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Uniforme ou universel ?

LE MARCHÉ XII

Comment des gens qui ont si superbement réagi à la guerre de l’Ahuri pétrolifère peuvent-ils traiter ainsi le peuple qui s’est confié à eux ? Quel rapport entre l’inspiration du tandem Chirac-Villepin en 2003 et, dans la conduite des affaires intérieures, cette désespérante platitude ? Machiavélisme ? Même pas. La bourgeoisie française, surtout coachée par un peu d’aristocratie, rêve ample, mais vit petit. Les bons repas et les grands principes, c’est pour quand il y a du monde. Entre soi, on mange triste et on pense utile. Lyrisme de vermeil pour la politique étrangère, invitation à la servilité pour l’ordinaire des jours. Exalter la liberté aux tribunes internationales et, à peine rentré à la maison, faire baisser les yeux à ce peuple dont on a un instant soulevé l’âme, et qui a pris pour lui, l’imbécile, ce qu’on a raconté à d’autres. La bourgeoisie française ? Non récupérable. Mais ne pas s’y tromper : elle fascine encore, faute de mieux, ceux qu’elle désespère.
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Le pape souhaite que les Jeux Cocacolympiques fassent progresser l’amitié entre les peuples. Saint-Père, allons…
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Le progrès, ou la survie, de la société occidentale ne relève plus d’un traitement externe, d’une thérapie institutionnelle, d’une pharmacopée politique, sociale, culturelle. Le point de non-retour a été franchi. Nous nous sommes à ce point externalisés dans la veulerie mercantile que nous sommes absents de nous-mêmes non seulement quand nous travaillons à notre aliénation, mais encore quand nous œuvrons à notre libération. La question n’est plus de savoir dans quel sens nous tournons le volant de l’action collective : de toute manière, les roues ne suivent plus. Et pourtant, il suffit d’un week-end à la campagne, de trois mots échangés chez l’épicier du village, et même d’un bref échange dans le métro : tout est si vivant, encore, si jeune…
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L’enfance comme vert paradis, réservoir de nostalgie, main qui fait signe derrière la vitre embuée, pathétique enever more, connais pas. Pour moi, c’est le moteur inusable, la machine à vivre, à pardonner, à réparer. Elle ne me charme pas, elle me bouste. Inch’Allah, elle me déposera sur l’autre rive.
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Je ne sais plus où j’en suis ? Non. Je ne suis plus où j’en sais.
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L’employé de la société privée qui m’apporte un colis de livres n’a pas assez de jambes pour monter au premier étage. Il me faudra attendre demain pour récupérer l’objet à la poste. J’appelle la société. « Inacceptable » convient la standardiste, qui ne craint pas les grands mots. Alors, Madame, un second passage ? Ça non. Impossible. Mais laissez-moi donc votre adresse. Ce livreur sera viré.
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Ces petits riens de la vie quotidienne, comme des grains de beauté qui tournent au cancer. Deux vitesses, à la poste, pour envoyer ce mandat. La préposée insiste pour que je prenne la plus rapide, c’est-à-dire la plus chère.
– Avec l’autre, vous savez, ça peut mettre quatre ou cinq jours.
– Non : 24 heures. C’est écrit ici.
– Si vous croyez ce qui est écrit, vous ! À votre place, je me méfierais !
Le débat prend de l’ampleur. Je lui explique que sa manière de me forcer la main n’a rien à voir avec le service public.
– Le service public, il est comme vous et moi : il cherche d’abord son intérêt…
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Il y a une constante dans la puissance acide de l’Occident. À Alger, les bredouilleurs de l’action psychologique prétendaient s’inspirer de la logique du poisson dans l’eau, c’est-à-dire de la complicité du peuple avec les combattants, dont ils avaient fait l’expérience au Viêt-nam. Ces pieds nickelés ne doutaient pas que quelques services rendus à la population par des militaires organisés en brigades de bienfaisance leur vaudraient sa complicité. Ils mirent sur le compte de l’islam, ou d’une profonde ingratitude, ou du communisme international, l’obstination avec laquelle les paysans réservaient leurs faveurs au FLN. Quarante ans après, comme on conquiert l’Himalaya, les managers se hissent au niveau intellectuel du Vème Bureau. Quelques sinologues, François Jullien notamment, leur ont révélé la nature de l’efficacité chinoise, la propension des choses, le non agir. « Ce qui marche pour la Chine va marcher pour l’entreprise » ont aussitôt salivé quelques coincés avides. Et en avant pour le tao des yaourts, pour le wou wei des shampooings ! Merci, grande sainte Sottise, de nous protéger de cette clique !
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François Jullien, précisément, rappelle opportunément que l’universel, c’est le contraire de l’uniforme. Est uniforme ce qui prétend se former sur l’un, créer de l’individuel par copier/coller de l’un. L’universel, au contraire, comme l’étymologie l’indique, c’est ce qui est tourné, ou qui se tourne, vers l’un. C’est donc une notion dynamique. L’universel, c’est le résultat de l’acceptation d’un donné singulier, unique, et de sa transmutation en valeur par l’œuvre, ou par la parole, ou par la présence. Le plus souvent, nous sommes tentés par le copier/coller : la prétendue civilisation occidentale n’est que la répétition, dans tous les domaines, de l’efficacité machinique. Il ne suffit pas, pour échapper à l’imitation, de positions critiques : elles aussi sont sujettes, on le voit bien, à la reproduction dépersonnalisante. L’universalisation est une opération aussi mystérieuse que l’alchimie. Ce qui compte, c’est moins la nature ou la richesse de ce qui est transformé que la transformation elle-même. Ce que nous appelons culture n’est guère qu’un ébrouement singulier de l’uniforme. L’esthétisme, le dandysme et, de manière générale, toutes les attitudes spectaculairement individuelles sont des variétés masquées d’uniformité, rien de plus. Entre le bavardage éthique et la pose esthétique, d’un côté, l’universalisation, de l’autre, il y a ce gouffre qu’on appelle en Inde « le plus petit abîme ». Le franchir, ou plutôt accepter de se laisser le franchir, voilà la vraie aventure de la personne et, singulièrement, de cet homme moderne traqué par tous les mimétismes. Elle suppose qu’il accepte de « n’être plus où il en sait » ; qu’il échappe, par exemple, aux logiques philanthropiques, aux clubs de bien-pensants, à l’idée trop claire qu’il a de ce qui compte et, en tout cas, à tout fantasme de comparaison.
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« Il y a plusieurs demeures dans la maison du Père. » La catégorie du religieux s’adresse à nous bien au-delà, ou bien en deçà, de nos attitudes, de nos choix apparents, de nos élaborations mentales. Elle concerne ce tréfonds de nous-mêmes dont personne ne sait rien, nous moins que les autres. À ce niveau, la suffisance est dérisoire ; et l’humilité, cette suffisance inversée, est comédie, donc imitation. L’enjeu de l’universalisation religieuse, c’est la transformation de ce tréfonds mystérieux, dont nous n’avons qu’une expérience confuse, aimantée par la foi. La matière de cette opération, c’est le plus singulier du singulier, ce quelque chose qui est nous-mêmes ; la transmutation de cette matière, si elle se réalise, produit au contraire l’universel le plus universel, un universel incandescent. Inquiétant. Périlleux. C’est pourquoi, dans le domaine religieux, revenir à la logique de l’uniforme est si tentant. « Hors de l’Église, point de salut. » Lourdes, explique l’évêque du lieu, s’adresse à la sensibilité populaire, pas aux intellos. Heureusement, le mimétisme religieux, de loin le plus grave puisqu’il concerne le plus profond, est aussi le plus visible, donc le plus ridicule. Les Tartuffe de la politique et de la culture se font plus facilement oublier que le faux dévot de Molière. Il y a une seule maison du Père. Mais nous sommes invités à y habiter notre propre demeure, c’est-à-dire à reconnaître notre manière la plus vraie, la plus spécifique, d’exister, donc d’aimer.
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Si seulement je pouvais m’épargner ces constructions laborieuses et, brebis docile et repentante, me fondre dans le troupeau ! Quel repos ce serait ! Mais je ne peux pas, je ne peux plus. L’encens d’aujourd’hui pue le management. Mon refus désolé ne vient pas du cerveau, mais du nez.
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Pour expliquer l’attitude de cette jeune femme qui s’invente une agression dans le RER, la mythomanie est une hypothèse aussi éclairante que, pour l’opium, la vertu dormitive. J’y vois plutôt l’effet de la fragilité moderne. Il est inévitable que l’angoisse fasse de temps en temps exploser ce terrifiant cocktail de solitude, de rancune, de fascination et de vanité que l’air pollué du temps suscite en nous. Il serait moins difficile de se protéger d’une propagande qui s’afficherait comme telle, qui disposerait de ses bureaux et de son ministère, que de résister à cet écœurant mélange de cynisme et de patenôtres. On pouvait se demander, il y a encore une ou deux décennies, si les dirigeants étaient conscients du drame où toute la société était en train d’entrer, où chaque conscience allait s’épuiser. La réponse est aujourd’hui évidente et ôte tout intérêt à la comparaison des réalisations et des projets. Ils n’y ont rien vu. La gauche n’y a rien vu. La droite n’y a rien vu. Les ambitieux d’hier n’y ont rien vu. Les ambitieux d’aujourd’hui n’y voient rien. Les anathèmes grandiloquents et les condamnations rhétoriques que les pouvoirs publics assènent à la population à chaque forfait un peu spectaculaire ne témoignent que de cet aveuglement. Tout se passe comme si, ayant perdu depuis belle lurette la confiance du peuple, les hommes politiques misaient naïvement sur l’émotion pour en retrouver l’apparence. Ainsi font les couples en rupture de communication ; il leur arrive d’espérer que l’accident survenu aux voisins aidera à la reprise du dialogue. Mais les dirigeants n’ont pas encore compris que le gouffre qui les sépare du peuple ne se comblera plus jamais. Dès lors, les invectives solennelles et la répétitive indignation venues d’en haut inquiètent plus qu’elles ne rassurent. Inacceptable. Honteux. Lâche attentat. Lancés à la cantonade tous les deux jours, ces mots dépassent leur cible et réveillent dans le peuple la sourde culpabilité qui l’étreignait lorsque l’instituteur, incapable de confondre le garnement qui avait volé la craie, faisait éclater sa fureur devant la classe résignée. Fatigué de voir les puissants se scandaliser mécaniquement, le citoyen apprend à faire la part du feu. Comme le suspect pressé par les enquêteurs, il se persuade qu’il est un peu coupable, seulement un petit peu, un tout petit peu. Racisme, antisémitisme, homophobie, pédophilie, déshydratation des vieillards, meurtres en série, viols en réunion : le ciel de la société de consommation est si bas qu’il n’est personne qui, de tout cela et d’autre chose encore, ne se sentira bientôt vaguement complice, pourvu qu’on insiste un peu. Seuls échappent au sentiment de culpabilité les vrais agresseurs, les vrais négateurs ; solitaires et méprisants, ces fanatiques se drapent dans une pureté ténébreuse. À la fois plus fragile et plus forte que la moyenne, la jeune femme du RER ne supportait sans doute plus ce climat de culpabilité diffuse, mais n’avait d’autre moyen de protester que de pousser la mauvaise foi à son extrême limite. « Tout ce que je raconte est faux, voulait-elle nous dire, aussi faux que le reste, mais pas plus ; vous le savez bien, vous tous, puisque, de cette fausseté, c’est vous qui m’encombrez. » Ce en quoi elle n’a que partiellement raison : libre à elle, à vous, à moi de ne pas entrer dans le délire collectif. Mais peut-on avoir tort de n’être pas héroïque ?
