Ces Roms inadéquats…

LE MARCHÉ XLVII

Les Français veulent que ça change. Ils ont raison. Ils se doutent pourtant que rien ne changera vraiment. Ils ont raison. Cette lucidité ne les empêche pas de désirer le changement. Ils ont raison. Un changement qui n’en sera pas un. Ils ont raison.
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Si j’étais journaliste et qu’il m’appartînt d’interroger une personnalité politique, je ne dirais presque rien. Je considérerais l’interlocuteur avec courtoisie, et pousserais de temps en temps vers lui un verre d’eau ou un café. Un mot parfois, rien de plus, pour que l’entretien ne tourne pas au monologue. Pour l’essentiel, je tâcherais d’être un journaliste formateur, de manier le silence. Il y a silence et silence. Pour aimable qu’il soit, il faudrait celui-là lourd de sens, chargé de présence, frémissant d’ironie. C’est difficile, mais on peut toujours faire comme si. Je ne dis pas : faire semblant, mais faire comme si. Il me faudrait penser sérieusement que, présent, j’aimerais vraiment l’être, et que cela se sente ; si mon désir est sincère, je le serai. Et l’interlocuteur sera conduit à dépasser les slogans imbéciles, les provocations dérisoires, les partis pris grossiers. Il ne voudra pas avoir réponse à tout, il avouera ses doutes. Rien ne l’y obligera. Mais s’il s’engage dans l’artifice, mon silence zoomera tout seul sur l’absurde. Le journaliste de la non-intervention, le journaliste selon Tchouang-tseu. À coup sûr, l’idée va être chaleureusement accueillie.
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Faire comme si, non pas faire semblant, je tiens la distinction d’Aragon, elle m’a été précieuse en formation. Je me trouvais souvent devant des situations compliquées, je ne savais trop quoi dire, quoi faire. Alors, pendant quelques minutes, je me taisais, je m’absentais des participants, et je tentais d’aller en moi jusqu’au nœud de l’affaire. C’était difficile, ambigu, j’avançais dans l’incertain. Je ne comprenais pas. À peine si je subodorais. Mais je me fabriquais une impression. Sans doute serait-elle bien vite à modifier, mais je décidais pourtant de pousser l’hypothèse jusqu’au bout, de faire comme si c’était la bonne. Je la croyais : non parce que je la confondais avec la vérité, mais parce que j’y avais jeté un peu d’intrépidité. Aragon m’a souvent expliqué qu’il avait toujours fait comme si, jamais semblant. Et j’ai songé à cette distinction quand j’ai lu, à la fin d’une lettre datée du 9 juin 1969, cette phrase et ces trois mots soulignés : « Dans cette vie bizarre, avec à côté de moi, le cœur d’Elsa qui me fait de vilaines peurs – je ne sais trop comment me conduire, alors de temps à autre je fais semblant. » Limite. Mystère. Silence. Mais l’aveu, bien sûr, le ramenait au comme si..
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Droite ou gauche, c’est le faire semblant qui l’emporte, alourdi, aggravé, par la communication. Si les Français veulent que ça change tout en se doutant etc., c’est qu’ils ne croient pas un mot des discours qu’on leur tient, mais renoncent à l’espoir de s’en débarrasser jamais. Ils se tournent de droite à gauche et de gauche à droite « comme un malade dans son lit ». L’affaire des Roms, un sommet du genre, a distribué à tout le monde, pouvoir et opposition, des billets gratuits pour le toboggan du semblant. Sur le fond, il n’y a pas photo : rien n’obligeait à ces grandes manœuvres odieuses et oiseuses. Mais la question des Roms met surtout en évidence la perversité de la communication politique. Un pouvoir peut désormais satisfaire son besoin d’inventer un problème aussi facilement qu’une envie de pisser : de là vient l’essentiel du désordre, qui est trucage de la réalité. La communication est nécessairement infantile, elle fabrique des comportements superficiels, prétentieux et faux, elle annule tout esprit de sérieux. En vingt-quatre heures, des gens installés dans leur campement depuis dix ans sont délogés comme des malfaiteurs : les autorités arguent qu’elles appliquent une