Labass ? Chwiya…

LE MARCHÉ L

Un ami algérien m’interpelle : « Mzuri Kidago, tu vas le dire en arabe ce coup-ci ? » « Bonne idée, tu traduirais comment ? » C’est un homme de grande culture, il réfléchit longuement. « En arabe littéraire, ça pourrait donner… » Je le vois tourmenté. Soudain son visage s’éclaire. Il rit. « On va dire ça comme à Alger, ce sera plus simple, ce sera mieux : Labass ? Chwiya... » Il ne sait pas à quel point il me fait plaisir. « Labass », ainsi s’avançait, du fond de sa boutique, l’épicier de la rue de Domrémy. Un instant, tout se brouille délicieusement, Bab el Oued, le treizième, le patronage, toutes les enfances en une seule enfance, et ce foutu vieux monde qui n’en finit pas de ne pas dégager, et l’herbe baignée de rosée, dans les camps de mon adolescence, quand nous chantions les Laudes.
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En langue populaire ? Il a raison. Ce qui ne peut se traduire dans ce langage-là ne fait pas de ronds dans l’étang. La pensée intrépide et la langue populaire, voilà la base et le sommet, la quintessence et le grand ordinaire, la grâce et le tout venant ; entre les deux, l’insignifiant. Quel beau mot, non, le tout venant ! Et ce dégage, qu’il en rameute des souvenirs ! Un rond tracé dans la poussière de Montrouge, la partie commence. Le gamin fléchit un peu les jambes, son bras étendu se balance lentement pour ajuster le geste, il a dans la main une grosse bille d’acier – la cale, ou le calot – avec laquelle il doit chasser les billes en terre qui ont été placées dans le cercle. Tous les joueurs en ont déposé le même nombre, dont ils ont débattu. Cela se dit : « Des deux », ou « Des trois », ou « Des cinq ». Celui qui parvient à chasser une ou plusieurs billes peut rejouer jusqu’à ce qu’il perde. Quand sa position n’est pas favorable, il a le droit de faire un petit pas de côté semblable à celui du rugbyman qui tape une  pénalité. Attention. Il doit alors annoncer « patte ! », faute de quoi il passe son tour. Mais il arrive qu’un curieux planté près du rond pour regarder la partie ne se déplace pas assez vite et l’empêche de jouer. Alors retentit le cri de l’exigence de liberté : dégage !
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Ce mot de mon enfance, qui porte avec lui la rude tendresse de la banlieue des années 40, et que, petit garçon, j’aurais voulu lancer aux uniformes verts auxquels nous nous heurtions partout, le voici donc associé à ces magnifiques révoltes arabes ! J’entends dans ce dégage quelque chose de l’avertissement biblique : ne impedias musicam, n’empêche pas la musique. Ce n’est pas une déclaration de guerre, ce n’est pas un bannissement, ce n’est même pas la seule affirmation d’un droit. C’est une respiration de l’être, et seuls comptent vraiment les moments de l’Histoire où on l’entend. Celui-ci en est un.
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Au temps de la grande dissidence chiraquienne, un chauffeur de taxi marocain m’avait fait part de son enthousiasme. Je m’étais lancé, au fond de la voiture, dans un commentaire géopolitique filandreux que les embouteillages ne cessaient de prolonger et qui me collait à l’esprit comme un chewing-gum. La semaine dernière, c’est le kiosquier tunisien qui, du plus loin qu’il m’a vu, a brandi mon journal en riant. Je l’ai longuement écouté. Il m’a parlé des événements, bien sûr, mais plus encore de la sympathie que lui témoignent ses clients. Il m’a assuré qu’on pouvait rêver de réconciliation définitive, que les peuples arabes, si on savait leur montrer cette sympathie-là, se sentiraient enfin compris, et même un tout petit peu estimés, que les crimes des fanatiques en seraient contrariés, empêchés peut-être. Je l’ai écouté. Mais, cette fois, je n’ai rien dit, je lui ai serré la main très fort. Tout cela n’était pas seulement son affaire, c’était la nôtre.
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Ce qui s’est passé à Tunis et au Caire et déferle désormais sur tout le monde arabe est bon. À mon sens, absolument bon. J’oserai dire : bon en soi. Tout ce qui est déjà advenu de cruel, tout ce qui pourrait encore advenir de mauvais, ou même d’effroyable, n’y changera rien : nous venons d’assister à une émergence de l’incontestable. Elle ne guérira personne de rien et ne vaccinera personne contre rien. Elle ne débouchera sur aucun chemin de roses, mais rien ne pourra faire qu’elle n’ait jeté son affirmation de sens à la face du non-sens, que sa triomphante simplicité n’ait cruellement souligné les rides des cyniques et des bavards. Il faudrait être myope pour l’imaginer capable de transformer l’histoire des hommes en conte de fées, mais il faudrait être comme mort pour ne rien voir, ne rien entendre, ne rien sentir de ce qu’elle annonce ou, en tout cas, de ce qu’elle signifie. Nonobstant les convulsions prévisibles, elle déroulera imparablement ses effets pacifiques. L’intelligence et la vie sont de son côté.
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Jacques Berque aura eu raison sur toute la ligne. Non, les pays arabes ne sont pas condamnés à choisir entre des tyrans maniaques et cupides et un islamisme sourd et aveugle. Non, l’islam de progrès n’était pas une vue de l’esprit : ou plutôt si, c’était la vue juste d’un esprit juste. Non, ce fondamental, où il voyait à la fois la ressource et l’appui de l’historique et sa permanente contestation, n’était pas une rêverie de penseur égaré en poésie. D’un côté, un presque rien, une brusque déflagration dans la conscience de Mohamed Bouazizi, imprévisible et inimitable parce que non intentionnelle ; de l’autre, comme Berque aimait à dire, l’indéchiffrable ou l’indéfrichable d’une immense émotion accumulée : et la révolte est en marche, exemplaire. Oui, il avait raison de penser que les grilles aussi simplettes que complexes d’un Occident plus rationnel que raisonnable et plus ratiocineur que rationnel ne rendraient finalement compte de rien, et s’inclineraient devant des instances d’une tout autre valeur, d’une tout autre densité, d’une tout autre réalité. Oui, comme il le croyait de toutes ses forces, quelque chose d’irrécusable naîtrait un jour de ces pays qu’il disait sous-analysés et sous-aimés, et à l’égard desquels, loin du pathos cafouilleux et de la culpabilisation suspecte, il pouvait parfois se montrer aussi sévère qu’il savait l’être pour cette France dont il n’avait nulle hésitation à se dire le patriote. Et cela qui naîtrait de ces pays ne s’inscrirait pas sur le registre de la possession, du pouvoir, du triomphe, mais diffuserait une ampleur généreuse, une vie irrépressible.
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Dégage ? Dégage quoi, au fait ? Le tyran, bien sûr, et comment ! Mais sans charger inutilement la barque de la vengeance. Le plus important n’est pas de l’installer, un cornet acoustique à la main, devant des types en perruque. La justice, oui, mais ne jamais oublier : c’est le plaisir de Dieu seul, précisément parce qu’il la surplombe et qu’il ne connaît pas le ressentiment. Donc, sauf si le personnage est encore trop dangereux pour qu’on puisse lui faire de bonnes manières, le plus raisonnable est de récupérer l’oseille volée, et bonsoir, on t’oublie, l’exemplarité détourne facilement de l’essentiel. Et l’essentiel, dans ces révoltes sans issue de secours, sans plan B, sans parachute, dans ces révoltes pur jus de l’esprit et du cœur, c’est cette place qu’on récupère, au centre de la ville et au centre de soi, cette place vide, vidée de tout ce qui l’encombre. Imprudence ? Peut-être. Mais imprudence superbe. Sage imprudence.
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Mais c’est là un alcool trop fort pour les gosiers de nos importants. Ils le recrachent en douce avant de chanter en chœur, ou presque : démocratie, démocratie ! Ils n’ont pas tort. Ils n’ont pas vraiment raison. Les mots sont justes, pas la musique. La vieille Europe vend sa démocratie comme une chaisière aigrie vend sa religion, un militant décervelé sa lutte des classes : produits nullement négligeables, mais la médiocre conviction des vendeurs décourage. Sous la satisfaction, on sent poindre l’inquiétude, sous l’inquiétude les conseils, sous les conseils la prescription discrète. Déjà la machine à classer crépite, bons et mauvais points se distribuent. Précipitation de mauvais aloi. Frustration perceptible. Chaque fois que la liberté s’exprime un peu hardiment quelque part, les importants des pays riches s’enrhument. Leurs craintes sont sincères, pas leurs félicitations. Ils prennent l’événement à l’envers : la peur, on le sent trop, l’emporte sur la joie ; et même aussi une certaine aigreur de spécialistes vexés. En Tunisie, en Égypte, c’est le bonheur qui est premier, l’inquiétude vient ensuite, fille de la lucidité. Conséquence : nos élites n’ont jamais moins compris ces peuples auxquels, en revanche, les événements fournissent une vue imprenable sur la pusillanimité occidentale. Mais sur quoi se méprend d’abord l’Occident ? Sur les autres ou sur lui-même ?
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Ce commentateur s’inquiète. Ni dans la révolution égyptienne, ni dans la tunisienne, les partis politiques n’ont joué un grand rôle. Cela peut se concevoir, explique-il, pour la partie négative de la révolution, celle de la destruction, mais c’est inimaginable pour l’étape positive, la construction. Consternante remarque. Si la question des partis se pose un jour, le moins stupide serait sans doute de faire confiance aux peuples concernés pour la résoudre ; de toute façon, les articles qui nous restent dans ce rayon-là sont trop défraîchis pour être vendus, même soldés. Quant à distinguer dans ces révolutions une prétendue phase de destruction et une phase supposée de construction, c’est montrer un esprit encombré de schémas de bureau d’études, c’est traiter les sociétés comme des quartiers à rénover, c’est réfléchir au destin des humains comme, casque de sécurité en tête, les chefs de travaux organisent les chantiers ; c’est témoigner à la fois de la nullité de la formation qu’on a reçue et de son incapacité perso à la questionner sérieusement. Et, par-dessus tout, c’est allumer sur le tableau de bord des sociétés occidentales plus de clignotants qu’il n’y a de bougies sur le gâteau d’une centenaire. « Le plaisir de détruire, disaient les anarchistes russes, est déjà une joie créatrice » Même si l’on ne partage pas cet enthousiasme romantique, il faut être un sacré fruit sec pour se montrer si peu sensible à l’immense mouvement de la jeunesse arabe et tenir, sur une affaire aussi brûlante, des propos d’indécrottable bon élève en gestion, propos en vérité anti-érotiques et fondamentalement pornographiques en ce qu’ils ravalent l’élan de la vie à l’image qu’ils en prennent, ou qu’ils lui volent. Propos d’une âme aliénée, bêtement fière de son incapacité à saisir le vivant dans toutes ses sortes, à l’imaginer, à l’aimer. Propos d’avare, propos de petit discutailleur de désir, propos de cadre du parti, de l’entreprise, de l’église, du gang. Compulsion de réduction, avec ça on réussit les concours ! Haine de soi projetée sur les autres. Névrose de dessiccation. Comprendre l’autre, c’est chercher la logique de ce qui le meut, être aimant pour son âme en sorte d’en percevoir le champ magnétique et d’en provoquer le mystère. Comprendre l’autre me renvoie à moi-même comme un boomerang, comprendre l’autre me met dans tous mes états. Facile, évident, ça. Un gamin de six ans le sait, c’est pourquoi il cherche le lieu de cette rencontre impossible, et pourtant si réelle : on serait des Indiens… Mais la seule idée claire qu’aient retirée les importants de leurs interminables études, c’est que la pensée s’achète dans les magasins de bricolage.
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Si au moins ils roulaient pour quelque chose de repérable, ces jeunes Arabes ! Pour le communisme international, par exemple, comme le croyaient, dur comme fer, en 1960, les fins stratèges du fameux Cinquième Bureau. Ou pour Ben Laden et les barbus, comme l’imagine Khadafi dans son délire. Les Occidentaux ont une hypothèse aussi rassurante qu’ambiguë : la jeunesse arabe vogue vers la démocratie. Précisez, je vous prie, vous êtes confus. Si vous voulez dire qu’écœurée des régimes qu’elle a connus et des voyous auxquels vous avez distribué vos mamours républicains, elle veut desserrer l’étau de sa servitude, inutile de vous appesantir, mon temps est précieux. Oui, cette jeunesse choisit la démocratie, et fermement : mais ce qu’elle choisit par là, c’est un certain climat sans lequel la liberté, l’égalité et la fraternité se vident de sens avant de sombrer dans l’imposture, un climat, si naïf qu’il puisse paraître de l’écrire, où la réflexion, l’échange amical, l’intériorité favorisent une socialité première qui ne renonce certes pas à affronter les contraintes matérielles, mais loin de chercher dans cette nécessité sa puissance ni sa gloire, se contente d’y voir une obligation vitale et un devoir de justice. En un mot, si cette jeunesse choisit la démocratie, ce n’est pas la démocratie occidentale avec sa locomotive couverte de drapeaux et tapissée de principes, son wagon de luxe où pérorent les financiers, son fourgon où s’entassent managers et communicants, les hélicoptères qui surveillent le convoi, naturellement à l’arrêt, merci de votre compréhension, tandis que les voyageurs ordinaires, ces encombrants, patientent sur le quai, ils aiment tellement regarder les trains. Oui, ils veulent la démocratie, les jeunes Arabes. Mais pas la nôtre, la leur. Une démocratie sans les deux virus qui la paralysent infailliblement : les fondamentalistes et les communicants. Une démocratie de la parole, de la rencontre, de l’élan, de l’amitié, de l’humour, de la profondeur d’être. Une démocratie de la simplicité, pas une démocratie de la pub, des pachas d’entreprise, des retoucheurs d’image, pas une démocratie où une action est d’abord un papelard qui vaut du fric. Une démocratie de l’inspiration. Une démocratie à ciel ouvert, à cœur ouvert, à comptes ouverts. Une démocratie de l’irrévérence respectueuse, pas la démocratie du respect à deux balles. Une démocratie de voyageurs, pas la démocratie des pères tranquilles dont on cuisine l’inexprimable rancœur et la haineuse docilité avec des caméras de surveillance. Pour la construire, leur démocratie, puissent-ils courtoisement refuser les conseils que nous nous apprêtons à leur prodiguer pour les seuls intérêts de notre puissance, de nos affaires, de notre image, c’est-à-dire – à moi saint Paul, à moi Tchouang-tseu ! – de nos déjections.