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Milton Friedman avait-il une conception encore puérile du capitalisme ? Il récusait, par exemple, l’idée que les dirigeants d’entreprise puissent avoir « une responsabilité sociale autre que celle de faire le plus d’argent possible pour leurs actionnaires. » « Si les hommes d’affaires, demandait-il, ont une responsabilité autre que celle du profit maximum pour les actionnaires, comment peuvent-ils savoir ce qu’elle est ? Des individus privés auto-désignés peuvent-ils décider de ce qu’est l’intérêt de la société ? » Nos libéraux modernes sont moins timides. Sous le prétexte transparent de responsabilité sociale des entreprises, ils veulent mettre la main sur l’organisation même de la société et, de proche en proche, sur les consciences. Je le dis comme je le pense ; dans leur logique, ils ont raison. C’est fort intelligemment qu’ils appliquent le mouvement ternaire de la colonisation : s’emparer d’abord du territoire, ensuite de la société, enfin des consciences. Pour le territoire, c’est fait : le monde entier, de gré ou de force, s’offre au libéralisme. Du côté des consciences, les médias donnent un coup de main auquel ne pouvaient pas penser les colons. Reste à mettre la société dans la poche des financiers et des industriels : c’est le rôle de la responsabilité sociale des entreprises. Tout cela tourne rond. Tout cela, en un sens, va parfaitement bien. Les gangsters gangstérisent, que leur demander d’autre?  Le libéralisme persiste dans son être : que peut-il faire de plus ? Ce qui ne va pas du tout, par contre, c’est la riposte des dignes représentants des forces de progrès. Blague n°1 : Ils feignent de croire que le libéralisme commence enfin à s’émouvoir du caractère profondément illégitime de ses aspirations et que, sous la décisive pression des forces populaires, il se voit obligé d’assaisonner la logique du profit d’un minimum d’attention sociale. Absolument faux. La vérité, c’est que la pensée libérale conquérante s’est donné une nouvelle frontière, celle de la culture, voire celle de l’intériorité ; si elle accélère la conquête, c’est que le délabrement de toute résistance, de l’effondrement du communisme à la débâcle de la pensée syndicale, non seulement lui en donne la possibilité, mais encore lui en impose la nécessité. Blague n°2 : Faisant ainsi irruption dans le champ social, le libéralisme, nous dit-on, pourrait se mettre dans une position dangereuse. Mythologie pour mythologie : tandis qu’il se contraindrait lui-même à ouvrir la boîte de Pandore de la revendication, ses contradicteurs syndicaux et associatifs renouvelleraient en son honneur la manœuvre du cheval de Troie et planteraient en son sein le fer mortel de la dialectique. Absolument faux. Les libéraux savent parfaitement qu’ils ont besoin d’un minimum d’ordre pour imposer ce qui, on le voit partout dans le monde, et d’abord aux États-Unis, est de moins en moins une idéologie et de plus en plus un simple système de puissance capable de choisir ses munitions dans les boutiques les plus diverses, du libre marché au protectionnisme, de la brutalité sauvage à l’avenante social-démocratie. Une fois enclenché le processus de la responsabilité sociale des entreprises, les intérêts immédiats des salariés, manipulés par d’habiles managers, seront si contradictoires qu’il faudrait des événements inimaginables pour rendre possible le moindre pas en arrière. Conclusion : Lutter contre le libéralisme restera une gentille agitation, propice à beaucoup de bavardages et utile à toutes sortes de personnages sentencieux jouant à qui perd gagne dans l’intérêt bien compris de leur carrière, tant qu’on n’attaquera pas l’adversaire, quoi qu’il en coûte, dans son intention elle-même, c’est-à-dire dans sa volonté délibérée de soumettre à l’intérêt de quelques-uns – et à la logique des choses dont ils ont fait leur credo – non seulement les principes sur lesquels les hommes fondent leur vie commune, mais encore les aspirations qui animent leur solitude. J’appelle humanisme cette intransigeante résistance, et elle seule. Le reste est démission, de quelque hypocrite geignardise qu’il s’accompagne, de quelque prétendue fraternité qu’il s’émeuve, de quelque culture qu’il se veuille tartiner.
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George Bush, raconte un prédicateur évangéliste américain « admire vraiment Jésus-Christ, le personnage, ses principes, son mode de vie. »
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Rendre un peu de vie à l’Occident ? Presque impossible. À moins de donner vraiment la parole au peuple. Non pas pour que chacun fasse état de ses revendications, si justifiées soient-elles : pour que, se haussant à la considération de la vie collective, les citoyens disent tranquillement ce qu’ils en pensent, si elle correspond à l’idée qu’ils se font de l’avenir et, sinon, dans quel sens elle leur paraît devoir être infléchie. Pour avoir jadis mené, à EDF, une action de formation inspirée de cette préoccupation, que j’avais appelée mise en expression et qui concerna environ six mille personnes, je sais que nos concitoyens attendent des occasions de cette espèce, qu’il les désirent sans espérer les obtenir, et qu’ils sont parfaitement capables de les mener à bien. Une période d’expression jaillissante offerte au pays entier, loin de menacer nos institutions républicaines et notre vie démocratique, leur serait un engrais salutaire. Il faudrait n’avoir aucune conscience de l’énormité du non-dit que suscite la vie moderne, ni des formidables contradictions qu’elle impose au peuple pour ne pas sentir l’urgence de lui donner loyalement la parole. Donner loyalement la parole au peuple, qu’est-ce à dire ? C’est ne le considérer ni comme une multitude, ni comme une courroie de transmission, mais comme un corps composé d’êtres de jugement et de raison, et doué lui-même, en tant que corps, en tant que foyer de sens, d’une existence supérieure et vivante. C’est, au-delà de la volonté majoritaire des citoyens, telle qu’elle se manifeste dans la vie démocratique, interroger ce que Rousseau appelait la volonté générale, concept profond et plus difficile à cerner que la volonté majoritaire. Cette dernière s’exprime dans certaines occasions, comme les élections ou le référendum. La volonté générale, elle, est un état d’esprit, une problématique en train de s’élaborer, une dialectique complexe entre les consciences et les événements, un choix parmi les urgences. Volonté majoritaire et volonté générale ne s’opposent nullement. Certes, prétendre se fonder sur la volonté générale sans disposer d’institutions solides, c’est faire courir un danger à la liberté. Mais, aujourd’hui, c’est le péril inverse qui menace notre pays et l’Occident : la volonté majoritaire s’y exerce dans des occasions et sur des thèmes si formels, dans des cadres de référence si verrouillés qu’elle ne rencontre pratiquement plus la réalité des désirs des citoyens ; on ne propose plus au peuple que des questions fermées, ou abstraites jusqu’à la quintessence, et à l’élaboration desquelles il n’a nullement participé. Il est donc urgent de confronter la volonté majoritaire et la volonté générale. C’est là une tâche d’ordre culturel plutôt que politique, fondamentale plutôt qu’historique. Il est possible d’organiser en France, par exemple pendant toute une année, l’expression de la volonté générale. En mobilisant tous les moyens possibles d’expression, on pourrait demander aux Français ce qu’ils pensent de leur existence, de la société dans laquelle ils vivent, du monde tel qu’il se transforme et se fabrique. Il ne s’agirait en aucune manière d’une opération de communication. Nul besoin de questionnaires, ni d’experts. Dans une telle perspective, le peuple, pour une fois, n’a pas à répondre à des questions rédigées par des spécialistes. D’ailleurs, il ne répond pas : il parle. Il ne réagit pas : il agit. Pour emprunter une image au langage du tennis, il n’est pas au retour de service, mais au service. Sans doute un tel projet doit-il s’attendre à recevoir un accueil assez frais de la part de beaucoup de responsables. Je me rappelle avec amusement une conversation téléphonique avec le directeur de cabinet du maire d’une grande ville. La seule idée de proposer à ses concitoyens de se mettre en expression tétanisait ce personnage. Je le sentais fébrile et agité comme si, de la main qui ne tenait pas l’appareil téléphonique, il commençait à ranger ses papiers en vue d’un départ imminent. Il y a gros à parier qu’une proposition de mise en expression des Français susciterait, dans beaucoup de consciences, un affolement de ce genre que viendraient aussitôt masquer de nobles raisons. C’est que les doutes qu’émettent les responsables quant à la capacité du peuple de s’exprimer, d’aller au-delà des marronniers et des banalités, de penser large et généreux, mais aussi lucide et concret, reflètent, à la nuance près, les doutes qu’ils émettent en secret sur leurs propres possibilités d’expression. Réaction naturelle, en somme, et qui, pourvu qu’on cerne bien l’enjeu, peut être dépassée. Car demander au peuple ce qu’il sent, ce qu’il pense, ce qu’il désire, puis laisser les institutions et les décisions s’imprégner de ces sentiments, de ces pensées, de ces désirs, c’est cela la République, c’est cela la démocratie. Le reste, nous le sentons douloureusement, même s’il est fabriqué par des gens de bonne volonté, c’est du truqué et du tronqué. L’élargissement ou l’asphyxie.
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Et le super avec ça ? Il m’amuse moins. Les caissières plaisantent durant les heures de service mais, à la seconde près, me désignent d’un doigt vengeur la pancarte qui me prie de m’adresser ailleurs. Leurs messes basses me fatiguent, et le sourire grimaçant qu’elles offrent au client qui vient les troubler. Dès que se profile l’ombre de la directrice, je vois la servilité garnir en vitesse les rayons de leur âme. Semblant, semblant, semblant. Et moi, passant indifférent, je fais semblant tantôt d’en rire, et tantôt d’en pleurer. Quelle folie furieuse de parler des autres ! Rentrer dans le rang, vite ! « Chèque, Monsieur ? » « Carte bleue, Madame. » « Bonne journée, Monsieur. » « Vous aussi, Madame. »
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À certains moments, bien sûr, il faut décider. Je n’aurais pas voulu être à la place des Bosch. Une nuit, je me suis réveillé en sursaut. J’étais un de ces ouvriers soumis à ce chantage ignoble. Vingt ans avaient passé, et j’écrivais à mon fils, né pendant la crise. Je me rappelle très bien le début de cette lettre : « Il y a vingt ans, mon cher fils, j’ai eu tort ; pardonne-moi de n’avoir pas eu le courage de te plonger, avec ta mère et tes frères et sœurs, dans l’incertitude et peut-être dans la misère. Tout aurait mieux valu que de dire oui… » Même réveillé, je le crois encore. 98% pourtant ont cédé. Ils diront que je n’étais pas dans leur situation. Certes. Qu’ils votent donc comme ils veulent, après tout ! Mais qu’au moins, ensuite, ils se taisent. Ces cortèges lamentables où l’on promène le cercueil de l’entreprise, ou de la prime attendue, ou de je ne sais quoi encore sont d’une effroyable obscénité. C’est l’espoir de devenir jamais un homme qu’on enterre, et ça, ça fait plus mal que tout.
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Le pompon revient assurément à un délégué syndical qui geint devant les caméras : « On espère au moins que, d’ici trois ans, ils ne licencieront pas ! » Compte là-dessus, mon gars !
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Avoir découvert, à la fin des années 60, l’œuvre de Jacques Berque ne m’a rendu ni plus ni moins intelligent, ni plus ni moins généreux. Mais j’y ai entrevu une dimension que je n’avais sentie ni en khâgne, ni à la Sorbonne, ni nulle part ailleurs, et qui ne court toujours pas les rues : la générosité de l’intelligence. Puissé-je toujours en rêver, même de loin, et comprendre un peu ce qui m’en écarte.
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Juste avant que ce Marché ne soit mis en ligne, j’apprends que l’affaire du Centre culturel juif, elle aussi… Pas de quoi rire, vraiment. Répéter des évidences. Un et un font deux. Une société capable de telles aberrations est gravement malade. Deux et un font trois. Elle a besoin de se remettre en cause fondamentalement. Trois et un font quatre. Cette remise en cause doit naître du peuple, non pas de ceux qui l’abrutissent. Quatre et un font cinq. Il faut aider cette naissance. Dès lors, trois cas de figure. Personne ne fait rien : ça continue comme ça. Probabilité : 99,7% Quelqu’un réussit à détourner l’énergie du peuple : c’est la tyrannie. Probabilité : 0,2%. Des gens désintéressés, et qui se moquent comme de leur première chemise de tout ce qui se raconte et se propose, se mettent en tête de réveiller la conscience populaire et, se réveillant eux-mêmes au passage, trouvent dans cet exercice profond et joyeusement incertain le sens de leur vie : tout redevient possible. Probabilité : 0,1%. Mais ces comptes-là, c’est pour les ânes.

