Aragon comme je l’ai cru

LE MARCHÉ LIX

Trente ans après, la mémoire et l’oubli ont fait leur œuvre, ensemble. Des gens et des événements, il reste l’ineffaçable qui, le plus souvent, est aussi l’injustifiable. Effaré de ce que faisaient de Mai 68, d’une même voix, ses chantres ambigus et ses détracteurs maniaques, j’ai écrit en 1998 un petit livre que je voulais un mémorial de la simplicité lucide et fraîche qui avait, à l’époque, envahi tant de consciences, et que je croyais, que je crois encore, toujours vivante, même si elle n’est plus qu’une petite touffe d’herbe dans le béton, in ti touf zerb dann béton comme on dit à la Réunion.
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Il y aura trente ans dans un mois, la radio m’avait réveillé avec une chanson d’Aragon, bien étrange à cette heure matinale. C’était Heureux celui qui meurt d’aimer, j’avais deviné tout de suite. Pour cet anniversaire-là, je m’étais promis de me taire. Sur les événements de Mai, je n’avais presque rien écrit, ce silence me pesait. Sur l’œuvre d’Aragon, au contraire, j’avais publié un livre en 1966, puis l’article de la première édition de l’Encyclopædia Universalis, d’autres textes encore dans la revue Europe et ailleurs, sans compter les conférences et les interventions. Je ne croyais pas avoir quelque chose d’utile à ajouter. Aragon et Elsa, j’en parle en famille ou avec les amis, et j’en parle, dans ce Marché, à d’autres amis, le plus souvent inconnus. Si j’expliquais cela à un jeune, je lui dirais ceci, plaçant mon vocabulaire sous son contrôle : en 98, si je m’étais tu, ça m’aurait frustré grave ; en 2012, garder tous ces souvenirs au chaud, ça le faisait.
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J’ai changé d’avis. Je vais parler d’Aragon. Conséquence indirecte, peut-être, de la controverse musclée qui a opposé deux spécialistes de son œuvre. En même temps que paraissait dans la Bibliothèque de la Pléiade des éditions Gallimard, sous sa direction, le tome V des Œuvres romanesques complètes d’Aragon, Daniel Bougnoux publiait, dans une collection dirigée par ce même Jean-Bertrand Pontalis dont je saluais la lucidité dans mon dernier Marché, un essai intitulé Aragon, la confusion des genres. Légataire testamentaire d’Aragon, Jean Ristat ne s’opposait pas à la publication de ce texte, à condition toutefois qu’en fût retiré un chapitre qu’il jugeait diffamatoire à son égard et à l’égard d’Aragon. Daniel Bougnoux y raconte une scène assez glauque, dont il fut l’unique spectateur, survenue en juillet 1973 dans la chambre qu’occupait Aragon à la résidence-hôtel du cap Brun, à Toulon. J’avoue ne pas avoir le goût d’en reproduire le détail. On le trouvera sans peine, si on juge nécessaire de le chercher, sur les sites des diverses publications qui ont cru devoir reproduire le chapitre en question, finalement retiré par son auteur, même s’il continue à protester contre ce qu’il tient pour une censure.
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J’étais embarrassé. L’essai de Daniel Bouchoux, qui ne me convainc pas entièrement, est intéressant. Le Sur Aragon de Ristat, écrit en dialogue avec Francis Crémieux, l’est aussi. Mais l’affaire, elle, par quelque bout que je la saisisse, ne me plaisait pas. Le chapitre ne me plaisait pas. « Avec Aragon, disait Daniel Bougnoux à Alain Veinstein le 22 novembre 2006 au cours d’un entretien sur France Culture, il y a une figure méconnue, de moins en moins méconnue, mais quand même c’est quelqu’un qui a été terriblement insulté, et moi, j’ai envie de le défendre. C’est un bon combat, à mes yeux. » Excellent combat, assurément, mais n’y a-t-il pas des choses qu’il serait plus amical de taire quand on veut défendre un ami terriblement insulté ? N’en finira-t-on jamais de commenter l’évidente bisexualité d’Aragon ? Jusqu’où faudra-t-il aller dans le déballage ? Tout dire ? Toujours ? À tout le monde ? Par principe ? Et si l’on blesse une mémoire ? Et si ce qu’on révèle fournit un alibi commode à la paresse du lecteur et, en faussant perspective et proportions, le fait finalement plus ignorant que s’il ne savait rien de rien ? L’intelligence ne doit pas savoir filtrer ? L’âme ne doit pas savoir se taire ? L’amitié ne doit pas savoir dissoudre ? La transparence, vraiment ? Quand il s’agit de l’être humain ? Se fier à la transparence, faire semblant d’y voir une vertu, ignorer que c’est l’arme absolue de l’intimidation, le silencieux du revolver des puissants, des clubs, des gangs, des mireurs d’œufs, comme dit Aragon, des vérificateurs des poids et mesures ? Comme s’il y avait plus fieffé menteur qu’un flic de la transparence ! Alors, quoi ? L’ardente obligation que nous impose la connaissance scientifique de tout décrire par le menu ? Là, on nous prend pour des enfants de chœur. Bref, le chapitre ne me plaisait pas. Mais voilà, la censure ne me plaisait pas non plus. Outre qu’elle n’a pas atteint son objectif puisque le texte contesté n’a pas échappé à la curiosité militante et si profondément désintéressée de médias qui ne cessent de tendre leur sébile à mon ordinateur, elle a fait bouillonner l’affaire dans la petite marmite de l’édition tout en étouffant le débat de fond sur la question gravissime qu’elle posait, bien au-delà de la personne et de l’œuvre d’Aragon. J’aurais de beaucoup préféré que Jean Ristat se contentât de prendre sa plume pour mettre en question non seulement la légitimité et l’utilité de ce dévoilement de l’intime, qui ne me sont nullement évidentes, mais aussi, peut-être, du point de vue de la critique littéraire, l’interprétation qu’en donne – ou plutôt que n’en donne pas – un témoin de toute évidence honnête et désolé, mais qui semble, trente-neuf ans après, aussi traumatisé qu’au premier jour, et dont l’amitié sincère et profonde qu’il nourrit pour Aragon paraît hésiter à congédier le sentiment de culpabilité que cherche désormais à imposer en toute chose l’esprit de la communication, je veux dire de la communicancance.
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Après avoir lu Aragon, la confusion des genres, j’ai acheté le numéro hors série que Le Monde vient de consacrer à Aragon, numéro qui s’ouvre précisément par un avant-propos et un long article de Daniel Bougnoux, lequel, à ce que j’imagine, a largement inspiré l’ensemble. J’y ai retrouvé des textes dont je ne me lasse pas, notamment l’admirable Richard II quarante que chantait Colette Magny, des passages de La Mise à mort, bien d’autres encore. J’y ai trouvé aussi – rien de neuf dans la République des Lettres -, outre des méchancetés surréalistes inutilement exhumées, la nouvelle que Le Fou d’Elsa « endort vite » Philippe Sollers. Puis j’ai feuilleté la bibliographie et aperçu, au sein d’une généreuse liste de trente ouvrages critiques, le titre de l’essai de Georges Raillard, publié en 1964. J’ai failli ne pas aller plus loin. Inutile de chercher Dupont quand on a trouvé Dupond, l’essai de Raillard et le mien se suivent depuis quarante-six ans dans les bibliographies d’Aragon avec l’inébranlable fidélité des amis de Tintin. Allons, un coup d’œil quand même ! Eh bien, macache ! Dupond est bien là, mais Dupont manque à l’appel. Il s’est enfui, ou on l’a viré.
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Cette absence ne m’a pas plu du tout. Et si je vois bien que je n’ai pas grand-chose à gagner en m’engageant dans ce qui risque de passer pour un exercice de vanité, ce désagrément m’est moins redoutable que la honte où me laisserait le silence : de cette affaire, en effet, si je ne parle pas, personne ne parlera, et quelque chose d’Aragon disparaîtra à jamais. Ce livre, qui a trouvé, en 1966, un assez large public, a laissé des traces auxquelles Aragon tenait, et auxquelles je tiens pour des raisons fortes. Si le milieu littéraire se prend aux cheveux pour savoir s’il faut ou non braquer les projecteurs sur une scène burlesque qui s’est déroulée devant un seul spectateur, la disparition d’un dialogue dans lequel Aragon s’exprime sur des sujets de première importance, et qui contient un document majeur pour sa biographie et celle d’Elsa Triolet, ne va pas manquer de l’empêcher de dormir. Pour ma part, voilà trente ans que je n’ai pas mis mon grain de sel dans les débats littéraires, j’aurais pu continuer ainsi. Mais non. Stop. Si je ne suis guère ici que l’âne qui porte les reliques, cet âne, encore capable de ruer très convenablement, ne laissera pas ses chères reliques filer en douce dans les chiottes de la communication.
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Mais, en trente secondes, la colère a cédé la place à un sentiment autrement plus fort : la joie de me voir offrir cette occasion en or de parler d’Aragon, la joie de l’accepter, la joie d’y répondre. Au fond, je n’attendais que cela. Je vais donc revenir sur les circonstances dans lesquelles j’ai écrit Aragon, le réalisme de l’amour, je vais raconter cette rencontre. Il ne s’agit pas d’un souvenir littéraire, je me fous des souvenirs littéraires. Je parle d’instants de sens qui, quarante-six ans après, ne diffuseraient plus rien pour moi s’ils ne concernaient que moi.
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1965. J’ai trente-deux ans, je viens d’écrire un roman, le premier livre publié par Simone Gallimard au Mercure de France. Clément Borgal, qui dirige aux éditions du Centurion, une maison du groupe catholique La Bonne Presse, la collection « Humanisme et religion », souhaite que j’y publie un essai sur un auteur du XXe siècle de mon choix. Je propose Romain Rolland, dont je connais bien l’œuvre. L’idée n’enthousiasme pas l’éditeur qui me demande un autre nom. Et je m’entends prononcer celui d’Aragon, comme si c’était tout naturel, comme si je connaissais de lui autre chose que « Celui qui croyait au ciel/Celui qui n’y croyait pas » et Elsa, lu et relu à Alger en 1960. Absurde ? Pas du tout.
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Aimer d’abord, connaître après. Tu es belle parce que je t’aime : on peut, autant qu’on voudra, inverser les rôles et les sexes, mais pas l’idée, pas la pensée, pas la substance : c’est de cela que nous sommes faits, c’est l’amour qui crée, c’est l’amour qui a la clef du comprendre, jamais rien d’autre, nulle part, qui que nous soyons, quoi que nous fassions, disions, pensions, sentions. C’est Agapè qui crée, même si, sur cette terre, elle marche toujours main dans la main avec ce charmant petit bandit d’Eros qui, si haut qu’il chante, ne la lâche jamais, au grand jamais, ce qui épate encore plus les émancipés d’aujourd’hui que les chaisières d’antan. On m’a parfois demandé pourquoi le succès de ce livre ne m’avait pas poussé à continuer dans la critique. Pour Claudel, j’aurais bien voulu, mais j’arrivais trop tard. Pour les autres, pas la peine. Ils m’intéressaient, je les estimais, mais on ne peut pas aimer tout le monde. Je me rappelle le raffut, à la sortie du livre, quand Aragon et moi nous sommes retrouvés sur le plateau de Paris-Club, et que j’ai expliqué à Jacques Chabannes que la littérature française du XXe siècle, c’était Claudel et Aragon, Aragon et Claudel, point final. « Et Proust, insistait-il gentiment, il y a Proust, quand même, il y a la Recherche… ? » Niet. Proust, c’est passionnant, mais sa place n’est pas là. Je n’en démordais pas, ayant peut-être, à la fin, l’esprit ailleurs, car tous les invités du jour se tenant à l’époque en rond sur le plateau, je pouvais admirer les intervenantes suivantes, des mannequins de lingerie en soutien-gorge et petite culotte qu’Aragon (j’ai conscience du poids de cette révélation), qu’Aragon, je le jure sur le Who’s Who, considérait, lui aussi, avec une extrême attention.
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Je me suis mis à lire, à lire, à lire. Quand je découvrais, dans un texte ou dans un autre, le départ d’une avenue ignorée ou l’entrée d’une galerie secrète, je mesurais mon imprudence et passais vite de l’exaltation à l’accablement. Mais Aragon m’était devenu nécessaire, aussi vite que Paul Claudel l’avait été à mon adolescence quand j’avais entendu à la radio son Livre de Christophe Colomb. Il est vrai que j’étais passé, vers les vingt ans, par une phase de catholicisme doctrinaire qui avait laissé des traces ; mon enthousiasme pour Aragon, ce communiste, cet athée, n’était pas sans m’inquiéter un peu. J’aurais mis plus de temps à me débarrasser de ce scrupule sans la présence de Stanislas Fumet au Conseil de rédaction de la revue La Table ronde, dont j’étais alors secrétaire général. Il m’aida à concilier ce que j’imaginais inconciliable. Il connaissait bien mes deux héros. Ami du poète catholique, il devint président de la Société Paul Claudel. Mais le même Stanislas Fumet avait fondé avec Aragon, Auguste Anglès, Henri Malherbe et Jean Prévost, en février 1943, le périodique Les Étoiles, qui, comme Les Lettres françaises le faisaient en zone Nord, diffusa en zone Sud l’esprit de la Résistance. J’étais frappé de sa manière de parler d’Aragon. Une estime profonde, une compréhension souple, une indulgence rieuse pour ses jeux et, à certains moments, un silence léger qui n’était ni distance ni désaveu, mais comme une plongée en lui-même dont il remontait avec un sourire renouvelé. Quand j’ai découvert La Mise à mort, qu’Aragon m’avait fait lire, ce me fut une grande émotion d’y trouver, à la fin du chapitre intitulé Murmure, l’entrelacs des deux sensibilités poétiques qui me touchaient le plus :
« Te souviens-tu comment cela se passe au dernier acte de Tête d’Or ? Non, naturellement. C’est le Roi qui a voulu mourir. Ça, je ne me souviens plus du tout pourquoi il a voulu mourir, mais il a arraché ses pansements, il a rouvert ses plaies, saigné, terriblement saigné… tu vois ça d’ici, être l’a fui, il est mort, et puis non, tout se calme, il ouvre les yeux il parle : Combien – y a-t-il de temps – que j’étais vivant ? demande-t-il. Ainsi cette vie, apparemment revenue, à ses regards n’est que la mort. C’est presque tout ce que j’ai jamais retenu de Tête d’Or : qu’un garçon de dix-neuf ans nommé Claudel ait ainsi formulé l’informulable, ce sentiment que tout arrêt de conscience lève en moi depuis cette minute où tu es entrée, où tu as compris que j’étais… enfin que trois semaines de moi étaient mortes, et je n’avais pu trouver les mots pour te demander combien de temps il y avait, que j’étais… cela ne signifie plus la même chose, les mots meurent, s’altèrent, le sens se perd, se fourvoie, quand cela, quand cela, étais-je donc vivant ? qu’un garçon de dix-neuf ans ait ainsi formulé ce qui m’est informulable… »
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L’éditeur catholique est surpris de ma proposition, mais ne refuse pas de mettre un livre sur Aragon à son catalogue. Il voudrait seulement en savoir un peu plus sur mes intentions et se demande aussi, avec perplexité, ce que serait la réaction de la presse communiste. En réalité, cette initiative s’inscrit assez bien dans les préoccupations de l’époque. Le pontificat de Jean XXIII, le concile de Vatican II, d’un côté, les débats internes du Parti communiste, de l’autre, créent un climat favorable au dialogue. De part et d‘autre, les plus lucides sentent que le temps des anathèmes et des excommunications est passé, dans quelque langage qu’on les distribue. De l’urgence de cette confrontation, Roger Garaudy fait un article de foi. Ce désir d’ouverture va de pair, me semble-t-il, avec une prudence bien comprise : ni les uns ni les autres ne souhaitent se voir reprocher leur intolérance. Les éditions du Centurion acceptent donc de bon cœur l’idée qui m’est venue après une première rencontre avec Aragon aux Lettres françaises : lui proposer de publier des notes marginales dans mon texte. Il répond ceci à la lettre dans laquelle je lui soumets ce projet :
Cher Monsieur,
L’idée de votre éditeur me semble intéressante. Elle me tente. D’autant que ce que vous m’avez exposé de vos intentions appelle évidemment réponse. Là ou ailleurs. Mais pourquoi pas là, c’est-à-dire dans le livre même. Sous la forme d’une lettre, d’un commentaire en appendice, ou sous celle de notes marginales, cela dépend évidemment de l’essai lui-même, de ce qu’il sera. Dans le principe, je suis donc d’accord, sans bien entendu que ceci constitue un engagement formel. Non pour les raisons de je ne sais quelle prudence, mais parce que d’une part il faut que la lecture de votre texte me donne l’envie du commentaire, et que ce n’est pas couru (je ne sais écrire que poussé par une certaine nécessité, et suis d’autre part le siège d’une abominable perversité à l’égard de toute chose qui prend à mes yeux caractère de devoir…), et d’autre part que je suis un vieil homme avec ce que cela comporte parfois de lassitude.