décision de justice. Mais la décision date de trois ans : d’évidence, il n’y avait pas le feu. Et, d’évidence, la situation n’avait pas été étudiée précisément, calmement, dans l’esprit de tolérance dont on nous rebat les oreilles. Quand la libido communicationnelle s’en mêle, adieu la réflexion. Quelques gros malins ont trouvé là, une fois de plus, une superbe occasion d’entasser les faire semblant : faire semblant qu’il était urgent, cet été, de s’attaquer à ce chantier, faire semblant d’oublier que l’Europe et le monde grinceraient des dents, faire semblant de croire que l’opération impressionnerait immensément ce crétin de bon peuple. C’est si commode de faire semblant, si voluptueux ! On peut, les yeux fermés, répéter le passé, en projeter éternellement l’image sur le présent. On peut se fabriquer un courage sur mesure. On peut piocher dans la réserve de signes que papa et maman vous ont laissée pour votre quatre heures. Je l’ai écrit il y a trois ans, l’essence du pouvoir actuel est archaïque : le sabre de bois, un machiavélisme de consultants de série B. Cirepompes-one et Cirepompes-two, les porte-« parole », sont à eux-mêmes leur contre-publicité ; ce sont les taupes de la sottise, le plus efficace est de les laisser faire. Quand des esprits plus déliés s’y collent, c’est autre chose. Il est alors urgent que le journaliste se fasse taoïste et sache les mettre à l’épreuve de leur mauvaise foi. Espresso et petits gâteaux, voilà, aucune complicité. Mais l’opposition dans tout ça ? Elle n’a pas manqué l’occasion de chevaucher un faire semblant de première bourre : faire semblant de croire au retour de Vichy, au racisme d’État et autres âneries, faire semblant d’imaginer qu’un énième chapitre de résistance fantasmatique allait s’ouvrir. Contresens historique et témoignage d’insensibilité absolue à l’époque. Voilà trente ans que Michel Foucault nous a expliqué que nous étions passés de la société d’enfermement à la société de contrôle : c’est dans cette perspective qu’il faut considérer l’affaire des Roms, pas comme une resucée vichyssoise. Mais quand elle sera au pouvoir, alors, l’opposition ? T’inquiète ! Manuel Valls a sa solution. Elle est d’une fulgurante originalité : assumer « une politique répressive sans complexe ». Assortie, il est vrai, d’une réflexion sur les causes, ce qui fera au moins, buffet compris, un symposium, trois colloques et deux commissions. Je me languis de m’inscrire. Le Manuel du conformisme !
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Café au lait. Vous êtes de droite ? Vous mettez un peu plus de café : mais il est amer. De gauche ? Un peu plus de lait : mais il est écrémé. Et pourtant, en affichant ainsi leur insincérité et leur inauthenticité, gauche et droite réunies disent, plus ou moins à leur insu, plus ou moins confusément, une vérité essentielle : quelque chose est en train de s’épuiser dans le rayon de la politique. Il va de soi que l’opération Roms n’apportera aucun apaisement aux inquiétudes du pays : elle alourdira l’angoisse, la défiance, la bêtise, la haine. Elle est en tout point perverse. Comme il est pervers de prétendre y repérer la répétition des années 30 ou 40 : cette grosse idée simpliste est une facilité. Je ne crois pas à la petite apocalypse que brandit la droite : les Roms ne nous menacent pas. Pas plus qu’à la petite apocalypse que nous ressert la gauche : Pierre Laval est bien mort. Je pratique à l’égard de ces apocalypses de communicateurs, sans oublier l’écologique, un tri sélectif des plus consciencieux : poubelle bleue, poubelle rose, poubelle verte. Comme disait ma mère sur son lit d’hôpital : « S’ils s’imaginent qu’ils me font peur avec leurs histoires de cimetière ! » Je crois à une Apocalypse, c’est-à-dire à une révélation, à un dévoilement, mais de celle-là, précisément, je ne peux rien dire, et c’est même à ce signe que je la reconnais. Les jacasseries des autres m’usent les nerfs et me brouillent le cerveau, je me demande surtout ce qu’elles rapportent, et à qui. Cette Silencieuse, elle, me tient vivant.
