le fossé, peut-être penserai-je quelque chose comme ça : rien de neuf. Jean Mambrino le dit :
Ne demeure
que ce qui change.
C’est dans Le mot de passe, un recueil de quatre cents distiques publié en 1983 aux éditions Granit. Puisque j’ai ouvert le livre, j’en laisse s’échapper quelques-uns.
Rien de ce que tu as rêvé.
Tout ce que tu as rêvé.
et encore :
Les souvenirs
sont du passé qui espère.
et encore :
Si tu nommes trop haut les choses
elles se retirent.
et encore :
Écoute le ciel te dire :
– je ne suis pas le ciel.
et encore :
Regarde ton rêve
avec les yeux du rêve.
et enfin :
Une barque se détache seule de la rive,
et s’en va.
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Les aventuriers savent que rien ne change, pas les rêveurs immobiles. Heureux qui comme Ulysse… Je voudrais supplier la dame américaine qui consacrera peut-être, dans une quarantaine d’années, une savante étude au non français du 29 juin de ne pas attacher trop d’importance à ce qu’elle aura trouvé dans les journaux, les tracts, les déclarations politiques. Je dis cela parce que, par une curieuse coïncidence, tandis que j’en étais à me demander si j’avais encore quelque chose à dire sur le référendum, une amie m’a fait découvrir le Mai 68 et ses vies ultérieures de Kristin Ross. Que de surprises dans cette lecture ! Je suis stupéfait qu’il soit nécessaire d’expliquer en long et en large que Mai 68 n’a pas été une « grande réforme culturelle, un rendez-vous avec la modernité, la naissance d’un nouvel individualisme », mais une contestation radicale où se mêlaient les spéculations des étudiants, les revendications ouvrières, les souvenirs des guerres coloniales, les luttes tiers-mondistes. Le temps aura donc passé si vite ? Hélas !
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En lisant Kristin Ross, j’ai retrouvé le malaise qui m’habitait à l’époque : j’étais devant une double impuissance, une double imposture. Côté des autorités, une incompréhension radicale, d’autant plus pesante que la politique de De Gaulle, notamment en Algérie, avait habitué les Français à moins de simplisme. Exaltation de l’ordre, célébration de la force, mélange écœurant de brutalité sommaire et de solennité archaïque et empesée, le pouvoir ne disposait plus que d’armes misérables ; quelque chose se révélait définitivement out, ce quelque chose qui a décidément la peau dure et qui continue, depuis, à traîner son agonie. Côté contestation, une incroyable cuistrerie, une compétition d’idées creuses et jetables, une débandade de mots, une sincérité provocante aux antipodes de l’authenticité, une formidable ignorance masquée sous un dogmatisme péremptoire puisé dans les fiches de lecture et les notes de cours ; et, déjà, dans la plupart des jeunes gens qui menaient la danse, l’astuce grisâtre des vieux routiers de la manip. Pourtant, de cette poubelle soudain vidée de ses détritus anciens et récents, s’élevait le plus léger des chants, le plus aérien, le moins prévisible.
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Cela, qui ne figure dans aucune documentation, Kristin Ross ne l’a pas senti. À peine son livre ouvert, j’ai fait le pari : elle ne parle pas de Clavel. Gagné : aucune trace, ni dans la bibliographie ni dans l’index. Pourtant, de Papon et Marcellin à Sartre et Krivine, en passant par le bataillon complet des anciens Nouveaux philosophes qui se servirent de lui, tout le monde est là. Mais pas de Clavel. Pas d’Henri Hartung non plus, dont le pamphlet Les Princes du management attaqua, bille en tête, avec une superbe ferveur, l’établissement économique. Les deux exécrables certitudes, les deux servilités coiffées d’idéal, ce Yalta de 68, continuent, quarante ans après, à se partager les dépouilles de Mai.
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Le 25 mai, Christian Fouchet, ministre de l’Intérieur évoque « la pègre chaque jour plus nombreuse qui rampe, enragée, depuis les bas-fonds de Paris, qui se cache derrière les étudiants et se bat avec une folie meurtrière. » Il demande « que Paris vomisse la pègre qui la déshonore. » Que croyez-vous que répond L’Humanité Dimanche, le lendemain 26 mai ? Ceci : « Toute la nuit durant, dans différents districts de Paris, on trouve une racaille des plus douteuses, cette pègre organisée dont la présence contamine ceux qui l’acceptent et, plus encore, ceux qui la sollicitent. » Quelle belle préfiguration du bannissement des voyous par Bush et Sarkozy ? J’étais plutôt, à l’époque, un type rangé ; aucun romantisme de la marginalité n’agitait alors mes humeurs. N’empêche ! Comme je la sentais symbolique, cette exclusion des inclassables, des damnés de la morale et de la société ! Comme elle me rendait évidente une autre exclusion, moins spectaculaire mais combien plus profonde, celle du religieux, ou de l’inconscient, ou du fondamental, ou de l’anthropologique, ou de l’imaginaire, ou de la folie. Ce lâche abandon de soi-même aux faits sociaux, aux simulations sociales, abandon calculé, intéressé et, par là, névrotique, toute une société, côté brutes ordonnées et côté jacasseurs aux dents longues, se l’imposait comme un destin pour ne pas compromettre ses affaires, ses intérêts, son développement. Le moins comique n’était pas d’entendre les protestations de marginalisation de gens aussi peu intégrés dans la société, vous me l’accorderez, que Marguerite Duras ou Maurice Blanchot : sans faiblir, ils revendiquaient leur identification à la pègre : « Nous avons participé aux actions attribuées à la soi-disant pègre [on notera l’emploi étonnant, chez des écrivains aussi maîtres de leur langue, de soi-disant pour prétendue ; que la pègre dise d’elle-même : « Nous sommes la pègre », ça, c’est une idée de Saint-Germain-des-Prés !], nous affirmons que nous sommes tous des casseurs, nous sommes tous la pègre. » Mais comment donc ! Ne nous gênons pas ! Les riches ont le droit de tout piquer aux pauvres, même leur révolte, si elle les intéresse.