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Venir en aide aux peuples non pas quand ils étouffent mais quand ils respirent, voilà qui a la grandeur du management, la noblesse des stock options, la fine intelligence du consulting international. Nous sommes entre nous, je vais vous dire. Nos élites n’aiment pas le malheur des autres, mais elles arrivent à le supporter. Elles savent faire : elles le dénoncent, ou elles défilent, ou elles le commentent, ou elles prient, ou elles pleurnichent, ou vous me ferez un petit mélange. Ou elles s’indignent. Enfin, comme elles disent, elles font avec. Une chose, par contre, qu’elles ont du mal à supporter, c’est le bonheur. Le bonheur des autres les fait tousser, c’est comme ça. Le bonheur des autres les rend toutes tristes. D’où leurs airs cyniques, ou dégoûtés, ou inquiets. Ce n’est pas qu’elles soient forcément méchantes, notez. Il y a des gens qui ne supportent pas le rire, c’est tout, qui se dépêchent de revenir aux sujets sérieux, ou de vous offrir un verre, des petits gâteaux, des chocolats. Des gens que rire met mal à l’aise. Nos élites, elles, n’aiment pas trop le bonheur ; la liberté, pas beaucoup plus. Elles se plaisent énormément à en déplorer l’absence, mais elles ont du mal à en saluer la présence sans assortir leurs félicitations de conseils, sans les emballer dans des avertissements ou des propositions de toutes sortes. C’est qu’en cas de malheur, on a la main ; en cas de bonheur, on la perd. Aimer les gens dans le malheur, c’est douloureux, mais gratifiant, comme dit le psy. Aimer les gens dans le bonheur demande davantage de générosité, vos emmerdes vous sautent à la tête, vous vous sentez un peu plus seul ; pour éviter ça, vous vous faites lucide, ou cynique. Car le fond du cynisme n’est pas la méchanceté, c’est la puérilité. Le cynique a peur du bonheur parce qu’il est beaucoup plus fort que le malheur : il oblige à changer. C’est pourquoi il passe son temps à démontrer l’impossibilité, ou l’absurdité, de changer, c’est pourquoi il fait celui qui est bien au courant de la nature humaine, qui en a jadis exploité toutes les ressources, puis les a jaugées et dépassées, et peut donc maintenant les mépriser : le vrai, c’est qu’il déploie une activité débordante pour ne pas sortir de ses couches. Le bonheur des autres, pour le cynique, c’est le pire des tourments, c’est une offense personnelle qui l’oblige à se lancer dans une entreprise de démystification. Le cynique est un casanier qui veut passer pour un explorateur. Mais non, il n’est pas forcément méchant : il peut même sentir ce qu’il y a de vil à ne pas se réjouir vraiment du bonheur d’autrui, et souffrir très dur, dans ses couches, de cette vilenie. Ce qu’il faut comprendre, jeunes gens d’ici et d’ailleurs, c’est que le pouvoir et l’argent sont les couches les plus confortables, les plus imperméables, les plus ridicules. Quand un important vous explique anxieusement qu’il ne faut pas s’éloigner de la réalité, imaginez-le accroché à ses couches, vous éclaterez de rire et ça le fera tout bête.
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Le cynique n’est pas constamment odieux. Il paraît parfois si fragile qu’on aurait presque envie de le prendre en pitié, de lui porter secours. Parfois, mais parfois seulement. Dans cynique, attention, il y a chien. Débat à la télé sur les événements arabes. Les échanges roulent sur la fameuse aide économique, sociale, politique que l’on ne manquera pas d’apporter au Maghreb. Un intervenant s’interroge sur la nature de cette aide, sur les conditions dans lesquelles elle sera proposée ou accordée. Un autre l’interrompt : « Ils auront besoin de manger ». Le ton ne trompe pas, je l’ai souvent entendu dans les entreprises. Pas la moindre commisération, même familièrement exprimée. Pas une once d’amitié. L’énoncé d’une évidence cruelle, triomphante. La résorption de l’individu dans la matière, la jouissance de lui rappeler ses besoins, et qu’on en a la clé. De lui rappeler ses couches, et ce qu’il y a dedans. Le fait. Le fait qu’un abruti vous envoie dans la gueule comme un poing sans s’apercevoir que c’est sa connerie qui le fait, qui le fignole, qui le décore. La fierté d’être un mécano de l’humanité, de s’être débarrassé, une fois pour toutes, de sa subjectivité. Ainsi, dans le train, cet homme et cette femme qui reviennent d’un séjour dans je ne sais quel centre de méditation. Enchanteur, vraiment enchanteur. Telle sonnerie, on travaille. Telle autre, on mange. Telle autre, on médite. Il la regarde, bouleversé. « Aucun besoin d’initiative personnelle », lui murmure-t-il comme un mot d’amour. « Aucun, répond-elle, aucun ; après, quand on retrouve les autres gens, on n’est plus dans la même dimension. » Ainsi de la plupart des élites de la société occidentale, de la secte occidentale : elles ne sont plus dans la même dimension, comprenez qu’elles ne sont plus nulle part, paquets de données brutes ficelés à la hâte par les bolducs des valeurs. Mais surtout, amis arabes, pas de contresens. Ce n’est pas vous que ces machines désirantes méprisent. Ni vous, ni moi, d’ailleurs. Je suis certain, au fond, qu’elles nous envient. C’est elles-mêmes qu’elles détestent, elles-mêmes, comprenez-vous, elles se sont programmées pour cela, personne n’y peut rien. Nous ne recevons, nous, que les copeaux de cette menuiserie. Vos révolutions, pour elles, c’est trop simple, trop vrai. Ce sont de grandes malades. Passez au large.
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Ne nous croyez pas trop, amis, quand nous parlons de liberté. La liberté est notre principe, nullement notre élément. On nous apprend à nous comporter avec elle comme des baigneurs qui ne savent pas nager, et ne doivent pas aller là où ils n’ont plus pied. Nous faisons trempette dans la liberté. Celle qu’on nous propose, c’est celle que les parents suggéraient à leurs enfants, celle qui, le plus souvent, unissait les chers époux : j’ai confiance en toi, tu n’agiras pas autrement que je le désire. Chez nous, la liberté, les citoyens l’abandonnent au parking, tôt le matin, avec leur voiture. C’est qu’ils ne viennent pas au travail, figurez-vous : ils viennent défendre les intérêts de leur entreprise. Et le soir, inquiets de la journée passée et anxieux de la nuit à venir, ils s’étonnent avec candeur du malaise infernal qui les saisit, un sentiment d’accablement piqué d’exaltations factices qui l’atténuent passagèrement avant de l’alourdir impitoyablement. C’est comme dans vos villes en émeute, voyez-vous : l’hypercentre d’eux-mêmes est quadrillé ; la différence, c’est qu’ils sont eux-mêmes leurs policiers, ils s’interdisent de le reconquérir.
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La souffrance de la société occidentale, on la voit mieux encore dans les meilleurs de chez nous. Je n’ai pas un grand penchant pour l’écologie, mais j’entendais avec sympathie, l’autre jour, une dirigeante des Verts répondre à une auditrice. Je suis ainsi : ma sympathie ou mon antipathie, c’est la voix que j’entends qui en décide, pas les déclarations de principe ni les grands sentiments. Cette auditrice craignait que notre Verte ne se complût à une vision bien pessimiste de la vie, et s’inquiétait de son bonheur. La dirigeante rassura gaiement l’auditrice. Elle n’était nullement pessimiste ; parfaitement capable, au contraire, de sourire et de rire. Elle aimait même beaucoup les fêtes. Seulement, consciente des problèmes écologiques et de l’état de l’environnement, elle avait à cœur de militer : ainsi jouissait-elle mieux encore de son bonheur, et permettrait-elle peut-être à d’autres de mieux jouir, eux aussi, du leur. Quoi de plus sensé ? Je pouvais partir pour ma promenade quotidienne. C’était jour de marché, l’un des plus beaux de Paris, dit-on. Je n’y achète pas grand-chose, je regarde, j’écoute, je ne pense à rien, je me sens bien. Ce matin-là, à cause de la fraîcheur de l’air, les aigus de la poissonnière et les grondements du marchand de légumes s’élevaient avec une majesté inhabituelle, comme s’ils avaient accédé à une sorte d’autonomie, et tenaient à le faire savoir. Et je repensais vaguement à la rieuse Dame Verte dont les mots se tamisaient dans ma tête, se filtraient dans ma conscience : tous passaient fort bien l’épreuve et recueillaient aisément mon approbation, tous sauf ce seulement qui était un caillou dans ma chaussure. Ce seulement n’allait pas, pas du tout. Ce n’était pas moi qui le refusais, c’était la voix de la poissonnière, celle du marchand de légumes, c’était la grand-mère qui piétinait devant moi sans vouloir me laisser le passage, c’étaient les pyramides de tomates, rouges de colère. Pas un étal qui ne fût en insurrection. Pas un fruit, pas un légume, pas un quartier de viande, pas une pile de chaussettes, pas une motte de beurre qui ne luttât sourdement contre ce seulement. Le marché Daumesnil entrait en métaphysique comme on entre en résistance. Je ne rêvais pas, je voyais. La plupart du temps, les choses sont stupides dans leur inertie ; soudain, leur silence prend la parole, elles se mettent à exister, et c’est irrésistible. Je me sentais entouré d’affirmations de toutes formes, de toutes couleurs, de toutes origines. Chacune était à elle-même sa vérité, une vérité bien à elle, absolument et uniquement à elle, mais qui, pourtant, ne lui appartenait pas, une vérité à elle qui n’était pas la sienne. Et toutes ces vérités formaient un seul bouquet, un seul orchestre, une seule parole. Je ne me sentais ni exalté par cette profusion d’existences, par cette vague d’être, ni angoissé par la distance qu’elle creusait entre elle et moi, par l’isolement qu’elle m’infligeait : cette distance, cet isolement, c’était aussi de l’être.
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Jacques Berque aimait citer le vers de Victor Hugo : « La fixité calme et profonde des yeux » L’Occident n’en est plus capable. Il subordonne son bonheur à des garanties, il le soumet à des conditions, à des réserves, à des précautions, à des capitulations minuscules, à des seulement. Je suis très heureux ; seulement l’écologie m’oblige… Je suis très heureux ; seulement la production me contraint… Je suis très heureux ; seulement mon devoir de militant me force… Je suis très heureux ; seulement mon identité me pousse à… Il y a toute une danse des mots dans ce genre d’expressions. Je n’y vois plus guère que ce seulement : ainsi traité, ainsi conçu, ainsi placé, il fait perdre tout intérêt et toute valeur au reste, qui devient alibi. Heureux, qui sonne si plein, en prend une petite mine pâlichonne. Certains mots, je n’y peux rien, ne supportent pas de passer dans les portes avec d’autres. C’est ainsi : heureux laisse seulement au vestiaire. Heureux s’installe seul dans l’hypercentre, où la solitude est rencontre et la rencontre solitude. Dans ce vide où il n’a rien à chercher, il peut tranquillement entrer en expansion.
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Lorsque s’est exercée « la fixité calme et profonde des yeux », l’authenticité n’est pas loin, dont Stanislas Fumet disait qu’ « elle pousse le sujet en ligne droite vers ce qu’il aime, de toute l’exigence de sa volonté dépouillée. » Voilà, si je ne me trompe, l’esprit de vos révolutions et il a, croyez-le bien, instantanément franchi la mer. Aucun navire, fût-il armé par Marine Le Pen en personne, ne l’arrêtera. Aucune de ces caméras de surveillance laborieusement justifiées et lugubrement installées par ses médiocres imitateurs ne le repérera. Cet esprit-là, c’est un sans-papiers, un clandestin qui franchira toutes les douanes en riant. Je vous l’assure, il est partout, et d’abord, et surtout, chez ceux qui vous haïssent, et d’abord, et surtout, chez ceux qu’il blesse et qui voudraient en vain l’arracher de leur cœur. Et d’abord, et surtout, chez ceux qui espèrent le réduire à un fait, trop secs et trop avares pour imaginer que certains faits, à peine éclos, se transforment en signes. Et d’abord, et surtout, chez ceux qui traduiront ces événements dans la seule langue où ils excellent, ce charabia des rapports de force que, sans nul souci de chômage, les supposés spécialistes pétrissent à la radio chaque matin que Dieu fait. Ne doutez pas qu’il sera aussi dans le cœur des pauvres, des humbles, des malheureux de ce côté-ci. Il y sera. Il y est déjà. Imparablement. La générosité, ce n’est pas toujours de donner. Cette évidence de la liberté que la France a si souvent proposée au monde, c’est vous, aujourd’hui, qui la lui proposez. Nous ne serions pas généreux si nous ne l’acceptions pas avec reconnaissance.
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Labass ? Chwiya. Chwiya, mais assez pour que le présent chante. S’il ne chante pas un peu, un tout petit peu, rien à attendre des lendemains, c’est un mensonge et c’est une idiotie : sainte croissance, sainte lutte des classes, le voilà l’opium du peuple, les voilà les couches des importants. La Libye nous guérirait, s’il en était besoin, de l’optimisme délirant. Ni pessimisme ni optimisme. Des vies qui se recueillent et, dans ce recueillement, se rencontrent. C’est fou comme les mots changent d’allure quand on les passe au chiendent de la brosse. Le recueillement qu’on me proposait, c’était comme une bouillie. Fausse humilité. Insincère jouissance de soi. Le Dieu pervers, comme dit Maurice Bellet. Putain ! Il a fallu tout reprendre à zéro : pas facile pour l’orgueil, si tonique pour le désir ! Le recueillement, cette pieuse masturbation pimentée de ressentiment. Nager dans le flou, feindre un dégoût élégant du monde, s’éprendre de son trouble. Ne jamais laisser les mots à ceux qui les truquent. Au chiendent, tous ! Démocratie, au chiendent ! Liberté, au chiendent ! Tous sans exception ! Et que certains restent au tapis, l’esprit de corps, par exemple, cette saleté. Chacun sait de quels mots il a à s’occuper. Moi, ce sont les mots cathos. Après le chiendent, le recueillement, c’est bien. Entendre en soi, découvrir sa musique. Reconnaître les frôlements de l’être, la douceur fragile du sens. Mariner dans ses insolubles contradictions, tâcher d’en rire. Prendre le risque d’être ce que l’on est, vider ses tiroirs. Passer au tri sélectif tout ce qu’on nous a enseigné. Mettre d’un côté les âneries, dégagez ! « Mettez-vous en présence de Dieu », nous disait-on. Loufoque. Me mettre en présence de Dieu, moi, ça va pas la tête ? Si je n’y suis, comme disait Jeanne, Dieu veuille m’y mettre ; si j’y suis, Dieu veuille m’y garder. Et, de l’autre côté, ce qui a nourri l’increvable espérance, ce qui dynamite le malheur : « Si votre cœur vous condamne, Dieu est plus grand que votre cœur. » Je viens de là, d’autres viennent d’ailleurs, peu importe, les signes du temps sont pour tout le monde. Le pessimisme et l’optimisme nous ont lâchés ensemble, le balancier s’est barré. La solitude n’a jamais été aussi profonde, la présence des autres aussi évidente, la connerie si gentiment épaisse. Et tout cela fait qu’il y a du matinal dans l’air et dans les mots, une fois le chiendent passé.