(31 août 2004)

La puissance acide

LE MARCHÉ XI

Sur la tombe de Félix Guattari, au Père-Lachaise : « Il n’y a pas de manque dans l’absence. L’absence est une présence en moi. »
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« La vie professionnelle, déclare Raffarin à la radio, comprend le temps de travail, le temps de formation et le temps libre. » Vraiment ?
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Un journaliste du Monde annonce sur RFI que les patrons s’accordent une augmentation de 11% quand les salaires des travailleurs ne bénéficient que de 2%. On lui demande ce qu’il en pense. En petit garçon bien élevé, il répond : « C’est effectivement un petit peu en rupture avec les exigences de modération salariale. »
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Ce musulman raconte que les circonstances de sa vie lui ont fait renoncer aux obligations religieuses auxquelles il était soumis. La journaliste qui l’interroge –  Courgette de Linfo ? – saute sur cette occasion de mobiliser sa délicate sensibilité et sa puissante intelligence du dialogue entre les civilisations. Elle glapit : « Ça vous a libèrè, quoi ! »
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On m’apprend qu’en arabe nisiane, l’oubli, est un dérivé d’insane, l’homme. Comme c’est beau ! Du coup, je me précipite sur Blanche ou l’oubli, d’Aragon, pour y chercher quelque écho à cette étymologie. Je tombe sur la lumineuse citation de Hölderlin : « Nous ne sommes rien ; ce que nous cherchons est tout. » Et je repense à ce théologien anglican pour qui nous ne serons jugés ni sur ce que nous aurons fait, ni sur ce que nous aurons dit, ni sur ce que nous aurons pensé, mais sur ce que nous aurons désiré. C’est bien cela. Ce qui se joue en nous est trop profond pour nous. Nous pouvons laisser l’oubli nous désencombrer de nous-mêmes, nous délivrer de nos jugements. L’oubli conscient est la seule mémoire vivante.
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Soir d’élections. Les pays où l’on vote le plus sont, paraît-il, de bons élèves ; les autres sont des cancres. L’école. Toujours l’école. Les maîtres d’école. Jusqu’à quand ?
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Je quitte le beau marché Daumesnil en me faufilant entre deux étals. Une femme arrive en sens opposé. Vieux réflexe : je recule et m’efface. Le merci pardon qu’elle me jette à la tête ressemble à une déclaration de guerre. Comme si je l’avais harcelée.
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Un ami me souffle ce propos de Nietzsche : « Nous n’avons pas une vocation de chasse-mouches. » Dommage que je n’ai pas entendu ça plus tôt : j’ai perdu trop de temps à des bagarres inutiles ; aussi, quand je vois des jeunes tomber dans le même travers, je tente de les alerter. Mais quoi ! Il y a un âge où l’on se fait les dents, où l’on croit qu’on pourra faire boire un âne qui n’a pas soif, et même, pourquoi pas, pisser un cheval de bois.
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Si je n’ouvre pas ma porte à tous ceux qui se présentent, je ne l’ouvre qu’à moi-même.
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Bonifacio. À l’étage de l’ancien couvent, à deux pas de la mer que surplombe le cimetière marin, un enfant prend sa leçon de piano. Les notes maladroites s’enchâssent dans le silence lumineux. Tout est là, tout s’entrecroise et se reconnaît dans la chaude immobilité de l’être. Comment est-il possible que cette perfection existe ?
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Je n’aime pas les élites françaises, ni occidentales, et encore moins ceux qui les admirent ou les envient, ou les flattent ; je n’aime pas cette façon de trouver le sens de l’existence dans les affaires dont on est chargé. Je ne crois pas ces gens susceptibles de progrès, ni même de changement. Sans doute ne sont-ils ni sans qualités ni sans mérites ; pourtant, j’ose dire ce que jadis je n’osais même pas penser : ils ont été construits à l’économie, avec de mauvais matériaux. Le mieux serait de laisser s’épuiser le stock, puis de reprendre la fabrication sur d’autres bases : on n’en prend pas le chemin. On me dira qu’ils ne sont pas tous à mettre dans le même sac. Presque tous, hélas ! Leur point commun, c’est de ne pouvoir tomber juste, ce qui les oblige à voltiger d’une branche à l’autre du pouvoir, comme les singes du zoo. En clair, ils ont perdu tout sens de la contingence, c’est-à-dire de l’infini, c’est-à-dire de la condition humaine. « Être un homme, c’est pouvoir infiniment tomber. » Je vois bien dans quel ridicule je me mets à répéter obstinément que je ne les aime pas, comme un enfant têtu qui repousse son assiette de soupe. Précisément. Je ne veux pas de leur soupe et, encore moins, leur servir la mienne. Non vraiment, j’ai beau faire, je ne les aime pas. Pourtant, le sentiment dominant n’est pas la haine, mais une épouvantable désolation. Une désolation tellement fondée et argumentée que, parfois, bien malgré moi, elle en devient presque fraternelle.
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De quoi les gens ont-ils besoin ? Uniquement de ce dont ils ne savent pas avoir besoin. Le reste, c’est pour faire bouffer les sondeurs, etc.
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Si l’époque avait été différente, je me serais probablement tenu coi. Mais ce monde où nous vivons, j’ai eu tant d’occasions de l’observer, et sous tant de facettes, que la difficulté de vivre à laquelle se heurtent aujourd’hui les meilleurs, je veux, de tout mon cœur, leur dire qu’elle ne m’est pas étrangère ; que leurs épreuves ne sont pas dues à quelque faiblesse mais, au contraire, à leur santé et à leur générosité ; que le seul symptôme vraiment inquiétant, aujourd’hui, serait d’aller dans le sens du courant. Il y en a un autre, il est vrai, plus inquiétant encore : faire semblant d’aller contre le courant.
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Au début de ses Pensées, Marc-Aurèle propose, sous forme de bilan, une longue énumération de ceux envers qui il se sent redevable d’un élargissement de sa conscience. Ni apologie ni canonisation : reconnaissance de dette qui est comme un retour d’amitié. « De mon aïeul Vérus : le caractère honnête et l’égalité d’âme. […] De Diognète : l’absence de futilité […] De Rusticus : avoir compris la nécessité de réformer mon caractère […] » Même si je suis moins certain que Marc-Aurèle d’avoir su profiter de ce qui m’a été apporté, c’est ainsi que j’ai vécu. Quelques amis, qui ne s’en sont peut-être jamais douté, ont été comme les pierres qui m’ont permis, vaille que vaille, de traverser le ruisseau. Ou comme des étoiles d’évidence fichées au cœur de mon incertitude ; elles ne la guérissaient pas, mais elles lui suggéraient un climat, une atmosphère. Toutes témoignaient d’une vérité sensible qui était, à mes yeux, la seule base possible de mes décisions et de mes choix. Ce n’était pas la vertu qui me faisait mépriser le reste, c’est-à-dire la carrière, la renommée, le gain, la sécurité : c’est que tout ça se payait vraiment une gueule trop minable, une sale gueule de non-être. Quand je réfléchis sur ces amitiés fécondes, je constate deux choses. D’une part, qu’elles me venaient de tous les horizons imaginables : des chrétiens, des marxistes, des agnostiques, des gens de gauche et de droite ; d’autre part, qu’aucun de ces amis n’était intéressé par l’argent ni par le pouvoir : ceux qui n’en disposaient pas n’en rêvaient pas, ceux qui en disposaient tâchaient de ne pas en être esclaves.
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Ma vie s’est faite de ces vies différentes, de leur rencontre en moi, de leur choc. Elles m’ont été incitation et engrais. À chaque fois que j’ai voulu abandonner ces repères sensibles, et que j’ai fait semblant de devenir l’homme d’une idée, d’un message, d’une révélation, j’ai senti que je me plantais, que je m’asséchais, que je trichais. Désormais, les vieux amis ne sont plus là. Les rôles se sont inversés ; si de plus jeunes bénéficient de ce qu’ils trouvent dans ma brocante intérieure, la joie que cela me procure n’a rien d’un triomphe de vanité : ce qu’ils chinent en moi ne m’a jamais appartenu. Je suis un intermédiaire, et peut-être un receleur. Personne ne donne jamais rien à personne. C’est dans chaque vraie demande que réside le don. Tout ce qui compte est gratuit. Le reste est folie et perversion, de quoi qu’il se réclame, de quoi qu’il se vante, de quoi qu’il se suicide. Cette crasse de l’importance, de quelque masque qu’elle se pare, financier, social, culturel, politique, religieux, c’est peu dire que je la méprise : reprenant la formule fameuse du Traité du style, je proclame que je la conchie dans sa totalité.
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Cioran. Quoi de plus puissant, de plus lucide, de plus définitif ? Et pourtant, dans ce vaillant démolisseur, dans cet enthousiaste de la négation, dans ce chaleureux apôtre du néant, dans cet héroïque aventurier du refus, je vois un enfant triste qu’on a empêché de jouer.
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Deux propos du même cardinal Lustiger. Les chrétiens qui sont en froid avec l’Église ou avec ses représentants sont des déserteurs. Faudra-t-il pour eux la charitable rafale d’un pieux peloton d’exécution ? Dans l’autre propos, au contraire, la lucidité issue d’une longue tradition de négociation avec le siècle : « Un intellectuel qui passe à la télé est mort. » Vrai.