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Des erreurs, il y en a. Jeter Michel Henry dans le même sac que Finkielkraut ou Glucksmann est un contresens. Mais nous ne sommes pas à une soutenance de thèse. Kristin Ross montre très bien comment les Nouveaux philosophes ont réussi, en quelques années, à mettre 68 dans le vent ; comment la déploration de grands malheurs survenus dans d’autres lieux ou à d’autres époques leur a permis non seulement d’éluder toute critique de ce monde occidental auquel les plus illustres d’entre eux sont unis par les liens sacrés de la fortune, mais encore, contre toute vraisemblance, contre toute pudeur, contre toute réalité, en ignorance parfaite d’un monde du travail qui leur était plus étranger que la Chine, de pousser l’imposture, ou la rêverie de potaches, jusqu’à se proclamer, avant l’Ahuri pétrolifère, champions aristocratiques d’une civilisation occidentale censée protéger le monde contre la barbarie. Ce débat n’est pas neuf. Je me serais bien gardé d’y mettre mon grain de sel si Kristin Ross n’avait cru devoir tenir pour spirituelle l’attitude de ces penseurs. Là, mon sang ne fait qu’un tour. Je veux bien tout. Qu’on décore ces anciennes jeunesses, qu’on leur accorde un Nobel collectif, qu’on les étudie dans les écoles, qu’on leur dresse des statues en nougat. Mais qu’on trouve de la spiritualité dans leurs écrits, ça, jamais. La spiritualité n’est pas un martèlement satisfait de valeurs abstraites. La spiritualité n’est pas une pleurnicherie sur la décadence de la civilisation. La spiritualité n’est pas la dénonciation des injustices des autres. La spiritualité ne prend pas la pose. Il y a spiritualité quand il y a ouverture intérieure à l’Être, quand cette ouverture produit le déchirement de l’âme, quand ce déchirement rejoint, par une sorte d’empathie mystérieuse, toutes les âmes, et d’abord les plus humbles. Les aristocrates peuvent, comme d’autres, être des spirituels : aucune aristocratie, ni du nom, ni de la fortune, ni de l’esprit, n’est, en tant que telle, spirituelle. Aucune spiritualité ne marchera jamais aux tambours médiatiques, aux cymbales de la pub, aux attaché(e)s de presse pressé(e)s de s’attacher davantage. La spiritualité oscille entre une joie qui n’a rien à voir avec la réussite et une souffrance qui n’a rien à voir avec l’échec. « Éclair et séisme dont le monde va se fendre : il est déjà fissuré. » écrit Clavel. Le cœur spirituel ne proclame pas, ne prêche pas : il voit. Il voit dans les autres et dans le monde parce qu’il voit en lui-même. Il voit en lui-même parce qu’il voit dans les autres et dans le monde. Non qu’il bénéficie d’extravagantes révélations, non qu’il dispose d’une particulière lucidité. Il voit ce que le dernier des ballots voit, rien d’autre : mais il le voit de l’intérieur, il le voit selon la profondeur de la misère, selon l’altitude de l’espérance ; il le lit dans la largeur du sens. Pourquoi ? Parce qu’il voudrait aimer, parce qu’il voudrait vraiment aimer l’Amour et qu’il se désole de voir que, ni par lui ni par les autres, l’Amour n’est aimé.
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Pour parler comme Michel Thompson, le seul don du spirituel, c’est l’amour qu’il porte à ce qu’il connaît. Voilà, au fond, pourquoi l’ami peintre avait dit tout ce qu’il fallait dire en cette soirée de référendum. Devant nous, le feu de bois ; derrière nous, comme pour nous faire froid dans le dos, la télé. La grâce du gratuit, la grâce de la largeur, une grâce de fervente indifférence, voilà ce qui était à l’horizon lointain, très lointain, si lointain, et pourtant si proche, de la victoire du non. Quel rapport avec la politique, demandez-vous ? Michel l’avait dit aussi : « J’ai compris très jeune que je ne voulais pas travailler. » En finir avec le salariat, en finir avec la captivité des âmes, en finir avec l’argent qui fait peur, en finir avec les images pour faire jolis les dollars et les euros. Qu’y puis-je ? Avant d’être douceur, le spirituel est dynamite.
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C’est pourquoi la spiritualité des Nouveaux philosophes m’est aussi suspecte que le vol des serpents ou la reptation des aigles. Le spirituel se reconnaît à deux signes infaillibles. Quelque part, ça aime. Quelque part, parce que ça aime, ça va chahuter. Je me demande dans quelle catégorie Kristin Ross aurait rangé Henri Hartung : parmi les illuminés, peut-être. Ce fils de général, petit-fils de banquier suisse, gendre de Wilfrid Baumgartner, ministre des finances de De Gaulle, n’était pas spécialement un naïf. Dans les années cinquante, son livre L’Éducation permanente, fut l’un des premiers à prôner la formation des adultes. Bien introduit dans le monde économique, il dirigeait en 1968 un institut de formation qui faisait référence. De son bureau du cinquième étage, Hartung régnait sur le grand immeuble qu’il avait acheté dans le sixième arrondissement. Nous nous rencontrâmes à l’occasion des événements. J’avais animé deux ou trois sessions, sans grande conviction, pour son institut. Je me sentais trop proche des contestataires pour continuer à exercer une activité qui me semblait, au moins telle que je la pratiquais alors, ne favoriser que le système. L’époque était assez théâtrale : je voulus faire part de mes analyses et de ma colère à ce M. Hartung lui-même, à qui je n’avais pas encore eu l’honneur d’être présenté. Je l’appelai. À ma surprise, il me demanda de venir immédiatement. Je le trouvai, digne et un peu raide, dans son building désert. Il m’écouta avec cet air impassible qu’il devait, au moins pour une part, à la philosophie indienne qu’il connaissait parfaitement et qui était sa source secrète. Je me rappelle avoir été assez véhément. Hartung ne manifesta rien. Quand j’eus terminé, il m’annonça seulement, après un silence : « Monsieur, je fais comme vous, je m’en vais. Voulez-vous que nous allions ensemble au quartier Latin ? ». Nous nous levâmes. Quand il passa devant sa secrétaire, il lui lança, comme une évidence : « Si quelqu’un me demande, veuillez dire, s’il vous plaît, que je suis sur les barricades. » La pauvre femme s’étouffa à demi ; je la crus en danger quand, revenant sur ses pas, Hartung ajouta, à son intention, cette utile précision : « Du bon côté, naturellement. » Cinéma ? Dans les jours qui suivirent, Henri Hartung céda son institut, pour un prix symbolique, à l’un de ses collaborateurs, quitta son appartement de la rue de Valois, vendit sa grosse voiture et se retira dans sa maison de Fleurier, en Suisse, où il passa le reste de sa vie à méditer, à écrire ses livres, à recevoir ses amis.