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J’entends parler du grand débat sur la laïcité, où l’islam tiendra une place de choix. Mais c’est chouette comme tout, ça ! Voyez la coïncidence providentielle : juste quand vous vous soulevez ! Allez, retournons cette affaire comme une chaussette. Entrez dans le débat, amis et amies arabes, parlez de vos pays, venez nous les raconter ou, si vous ne le pouvez pas, écrivez vos témoignages sur Internet, nous les répandrons partout. Dites-nous ce que c’est que de vouloir être libres dans le siècle où nous sommes, dites-nous ce que vous avez ressenti, pensé, compris. Racontez-nous vos révolutions et, surtout, racontez-vous, racontez-nous vos amis, confiez-nous vos ambitions communes. Parlez-nous de ce qui vous anime, faites-nous part de vos contradictions, de vos difficultés, faites-le, s’il vous plaît, dans un esprit d’absolue simplicité. Mai 68, était-ce si différent ? Voyez comme tout ce qui compte l’a assaisonné de bavardages, l’a peinturluré aux couleurs d’un gang ou d’un autre, s’est acharné de toutes les manières possibles, de la célébration hypocrite au refus maniaque, à cacher son admirable nudité. Vos révolutions, n’en soyez pas étonnés, auront à subir un traitement semblable. C’est pourquoi il est si important que vous en recueilliez l’esprit dans des textes que les jeunes d’ici liront. Et qui seront entre nous comme des secrets d’amitié. Ainsi, de ce débat pervers, nous ferons un concert fervent. Et peut-être les jeunes de chez nous auront-ils, à leur tour, le goût de vous parler d’eux ? Mon petit doigt me dit qu’ils en ont un immense besoin.
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Labass ? Chwiya. Nous ne sommes pas propriétaires du sens. On peut dégager et reprendre le centre et l’hypercentre d’une ville. On n’occupe pas le centre de l’être, mais pourtant il existe. Il est si proche parfois, on jurerait le frôler. Mais que faire de ces instants-là ? Parce qu’ils ont touché quelque chose de la vérité, les célébrer, les enchâsser, les emprisonner dans des formules qui s’empoussiéreront ? Parce que le temps les recouvrira, feindre d’oublier en quoi ils furent transcendants, les réduire malhonnêtement à des faits, cultiver la mauvaise foi ? Ni ceci, ni cela. Ne pas empêcher leur musique. La laisser cheminer. Hors de tout jugement, de toute interprétation, de toute utilisation, leur ouvrir en souriant la porte de nos enfances. Et peut-être, avec une lucide naïveté, comme on cherche en forêt un sentier reconquis par la nature, flairer leur trace avec le cœur pour que l’intelligence ne l’oublie pas.
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De cet un peu que m’avait enseigné le Père Sanson à Alger, il y a cinquante-deux ans, je n’imaginais pas qu’un exemple nous serait si vite et si généreusement proposé, en terre arabe de surcroît, par le hasard, ou l’Histoire, ou la Providence, ou tout ce que vous voudrez. Par ce qui, en tout état de cause, est à la fois intérieur et extérieur, immanent et transcendant. L’esprit religieux, la Grâce. L’autotranscendance humaine de Maurice Clavel. Cet « injustifiable » dont se réclamait Aragon « contre le parti de l’intelligence et contre le parti de la sottise ». Ce que, chez Francis Jeanson, j’appelais la verticalité de l’horizontal. Le fondamental de Jacques Berque. Ce qui, indissolublement, du même pas, vient d’ici et d’ailleurs, de chez nous et d’on ne sait où. Le mystère à portée de main. Voilà ce qui vient d’émerger dans les pays arabes. Et voilà ce que la vieille Europe devrait prendre le temps de considérer longuement, voilà ce qu’elle ne devrait pas se hâter d’enfermer dans les chiottes de la communication. Voilà ce qu’elle devrait soumettre à la pesée de ses peuples. Il leur reste encore un brin de sérénité, ça risque de ne pas durer.

(10 mars 2011)

Mzuri Kidago

LE MARCHÉ IL

Le père Henri Sanson, jésuite, vient de mourir à quatre-vingt-quatorze ans. Je ne l’ai rencontré qu’une fois, c’était à Alger, en juillet 1959. Et de notre conversation, je n’ai retenu qu’une phrase, qui ne m’a jamais quitté. On reconnaît la véritable espérance spirituelle, m’avait-il dit, à ce qu’elle apporte avec elle un peu d’espoir temporel. Il avait répété un peu, en souriant. Il y avait de la gravité dans sa voix, peut-être quelque tristesse, mais une sérénité confiante l’emportait. J’ai pensé à lui quand j’ai trouvé dans un livre de Jean Sulivan un écho en swahili à son un peu :
– Comment ça va ?
– Bien un peu. Mzuri Kidago.
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Le soleil, la mer. Et l’Algérie déchirée sur laquelle le Secrétariat social d’Alger, qu’il animait, ne cessait de porter un regard d’intelligence pacifique. De ce drame, Henri Sanson souffrait peut-être encore plus qu’un autre : la rumeur faisait de lui le fils d’un général français et d’une princesse musulmane. Je ne sais si elle était fondée ; inventée, elle serait plus vraie que vraie. Car, toute sa vie, il a expliqué le christianisme aux musulmans et l’islam aux chrétiens. Nous marchions dans un grand parc qui dominait la mer ; parler avec lui me reposait et me donnait du courage. Tranquillité souriante, élégance et sobriété de la parole, profonde culture entièrement maîtrisée, constante mesure sous-tendue d’attention chaleureuse, cette heure en sa compagnie était un moment de grâce. Je savais que je ne l’oublierais pas.
Ξ
Son un peu, pourtant, m’avait pris à contre-pied. Je découvrais depuis trois mois la fureur d’Alger, cette incroyable violence qui n’épargnait personne, jamais, nulle part. Fréquentant les cercles les plus différents, je finissais par me demander si la dureté des oppositions et la férocité des haines ne dissimulaient pas quelque complicité secrète dans l’exaltation que tous, bien sûr, auraient farouchement récusée. Comme si cette guerre était un volcan dont la violence n’aurait affirmé, au fond, que la puissance de la nature, un volcan brûlant de passions obscures dissimulées sous de trop claires raisons. Un peu ? Rien n’était un peu. Ni les paysages, ni cette éclatante sensualité dont le malheur ne savait pas triompher, ni ce que réveillait en moi d’inconnu et de connu l’appel du muezzin, ni l’absolu de passion où se précipitait la moindre conversation dès que le mot Algérie était prononcé, rien n’était un peu là-bas, ni la nature ni les vivants, ni le passé ni le présent ; le jeune homme que j’étais allait d’incendie en incendie. Un peu ? Oui, pourtant. Mille fois oui. Le Père Sanson avait raison. Voilà un demi-siècle que ce un peu m’habite. Tous les soufflés solennels sont retombés, un peu continue à émettre.
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Une phrase qui me touche, une pensée qui m’émeut, ce n’est pas une solution qu’on me propose, une antisèche qu’on glisse dans ma poche pour m’apprendre à mieux vivre. C’est une évidence qui m’irradie, un virus qui m’envahit. On l’a jetée en moi sans me demander avis, je ne peux pas vouloir m’en débarrasser, j’ai partie liée avec cette étrangère, je la laisse, à sa guise, brûler et rafraîchir, jeter l’ordre ou le désordre, unir ou séparer.
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C’est comme si j’y étais encore. Je ne reçois pas ce un peu comme une invitation à la modestie (fausse modestie, quel pléonasme !), ni comme une exhortation à modérer mes désirs. Le parc où nous marchons n’en est pas moins beau, ni le ciel moins profond, ni la mer, devant nous, moins nécessaire. Cet un peu ne réduit rien, ni en moi, ni en dehors de moi. Il me semble même que l’abandon souriant auquel il m’invite rend à chaque chose une liberté qui l’élargit. Ainsi le plaisir de voir courir un chien qu’on a libéré de sa laisse. Toute réalité acquiert un statut d’évidence, une dignité d’indépendance, et même ce qui s’agite en moi de trouble et de confus, qui ne mérite ni le mépris ni l’éloge. Toute mon éducation n’avait eu pour but que de me faire parler comme Auguste dans Cinna : « Je suis maître de moi comme de l’univers/Je le suis, je veux l’être… » Mais non. Personne n’est jamais roi de ses désirs. De ses douleurs, peut-être, comme ce Richard II quarante d’Aragon, que chantait magnifiquement Colette Magny ; du moins peut-on faire semblant. Tout se passe comme si le un peu du Père Sanson me faisait déposer le fardeau. Il m’invite à cesser de me faire la guerre, à ne pas voir dans mes contradictions autant d’ennemies diaboliques : pourtant, il me mobilise, ou me désimmobilise ! Tout est allusion, introduction, préambule, préface, brouillon. Soudain, je perds la clé. En devinant que c’est ça, la clé : la perdre. La clé qui est la clé n’est pas la clé.
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Qu’il me soulage, ce un peu ! Il m’ouvre une zone de moi-même que je découvre inexpugnable. Ce n’est pas, comme disait ma mère chaque fois que nous revenions de chez ma riche marraine, le petit chez moi qui vaut mieux que le grand chez les autres, c’est le petit chez moi inexpulsable, le petit chez moi opposable qui m’ouvrira à mon gré le pays des autres, non pas, certes, pour que je le conquière, mais pour que je m’y promène en visiteur amical. Tout se passe comme si, un très bref instant, le Père Sanson m’avait remplacé à la direction de l’orchestre – ou de l’orphéon – de mes désirs, comme s’il m’avait fait cadeau d’un instant de repos, d’une possibilité de désencombrement, comme s’il m’avait suggéré une dépossession symbolique..
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Si c’était cela qu’il avait en tête, je n’en sais rien et ne m’en soucie guère. Mais je pense à lui avec reconnaissance chaque fois qu’une idée, un texte, un élan, un être vient continuer le travail de sape libérateur qu’il a rendu possible. Je pense à lui quand j’apprends que « le beau n’est que le premier degré du terrible », que « la justice est le plaisir de Dieu seul », que le christianisme n’est pas une religion pour les enfants, ou, d’Yves Bonnefoy, « que c’est toujours dans le rapport le plus singulier que l’universel a le plus de chances de se réinventer, de se ressaisir », ou encore, de Péguy, les jours de bonne colère, que « celui qui ne se rend pas a toujours raison contre celui qui se rend ».
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J’apprends la mort du Père Sanson alors que je m’apprête à ouvrir La Carte et le territoire. J’avais lu quelques livres de Houellebecq sans parvenir, jusque-là, à savoir ce que j’en pensais. Très rare, chez moi. Plutôt soupe au lait, j’adhère ou j’expédie, j’admire ou je fusille. Houellebecq fait de moi un centriste normand. Certains lui reprochent avec raison quelques propos stupides ou odieux : je suis trop sceptique pour fonctionner de cette façon. D’autres s’extasient sur ses provocations : je les trouve faiblardes. Ce qui me gêne et, en même temps, m’intrigue, c’est de ne pas comprendre où il veut en venir, dans quel dessein il étend ce tapis de poussière ; dans cette grisaille constante, je ne vois rien à trouver, rien à chercher. Et pourtant, je ne me décide pas à enfermer ses livres dans la cantine en fer de la cave, la cantine enfer. Quand La Carte et le territoire est arrivé, on m’a conseillé d’essayer encore. Bon, j’essaye. Malgré le Goncourt, que je n’ai pas lu depuis trois décennies.
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Pour trouver le passage central, pas besoin d’être l’un de ces fameux critiques littéraires qui savent si bien rigoler entre eux à la radio. Il crève les yeux. Lire, c’est comme pêcher à la ligne, c’est roupiller vaguement en attendant que le bouchon remue. C’est alors seulement que tout s’organise, se reconstruit, prend forme. Dans Le Nom de la rose, par exemple, le bouchon, c’est le passage où le jeune moine, pour la première et dernière fois de sa vie, fait l’amour :  une servante, la nuit, dans une cuisine de monastère, une servante dont ce nominaliste ne saura jamais le nom. Aux philosophes de se débrouiller avec ça ; le lecteur moyen, en tout cas, ne loupe pas le signal. Dans La Carte et le territoire, pas possible non plus de manquer le coche. Michel Houellebecq, comme on le sait, n’est pas seulement l’auteur du livre, il en est également l’un des protagonistes. Il peut ainsi décrire son propre assassinat, décollation, lacération, je ne sais quoi encore, une horreur qui lui fait un cadavre impossible à reconstituer que les croque-morts jugent économiquement et écologiquement rationnel de loger dans un cercueil d’enfant ; quand on le sort du fourgon, il fait frissonner d’effroi les benêts rassemblés devant l’église Saint-Sulpice. Pas besoin de faire un dessin : de moi, Houellebecq, il restera l’enfant que j’ai été. L’idée n’est pas d’une originalité fulgurante, mais elle est là. Mouvement du cœur, dérision, conversion, citation, tout est possible, sauf d’ignorer ce rappel à l’enfance, cette minuscule cicatrice, cet un peu noyé dans le brouillard des mots.