Ceci dit, bien sûr, je ne demande qu’à vous voir. Si cela ne vous est pas trop difficile, je vous demanderais que ce ne soit pas la semaine prochaine, où mon pauvre temps déjà gémit d’encombrement. Le plus simple serait (les rendez-vous à distance, ou je les oublie, ou quelque chose survient qui les rend catastrophiques) que vous me téléphoniez de mardi en huit le matin (à partir de neuf heures). Nous nous entendrions, et je pense que vous voudrez bien me faire le plaisir de venir chez moi, plutôt qu’aux Lettres où il y a toujours quelqu’un qui piaffe derrière la porte pour une question du journal. D’autant, comme je vous le disais, qu’il faudrait peut-être que je vous donne perspective de ce que j’écris pour l’instant, et qui tout de même modifie un peu la figure des choses.
Très sympathiquement.
Aragon
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Quelques semaines plus tard, après avoir téléphoné à BAB 57-48, je prenais place pour la première fois dans le grand fauteuil à oreilles – le fauteuil d’Elsa – où ceux qu’Aragon appelait ses « essayeurs » venaient, parfois quatre ou cinq heures d’affilée, écouter des extraits du livre en cours ou, parfois, le livre tout entier. Il revint brièvement sur sa lettre pour me confirmer son accord de principe, sans engagement. Puis, sans transition, se mit à lire des pages de Blanche ou l’oubli. Ces séances m’auraient sans doute semblé harassantes si j’avais tenté d’opposer à ces vagues de rêves quelque chose comme une dérisoire lucidité critique. J’ai appris au 56 rue de Varenne qu’il est des circonstances où il faut savoir se taire. Non. Pas se taire : la fermer, la boucler en dedans. Outre Blanche ou l’oubli, j’ai ainsi entendu des nouvelles du Mentir-vrai, des poèmes inédits, des morceaux de préfaces aux Œuvres romanesques croisées. De temps en temps il interrompait sa lecture pour narrer avec une extraordinaire minutie et une passion intacte des événements de vingt ou quarante ans. Parfois Elsa entrait : « Je parie que Louis ne vous a rien donné à boire… »
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Aragon a publié plusieurs livres d’entretiens, avec Francis Crémieux, notamment, et avec Dominique Arban, mais c’est, à ma connaissance, la seule fois qu’il est intervenu directement dans le texte d’un essai. J’étais touché de sa confiance et n’avais aucune réticence à lui laisser le dernier mot. Ses notes corrigèrent quelques erreurs, nuancèrent ou critiquèrent certains de mes propos, notamment sur ses portraits de prêtres que je n’aimais pas trop, peut-être parce que je les trouvais trop indulgents. On reprit beaucoup, à l’époque, notre échange sur le réalisme socialiste. Je parlais de l’erreur qu’Aragon pourchasse « dans un certain réalisme socialiste, celle qui consiste à construire une réalité de réclame » Et j’affirmais que ce qu’il entend par réalisme « est une vision de l’homme total, en tant qu’il vit dans une histoire, mais aussi dans une histoire intérieure. » Il répondit ainsi : « C’est précisément cela, et cela seulement que j’appelle réalisme socialiste, l’autre n’est pas « un certain réalisme socialiste », mais un prétendu réalisme socialiste. » L’affaire est loin d’être close. Imaginons qu’on remplace réalisme socialiste par réalisme de la postmodernité communicante…
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Henri Desroche a finement compris ce qu’étaient ces échanges entre chrétiens et communistes. Il a bien vu qu’il y avait non pas un, mais deux dialogues. Le débat entre celui qui croit au ciel et celui qui n’y croit pas, s’il veut s’enfermer au pays de l’abstraction, se heurte vite au mur des impossibles abandons. Il se condamne à de puériles cérébralités, et tourne court. Comme sur les routes du pèlerinage de Chartres, il ne mobilise guère, de part et d’autre, que des arguties, de la propagande et de la mauvaise foi. J’ai fait cette expérience, il ne m’en resterait qu’un souvenir détestable si j’oubliais la Beauce, la cathédrale au-dessus des blés, Péguy, l’ivresse de la marche, les vastes liturgies et la fatigue qui faisait encore plus lumineux le visage des belles jeunes filles. Entre chrétiens et communistes (Aragon ne voulait pas que je le dise marxiste), le débat Dieu existe/Dieu n’existe pas n’était pas l’essentiel. À l’ombre de cette problématique scolaire, il y avait, de chaque côté, un tout autre enjeu. Les uns et les autres étaient affrontés, dans leur camp lui-même, à des bouleversements radicaux qui les divisaient. Des deux côtés, quelques-uns sentaient la nécessité d’échapper aux attitudes trop rigides, trop défensives ; des deux côtés, la plupart des fidèles ou des militants se crispaient sur de prétendues vérités qui, sous leurs yeux, se vidaient de leur vérité. Quand Maurice Bellet renvoie aujourd’hui dos à dos la fureur doctrinaire et l’indifférence relativiste, il me ramène à ces dialogues avec Aragon dont je ne comprenais pas pourquoi ils me bouleversaient à ce point, comme si quelque chose en moi, tandis que je l’écoutais et – parfois – lui répondais, s’affirmait en se transformant, se confirmait en se disloquant, renaissait en s’évanouissant.
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La critique a bien voulu souligner qu’il n’y avait dans ce livre aucune entreprise de conversion. Je crains qu’elle ne se soit montrée indulgente. Si, en effet, je m’efforce de m’appuyer sur les textes, de les comprendre par l’intérieur et de me laisser entraîner par la logique et le mouvement qu’ils me suggèrent, un débat sur l’image, à la fin du livre, me fait retrouver, si j’ose dire, mes démons familiers – mais importés – de l’apologétique et de la démonstration. Quand je relis ces passages, je sens qu’ils sonnent légèrement faux. Aragon le perçoit immédiatement et signale avec humour : « Au vrai, sur la fin de ce livre, remarque-t-il, c’est toute la question de la métaphore qui se trouve ainsi diaboliquement rouverte. » Je lui ai été reconnaissant de cette note, elle m’a touché plus que ne l’aurait fait un compliment. En signalant l’instant où je perds de vue l’attitude dans laquelle je désire m’engager, il l’authentifie. Et non seulement il l’authentifie, mais il me fait savoir que c’est bien ainsi qu’il s’est, lui aussi, engagé dans ce dialogue, que nous avons essayé tous deux d’échapper, du même coup, à l’esprit doctrinaire et au relativisme, ces deux manières symétriques d’ignorer autrui, de le réduire à une épure ou, comme disent, d’une même voix, militaires et managers, à une cible. S’engager sur ce chemin, tout miser sur la relation, sur la compréhension du dedans, renoncer au vibrato étranglé de la certitude comme au constat maniaque et stérile des différences, c’est s’avancer en terrain découvert, c’est s’exposer au tir de toutes sortes de snipers ivres d’objectifs – le même mot désignant à la fois les exigences du contrat qu’ils ont signé et la violence qu’il leur impose.
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J’ai raconté trop vite, dans le Marché XXXIX, le bref dialogue qui surgit quand, me lisant un texte, Aragon surprend mon regard sur le tableau accroché derrière lui, une toile abstraite, du bleu et du noir, où il n’est pas impossible d’imaginer une Crucifixion. « Ce n’est pas ce que vous pensez », me dit-il. Puis, très vite : « Accepteriez-vous que nous disions ensemble que nous n’en savons rien ? » Ensemble, oui, je l’acceptais, et ce n’était nullement une concession. De fait, je n’en savais rien. Et je n’imaginais pas davantage que la phrase qu’il venait de prononcer pût elle-même sous-entendre quelque chose, par exemple qu’il pouvait peut-être, d’une certaine manière, savoir ou, au contraire, qu’il y avait dans son non-savoir comme un savoir renversé. Non. Celui qui croyait au ciel ne savait pas, celui qui n’y croyait pas ne savait pas non plus. Mais quelque chose faisait que le dire ensemble changeait tout. Non que cet ensemble, à son tour, ouvrît sur une certitude, et donc sur un nouveau tour de valse métaphysique. Il n’ouvrait sur rien. Aragon était là, c’était Aragon. J’étais là, c’était moi. Vanité d’en parler. Vanité de ne pas en parler. Nous ne nous sommes jamais fait la moindre confidence.
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Un jour il avait brandi une feuille du manuscrit de mon essai, devenue la page 177. J’y évoque l’admirable texte du Fou d’Elsa qui raconte les amours tragiques de Chateaubriand et de Natalie de Noailles, et je cite ces six vers :
Ce n’est que bien plus tard et lorsque la folie
Emporta Dolorès aux rives de l’oubli
Que René comprendra que de lui tout commence
Ah la nuit dans ses bras trouve-t-elle semence
De lui vient le malheur Lucile ou Natalie
Et que tout ce qu’il aime est frappé de démence
J’avais placé un appel de note après Dolorès pour expliquer qu’il s’agissait de Natalie de Noailles. Puis, sans trop savoir pourquoi, pour le plaisir, pour le mystère, pour la musique, j’avais recopié ces deux autres vers sur Natalie :
En sa saison d’Espagne elle était Dolorès
Et lui va l’appeler Blanche dans ses amours
« Vous ne pouviez pas connaître Blanche », m’a-t-il dit avant d’ouvrir son manuscrit à la troisième partie de Blanche ou l’oubli, dont ils sont l’épigraphe.
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Mais voilà que je parle de moi… Reviens à la troisième personne, mon ami, celle dont on parle… Il y a un texte de Claudel sur la troisième personne, je ne l’ai pas retrouvé. Agapè ignore ce tiers-étant, Agapè dit toujours tu. Et tu, ça marche avec je, il n’y a que il qui marche tout seul, comme un gros ballot. Et Aragon, même si, en dépit de ses moqueries, je ne l’ai jamais appelé autrement que Monsieur, c’est-à-dire, le plus souvent, pas appelé du tout, n’a jamais été pour moi un il.
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Dans le numéro du Monde, ce très beau mot de Tristan Tzara : « En toutes choses, Aragon aura fait du zèle. » Vrai. L’enfant mal aimé, assez aimé pour savoir ce que c’est, pas assez pour en être apaisé et fortifié, et qui court après toute promesse, après toute ombre de tendresse ou d’amitié comme il court après les moineaux, l’enfant qui veut toujours – qui doit toujours – faire plus, plus qu’on ne lui demande, plus qu’il ne le peut, l’enfant qui prend trop d’assiettes à la fois et les casse, l’enfant toujours prêt à être utile, à faire plaisir, plaisir, plaisir. Et l’enfant grandit, et grandit aussi le manque, et le voilà à courir après n’importe quoi, et le visage de l’amour qui se transforme, se complique, s’alourdit, et la séduction qui s’aggrave, mais quand même tout est bon où palpite vaguement de la présence, du désir, tout est bon qui semble large, un peu plus large. Et le mot d’Elsa, quand il lui lit la première partie des Cloches de Bâle, ce tourbillon d’aventures : « Tu vas continuer longtemps comme ça ? » Elle a raison, de toute sa bonne volonté d’enfant il lui donne raison, il n’en fera jamais assez pour lui montrer qu’il sait qu’elle a raison. Elle a raison, mais on ne se refait pas une enfance.
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La bonne volonté, l‘extraordinaire bonne volonté d’Aragon. Cette carte postale du 10 août 1968, ce luxe d’explications sur un détail :
Cher Jean Sur (que je ne guérirai donc jamais de ce solennel Monsieur !) J’ai eu votre seconde lettre de Paris à Zurich. Nous ne rentrons à Paris que le 5, et comme je m’aperçois que vous serez au Québec du 17 au 8 septembre, je pense que cette carte vous atteindra mieux à Champagne-sur-Seine. Faites-moi signe à votre retour. J’aimerais bien vous voir et vous entendre.
Bien amicalement.
Aragon
Je lis que, dans son agonie, on l’a entendu murmurer : « Je fais ce que je peux » Le voilà, le mot de l’enfant qui vit au-dessus de son régime, l’enfant qui veut montrer qu’il aime, mais qui veut surtout montrer qu’il sait qu’on l’aime, l’enfant en désarroi, le généreux enfant en désarroi qui veut faire cadeau de sa reconnaissance.
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Le Parti, bien sûr, parce qu’il y a de la vie là-dedans, apparemment. Aragon n’y est pas entré, comme on le pense souvent, poussé par le besoin ou le plaisir de se sentir « engrené aux rouages d’une organisation de masse ». Il dit le contraire, expressément, quand il raconte qu’après l’intervention de Clara Zetkin à Tours, l’envie lui étant venue de s’inscrire au tout jeune Parti communiste français, il s’est rendu rue de Bretagne où un personnage inélégant lui a parlé de « l’envie de ne pas rester seul, de descendre dans la rue, pour se sentir les coudes avec d’autres, suer ensemble… Il faisait des deux mains la mimique d’un ruissellement de sa calvitie à sa bedaine. Je n’avais pas eu envie de rester. » Ses raisons étaient autrement complexes, et profondes. Il n’a pas vu dans le Parti communiste un moyen d’échapper à sa solitude, un creuset où il pourrait la fondre, mais plutôt un lieu où il pourrait la refonder, la remettre sur ses pieds. Énorme paradoxe : en adhérant au Parti, il a cherché une affirmation de lui-même, de sa singularité, de sa solitude. Et il y eut les déceptions, Staline, cette illusion tragique, l’aveuglement des dirigeants communistes français, la lente et douloureuse prise de conscience, jusqu’au chantage au suicide, en 1968, si le Parti ne condamnait pas formellement l’agression de Prague. L’enfant mal aimé ne peut pas se taire devant l’évidence du mal. Mais renier ce qu’il a aimé, c’est nier qu’il en ait été aimé, cela lui est insupportable et le replonge dans une intolérable détresse. Et tandis que les uns reprochaient à Aragon d’être beaucoup trop communiste ou, tout simplement, de l’être, les autres, caciques du Parti en tête, travaillaient méthodiquement et lourdement à sa légende dorée : il y a tant de manières de ne pas comprendre, tant de manières de refuser, tant de manières de ne pas aimer. Je notais, après 1968, que les réactions étaient les mêmes quand il s’agissait de sa vie avec Elsa. Les uns, excipant de leur libération supposée, daubaient sur une fidélité où ils voyaient une servitude, et le pressaient, plus ou moins grossièrement, de suivre leur exemple, arguant souvent de sa bisexualité. Les autres, athées ou croyants également inquiets de la rapidité des transformations en cours après Mai, redoublaient de dévotion à l’égard d’un couple idéalisé où ils voyaient secrètement un utile conservatoire des valeurs traditionnelles.