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Tel fut, pour moi, le climat de ce mois de Mai. Le récit en aurait sans doute amusé Kristin Ross. Mais elle avait de plus urgentes questions à se poser. Problème de communication, comme disent les concierges : quand elle se demande gravement si les maoïstes étaient plus proches que les trotskistes de la sensibilité populaire, le moisi de ces vieilles malles me donne la nausée. Des mots. Des fonctionnaires des mots. Des deux côtés des barricades, on tricote à la fois son avenir et sa captivité. Quand cette estimable universitaire tente de me persuader que les grèves de 1995 furent le plus bel écho que suscita ce mois de Mai, non seulement je ne peux m’empêcher de penser que ça ne fait pas bézef, mais surtout j’ai besoin de hurler, parce que je suis vieux et que les vieux n’ont rien à cacher, que je m’en contrefous. 68 n’était pas dans 68. Quarante ans après, Kristin Ross confond encore le fruit et sa coque, l’oiseau et l’œuf brisé. Il était sur toutes les lèvres, l’oiseau, pourtant ! Tout le monde pouvait le voir s’envoler, l’entendre chanter. À une seule condition. À une unique condition. On ne le capturerait pas. On ne lui demanderait pas ses papiers. On n’empêcherait pas sa musique. Mais ça, aucun des deux côtés de la barricade ne l’acceptait. Mais ça, ils ne l’acceptent toujours pas. Ils ont trop à y perdre, voyez-vous. Si on n’empêche pas la musique, comment canaliser la vie, en faire des fiches, les montrer au maître, avoir sa bonne note en management ou en trotskisme ! C’est ainsi que l’immense symphonie, l’ininterprétable symphonie de Mai 68 s’est perdue, qu’il n’en reste que les borborygmes des uns et les ânonnements des autres.
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Apparemment. Tout cela était écrit, sans doute. Mai 68, fruit d’un enterrement, s’est à son tour enterré. Les temps ne sont pas venus. Clavel le savait : 68 a sa place dans l’histoire de l’âme, celle qui ne s’écrit pas, qui se transmet en chuchotant, en tremblant. « Présence est à venir par décret de l’inaugural. » C’est le début d’avant tout début qui propulse vers l’illimitable présent à venir le signe frêle de cette beauté, de cette splendeur qui éclairait chaque visage. Peu importe 68. Peu importe ce 29 mai. Le monde a changé, nos cœurs ont pivoté : il n’y a plus que des traces d’avenir – et Rien.
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Cette révélation, comment aurait-elle pu ne pas révéler aussi la tragédie du sexe ? Tout ça, mes amis, aura été bien difficile. Se débarrasser de tant de conneries. Foncer dans tant de conneries. Se retrouver à chaque instant dans la contradiction absolue, être à soi-même, pour soi-même, ce vêtement déchiré qu’on tente stupidement de raccommoder. Je n’ai pas cité cet autre distique de Jean Mambrino :
Si le corps déserte
passer outre.
Chez moi, ça n’a jamais cessé de déserter. J’ai vu des regards sévères : ils mentaient. J’ai vu des regards rassurants, ou complaisants : ils mentaient. J’ai vu des regards savants et explicatifs : ils mentaient. Et soi-même, à soi-même, mentir ! Passer outre, oui. Passer outre malgré tout, malgré soi. Présence est à venir. Présence n’est pas une conséquence. Présence n’est pas un arrangement. Présence n’est ni punition ni récompense. Présence est un don, présence est gratuite. En fouillant dans les boîtes d’un bouquiniste, je trouve un titre d’un dominicain, Bernard Bro : On demande des pécheurs ! Envie de dire : « Présent!  Présent de tout mon cœur ! Je viens ! Je viens comme je suis ! » On a la vie qu’on peut, le trouble, ou la sérénité, ou la plénitude, qu’on peut. Côté trouble, j’ai été gâté et, à coup sûr, j’ai gâté. Mais pas de calculs, pas de comparaisons ! Notre seule égalité réelle est dans ce Je viens ! qu’on voudrait tellement pouvoir dire sans esbroufe, sans littérature.
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L’admirable Casbah d’Alger. Nous suivons dans les ruelles la brodeuse en long vêtement rouge qui nous guide. Sa petite fille est avec elle, signe de protection et de gravité. Parfaite dignité des jeunes gens assis devant les maisons. Aucun signe d’étonnement. Pourtant, les Européens sont rares ici. L’échoppe minuscule où la jeune femme travaille. Le geste rapide avec lequel elle jette un très beau châle sur les épaules de ma compagne. Dans une maison amie, on prépare la noce de demain : elle va nous y conduire. Ici, les façades sont aveugles, c’est du dedans que vient la lumière, c’est dedans qu’est la beauté. Nous nous tenons près du puits, au centre de la maison. L’hôte tire de l’eau pour nous. Soudain, groupées en riant à l’étage supérieur, les femmes font retentir leurs youyous d’amitié. Cent cinquante chaises ont été louées pour les invités de demain. Le maître de maison soulève les couvercles des énormes marmites où cuit la viande. « Dans la Casbah, dit notre guide, personne ne se met en retrait. » Un long regard, pour finir, sur la mosaïque de terrasses qui descend vers la mer, vers la mosquée. Là, un peu plus bas, était la maison d’Ali la Pointe. À côté, celle de Yacef Saadi. « Quand la guerre a commencé, nous explique-t-on, ils avaient une réputation de mauvais garçons. Et ces mauvais garçons sont devenus nos héros. » Belle leçon pour Christian Fouchet et l’Humanité Dimanche. La vie, ici, n’est pas en toc. Une société n’est pas en paix quand elle refuse à la fois ses bases et ses sommets, la fureur de ses profondeurs et le trille de sa jubilation. Nous redescendons. Ces adolescents que nous croisons, ni arrogants ni familiers, leurs noms grossiront peut-être, un jour, sur la table d’un fonctionnaire, quelque dossier Intégration… Puissions-nous surtout ne pas les désintégrer !