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Quelques lignes sur les jeunes prêtres modernes, entièrement étrangères à l’action du roman, intriguent. « Humbles et désargentés, méprisés de tous, soumis à tous les tracas de la vie urbaine sans avoir accès à aucun de ses plaisirs, les jeunes prêtres urbains constituaient, pour qui ne partageait pas leur croyance, un sujet déroutant et inaccessible.» Y a-t-il quelque rapport entre ces prêtres et le cercueil d’enfant de Saint-Sulpice ? Aussi gris que les autres, et pourtant, en dépit de leurs valeureux efforts, incapables de leur ressembler par le costume ni par la parole, ils sont, eux aussi, une anomalie discrète, un signe furtif. Comme le scoop que l’auteur des Particules élémentaires feint de lancer sur lui-même quand il fait part de son récent baptême « dans une église de Courtenay ». Où ne s’élève d’ailleurs, c’est à deux pas, qu’une église. Quand il découvre ces supposés élans mystiques, le vieux lecteur de Mauriac et de Bernanos dresse l’oreille. Mais non, rien à voir. Pas vrai. Trop mou, tout ça.
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S’il me fallait trouver un autre titre pour ce roman, je proposerais Rien de neuf. « C’est impressionnant quand même, dit Jed Martin, le personnage central, à quel point les gens coupent leur vie en deux parties qui n’ont aucune communication, qui n’interagissent absolument pas l’une sur l’autre. Je trouve stupéfiant qu’ils y réussissent si bien. » Tiens, mais j’ai déjà entendu ça ! Ainsi, par exemple : « Tu sais comme Joseph Quesnel dit toujours… les hommes doubles… que nous sommes aujourd’hui des hommes doubles… L’un qui a une fonction dans la société, l’autre qui n’a rien à voir avec celui-ci, parfois le déteste, qui est contradictoire avec lui. » C’est dans Les Beaux Quartiers. Aragon. 1936.
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Loin de moi de reprocher à Houellebecq cette proximité et d’ajouter un grief supplémentaire aux stupides accusations de plagiat qu’on a lancées contre lui, et qu’un article hilarant et prodigieusement astucieux de la Quinzaine a ridiculisées. Certes, depuis 1936, il s’est passé beaucoup de choses dans le monde : il est vrai pourtant qu’il ne s’y est rien passé. Depuis cette époque, et bien avant, l’énorme charrette du progrès positif dévale sa pente, doucement d’abord, puis de plus en plus vite, pleine à ras bord d’histoires effroyables ou magnifiques, espoirs inouïs et crimes inimaginables. Aucun changement : une accélération, voilà tout. Avec des jeux de rôles, des affrontements, des répartitions d’intérêts. L’enlisement dans le communicationnel. Paul Virilio a raison d’insister sur le  « déclin de la propagande d’un progrès sans fin qui irriguait, hier encore, l’histoire des siècles passés ». Mais si, en 2010, cette propagande commence en effet à montrer des signes d’essoufflement, c’est sur cette musique, dans ses deux versions, la capitaliste et la socialiste, que les sociétés modernes ont appris à danser. C’est pourquoi, de 1936 à 2010, nonobstant les énormes événements que l’on sait, le fond de leur inspiration, comme en témoigne, au-delà de leurs propos, le ton de tous les responsables politiques, n’a pas changé. Même si le technocrate de service, pourvu qu’on l’appointe à la mesure de l’imposture, est toujours prêt à raconter aux enfants la belle histoire du développement, même si, dans le cœur sensible et ambigu de son double progressiste, le ressentiment se plaît à entonner une hypocrite marche funèbre. Ni développement ni régression, ni épopée ni marche funèbre. De Joseph Quesnel à Jed Martin, c’est l’histoire des crises et des rémissions d’un vieux cancer qui métastase.
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Si, entre Les Beaux Quartiers et La Carte et le territoire, il y a continuité parfaite dans l’intention, les arrière-plans sont radicalement différents. C’est qu’il n’est plus possible de faire semblant. Enthousiaste ou épouvantée, la fascination par le monde, conséquence de la société technique et cause première de la dilacération de l’individu – dont le meurtre du romancier est évidemment l’image – est une voie sans issue. Plus nous nous occuperons du monde, plus il nous rejettera. Ainsi, dans le roman de Houellebecq, cet architecte qui, à dix ans, s’évertuait à construire pour les hirondelles des nids qu’elles dédaignaient : toute sa vie, il aura refusé de tirer la leçon de leur refus. Si les personnages d’Aragon, banquiers et militants ouvriers, portaient beau et parlaient haut, conscients d’incarner des valeurs qui rejaillissaient sur eux, ceux de Houellebecq hésitent, rament, rampent. Leurs rêves manquent de puissance. Le personnage de Houellebecq le fait remarquer à Jed : « Chez vous aussi je sens une sorte de nostalgie, mais c’est une nostalgie du monde moderne, de l’époque où la France était un pays industriel, je me trompe ? » Ce qui est exact, mais un peu injuste. Il y a chez Jed, comme chez son père, un vif intérêt pour l’époque où l’art, avant les ateliers des grands maîtres de la Renaissance, ces « chefs d’entreprises commerciales » avant la lettre, n’était pas encore « une activité purement industrielle » Et aussi un goût sincère pour cette peinture « si proche du paradis », dont Fra Angelico reste le modèle, mais qui ne serait concevable qu’« une fois que l’homme aurait dépassé la question de la mort. ».
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Beaucoup de fusées, donc : esthétiques, métaphysiques, théologiques. Elles s’élèvent en sifflant, mais retombent dans le public. Leur transcendance reste de l’ordre du possible, de l’éventuel, du programme. L’intuition en est présente partout, l’affirmation nulle part. Si l’on me consultait, mon diagnostic serait celui-ci : Michel Houellebecq souffre d’acédie, sorte de maladie de l’âme, de dépression spirituelle. Il a beau entasser dans sa fourgonnette Fra Angelico, William Morris, les préraphaélites, Auguste Comte et son idée d’une humanité composée de plus de morts que de vivants, et installer au volant ce brave Jasselin, sympathique policier qui désapprouve l’incinération parce que « l’homme ne fai(sai)t pas partie de la nature », ce livre intelligent et pusillanime, qui ne cesse de suggérer l’idée qu’il faut faire le grand saut pour passer de la construction du monde à l’affirmation de l’individu, ne tente même pas de prendre son élan pour le réussir. Houellebecq nous fait visiter, par la voie négative, un musée virtuel de la liberté, mais on n’y entend guère que le tintement des clés dans la poche du guide. De ce roman, on a une vue imprenable sur l’authenticité comme d’un cinq étoiles la vue sur la mer. Et là s’arrête le rapprochement avec Aragon. Car l’auteur du Fou d’Elsa, lui, a risqué, s’est risqué. Pour passer du cycle du Monde réel, dont Les Beaux Quartiers est l’une des plus belles réussites, aux ouvrages des vingt dernières années, il lui a fallu entrer dans des épreuves initiatiques dignes de La flûte enchantée. Ne cherchez pas le secret de ce prodigieux retournement, il tient tout entier dans les titres des derniers romans : La Mise à mort, Blanche ou l’Oubli. Peu importe ce qu’en partant l’on a dans sa besace, même si c’est la célébration de Staline et le réalisme socialiste nigaud ; l’important, c’est ce qu’on jette : mise à mort et oubli. La tristesse de Houellebecq viendrait-elle de ce qu’il n’a rien jeté, ou pas assez ? De ce qu’il ne sait pas de quoi il lui faudrait se débarrasser ? Avoir mariné un certain temps dans le bouillon de quelque fanatisme, de quelque intégrisme, parmi des sujets supposés savoir – des SSS, disait Lacan – rend parfois les évolutions plus faciles : on y voit plus clair, il suffit que le courage ne manque pas. Évident, par ailleurs, que la posture d’immobilité de notre romancier est aussi la raison de son succès. Dommage, vraiment dommage. Je suis loin, très loin d’être satisfait, mais je ne précipiterai pas ce dernier roman dans la cantine enfer. Le un peu y est, réveille-toi, nom de Dieu ! « Des oiseaux indifférents à tout drame humain gazouillaient dans le parc originellement dessiné par Le Nôtre. » Quand on est capable d’écrire une phrase pareille, digne de Flaubert, une phrase qui, dans sa taquine simplicité, trace définitivement la frontière entre ceux qui comprennent le monde où ils vivent et ceux qui n’y verront jamais que du bleu, du rose ou du rouge, ça oblige. Si, après cela, on continue à somnoler dans l’acédie, et à mettre toutes ses billes dans la fausse profondeur du désespoir, ce sera Charybde ou Scylla : si l’on n’est pas l’homme du divertissement, on sera l’homme de la mauvaise foi, le salaud sartrien. Il ne restera alors qu’à parier sur les misères que les noms propres font régulièrement à Bernard-Henri Lévy : un de ces jours, peut-être confondra-t-il Houellebecq et Aragon ?
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À lire à la queue leu leu, comme je l’ai fait, les principales critiques récoltées par La Carte et le territoire, j’ai été saisi de malaise ; je l’avais été aussi, sans que cette comparaison se veuille désobligeante, en lisant les commentaires de la presse sur la main de Thierry Henry. La critique littéraire a-t-elle encore un intérêt quand elle n’est pas une amicale, une amoureuse auscultation des textes, un dialogue intime avec un étranger, un débroussaillage patient des apparences, une échographie des idées trop simples, une batterie d’hypothèses toujours réinventées sur un message forcément incapable de se livrer entièrement, et qu’on désire, par l’écho qu’on lui donne, prolonger et situer, c’est-à-dire critiquer ? De Houellebecq, tous les articles disent la même chose, ou à peu près, c’en est décourageant. « Les dernières images d’un monde voué à l’extinction, selon Raphaëlle Rérolle dans Le Monde, – comme une sorte d’inventaire loufoque et méticuleux, avant liquidation. » Et, dans Marianne : « Michel Houellebecq met en scène sa propre mort, préfiguration du sort de l’humanité tout entière ». Et, dans Télérama : « Un tableau du monde contemporain tel que l’auteur le voit, tel qu’il s’en moque, tel qu’il s’en désespère peut-être : le règne de l’argent et de la vulgarité, les impostures médiatico-mercantiles en vogue… » Et, dans Les Inrocks : « Ce désert, c’est le nôtre, ici et maintenant, rempli à ras bord de produits manufacturés, traversé d’êtres irrémédiablement seuls, de moins en moins habité par Michel Houellebecq himself. » Faux, tout cela ? Nullement. Mais pas vrai non plus, pas vraiment vrai. Des résumés comme on en fait au lycée, la passion de Phèdre à l’oral du bac. Serait-il naïf ou incongru de s’étonner de cette objectivité tranquille ? Enfin, ai-je mal lu ? C’est bien de mort qu’il s’agit, n’est-ce pas, d’extinction, de désespoir ? Donc de chagrin, de douleur, d’échec, de déchirement ? Et on annonce ces catastrophes avec autant d’émotion que s’il s’agissait des résultats du foot, ou de la météo d’autrefois, quand Noël-Noël s’amusait à prévoir une dépression sur les îles Sandwich ? Ces critiques montreraient-ils la même impavidité si leur médecin leur annonçait une mauvaise nouvelle ? Se sont-ils donc élevés à un si haut degré de stoïcisme ? Sont-ils ces justes dont parle le poète latin, qui ne broncheraient pas si l’univers se fracassait sur eux ? Ou bien, plus prosaïquement, l’affaire ne les concernerait-elle pas, ou peu ? La critique, n’est-ce plus qu’un exercice de communication culturelle qui, comme tout, suppose un certain « professionnalisme », mais n’est pas de nature à empêcher de dormir ? Un exercice de désamorçage du sens exécuté par des artificiers eux-mêmes désamorcés ? Mais alors, si la critique littéraire est devenue une tête de gondole, pourquoi pas la pétanque ?
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Quelques-uns semblent flairer le danger et compensent la carence de l’implication par la théâtralité de la posture. « Que sommes-nous sinon des « produits culturels » en voie de disparition ? », nous assène péremptoirement Claire Devarrieux dans Libération. Elle a dû beaucoup s’amuser aux dessins de Sempé, cette dame. Le petit café du matin, la bise aux copains, un coup d’œil sur les mails, des soucis qui traînent, comme tout le monde, puis on ouvre le fichier Houellebecq, et hop ! l’Apocalypse : « Que sommes-nous sinon des « produits culturels » en voie de disparition ? » Rien de bien méchant, ça ferait même plutôt rire : à force, pourtant, ce vide est trop lourd, cette absence polie plus inquiétante qu’une présence odieuse. D’où parlent donc les critiques ? Qu’est-ce que cette instance supérieure, sorte de chambre froide des pensées et des sentiments, sas de désinfection des subjectivités, qui oblige à évoquer les choses les plus poignantes avec un si triste détachement, une si lugubre objectivité ? D’où vient qu’on vénère à ce point cette glacière sacrée, qu’on lui accorde cette dignité, qu’on la revêt de cette importance ? Enfin quoi ! Houellebecq nous explique que nous sommes tous en train de crever. Tous, oui, même les critiques littéraires. Alors ? Vous en pensez quoi ? Vrai ou faux ? Vous n’en pensez rien ? Soit. Pourquoi écrivez-vous ?
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Quelque chose me dit que les critiques sont parfaitement conscients de ces contradictions, et qu’il leur suffirait, pour les reconnaître, d’une ou deux gorgées de whisky. Leurs articles sur La Carte et le territoire sont autant de tentatives pour fuir le malaise où leur condition les jette. Le plus simple, bien sûr, serait de s’échapper par le haut. Ainsi Le Nouvel Obs, qui cite ce propos pompeux de Mallarmé : « Pour moi, le cas d’un poète, en cette société qui ne lui permet pas de vivre, c’est le cas d’un homme qui s’isole pour sculpter son propre tombeau. » Voilà une balourdise comme tout le monde peut en lâcher, même l’auteur d’Hérodiade, et qui signifierait, perspective rassurante pour les patrons de supermarché, les employés de banque et les critiques littéraires, que tout le monde, ou à peu près, parviendrait à se débrouiller de sa pauvre existence, et d’abord eux-mêmes, à la seule exception des poètes. L’information reste à confirmer.