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Daniel Bougnoux cite fort opportunément cet extrait d’une lettre de Drieu la Rochelle à Jacques Doucet : « Vous et moi, Monsieur, nous sommes dans le siècle, Louis Aragon n’y est pas. Il a prononcé des vœux qui l’en excluent. La méditation perpétuelle de l’absolu fait à Aragon et à quelques autres des paupières crispées. Leurs regards coupent les choses, y font des angles qui nous blessent et qui semblent entamer la substance de ces choses. »
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Mon mauvais esprit a ramené ces regards qui « coupent les choses » à L’Hécatombe de Georges Brassens. C’est bien cela : Aragon suscite un fantasme de castration chez ceux qui se croient les familiers de « la ré, la ré, la réalité » et, d’une manière ou d‘une autre, apparatchiks ou communicancants, s’en font les champions, les interprètes officiels. Naïveté dérisoire, pitoyable, monstrueuse. Vous et moi, Monsieur, nous sommes dans le siècle : que c’est bête, que c’est creux, que c’est posé ! En ai-je vu pourtant de ces terrorisés agressifs qui carrent leurs fesses dans le fauteuil de l’époque en espérant qu’on leur confirmera que tout est là, qu’ils sont complets, exempts de toute surprise, définitivement tranquilles! Pauvres gens ! Que quelqu’un, non loin d’eux, reste debout, les voici qui s’évertuent à le faire s’assoir ou, s’ils n’espèrent pas y parvenir, se tiennent prêts à évacuer leurs fesses là où il le leur ordonnera, comme s’ils devinaient confusément qu’ils voyagent dans la vie en fraude, qu’ils n’ont pas composté leur billet d’insécurité, et que le contrôleur du destin ne l’oubliera pas.
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« Rien de tel qu’un flux de conscience pour mélanger les genres », écrit Daniel Bougnoux. Allusion au Traité du Style : « Avez-vous jamais vu un incendie, il n’y a rien de tel que le feu pour mélanger les genres ». La même chose, en somme, mais au feu près, qui carbonise cette tentative de réduction. Car le feu, voyez-vous, réchauffe, illumine, consume. Quelque idée que vous en ayez, il y a de la transcendance dans le feu. Un flux de conscience glisse, frétille un instant dans la poêle de la littérature, et ciao. Le mélange des genres, d’ailleurs, n’est pas leur confusion. Cuisiniers et peintres mélangent les couleurs et les arômes : diraient-ils qu’ils les confondent ? De quelle séparation se fait-on l’avocat ?
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En 1965, j’ignorais tout de l’univers des entreprises. Quand, deux ans après, mon métier de formateur me le fit découvrir, je me souvins des Beaux Quartiers, et des mots de Richard Grésendage, un soir, couché auprès de sa femme : « Tu sais comme Joseph Quesnel dit toujours les hommes-doubles que nous sommes aujourd’hui des hommes doubles L’un qui a une fonction dans la Société, l’autre qui n’a rien à voir avec celui-ci, parfois le déteste, qui est contradictoire avec lui l’homme quoi ! » J’admirais qu’Aragon ait pu sentir avec cette justesse, comprendre avec cette précision, dire avec cette simplicité. L’homme-double, les hommes-doubles. Il n’y a que des hommes-doubles, ou presque, dans les entreprises, des hommes et des femmes doubles, tous du même genre, et il n’y a rien à attendre de cette mutilation, de cette dilacération, rien que du mensonge et du malheur. L’entreprise pressent parfois ce mal, quand il la gêne dans ses ambitions. Mais elle est construite sur lui, pour lui ; elle ne peut proposer pour le guérir que des remèdes qui l’aggravent. Quand je me demandais comment il était possible que tant de gens de bonne volonté cèdent ensemble à une aussi énorme aberration, j’hésitais entre la colère et la résignation.
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Les explications ne manquaient pas. Celles des catholiques bourgeois que j’avais fréquentés, plus traditionnels que traditionalistes, et qui, devant toute difficulté, renvoyaient au péché originel et à ses conséquences, étaient grotesques d’inauthenticité. Une fois récité le Bénédicité rituel, je retrouvais chez eux, alourdie par une suffisance qui se donnait pour une affirmation spirituelle, l’atmosphère de violence coincée que sécrétaient les états-majors des entreprises. L’analyse de mon ami Henri Hartung, un protestant très marqué par ses séjours dans l’ashram de Ramana Maharshi, était plus fraternelle et plus franche, mais n’entretenait que de lointains rapports avec les évolutions de la société. Il y avait aussi, naturellement, mille et un professeurs de désaliénation. Toutes sortes de psys du dimanche, toujours un peu exaltés, assez distrayants, parfaitement inutiles. Et toutes sortes de marxistes, souvent des syndicalistes, plus habiles les uns que les autres à expliquer les immenses perspectives qu’ouvriraient leurs minuscules revendications, et qui invitaient les futurs camarades, pour accélérer la marche de l’Histoire, à distribuer leurs tracts, sans trop s’apercevoir qu’ils fournissaient une version augmentée de l’aliénation qu’ils condamnaient, d’où, sans doute, hormis les jours d’invectives programmées, leur complicité caractérielle avec les patrons détestés.
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Parfois, d’une troupe ou d’une autre, surgissait quelqu’un, ou le souvenir de quelqu’un. Jean Audin, le responsable CGT de Jeumont-Schneider, ou le Père Henri Sanson, rencontré à Alger, quelques autres encore. Ceux-là, d’où qu’ils viennent ou ne viennent pas, me semblaient constituer la plus sérieuse des familles, celle qui ne s’invente pas son passé, qui ne se tourne pas son film. Au fur et à mesure que mon métier de formateur m’immergeait dans l’épaisse frustration du travail, je refusais de prêter l’oreille à autre chose qu’à ces voix solitaires qui rendent l’atmosphère respirable et, à l’instant où elles font écho à la souffrance de tous, laissent derrière elles comme une traînée d’espérance. C’est ainsi que la poésie et les romans d’Aragon, en un coin de ma conscience, ont commencé à entrer en dialogue, en guerre, en conflit amoureux, avec l’immense champ de ruines que la confiance des travailleurs me permettait de découvrir.
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La poésie, bien sûr. Pas pour conjurer le malheur. Pas pour que le chant d’amour fasse oublier l’horreur, la sottise, la démission. Pour la force de la note juste, pour qu’elle opère la prétendue réalité. La poésie, et ceux qui l’ont chanté, Marc Ogeret et Catherine Sauvage en tête, qui accompagnèrent Aragon quand il vint parler, un soir, à ma demande, jusqu’à trois heures du matin, aux ouvriers de l’usine Jeumont-Schneider de Champagne-sur-Seine. Le Fou d’Elsa, ces années-là, m’accompagnait partout :
Quand tu rompis ta lance à la porte d’Elvire
T’en souviens-tu dis-moi du beau temps qu’il faisait
Et les yeux des remparts au loin qui te suivirent
Ressemblaient les fruits noirs saignant aux cerisaies
O paysage énorme à ta course ouvert comme
Un miroir où se heurte et s’étonne le vent
T’en souviens-tu dis-moi des chevaux et des hommes
Et de l’immense orgueil d’être jeune et vivant
Paysage énorme, la salle de formation ? Oui. Si l’on ne masque pas cette odeur de mort. Si l’on ne rêve pas de déplonger avant d’avoir plongé. Si l’on se défait de ce qu’on pense, de ce qu’on sait, de ce qu’on sent, s’il s’agit seulement de consentir. Ici aussi, une Grenade agonise, ici aussi on a ouvert les portes à l’ennemi. Qui on ? Quel ennemi ? Peu importe. Ça meurt, et pourtant ça peut chanter, tout est là. Pariant sur le chant, je ne savais plus très bien sur quoi je pariais. Comme si je l’avais jamais su ! En finir avec la manie de faire le point, avec le bilan, avec la saleté d’évaluer. Imaginer une Andalousie à partir de ce frisson de fragilité que tout le monde peut trouver en soi, qui ouvre tout. Chacune de ces femmes, chacun de ces hommes comme un univers prêt à reconnaître tous les autres univers, à les aimer. Si d’abord il se reconnaît. Si d’abord il s’aime. Quoi qu’il arrive. Comme on est loin d’ici, ici…
Moi si j’y tenais mal mon rôle
C’était de n’y comprendre rien
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La poésie, mais pas seulement. Dans La Mise à mort, au chapitre intitulé « Le miroir Brot », Aragon reprend les propos que tenait Richard Grésendage dans Les Beaux Quartiers. « Tu sais comme Joseph Quesnel dit toujours… les hommes-doubles… » Le miroir dont il s’agit est à trois faces. Devant lui, on ne parle plus de soi, ni de cet autre soi qu’on imagine ou qu’on construit, avec sa vie en deux parties, la professionnelle et la perso. On se regarde, on se réfléchit. Et tandis que les deux images attendues s’installent sur les faces latérales, un troisième personnage apparaît au centre du miroir – l’Indifférent, dit Aragon, après Watteau, qui est comme « le fléau entre les plateaux de la balance », comme ce plus qui empêche un et un de faire exactement deux. Le miroir à trois faces « agit comme un appareil à démêler les esquisses superposées, à pratiquer sur l’image complexe le travail inverse de celui par lequel on arrive au portrait-robot d’un homme vu par plusieurs personnes, à la résultante abstraite par quoi l’on prétend figurer le Français-type, par exemple. » Il est instrument de liberté, ce miroir, il annonce la révolution par le dedans. Car l’âme aussi, explique Aragon, peut se refléter dans les glaces. Son action est corrosive : elle interdit aux images latérales de composer la totalité du paysage, elle impose à leur complicité le grain de sable d’un déséquilibre, d’un manque. Ainsi, dans les séances de formation, ce troisième personnage en eux que les gens ne nommaient jamais quand ils confrontaient ce qu’ils appelaient leur vie professionnelle et leur vie perso, cet étranger si proche d’eux qu’ils redoutaient, capable de tout nommer sans être jamais nommé, un rien sans lequel c’est tout qui est rien. Et peu importe si, dans les séminaires ou dans le roman, les images se multiplient au fur et à mesure qu’on bouge les panneaux latéraux ou qu’on ajoute d’autres panneaux « biseautés même ». Cette profusion ne modifie rien, n’enseigne rien. « Quand tu serais dix ou vingt, en chicane ou en rond, qu’est-ce que ça nous apprendrait, quand avec un seul cœur, mon petit, on a déjà le vertige… » Rien, cela n’apprendrait rien. Il suffit d’y penser, de ne pas refuser d’y penser. Le personnage de La Mise à mort peut même supposer que l’image de l’Indifférent dans le panneau central n’est qu’une construction virtuelle, la projection, à partir d’une source lumineuse située derrière le miroir, des deux, des vingt, des mille reflets qui habitent les panneaux latéraux, une image constamment contestable, comme si un être humain se définissait à coups d’erreurs, par le progrès d’une absence, par l’élargissement d’un vide.
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Mais Fougère chante. Alors, tout change. Alors « le mystère n’est pas dans un jeu de miroirs, la complexité des reflets. C’est bien autre chose. Quand elle chante, c’est l’âme qu’on entend, et pas seulement la sienne… une âme qu’elle invente, peut-être, attribue à la Tosca ou à Manon, mais… c’est cela son art. Une connaissance profonde des êtres humains, une science de l’homme, de la femme. […] C’est à l’entendre que j’ai pris conscience d’être un homme. » Ainsi l’âme, dont les jeux du miroir ne savent dire que l’éloignement infini et la décourageante absence, se déploie dans le chant : « personne ne pouvait savoir que ce qui me bouleversait était d’avoir, rien que pour un tercet de la chanson, senti si merveilleusement prendre corps cet inégalable son de l’âme. […] Fichez-moi la paix. Quand elle chante, elle me déchire. Je sais bien alors que tout ce que j’écris, il y a des feux de bois qui se perdent. Rien ne compte plus que le vertige : être un homme, c’est pouvoir infiniment tomber. »
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Une note marginale d’Aragon m’avait beaucoup étonné. Pour résumer un commentaire sur Le Fou d’Elsa, j’avais écrit ceci : « La connaissance de l’amour, la connaissance-amour implique non la solution mais l’exaspération des contradictions. Connaître, dit Heidegger, c’est passer du centre à la périphérie. L’amour est passage à la périphérie, ek-stase. » Je ne m’attendais pas à le voir contester cette formule, qui me semblait faire assez précisément écho au chapitre du miroir Brot. Il la refusa pourtant en ces termes : « Cette impatience qu’on me donne toujours d’inverser les formules des philosophes : connaître, n’est-ce pas sur la conscience toute périphérique faire prédominer une conscience centrale ? » Je n’ai jamais résolu cette énigme. L’amour qu’il évoque dans La Mise à mort n’est-il pas tout entier passage à la périphérie ? Et ce Que serais-je sans toi ? sans cesse renouvelé à Elsa ?
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Quelques lignes de Daniel Bougnoux m’ont peut-être, indirectement, mis sur une piste. Les voici : « Le Contraire-dit, écrit sous le choc des événements de Tchécoslovaquie en refoule l’évidence par l’évocation (très indirecte ou oblique) d’un événement qui serait plus terrible encore, le ravage de la mort annoncée d’Elsa. L’ultime refuge d’une conscience confrontée à un traumatisme trop grand est de le nier désespérément. Il neige sur le trauma. Quand les images-écrans n’admettent pas de contraire, ou que les contenus de conscience du sujet ne s’opposent plus à rien, les psychanalystes parlent de forclusion, un état où le refoulement est inutile puisque la représentation insupportable n’a simplement pas lieu, et que pour le sujet de cette défense psychotique, rien ne manque. »
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Il m’est assez facile de réfuter cette éventualité de forclusion et de défense psychotique. Sans doute était-ce là un panneau latéral, celui de l’écrivain, qu’Aragon savait admirablement manier pour en faire bouger les images. Mais un autre panneau, tout aussi latéral sans doute, témoigne, lui, d’une absolue lucidité. Voici en effet la lettre par laquelle il répondait à celle qui lui avait annoncé la mort de mon père, le 6 avril 1969. On ne peut confier son angoisse avec plus de simplicité :
Mon cher ami,
Depuis avril, il y a dans mon sous-main un remords que j’évite, le refermant rapidement. La vue de ces cartons bordés de noir m’a toujours plongé dans une manière égoïste de désespoir, à la simple idée des mots stupides par lesquels seuls on peut y répondre.
Etes-vous seulement encore à Champagne ? Ce mot suivra-t-il un chemin vers vous ?
Toujours est-il que de temps en temps, Elsa me dit mais tu n’as toujours pas écrit à Sur. Il faut vous dire que l’âge n’aide rien. La maladie non plus. C’est à peu près (à quinze jours près) vers le temps où j’ai reçu cette carte de deuil que j’ai commencé un traitement pour une histoire qui affecte mes mains. Il ne semble pas que je doive l’arrêter, bien que fin mars le médecin me disait que ce serait achevé fin mai. Si bien que dans cette vie bizarre, avec à côté de moi, le cœur d’Elsa qui me fait de vilaines peurs – je ne sais trop comment me conduire, alors de temps à autre, je fais semblant.
Tout de même, ne doutez pas de mon amitié, de notre amitié. Téléphonez un jour pour qu’on se voie… j’aimerais que vous veniez tous les deux déjeuner, dîner, que sais-je…
Enfin ne m’en veuillez pas et faites signe.
Affectueusement.
Aragon
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L’œuvre, l’existence : deux régimes de pensée, deux panneaux latéraux qui n’aliènent pas le mystère. L’œuvre, chez Aragon, est exploration angoissante, Daniel Bougnoux a raison de le montrer. En elle le danger est à son paroxysme, la possibilité de libération aussi. Elle entrevoit des choses lointaines, comme un au-delà de l’existence qui est aussi son en-deçà. Elle se risque à frôler le mystère. Mais Aragon n’est pas fou : ces sorties-là ne s’improvisent pas, il faut savoir revenir au camp de base de l’existence. Qui n’est pas absorption par quelque réalité de réclame, socialiste ou non. Qui n’est pas consolation par le médiocre. Qui n’est pas défaite de l’esprit. Qui est attente et attention. Qui n’est pas retour au confort. Qui est commencement de l’aventure, préparation, intériorisation, méditation de l’aventure. Ce que ses adversaires, sans se l’avouer, ont reproché à Aragon, ce n’était pas son communisme, même pas sa célébration de Staline, encore moins le surréalisme de sa jeunesse, encore moins le mythe d’Elsa, encore moins sa complexité sexuelle. Ce qu’ils lui ont reproché, c’est d’avoir rendu évident que toute existence, à moins de n’être que mensonge, est un camp de base, seulement un camp de base. Ce qu’ils lui ont reproché, c’est de réduire à néant toutes les tentatives d’installation. Ce qu’ils lui ont reproché, c’est le « ce que nous cherchons est tout » de Hölderlin. Un de ses poèmes évoque « le point blanc qu’on voit au ventre des théières », ce point blanc de l’alchimie sur la peinture hollandaise qui l’avait intrigué, à la fois memento mori et signe d’infini. Il n’est rien dans sa vie, même pas l’épisode que raconte Daniel Bougnoux, qui n’ait été marqué de ce point blanc, qui n’ait tenté d’échapper à l’image unique, lugubrement rassurante : « Attendez-vous à pire », lui avait-il dit ce jour-là.