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Bonnes vacances ? Non. Baliverne. Bonne vacance !

(6 juillet 2005)

Une mauvaise action

LE MARCHÉ XIX

« À ce moment de l’histoire de France et du développement de l’Europe, affirme l’abbé Pierre, si je disais non, je me sentirais comme faisant une mauvaise action. » Le grand âge ne lui brouille pas les idées ; il en rend seulement l’expression plus abrupte. Le temps n’est plus aux précautions ni aux nuances. Il y a souvent dans les propos de fin de vie comme un « arrangez-vous avec ça ». Je ne réduis pas l’abbé Pierre à l’image d’Épinal que Roland Barthes avait épinglée. Cette phrase irritante est loin d’être insignifiante : un homme fraternel à ses semblables révèle à son insu leurs terreurs secrètes et les siennes ; et il le fait à l’approche d’une échéance qui pourrait bien être une des dernières occasions de conscience avant le lent enlisement dans la torpeur du non-sens.
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Une mauvaise action ? Qu’est-ce qu’une mauvaise action pour un prêtre, sinon un péché ? Dire non à Raffarin, Seillière, Hollande, c’est un péché ? Je n’ai pas envie d’en rire. Là est le drame de bien des vies : sous couleur de fidélité à une foi, à une idée, à un principe, faire secrètement allégeance à un pouvoir, à un ordre établi, à la loi non écrite d’un milieu, à ses œuvres, à ses pompes, à ses séductions hypocrites, à la dictature de ses manières, de ses phobies, de ses silences, de ses solennités. J’ai jadis cédé à ce mouvement. Je sais ce qu’est un intégriste, chez nous ou ailleurs : quelqu’un qui se jette éperdument dans la prison à laquelle il se croit incapable d’échapper ; quelqu’un qui fait du zèle pour oublier le malheur d’avoir à en faire. C’est cela que je serais resté, truqueur truqué, s’il n’y avait pas eu 68, cette « foire », comme dit le cardinal Lustiger, qui n’avait rien à voir avec la foi !
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La stratégie de l’abbé Pierre, c’était celle de ma mère. Avait-elle maille à partir avec un vendeur du Bazar de l’Hôtel de ville ? Elle courait voir le chef de rayon. Il ne lui donnait pas satisfaction ? Elle écrivait au directeur. Ce dernier faisait la sourde oreille ? Elle envoyait son dossier à un ministre. Elle ne manquait pas de coffre, à sa façon, pour s’en prendre aux irresponsables et aux endormis : mais, comme l’abbé Pierre, c’était au nom de l’autorité qu’elle les interpellait, au nom d’une certaine idée qu’elle se faisait de leur fonction, sans vérifier que ce fût bien la leur. Quand il prépare son équipement de chevalier errant, Don Quichotte récupère dans son grenier un vieux casque, la fameuse salade. Il est pauvre, elle doit faire l’affaire ; il la retape comme il peut. Mais, avant d’affronter ses redoutables ennemis, il lui faut en vérifier la solidité. Il tire donc son épée. Au premier coup qu’il lui porte, la salade se disloque. Patiemment, Don Quichotte recommence son bricolage puis, de nouveau, pour éprouver le casque, tire son épée. Cette fois, pourtant, il suspend son geste : il n’y aura pas de nouvelle vérification. Il faut que la salade soit solide. Il le faut pour que Don Quichotte puisse poursuivre son rêve. Il faut que le monde soit celui qu’il désire pour qu’il soit, lui, celui qu’il veut être. Pour ma mère, comme pour l’abbé Pierre, l’autorité est ce casque dont il ne convient pas de douter. Aucun échec ne peut décourager leur certitude : en haut, on comprend, en haut, on veut le bien. C’est cette illusion qui fait de l’abbé Pierre, si généreux qu’il soit, un conservateur et peut-être un conformiste : elle le conduit à confondre, comme tant d’autres, l’en haut du pouvoir et l’en haut de l’âme. L’intelligence les distingue, bien sûr, mais toutes sortes de facilités affublées de très beaux noms sont là pour brouiller les cartes : le bien commun, le devoir d’état, la grâce d’état. Sans parler d’un gramme de vanité ordinaire : la fréquentation des puissants, les honneurs, le sentiment d’être important… Voilà comment, en toute bonne foi, on finit par trouver qu’il est mal de ne pas s’aligner sur les intérêts du baron Seillière, un homme bien pieux au demeurant.
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Je me rappelle quels efforts il m’a fallu, après avoir hiberné dans les gentillesses du catholicisme bourgeois, pour ne pas devenir un intégriste de la contestation. Même paralysie de la spontanéité, même fantasme de responsabilité universelle, même obsession de culpabilité : tous les intégrismes se ressemblent. Trente ans après, il faut remercier la mondialisation du superbe cadeau qu’elle nous fait, bien malgré elle, en soulignant une évidence : le pouvoir est une chose médiocre, banale, dont les effets sont vulgaires et détestables ; dans tous les coins du monde, les manières de rois, même sans couronne, et les fronts prosternés, même devant le progrès, ne vivent que de paresse et ne produisent que de la honte. L’idée de la perversion du pouvoir s’est mondialisée avec les marchandises : c’est là un vrai progrès. Elle est naïve, bien sûr, et vieille comme le monde ; elle peut stimuler pas mal d’illuminés et mérite sa bonne caisse de quolibets : le paradoxe, c’est que chacun y voit désormais, dans son for intérieur, l’urgence des urgences. Il ne s’agit plus de rivaliser d’ingéniosité dans l’invention de quelque nouveau système politique : plus rien à attendre de ces contorsions scolaires de l’imagination. Il s’agit pour l’humanité, pour chacun de nous, de passer, sans brûler aucune étape, sans négliger aucune contradiction, sans humilier aucune situation particulière, à une autre manière d’être et de penser. Une telle perspective est naturellement une promesse de retards décourageants, de désillusions et de charlatans. Les générations d’aujourd’hui ne verront rien venir, leurs enfants non plus. N’importe. L’idée est là, et elle n’est plus folle. C’est une acquisition pour toujours. La laisser cheminer.