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Ces « déportés », eux, heureusement, reviendront. Comparer ce lamentable épisode à ce qu’évoque pour nous la déportation est insupportable. Même si la brutalité de ces expulsions lève le cœur. Même si elle met certains de ces malheureux dans une situation telle qu’il faudra se faire une gueule de jocrisse, une intelligence de tordu et une âme de brute pour invoquer l’intérêt national et le respect de la loi. De cette imposture, le monde entier est témoin : c’est très bien ainsi. Allemand ou pas, le pape a eu raison d’intervenir. Et l’ONU. Et l’Europe. Mais tout cela n’autorise pas une assimilation vicieuse qui, loin d’éclairer la réalité, la rend inintelligible. Et fait planer sur ceux qui la répandent un lourd soupçon de complicité dans l’étouffement de la vérité.
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Au nom de la même modernité, la droite, comme à Guignol, s’accroche à son bâton, tandis que la gauche récite imperturbablement son catéchisme en veillant à ne pas se laisser entraîner dans un laxisme qui lui serait fatal : dans les deux cas, dans les deux camps, il importe de ne pas avoir à changer de logiciel, il importe de rester en phase avec ce qu’on a jeté de plus lourd, de plus obsessionnel, de plus illusoire dans la mangeoire des électeurs. Ainsi ce petit copain du patronage, un peu en retard, qui, aux cartes, voulait toujours jouer au menteur : sa tête n’avait accès ni à la belote ni au pouilleux cavalant, et puis il aimait trop le menteur. Comparaison hasardeuse : dans le cas des politiques, il ne s’agit pas de la tête. Ils savent mieux que moi ce que vaut le débat public qu’ils impulsent. Mais quoi ? Tes idées ne rapportent pas, coco ! Voilà le cadeau de la communication à la démocratie.
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C’est pourquoi, bien souvent, les sous-fifres sont plus intéressants que les vedettes. Ils ont moins à perdre, ils se lâchent davantage. Ainsi ce personnage dont je n’ai pas bien capté le nom, qui se demandait si le fond de l’affaire des Roms n’était pas l’incompatibilité du nomadisme avec nos valeurs. Ce à quoi faisait écho, quelques jours plus tard, un beauf berlusconien qui déclarait, à la Bush, que ce mode de vie était inadéquat. Parfait. Là, nous sommes dans le sérieux : ce n’est pas jojo, mais c’est sérieux. Vous pouvez ranger gentiment vos fantasmes vichyssois. C’est au nom de la démocratie communicationnelle, pas au nom de Pierre Laval, qu’on nous explique quel genre de vie est à adopter, à tolérer, à proscrire. L’étrange est que tant de spécialistes de la mémoire ne semblent s’apercevoir de rien. Ils comptent sur les commémorations et les cérémonies pour transformer les leçons du passé en élans et en projets. C’est léger, c’est très léger. Pour nourrir la pensée et l’action, pour informer le regard, l’intelligence, la sensibilité, ces leçons doivent transiter par la méditation, quitte à affronter l’épreuve de l’oubli, condition de la mémoire. C’est par l’oubli profond de ce qu’on ne peut pourtant pas oublier, par l’intensité de présence qu’il suscite, non pas par un rabâchage vertueux, que la mémoire se fait vivante et réactive, qu’elle se rend capable d’alerter l’esprit et le cœur. Celui qui ne sent pas le remugle d’égout qui émane du monde moderne, alors qu’il a vibré à tant d’autres souffrances, je me demande pourquoi il s’est mis en retraite, pourquoi il a débranché son indignation, et quand, et sur l’ordre de qui. Pardon de vous déranger, M’sieurs Dames, mais il y a déjà longtemps que la merde nouvelle est arrivée, faudrait voir à vous en occuper un peu. Inadéquat, dit l’autre coglioneInadéquat à quoi ? À ses fesses? ?
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OK, le voyage n’est plus adéquat ! Ça décolle trop, ça décoiffe trop, ça désordonne. Sauf la vadrouille toutes assurances comprises, asperges bio comme chez soi, papier hygiénique avec plein de petites fleurs, tour de piste culturel et, coucou manager, c’était très enrichissant ! Autrefois, quand on déportait les gens, on leur voulait du mal : à eux. Quelques abrutis mis à part, la droite ne veut pas de mal aux Roms : elle s’en fout trop ! Il s’agit d’une opération psychologique, d’un bidouillage de Ve Bureau, fondamentalement idiot. Ceux qui dirigent ce cirque jouent la peur. Parce qu’eux-mêmes, bien sûr, ont peur, et pas seulement de valdinguer aux prochaines élections. Parce que l’univers de fric qu’ils côtoient et cajolent, c’est l’univers de la peur, la Mecque de la peur. L’univers où même ceux qui ne sont pas encore gâteux récitent par cœur ce que les banquiers leur ont marqué sur des petits bouts de papier. Les Roms, les gens du voyage, étrangers et français tous confondus, quelle patère pour y accrocher la trouille ! Ils sont épatants ces gens-là : dangereux quand ils sont pauvres, dangereux quand ils le sont moins, et qu’ils traînent leurs caravanes avec des caisses qui font envie au ministre de l’Intérieur, des caisses, je vous dis pas, Mme Bettencourt soi-même devrait prendre un crédit !