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Memento mori et signe d’infini : Elsa. Elsa au milieu, Elsa au camp de base de l’exploration de l’avenir, de l’avenir en eux, « cet avenir, écrit-elle, qui était notre rêve et notre souci majeur, à toi et à moi. » Aucune contradiction. Aucune idéalisation. Dans l’existence, l’amour, en effet, est conscience centrale. Mais dans l’imaginaire, dans le rêve, au plus secret du désir, cette conscience centrale s’abolit, sort d’elle-même, passe à la périphérie. Impossible d’ignorer que ce retournement va se produire. Impossible de faire comme s’il s’était déjà produit. « Les temps du couple ne sont pas venus ». L’existence est un entre-deux. L’égalité de l’homme et de la femme est une égalité d’explorateurs, non pas de propriétaires, non pas de conquérants. Ce qu’est un homme, ce qu’est une femme, c’est leur amour qui le leur enseigne, ni les leçons d’autrefois ni celles d’aujourd’hui, infiniment plus vaines encore.
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Cet avenir qui était notre rêve… Ces mots sont extraits de la citation d’Elsa gravée sur leur tombe, à Saint-Arnoult. Quand le visiteur s’enquiert de son origine, on lui répond gentiment qu’il s’agit d’un extrait d’une préface aux Œuvres romanesques croisées. On lui envoie même des photos de la tombe, celles qu’il suffit d’un clic sur Internet pour se procurer. Que je ne manque donc pas cette occasion de cocher ma case d’histoire littéraire. De la re-cocher, plutôt, puisque les informations que j’ai transmises au Moulin ne semblent avoir intéressé personne. La photographie du manuscrit de ce texte, augmenté d’une phrase, a été publiée en 1966 dans Aragon, le réalisme de l’amour. Comme chaque volume de la collection devait comprendre huit photos, j’avais proposé à Aragon de choisir huit photos d’Elsa. « Merci, cher ami, m’avait-il dit, d’entrer dans le plus grossier de mes jeux. » Cette réponse m’avait tourmenté pendant assez longtemps, on a toujours du mal à prendre le jeu au sérieux. Conformément à son tempérament, il s’était mis sur-le-champ au travail et avait sorti devant moi des dizaines de photos, plus que ne pouvait en accueillir son bureau, et les avait installées sur le sol. Sept, sept seulement, furent agréées. Pour la huitième, je lui avais suggéré que nous demandions à Elsa la permission de photographier une page d’un de ses manuscrits. Il m’avait alors mis dans les bras plusieurs volumes des Œuvres romanesques croisées, m’invitant à chercher dans les préfaces. J’y avais trouvé un texte qui me semblait tout dire. Elsa n’en avait plus le manuscrit à sa disposition, elle le recopia donc.    « Un authentique faux manuscrit », me dit-elle. Il y avait beaucoup de sourire dans leur complicité. Sept ans après, la télévision présentait une émission sur eux, faite de témoignages et de documents filmés. La dernière image était celle de la tombe. Le texte d’Elsa était devenu leur épitaphe.
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« Je n’ai pas d’autre azur que ma fidélité » : Aragon voulait d’abord faire graver sur sa tombe ce vers des Yeux d’Elsa. Mais Elsa mourut la première, il préféra le texte que j’avais choisi. Une manière, peut-être, de passer du centre à la périphérie. Le voici :

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Si tout repartait de l’école ?

LE MARCHÉ LVIII

On trouve dans le Tchouang-tseu ce propos prêté à Confucius : « Quand la source est tarie, les poissons de l’étang se réfugient dans la vase. Ils s’envoient mutuellement leurs humides haleines ; ils se mouillent réciproquement de leurs baves. Ces poissons misérables ne sauraient se comparer à ceux qui s’oublient mutuellement dans les fleuves et dans les lacs. » Le yin est dans le yang, bien sûr, il n’y a pas ici opposition, catégorisation, palmarès, l’étang n’est pas la vase et le fleuve peut s’assécher, nulle voie n’est la voie, chaque itinéraire a ses chemins de traverse, ses raccourcis, ses bourbiers, ses culs-de-sac. Mieux vaut toutefois que j’avoue, avant de m’engager trop avant dans des commentaires risqués, qu’une évidence m’a sauté aux yeux quand j’ai découvert ce texte : Tchouang-tseu décrit mes professeurs de Louis-le-Grand.
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Quand M. Forget croisait devant la classe son collègue de philosophie, M. Borne, ces deux professeurs des fleuves et des lacs échangeaient, sans s’attarder davantage, quelques paroles banales où je sentais une amitié sincère. Ils étaient des complices de solitude, de souple solitude. Sans doute s’oubliaient-ils mutuellement : c’est dire qu’ils ne s’ignoraient pas. Chacun saluait dans l’autre une manière différente d’aller à ce qu’ils cherchaient tous deux. Je notais que leurs voix étaient les mêmes qu’en classe, j’y reconnaissais les inflexions qui me touchaient, celles qui m’intriguaient, celles qui m’amusaient. Je voyais avec bonheur deux hommes heureux, l’un parce qu’il venait de faire un bon cours, l’autre parce qu’il allait faire un bon cours. Ils semblaient avoir atterri là par hasard, pour se passer le relais d’une grâce dont nous allions bénéficier, et qui, pour moi, frappait d’irréalité le lycée, les notes, la famille, l’avenir, et même mes hésitations adolescentes entre le pur et l’impur. Tout à coup, grâce à eux, la vie valait la peine, la vie valait mieux que la peine. Acquisition définitive. Mon seul regret était d’avoir du mal à partager mon enthousiasme avec d’autres élèves : la plupart avaient déjà embarqué pour la planète Réussite, ils tournaient autour d’eux-mêmes, dans le vide.
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Les professeurs des étangs, eux, honorables citoyens nullement dépourvus de qualités, dévidaient sans joie la bobine de leur cours, cherchant toute occasion d’énoncer des principes moraux ou d’ajuster des sanctions. Je guettais les instants où la vase de leurs leçons serait plus humide, plus fluide, où quelque espoir de source pourrait renaître. J’étais toujours déçu. À la fin de l’heure, ils se précipitaient dans les couloirs, riaient fort et s’indignaient en bande. Ceux-là, certes, ne s’oubliaient pas mutuellement, mais ils avaient trop tristement besoin les uns des autres pour ne pas s’ignorer. Moins sensibles que moi aux professeurs des lacs et des fleuves, mes condisciples se montraient plus indulgents envers ceux des étangs, dont les leçons, parfois, me semblaient avoir été construites pour eux, sur mesure. Ces poissons-là leur livraient ce qu’ils leur avaient commandé : des munitions pour leur avenir. Peut-être estimaient-ils que M. Forget et M. Borne leur donnaient trop : l’avarice, c’est de ne pas oser recevoir.
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Tous ces professeurs, pourtant, venaient du même élevage qui les avait nantis des mêmes diplômes. Pourquoi quelques-uns allaient-ils droit au cœur vivant de l’enseignement tandis que les autres butinaient, à sa périphérie, du ressentiment et de la vanité ? Pourquoi M. Borne et M. Forget me jetaient-ils, dès le premier cours de l’année, dans une aventure qui me renouvelait de fond en comble ? Pourquoi les autres professeurs prenaient-ils un plaisir aigre à me refuser cette fête ? Pourquoi les uns me conduisaient-ils d’instinct au meilleur alors que la pingrerie des autres exigeait que je me contente de miettes ? Pourquoi, lorsqu’ils étaient obligés de s’occuper un instant d’une question administrative, M. Forget et M. Borne ne perdaient-ils jamais une occasion d’y glisser une malice, une drôlerie qui, mieux que tout discours, me montrait ce qui importe vraiment et ce qui n’importe pas, ou peu, ou secondairement, alors que leurs collègues se vautraient dans cette circonstance comme si elle leur était refuge ou justification, comme si elle leur redonnait accès à la réalité, à une réalité primordiale et rassurante dont leur enseignement, leur métier, leur savoir, leurs élèves leur auraient fermé les portes ?
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À l’époque lointaine que j’évoque, la question des banlieues ne se posait pas, les maîtres étaient généralement respectés, les bavardages immédiatement réprimés, aucun portable ne sonnait : les professeurs des étangs étaient pourtant nettement plus nombreux que ceux des fleuves et des lacs. Je ne crois pas que les désordres de notre époque soient responsables du désastre scolaire. Ils ont seulement rendu impossible l’espèce de complicité de producteurs et de consommateurs qui liait vilainement, avec la bénédiction de leurs parents, la majorité des élèves à la majorité des professeurs. Ils ont brutalement accéléré le lent dévoiement de la relation pédagogique en la précipitant dans l’absurde avec lequel elle flirtait depuis longtemps. Jamais la fameuse pensée de Hölderlin, « Là où grandit le danger, croît aussi ce qui sauve » n’a trouvé illustration plus précise. Il se pourrait bien que l’état comateux de l’école, du collège, du lycée permette de commencer à comprendre ce qui restait insaisissable il y a vingt, trente, ou cinquante ans. La ruine du système scolaire, que seuls osent nier aujourd’hui d’impudiques intérêts partisans, peut ouvrir un avenir moins absurde, moins étouffant. En témoignent déjà, dans les banlieues et ailleurs, des résistances et des tentatives de renouvellement d’où pourrait naître une inspiration nouvelle.
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J’ai trouvé, il y a quelques semaines, deux témoignages décisifs sur l’enseignement qui, me semble-t-il, doivent être mis en relation. L’un vient d’un homme âgé, le philosophe et psychanalyste Jean-Bertrand Pontalis, l’autre d’une jeune femme, Nathalie Broux, une normalienne, actuellement coordinatrice du microlycée de La Courneuve, dans le 93. Ce qui fait le bon professeur, explique Jean-Bertrand Pontalis, c’est, d’une part, la passion qu’il éprouve pour la matière qu’il enseigne, d’autre part le don de séduction, de bonne séduction, qui lui permet de la transmettre. Un professeur n’est pas seulement un passeur de savoir, mais aussi, au sens où, comme le rappelle Pontalis, l’entendait François Mauriac, un institutor, un individu capable d’aider autrui à instituer l’humanité en lui. Ce n’est pas aux supposés spécialistes que je demande de confirmer la justesse de ces propos, mais à chacun d’entre nous, homme ou femme, jeune ou vieux, et peu importe si ses souvenirs le reconduisent à l’école, ou au collège, ou au lycée, ou à l’Université. Je sais, pour ma part, qu’en m’enseignant la philosophie et la littérature, M. Borne et M. Forget m’incitaient à chercher et à trouver en moi des dispositions que je ne connaissais pas vraiment, qui n’existaient qu’à l’état latent, en germe, en promesse, et auxquelles leur parole donnait une portée et une force qui me remplissaient de joie.
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Quand j’ai lu cette phrase de Nathalie Broux, je l’ai rapportée au propos de Jean-Bertrand Pontalis : « Les élèves décrocheurs, dit-elle, ont souvent des appétences intellectuelles que l’école ne nourrit pas. » Cette facture classique m’a plu. La phrase est classique parce qu’à la fois parfaitement claire et comme cernée de ténèbres. Classique aussi parce qu’elle semble répondre à une question off, à la manière de ces tragédies de Racine qui commencent par un Oui. (« Oui, c’est Agamemnon, c’est ton roi qui t’éveille » « Oui, puisque je retrouve un ami si fidèle » « Oui, je viens dans son temple adorer l’Éternel ») Classique évidemment par le mariage heureux de la forme et du fond. Nathalie Broux va au cœur du besoin de cet élève en difficulté comme Pontalis va au cœur du métier de professeur. Tous deux travaillent à lancer le pont qui réunira ce professeur et cet élève : et ce pont, c’est l’enseignement lui-même, son essence, sa vérité. Il n’est de cancre, ni de décrocheur, ni de décroché qui ne porte en soi, même s’il a été dressé à tout en ignorer, un immense désir d’éveil intellectuel. Et seul peut encourager ce désir, et en garantir le sens, un adulte qui éprouve la joie, forcément diffusive d’elle-même, de se sentir roseau pensant.
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On peut souhaiter que les jeunes gens qui envisagent de devenir professeurs méditent les propos de Jean-Bertrand Pontalis et de Nathalie Broux. Que faut-il pour enseigner ? Être passionné par sa matière. Avoir le goût de la bonne séduction, c’est-à-dire à la fois le goût des autres, le goût de l’expression, le goût de jouer avec les pensées et les mots. Être capable de plus d’initiative et de créativité que d’obéissance et de conformisme pour répondre, dans un univers scolaire qui n’y parvient pas, à l’appétence intellectuelle insatisfaite des élèves, et particulièrement à celle des apparents décrocheurs. D’où il ressort que ce métier exige aujourd’hui, encore plus qu’hier et un peu moins que demain, non seulement un engagement profond, mais quelque chose comme un désir de construction personnelle que les élèves ne manqueront pas d’interroger, de critiquer, de mettre en danger. Sans compter une énorme liberté à l’égard des modes et des pressions de toutes sortes. Il est sans doute rare de trouver rassemblées en soi, à vingt-deux ou vingt-cinq ans, toutes ces qualités et dispositions ; peut-être même serait-il plus inquiétant que rassurant qu’il en fût autrement. L’important, me semble-t-il, est plutôt de savoir si, au-delà des questions que suscitent les affirmations de ce psychanalyste et de cette professeur, on se sent, ou non, ému par la passion dont on les sent tous deux habités, et si le cœur et la raison suggèrent de s’y abandonner lucidement.
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Si tel n’est pas le cas, je ne pense pas qu’on serait bien inspiré de s’engager dans la voie de l’enseignement pour des raisons qui ne relèveraient que de l’opportunité personnelle, familiale, sociale, si légitime qu’elle soit. Je le dis brutalement : mieux vaudrait encore la galère, et guetter l’espérance qui ne renonce jamais à souffler dans ses voiles. Le métier de professeur n’est pas de ceux que l’on peut exercer sans y engager quelque chose d’essentiel. Ni leurs qualités intellectuelles, ni leurs compétences et leur savoir, ni même leur loyauté et leur courage n’empêcheraient les imprudents de rejoindre, pour leur malheur et certainement pas pour le bonheur des élèves, la troupe des professeurs des étangs, qui ne sont ni des sots ni de mauvaises gens, seulement des hommes et des femmes qui ont commis l’erreur de décider de leur vie pour des raisons extérieures à leur vie, qui ont donné des réponses venues des circonstances à des questions qui n’en relevaient pas. Sans doute, à des époques où l’enseignement ne traversait pas une crise aussi radicale, les choix auraient-ils pu être moins tranchés : la nôtre ne tolère pas ces compromis. Je viens de lire qu’un évêque français avait l’habitude, lorsqu’il recevait un candidat au séminaire, de lui conseiller de se poser une question, et une seule : serai-je heureux ? Les autres interrogations, lui expliquait-il, si élevées et spirituelles qu’elles paraissent à votre jeune âge, sont légères et superfétatoires. Je laïcise volontiers ce sage conseil. Candidats à l’enseignement, serez-vous heureux ?