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Stanislas (Fumet, bien entendu…) disait que le problème, avec les vérités, c’est le niveau auquel on les fait sonner. Désespoir, fin du monde, extinction, liquidation, apocalypse, je veux bien qu’on repère tout cela dans les livres de Houellebecq : tel est en effet le climat de son œuvre. Mais en gros, en gros seulement. Un roman n’est pas une dissertation. Un romancier est un homme qui tente de faire entendre ce que sa voix a d’unique ; du simple fait qu’il s’essaie à trouver ses intonations propres, il met une distance infinie entre sa pensée et lui, quand bien même, comme c’est le cas, cette pensée constituerait une agression rageuse contre toute forme de subjectivité. Pour sincère qu’il soit, le désespoir d’un romancier, d’un poète, d’un artiste, produit forcément, même sous les espèces de l’angoisse et de la souffrance, autre chose que du désespoir. « Le seul désespoir, disait Kierkegaard, c’est de ne pas pouvoir désespérer. » C’est particulièrement vrai des artistes. Ils mettent au jour quelque chose d’inédit qui ne constitue, en soi, ni une invitation à l’espoir ni une incitation au désespoir, mais qui, en obligeant les sens à s’étonner, reconduit la réflexion à ses bases et à ses sources. Et ainsi écarte, ou diffère, ou met à distance, avec la complaisance qui la menace, la question de l’espoir et du désespoir. L’artiste élargit le réel et, par là, recule les frontières arbitraires que l’esprit se donne parfois trop vite. L’art est un jugement en appel. L’artiste accepte cette suspension du jugement parce qu’il choisit en lui, comme instinctivement, ce qui le transcende, transcendance qui se confond, en fait, avec la nouveauté issue de lui, singulière et universelle, « absolument moderne ». C’est en cela que ce vivant parmi les vivants est encore plus vivant que les autres.
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Quelle vaste surface de projection, ce roman ! Chacun y va de ses doutes, de ses déceptions, de ses rancœurs. « L’amour, la poésie, écrit Nelly Kapriélan dans Les Inrocks, sont pourtant présents. Mais comme des choses précieuses, fugaces, éphémères : les seuls vrais luxes quand tout se réifie, se vend, s’achète. » Je ne suis pas sûr que ce langage soit celui de Houellebecq, qui s’interdit toute nostalgie et s’oblige à une sobre lucidité, qui ne se lamente pas, ne râle pas, et se contente d’un constat glacé : « Les choses et les rêves ont une durée de vie. » Les romans d’Aragon n’avaient pas pour fonction d’illustrer la pensée de ses amis politiques : le texte de Houellebecq, de même, n’est pas réductible à la mauvaise foi des sentiments bourgeois. L’amour et la poésie y sont précieux, sans doute, mais pas à la manière de ce qui peut se rapporter à un prix, à une durée, à un usage. Ni parce qu’ils sont fugaces et éphémères. Sûrement pas, en tout cas, parce qu’ils seraient des luxes. Je suis frappé, presque bouleversé, de la différence de ton qui apparaît ici entre l’auteur et sa critique : dans cet écart, je vois s’affirmer à la fois la dignité de l’écriture et une vérité qui dépasse de beaucoup la littérature. Écrivain ou non, on peut célébrer et chanter l’amour et la poésie, on peut aussi s’en moquer avec cruauté, ironiser, les dénigrer, les humilier, les traîner dans la boue : je ne peux pas imaginer qu’on en parle selon le langage purement et salement social du luxe. Sans doute forcerais-je le texte de Houellebecq si je prétendais y voir ce que j’aimerais y trouver, l’idée que l’amour et la poésie se situent à la pointe extrême du temps, que ce sont des ponts, ou des tremplins, ou des passages secrets qui relient le temps à quelque chose qui n’est pas le temps, de quelque façon qu’on conçoive, qu’on imagine ou qu’on croie ce quelque chose. Cette idée n’est pas dans le roman et rien ne la suggère. L’auteur ne franchit aucun précipice et ne donne pas le moindre signe d’en avoir le désir. Mais il s’arrête si brusquement au bord de la falaise qu’il est impossible de noyer cet instant-là dans l’expérience ordinaire. Et puis, de quoi parle-t-on ? Y a-t-il un être au monde qui n’ait jamais ressenti dans la poésie, et en tout cas dans l’amour, une nécessité vitale dont l’absence déchire, dessèche, ravage, anéantit, violente ? Le contraire absolu du luxe. « Il serait dans la vie comme il était à présent dans l’habitacle à la finition parfaite de son Audi Allroad A6, paisible et sans joie, définitivement neutre. » Ainsi parle le romancier de son héros. Le luxe, c’est le tombeau avant le tombeau. L’amour n’est pas un luxe. La poésie n’est pas un luxe. Le luxe, c’est la décoration de la mort. L’amour et la poésie ne sont pas des consolations destinées à apaiser les sensibilités fragiles que lasse ou désole l’univers de la consommation. L’amour et la poésie ne sont pas des maisons de retraite. L’amour et la poésie ne mangent pas les restes. L’amour et la poésie ne sont pas des avantages en esprit comme on parle d’avantages en nature. Toutes les « valeurs » peuvent, sans drame majeur pour l’humanité, crever la gueule ouverte, sauf l’amour et la poésie : ce sont elles, et seulement elles, qui fournissent à toutes les autres une chance sérieuse d’être vraiment des valeurs. À moins de feindre, comme Nelly Kapriélan, de se contenter d’un imaginaire de substitution consuméro-compatible et d’affirmer que « le roman sera toujours plus intéressant (plus vrai, plus beau, plus fort) que toute réalité. » Pas toujours. Non, pas toujours.
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Deux exceptions, pourtant, dans cette unanimité critique, les deux poids lourds de la conscience citoyenne : La Croix et L’Humanité. Parmi des centrifuges épris d’opinion publique, ou faisant semblant, ces deux-là restent des centripètes purs et durs. Ni le livre de Thierry Henry ni la main de Michel Houellebecq ne les passionnent vraiment, l’inverse non plus. Et les perceptions du public tiennent tout entières, à leurs yeux, dans ce que ce public doit percevoir, c’est-à-dire dans leur doxa respective. Ils n’ont finalement d’yeux que pour eux-mêmes, ils sont à eux-mêmes leur propre Chimène. C’est assez reposant. Ainsi, à la manière de cette cote de moralité que les spécialistes catholiques du bel agir attribuaient naguère à chaque film qui sortait, une typologie ramassée dans un tiroir de sacristie permet à La Croix de mesurer sans la moindre possibilité d’erreur le niveau de sens de La Carte et le territoire. Ce roman, nous enseigne-t-on, se situe au « stade intermédiaire entre l’essentiel et l’inutile ». Voilà qui est clair, plus clair toutefois que, dans L’Humanité.fr, l’ahurissant commentaire de Jean-Claude Lebrun sur le cercueil d’enfant de la place Saint-Sulpice. « Quand on découvre les lambeaux dispersés du corps de Houellebecq, écrit ce critique, on assiste au triomphe suprême de la régression. Car ces bouts d’écrivain mis en exposition figurent de saisissante façon le retour vers un âge primitif : l’homme réduit à sa chair, non encore sorti de lui-même par le travail et par l’art. » Là, je l’avoue, je perds pied, ma plume et ma gorge s’assèchent ; plus rien à dire, plus rien à écrire, plus rien à penser. Au secours, un fantôme !
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J’ai achevé la lecture de ce roman un dimanche soir, dans le train Bordeaux-Paris. Autrefois, la plupart des voyageurs montaient en seconde : que de plus fortunés ou de plus fatigués choisissent la première ne les bouleversait pas. La politique des tarifs de la SNCF risque de provoquer un jour, au moins sur certaines lignes, un renversement bien plus fâcheux : presque tout le monde en première, les fauchés en seconde. Mieux vaut pourtant, me semble-t-il, isoler les riches que les pauvres. Il est moins désagréable de ne pas jouir du confort de quelques-uns que de ne pas avoir accès au traitement accordé à presque tous. Sans doute l’entreprise nationale s’imagine-t-elle, plus ou moins hypocritement, contribuer par sa politique à je ne sais quelle promotion sociale des masses – je veux dire du public, M. Lebrun m’a troublé – et aux progrès du snobisme pour tous, objectif culturel majeur de l’époque. Dans l’illustre Simplon Orient Express, on lisait une citation de Valery Larbaud qui affirmait avoir trouvé la joie de vivre dans ce rapide. Pour en avoir goûté les charmes – une seule fois hélas ! et pour un voyage bien court -, je le crois sur parole. Je suis donc prêt à offrir à la SNCF un témoignage parallèle sur son Bordeaux-Paris ; je jurerai devant Dieu et devant les hommes y avoir trouvé l’ennui. Ce wagon couleur de secrétariat, paradis des portables et des mobiles, est une sorte d’open space à roulettes. Des petits trentenaires qui se prennent pour des jeunots tapotent fébrilement sur leurs machines, les comparent, les échangent un instant en les soupesant et en rivalisant d’érudition informatique. En face de moi, assis côte à côte, un garçon et une fille échangent des mails en souriant, fiers de leur habileté technique et peut-être de leur créativité érotique. Soudain, elle ôte les écouteurs qui la protègent du monde, et lui fait signe d’en faire autant. Suit une conversation sur la nécessité de rendre visite aux belles-mères qui me projette brutalement cinquante ans en arrière. Ils sont tous bien polis, ces jeunes gens, ils nous ont même offert des bonbons. Mais que dire ? Oui, que dire ? Encore plus difficile d’accéder à l’âme de cette jeune femme sous cette accumulation de procédures qu’au corps de son arrière-grand-mère sous les jupons et les froufrous. Ces gens sont à la fois incompréhensibles et trop lisibles ; on dirait qu’ils ont fait le tour de tout et sont revenus au point de départ. La fille a dans la voix le sourire qu’il faut pour annoncer que le CAC 40 est en hausse ou pour soutenir les victimes d’un drame humain, une voix compréhensive, généreuse, absente. Ils sont gentils, terriblement gentils. J’ai peur qu’un jour ils ne soient atrocement gentils. Le un peu d’espérance, Père Sanson, j’ai beaucoup de mal à le trouver, savez-vous ? Chez les brutes, les salauds, les voyous, pas de problèmes, c’est l’enfance de l’art ! Mais là, qu’est-ce qui s’ouvre chez ces gens-là ? Qu’est-ce qui fera qu’ils cesseront d’être à l’aise, d’expliquer, de commenter, qu’est-ce qui les secouera, ces convenables sodas ? L’orgasme ? Bernique ! Étiqueté tout ça, ça crève les yeux. La politique ? Pas de bêtises, s’il vous plaît. La culture ? Non mais, des fois… L’entreprise, les portables, les belles-mères ? Vivement qu’on arrive.
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J’ai tant aimé les trains ! Les wagons de bois des troisièmes, quand nous partions en vacances, mes parents et moi. Les préparatifs de ma mère, les sandwichs, les œufs durs, la serviette à carreaux rouges et blancs, la thermos de café, les escarbilles dans les yeux, les gares la nuit, mon père qui descend acheter je ne sais quoi, ma mère qui s’affole. La petite fille de mon âge, au retour de Cannes, qui s’endort sur mon épaule : une nuit de paralysie délicieuse. Les premières, beaucoup plus tard, quand je revenais de session, le compartiment à six places, les sièges d’étoffe rouge sombre où l’on s’enfonce, l’éclairage tolérable, tout pour qu’on se laisse rêver. Parfois je suis seul, j’allonge les jambes, mon bras repose sur le montant de la fenêtre, le monde est un juge perspicace mais bienveillant, l’arrivée aura un goût de départ. Maintenant le départ a un goût d’arrivée. Je n’aime pas ce bureau roulant, cette machine à ne pas rêver, je n’aime pas ces gens projetés sur le devant d’eux-mêmes, je n’aime pas la jouissance des ressemblances, ces équipes prêtes à se former pour vendre le train ou me démonter l’âme. Autrefois, mes compagnons de voyage et moi nous ne nous disions rien. Nous nous regardions vaguement en pensant que nous étions des êtres humains en voyage : c’était suffisant. Nous célébrions ensemble, pour quelques heures, un rite familier et profond dont la SNCF était l’ordonnatrice avisée. Quand, par hasard, une complicité naissait, c’était une fête inattendue, imméritée. Maintenant, doigts sur le clavier, on s’occupe, on occupe l’espace, le temps, on occupe tout, il ne reste plus de place pour Rien. L’occupation moderne, la vraie, c’est celle que je subodore dans ce wagon, l’annulation collective, hautainement pointilleuse, de ce qui n’a pas été convenu, la chasse souriante au mystère, la traque de toute transcendance, une crainte épouvantablement gentille d’être autre chose que ce dont on a l’air. Ce jeune homme qui nous offrait ses bonbons, je voyais comme il voulait, par un petit sourire d’autodérision, annuler son geste : sortir de soi, nous demandait ce sourire, est-ce vraiment possible ?
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Sans doute, mais à condition d’y être entré ! Vraiment, la Providence des lectures, ça existe. Au moment où je m’embourbe un peu dans Houellebecq – moins dans son roman, d’ailleurs, que je suis très loin de mépriser, que dans les échos qu’on en renvoie -, on m’offre une anthologie de la légende du Graal dans les littératures européennes. Avalanche de symboles ! Je reçois ce beau cadeau quand éclate un drame abominable, qui met Christine Boutin dans tous ses états : le calendrier de l’Europe fait mention d’à peu près toutes les fêtes religieuses du monde, à l’exception des chrétiennes ! Je comprends l’ire de la prophétesse rambolitaine, mais je ne la partage pas. Ce lapsus, si c’en est un, me plaît. Je le trouve infiniment réjouissant. Voudrait-on lire casher ou hallal sur la devanture d’une boucherie qui ne le serait pas ? Que dirait-on d’un restaurant qui annoncerait une cuisine française et servirait une pâtée internationale ? Je ne veux pas davantage qu’on fasse mention du christianisme dans les documents de l’Europe. Pour la simple, unique et suffisante raison que l’Europe, dans sa structure, dans ses intentions, dans son essence n’est pas, ou n’est plus, chrétienne. L’a-t-elle d’ailleurs jamais été autrement que dans cette communication avant la lettre qu’on nommait, dans la chrétienté, apologétique, sorte de publicité spirituelle qui célébrait la puissance de la boutique chrétienne, son influence sur les mœurs ou sur la production artistique ? Cet aspect-là ne me retient guère. Rien ne me paraît plus étranger au christianisme que le souci de l’importance.
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Laissons cela. Et donc, ce soir-là, Perceval dîne chez le Roi Pêcheur. Et, à chaque plat, il voit passer dans la salle une étrange procession. Un jeune noble sort d’une chambre, « porteur d’une lance blanche qu’il tient empoignée par le milieu ». Une goutte de sang sort du fer, à la pointe de la lance, et coule jusqu’à la main du jeune homme. Derrière lui, précédée de deux jeunes gens qui tiennent des candélabres garnis de chandelles, une jeune fille porte une coupe ou un plat, c’est un graal, c’est le Graal. Vient ensuite une autre jeune fille ; elle tient, elle, un petit tailloir en argent.