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Fraternellement unies dans l’élusion, la droite archaïque fait sa quinte d’exaltation programmée tandis que la gauche régurgite son humanisme de chaisière. L’essentiel, c’est que nous ne comprenions pas de quoi il s’agit vraiment, ni de qui. Des Roms ? Mais non. De nous, pardi !
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Chasser les gens ou les étouffer sous le polochon humaniste, deux façons de ne pas entendre ce qu’ils disent. Mais ils ne disent rien, les Roms, la plupart ne parlent même pas français ! C’est vrai, ils ne disent rien. Et il paraît qu’ils piquent un peu. Moins que les banquiers, si on va par là ! À quand la vérification générale des banquiers, la garde à vue multi-bancaire ? Avec présomption d’innocence, bien sûr ! Inutile : un banquier n’a jamais incité personne au voyage, sauf charter, asperges bio, papier cul fleuri et coucou manager. Ces gens-là, eux, sont louches. Louches, c’est ça : un œil ici, l’autre ailleurs, un jour ici, l’autre là. Ils sont nomades, voilà, ils sont d’essence nomade ; même sédentaires depuis cinq générations, ils sécrètent toujours leur putain d’image de nomades. Riches, pauvres, on n’y comprend rien, tous les signes se brouillent. Souvent mal rasés, parfois trop bien fringués. Avec eux, rien n’a l’air catholique, même aux Saintes-Maries-de-la-Mer. Allez comprendre. On ne voudrait pas être comme eux, ça non ! Pourtant, au fond de la méfiance, il y a de l’étonnement et, au fond de l’étonnement, on pourrait bien trouver, en grattant un peu, un soupçon d’envie. Ils nous mettent sous le nez, côté face, ce que nous ne voulons pas être, côté pile, ce que nous rêvons de devenir.
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Excellents pédagogues, ces Roms ! Ils partent ? Ils reviendront. Ce ne sera la fête ni pour eux ni pour nous. Il y aura toujours du malheur dans l’air, de la misère, de la méfiance, de l’obscène satisfaction. Mais quand nous les regarderons vivre, ces fils de la terre, ils nous interdiront encore d’oublier le « bonheur d’aventurier qui enveloppe Ulysse et ses semblables comme d’une éternelle luminosité marine ». Où je vois, après Nietzsche, après Sollers qui cite cette image, un don hors de proportion avec les quelques terrains vagues où nous les autorisons à souffrir.
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Même si la question des Roms alimente l’amertume des Français en fournissant au pouvoir et à l’opposition l’occasion d’un duo de psittacisme tel qu’on en entend rarement dans les volières, il n’est pas vrai que les citoyens dénigrent la politique en général, ni la démocratie en particulier. Ils savent même parfois reconnaître la bonne volonté de celui-ci ou le talent de celle-là. Et se gardent bien de remettre la règle du jeu en question. Le scepticisme populaire n’est pas une réaction d’humeur ou de mécontentement. Il est fondé. Il est profond. Il va à l’essentiel. Il vient d’une zone de la conscience à laquelle les politiques ne veulent pas avoir accès : elle les conduirait, s’ils la visitaient, à une contradiction majeure qu’ils seraient incapables d’assumer.