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« L’acte commun du maître et de l’élève », telle est la définition de l’enseignement que propose Aristote. Si je la rapporte à mon expérience, je ne peux que m’y reconnaître. M. Forget récitait :
La servante au grand cœur dont vous étiez jalouse,
Et qui dort son sommeil sous une humble pelouse,
Nous devrions pourtant lui porter quelques fleurs.
Il ôtait ses lunettes, il en tapotait la monture avec la branche, nous l’entendions murmurer : « Extraordinaire… » Puis il commentait ces vers, et j’avais le sentiment de commencer ma vie. Ce professeur était théâtral, mais je n’étais pas au théâtre. Il s’adressait à chacun d’entre nous, nous tournait vers des mots et des choses qui ne nous ressemblaient pas, qui n’étaient pas pour nous des miroirs, et quand je les recevais, ces mots et ces choses devenaient des appuis pour mon imagination et m’incitaient à toutes sortes de départs intérieurs. « L’acte commun du maître et de l’élève. » Le maître était actif, l’élève aussi. Les professeurs des étangs eux, étaient d’excellents commerçants qui nous vendaient d’excellents produits, des mathématiques parfaitement fraîches, un Virgile fait à cœur, une histoire ancienne cuite à point. Autant dire qu’il ne se passait rien. Autant dire que ce n’était rien. Des leçons d’ennui.
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Un don, dit Jean-Bertrand Pontalis. Quoi d’autre ? Un don qu’on accueille, qu’on cultive. Sans lui, inutile de parler pédagogie. Un don imprévisible. Peut-être pas tout à fait inexplicable. C’était il y a une vingtaine d’années, dans une session de formation. Un stagiaire, un technico-commercial, nous avait expliqué ses relations avec l’équipe de camionneurs dont il avait la responsabilité. Il faisait une grande différence entre les livreurs de sec et les livreurs de périssable. Si l’on transporte des biscuits, de la poudre à laver, des boîtes de conserve, expliquait-il, il suffit d’un peu d’organisation pour charger son camion : les boîtes correctement empilées et arrimées, on n’a plus à se soucier que de conduire en écoutant la musique qu’on aime. Mais si l’on transporte des produits périssables, voire des animaux ? Alors il faut tenir compte des péripéties de chaque voyage, des exigences de chaque chargement. « On n’a plus droit aux habitudes » avait dit ce technico-commercial. Il avait ajouté : « C’est autre chose… » Et cela aurait été autre chose encore s’il avait transporté des voyageurs, des enfants, des malades. Là, plus question de parler d’habitudes. Il aurait animé en lui les dispositions qui conviennent à un être qui s’adresse à des êtres. Je crois qu’on appelait autrefois habitus ces dispositions-là. Je les imagine comme des zones de l’être que l’on aménage en vue de la relation avec autrui. Ce sont des zones vivantes, constamment renouvelées, elles incitent à la vie et à l’amour de la vie. Ce stagiaire sentait très bien comment le vivant appelle le vivant, suscite le vivant. Quand on passe du transport de biscuits au transport d’êtres humains, ou au transport de la pensée, on passe des habitudes aux habitus. Un don, dit Pontalis. Peut-être s’agit-il à la fois du don qu’on reçoit et du don qu’on fait ? Ou, du moins, de la disposition au don qu’on prépare en soi ? En ce sens, être un bon professeur ne serait pas tout à fait un hasard. Pas tout à fait : la séduction ne se résume pas à cette générosité.
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Le cœur de l’enseignement, en tout cas, n’est pas à chercher ailleurs que dans « l’acte commun du maître et de l’élève », acte qui ne saurait être, pour l’un comme pour l’autre, qu’un acte libre, la liberté du premier entraînant celle du second. Il est donc largement inutile, pour parler de l’école, de se fatiguer à inventer des slogans. Ils sont presque toujours arbitraires et artificiels, parfois extravagants. L’école de la nation ? C’est vague, flou, ambigu. Inutile si l’on veut suggérer que l’école française prépare plus de Français que d’Azerbaïdjanais ou de Togolais. Illégitime et désastreux si l’on sous-entend qu’un pouvoir politique peut exercer des pressions sur les professeurs ou constituer, autrement que par les lois, un arrière-plan d’autorité qui pèse sur leur liberté et leur suggère plus ou moins discrètement, au gré de ses intérêts, tels éléments de langage ou tels éléments de pensée. L’école de la réussite ? Ça sent la méthode Coué, c’est lourd à en pleurer, tellement menteur que ça fait rire. Jolie réussite, nous le voyons tous les jours, celle que procure l’argent : étrange démocratie qui fait de si tristes rêves. Mais il y a plus détestable encore : l’école de la modernité, c’est une invention de malades. Jamais l’école n’a cherché son inspiration en grattant les croûtes de l’actualité. Jamais elle n’a coupé le présent de la durée qui le fonde, jamais elle n’en a fait une surface. L’école, c’est l’écho. L’école de la modernité, c’est la chasse à l’écho, la chasse la plus cruelle par les chasseurs les plus avides, les plus vulgaires, les plus sommaires, les plus sourds, les plus obscènes. L’école donc, l’école tout court. L’école libre, je n’ai jamais compris. Est-elle sûre de l’être ? L’autre ne l’est donc pas ? Pléonasme ou appropriation. L’école privée, alors ? Horrible assemblage de mots. Privée de quoi ? disait-on en 68. Mieux vaut l’école confessionnelle ou, si elle ne l’est pas, qu’un adjectif désigne son originalité. Mais rien ne vaut l’école, l’école tout court. Laïque ? D’accord, si cela signifie qu’elle n’est rien d’autre que l’école, et qu’elle est l’école de tous. Pourquoi faudrait-il dire autre chose ?
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Appétence : « Tendance de l’être à satisfaire ses penchants naturels », dit le Larousse, édition de 1972. Mais le Littré, un siècle auparavant (édition de 1873), est plus précis. Il voit en ce mot « un terme didactique qui exprime une inclination innée sans la qualifier aucunement. » Les appétences intellectuelles dont parle Nathalie Broux sont donc des inclinations innées de l’intelligence, présentes dans l’esprit du plus rebelle des décrocheurs comme dans celui du meilleur pédagogue. Voilà un solide fondement, un ferme point d’appui. Faire reconnaître à l’élève les inclinations innées qu’il porte en lui, l’aider à en comprendre la signification et à les investir dans une étude particulière, telle est la tâche du professeur. Sans doute le dialogue du maître et des élèves n’est-il pas un huis clos, le monde extérieur y joue son rôle, le temps présent y participe de mille manières. Mais il est et demeure central, ce qui signifie, d’une part, qu’il ne peut être soumis à aucune autre instance que celle de sa propre nécessité, d’autre part que tout ce qui intervient légitimement dans ce dialogue n’y intervient que secondairement et d’une manière périphérique.
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Quelle image proposer aux élèves ? Celle d’une cordée en montagne. Le professeur est dans la cordée, nullement à côté ni au-dessus. Mais il en est le premier. Il sait mieux que les autres où il faut aller et par où il convient de passer. Il connaît les paysages vers lesquels il entraîne ses compagnons de marche. Il n’éprouvera pas la même surprise qu’eux lorsqu’ils s’offriront à leurs regards mais pourtant, à sa manière, si familier qu’il soit de cette course, il y trouvera encore du nouveau. Parce qu’il a peu à peu appris qu’il n’en connaissait pas tout. Et parce que la beauté s’en renouvelle perpétuellement. Ainsi s’établit, entre le maître et les élèves, une relation dans laquelle l’égalité exige la différence, et la différence justifie l’autorité.
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On peut filer la métaphore. Le premier de cordée n’est pas inaccessible à la fatigue, exempt de coup de pompe, ou d’accident : pourquoi le professeur ne se sentirait-il pas, parfois, la tentation de décrocher ? Disposerait-il d’un sauf-conduit pour y échapper ? On voit mal, par contre, un premier de cordée entraîner ses clients dans la visite de leur quartier, de leur usine, voire de leur chambre : mieux vaut pour un professeur ne pas tendre à ses élèves le miroir de leur vie quotidienne, des chanteurs à la mode, des questions de société qui font piailler les médias. Ces promenades trop faciles ne leur vaudraient qu’une amère déception ; loin de les rapprocher de lui et d’eux-mêmes, elles les laisseraient plus seuls encore : c’est plus loin, ailleurs, plus haut, plus profond qu’ils ont besoin d’aller pour voir et comprendre ce qui est devant eux, à leurs pieds, pour supporter ce qui les fatigue. Et que penserait-on d’un guide qui multiplierait les explications techniques sur le piolet ou les chaussures de montagne ? Il stupéfierait Jacques Berque comme le fit le professeur de quatrième de son plus jeune fils en enseignant l’anaphore à ce pauvre enfant : cet homme qui savait tout de tout avouait qu’il ignorait, lui, jusqu’au nom de cette figure de rhétorique.
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Éduquer. Conduire ailleurs. Ne pas faire camper les élèves dans la vase de l’actualité, ne pas leur faire admirer les truqueurs. Oser leur désigner les sommets, même si l’on a le vertige. Marcher avec eux. Voilà bientôt un demi-siècle que m’habite un grand regret qui n’est nullement une nostalgie. Le formalisme routinier où avait sombré l’enseignement – pas seulement les cours mondains de la Sorbonne – a été l’une des causes les plus décisives de Mai 68. Mais on ne dira jamais assez que ce qui animait les esprits et les cœurs de la grande majorité des étudiants, ceux qui ne vivaient pas dans l’obsession de la gagne politicienne, ne ressemblait en rien à la caricature que quelques groupuscules d’ambitieux barbouillés de théories dont ils ignoraient presque tout ont réussi à imposer. D’un côté, des remises en question radicales mais paisibles, soucieuses de s’exprimer dans l’amitié, désireuses de provoquer des choix de vie hardis et généreux ; de l’autre, un salmigondis de pensées critiques mal digérées agressivement défendu par de jeunes vieillards cyniques et manipulateurs. Cette cacophonie prétentieuse l’a emporté : on sait où elle nous a menés. Au tour de passe-passe d’Edgar Faure, à l’entreprise dans l’Université avec la bénédiction de tous, y compris des progressistes, au réalisme en toc de l’économisme, au pouvoir des managers et des communicancants, à l’écœurement général. Je ne peux me détourner de ce passé avant de formuler un conseil, de former un vœu. Quand la société est travaillée par des interrogations profondes et graves, quand les difficultés et les malheurs poussent les meilleurs à réfléchir, à chercher une authenticité supérieure, un niveau d’être plus profond, des relations plus simples et plus généreuses, ceux qui se soucient de cette rénovation doivent repousser impitoyablement les avances des politiques, ne pas croire un instant à leur solidarité, encore moins à celle des partis, ces « passions haineuses, honteuses et féroces, disait Lamartine, qui exploitent en riant quelques sentiments généreux et nobles ». Je sais trop ce que les puissants et frénétiques organisateurs de la fuite collective font d’une inspiration fraîche et vivante. Ils la célèbrent en s’extasiant, organisent en son honneur les manifestations qu’il faut, jurent de s’en inspirer, puis, comme l’œuf dans l’omelette, la précipitent dans le chaudron de leurs intérêts. Les êtres épris de vérité doivent préférer la lente progression souterraine de la pensée, la capillarité secrète des sentiments et des convictions au Barnum de compromis et de promesses mensongères où l’on tentera de les entraîner. À chaque fois que je trouve une parole forte et droite dans la bouche d’un jeune, je réagis comme j’ai réagi à la phrase de Nathalie Broux : pourvu qu’elle reste sauvage, pourvu…
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La demande de formation éplorée des jeunes professeurs confirme la difficulté de leur tâche. Ils devraient pourtant comparer l’enthousiasme de leurs collègues lorsqu’on leur enseigne, par exemple, à affronter « une situation d’urgence » et les récriminations des mêmes collègues quand, arrivés devant la dure réalité, ils constatent avec un désappointement qui fait sourire que la difficulté particulière à laquelle ils ont dû faire face n’avait pas été prévue. J’entends bien qu’un professeur inquiet s’apaise, ou espère s’apaiser, si, à chaque difficulté qu’il rencontre, peut s’ajuster une théorie ou, sur chaque situation qui le trouble, se greffer la possibilité d’un procédé. Je le comprends, ce professeur, mais il n’a pas raison. Loin de guérir son inquiétude, ces contournements l’anesthésient, et la validentWinnicott, . C’est le découragement qui lui fait chercher un modèle, ou des principes définitifs, dans un art qui ne les suppose ni ne les tolère. Il faut qu’il s’en persuade : l’angoisse n’est pas sa pire ennemie. Il y a plus grave, bien plus grave. Le manteau de mots jeté sur la réalité qu’il prendrait pour un savoir. L’illusion d’un savoir-faire qui lui serait un scaphandre. L’imposture d’un savoir-être qui cacherait un pauvre et triste savoir-paraître, et le jetterait, pour toute sa carrière, peut-être pour toute sa vie, sans que ses élèves en tirent le moindre bénéfice, dans le désordre de ce que Winnicott appelle la personnalité rapportée.
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On éprouve une grande sympathie pour ces jeunes diplômés qui, en quelques jours, en quelques heures, dans un collège de banlieue ou ailleurs, voient s’écrouler, avec leurs illusions, le bonheur dont ils avaient rêvé, mais cette sympathie porte en elle une exigence de vérité. La loyauté exige qu’on ne les laisse pas s’engager à l’aveugle dans une aventure aussi périlleuse. Et si la rencontre avec la réalité est décidément trop rude pour certains, il est nécessaire qu’ils ne se trouvent pas pour autant privés de perspectives. Mais surtout, on ne doit pas leur faire croire qu’une formation pédagogique transformera leur manière d’exercer leur métier. Même judicieuse, l’aide qu’elle leur fournira sera partielle, provisoire, incertaine ; non négligeable, certes, mais nullement décisive. Cette aide peut même leur rendre un mauvais service s’il apparaît que la formation souffre des maux qu’elle prétend guérir.
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Sur l’un des sites des IUFM, on trouve ceci : « Les actions de formation continue ont pour objectif d’accompagner l’enseignant dès ses débuts dans le métier, ainsi que de faciliter son adaptation, tout au long de sa carrière, de façon à le rendre apte à maîtriser les évolutions et les changements dans le domaine éducatif. » Rien de surprenant là-dedans. Un volontarisme administratif sur un ton aimablement rasoir. La loi du genre, la rhétorique institutionnelle, celle des entreprises, des ministères, des associations, des partis, des églises. Je ne me décide pourtant pas à continuer mon exploration de la pensée IUFM en cliquant sur autre chose. Je regarde en coin cette prose sans surprise, et la surprise vient. Un mot me saute aux yeux où je retrouve l’esprit de tout ce que je viens de lire : domaine. Le seul de la phrase qui ne soit pas nécessaire à l’explication. La seule image, pauvrette et tristounette certes, et si rituelle qu’elle a dû échapper à l’auteur, mais le cliché réussit quand même à envoyer son petit message d’importance, à mettre à la mer son petit canot de vanité. Domaine
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Domaine. Le lieu où l’on est chez soi, le territoire devenu maison. Espaliers et rayons de bibliothèque. Hauts murs de la science et de la propriété. L’ordre qu’on invente, qu’on décide, sur lequel on règne. Les amis qu’on invite pour sentir plus fort toute cette protection qu’on partage, pour oublier ensemble qu’elle est dérisoire et qu’elle rend idiot. Domaine. Un univers circonscrit et blindé. Je connais des pédagogues, des théories pédagogiques, des expériences pédagogiques. Mais le domaine pédagogique ? Un gilet gonflable que les professeurs disposeront entre les élèves et eux, un territoire de parole qu’ils partageront pour se consoler de leurs déboires, où ils s’imagineront invincibles. « Un groupe de formateurs représentant pratiquement toutes les disciplines enseignées au collège, lit-on sur un autre site IUFM, a travaillé sur des démarches, des outils, afin d’aider les équipes pédagogiques à dépasser les incertitudes, craintes, interrogations et à lancer des projets qui permettront, à la fois, aux élèves de « stimuler le plaisir d’apprendre » et aux enseignants d’innover, d’échanger sur leurs pratiques ». Des outils pour dépasser les craintes ? Et s’ils tombaient entre les mains d’hommes de pouvoir et d’argent, ces outils-là, et si des terroristes les dénichaient ?