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Sinon, quoi ? USA ? Chine ? Non : le management universel, avec sa pédagogie (c’est le mot du oui), avec son homme communicationnel (Habermas conseille le oui) : l’horreur plate et cruelle que l’Occident exporte chez les pauvres comme un sida, qu’il cache aux yeux des siens sous des masques qu’il lui faut renouveler toujours plus fréquemment, qui l’oblige à se projeter en boucle, pour y noyer son image, le film des barbaries antérieures.
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Dans les chromos de Saint-Sulpice, dans les bouffées d’enthousiasme révolutionnaire, on voyait encore du ciel. Aujourd’hui, le ciel est au secret dans le cœur des hommes. Le sens s’est retiré en nous à des profondeurs que nous ne pouvons même plus explorer. Le visible, le mesurable, l’explicable ont rompu les ponts avec lui. Le sens a déserté la fine couche d’apparence que nous nommons réalité. Il est en nous, certes, mais serons-nous sa prison ou sa réserve ? Ce n’est pas le sens, en effet, qui nous libérera, c’est nous qui le libérerons. Le sens, c’est une énergie enfermée en nous. Pas nécessaire de jouer au citoyen appliqué, au Samu de toutes les injustices, à la belle âme militante. Pas nécessaire de tirer la langue pour recopier des bons principes sur le cahier de l’absurde. On ne cherche pas le sens comme Théodore cherche les allumettes. Il ne s’agit pas de courir après lui, de mettre nos pas scrupuleux dans les siens. Le sens n’est pas le dernier déguisement du pouvoir. Le sens est à l’intérieur de nous : nous sommes son extérieur. Pour le trouver, nous n’avons pas à nous appliquer, mais à nous retourner comme un gant, à le laisser nous retourner comme un gant. C’est lui qui nous appelle, pas le contraire. Nous, nous n’appelons jamais que nous-mêmes, ou l’image de nous que nous collons sur d’autres visages, sur d’autres corps. C’est le sens qui fixe les rendez-vous, pas nous. Il n’est pas fait pour nous : nous pour lui. Ça aussi, Lustiger l’a dit, et là, il a raison : c’est nous qui sommes le carburant du sens, pas lui le nôtre. Nous le rencontrerons quand il voudra, où il voudra. Dans l’eau claire, peut-être, pour embêter les âmes troubles ? Dans l’eau trouble, peut-être, pour embêter les âmes claires ? Dans la vase ? Dans la fraîcheur de quelque grotte ? De toute façon, nous ne le manquerons pas : il ne ressemble à rien, et il est bien le seul.
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Parfois, pour une brève rencontre, pour une caresse, le sens s’approche de nous, de notre vie collective, de notre histoire, de l’espace et du temps où nous vivons ensemble. C’est un farceur et, à nos yeux au moins, un capricieux : il choisit son moment sans crier gare, comme l’aigle son mouton. 29 mai : l’alchimie mystérieuse du sens a décidé que cette date serait le prochain rendez-vous. Ce ne sera pas le match des bons du oui contre les mauvais du non. Ni l’inverse.
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Le sens travaille le temps comme une pâte. Pourquoi nous dirons oui, ou non, ou rien du tout, nous ne le savons pas vraiment. Ce qui me frappe, c’est l’immense distance qui sépare les slogans qu’on nous serine, les arguments qu’on nous souffle, les enthousiasmes artificiels dont on voudrait nous gonfler des vraies raisons de notre choix. Ce n’est pas un fossé, un précipice, un gouffre : c’est un changement d’ordre, dirait Pascal ; un changement de régime de la pensée, dirait Jean-François Billeter en commentant Tchouang-tseu. Cette dissymétrie entre les raisons du choix et le choix, voilà un climat très favorable au sens. Qu’on dise oui, qu’on dise non, c’est au fond du lac – ou de l’étang – de la conscience que la décision se prend ; la propagande reste à la surface, avec les nénuphars.
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Ce n’est pas à Valéry Giscard d’Estaing, de l’Académie française, que je répondrai le 29 mai, ni à aucun de ces bons amis dont les médias me font si généreusement le familier, Jacques, Laurent, Dominique, Jean-Pierre, François, José, Olivier, Simone, Jean-Marie, Marie-George, François II, etc. Même s’ils sont loin d’être à égalité dans mon estime, le 29 mai, je les prierai tous, dans les mêmes termes, de s’absenter de ma mémoire. Riez-en si vous voulez : ce jour-là, l’affaire se jouera entre le monde et chacun d’entre nous. Pourquoi Alain Minc (un essai à écrire : Alain Minc, ou la minceur) regrette-t-il si fort ce référendum ? Parce qu’il comporte une menace de largeur. Parce que la question posée fait des ronds dans la conscience. Parce que ce qu’elle a de sec et de formel invite à entrouvrir la fenêtre des impressions, des sentiments, du vague, du refoulé, à laisser monter dans les étages de la pensée, comme la bonne odeur de la boulangerie quand j’étais enfant, les évidences qu’on n’ose plus formuler. Parce qu’elle verrouille si fort qu’elle nous oblige à déverrouiller.
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Pas besoin de me plonger dans l’exégèse du projet de constitution. Pas besoin de jouer au spécialiste universel. Suis-je un ordinateur ? Suis-je incapable d’apercevoir les choses derrière les mots ? Suis-je entièrement ignorant de ce que cette Europe-là veut faire de moi, de mes proches, de mes amis ? Ne l’ai-je pas déjà expérimenté ? Où trouver des informations plus précieuses que celles que me fournissent mes yeux, mes oreilles, ma mémoire, mon cœur ? Y a-t-il quelqu’un de plus compétent que moi pour dire ce que je sens ? Où a-t-on formé cet extralucide ? À l’ENA ? À Polytechnique ? Dans les écoles de commerce ? À Carrefour peut-être, le veinard ? Je souhaite de tout mon cœur que le non l’emporte. Pourtant, s’il ne gagnait que d’une voix, et que cette voix eût été arrachée par des arguments spécieux à un électeur qui aurait désiré avoir le courage de voter oui, je ne parlerais pas de victoire.