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Mais on connaît la légende, et l’on sait que Perceval aimerait bien poser des questions sur cette lance, sur ce tailloir. Sur ce graal surtout : il brûle de demander « qui l’on en sert ». Pourtant il ne le demande pas. Parce qu’un gentilhomme, il y a quelque temps, l’a blâmé de trop parler. Parce que les plats qu’on lui sert sont succulents et « qu’il n’a plus en tête que de boire et de manger ». Mais il voudrait quand même savoir, et se promet de poser la question, avant de prendre congé, à l’un des jeunes nobles de la cour. Trop tard. C’est le Roi Pêcheur qu’il fallait interroger, et sans attendre. « Ah ! malheureux Perceval, lui dira une demoiselle, quelle triste aventure est la tienne de n’avoir rien demandé, car tu aurais si bien pu guérir le bon roi qui est infirme qu’il eût recouvré l’entier usage de ses membres et le maintien de ses terres. Que de biens en seraient advenus ! »
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Et que cette histoire me plaît ! Que j’aime le lien qu’elle met en évidence, ce rapport lumineux entre le tréfonds d’une conscience et le monde ! En voulant la rapporter à notre époque, j’en réduis sans doute la portée et risque de la mutiler de sa signification spirituelle. Mais les légendes sont généreuses, et ne militent pas pour leurs droits d’auteur. Celle-là finit d’ailleurs très bien. Perceval méditera longtemps sur l’incapacité où il s’est trouvé de saisir au bond la balle que lui envoyait le destin. Il cherchera pourquoi il a triché avec la transcendance de l’instant, pourquoi il n’a pas osé s’abandonner, dans l’émerveillement, à l’absolument autre, pourquoi il a tenu à faire la part égale entre des réalités inégales, le Graal et la vie mondaine. Mais il n’en sera pas puni. « Là où croît le danger, grandit aussi ce qui sauve. » Cette bévue spirituelle, cette incapacité d’élan, sera le point de départ de la quête du Graal intérieur, dépouillement, simplicité, ardeur. Mais pourquoi s’est-il montré si léger ? Pour Michel Stanesco, c’est parce qu’à l’instant où passe la procession, il « n’accède pas à l’essentiel, parce qu’il ne se présente pas en son intégrité. » Il ne s’agit pas ici d’intégrité morale, mais de beaucoup plus : Perceval triche avec ce qu’il est, il cède à l’esprit mondain en nivelant abusivement les niveaux d’être, il veut se faire souverain de lui-même, il refuse l’altérité que lui propose l’instant. Il fallait poser la question au roi, et tout de suite, non pas aux courtisans, et plus tard. Il s’agissait « d’un mode d’être et nullement d’une question de communication avec autrui. »
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On dira que tout cela se passait en des temps lointains, fumeux et théologiques. Sans doute même en rira-t-on, et ce sera une grande sottise. Car la première étape du chemin que Perceval va parcourir, et qui le conduira vers le vrai en le reconduisant à lui-même, n’est datée d’aucune époque. Au petit jour, au-dessus de la prairie gelée, il voit un faucon fondre sur un vol d’oies sauvages, heurter l’une d’elles et l’abattre au sol. L’oie n’est que blessée, elle a saigné trois gouttes de sang sur la neige, et a repris son vol. Et Chrétien de Troyes écrit : « Quand Perceval vit la neige qui était foulée, là où s’était couchée l’oie, et le sang qui apparaissait autour, il s’appuya sur sa lance pour regarder cette semblance. Car le sang et la neige ensemble sont à la ressemblance de la couleur fraîche qui est au visage de son amie. Tout à cette pensée, il s’en oublie lui-même. Pareille était sur son visage cette touche de vermeil, disposée sur le blanc, à ce qu’étaient ces trois gouttes de sang, apparues sur la neige blanche. Il n’était plus que regard. Il lui apparaissait, tant il en prenait plaisir, que ce qu’il voyait, c’était la couleur toute nouvelle du visage de son amie, si belle. Sur les gouttes rêve Perceval, tandis que l’aube passe. » Et que demeure l’amour qui n’est pas un luxe, et le regard du dedans, et ce cercueil d’enfant dont on a si peur de parler. Bonne année un peu.

(2 janvier 2011)

Aniouta

LE MARCHÉ XLVIII

De Magritte : « L’idée de progrès est liée à la croyance que nous nous rapprochons du bien absolu, ce qui permet à beaucoup de mal actuel de se manifester. » Et de sottise.
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Ainsi, sur le progrès par la culture. « On peut vivre sans avoir lu le roman de Mme de La Fayette, sans connaître la peinture de Kandinsky ou la musique de Mozart. Vivre, dans ce cas-là, revient à manger, dormir, se reproduire. » (Philippe Claudel, Le Monde, 14 octobre 2010)
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Ainsi, sur le progrès par les armes. La guerre d’Afghanistan est « une guerre pour conquérir les esprits et les cœurs » (Un colonel français à la radio)
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Ainsi, sur le progrès par le management. « On va remettre l’homme au centre de l’entreprise. » (Le président de France Telecom)
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Ainsi, sur le progrès par l’imitation des riches, la conclusion de Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon à la fin d’un entretien, à propos de leur dernier livre, sur la connivence entre le pouvoir et le monde des affaires : « Que faire des riches, nous demandons-nous en guise d’épilogue. À quoi nous répondons, contre toute attente probablement : suivre leur exemple. Voilà des gens qui ont une éminente conscience de leur classe, qui sont solidaires quand la mode est à l’individualisme, qui sont organisés et mobilisés, qui défendent énergiquement leurs intérêts. Faisons comme eux. Battons-nous ! » Le gang des pauvres contre le gang des riches ? (Télérama, 16 septembre 2010)
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Un ami en visite au Cyclop de Jean Tinguely, à Milly-la-Forêt, observe que le wagon qui y est exposé, et dans lequel étaient entassés des déportés, est lui-même sorti de ses rails, lui-même déporté : effet rétro de la fin sur le moyen, de l’intention sur l’acte. D’où, peut-être, dans la bruyante solitude de notre modernité, où une indicible angoisse domine tout, l’importance excessive que, pour tenter de la conjurer, chacun donne à ce qu’il fait, à ce qu’il pense, à ce qu’il dit, à ce qu’il veut, à ce qu’il refuse, à ce qu’il défend, à ce qu’il combat. Bientôt soixante-cinq millions de Français défendront soixante-cinq millions de causes, toutes plus justes les unes que les autres, et qui chercheront avec véhémence à sortir du silence où les retient la conspiration de leurs concurrentes. Partout cette volonté de promotion qui me met si mal à l’aise. Que de bons sentiments, que de louables réalisations, que de nobles intentions, chaque midi, dans les Carnets de campagne de France-Inter ! Mais quelle uniformité de langage ! C’est le mystère de cette émission : une succession d’excellentes initiatives finit par créer le malaise et l’ennui. Parce que la publicité ne va pas bien au teint de l’altruisme ? Sans doute aussi parce que rien n’est plus monotone et gris que cette volonté d’expansion que l’on nomme aujourd’hui développement. Pour moi, ce mot a un tout autre sens. Il me renvoie à ce que mon père me montrait dans son atelier de photographe : la lumière et les formes qui, grâce au révélateur, jaillissent peu à peu de la surface noire. L’histoire d’une naissance, une parabole de la création, pas la geste d’un marché à conquérir, d’une reconnaissance à solliciter. On me met sous les yeux un bulletin paroissial dans lequel un curé de campagne, sous le nom savant d’apologétique, pratique résolument la publicité religieuse. Quelle doctrine, demande-t-il, a inspiré autant d’artistes que le christianisme ? Qui dit mieux ? Et même : le christianisme, l’essayer, c’est l’adopter.
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Ainsi mes malheureux arrière-grands-parents ardennais ne pouvaient penser qu’à manger, dormir et se reproduire ! Heureusement que me voici affranchi ! Ainsi l’Afghanistan, comme autrefois l’Algérie, c’est pour nos bonnes œuvres ! Ainsi la direction de l’entreprise décide s’il faut un peu plus d’humain ou un peu moins ! Ainsi les pauvres doivent imiter les riches ! Ainsi, ainsi, ainsi… Si d’aventure on me confiait la formation d’un groupe de jeunes, je leur dirais : « Ne croyez pas ça ! Ne croyez pas ça ! Ne croyez pas ça ! » Et je le crierais de plus en plus fort, de toute l’énergie de mes poumons, jusqu’à ce qu’un silence terrible et magnifique s’installe entre nous. Alors peut-être pourrions-nous commencer.
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Quelqu’un qui se réclame du christianisme me dit qu’il lui faut non seulement reconnaître le païen en lui, mais aussi lui faire sa place. Philippe Sollers développe le même thème dans Guerres secrètes : il lui faut accueillir à la fois Dionysos et le Crucifié, qu’il préfère appeler le Ressuscité. L’idée m’est étrangère. Trop de volontarisme là-dedans, trop de souci d’originalité, pas assez d’abandon, pas assez de ce nonchaloir, fruit d’un détachement heureux, que Jean Guitton ne confondait pas avec la nonchalance, et où il voyait une sorte de vapeur d’être. L’obsession de l’identité, ce vice de l’époque, n’en finit pas de nous guetter. Identiquement. Il est nécessaire d’y renoncer si l’on veut commencer à réfléchir. À vrai dire, pour faire le païen, je n’ai pas besoin de m’appliquer, cela s’organise en moi avec beaucoup de naturel ! De toute façon, je ne réussirai pas davantage à me glisser dans la peau d’un païen conscient et organisé que je n’ai réussi à devenir le chrétien officiel et conséquent qu’on voulait faire de moi. Je suis je ne sais quoi, voilà, un je ne sais quoi qui se sent parfois frôlé par le vrai, qui se reconnaît dans le cœur de presque tout le monde et ne se retrouve dans les mots de presque personne. Cette évidence n’étant pas toujours parfaitement confortable, j’ai eu un peu de mal à l’admettre. Mais quoi, l’existence est provisoire, c’est notre campement de Roms ! Je ne vais pas très souvent à l’église. Dimanche dernier, nous y étions. Un cantique m’a paru très beau. Il dit : « Laissez-vous regarder par le Christ. » Ça, d’accord, il n’y a pas de tricherie là-dedans. Et pas la peine de faire le ménage. Il connaît les lieux.
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Le Premier ministre visite les soldats français blessés en Afghanistan. Il a raison. Et saisit l’occasion de cette visite pour les comparer avantageusement aux gens qui revendiquent. Il a tort. A-t-il la nostalgie de ces éducateurs d’autrefois, monstres de satisfaction, toujours prêts à dresser les enfants les uns contre les autres en feignant de s’en désoler, à se servir de la souffrance des infortunés comme d’une arme contre les récalcitrants, à faire le mal au nom du bien ? Que je suis naïf ! Je me dis depuis si longtemps que ce cirque va replier son chapiteau ! Rien à faire, on  patauge toujours aussi solennellement dans la même sciure de la même piste ! Jusques à quand ?
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D’accord avec Sollers : on peut faire du catholicisme la plus perverse des religions. C’est là la rançon de l’Incarnation, de l’affolante proximité du divin et de l’humain, de l’immense confiance qu’elle fait à l’homme, de l’ambiguïté qu’il peut se plaire à cultiver. Comme beaucoup, j’aurai cherché à démêler l’Évangile de la névrose chrétienne, j’aurai essayé de ne pas admettre l’absurde au nom de la vérité sans renoncer au vrai à cause de l’absurde. Et j’aurai senti, comme beaucoup, cet effort bien léger.
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15 octobre. Des gens se demandent gravement si ça va être 68. Les jeunes leur font peur. De quoi ils ont besoin, les jeunes, Gaston Miron le savait, lui, et ça n’a pas changé : « Ils ont besoin de se faire parler. » Pas seulement les ados, les jeunes adultes aussi. Si d’aventure un(e) de ces profs débutants [qui se pensent] privés de formation lisait ce Marché, voici ce que j’aimerais lui dire : « Je n’ai pas la moindre illusion sur les raisons qui ont poussé le gouvernement à vous sucrer votre formation : elles sont mauvaises et assez sordides. Cela dit, n’hésitez pas à le répéter, vous ne perdez pas grand-chose : les meilleurs des professeurs le savent et, en douce, en rigolent. Quelle que soit la bonne volonté des formateurs, le fossé qui vous sépare des élèves n’est pas susceptible d’être comblé par des analyses sociologiques, des considérations pédagogiques, des conseils stratégiques, des tactiques fumeuses pour « gérer les situations de conflit ». Au mieux, ce fatras pourrait vous aider à anesthésier : il se trouve que, depuis une assez grosse poignée de siècles, l’éducation est plutôt à chercher du côté de l’éveil, ou du réveil. Certes, votre situation est difficile. Pourtant, que vous persistiez ou non dans le métier, les semaines et les mois à venir sont pleins de sens. Il s’agit de vous-même, non pas de votre carrière, non pas de la gestion de votre confort psychique. De votre présence au monde, de la basse continue qui accompagnera votre vie. Parlez de vous à vos élèves. « Ne pas parler de soi, disait Nietzsche, est une hypocrisie très distinguée. » Ne leur dissimulez pas vos contradictions et vos doutes, ne leur cachez pas vos certitudes et vos espérances. Ce faisant, vous les enseignerez. En tout cas, débarrassant le terrain des peurs réciproques – eux aussi ont peur, ne l’oubliez jamais -, vous les rendrez capables d’être enseignés. Quant aux officiels qui se présentent à vous sous le masque de la certitude pédagogique et du sérieux administratif, traitez-les avec courtoisie, mais ne calez pas, ne cédez rien de ce qui vous tient vraiment à cœur : votre métier exclut toutes les compromissions et la plupart des compromis. Mieux vaut un conflit provisoire avec eux qu’un conflit permanent avec vous-même. Ne cachez rien à vos élèves de ce qui les concerne. Soyez toujours profondément avec eux, même quand vous vous opposez à eux. Si quelqu’un vous explique gravement que professeurs et élèves sont des acteurs de l’éducation, riez-lui au nez. Dites-lui que l’enseignement ignore les répétitions générales, qu’on n’enseigne pas à blanc, mais à paroles réelles. Sévérité et douceur pour tous les élèves, mais plus encore de douceur que de sévérité pour les plus malheureux, et plus encore de sévérité que de douceur pour les plus favorisés. Si ce métier n’élargit pas votre esprit et votre cœur, s’il ne vous donne pas de bonheur, même difficile, s’il n’augmente pas votre poids spécifique, il vous est nuisible : si vous êtes malheureux, vos élèves ne seront pas heureux. Soyez pingre de sanctions : elles humilient surtout ceux qui les distribuent. Et n’oubliez pas que la prudence n’est pas une façon précautionneuse de ne pas prendre de risques, mais l’adéquation du jugement et de l’action à la fin poursuivie : il y a une prudence audacieuse, intrépide, insolente. » Voilà, en effet, ce que j’aimerais dire à qui pourrait l’entendre.