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On ne sourit pas longtemps. Tout cela n’est qu’un énorme symptôme. J’entends parler d’« expériences de terrain qui, articulées avec le disciplinaire, le didactique et le transversal, améliorent la professionnalité. » Voyons. Si je suis professeur de chimie, la matière que j’enseigne devient ici, si je comprends bien, le disciplinaire ? Fin lettré, le pédagogue en chef qui a choisi ce mot-là. Judicieuse allusion, excellente pour la Santé, et qui vous met des Baumettes au cœur ! Passons. Donc ma chimie, je veux dire mon disciplinaire, n’est jamais, je le découvre avec infiniment d’admiration et un fifrelin d’inquiétude, qu’un panneau de mon triptyque d’enseignant. Il ou elle est entouré(e), comme du secrétaire général et de son adjoint, de Didactique et de Transversal, sans doute deux gendarmes dans un film de Louis de Funès. Mais ceux-là ne sont pas en vadrouille, leur ordre de mission est clair, clair et net, clarinette, comme on disait à l’école. Ils me conduisent dans la chambre de Professionnalité. Tout ça pour ça. Narcissisme de chez Narcisse. Tout ça pour que je devienne un pro, comme au Paris Sans Génie ! L’horizon de l’intelligence, c’est la professionnalité. Entre ces gamins pathétiquement paumés et ce Baudelaire dont il va tenter de leur faire entendre la voix, le Graal du professeur de français, sa quête anxieuse, l’objet de son désir, son Ultima Thulé, c’est la professionnalité ! Pour en être digne, il mettra sa bonne volonté à construire son « propre parcours, à la rencontre des différents mécanismes de la phonation et de la communication verbale et non verbale en situation d’exercice dans les métiers de l’enseignement ». Courir au devant des mécanismes quand on a aimé la littérature à vingt ans ! Se trouver en situation d’exercice dans les métiers d’enseignement quand on a rêvé d’être professeur ! Halte au feu !
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Étrange formation ! Curieuse mise en bière ! Il s’agit d’aider les professeurs à rencontrer les élèves et, pour ce faire, on les enferme dans une prison de mots, comme si on les voulait plus inaccessibles que le Masque de fer ! La formation dont ils ont vraiment besoin, personne ne peut sérieusement s’en dire l’animateur : si l’auto-formation a un sens, c’est bien là. Les équipes pédagogiques, où se rassemblent des gens si différents, en sont le lieu naturel, à condition, bien sûr, qu’elles nettoient leur pare-brise du galimatias qui veut l’obscurcir. À condition aussi qu’elles ne fournissent pas aux professeurs une occasion de se perdre de vue, de se fondre et de se confondre. Des équipes pédagogiques, oui, mais modestes, ironiques, insolemment inventives, changeantes surtout, provisoires – autant dire amoureuses -, où l’on ne songe pas à dissimuler le décrocheur qu’on porte en soi. Où l’on parle simple, dans son ton, et pourtant avec la fierté de ce qu’on sait, de ce qu’on cherche. Où l’on ne joue pas au professionnel, cette tête réduite. Où l’on refuse l’uniforme, tous les uniformes : pourquoi les tenues cools d’aujourd’hui vaudraient-elles mieux que les habits solennels d’hier ? Uniforme, domaine : mots de la même série.
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C’était l’idée de Proudhon. Une formation n’a de sens que si elle s’adresse à la fois, par larges cercles concentriques, au professionnel, au citoyen et à la personne. Il est inconcevable que cette heureuse radiation-là soit interdite aux professeurs, ou qu’ils se l’interdisent, quand leur métier est, par définition, celui où ces trois instances coexistent le plus étroitement. La distinction entre le professionnel, le citoyen, la personne ne suppose nullement un cloisonnement que les élèves sentent malsain, frustrant, pervers. L’homme ou la femme qu’ils ont devant eux est à la fois, indissolublement, le professeur qui les enseigne et l’adulte qui, sans solennité, par ce qu’il sait, par ce qu’il en transmet, et par le sens qu’il donne à cette transmission, leur suggère une manière d’être, les enrichit d’un élan. C’est plus vrai encore quand le gouffre qui s’est creusé entre les générations oblige les adultes, sous peine de se faire plus infantiles que les enfants, à se demander avec gravité ce qui vaut d’être transmis, et ce qui ne le vaut pas.
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« Tes guignols », disait tout naturellement mon voisin de métro à son copain en lui parlant de ses parents. Un peu raide d’entendre ça. Puis on réfléchit. Il y a là-dedans une lucidité douloureuse, une déception terrible, une tendresse désespérée. Toute leur nostalgie et toute leur fureur. Coller de toutes leurs forces au monde qui les rejette ou les ignore. Clamer qu’ils le méprisent, jurer qu’il n’est plus rien pour eux. Jusqu’à ce que, sur ces excès, passe le napalm d’une indifférence gouailleuse, ou écœurée : alors les voici mûrs pour la défaite ordinaire qu’on appelle réalisme, pour l’affolement anxieux qu’on dit pragmatique, pour l’avortement raisonné du rêve. J’admire qu’on s’étonne de les voir boucler ce parcours de plus en plus vite et de plus en plus tôt. Et j’admire que les adultes, en petits nihilistes organisés et prudents, s’indignent de voir leurs rejetons passer à la vitesse supérieure du néant sans se rappeler un instant qu’ils en ont été leurs premiers, leurs très prudents dealers. Quand un professeur, un matin de septembre, pousse pour la première fois de l’année la porte de sa classe, la rumeur qui l’accueille dit autre chose que l’agitation de l’adolescence. Elle murmure qu’ils ont déjà appris, eux qui ne savent rien, des choses qu’il ne sait pas, et qu’ils en sont horriblement encombrés. Seraient-ils les enfants les plus tumultueux des banlieues, ou les plus arrogants des beaux quartiers, quelque chose est en eux qui n’est pas en lui. Une trace, une blessure. Comme s’ils le regardaient d’au-delà une frontière qu’il n’aurait pas encore franchie.
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Quelle frontière ? L’évidence de l’incurable inauthenticité de la société occidentale. Une inauthenticité qui lui est connaturelle, dont l’aggravation constante lui est connaturelle. Le doux plaisir de Lennie, le gentil colosse de Steinbeck, c’est de toucher et de caresser la beauté des êtres et des choses. Mais il est trop fort, Lennie ; tout ce qu’il touche, il le fracasse, et n’a plus qu’à s’en désoler. Les jeunes d’aujourd’hui ne sont pas des colosses. Quand ils cassent le monde qu’on leur propose, c’est parce qu’ils l’ont pris au sérieux, parce qu’ils ne savaient pas qu’il était en toc, parce qu’on leur a laissé ignorer qu’il était un vase brisé, une bagnole bricolée, un projet rafistolé, parce qu’ils découvrent qu’on les a trompés, qu’on les trompe, qu’on les trompera encore, toujours, forcément, nécessairement. Parce qu’on les trompe quand on leur parle travail, quand on leur parle famille, quand on leur parle argent, quand on leur parle culture, quand on leur parle effort, quand on leur parle plaisir. Inauthentique, dans les quartiers, ça se dit bouffon, ça se dit guignol, ça se dit baveux. Moins naïfs que leurs aînés, les jeunes ne font pas semblant de rêver d’une société idyllique ; la plupart sont déjà des familiers des douleurs. Aucun baveux ne pourra jamais l’admettre : le principal grief que font les jeunes aux adultes, c’est de mentir. Un mensonge si habituel, si général, si organisé, si savant, parfois si bienveillant qu’il semble incontrôlable, indépassable. Un mensonge si communément admis qu’on dirait un mensonge sans menteurs, comme le sourire sans chat de Lewis Carroll. Non pas le mensonge de celui-ci ou de celle-là : le mensonge qui a été attribué à celui-ci et à celle-là comme un rôle, une place à table, un matricule, et que ni celui-ci ni celle-là ne se sont senti le droit de refuser. Un mensonge par omission de soi, par paresse de soi, par dégoût de soi, par haine de soi. De Clichy-sous-Bois à Neuilly-sur-Seine, les mêmes causes produisent des effets semblables et différents. Dans les quartiers, rien à perdre. Le malheur laisse libre cours au grand jeu de la protestation, à un lyrisme monté en épingle par les médias. Là, il faut être un héros pour ne pas tout céder au conformisme de la dénonciation. Comme il faut être un héros, quand on est un jeune bourgeois dressé à tirer de la confusion générale les avantages qu’on peut encore y grappiller, pour ne pas céder au conformisme du cynisme, du mépris, de la sous-culture affairiste. Comme il faut être un héros, quand on ne nage ni dans les eaux des pauvres ni dans celles des riches, pour ne pas se laisser engloutir par la bonne humeur résignée, douce comme une anesthésie, qui est le climat habituel de l’existence, avec plein de fêtes.
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Ce jeune professeur va prononcer le premier mot de son premier cours, et voici que l’émotion installe un instant de silence imprévu entre ses élèves et lui. Je voudrais me glisser dans cet instant-là, lui suggérer de le prolonger un tout petit peu. Presque rien, quinze secondes, vingt peut-être, l’Inspection générale ne criera pas. Je voudrais qu’il y mette à distance non seulement les leçons de pédagogie dont on l’a farci, mais encore, autant qu’il est possible, les représentations qu’il s’est faites de cette première classe, de son métier, de l’établissement où il l’exerce, de ses collègues, de l’administration, de sa carrière, de son statut. Je voudrais qu’il regarde ces adolescents qui le regardent, sans en fixer aucun, et qu’il recueille en lui, indifférent aux sourires effrontés ou timides, aux visages trop sages comme aux airs de provocation, l’attente dont ils sont chargés. Et je voudrais qu’il laisse cette attente provoquer la sienne, et qu’il se reconnaisse semblable à eux. Je voudrais qu’il acquiesce à ce qu’il est en acquiesçant à ce qu’ils sont, et qu’il constitue ainsi dans son esprit et dans son cœur, pour lui comme pour eux, le fondement irréfutable de ce qu’ils vont faire ensemble. Cet instant, c’est sa chance, rien ne doit l’empêcher de la saisir, rien n’en a le droit. Il ne lui prépare pas un souvenir touchant : il lui offre un élan qui l’assure d’un recours puissant, il met à sa disposition une possibilité permanente de nouveaux départs. Je voudrais que le monde, pendant vingt secondes, lui soit comme une photo bougée. Les images auxquelles il pensait se confier avant que sa voix ne s’étrangle se sont évanouies : qu’il ne se hâte pas de s’en construire d’autres. Qu’il accepte que tout, autour de lui, ressemble à ce qu’il avait imaginé, et pourtant que tout soit différent, que tout lui soit allusion et écho, la classe, les élèves, lui-même.
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Peu importe la tonalité de cet instant furtif, peu importe s’il en est sorti inquiet ou rassuré. Cette année scolaire qu’ils vont vivre ensemble, personne d’autre ne l’a jamais vécue, personne d’autre ne la vivra jamais. Sérénité et humilité, mais aussi allégresse et audace. L’enseignement, c’est de la liberté qui se déploie. Non pas refuser les règles et les codes : les faire éclater de l’intérieur. Le surgissement de la vie, les adolescents n’attendent rien d’autre des adultes. Non pas la vie qui bougonne, ronchonne, discute, négocie. La vie qui emporte, qui inonde. Que sa nouvelle fonction ne lui soit pas un alibi pour tricher : ce qu’ils attendent, c’est ce qu’il attend pour lui-même, ce jeune professeur, rien d’autre, à moins qu’il n’ait déjà renoncé à tout. Quelque chose de nouveau, d’inattendu, s’est glissé dans cette situation qu’il croyait prévisible ; il reconnaît cette nouveauté à son pouvoir de raviver, d’exhumer, de libérer en lui des traces plus anciennes que sa mémoire, de retourner la durée comme un gant, de rendre au passé son avenir. Une nouveauté, une vraie nouveauté, qui vient de loin, de plus loin que lui. Sa nouveauté à lui, oriflamme de la nouveauté du monde. Non pas la poussière d’ancien que la vulgarité des marchands agglomère à la demande. Une nouveauté qu’il reconnaît à la faculté qu’elle a de reconduire son existence à elle-même, au mouvement qu’elle lui restitue. Et de faire tomber à ses pieds les haillons de la peur, les loques de la mauvaise prudence. Un départ inscrit dans un départ antérieur. Une liberté puissante, plus fragile qu’on ne pourra le dire, mais insubmersible.
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Vingt secondes pour se décaler de ce qu’il sait, vingt secondes pour se faire présent, vingt secondes pour constituer la classe, cette classe-là, dans son esprit. Vingt secondes d’affirmation tranquille, irréfutable. Recette pédagogique ? Procédé ? Le contraire. Engagement, choix, pari. Ses connaissances sont là, en bon ordre ; elles vont bientôt prendre le relais, mais sur le rythme et sur le ton que ces vingt secondes de silence auront choisis. Pendant un an, il sera leur professeur : pour ces vingt secondes, il est leur élève. Où il placera sa voix et, avec elle, son être, ce ne sont pas les « mécanismes de la phonation » qui le lui diront, mais son cœur, son désir, l’audace de sa liberté. Instant décisif. Être ou ne pas être. Non pas être ceci ou être cela. Non pas être ceci pour ne pas être cela. Être ou ne pas être, tout simplement. Pas de bavardages, pas de démonstrations. Ici un être humain se construit en aidant d’autres êtres humains à se construire. Ici un être humain va s’embarquer avec d’autres êtres humains. Une contingence souriante, où viendra, si elle le veut, nicher la transcendance. Et, pour aujourd’hui, ces élèves et lui, et cela qu’ils ont en commun, cela qu’il lui revient, à lui seul, d’instituer : à lui, pas à la professionnalité. Sa solitude change de signe, le monde change de sens. Vingt secondes pour entrer dans le jeu, dans le grand jeu. Vingt secondes pour se laisser surprendre. Vingt secondes pour en finir avec la fin, pour ne plus avoir peur de la peur. Vingt secondes pour être sûr qu’on ne fait jamais rien d’autre que commencer. Vingt secondes comme le clavier avant la mélodie, la palette où attend la couleur. Oubli. Oubli des circonstances, du fardeau qu’elles imposent, oubli de tout projet, de toute intention, de toute allégeance, oubli de l’image de soi, oubli absolu des collègues, de la profession et de ses intérêts, oubli de toute servitude et de toute revendication, oubli hautain et souriant du lendemain, oubli des grimaces qui parlent d’avenir. Cette femme ou cet homme. Ces élèves. Rien d’autre.
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Tout conspire, je ne le sais que trop, à rendre cet instant négligeable : l’idée qu’on lui a donnée (vendue ?) de son métier, le tintamarre de la réussite sociale, le souci de l’image, la crainte de l’échec, toutes sortes de considérations chaleureusement terroristes qui ont réussi à faire leur nid dans le cercle familial, qui encombrent ses projets, alourdissent ses amitiés, empâtent ses amours ; et, par-dessus tout, le climat poisseux du travail moderne où la crainte, la pusillanimité, le fatalisme, la soumission larvée s’étiquètent désormais comme des évidences, des nécessités, des urgences, des valeurs. Tout conspire à rendre cet instant négligeable parce que tout, dans une société qui bave un humanisme de réclame, conspire à empêcher la personne humaine d’exister. Tout cela, vraiment, je le vois bien, je le vois même peut-être un peu plus clairement que d’autres pour l’avoir observé plus longtemps.