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Mon idée, c’est que ce référendum comporte un double enjeu, politique et anthropologique. Comme le second l’emporte à mes yeux sur le premier, et de loin, je préférerais, faute d’éviter les deux, la défaite politique à la défaite anthropologique. Je voterai non avec détermination et je peux présenter mes raisons. Mais, plus que le bulletin des autres, c’est la façon dont ils le couleront dans l’urne qui m’intéresse. Quel débat se sera ouvert dans chaque conscience ? Aura-t-on fermé la porte à ces vilaines raisons supérieures qui cachent autant de démissions et de passions inférieures ? Chacun tirera-t-il sa réponse de son propre fonds ou étouffera-t-il en soi, au prétexte qu’elle est confuse, et sauvage, et faible, et solitaire, la voix qui lui parle de plus près ? Sentira-t-on que la condition première de tout jugement, c’est de ne pas se laisser impressionner ? J’ai du mal, je l’avoue, à concevoir que de telles dispositions puissent conduire au oui : je ne puis pourtant en écarter la possibilité. Mon non, en tout cas, ne devra rien à personne. Ce n’est pas un non de droite, mais il ne joue pas non plus sa partition au sein de ce non de gauche où de, toute évidence, c’est le mot gauche qui doit être écrit en capitales grasses. Pour moi, c’est le mot non qui importe. Depuis la fameuse réconciliation des Français avec l’entreprise, dont j’ai observé les effets non pas d’une fenêtre d’un cabinet ministériel, non pas dans un restaurant du boulevard Saint-Germain, mais en compagnie d’ouvriers, d’employés, de secrétaires, la notion de gauche m’est devenue incompréhensible.
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Les révoltes de Berlusconi ne sont certes pas des plus féroces. Il a néanmoins trouvé la brève audace, avant de battre en retraite, de contredire la position américaine sur la fusillade mortelle dont se sont rendus responsables quelques troufions terrifiés. Tactique ? Je ne sais pas. Toujours est-il que, selon Le Monde, ce désaccord l’a fragilisé ! « Ne dites jamais non, mes enfants, ça fragilise ! » : ainsi parle Le Monde, ce vieillard trouillard. Deux jours après, un autre réaliste, de France-Inter celui-là, probablement propriétaire à Cochonville, racontait qu’un champion de tennis avait perdu son match après avoir sportivement rendu à son adversaire un point que l’arbitre lui avait accordé à tort ; il en concluait que ce joueur « s’était tiré une balle dans le pied ». Ce type s’indigne sans doute, comme tout le monde, de la pédophilie : il a raison. Qu’il apprenne, ce niais, qu’il est d’autres formes de corruption de la jeunesse, non moins meurtrières : ridiculiser à ses yeux, par exemple, la probité et le sens de la gratuité. Ne serait-il pas resté un peu de ciguë dans la coupe de Socrate ?
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On ne sait pas dire ce qu’on croit. C’est ce qu’on croit qui parle de nous.
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L’hôpital se moque de la charité. Jack Lang couvre François Fillon de lazzis après la censure d’un article de sa loi sur l’éducation qui donnait comme but à l’enseignement de « faire réussir les élèves ». Il s’esclaffe : explique-t-on qu’il fait froid l’hiver et chaud l’été ? Foin de ces vérités premières ! Ah ! ah ! ah ! Le moins informatisé des citoyens-consommateurs est au courant depuis toujours : l’école, c’est un grand four à micro-ondes pour réussir la vie professionnelle, tarte à la crème du bonheur standardisé. C’est vrai, n’est-ce pas ? C’est vrai, oui. Sauf que c’est faux. L’école, c’est pour faire des êtres humains et l’on ne devient pas nécessairement un être humain parce qu’on a été réussi comme un rosbif : doré à la surface, saignant à l’intérieur. L’école, c’est pour apprendre ce qui ne s’apprend pas en apprenant ce qui s’apprend. L’école, c’est pour donner le goût de la distance qui crée la relation, la passion de l’affirmation qui crée l’amitié. Où j’ai appris ça ? Partout où j’ai senti de la vérité. Dans la philosophie de Maritain. Chez des soixante-huitards qui ne ramenaient pas leur fraise. Dans une usine dont les ouvriers me faisaient l’immense plaisir de retrouver dans ma session l’écho lointain de leur école de village, et qui se moquaient gentiment en m’appelant « le maître ». Quand Jacques Berque me racontait la cour de récréation de Frenda, avec la symphonie de ses trois ou quatre langues. Dans l’atelier de mon ami Michel. Dans les repas avec les proches et les amis quand, renvoyant les contingences à demain, ça parle. Partout où une âme, croyante ou incroyante, révolutionnaire ou conservatrice, dépourvue ou nantie, a le culot, sans passer sa vertu à la toise, de se laisser être une âme, un quelque chose qui rêve, et qui détonne, et qui déconne, et qui ne sait pas, et qui sait trop. Partout où le néant au pouvoir, le néant du pouvoir, laisse encore filtrer de l’être. Partout où ne triomphe pas l’esprit de la classe restreinte, et qui restreint.
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Quoi qu’il en soit de l’école, Jack Lang parle bien. Avoir poussé ses études de grammaire jusqu’au subjonctif lui assure un avantage décisif sur la plupart de ses concurrents. De plus, sa voix est agréable et il trouve une sorte d’axe médian judicieux entre la démagogie et la démonstration. J’étais donc sorti de chez moi, ce matin-là, un peu moins furieux que d’habitude. Je méditais sur les prestiges ambigus du langage en attendant mon tour à la poste – pardon : à La Poste – quand mon œil fut attiré par une pancarte avertissant les usagers – pardon : les clients – que, moyennant le retrait d’une carte pro, les membres des professions libérales, les commerçants et les salariés délégués par leur entreprise pourraient bénéficier, aux guichets n°6 et n°7, d’un traitement prioritaire. J’ai interrogé la guichetière. Épouvantée, elle a filé chercher le receveur. Il a essayé de noyer le poisson, puis y a renoncé. C’est bien ça, m’a-t-il confirmé dans le sabir managérial habituel : priorité au fric. Alors ce signe évident et profond a balayé ce que le talent de Jack Lang m’avait suggéré d’indulgence. La chose est simple et aucune pédagogie ne la contournera : demain, dans les bureaux de poste français, il faudra laisser passer l’argent, il faudra baisser la tête devant l’argent, il faudra attendre pour s’avancer que l’argent ait fini de faire ses besoins. Une telle saleté n’était pas et on veut qu’elle soit : il faut être un âne ou un esclave pour trouver là un progrès. Je me demande quel goût de la provocation a conduit La Poste à instaurer une telle mesure à un tel moment. Mes amis s’amusent de mon hypothèse : l’inconscient de pas mal de partisans du oui travaille pour le non. En tout cas, cette mise en scène de la culpabilité postale tombe bien. Impossible de ne pas voir, de ne pas comprendre. Qui niera que les frères siamois abonnés à l’alternance du pouvoir soient responsables de ces dégâts ? Qui niera que le cerveau qui a eu l’idée de cette humiliation ait fonctionné en pleine conformité avec l’évolution imposée aux services publics ? Et qui niera que cette lamentable liquidation nous ait été présentée comme le prix à payer pour la construction européenne ? Pas besoin de lire le projet de constitution, donc. La carte pro de La Poste suffit. Elle en dit autant et plus en vingt-cinq mots. Elle est concrète, comme disent les idiots, la carte pro, tout à fait concrète. C’est pourquoi, concrètement, c’est non.