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Gilles Deleuze avait touché juste, en mars 1987, dans sa conférence à la Femis sur le thème « Qu’est-ce que l’acte de création ? », quand il parlait, à propos de Dostoïevski et de Kurosawa, des contradictions de l’urgence. On connaît ce classique japonais. Les sept samouraïs difficilement engagés ont peu de temps devant eux pour fortifier le village et former les paysans : l’heure n’est pas à l’introspection, et le sera encore moins quand l’ennemi sera là. Tuer pour ne pas être tué, tâcher d’insuffler à ces villageois obtus le minimum de solidarité nécessaire. L’urgence, l’urgence partout, l’urgence qui opprime et, en même temps, libérerait presque. Tout semble dit, tout semble simple. La projection dans l’action est totale, le faire coïncide avec l’être. Et pourtant. Au sein de cette urgence, sous forme de question, une autre urgence, explique Deleuze, tire les ficelles : être un samouraï, est-ce que cela signifie encore quelque chose ? La société a évolué, bientôt personne n’aura plus besoin de ces sortes de chevaliers. Ils le savent. Qu’ils gagnent ou perdent la bataille, ils seront du côté des vaincus. L’urgence apparente n’est finalement qu’un leurre. L’urgence, c’est qu’ils s’interrogent sur eux-mêmes.
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Dans le film, pourtant, il y a bataille ! Les assaillants ont de vrais sabres, la menace n’est pas un argument de communicateur. Mais alors ? Quand elle est confuse, la menace, ou à demi inventée, quand elle n’est qu’un artifice de propagande, quand les ennemis ou les concurrents changent chaque jour de visage, quand il apparaît que les responsables, loin de répondre à des urgences qu’ils sont devenus incapables de pointer, fabriquent de l’urgence comme l’araignée tisse sa toile, pour se protéger et conquérir ? Alors, si la société ne se reprend pas, elle entre dans le délire. Les projets qu’elle accumule, bons ou mauvais, vont s’y noyer : personne ne sait plus distinguer l’urgence réelle de l’urgence inventée, ou n’ose plus. L’homme occidental hésite à l’admettre : il doute bien plus de son destin que les samouraïs de Kurosawa. Il le sait, pourtant : tout ce qui l’a fait, à sa manière, samouraï de la liberté, ou de la fraternité, ou de l’esprit, est ridiculisé et piétiné par des bateleurs de foire encore plus incultes que prétentieux. Et comme l’écart grandit démesurément entre ce qu’il sent, cet homme occidental, et les raisons de vivre qu’on lui injecte insidieusement, comme les urgences officielles disposent, pour l’écraser, de moyens inouïs et presque irrésistibles, il finit par renoncer, par presque renoncer, et sa conscience entrebâillée n’ouvre plus que sur l’angoisse.
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Urgent d’être le premier. Urgent d’obéir. Urgent de performer. Urgent d’obéir. Urgent d’être solidaire. Urgent d’obéir. Urgent d’affirmer ses valeurs. Urgent d’obéir. Urgent de se défendre contre les ennemis, la pollution, les étrangers, les voyous. Urgent d’obéir. Urgent d’être moderne. Urgent d’obéir. Urgent de jouir. Urgent d’obéir. Urgent de sauver la planète. Urgent d’obéir. Urgent de consommer. Urgent d’obéir. Urgent de prévoir l’avenir, de le désamorcer, de le bâillonner, de le découper en tranches de passé. Urgent d’obéir. Urgent de s’indigner. Urgent d’obéir. Urgent de contester. Urgent d’obéir. Urgent de dénoncer. Urgent d’obéir. Urgent de vivre, comme disent les morts. Urgent d’obéir. Et urgent, urgentissime, d’étouffer, d’étrangler, de trahir la seule question sérieuse, la seule qui sauve avant même qu’on ne lui donne réponse : « Qu’est-ce que je fous là-dedans ? »
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Il m’arrive de rendre des visites nocturnes, sur Internet, aux institutions que j’ai fréquentées. Je viens ainsi de revoir le Collège Sainte-Barbe, où j’ai enseigné pendant douze ans. C’était, après la Sorbonne, le plus ancien établissement français d’enseignement, il méritait mieux que sa mort programmée de 1999. Cette maison, sympathique et triste, était une sorte de microcosme de la France. Péguy y avait été élève ; en son honneur, le revêtement de la cour restait rose, comme il l’avait aimé. Jaurès aussi avait étudié là, et bien d’autres. Le dimanche, quand la plupart des internes étaient chez leurs correspondants, un petit garçon noir tout rond et emmitouflé se promenait dans les couloirs en souriant gentiment à ceux qu’il croisait. Sur la fiche que son professeur lui avait demandé de remplir, à la question « profession du père », il avait écrit : empereur. Professeurs, élèves, employés, presque tout le monde, à Sainte-Barbe, était gentil. On y