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Réception dans un organisme culturel dont j’ai autrefois bien connu le patron. Un petit couple à qui il n’a pas échappé que je bénéficiais du tutoiement présidentiel multiplie les attentions à mon égard, s’indigne de mon verre vide, me bourre de petits fours, m’interroge sur mes projets littéraires, etc. Le vin est bon. Je leur raconte sans rire que je prépare un livre sur Patrick Poivre d’Arvor. Ces deux-là, que l’ambition rend idiots, encaissent tout. Parfait. Le grand chef nous aperçoit. Il s’empresse de venir me témoigner l’affection indulgente, nostalgique et rassurante qu’on réserve aux copains de la communale qui n’ont pas trop bien réussi. « Alors, mon petit vieux ? » s’exclame-t-il. Le petit vieux ne va pas louper son coup. « Tu sais, répond-il en désignant les deux oiseaux, je viens d’avoir une passionnante conversation avec cette dame et ce monsieur. Nous sommes tout à fait d’accord, eux et moi. Les projets culturels n’ont plus aucun intérêt. Il n’y a que Baudrillard pour y voir clair. Le gouvernement se plante, mon ami, et l’opposition avec. Tous les trois, nous sommes des libertaires mystiques et nous n’attendons plus qu’une chose : le grand bordel final. » Voir ces tourtereaux se décomposer ante mortem est une délicieuse volupté. Le visage féminin se défait plus vite ; ce qu’il a de laid l’emporte instantanément sur ce qu’il a d’agréable. Le masculin, lui, s’alourdit lentement, irrémédiablement, bovinement. « Vous savez, leur dis-je en prenant congé de ce qui reste d’eux, je vais vous faire une confidence : après le Poivre, je pense à un Claire Chazal. Bonne réussite, mes amis ! »
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Réponse à la devinette du Marché X. La maison du poète est en feu. Que cherche-t-il d’abord à sauver ? Mais le feu, naturellement…
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Retour à Poivre, Chazal, Schönberg et les autres. J’ai pour ces gens une curiosité sans bornes. Je conçois la fierté qu’on pouvait avoir à faire ce métier dans les débuts de la télévision, au temps des glorieuses Cinq colonnes à la une, quand la vie du monde donnait aux étranges lucarnes une puissance de révélation inégalée. Même quand l’affaire s’est banalisée, il y avait sans doute quelque intérêt à présenter de grands événements, à accompagner le téléspectateur dans le labyrinthe politique, à lui faire découvrir d’autres gens, d’autres contrées. Mais maintenant que la logique des concierges a tout envahi, à quoi bon ? N’est-ce pas humiliant de venir raconter pendant un quart d’heure, la mine successivement défaite ou épanouie, qu’un bidon d’huile d’olive répandu sur une chaussée lilloise a brisé quatre fémurs, ou que trois gazelles ont vu le jour au Jardin des Plantes de Brive-la-Gaillarde ? Comment peut-on, chaque jour, quitter son domicile, monter dans sa voiture, aller se faire maquiller pour débiter ces potins lamentables ? Qui sont ces gens à ce point insensibles au ridicule ? Des illuminés ? Des drogués de l’info ? Des cyniques ? J’ai une autre idée. Ils se font voir parce qu’ils ont besoin de se cacher. Un peu comme les joueurs impénitents finissent par se faire interdire de casino, ils demandent secrètement à la télé de les interdire d’existence véritable, quitte, naturellement, à s’en plaindre amèrement. Parfois, pour mieux les observer, je coupe le son. Ce ne sont pas des monstres. Leur ambiguïté n’est pas différente de la nôtre, à cela près que la pression constante à laquelle ils sont soumis leur rend le recul presque impossible, et qu’ils l’acceptent, et qu’ils en jouissent. Nous, les obscurs, nous savons ce que vaut notre cinéma ; eux sont grassement payés pour oublier le prix que leur coûte le leur. Eux, c’est nous quand nous nous imaginons glorieux, c’est-à-dire domptés.
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Je rêve ? J’ai parfois l’impression d’assister à une sorte de mutation anthropologique tellement forte qu’elle marquerait dans la vie d’un individu, et peut-être dans l’histoire d’une société, la frontière entre un avant et un après. Cette mutation, selon moi, nous fait passer d’un mode de présence à un autre. Avant, la présence à l’autre, si attentive et honnête qu’elle soit, admet le bien-fondé, et même la nécessité, d’arrière-plans. Le dialogue avec l’autre est un échange de vues. L’autre parle de son point de vue, moi du mien. Si sincère qu’on soit, on se réfère à une certaine situation, à une certaine position ; on a ses contreforts, ses tranchées, ses réserves. Cette attitude triomphe dans la négociation économique : la puissance y tire toutes les ficelles. Mais ces contreforts et ces tranchées ne sont pas nécessairement liés à l’argent ; on connaît des idéologues, par exemple, dont le discours ne constitue qu’une série de variations ou de pas de danse destinés à orner ou à protéger une pensée parfaitement immobile. Nous avons tous rencontré des gens de cette espèce. Amènes, aimables, souriants en deçà des limites de ce qu’ils n’acceptent pas de remettre en cause, ils menacent de quitter les lieux ou de vous en chasser dès que la frontière de leurs certitudes leur paraît menacée. Loin de moi de me moquer de cette attitude. Nous sommes tous, plus ou moins, dans cet avant ; mais nous commençons peut-être à flairer qu’il y a un après. Non que j’imagine une transparence absolue qui serait le triomphe de l’inhumain ; la rencontre avec l’autre suppose les forêts intérieures, les contrées sauvages qui l’habitent et qui m’habitent. Mais il suffirait, pour bouleverser tout notre paysage intérieur, d’une minuscule modification de la relation que la présence entretient, dans l’autre et en moi, avec ses arrière-plans : nous pourrions alors parler de mutation anthropologique. Il s’agirait d’une sorte de renversement, d’un basculement : les arrière-plans tireraient leur réalité et leur sens de la présence, non plus l’inverse. La présence deviendrait motrice. Elle serait cause plus que conséquence. Être présent ne serait plus se représenter ; ce serait affronter un double mystère : celui de l’autre, évidemment, mais aussi celui de mes propres arrière-plans. Être là serait donc, à chaque fois, repartir avec l’autre. Choisir l’inconnu plutôt que subir le connu. Explorer l’un et le multiple. L’ouverture, encore l’ouverture, toujours l’ouverture. Laquelle ? « Toutes les âmes le savent » disait Léon-Paul Fargue.
Ξ
On m’expliquera qu’une telle perspective est dangereuse : je ne vois pas là un argument. Que, dans bien des cas, elle se dégradera en subjectivisme : c’est bien possible, mais il faut prendre ce risque. Les superbes analyses de Pierre Legendre – ou, du moins, ce qui m’en est accessible – butent pour moi sur cette dogmatique qu’il prétend retrouver. La généalogie, n’est-ce pas juste le contraire de la dogmatique ? À moins qu’on ne la prenne, une fois de plus, en marche arrière. Sauf pour les retraités qui se cherchent des ancêtres aux Archives départementales, la généalogie, c’est de la création. Je vois bien que l’effarement devant la nouveauté, qui me paraît le sentiment majeur de l’époque, risque de ne produire qu’une agitation de surface, des remous sans signification, des libérations oiseuses. Peut-être. Sans doute. Et après ? De quel droit se servir de la tradition pour ôter ses chances à l’avenir ? Ne vaut-il pas mieux une confusion vivante qu’un ordre mort ? Il nous faudrait une lucidité surhumaine pour trier, dans cette époque insaisissable, l’ivraie et le bon grain. Il est sans doute plus sage de méditer sur le sens de tout ce mouvement, et d’essayer de comprendre quelle nécessité intérieure il exprime : à mon sens, il suggère une autre idée de la relation. Voilà peut-être pourquoi, sans y réfléchir davantage, j’ai traité avec si peu d’aménité ces deux jeunes fayots. Je ne leur voulais aucun mal. Mais puisqu’ils m’avaient agressé de leur insupportable vieillerie, le minimum était, sinon de les aider à passer sur un autre versant de leur liberté, du moins de leur suggérer, même assez brutalement, que cette possibilité existait.
Ξ
On écrit, on parle, on peint parce qu’on n’est pas capable de se taire. On se dit qu’entre les mots, les lignes, les couleurs, il passera bien un petit rayon de silence.
Ξ
Vous êtes d’accord avec moi ? Bravo ! Vous en concluez que nous devons défendre nos idées ? Vous voyez bien que vous n’êtes pas d’accord avec moi !
Ξ
Quatre nonagénaires à table dans une maison de retraite. Fourchette en avant, chacune tente de plonger dans l’assiette des trois autres. « J’ai faim, dit la plus loquace, j’ai faim ; je ne suis pas méchante, Monsieur, j’ai faim. » « Mais, Madame, vous avez une superbe assiette devant vous ! » « Ce n’est pas de la nourriture, ça, Monsieur. J’ai faim. » Faut-il attendre d’avoir quatre-vingt-dix ans pour oser dire qu’on n’est pas rassasié ? J’ai faim merci, proclame la pancarte de ce mendiant. Cette formule me bouleverse. Sarcastique, ou désespérée, ou inconsciente, cette contestation-là n’en finira jamais, Dieu merci, de gripper la machine et d’empêcher l’enfer du fonctionnement pérenne. Le désir vaut plus que sa satisfaction. Il n’y a pas que les pauvres qui le sachent, mais les riches, ça les rend méchants.