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Il est assez naturel que Benoît XVI reprenne le « N’ayez pas peur ! » de Jean-Paul II. Jacques Chirac aussi a le droit à la formule, même s’il en travestit complètement le sens : les mots sont à tout le monde. Mais ce détournement caractérisé de la pensée du pape semble beaucoup moins choquer les évêques français que la réinterprétation érotique et féministe d’un tableau religieux. Péché véniel que de contrefaire l’élan spirituel de Jean-Paul II, de ridiculiser son message, de le vider de son sens. Féminiser les apôtres, en revanche, sacrebleu ! Charitables au-delà de la grille de l’Élysée, intraitables en deçà. Quelle belle occasion de pédagogie pourtant : montrer que le « N’ayez pas peur » du pape n’a rien à voir avec celui de Chirac. Nul besoin d’entrer dans le débat politique : rester au niveau de l’explication, du commentaire de texte. On m’objectera que, même prudent, un tel désaveu aurait pu être interprété comme une immixtion dans les affaires temporelles. Soit, ce risque existait. Faible, mais réel. Mais l’autre risque, celui de laisser affadir le sel, celui de tout confondre, il n’existait pas, lui ? Finalement, entre le risque politique et le risque spirituel, lequel a-t-on préféré courir ? Le second. Il est moindre ? Réalisme oblige ? Pour remettre l’influence religieuse en selle, il va falloir trouver encore un peu de sexuaillerie à dénoncer. L’image, finalement, c’est plus payant que le sens. Qui parle donc ainsi ? Mgr Carrefour ?
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Chaque fois qu’une mesure vous est présentée comme une exigence de la morale ou comme l’effet d’un souci de bienveillance, l’arnaque est là.
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Lionel Jospin appelle à la discipline du parti. Brrr ! Ça marche encore, cette chose-là ? «Laurent, serrez ma haire avec ma discipline » : c’est Tartuffe évidemment. Heureusement, Laurent ne serre rien du tout !
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L’honnêteté intellectuelle de Jacques Delors n’est pas une fable. L’impossibilité de renégocier le traité est-elle un solide argument pour le camp du oui ? Mais si, mais si, dit Delors, il y a un plan B : difficile à mettre en œuvre, mais possible. D’autres diront qu’il s’est tiré une balle dans le pied. Pas moi. Je n’ai jamais échangé un mot avec Jacques Delors mais je me suis trouvé son voisin, en tout anonymat, lors d’un colloque consacré à Jean-Marie Domenach. Quelle façon studieuse de prendre des notes ! Je l’ai vu avec ravissement tirer ses traits à la règle. Tout aurait dû faire de moi un de ses fans. Mon aîné de quelques années, cet enfant de Clichy vient lui aussi de l’époque antédiluvienne des patronages ; j’aimais à l’imaginer, au-delà des stratégies politiques, imprégné d’esprit populaire et de christianisme social : comment aurais-je pu penser du mal de lui ? De plus, à peine venais-je d’animer mes premiers séminaires que les lois de 1971, qui portent son nom, montraient quel prix il attachait à la formation permanente, où il voyait une vraie révolution. Hélas ! Révolution il y eut bien, mais managériale. L’alchimiste manœuvrait l’athanor à l’envers : avec… de l’or, cet excellent homme faisait du plomb. L’or dans les intentions, le plomb dans les résultats et, entre les deux, l’aveuglement volontaire : il m’a fallu du temps pour comprendre que toute la démocratie chrétienne est là, cette tambouille suspecte dont l’abbé Pierre, plus lucide que jamais, donne la recette avec une touchante franchise. Une vieille histoire ? Mais non ! Le référendum européen en est le plus récent épisode. Comment la foi chrétienne, quand elle est vécue non pas comme une grâce de liberté mais comme un fil direct avec le pouvoir du haut, tisse une relation nécessairement névrotique avec les puissants. Comment, au fur et à mesure que la réalité se dérobe à elle, elle se sent contrainte, pour continuer à sniffer sa ligne d’obéissance, de s’encoconner toujours plus étroitement dans un délire qui la protège du monde des vivants. Comment elle est peu à peu conduite à tout céder pourvu qu’on ne cherche pas à crever la bulle de sa vertu et qu’on la laisse rêver en paix de l’ailleurs. De tant d’innocence, les conséquences sont effroyables. De même que les lois Delors, cheval de Troie de la future mondialisation, injectèrent massivement dans le corps social les virus qu’on commence à peine à isoler, de même le bluff européen nous enferme-t-il dans sa logorrhée en nous interdisant de jeter un regard sur le monde et sur nous-mêmes. De même que des lois qui devaient humaniser l’entreprise, favoriser la promotion des salariés et contribuer à l’élargissement de leur culture se sont, au fil des années, transformées en munitions pour l’égoïsme et la pusillanimité des patrons, de même les célébrations européennes, avec Hymne à la joie, flonflons culturels et protestations pacifiques, préparent-elles en secret un monstre de plus, aussi vorace que les autres, aussi hypocrite, aussi détestable. De même que toutes sortes d’oiseaux de proie se sont installés dans le gentil nichoir de la formation selon Delors, de même leur descendance repue fera-t-elle de l’Europe selon Delors une aire de rapaces. À moins que tout le débat ne tienne dans cette façon de tirer des beaux traits bien droits, dans ce respect scrupuleux… Respect de quoi ? Des autres ? De l’ordre ? De quelle transcendance ? Et si cette docilité venue de l’enfance parlait finalement d’une grande révolte escamotée ou congédiée, de l’effrayante obligation de faire semblant et des inexplicables colères qu’elle suscite ? Et si toute une vie d’homme était un pathétique « faire avec » qu’un seul instant d’une rupture assumée aurait rendu inutile ?