rencontrait de jeunes intellectuels que le climat amical de l’établissement et l’état de leurs finances incitaient à y enseigner quelque temps ; ils le faisaient avec une nonchalance fervente. À la salle à manger des professeurs, près du réfectoire aux tables de marbre surplombé d’une charpente métallique de Gustave Eiffel, les garçons servaient en gilet et la bouteille de champagne ne coûtait pas cher : le producteur était un ancien élève. Un statut spécial concocté par Edouard Herriot avait assuré au collège une indépendance absolue. Parfois une célébrité venait inscrire son fils ou sa fille ; alors, au déjeuner, le directeur racontait. Quand ce fut le tour de Louis de Funès, il eut droit à un sketch inédit qui le mit de si bonne humeur que le champagne coula à flots. J’ai vécu dans ce collège entre 1973 et 1976, dans une chambre de surveillant, d’abord, puis dans un petit deux-pièces sous les toits. De ma fenêtre, je voyais le lycée Louis-le-Grand, où j’avais fait mes études : bof ! Je n’ai jamais su quel sentiment m’avait inspiré Sainte-Barbe. On y était en plein centre de Paris et du quartier Latin et, pourtant, à côté de tout, comme en terrain neutre. La bourgeoisie y cultivait gentiment et gratuitement ses souvenirs : les administrateurs ne percevaient rien. À l’abri de son histoire et de son imposante façade noirâtre, le collège puisait dans le passé comme dans le présent tout ce qui pouvait faire de lui un univers clos, une forteresse. Les employés, traditionnellement des Bretons, vivaient dans des chambres exiguës où, depuis toujours, défense leur était faite de recevoir des femmes. Une sorte de cogestion ou d’autogestion s’était installée. À sa manière, elle renforçait la clôture : le moindre centime consacré à une innovation venant en déduction de la prime annuelle par laquelle les bénéfices étaient partagés entre les salariés, toute initiative était condamnée d’avance. Le collège vivait sur lui-même, c’était là le principe admis par tous, la leçon qu’on voulait retirer d’une tradition plus de cinq fois centenaire que chacun arrangeait à son idée. Chaque projet nouveau s’engloutissait dans un entonnoir de médiocrité jacassante qui aboutissait à l’employé chargé de relever les absents, par ailleurs responsable de la CGT du collège. Tout en traînant de classe en classe son immense registre, ce brave homme, affublé contre son gré d’une sorte de magistrature de sagesse, devait arbitrer entre le juste et l’injuste, l’égal et l’inégal, le bon et le mauvais et, finalement, entre ce qui lui semblait barbiste et ce qu’il jugeait non-barbiste, catégories décisives à ses yeux. J’en ai déduit que des systèmes de ce genre ne peuvent fonctionner qu’au paradis et chez les voyous. Au paradis, parce que tout le monde y aime tout le monde ; chez les voyous, parce que tout le monde y tue tout le monde. « La dictature des mini-cervelles ! », grondait Jean Miquel, philosophe dans la lignée d’Alain, et dernier directeur notable de Barbe. Ou des mini-désirs. L’entre-soi. L’attente de la mort, c’est-à-dire de l’échéance du contrat dû à la bienveillance d’Édouard Herriot.
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Avant que je n’habite au collège, je bénéficiais de la considération de mes collègues. Quand je m’y suis installé, les choses changèrent. Mon genre de vie ne correspondait pas à ce que l’on savait de moi, l’adolescence assumée de ce quadragénaire embarrassait. D’autant que l’ouverture d’esprit de Jean Miquel, qui avait l’optimisme de trouver en moi un allié dans son combat désespéré contre les « mini-cervelles », m’avait permis d’installer dans l’établissement un institut de formation permanente et de recherche pédagogique auquel Francis Jeanson, Pierre Emmanuel, Henri Hartung et plusieurs autres avaient bien voulu associer leur nom. Brève tentative. L’alliance toute naturelle de la bourgeoisie régnante, du cégétiste porteur de registre et de l’humanisme de la cogestion en eurent bientôt raison. Erreur de jugement de ma part ? Sans doute, mais que j’eus du plaisir à prolonger un peu, tant elle était éclairante et formatrice. J’ai repensé à tout cela, l’autre nuit, en zappant sur les Roms et Sainte-Barbe. J’avais sous les yeux, dans ce collège, une société qui vivait sur soi, à qui les salariés confiaient la responsabilité d’une part importante de leur bonheur, une totalité fantasmée dont chacun feignait de se présenter comme une partie. Mais ni mon mode de vie ni mes centres d’intérêt n’étaient ceux des barbistes : même si je veillais soigneusement à ne heurter personne, cette situation leur était insupportable. Sans doute étais-je un peu un Rom, un Rom provisoire, un Rom de fantaisie, un Rom quand même.