(24 juin 2004)

Terre à étoiles

LE MARCHÉ X

Dans le métro, ce court poème de Madeleine Riffaud :

Il fait noir
Acceptons la nuit
Nuit :
Terre à étoiles

Le jour où j’ai appris que j’étais reçu au brevet élémentaire, je suis allé au patronage et l’abbé m’a vu entrer un instant dans la chapelle. Quand j’en suis sorti, il m’a dit que j’avais remercié le Bon Dieu, que je n’étais pas un ingrat, que c’était bien. Le compliment n’était pas mérité, mais cet instant avait compté. Pour la première fois, j’avais établi un lien entre la joie et la dépossession. La dépossession, c’est le contraire du sacrifice, cette automutilation orgueilleuse, ce troc avec l’absolu. Elle glisse dans la foulée de la joie, un peu comme la barque quand le rameur cesse de ramer. Elle est abandon délicieux, plongée dans l’océan, complicité rieuse avec l’infini. L’obscur aussi dépossède, je l’ai vu plus tard, mais il dépossède pour désarmer, pas pour libérer. Je le connais bien, lui aussi, trop bien. Peut-être est-ce le frère de la joie, un frère un peu caractériel ? En même temps qu’il la combat, il l’alimente en espérance. Et entre l’obscur et la joie, qu’est-ce qu’il y a ? L’ordinaire de la vie, cette histoire à nos seules mesures qui restera largement incompréhensible à ceux qui nous connaissent le mieux. Rien à voir avec ce quotidien de basse-cour dont on nous pourrit l’imagination ; celui-là ne mérite pas d’être escorté à l’égout.