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Si j’insiste sur le symbole de ces vingt secondes inaugurales, si je souhaite qu’elles soient comme la pierre de touche de la réflexion d’un jeune professeur, et que se cristallise autour d’elles ce à quoi il veut vraiment dire oui et ce à quoi il veut décidément dire non, c’est que la question de la liberté me paraît la plus importante de celles qui se posent aujourd’hui à l’enseignement. Je ne crois pas que le risque soit grand de voir les professeurs se faire les propagandistes d’une organisation ou d’une autre, d’une vision du monde ou d’une autre, d’un projet politique ou d’un autre : ceux qui le tenteraient mesureraient vite leur erreur à l’aune de l’indifférence sarcastique qu’ils susciteraient. Le mal est ailleurs, si profondément intériorisé que personne ne semble plus le voir, et que presque tout le monde le propose comme remède aux difficultés dont il est responsable.
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Le travailleur, le citoyen, la personne. Trois cercles concentriques. Tout travailleur est un citoyen. Tout citoyen est une personne. Mais c’est parce qu’on est un citoyen qu’on est un travailleur, parce qu’on est une personne qu’on est un citoyen. Ces diverses instances sont unies, mais distinctes et hiérarchisées. Il n’existe pas davantage d’autonomie du citoyen par rapport à la personne qu’il n’existe d’autonomie du travailleur par rapport au citoyen, et naturellement par rapport à la personne. Cette hiérarchie n’a rien de théorique, encore moins d’honorifique, elle est inscrite dans la réalité, elle est immédiate et, d’une certaine manière, fonctionnelle. On ne peut pas, sans risque de catastrophe, penser le travailleur sans penser en même temps le citoyen et la personne. Pour être vraiment celui qu’il est, le professeur ne peut pas faire comme si l’établissement où il exerce, ou l’Éducation nationale elle-même, étaient le huis clos de son activité. Pas plus qu’un autre travailleur, il ne peut accepter les objectifs qui sont fixés à cette activité s’ils ne sont pas eux-mêmes en harmonie avec ce qu’exigent en lui le citoyen et la personne. Le même respect de l’ordre et de la justice qui lui suggère une collaboration loyale avec la hiérarchie quand cette condition est remplie, lui impose la résistance quand elle ne l’est pas. La personne, le citoyen, le travailleur : ces trois instances constituent comme un déploiement, une démultiplication de la liberté en lui dont il est insensé et meurtrier d’ignorer la logique vivante. C’est pourtant ce que ne cesse de faire, telle une guillotine de l’esprit, l’idéologie du management, cette terreur moderne qu’ont décrite Legendre, Baudrillard, et tant d’autres que l’on célèbre et que l’on ignore, et dont il est stupéfiant et parfaitement incongru d’avoir installé l’inspiration perverse au sein d’un ministère où elle devrait être impitoyablement pourchassée.
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Ce professeur, ces élèves, un jour où ils sont plus difficiles que jamais, rebelles, inatteignables. Qu’est-ce qui est en jeu dans cette classe ? La parole. La parole qui n’a plus sa place, la parole devenue folle, ou qui fait la folle, la parole qui se révolte sans savoir pourquoi. Plus fou encore, assurément, celui qui viendrait faire la leçon au professeur ! Mais cessons de mentir. Les élèves demandent une personne, pas un représentant de l’administration, pas un adepte d’une théorie pédagogique, pas une courroie de transmission idéologique, pas un magnétophone à morale. Une personne avec ses qualités, qui lui seront utiles, et ses défauts, qui lui seront plus utiles encore. Voyez les farceurs, les bouffons ! Ils demandent une personne libre à une société asservie, rien que ça ! Sur ce point, pourtant, ils n’ont pas tort. Je n’ai pas de solution, vous non plus, mais l’exigence demeure, elle est légitime et saine. À chaque maître de conquérir, dans chaque classe, et de haute lutte, sa liberté d’enseigner : de la conquérir non pas avec ressentiment et esprit de revanche, non pas contre ceci ou cela, mais sur lui-même, et pour tous. Un peu d’aventure, d’aventure vraie, est-ce si mal après tout ? Être vivant, est-ce déjà mourir ? Qu’il sache bien, en tout cas, ce maître, que les organisations et les grosses machines ne l’aideront pas. Elles se méfient toutes de la liberté ; les plus dangereuses, les plus menteuses, sont celles qui prétendent l’apporter dans leurs bagages, qui disent en détenir le secret, la formule, qui la proposent clés en main aux professeurs. La personne humaine. En revenir – ou plutôt en venir – humblement et fermement à la personne humaine. Accepter la solitude inhérente au métier, une solitude que l’équipe pédagogique tempère et nourrit si elle est un lieu de vérité, d’amitié, d’exigeante simplicité. La liberté a besoin de la solitude pour naître et renaître avec chacun d’entre nous. Elle ne capitalise jamais, elle ne répète jamais, elle en est toujours à son premier mot, à son premier geste, à son premier jour. Chaque professeur est une aventure de l’esprit en puissance, ou rien : une aventure pour lui, pour ses élèves, pour le monde, une aventure dont il lui est impossible de mesurer l’impact. Et l’administration là-dedans ? C’est facile. Sa devise : primum non nocere, d’abord, ne pas nuire. Accompagner, comprendre, réfléchir, distinguer, nuancer. Un responsable de l’Éducation nationale, je le vois comme une sorte de clandestin, un clandestin officiel : vécu de cette manière, c’est un beau travail. Même si c’est plus difficile, je l’accorde, que de s’en remettre à la bassesse prétentieuse du management, paradis des cervelles faibles et des cœurs serviles.
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Et si tout repartait de l’école ? Si elle devenait le pays où surgissent par milliers d’intransigeantes et amicales libertés ? Ce combat, comment pourrait-il être perdu si, là où ils sont, comme ils sont, sans plan de bataille préconçu, les professeurs décidaient de l’engager sans en référer à personne et en y jetant toutes les ressources de leur imagination ? S’ils choisissaient, contre tout le reste s’il le faut, de vivre et d’aider leurs élèves à vivre ? Et si, né de l’enseignement où tout naît, ce mouvement déferlait sur le monde du travail ? Et si la force de travail confisquée par l’argent se rebellait soudain pour interdire à l’argent d’accaparer le sens du travail ? Un monde en expression, il y aurait des experts en démocratie pour l’étouffer ?

(12 septembre 2012)

L’humain d’abord ?

 LE MARCHÉ LVII

« La principale richesse de nos territoires, affirme cette jeune ministre, ce sont leurs habitants. » Je vaux donc plus, merci de la nouvelle, qu’une borne kilométrique ou un champ de betteraves. Merci, merci, merci.
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Je l’ai vue fonctionner de près, cette calembredaine. « L’entreprise, c’est vous, dit le grand patron. Sans vous, elle n’est rien. Sans vous, les dirigeants ne sont rien. » Puis, haussant le lyrisme d’un ton en même temps qu’il laisse l’utilitarisme pointer le nez, il poursuit : « Sans les hommes, rien n’est possible. » Alors la foule à laquelle il s’adresse retourne ses fusils. Petits fusils de carton, en vérité. Petits fusils de mauvaise humeur, de vanité blessée. Souvenirs de révoltes adolescentes, bribes de contestation comme une dent qui ne tient plus guère. Un gramme de séduction, quelques idées fausses mais apparemment larges, l’affaire est dans le sac, la réconciliation avec l’autorité consommée : les hommes sont la principale richesse de l’entreprise. Grand compliment ! Ils valent plus que les machines, plus que les bilans comptables ! Le plus stupide le sent : un cadeau pourri, c’est plus humiliant qu’une claque. Mais le patron est si gentil aujourd’hui, si humble, si accessible ! Si humain ! L’humiliation de chacun va se liquider en violence collective. Et, c’est parti pour la guerre, la guerre avec les autres boîtes, la guerre avec ceux de la boîte, toutes les guerres pour éviter la seule que l’on redoute, celle qu’on se déclarerait à soi au nom de soi. J’ai vu, atterré, ce hara-kiri collectif. J’ai vu avec quelle facilité peut s’abolir en chacun la distance qui le préserve. J’ai vu l’exaltation primitive de la gagne, cette saleté. J’ai vu, plus inquiétante encore, une sorte de sérénité lunaire, indémontable, inhumaine, asexuée. J’ai lu dans les yeux des gens le soulagement d’avoir déposé le fardeau : mais le fardeau, c’était eux. Leur émerveillement puéril de se sentir ensemble, châtrés mais ensemble, m’a épouvanté. J’ai vu naître de leur anxieuse satisfaction une connivence aveugle, prévenante, compréhensive, tolérante qui s’épanouissait en horreur aimable, en horreur diligente, en horreur active, en horreur terrifiée. Comme si, maintenant qu’ils n’avaient plus qu’à s’occuper des choses, tout allait devenir possible. Comme si un être humain, c’était une betterave, plus les droits de l’homme.
Ξ
N’allez pas vous raconter que cette sottise n’est qu’une formule. Quand je vous dis Bonjour, même si ma tête est ailleurs, même si je ne vous regarde pas trop, cela signifie que je vous souhaite un bon jour, que je vous souhaite de le vivre, ce jour, et de le vivre selon ce qui est bon. Si distrait que je sois, ou hypocrite, ou menteur, ou jaloux, ce mot Bonjour tient le coup, il a son sens et le garderait encore si je vous détestais. Je peux l’enrichir par ma sincérité ou l’appauvrir par ma désinvolture : je ne peux pas lui ôter ce sens qui ne m’appartient pas.
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« La principale richesse, c’est l’homme, etc. », c’est une ineptie, une pitoyable et solennelle ineptie. Ineptie dans la bouche d’une jeune ministre de gauche comme dans celle d’un vieux ministre de droite. Ineptie dans la bouche du grand patron qui n’a jamais digéré d’avoir été reçu deuxième au concours comme dans la bouche du syndicaliste qui s’excite sur le Front populaire en faisant son tiercé. Qu’elle saute, plus vite qu’un touite, d’un crâne encombré à un crâne inoccupé et d’une vieille expérience à une jeune ambition sans jamais rencontrer le moindre pompier du bon sens, le moindre gendarme du ridicule, le moindre douanier de la réflexion, le moindre instituteur du jugement, voilà qui devrait nous faire quelque souci.
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Mutilation rituelle, évidemment ! Circoncision ? Pas du tout. Excision. Excision, avec l’approbation experte de M. et Mme Tousse-Quicompte, politiquiciens, médéfoïdes et communicancants, de ce qui fait de nous des êtres humains : l’ailleurs, l’imaginaire, la transcendance, le mystère, de quelque nom que nous les nommions ou ne les nommions pas. Manière brutale, efficacement ignoble, de nous rabattre sur les choses, de nous coller au monde, de nous réduire à ce qui ne parle ni ne pense. Ignoble et, de plus, tellement, mais tellement bête ! Non seulement on nous compare à l’inerte, non seulement on nous mesure à l’aune des choses, mais on établit cette comparaison selon un critère dont la nature, précisément, se fout comme de colin-tampon : la richesse ! Comme si la nature jactait du Cac je ne sais quoi ! Comme si elle était actionnaire de Carrefour ! Comme si elle négociait avec Mme Merkel ! Que j’aurais donné gros pour voir Flaubert ou Léon Bloy massacrer cette crétinissime formule, jouer avec son inertie comme Shadow, le gentil petit chat d’Angélique, quand il vient déclarer la guerre aux souris du jardin. Je me trompais, tout à l’heure. L’être humain n’est pas une betterave, plus les droits de l’homme. C’est beaucoup mieux. C’est une betterave enrichie, plus les droits de l’homme.
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Shadow est vexé. Il se croyait la principale richesse du jardin, apprendre que c’est nous lui a mis un coup terrible dans les moustaches. Comprends bien ce qui se passe, Shadow. Un zozo, c’est quelqu’un qui joue sur tous les tableaux à la fois, qui fait gagnant gagnant avec lui-même. Eh bien, mon ami, nous avons affaire à des zozos. D’un côté, ils proclament qu’ils sont la principale richesse de ton jardin, et cela ne te fait pas plaisir, je le comprends aisément. Mais vois l’astuce. Quand je dis, ce qui est la pure vérité, que tu es le principal chat du village, cela veut dire qu’à l’évidence tu es le meilleur, qu’aucun des autres n’imite mieux que toi la démarche du tigre, qu’aucun ne s’aplatit sous les pommiers avec autant de grâce, qu’aucun ne sait se montrer si élégamment menaçant. Tu es d’accord, n’est-ce pas ? Qui ne miaule pas consent. Mais si tu es le principal chat du village, cela veut dire que les autres, même si on ne saurait les comparer avec toi, sont quand même tes semblables, et que tu partages pas mal de choses avec eux. Tu hésites à accepter cette idée, n’est-ce pas ? Je te comprends, mais je vois dans tes yeux que la raison l’emporte. Tu es un chat démocrate et républicain, bravo. Eh bien, mon cher, c’est exactement le raisonnement que les zozos veulent appliquer, mais cette fois à tort, aux humains. Quand ils disent que les hommes sont les principales richesses des jardins, c’est pour sous-entendre qu’ils sont aussi, dans ces jardins, des richesses parmi d’autres. Et que les points communs qu’ils ont avec les chats, avec les chiens, avec tous les autres vivants non humains sont si importants qu’ils peuvent partager avec eux ce qui, dans leur condition humaine, les embête le plus. Quoi, me demandes-tu ? Je vais dire des mots qui, je le crains, ne te diront pas grand-chose. La liberté, par exemple. Vois-tu, être les seuls dans la création à se taper une liberté et à se farcir une âme, ça les gonfle. Ils ont donc décidé, astucieuse générosité, que c’était une injustice de ne pas partager ces embêtements avec les animaux, avec les végétaux, avec d’autres encore. C’est pourquoi, mon ami, ils sont en train de te bricoler une personnalité, une conscience, je ne sais quoi d’autre encore, une appartenance sexuelle, sans doute, ou des convictions politiques, un profil de consommateur, une carte d’identité féline dûment sécurisée, toutes choses dont, à considérer ton air dubitatif, tu ne sembles pas spécialement préoccupé. Pas seulement à toi, note bien ! Au vieux poirier aussi ! Et à la mignonne vipère qui vient roupiller dans la terre bien humide des géraniums ! C’est ça leur astuce, Shadow. Se débarrasser sur toi et tes copains de ce qui les encombre, Punktum damit. Sans oublier les végétaux, of course. Mais oui, mon pauvre Shadow, ils veulent que tu les libères de leur liberté, ils veulent que tu les sauves de leur salut ! Ils veulent la responsabilité de l’humain, mais enchâssée dans l’irresponsabilité de la nature. Ta soucoupe de lait et l’argent de ta soucoupe de lait. La solitude de l’humain les terrifie. L’impénétrabilité de la nature les terrifie. Ce qu’ils veulent, au fond, je vais te le dire. C’est une patinoire à vivre. La créativité économique pour oublier la mort, la jouissance conforme pour oublier qu’on est un cas unique, que demande la démocratie ? Et plein de culture là-dessus pour oublier l’ennui, de la culture qu’on dévore à pleines dents, comme on dit à la radio. Et la tolérance. La tolérance non pas vraiment pour tolérer, ce qui serait superbe : la tolérance pour émousser, pour désamorcer, pour réduire. Tu as raison de hocher la tête, tout ça est plus ballot que méchant, au moins au début ; mais fais attention, après ça se gâte toujours. Une autre fois, je t’expliquerai pourquoi ils sont comme ça. Je te dirai ce que c’est qu’un puritain à l’envers, un janséniste décentré. Et puisque je lis la curiosité dans ton œil, je te montrerai comment un enfant de la technique devient nécessairement un cornichon de l’innocence, et parfois hélas ! un très méchant bonhomme. Tout ça pour te dire qu’ils vont venir te faire un gringue pas possible, te parler des droits de Shadow, te proposer de griffer une convention : leur idée, mon petit vieux, je t’affranchis, c’est de faire de toi le pot de chambre de leur âme. Mais pourquoi regardes-tu la porte comme ça ? Tu as besoin de sortir ? Sinon, c’est là où tu es ? Tu négocies sec, si j’ose dire ! Je ne te comprends pas, Shadow, je ne te comprendrai jamais. Mais c’est ça qui me plaît en toi, on dirait que c’est fait exprès, sacré allumeur d’on ne sait quoi. Allez, file, je leur dirai que Monsieur est sorti.