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Il en voyait des choses, ce Rom à temps partiel dans le monde qui, mécaniquement, sans même y penser, sans même le vouloir, ne rêvait que de le chasser ! Il s’étonnait de l’amitié presque excessive qu’on venait lui témoigner en secret, de la complaisante idéalisation qu’on faisait de sa vie, de son rôle, de sa personne. Effusions d’autant plus chaleureuses que les admirateurs n’avaient que peu de temps et d’espace pour se manifester : personne n’en devait rien savoir. Comme ils le disaient nécessaire à la grosse bête sociale, le Rom ! Comme ils auraient voulu faire comme lui ! En tout cas, comme il leur était agréable de se le raconter en le lui disant ! Mais voilà – soupir désolé – ils ne le pouvaient pas, non, ils ne le pouvaient pas. Ils devaient retrouver la bête, vous comprenez – douloureux hochement de tête -, il le fallait, vraiment, il le fallait, hélas ! Et ils couraient, raffermis dans leur mensonge, soulagés de se mépriser plus fort que la veille, nourrir le monde qui refuse les Roms. Nourrir la bête. La bête toujours stupide qui peut devenir la sale bête. La sale bête qui se transforme parfois en bête immonde.
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Hypocrisie ? Non. Limite. Impossibilité d’aller au-delà. Comme ce héros de Londres qui risque cent fois sa vie, puis, un jour, contraint de sauter en parachute, ne le peut pas, tout simplement ne le peut pas. Mais l’expérience m’a permis d’entrer un peu dans le regard des Roms. Dans les yeux de ces samouraïs de l’indépendance, je vois plus d’interrogation que de méchanceté ou de mépris. Le statut exceptionnel qu’on lui invente, le Rom en rit. Mieux. Il remercie Dieu de ce rire qui l’aide à se visser à la terre, à se sentir royalement ordinaire, extraordinairement ordinaire. Rom auxiliaire à Sainte-Barbe, il me semblait parfois avoir chaussé ces fameuses lunettes qui déshabillent dont rêvaient les gamins d’autrefois. Des individus, je ne devinais pas grand-chose, mais cette société petitement anxieuse, anxieusement petite, il me semblait qu’elle était là, devant moi, toute nue, qu’elle ne songeait même plus à se cacher. Que les relations entre tous ces gens et la substance même de leur vie commune étaient à ma disposition, que je pouvais y lire à livre ouvert. Et j’oscillais entre la naïveté de leur prêter quelque chose comme une pureté secrète et la naïveté de leur inventer des desseins obscurs, compliqués, pervers.