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Un professeur d’histoire raconte son expérience dans une classe professionnelle particulièrement difficile. Il sent ses élèves hostiles, hostiles à tout. Pas spécialement à son égard, d’autant qu’il a, dans la ville, une réputation bien établie de sportif ; mais ils ne lui font pas de cadeaux. L’idée lui vient de négocier le tempo d’un cours de deux heures : une heure de travail où l’on va « montrer » qu’on fait ce qu’il faut, puis une heure « pour nous », où l’on fera ce qu’on voudra. Il voit les limites de cette pédagogie, mais la met pourtant en œuvre. C’est que les plus fines stratégies anti-conflit n’y changeront rien : ces jeunes-là sont contre, viscéralement contre. Contre quoi ? Ils le pressentent plus qu’ils ne le savent, mais cette imprécision ne donne pas raison à ceux qui les condamnent. Même si cette disposition à la négativité ne fait nullement d’eux des innocents, même si, pour certains, l’hostilité qu’ils cultivent est le meilleur alibi de leur injustifiable violence. Je ne conseillerais pas la méthode à qui ne se sentirait pas assez solide et craindrait de sombrer dans la démagogie. Mais je m’interroge. Dans ces sessions de formation où je ne risquais ni les coups ni les injures, je savais que nous resterions dans l’artificiel tant que je n’aurais pas, sinon épousé, du moins accueilli, la colère secrète des salariés, leur refus, le plus souvent à peine conscient, du système de contrainte morale auquel ils étaient soumis. Ils ne me demandaient pas de partager leurs opinions, de défendre leur cause, de les seconder dans des combats auxquels eux-mêmes se dérobaient le plus souvent : ils me demandaient de comprendre, de sentir, de con-sentir. Ils me le demandaient pour pouvoir prendre nos débats au sérieux. Pour que les journées que nous passions ensemble, au moins, soient pour de vrai.
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Ce qui était déjà effroyablement difficile avec des adultes conscients et formés, ce l’est infiniment plus avec des adolescents en cours de décivilisation, abrutis par les drogues qu’on leur fournit plus encore que par celles qu’on leur interdit, empêchés par les slogans dont on les étouffe d’avoir la moindre idée claire de ce qu’ils veulent et de ce qu’ils refusent, et qui, de plus, concourent, et avec quelle rage, au triomphe de ce qui les détruit. Et pourtant.
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J’en étais là de ma perplexité quand j’ai songé à Aniouta, poétesse d’origine russe, mystique à la sauvage, mille fois amoureuse et mille et une fois fidèle, que j’allais parfois, comme elle disait, garder, la nuit, dans son appartement de la rue Linné, quand Stanislas Fumet, son époux, était en voyage. Il m’avait confié qu’elle ne supportait pas de rester seule, alors elle me préparait, dans le salon, un lit garni de draps aux dentelles anciennes, puis, fondue dans une chemise de nuit immaculée, sa longue chevelure blanche dénouée l’enveloppant jusqu’aux reins, elle m’apportait en glissant, avec l’assurance de ses prières, de l’eau bien fraîche dans une fine carafe de cristal. Vous ne voyez pas le rapport avec les banlieues ? Vous craignez que je n’aie mal manœuvré mon ordi ? Du tout. Pourquoi vous étonnez-vous ? Quelque type dans le coup aurait décidé de la péremption du temps jadis ? Et je devrais le croire ? Quelqu’un serait habilité à m’expliquer la réalité, ce qu’elle est, ce qu’elle n’est pas, ce qu’elle n’est plus, où elle commence, où il en faut marquer la limite ? Un logiciel mental verrouillé par un domestique surdoué interdirait à la beauté d’être, selon le diagnostic de Lautréamont, la rencontre fortuite, sur une table de dissection, d’une machine à coudre et d’un parapluie ? Être moderne, c’est tourner entre les barbelés dont on s’est gentiment équipé au supermarché des opinions ? Et s’il s’impose à moi, quand je pense à ces jeunes et à leurs professeurs, à ces jeunes et à ces professeurs tels qu’ils sont, de vous parler de cette vieille dame aux allures de princesse à qui la myopie faisait un air légèrement égaré, mais qui, considérant une casquette à l’envers, serait arrivée, en dix mots aussi impitoyables qu’affectueux, au centre de la question ? Mettez que je délire, vous pourrez partir tranquille. Mais je ne délire pas, et je crois que vous vous en doutez. Je fais ce que chacun d’entre nous rêve de faire : je scie mes barreaux. Je fais ce qu’on n’a jamais pu faire à la télé, ce qu’on ne peut plus faire à la radio, ce qu’on ne peut plus faire chez la plupart des éditeurs, coincé qu’on y est par des gens qui jouissent salement d’être les maîtres du temps ou de la méthode : je cherche, je fouine, je rumine. Et il se trouve que ce n’est pas à des « spécialistes » que me reconduit l’évocation de ces élèves et de ces professeurs, il se trouve que le souci que je me fais pour eux me pousse à aller à des paroles de vérité, à des visages de sens, celui d’Aniouta, par exemple.
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Elle comprendrait, Aniouta. Elle verrait ce que ne voient pas ceux que l’ici et le maintenant ne renvoient pas ailleurs, assembleurs de dossiers, explorateurs de surfaces, assassins des rêves. Extralucide ? Nullement. Vivante, simplement vivante : la vie, en elle, appelait la vie, un être lui en évoquait un autre, tout l’incitait à penser à quelqu’un, à parler de quelqu’un. Ces jours-ci, accablé par la lecture d’un entretien où une jeune professeur dit son découragement, j’ai imaginé que les propos de cette jeune femme s’adressaient à Aniouta : « Dès mon premier cours, je pose la question qui me semble primordiale : À quoi sert le cours de français ? J’ai tellement envie qu’ils prennent conscience que bien parler est un pouvoir. » Aniouta semble n’avoir rien compris, rien entendu. Soudain, elle prend sa nouvelle amie par le bras. « Viens, viens, promenons-nous un peu, comment t’appelles-tu déjà ? »
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Ce qui se passe là, vivrais-je des siècles, je ne parviendrais pas à le décrire. Il ne s’agit pas de lucidité. D’oubli plutôt. Aniouta a une éclatante puissance d’oubli. Primordiale… À quoi sert… Bien parler… Un pouvoir… Elle n’entend pas ces mots. Ou plutôt, à peine ont-ils frôlé son oreille qu’ils sont réexpédiés. Direction : le néant. Pas le temps d’expliquer. Aniouta est ailleurs, elle cherche l’âme, elle cherche la vie. Suprême liberté. Suprême nécessité. Je ne peux qu’imaginer, alors j’imagine. Aniouta l’attaque peut-être, bille en tête, sur la littérature. Dans les yeux de la prof, elle devine un auteur. Gagné. Quelques mots sur lui, presque rien, de la très haute couture, tombent de la bouche d’Aniouta comme le fruit tombe de l’arbre. Elle a un sens génial du raccourci. Sa parole file droit au dernier repli du cœur, sans rien prouver, sans rien défendre, sans rien attaquer, désigne une évidence en la frôlant à peine, puis s’esquive ; cet art-là ne s’enseigne nulle part. La prof, c’est comme si elle retrouvait des émotions déjà anciennes, quand lire était une chose gratuite, frémissante. Aniouta ramasse l’auteur tombé dans les poubelles de l’utile, le nettoie, lui rend sa forme, sa couleur, et le rend gentiment à la jeune femme. Avec, en prime, la certitude qu’elle est libre, et qu’elle se mentira quand elle fera semblant de l’oublier. Aniouta est contente. Elle a repiqué une étoile dans le ciel et dans un cœur, elle peut s’en aller, indifférente, magnifiquement indifférente, comiquement myope à presque tout.
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Stanislas Fumet avait eu une idée superbe : la psychanalyse inversée, l’obscurité de l’âme expliquée non pas par les souterrains de l’inconscient, mais par les sommets, par ce qu’on pourrait appeler le surterrain de l’être. Étrange comme se nouent les amitiés, les admirations. J’avais rencontré Fumet, puis Aragon, sans savoir que ce catholique fervent et cet inébranlable communiste avaient animé ensemble, pendant la guerre, le réseau de résistance lyonnais Les Étoiles. Sans me douter non plus que cette idée de psychanalyse inversée, chère à Fumet, Aragon l’avait lui aussi pressentie et en avait donné une admirable traduction poétique : « D’une aile à la cime des bois/L’arbre frémit jusqu’à la souche. » Cette psychanalyse hérétique, Fumet et Aragon l’avaient imaginée. Aniouta la pratiquait sans même y réfléchir.
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Ces deux femmes ne se seront pas rencontrées, mais il suffit d’imaginer ce qui n’a pas eu lieu pour que, d’un même mouvement, cette Aniouta extravagante, apparemment hors du temps, et son interlocutrice immergée dans l’angoisse de l’époque échangent leurs signes. Aniouta se fait toute proche, c’est notre voisine, notre amie, notre sœur, tandis que le cœur de la jeune femme s’accorde le droit d’émigrer. Le lointain et le proche s’abordent : le ciel n’est pas un refuge, la terre n’est pas une prison. Ni initiation, ni prise de pouvoir : échange. Ailleurs a besoin d’ici, ici a besoin d’ailleurs.
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Cette jeune femme, c’est nous. Aniouta, aussi, c’est nous. Menteur qui ne cherche la vérité que pour échapper à l’angoisse. Menteur qui choisit l’angoisse pour se débarrasser du vrai. Nous tous, irréductiblement d’ici, irréductiblement d’ailleurs. Nous ne souffrons pas de dysfonctionnements subalternes. Chacun de nous souffre de soi-même – vertigineusement – et nous souffrons tous de nous tous – vertigineusement. Le malheur où te voilà pris/Ne se règle pas au détail. En chacun de nous, ce n’est pas une zone, un secteur, une capacité, une fonction qui souffre : c’est chacun de nous dans sa totalité, chacun de nous dans ce qu’il se sent être et dans ce qu’il désire se sentir être. Et nous tous, nous tous ensemble, ce n’est pas d’un accident que nous souffrons, d’un jeu de rôles mal conçu, d’une distribution discutable des valeurs et des satisfactions, encore moins de ce que les ânes aux plus longues oreilles braient un problème hi-han de communication hi-han, c’est de nous tous dans notre totalité.
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L’éducation, les banlieues, les retraites, tout cela pose la question du sens, bien sûr. Mais ce mot-là, maintenant, comme bien d’autres, les épiciers le salopent, si bien qu’on se sent tout nigaud quand on veut parler d’autre chose que de la crasse. Il faut chercher des mots qu’ils ne piqueront pas, qu’ils ne mettront pas sur le trottoir. On pourrait dire que l’éducation, les banlieues, les retraites nous parlent de nous-mêmes et de nous tous. On pourrait dire aussi qu’elles nous parlent de l’âme, en prenant ce mot dans son acception la plus large, celle de la religion, mais aussi celle qui en fait le titre d’un roman d’Elsa Triolet. L’âme : ce qui s’émeut en nous de précieux, d’élémentaire, d’irrépressible, d’irréductible, de sauvage quand nous nous écoutons vivre, quand nous nous laissons regarder les autres et le monde avec nos propres yeux. L’intériorité, la subjectivité, que sais-je ? Tiens, oui, on pourrait aussi appeler cela le que sais-je ? Peut-être sommes-nous des niaiseux de la subjectivité, de l’âme, du que sais-je ? Comme nous étions naguère des niaiseux du sexe ? Qui, lui, n’est plus un problème : au moins, très consciencieusement, faisons-nous semblant de le penser. En tout cas, comme autrefois du sexe refoulé, nous rêvons solitairement, nocturnement, de l’âme, de cette inconditionnelle présence à nous-mêmes dont on nous pousse à nous écarter plus farouchement encore que, naguère, on écartait les garçons des filles. De l’âme, nous ne parlons qu’en chuchotant, d’une façon un peu honteuse, et seulement avec quelques-uns. Le bien et le mal, désormais, l’opinion et ceux qui la cuisinent – je veux dire qui la torturent – en décident. On veut nous shunter l’âme comme on voulait nous shunter le sexe. Le problème, c’est qu’on n’y parviendra pas davantage. On peut même dire qu’on n’y parviendra pas du tout. Parce que l’âme, contrairement au sexe, ne peut pas être truandée : pas possible de la saboter en faisant croire qu’on l’exalte. Plus on s’en prend à elle, plus on la fait guillerette et combative.
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Aniouta le savait et, contrairement à la plupart, qui le savent aussi, ne faisait pas mine de l’ignorer. C’est pourquoi elle sentait juste et visait juste. Je l’imagine à nouveau. Elle lui dit : « Quelle chance que ton premier cours ait été un désastre ! Le mot de Louis Massignon, ma pauvre amie, tu n’aurais jamais pu le comprendre. Il est parfois pis d’être exaucé que déçu, tu sais ça maintenant. Quel cadeau t’ont fait ces gamins ! D’accord, ils ne se rendaient pas compte. Je dis cela, je n’en sais rien après tout : peut-être se rendaient-ils compte ? » La connaissant, je peux même imaginer qu’elle aurait pu ajouter, fausse naïve, provocatrice inspirée : « Ce sont peut-être des anges ? »
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Je n’ai pas la moindre idée de ce qu’elles se seraient dit. Mais la jeune prof est là, et bien d’autres comme elle. Les gamins et les gamines aussi sont là, lourds de leur lourde existence, elle-même plus lourde encore d’être à ce point accablée de commentaires fadasses. Ils ont besoin d’un regard comme celui d’Aniouta, tout le monde aujourd’hui a besoin d’un regard comme celui-là. Je parle d’Aniouta parce que je l’ai vue faire, parce qu’elle était fulgurante. J’aurais pu parler aussi de Jean Audin, ce syndicaliste rencontré en 68, moine de l’amitié laïque. Il est si rare, ce regard ! Et rien ne le remplace, rien ! Quand j’animais les sessions de formation, je désirais tellement qu’il me visite, qu’il m’inspire, je souffrais tant de son absence ! J’aurais voulu être un chirurgien de l’âme, j’étais un brancardier débutant. Dommage, mais est-ce qu’on fait le bilan de ses compétences quand les gens hurlent leur malheur de cette manière ? Est-ce qu’on s’interdit de monter dans le train parce qu’on n’a pas un billet de première ? En lisant cette page du Monde où se reflète tant d’angoisse, je songeais qu’Aniouta aurait immédiatement frôlé l’essentiel d’une aile à la cime des bois. Et cela ne me décourageait pas, au contraire ! Courage, brancardier !