Renoncer à se cacher dans le temps, à y aménager des refuges, des zones franches inaccessibles aux élans de la joie et à l’odeur de la mort. L’illusion de l’époque, c’est de pouvoir fabriquer de tels igloos. Pour les uns, la bonne planque, c’est de se fondre dans la masse ; pour d’autres, de se prendre pour le centre du monde. D’autres demandent protection au sérieux, à l’objectif, à l’utile. D’autres encore au divertissant, au futile. Ces stratégies ne valent pas un clou ; pourtant, plus l’époque se sent menacée par un infini qu’elle refuse de toutes ses forces, plus, à son stupide désespoir, elle se perçoit inachevée, plus cette diablesse hystérique s’entête à nier l’évidence. Ne pas s’abandonner, surtout ne pas s’abandonner ! Je comprends mieux pourquoi, toute ma vie, à peine arrivé dans un groupe, j’ai travaillé à m’en faire expulser. Être expulsé, c’est naître.

Je ne dirai pas que je n’ai pas peur de la mort, même si la confiance – ou le fatalisme – l’emporte le plus souvent. En tout cas, l’angoisse ne domine pas, ne domine plus. Ce qui est premier, en dépit de tout ou à cause de tout, c’est le sentiment de n’être pas encore tout a fait né. À un moment difficile de ma vie, j’avais composé une chanson dont le refrain était : « J’en suis toujours au temps/D’accorder ma guitare » Je retrouvais là un sentiment dont je m’étais longtemps laissé écarter par l’obsession d’être adulte. Je renouais avec mon enfance ou, plutôt, avec mon désir d’enfant.

« Celui qui a pensé le plus profond aime le plus vivant. » Si ma mémoire est bonne, c’est de Hölderlin. L’idée me convainc de moins en moins. Je dirais plutôt : « Qui aime le plus vivant se donne les moins mauvaises chances de ne pas penser trop creux. » Mais, le plus vivant, où est-il ?

Ami très bourgeois, très énarque, très mondain, qui vous êtes pourtant montré si prévenant à mon égard, si vraiment délicat, si indulgent, y compris ce jour où, déjeunant chez vous et me levant trop brusquement pour saluer votre femme qui traversait en coup de vent la salle à manger, j’ai heurté de ma chaise un innocent guéridon et brisé un vase de Sèvres plus innocent encore, j’ai renoncé à vous voir, contemporain si proche et si éloigné, quand j’ai lu la dédicace écrite de votre main à la première page d’un livre sur le luxe : imaginant me faire un grand plaisir, vous prétendiez que mon luxe à moi, c’était la liberté. Terrifiant quiproquo. Flagrante impossibilité d’échange. Limite absolue à toute communication. Pourrez-vous le comprendre ? La liberté n’est ni mon luxe ni mon vase brisé. C’est le verre acheté au super où je bois, jour après jour, cette existence douce-amère dont je renonce, sans doute à tort, à vous donner idée.

Une fois sur cent, la publicité du métro m’amuse ou m’émoustille. Le reste du temps, elle m’assomme. La nudité des murs sales serait-elle plus éloquente ? À moins peut-être, pour dérider les voyageurs, de les couvrir de citations croisées de Jean-Pierre Raffarin et de François Hollande ? Je ne me serais guère intéressé aux commandos anti-pub si la RATP ne leur avait répondu par une initiative hautement symbolique de la nullité des cerveaux technocratiques. Pour épargner à l’espace sacré de l’argent l’agressivité des protestataires, elle s’est en effet mis en tête d’offrir à la « liberté d’expression » plusieurs panneaux publicitaires. Chacun trouvera chez son sociologue habituel les commentaires qui s’imposent quant à ce détournement de détournement. Moi, je ne sais que songer, avec une tendresse apitoyée, au consultant dont les neurones s’usèrent à imaginer cette parade futée. J’imagine son soulagement de pouvoir enfin se venger de l’humiliation qui fut la sienne aux alentours de sa troisième année quand, pour faire cesser son babil, on posa devant lui une feuille et un crayon : « Fais un joli dessin, mon chéri ! »

On manque sa vie comme on manque un train : quand on ne réussit pas à monter dedans.

Ce voisin cherche à se loger en province et visite dare-dare appartements et maisons. Il est frappé par la tristesse des retraités qu’il rencontre, même et surtout s’ils sont nantis. Madame, volubile, empile les projets et fait réchauffer l’enthousiasme de ses vingt ans. Monsieur joue la profondeur, se perd dans des recherches inutiles, barbouille des paysages d’après cartes postales dans un réduit où désordre et saleté bénéficient d’une sorte d’exterritorialité. Quand on leur demande pourquoi ils veulent quitter une installation confortable, ces braves anciens hésitent un peu, puis avouent : « C’est pour nous rapprocher des enfants… » Le train, le train, il ne faut pas manquer le train !

La liberté, c’est n’importe quoi sauf n’importe quoi.

Le voisin a encore visité, au fond d’une campagne reculée, une immense demeure délabrée où s’était installée, disait l’agent immobilier en baissant la voix, une sorte de secte. Vivaient là des gens, des gens, disons-le sans hésiter, des gens d’une autre couleur. Laquelle, cela n’a pas été nettement établi. Une autre couleur. La maison n’était pas sans charme : la visite dura un bon moment. L’agent immobilier paraissait heureux de se confier. Oui, il avait parlé avec ces gens, avec la femme surtout, qu’il trouvait fort aimable. « Vous savez, dit-il soudain, elle raisonne comme vous et moi… » L’histoire se situe en février ou mars 2004. Le voisin met sa main au feu qu’aucune arrière-pensée, aucune mauvaise ironie n’effleure l’agent. Au contraire, dit-il. Cet homme lui annonce une bonne nouvelle, partage avec lui une magnifique découverte. À la cinquantaine, une dimension inattendue de l’humanité lui est révélée. Je crois le narrateur et je crois l’agent immobilier. Je ne ferai pas partie des procureurs qui saisissent toute occasion de monter sur leurs grands ânes. « La justice est le plaisir de Dieu seul. »

Derrière moi, dans la rue, deux adolescentes bavardent. « La moitié de la classe… », dit l’une. Le ton me suffit. Pas besoin de me retourner. Je retrouve d’instinct mon bon vieux sentiment de compassion. Cette « moitié de la classe » qui lui emplit la bouche, c’est les autres, au sens où Sartre disait qu’ils sont l’enfer : les autres, pas l’autre, pas la multiplicité des rencontres avec l’autre. Qu’il va être long ton parcours, jeune fille ! La masse opaque des autres, fruit de ton éducation petite-bourgeoise et de ta docilité, va te faire hésiter entre la fascination et la haine, entre l’imitation et le refus. Combien de temps te faudra-t-il pour comprendre que les autres n’existent pas, ou plutôt que l’existence que tu accordes à cette masse indifférenciée, inépuisable champ de manœuvres pour commissaires du peuple, pour prophètes, pour managers, est exactement proportionnelle à celle que tu te refuses à toi-même ? Que les autres, c’est une façon de désigner ta défaite ? Quand pourras-tu te déprendre de ce magma, quand rendras-tu à chacun des autres, au moins par l’imagination, son visage singulier ? Sauras-tu, un jour, voir le monde comme cet admirable concert dans la rue que nous offre L’enfant au violon ? Pour libérer les autres, de quoi deviendras-tu la spécialiste, la pasionaria, la Sœur Emmanuelle ? Entendras-tu en toi l’infime fausse note par quoi tout commence ? Mais est-ce pour toi que je m’inquiète, ou pour moi ? À mon âge, je n’ai pas encore réussi à les mettre KO pour le compte, les autres…

L’infime fausse note par quoi tout commence, ce n’est pas une manière de dire. Un des plus grands poèmes du XXe siècle, Le Fou d’Elsa, est construit sur une faute de français trouvée dans une chanson. « La veille où Grenade fut prise… » y était-il écrit, et non, comme il eût fallu, « la veille du jour où… ». C’est ce jour absent que la poésie était chargée de retrouver. La vie s’engouffre par les brèches ; c’est par nos défauts qu’on nous aime !

Si jamais un jour, fatigué d’errer, je me raconte que militer pour ce clan, pour ce club, pour ce parti, pour ce groupe donne réponse « à la question que je suis », ayez pitié de moi : aidez-moi à m’en dépêtrer !