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On n’a peut-être pas le choix, après tout. Clichy, ce n’est pas Montrouge ! Je n’ai pas à explorer bien longtemps, moi non plus, mon attitude devant ce référendum pour retrouver le gamin que j’étais, les immeubles de la rue de la Solidarité, la Solo disait la bande de Coluche. Deux sortes de gens habitaient à l’escalier 17, des ouvriers pauvres ou plus que pauvres et des petits employés. Engoncés dans des manières qu’il leur importait de distinguer de celles des ouvriers, ces employés traînaient leur résignation ennuyée, leur politesse soupçonneuse, leur discrétion agressive. Ils étaient un bon refuge pour ma timidité, pour ma sauvagerie. Les autres, violents, souvent sales, disaient des gros mots, d’énormes mots ; on racontait sur eux d’horribles histoires. Ils me terrifiaient et me fascinaient. Je les fuyais mais leur seule existence discréditait le cinéma mondain, demi-mondain, quart de mondain, des petits employés. J’étais tiraillé : d’un côté, la vie était vivable, mais insipide et truquée ; de l’autre, forte et jaillissante, mais brutale et inquiétante. D’un côté, un univers organisé, mais sur le vide ; de l’autre, une puissance sûre d’elle-même, mais sans point d’application. J’éprouvais, bien avant de la connaître, la dialectique du fondamental et de l’historique que Jacques Berque a vécue, lui, dans la relation colonisateur/colonisé, nord/sud, monde occidental/monde sous-développé.
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« L’homme et la génération d’hommes qui, dans un éclair de lucidité, discernent la nature du danger, savent que s’ils acceptent de s’insérer dans le système, celui-ci les broiera. » Cette phrase décisive de François Mitterrand, citée à la télévision par sa femme, je ne m’étonne guère de ne pas la retrouver, ce matin, dans les comptes-rendus des quotidiens de gauche. C’est un sirop un peu fort pour leurs bronches délicates et, de plus, son goût amer pourrait décourager leurs clients. Danielle Mitterrand a pourtant été magnifiquement inspirée en la citant : nos débats d’aujourd’hui tiennent tout entiers dans ces quelques mots. Ils posent, bien sûr, une question à celui qui les a prononcés. On ne devient pas président de la République malgré soi ! Comment peut-on s’installer au sommet du système, choisir de le renforcer, et tenir un tel langage ? Je le dis sans malice : ce mystère me dépasse. Voyez Plutarque, Machiavel, Shakespeare, Beckett. Je ne sais pas juger. De toute façon, si redoutable à examiner que soit le cas Mitterrand, l’important n’est pas là, mais dans le propos lui-même. Là-dessus, un seul commentaire : c’est vrai. C’est vrai de Mitterrand, c’est vrai de n’importe quel cadre d’entreprise, c’est vrai de vous, c’est vrai de moi. C’est vrai de ceux qui ne ferment pas les yeux, c’est plus vrai encore des étourdis qui, en faisant mine de s’insurger et de protester de leur optimisme et de la perfectibilité de toute situation, confirment par leur agitation l’évidence qu’ils tentent nerveusement de nier. Pour ma part, j’atteste par des décennies de corps à corps avec la vie sociale l’entière justesse de cette affirmation. Dans son petit livre Chine trois fois muette (Allia, actuellement épuisé), Jean-François Billeter fournit une explication très convaincante de cette décadence occidentale que la bonne humeur de toutes sortes de domestiques surpayés reste impuissante à conjurer. Il voit son origine à la Renaissance, dans la constitution de la raison marchande, dans sa transformation en raison tout court, puis en rationalité, puis en un système de plus en plus contraignant. Que notre humeur soit badine ou morose, nous sommes engagés dans cette impasse, nos enfants s’y enfonceront un peu plus, leurs enfants un peu plus encore. Quoi que nous pensions, nous sommes entraînés ensemble, comme dit Billeter, dans une « réaction en chaîne » que notre bonne volonté ne peut maîtriser et qu’elle aggravera mécaniquement tant que nous refuserons d’en prendre conscience, tant que nous n’aurons pas décidé de rompre avec l’ensemble de ses conséquences. Tout le reste est évitement : à preuve le sort réservé à la phrase de François Mitterrand par des gazettes qui devraient être sensibles à sa pensée. L’indignation factice que provoquent chez les nantis (et chez ceux qui ne rêvent que de le devenir) de telles analyses, la soudaine passion pour l’humanité qu’elles programment dans leurs viscères, la rage que fait monter en eux la facticité de leur credo de profiteurs sommaires, tout cela montre leur légèreté, leur inconsistance, leur dévouement lugubre à l’écume des choses, leur impossibilité, souvent congénitale, d’affronter un instant de lucidité. Nous, nous ne disons que ceci : il ne faut pas accompagner ce désastre, il faut apprendre peu à peu à rompre collectivement et individuellement avec la violence installée, avec la servitude de la compétition, avec les images dont elle décore notre caverne. Nous ne disons que ceci : il faut s’encourager soi-même et s’encourager les uns les autres à stimuler ce qu’il y a en nous de simplicité, d’ouverture, d’intelligente gratuité, et à refuser fermement ce qui l’asphyxie. Il faut faire cela paisiblement, selon l’infinie variété des tempéraments et des situations, mais toujours avec une intraitable exigence. Il faut le faire pour l’ensemble du monde, mais d’abord dans la société à laquelle on appartient. Pour la société à laquelle on appartient, mais d’abord dans le cercle professionnel, amical, culturel où l’on se déploie le plus souvent. Pour le cercle où l’on se déploie le plus souvent, mais d’abord en soi-même, dans la complexité d’une solitude dont, au fond, personne ne se doute. Tolérance ? Si vous tenez au mot… Mais pas la tolérance de l’indifférence, pas la tolérance achetée en solde au supermarché des valeurs. La tolérance des cœurs fragiles, mais des cœurs épris : aucun pont, aucune passerelle, aucune frontière, aucune négociation, aucune parenté d’aucune sorte avec ce qu’on voudrait faire de nous.

(19 mai 2005)