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À peine arrivée dans son premier poste, un collège de l’académie Aix-Marseille, elle a envoyé un mail de détresse au Monde. Une correspondance a suivi, qui a permis à une journaliste, Maryline Baumard, de reconstituer son premier mois d’enseignement, septembre 2010. Sous couvert d’anonymat, bien sûr : jusqu’en juin, cette jeune professeur de français stagiaire est en phase probatoire, il ne s’agit pas de lui faire risquer une révocation. Ce document remarquable, publié dans le numéro du 9 octobre 2010, tient en une page. Voici ce que j’y vois.
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D’abord, un appel au secours formulé dans des termes proches de ceux qu’emploient alors les médias, indignés de constater que les jeunes professeurs sont lâchés dans les classes sans formation : « personne […] pour dialoguer avec moi et me conseiller sur les choses très concrètes de mon enseignement. » Concrètes, très concrètes ? Elle va vite abandonner ce vocabulaire convenu. Et parler de son « angoisse et de [son] désarroi face à la situation brusque à laquelle on nous confronte ». Non seulement ses interlocuteurs potentiels sont incapables de lui fournir l’aide qu’elle espérait, mais encore, plus profondément – révélation brutale – le métier qu’elle a choisi est d’essence solitaire : l’idée n’est jamais exprimée aussi nettement, mais la façon dont elle balaie les espoirs qu’elle plaçait dans l’administration de l’Éducation nationale, dans la formation, dans ses collègues eux-mêmes, suggère qu’elle fait ce constat et qu’il la désarçonne. L’administration ? Le ministère lui a envoyé un DVD sur le thème Tenue de classe, la classe côté professeur : « C’est risible par rapport à ce que je vis. » La formation ? « J’ai ma deuxième journée de formation. Ce qui aurait pu être une aide ne me sert à rien. Face aux inspecteurs, chaque jeune prof rivalise de questions très savantes. Moi, je voudrais savoir comment on met au travail une classe qui s’y refuse. Mais je ne demande rien. Pas envie de me faire casser par l’inspectrice, qui répond systématiquement qu’il faut un peu de jugeote. » Les collègues ? « Heureusement qu’ils sont là pour écouter ou conseiller, le problème, c’est qu’on est quand même seul dans la classe. »
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Ce collège ne semble pas particulièrement difficile. S’il a ses classes « à problèmes », il a aussi ses classes « normales ». Quand elle a fait son premier tour des lieux, elle a jugé que « ça devrait aller ». Mais ça ne va pas. Rien ne ressemble à l’idée qu’elle s’en faisait. Pourtant, elle a beaucoup rêvé de ce métier. Étudiante, un petit boulot de fleuriste lui faisait gagner quelques sous. Elle rêve maintenant du magasin de fleurs.
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Ce devait être sa grande plongée dans la vie sociale, et elle est seule comme jamais. Nul besoin d’être Aniouta pour percevoir sa souffrance, ni pour souhaiter qu’elle s’allège : mais c’est parler pour ne rien dire. Le monde où elle arrive, où elle va passer tant d’années, lui est étranger et hostile. Elle n’attend de personne une aide sérieuse. Ces gamins et elle : il y a de la grandeur et de la vérité dans ce face-à-face. Ne fuyons pas dans l’analyse, ne nous étourdissons pas de nos diatribes, ne nous ébrouons pas dans les idées générales. Considérons cette femme. Un être jeune, instruit, cultivé, plein de bonnes intentions, qui découvre le monde dans lequel il va passer sa vie, et qui y cherche droitement sa place au milieu d’épreuves inattendues et sévères, mérite mieux que des pleurnicheries. Rien n’est bidon dans sa situation. Le découragement rôde, mais tout est pour de bon. Rien ne l’obligera, bien sûr, à attendre la retraite dans la cage aux fauves : jamais de carte de fidélité, ni à Monoprix, ni à l’Éducation nationale. Peut-être s’enfuira-t-elle en courant, peut-être découvrira-t-elle sa vraie vocation de prof au milieu des noms d’oiseaux. En attendant, se confronter à ces gosses-là, ce n’est pas rien. Si, là, il n’y a pas de sens, n’en cherchez nulle part. Si tâcher de trouver le cœur de ces gamins, c’est rien, alors, le reste, alors, c’est moins que rien.
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Elle dit : « C’est la fin de ma quatrième semaine, j’ai perdu mes illusions. » Je trouve ça infiniment gentil. Et plutôt bon signe. Quelles illusions, au fait ? Le paquetage d’idioties précautionneuses qui, en toutes circonstances, assure un jeune contre tout risque de vie et d’authenticité ? Ces illusions-là, il est urgent qu’elle les perde ! En un mois, d’accord, elle a pas mal trinqué. Se faire traiter de salope par un petit merdeux, devoir s’écraser devant une gamine de quinze ans, se farcir le mépris des parents et la violence abrutie de leurs rejetons, il est vrai que c’est dur. Mais il y a plus dur encore, c’est cela qu’elle veut dire, et elle a raison. Il y a encore plus dur que ce qui vient de l’extérieur, plus dur que les injures et les carnets de notes qu’on se prend dans la gueule : il y a ce qui vient de l’intérieur, les illusions de chiffon et les rêves en plastique qu’on découvre en soi et qui vous laissent ahuri, ébouriffé, honteux. Dur pour une jeunesse comme elle de sentir qu’elle commence, après quatre semaines, à s’accrocher à la salle des profs comme un coquillage à son rocher, qu’elle rêve de l’oasis de la cantine en expliquant Corneille, que sa feuille de paie – 1700 euros – la « réconcilierait presque avec l’institution », qu’un peu de shopping la consolera de tout. Parfait, Madame le Professeur, dites-le vous, dites-le nous que c’est dur, criez-le, hurlez-le : « Nommer, c’est faire changer ». Vous savez bien, n’est-ce pas, que ces gosses-là, qui ne touchent apparemment à peu près aucune bille, si ce n’est dans l’ignorance, et que je n’ai pas plus envie que vous de piédestaliser, comme disait encore Tinguely, même si, tout en étant à reprendre en main de A à Z, ils ne sont finalement pas plus mauvais que d’autres, pas plus pires que d’autres comme on disait à Montrouge, vous savez bien, n’est-ce pas, que ces gosses-là sont en train de vous obliger à nommer, et donc à changer ? Il faut toujours faire attention à ce que dit Aniouta : ce sont peut-être des anges ?
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Pour l’instant, elle nous fait le coup du réveil qu’on essaie de réparer alors qu’on sait parfaitement qu’un ressort a filé sous le buffet. Elle a déjà nommé, pas encore tout à fait changé, et se raccroche gentiment à des branches qui craquent les unes après les autres. Elle se raconte que tout ça n’est pas si grave, que c’est une question de patience, d’astuce. D’ailleurs, pas de bile à se faire, à partir de la Toussaint, les collègues l’ont dit, on peut travailler : que demande le peuple ? De plus, sur quatre classes, deux sont « à problèmes », pas étonnant que ça grince ! Elle expérimente des trucs, laisse ouverte la porte de la salle pour faire descendre « l’insupportable volume sonore ». Super ! « Le brouhaha devient un bruit de fond ». C’est dit : « Je ne ferai plus classe porte fermée. » Pour constater, le lendemain, que ce n’est pas la panacée. Elle s’applique de tout son cœur à recoller les morceaux, à mettre d’accord le dehors et le dedans, à circonscrire en elle l’incendie du problème. Elle négocie. Même avec une sale gosse prête à la frapper, elle négocie. Elle déploie une énorme bonne volonté, s’acharne à poser les questions gentiment, raisonnablement, comme à la radio, comme dans les colloques : « Moi, je voudrais savoir comment on met au travail une classe qui s’y refuse. » Ben, voyons ! Question joliment formulée, mais la réponse, là aussi, s’est barrée sous le buffet.
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« Je distribue plusieurs punitions. – Je l’exclus. – Je mets des mots, je punis, aucun effet. – J’arrête mon cours et annonce une punition générale : une dictée ; neuf zéros. – Nous allons chez la principale adjointe ; il reçoit un avertissement. – J’arrête le cours pour faire des exercices ramassés et notés. – Je demande qu’on lui inflige un avertissement. – Lorsqu’un élève bavarde, je sors son carnet de la pile et l’annote en fin de cours. – Je file chez la CPE à qui je demande une exclusion temporaire. » Ces mots-là sont d’elle, je les ai seulement juxtaposés. Des sanctions, toujours des sanctions. Ça doit la faire enrager de ne trouver que ça dans son paquetage. La peiner, même. L’humilier. C’est là qu’il faut la comprendre et la soutenir. Lui expliquer que tout ça, c’est comme les soldes avant fermeture. Mais oui, mais oui ! Elle est comme tout le monde : surveiller et punir, il n’y a que ça dans le paquetage des citoyens-consommateurs, même et surtout chez les plus avancés. Côté élèves, sanctions ou pas, aucune importance : ils sont mithridatisés. « Rien à foutre. » Il va falloir renoncer à ce paquetage, Madame le Professeur, il va falloir changer de musique. Les soldes avant fermeture, comprenez-vous ? À moins de recruter les enseignants parmi les civilisateurs de Guantanamo, fer de lance des valeurs occidentales, on ne triomphe pas d’un argument comme Rien à foutre sans changer sa vision du monde, sans mettre à plat l’idée qu’on a de soi, des autres, de rien, de tout. Mais, surtout, qu’elle ne s’y trompe pas : il n’y aura pas de miracle.
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Quand on se sent trop démuni, il faut en revenir modestement aux fondamentaux. Pour moi, c’est le principe stoïcien : « Avoir la résignation de supporter les choses qu’on ne peut pas changer. Avoir le courage de changer les choses qu’on peut changer. Avoir la lucidité de distinguer les unes des autres. » Appliquons cela, s’il vous plaît. Sinon, allons visiter le tout nouveau Salon de la mort, fleuron de la modernité épanouie.
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Le fond de la situation des banlieues, le fond de la situation de l’enseignement, nous ne pouvons pas pour l’instant le changer. Un jour, peut-être. Pas maintenant. Ceux qui disent le contraire se divisent en deux sous-ensembles pas complètement étanches : les imbéciles et les menteurs. Les questions posées par les banlieues et l’école sont telles qu’elles impliquent une refonte radicale de l’organisation sociale dont personne ne peut avoir la moindre idée. Elle suppose en effet que les citoyens – tous les citoyens – s’affranchissant définitivement de la double tyrannie des experts et des « communicateurs » (ce qui n’est pas le plus difficile), et retrouvant soudain la fierté et la dignité dont on s’acharne à les châtrer (ce qui est loin d’être gagné), s’engagent dans une réflexion fondamentale sur le sens de l’existence individuelle et de l’existence collective. Je ne méconnais pas les difficultés d’une telle opération, et j’accepte humblement qu’on voie dans mon discours les signes de la plus désolante naïveté, de la plus inquiétante utopie, du plus désespérant simplisme, et de toutes les autres aberrations qu’on voudra. J’accueille le verdict la tête basse et ne songe même pas à me défendre. À condition que, pour la énième fois, on n’aille pas sortir de quelque tiroir poussiéreux des emplâtres qui n’ont jamais eu d’autre efficacité que d’apaiser la vanité et l’avidité de leurs prescripteurs. Nous ne savons pas : cet aveu fondateur, voilà la nécessité parce que voilà l’évidence. Loin de nous contraindre à ce que les agités de l’inutile s’empresseront d’analyser comme de la résignation, de la paresse ou de l’inertie, il nous conduit à deux types d’activité. D’une part, de toutes les façons possibles, il nous faut nous acharner à limiter les dégâts. Travail modeste, persévérant, patient, travail prudent : primum non nocere, d’abord ne pas nuire. D’autre part, il nous faut réfléchir, nous inviter les uns les autres à réfléchir. Chercher à comprendre ce qui se passe, et décider que cet effort de compréhension et d’expression auquel chacun est invité à prendre part – à condition qu’il le fasse en son nom propre, non pas en se cachant lâchement, pitoyablement, derrière une compétence mensongère ou je ne sais quel programme précuit – est réellement une tâche, notre tâche, la plus urgente des tâches.
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Ce que cette jeune femme ne pourra pas changer non plus, c’est le caractère universel du drame dont elle est à la fois la spectatrice et l’actrice. Le malheur où te voilà pris/Ne se règle pas au détail. J’entends bien qu’il y a des zones plus tranquilles que les collèges où elle est appelée à enseigner. Enfin, des zones plus tranquilles… Savez-vous quel slogan son fabricant a inventé pour l’admirable outil de civilisation qu’est le flash-ball ? Cherchez sur Google. Le flash-ball est une arme « à létalité atténuée ».
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Encore une fois, Madame le Professeur, si vous vous incrustez ou non dans la profession, c’est vous qui voyez. Mais ne vous racontez pas qu’en échappant aux banlieues qui craignent et aux collèges à problèmes, vous changerez de monde. C’est pile et face, vous comprenez. Avec une différence. Dans le monde à létalité atténuée, on vous parlera du matin au soir de changer et de faire changer : et ce sera du bluff, encore du bluff, toujours du bluff, vous sécherez immobile dans ce tourbillon de changements. Peu importe donc que vous restiez ou non au collège si vous n’oubliez pas le désert qui vous a saisie, si vous ne chassez pas de votre âme son impitoyable vérité. Ce secret entre les autres et vous, entre vous et vous, je vous souhaite qu’il devienne votre acquisition définitive, qu’il vous accompagne sur tous les chemins de votre existence, qu’il soit un petit caillou scandaleux dans l’amitié qu’on vous portera. Voilà ce que vous pouvez changer, et qu’il vous faut donc changer. Le collège vous y aidera : rapporté aux bavardages de la peur, le tumulte de vos classes aura la profondeur d’un océan de silence. Je vous souhaite de vous y baigner toujours, et que personne ne le sache.

(4 novembre 2010)