Au tribunal, ce matin, les plaignants, que l’on n’accuse pourtant de rien, mettent les mains derrière le dos quand ils répondent aux juges. Vive l’école de la liberté ! Le foulard, est-ce vraiment plus grave ?

Une devinette des surréalistes. La maison du poète est en feu. Que cherche-t-il d’abord à sauver ? Réponse dans le Marché XI, inch’Allah.

Pour vendre ses culottes et ses soutiens-gorge, une marque de sous-vêtements (oserait-on encore parler de bonneterie ?) affranchit les filles : « La séduction n’est qu’un jeu. » Si cette pub incite les jeunes acheteuses à passer plus de temps à séduire et moins à regarder la télévision ou à préparer leur retraite, je ne m’en attristerai pas. Une société à dominante érotique me conviendrait très bien. Je ne suis pas le seul. Des gens aussi sérieux que Jacques Berque ou Jacques de Bourbon Busset, pour ne citer que les plus récents, ont envisagé sérieusement cette perspective. Ce que je ne pardonne pas à cette pub, en revanche, c’est le ne… que… Je ne veux pas de cette dévalorisation du jeu au profit du faux sérieux de la rationalité lucrative ou de la politologie constipée. « Nous ne connaissons les choses, disait Marcel Jousse dans son langage abscons mais génial, que dans la mesure où elle se jouent, se gestualisent en nous. (…) Le Jeu, c’est l’extérieur interactionnel qui s’insère en nous, s’imprime en nous, et nous oblige à l’exprimer. » Et encore : « Le Jeu est la chose la plus effroyablement humaine. » On trouvera cette pensée et ce langage dans L’Anthropologie du geste (Gallimard, 1974). Sans le jeu, les modes de l’humain ne sont plus que des mécanismes ; le plaisir est un fonctionnement hormonal, la pensée un exercice de récitation. Si, sur mon lit de mort, on me demandait ce que je regrette le plus, je dirais : le jeu. J’ai joué avec passion toutes les fois que je l’ai pu. Ceux qui m’ont détourné du jeu m’ont fait du mal. Ceux qui m’en ont donné le goût m’ont fait du bien. Quels jeux ? Les vrais. La compétition gratuite, la séduction, le jeu des mots, le jeu des idées. La danse ! Ah ! la danse ! Le jeu de se contredire, de se contrefaire, le jeu d’être multiple. Une vérité qui ne joue pas n’est pas généreuse. Tout amour joue ; l’esprit de sérieux le tue. Je ne pense pas être un esthète. Je ne joue pas par scepticisme, par désespoir, par ressentiment, par ennui, par raffinement ampoulé. Je joue parce que rien ne va mieux au désir que le jeu. Une vérité que ne frôle pas l’ombre du jeu mérite d’être renvoyée en cuisine. Un instant de jeu me fait croire dur comme fer au bonheur, me fait toucher l’immense, me propulse dans l’amitié, m’installe dans la confiance. Puisqu’il est souverainement bon, Dieu doit être aussi souverainement joueur. Mais je viens d’écrire une sottise. Sur mon lit de mort, je ne m’occuperai pas de mes regrets. Je demanderai : « À quoi on joue, maintenant ? » En haut lieu, on comprendra.

Chaque matin, au bulletin de huit heures de France-Inter, le même supplice : é, à la fin d’un mot, et parfois au milieu, devient è : « L’ information a ètè rèvèlèe par M. Delanoè. »  « Le gardien de but a dit que l’enjeu du match l’avait stimulè. » Comme si, par une inflexion narcissique, le journaliste voulait, au dernier moment, garder pour lui le propos qu’il adresse aux auditeurs, ou le leur reprendre. Snobisme et avarice.

Plus vaste, plus généreux, ce boucher de la rue Mouffetard dont une colère fit autrefois le bonheur d’un linguiste célèbre. Ce matin-là, dans la boutique, un chien mal surveillé par sa maîtresse s’était risqué à flairer d’un peu trop près une pièce de viande. Le linguiste fut aux anges quand il entendit ceci : « Moi, Madame, vot’ chien, la prochaine fois, c’est pas dans l’sien, mais c’est dans l’vôtre, de cul, qu’j’y mettrai mon pied. » C’est la tragédie classique, son rythme, son mouvement, clamait le linguiste à tous les vents. La présentation des personnages. L’entrée du héros, le toutou. Le créneau horaire dans lequel tout va se jouer. L’ambiguïté, la méprise. L’instant fatal. Boucher, vous avez bien parlè.

Je n’ai jamais été ni barriste ni deloriste mais le dialogue de ces deux grands anciens m’a entraîné l’autre soir dans un sommeil d’une parfaite quiétude. Leur connivence courtoise faisait passer un souffle frais sur le désert politique. Je me suis enhardi : j’ai monté le son. Ils en étaient à expliquer de concert que si le militantisme est en train de disparaître, c’est parce que les militants ne sont plus que des apparatchiks qui préparent les élections. Que cette explication fût un peu courte, ni l’un ni l’autre ne semblaient s’en apercevoir. Pour eux, le monde n’a pas changé, les esprits et les cœurs moins encore ; entre la société et les citoyens, rien ne s’est rompu. Ces hommes estimables mourront sans avoir rien vu de leur époque ; ils auront occupé les plus grands postes, se seront entretenus avec tous les puissants, auront sillonné le monde sans s’être jamais départis d’un humanisme studieux et modeste qui n’a même plus sa place au musée Grévin. C’est touchant, et c’est navrant. Bonsoir, mes jeunes anciens !

Côté femme est un hebdomadaire des éditions catholiques Bayard dont le premier numéro se propose de préparer les femmes à rien moins qu’« inventer un nouveau bonheur ». Deux comédiennes, une agent d’assurances et une directrice de laboratoire proposent quatre pistes d’une fulgurante originalité, d’une brûlante sensibilité :
1. J’ai appris à penser à moi.
2. Il suffit d’être attentif aux petites choses.
3. Il faut faire au mieux avec ce qu’on a.
4. Le bonheur, c’est de jouir de l’instant présent.
Tel est le projet de la civilisation chrétienne, version people. Kif-kif le reste, moins les filles à poil. Émétique.

De l’essayiste et critique Jean Onimus : « Émergés d’un trouble, nous ne sommes que trouble et ne créons qu’en troublant. »

Le combat des psys pour sauvegarder la liberté de leur profession me laisse sur ma faim. Ils ont évidemment raison de refuser la normalisation de leur activité, c’est-à-dire, en fait, celle du psychisme. Mais sentent-ils assez que c’est là un combat d’arrière-garde et qu’il est urgent de passer à la contre-offensive ? Que signifierait une société où tout serait contraint, sauf l’espace thérapeutique ? À quoi sert d’évoquer librement sa souffrance si rien de ce qu’on entreprend ne peut échapper à l’utilitarisme sordide et à la servilité ? Faut-il attendre, pour défendre la liberté, qu’elle soit étouffée par l’angoisse ? Les psys diront que leur affaire, c’est de soulager les misères de l’esprit. C’est vrai. Et les professeurs, qu’ils ont à transmettre le savoir. À chacun son champ particulier. Voilà qui paraît raisonnable. À cela près que, face à la globalisation de la contrainte, la sectorisation de la liberté est indéfendable. La feuille de route que nous impose une organisation sociale devenue folle ne peut pas constituer une règle de conduite. Un cadre, par exemple, ne peut plus faire semblant d’ignorer les conséquences des performances commerciales ou techniques qu’on exige de lui. Impossible de ne défendre que des intérêts particuliers quand l’ensemble de l’activité perd le nord. S’il est généralement utile d’établir de sages distinctions, il est parfois urgent de les oublier.

Pour le philosophe Möng-tseu, dont le nom fut latinisé en Mencius, le grand homme est celui qui « garde le cœur rouge de l’enfant ».

Un superbe livre de François Jullien sur la civilisation chinoise, La propension des choses, m’explique le malaise où me jette à peu près tout ce que je lis. Dans la tradition chinoise, quelque chose l’emporte sur la perspicacité intellectuelle : le sentiment aigu de participer au mouvement du monde, quoi qu’il en soit des événements, des circonstances et de l’idée qu’on s’en fait. Ce sentiment n’a presque plus aucune place en Occident. Ce qui s’y écrit souffre d’une carence de chair, de matière, de « cœur rouge », de vie singulière qui n’épargne même pas la littérature intimiste, aussi chosiste que le reste. L’Occident observe, constate, classe, commente, juge avec une confiance naïve dans le bien-fondé et la transcendance de sa posture. Paralysée par une terreur secrète, la plume n’y tremble plus ; le doute lui-même n’est qu’une hésitation devant un choix. Dans ces miroirs qui cherchent d’autres miroirs, je sens une détresse raidie en vanité, en orgueil, en susceptibilité agressive. La pensée n’y connaît pas l’étreinte, ni la caresse, ni la peur, ni le dégoût, ni le rire. Elle n’effleure pas le visage du monde. Rien ne la surprend, rien ne l’effarouche, rien ne la ravit. Même la colère, même l’indignation paraissent prévisibles, organisées. On est à l’affût des idées comme d’un gibier. Ni pesanteur ni légèreté, ni écho ni aura. La sensibilité des Occidentaux leur reste sur les bras. Quelque chose ne joue plus entre le monde et eux.