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La radio est le média du passage, en cela très supérieur aux autres. On traverse une pièce, on happe une phrase comme on pique une olive, on va la digérer plus loin. Quelques propos d’un économiste sur l’activité – et l’avidité – des banques m’ont ainsi renvoyé à un débat du début des années 70 dans un séminaire de formation destiné aux animateurs des Maisons de la Culture. Mai était encore très frais, il était inconcevable de canaliser les conversations. On parlait de tout, ou presque. Et, dans ce tout ou presque, la sexualité n’était jamais oubliée. On l’évoquait de toutes les manières possibles, sauf sur le mode grivois : dans le couple, dans la société, dans le travail, dans la vie politique, dans la culture. On disséquait les expériences alternatives. Mais on en traitait aussi d’une manière plus fondamentale, et le débat s’engageait alors sur la notion de désir, omniprésente.
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Tous les stagiaires étaient naturellement les enfants de 68, mais ils étaient loin de l’être de la même manière. Pour les uns, Mai avait renouvelé et « interpellé » une formation initiale qu’il avait ébranlée, mais pas forcément déclassée. D’autres semblaient être nés à la vie de l’esprit et à la conscience sociale sur les barricades, ou en les regardant à la télé. Entre eux aussi d’autres différences, imperceptibles au profane, qu’avait installées la profusion des groupuscules engagés dans les manifestations, et auxquelles ces jeunes gens tenaient d’autant plus qu’elles étaient plus ténues et rhétoriques. Sans parler de la diversité des complexions et des histoires personnelles. Ce soir-là, on avait encore parlé du désir, tant parlé que le silence avait recouvert la fatigue. Et qu’une voix, je ne sais plus laquelle, ce pouvait être n’importe laquelle, avait simplement laissé tomber : « Ce n’est jamais assez, hein ? » Et alors…
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Et alors, les choses sont devenues sérieuses. Et alors, les différences, et Dieu sait s’il y en avait dans ce groupe où chacun, de bonne foi, défendait sa vérité, ou plutôt son accès à la vérité, les différences se sont gentiment assises sur leurs tabourets de différences pour contempler ensemble, chacune y allant de son légitime commentaire, ce qui nous unissait. « Ce n’est jamais assez, hein ! » Le catho et le libertaire, le communiste et le manager, le sage et le dissipé, sont pauvres devant le désir. Il avait fallu toutes ces raisons échangées, ces histoires de vie, ces affrontements, ces savantes références aux auteurs, pour que cette simple évidence métamorphose le débat. Pour que les stagiaires, et moi avec eux qui ne me sentais bénéficier d’aucun statut privilégié, nous sentions ensemble qu’elle nous habitait au plus secret, au plus libre de nous, et que nous cédions à cette évidence, c’est-à-dire, comme dit Fumet, que nous nous rendions capables de penser.
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Et personne, certes, ne démissionnait devant personne. Et le sage n’allait pas décider de se dissiper, ni le dissipé de s’assagir, même s’il ne renonçait sans doute pas à dissiper le sage, qui ne renonçait pas à l’assagir. Mais de quelle sagesse parlons-nous, de quelle dissipation? Qui est sage, qui dissipé ? Qui a la clef de tout cela, qui en dira la règle, qui en imposera la norme ? La seule réponse, alors, ce serait la tolérance ? C’est une triste et pauvre réponse. Elle affirme la puissance tutélaire du tolérant et la faiblesse reconnaissante du toléré. Elle suggère des relations humaines qui s’établissent entre des tolérants, forcément supérieurs, et des tolérés, nécessairement inférieurs. Que les rôles puissent s’inverser n’y change rien : le jeu se fait toujours entre une grande âme et une âme moins grande, celle qui comprend et celle qui est comprise. La tolérance n’est pas une réponse à la violence. C’est plutôt une défaite programmée, le dernier sursaut d’une morale morte. Deleuze avait raison : « La perception, pas la morale ! »
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Céder. Si quelqu’un voit de la démission là-dedans, qu’il veuille bien considérer qu’il n’a rien compris, vraiment rien. Céder à une évidence intérieure qui n’aliène pas, qui ne nécessite aucune explication, qui n’exige aucune justification. Céder à qui ? À soi, si l’on veut, mais à un soi infiniment plus profond que soi, infiniment plus jeune, infiniment plus large, infiniment plus paisible, infiniment plus fort parce qu’infiniment plus aimant, à un soi qui bouscule – presque à tous les sens du mot, même les plus triviaux -, le soi défensif et affolé, tout occupé à monter et à sécuriser la baraque de foire qu’il appelle avec quelque aigreur son identité. Penser, c’est céder.
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Quand je songe à ces instants de vérité, je veux dire de vérité sentie, je ne peux leur arracher que des bribes de sens, je ne suis pas capable d’en parler autrement. J’en ai connu plusieurs de cette sorte dans ma vie. Ce n’est pas que je les croie plus importants que l’ordinaire des jours : c’est que l’ordinaire des jours, ils l’aspirent, le détruisent et le recomposent. Tout passe par là, il ne me reste que des lambeaux d’idées, des traces de souvenirs.
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Il me reste qu’on peut désirer un instant de cette sorte, mais qu’on ne peut pas le vouloir ni se le proposer comme objectif. À lui seul, il périme et ridiculise le volontarisme niais de la pensée selon l’objectif.
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Il me reste qu’il survient d’une façon incompréhensible. Aucun des stagiaires ne se doutait, ni même espérait, que nos discussions interminables et approximatives nous conduiraient à ce silence et à ce sourire. Mais sans ces discussions, sans l’énergie, la loyauté, l’intrépidité avec lesquelles ils s’y étaient engagés, rien ne serait arrivé : voilà, en tout cas, ce que nous avons appris après.
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Il me reste que cette connaissance n’est d’ailleurs recyclable en aucune façon. La scène se vide à chaque fois, la matière se consume entièrement.
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Il me reste que nous étions séparés et ensemble. Aucun mot d’ordre, aucun projet commun. Rien d’autre que cette bonne volonté en chacun de nous, fragile, incertaine, hésitante. Des individus et, autour d’eux, le monde. Mais quand ces individus sont vraiment présents, présents selon eux-mêmes, non pas selon un projet, un parti, des intérêts, non pas selon quelque bout de gras à défendre ou à promouvoir, alors, au fur et à mesure que chacun apprend à céder à cette tentation de la liberté qui, du même mouvement, le nie et le recrée, celui-là sent qu’autour de lui, par des chemins dont personne ne sait rien, même ceux qui les empruntent, d’autres apprennent aussi à céder à leur différente et semblable liberté.
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Il me reste qu’il n’y avait aucun compromis entre nous, aucune recherche d’une position moyenne, raisonnable, acceptable. Les intérêts vont à Grenelle, la liberté n’y va pas. Aucun compromis, et même une étrange intransigeance. Parfois, il nous semblait que nous étions d’accord. Tant mieux. Parfois, il nous semblait que nous n’étions pas d’accord. Tant pis. Considérations subalternes.
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Il me reste qu’à certains moments, les échanges étaient plus que vifs. Dommage pour nos nerfs et pour la vaisselle. Mais se faire plus zen que nature, c’est absurde et hypocrite : la cruauté aussi peut prendre une gueule aimable et arrangeante. Et puis, la pensée, ce n’est pas le golf. Le pari n’est pas de réussir à être ou à paraître le DRH de ses propres humeurs, la cellule psychologique de ses passions. Le pari, c’est de croire que les passions elles-mêmes sont un chemin pour le vrai. Que, de cette chance ou de cette grâce, personne n’est exclu. Et que, quand on croit en être exclu, c’est qu’on est tout proche de l’accueillir.
Ξ
Ces instants-là sont des étoiles qui se fixent dans notre ciel. D’autres les ont vues avec nous, nous vivons donc sous le même ciel. Il est vrai qu’il n’est pas toujours aussi clair. Quand des instants comparables surgissaient dans un séminaire en entreprise, ils ne sonnaient pas de la même manière. Une porte qui s’ouvrait, un responsable qui entrait, le jeu était cassé. C’était moins large, plus anxieux, avec un léger goût d’enfance retrouvée. Est-ce encore possible aujourd’hui, autrement qu’entre amis ? Je n’en suis pas certain. Pas dans l’entreprise, sans doute, pas dans la politique, pas dans l’Université, pas là où règne la guerre de tous contre tous, pas là où se débitent, pitié pour ces minables, des éléments de langage. Dans quelque endroit ignoré, alors ? Puisse-t-il le rester.
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Aujourd’hui, une amie pour qui j’ai considération et affection me glisse dans un mail qu’elle craint de tourner peu à peu à la misanthropie. Tant qu’elle ne m’explique pas qu’elle est devenue philanthrope, pas de souci.
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Nos associations d’idées sont gonflées, quand même ! Ainsi c’est en écoutant cet économiste décrire les mœurs des banques que j’ai songé à ces moments de bonheur ! Comme si je voulais qu’ils reviennent ! Indécent en un sens, tu en demandes trop, mon petit, tu as eu ta part, non ? Et je réponds : Je veux tout. Non pas parce que tout m’appartient. Parce que tout est payé pour tout le monde, tout de suite. Parce que, si je n’ai pas tout, personne n’aura tout. Parce que j’ai besoin que tout le monde ait tout pour avoir tout.
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Tout ? Ça peut se dire autrement. Ça peut se dire : Rien. Car si tout être humain mérite tout, chère amie exigeante et droite, le monde où nous vivons ne mérite rien. Et ta crainte d’être misanthrope, n’est, je crois, que l’embarras d’avoir à faire face à cette double évidence. Quand tu l’auras vraiment admise, tu seras redoutable pour les amis de la mort.
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L’humain d’abord ? Banco. Mais qu’on comprenne bien ce que ça veut dire. Ça ne veut pas dire les drapeaux rouges et les cortèges qui gueulent pendant que, dans leur fauteuil, les leaders préparent le coup suivant. Ça ne veut pas dire la vieillerie et, même peinturlurés d’écarlate, les mots d’ordre, les états-majors et les stratégies politiques. Des mesures de justice sociale ? Tout ce que vous voulez, je signe. Mais attention. Seule, la politique aujourd’hui ne peut plus rien. Non pas, naturellement, parce que ces Messieurs Dames sont des vendus ou des stupides. Parce que la politique n’est qu’un premier étage et que les fondations sont bousillées, toutes les fondations. Parce que toute mesure politique est désormais happée par le non-sens et que le seul effet des vocalises des communicancants, c’est de rendre cette évidence encore plus évidente.
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L’humain d’abord ? Bravissimo ! Eh bien, allons-y ? Qui ? Vous, naturellement, chère lectrice, cher lecteur, vous et moi, vos enfants, vos amis, vos parents, vos collègues et les miens. Pas besoin de tellement d’imagination. Descendons d’un étage. Passons du politique au pré-politique. Pour qui vous votez, je m’en fous. Moi, je ne vote plus, et le zigoto qui viendra m’expliquer que je n’ai pas une conscience citoyenne repartira avec, dans sa besace, un florilège d’amabilités montrougiennes des années cinquante dont il pourra faire profiter sa chère descendance.
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Pré-politique ? Simple. Faire ce qu’on dit. Dire ce qu’on pense. Penser ce qu’on sent. Je vois bien que cela ne va pas de soi. N’être l’interprète de rien, l’acteur de rien, un acteur social ne mérite que des pommes cuites. Aucune outrecuidance, pas le moindre esprit de supériorité. Ne jamais être inquisiteur, c’est une horrible tentation. J’y ai cédé parfois, c’est la seule de mes fautes qui me fasse vraiment honte, j’y ai cédé parce que j’étais malheureux. L’inquisiteur découvre que d’autres n’ont pas résisté à la tentation de la merde, mais, lui, il la désire.
Ξ
Ce que je pense des managers, je n’ai plus besoin de l’expliquer mais, vraiment, ce grand patron qui a des soucis avec la justice, qu’on ne compte pas sur moi pour l’accabler. C’est lui qui m’accable par les explications qu’il croit devoir donner dans Le Monde et qui, d’une certaine manière, le disculpent entièrement, tant il est évident qu’il n’a pas la moindre conscience des réalités. Mais il faut choisir. L’esprit qui règne dans les entreprises, on le conserve ou on le liquide ? Et qui le liquidera, si ce ne sont les travailleurs ? Et qui en première ligne ? Ceux qui ont le plus de responsabilité. Ceux-là, je les appelle à l’insurrection pacifique de la conscience et de l’intelligence. Pacifique mais dangereuse, figurez-vous que j’ai quelques raisons de le savoir. Mais ça conserve, voyez-donc ! Et puis, qu’est-ce qui est le plus intéressant ? Grimper comme un petit singe savant les échelons de la hiérarchie en enfilant de temps en temps son plus chouette costard pour aller réciter sa leçon d’humanisme, ou se faire virer la joie au cœur parce qu’avec ses petits moyens et sa grande bonne volonté, on a un peu fait chier les croque-morts de la guerre économique et que ça a réveillé quelques endormis ? Qu’est-ce qui leur fera le plus de bien, à vos gosses ? Votre feuille de gages ou l’exigence que vous leur aurez refilée, même si l’héritage ne suit pas ?
Ξ
Choisir la vie. Malgré tout. Non pas désirer l’insécurité, mais l’accepter comme une inévitable conséquence. Chacun à sa mesure, à sa manière, à son rythme, à son désir, personne n’a de comptes à rendre, personne n’a à en demander.
Ξ
Un professeur, c’est un homme ou une femme devant des jeunes. Une liberté plus forte devant des libertés encore faibles à affermir. C’est ça d’abord. Le reste vient après, le reste marche derrière, ou ne marche pas du tout. Si vous ne comprenez pas cela, si vous n’en prenez pas le risque, vos passions révolutionnaires et vos désirs de justice sont des fariboles que je n’ai aucune raison de respecter.
Ξ
Ton avenir, mon petit ? C’est cet instant même, ton avenir. Non pas détaché de la durée comme une cerise volée sur un gâteau. Lié à elle, au contraire, mais par les liens les plus ténus qui soient, par les mystérieuses connexions de l’âme, par l’incontrôlable déploiement du rêve. Méfie-toi de la sagesse quand elle se fait anxieuse, c’est le pire visage de la peur.
Ξ
Comptables, pas plus haut que les chiffres ! Nous parlions du désir, ces années-là, mais nous n’en parlions pas en comptables. Nous ne marquions pas des points quand nous lui résistions. Nous ne marquions pas des points quand nous lui cédions. Commun et incommunicable. Insoutenable légèreté ou poids qui ne pèse pas. Nous vivons vraiment sous le même ciel.
Ξ
Mais les enfants du Bon Dieu, il ne faut pas les prendre pour des canards sauvages ! Toutes ces choses dont je parle mal, trop mal, vite, trop vite, elles sont si graves, si nécessaires ! Alors, de temps en temps, les amis, il faut se payer la tête des connards, et bien se la payer. Cette étudiante nous arrive affreusement inquiète. Elle a postulé pour un petit boulot, des sous-fifres excités de l’importance que ça leur donne exigent d’elle une lettre de motivation. On lui a raconté tellement de salades sur ce machin qu’elle ne sait pas, qu’elle ne sait plus, la pauvrette. On s’y met tous. T’as qu’à dire ça. T’as qu’à écrire ci. Non, rien ne lui va, elle croit toujours que ce n’est pas assez, que ce sera mauvais pour elle. Elle dit qu’on n’a pas mis les bons mots. Et nous, on est désolés.
Ξ
Alors, moi, manager général du site Résurgences, je prends une initiative. Je suggère à tous ceux qui auront à remplir une lettre de motivation d’unir leurs efforts pour renvoyer cette saloperie au diable qui nous l’a envoyée. C’est extrêmement simple. Il suffit que votre lettre de motivation comporte, en tout et pour tout, deux mots, deux mots dont on attestera, s’il le faut, la légitimité littéraire depuis la plus haute antiquité : Mon cul !
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On comprend, je pense, que je ne ris pas du tout.

(5 juillet 2012)