Participer au monde, c’est bien autre chose qu’intervenir dans ses débats. Il y a une frigidité douloureuse dans des mots comme intervenant, enseignant, apprenant, communicant. La perspicacité intellectuelle, aux yeux des philosophes chinois, n’est qu’une fonction. Le sentiment d’être relié au monde, fait d’appartenance et d’adhésion, relève, lui, de la vie de la nature. Quand une conscience particulière considère cet univers qui l’engloutit et qu’elle comprend, l’humain se manifeste dans sa vérité : d’un côté, la fusion toujours possible avec la nature, immense et familière ; de l’autre, cette voix singulière qui s’élève pour saluer le monde et lui donner forme. L’enfant n’a pas besoin d’explications pour entrer dans ce mouvement. Après, apparemment, ça se gâte ; en réalité, tout commence. Au petit garçon d’un de ses amis qui lui montrait fièrement son dessin, Picasso avait dit : « Si, quand tu sauras tout, tu fais encore des choses comme ça, alors tu seras un artiste. »

Il n’a jamais été simple de se tenir dans cette attitude de présence constante, ou de constance présente. C’est plus difficile encore depuis que nous avons quadrillé, du même mouvement, le monde et la conscience, depuis que nous les avons coupés, l’un et l’autre, de leurs racines et de leurs sources, depuis que, prenant une rationalité déraisonnable pour le tout de l’être, nous avons décidé, contre toute évidence, de voir dans cette mutilation un progrès et dans notre frustration une libération, depuis que nous avons fait de cette mutilation et de cette frustration les deux ressorts de ce que nous appelons le développement, concept magique et confus que nous proposons désormais comme principe non seulement à l’évolution du monde, mais encore à notre devenir personnel.

Tout le monde sait cela, ou l’éprouve. Nous serions pourtant de bien mauvais élèves de la pensée chinoise si nous trouvions là une raison de désespérer. Il est dans la nature des choses que tout cela passe, et tout cela passera : nous vivons une crise cyclique ou métaphysique dont notre alternance politique n’est que la copie en nougat. Chance ou péril ? Les deux, sans doute, il n’y a pas à choisir. Mais, à supposer qu’on le puisse, je parierais : chance.

Il n’y a pas plus de mérite à sentir son époque qu’à être témoin d’un événement historique ou d’un crime : on était là, voilà tout. Parce que, dès ma naissance, l’existence m’a placé dans une situation de porte-à-faux à peu près généralisée, je n’ai pas eu le moyen d’éviter un trouble que mon modeste courage et ma médiocre imagination m’auraient certainement épargné si j’avais été pris dans d’autres circonstances. En somme, j’ai adopté, moi aussi, la fière devise que la maison Bayard propose aux lectrices sans peur et sans reproche : « J’ai fait avec. »

Tout ne m’a pas été malheur, tant s’en faut, mais tout m’a été problème. Rien ne tombait jamais juste, ni la famille, ni la société, ni l’école, ni la culture, ni l’amour, ni la sexualité, ni les choix religieux, ni les engagements politiques, ni le travail. Il y avait heureusement la santé et, au cœur de cette santé, l’envie de vivre. Mais, pour y parvenir, j’avais toujours à produire un gigantesque effort de reconversion, comme si je n’avais jamais eu dans mes poches que de la monnaie étrangère.

Je ne suis donc pas spécialement étonné d’assister à la débandade de la civilisation occidentale. J’étais dans cette problématique avant même de savoir lire. Les règlements en tout genre dont on farcissait mon enfance et mon adolescence, je sentais chaque jour un peu plus fort qu’ils n’avaient rien à voir avec la vie. Je ne les refusais pas en tant que règlements : je les haïssais parce qu’ils ne me menaient nulle part. Mais ils étaient là, et je n’avais aucun moyen de m’y opposer. J’ai donc été un ultra, un ultra de la religion, de la morale, de la politique. Pour ne pas aller à ce que je n’aimais pas, je suis allé de toutes mes forces à ce que je détestais : c’était la seule manière de sauvegarder l’ébullition.

Je me trouvais tocard parce que, me comparant aux autres, je me voyais dépourvu de leur capacité de recul, de mise à distance, d’indifférence. Je ne savais pas interrompre une conversation par une pirouette ou un bon mot. Je me cognais la tête contre tous les murs. Mur d’une sexualité inaccessible. Mur d’un univers religieux manipulateur. Mur d’une société bourgeoise fondamentalement perverse, et dont les séductions ne me séduisaient pas.

Ce que je ne pouvais pas voir ? Une chose infiniment simple. Que je n’étais ni plus ni moins bête qu’un autre, ni plus ni moins lâche, mais que la situation affective et sociale dans laquelle j’avais été jeté m’interdisait toute solution négociée avec un monde que je sentais, au fond de moi, condamné. Je voulais m’engloutir dans chacun de mes problèmes, dans chacun de mes combats pour ne pas avoir à faire face à une difficulté d’une tout autre taille, celle de vivre dans un monde où je ne me reconnaissais pas. La question religieuse se posait à moi ? Elle se pose toujours. La question sexuelle ? Elle se pose encore. Heureux (?) ceux qui portent sur ces choses le regard mélancolique du patriarche apaisé : je ne fais pas partie de cette noble cohorte. Toutes les questions sont là, celles-là et tant d’autres, bien vivantes, bien exigeantes. Mais je comprends mieux que, fonçant tête baissée dans chaque bagarre, je cherchais sourdement à affronter quelque chose que je ne pouvais pas nommer, que je ne devine encore qu’à peine, que les problèmes dûment répertoriés escamotaient, et escamotent toujours.

Quoi donc ? Difficile à dire. Un débat qui court sous les débats repérables. Débat ne va pas : trop solennel, trop artificiel, empesé. Plutôt une tentation, une tentation positive, une certaine façon de se sentir de plain-pied avec soi-même, avec les autres, avec le monde. L’accès immédiat à l’intime et à l’universel. Non pas à des idées : à une source, à un ruisseau. À une mélodie sans prétention, mais sans mièvrerie. À un carrefour où se rencontrent et se concentrent l’essence du religieux, l’essence de la sexualité, l’essence du politique. Non pas quelque fumisterie sectaire, syncrétique, gnostique ! Un lieu intérieur que tout le monde reconnaît, le boucher de la rue Mouffetard, l’agent immobilier ébloui par une femme d’ailleurs, le vieux couple qui veut se rapprocher de ses enfants et qui ne les retrouvera pas. Un donné à la fois étrange et banal qui reconcerte en déconcertant.

Avoir pressenti dans ma vie des bouleversements qui la dépassaient de toutes parts et auxquels je ne pouvais donner l’ombre d’une explication puisque j’étais conscient de ne devoir cette particularité qu’aux seules circonstances, m’a longtemps été un insupportable handicap. Il m’arrivait d’envier – ou d’avoir envie d’envier – des gens dont l’existence paraissait couler de source. Le temps et l’évolution de l’époque ont transformé le handicap en privilège ; il me vient de la lumière d’où il ne me venait que de l’ombre. Ceux dont j’imaginais l’existence harmonieuse, leur angoisse me saute aux yeux. Cet équilibre que je me reprochais tant de ne pas savoir atteindre, je le vois en eux s’effriter, chanceler, menacer, mendier.

Il n’y a pas de remèdes partiels, pas de thérapies ciblées aux maux dont souffre notre société occidentale. Pour vous dissimuler ce b a ba et continuer à vous ravager tranquille, vous pouvez à loisir faire vibrer d’indignation vos cordes vocales, prendre le monde à témoin de la pureté de vos intentions, en appeler pathétiquement à l’optimisme, convoquer les grands ancêtres, pousser devant vous des bataillons de chercheurs et de trouveurs et, naturellement, exclure à tour de bras vos éventuels contradicteurs : chacune de ces simagrées apporte imperturbablement sa pierre à ce que vous refusez. Accueillir en soi un bouleversement qui dépasse tout ce qu’on peut en penser, le laisser exercer son action dissolvante dans tous les secteurs de la vie sans cesser de guetter le moindre signe de fraîcheur, voilà ce qu’on peut progressivement entreprendre, pour autant qu’on le sente nécessaire. En tout cas, s’engager seul, et à ses risques, dans l’imprévisible est désormais l’unique façon de rencontrer les autres. Le reste est un labyrinthe, un cimetière camouflé en labyrinthe.

(13 avril 2004)