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In petto, je riais comme un Rom quand quelqu’un venait me passer sa pommade. Avec parfois une si touchante inquiétude sur mon sort. Ou plutôt sur le sien. Servir la bête du matin au soir en se laissant la chance d’une fenêtre de rêve, quel confort ! Mais voilà, un jour ou l’autre, la sécurité comme idéal de vie, et l’avenir qu’on craint comme le lait sur le feu, et l’étrécissement permanent des perspectives promu à la dignité de morale, et les gémissements sur la crise, et cette misère du monde qu’on ne peut pas toute accueillir, et ce coût (ce coûte, tout a un coûte) qui s’épingle sur toute réalité, ordurière ou sublime, en un mot toutes les raisons gueulardes de la bête, tout cela se termine nécessairement par :  « Dehors ! » Ce jour-là, le plus malheureux n’est pas le Rom métaphorique ou réel, mais le serviteur de la bête. Jusque-là, comme on a deux jambes, il avait deux cœurs, deux esprits, deux paroles, et voici qu’il va perdre un de ces deux cœurs, un de ces deux esprits, une de ces deux paroles, voici qu’il va être condamné à boiter du dedans, à loucher de l’âme. Voici qu’il va rester tout seul avec les raisons de la bête, toutes ces bonnes raisons qui ne sont qu’une pasta asciutta lourdingue que seule faisait digérer la sauce de l’illusion. En sorte que l’homme de la bête, qui ne s’avoue jamais comme tel mais, bien sûr, comme l’homme des valeurs, se voit diminué et comme inférieur quand ce qui lui faisait tellement peur est enfin congédié. Mais de quoi se plaindrait-il, et à qui ? Personne, sinon lui-même, ne l’a diminué, personne n’a conspiré pour le faire inférieur. Il le sait, il ne criera pas au racisme ni à l’injustice. Il a eu tout faux, c’est tout, il s’est trompé de sentiment, il n’a pas compris le jeu. Personne ne le punit ni ne veut le punir, surtout pas le Rom, déjà parti au volant de sa caisse à éblouir les ministres, une caisse, notons-le, qui prend quand même assez mal les cahots. Mais il s’en fout, le Rom. Sa bagnole prend mal les cahots, mais le chaos, lui, il sait comment le prendre : en l’aimant. Gagner ? Perdre ? Des mots pour les imbéciles. Coller à la terre, à l’instant de la terre, s’y engloutir, si Dieu le veut : toute sa largeur d’esprit tient dans sa capacité d’acquiescement. Pour dire la même chose dans le langage de la bête, c’est toujours, Deo gratias, le Rom qui est gagnant. Très aimable à vous de lui offrir votre pitié : il vous la retournera sans frais de port.
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Nous ne le supportons pas, le Rom, parce qu’il persiste dans son être, dans sa course, dans son sens. Parce que la sédentarité de ce nomade, c’est le mouvement. « Change, change, demeure ! » écrit Jean Mambrino. Le point fixe du Rom, c’est le mouvement. Son mouvement, c’est la dilatation de son point fixe, sa respiration, sa palpitation. Immobile parce qu’en mouvement, en mouvement parce qu’immobile. Profondément enté en soi-même et, tout à la fois, perpétuellement jeté hors de soi. Cela doit se sentir, parfois, aux Saintes-Maries-de-la-Mer : une façon d’être absolument soi, férocement soi, tout en étant entièrement abandonné. L’esprit d’enfance qui en est la conséquence, esprit d’amitié et de querelle. Le cousinage amoureux de la richesse et de la pauvreté. La règle et la transgression. Une transcendance absolue, mais qui aurait son annexe, son relais, son joint dans la conscience. Emmanuel Mounier a bien vu ce point : « Les rapports spirituels étant des rapports d’intimité dans la distinction, et non pas d’extériorité dans la juxtaposition, le rapport de transcendance n’est pas exclusif d’une présence de la réalité transcendante au cœur de la réalité transcendée : Dieu, dit saint Augustin, m’est plus intime que ma propre intimité. »
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Ce point fixe et ce mouvement, le monde moderne serait bien trop débile pour les supporter s’il n’était bien trop léger pour seulement les concevoir. Ces poussières qu’agite non pas un vent, non pas une risée, mais une machine soufflante semblable à celle qu’utilisent les employés de la voirie pour rassembler les feuilles mortes, ces poussières agitées qui ne vont ni ne demeurent mais tourbillonnent au gré de n’importe quoi, tantôt dociles tantôt râleuses, et qui ne cessent de s’inventer des identités pour oublier qu’elles n’en ont aucune et de se chercher des racines pour se consoler de ne pouvoir grandir, comment leur demander de regarder en face des gens que leurs malheurs comme leur gloire ont protégés de la capitulation universelle ?
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Et pourtant. Ce bistrot de la ZUP de Sens, dimanche dernier, jour de marché. Le patron est maghrébin, un CD de musique arabe survole le comptoir. Accoudé près de moi, un homme s’agite, pose son menton sur ses mains, jette des regards à droite et à gauche, semble se retirer en lui-même, en ressort, considère le plafond en soupirant, pose de nouveau son menton sur ses mains comme s’il avait une énergie à raffermir. Et l’on entend : « Votre musique, là, je n’y comprends rien, mais j’aime ça. » Et je dis que cet homme est un grand politique. Et je dis qu’il serait beaucoup plus facile de lui enseigner ce qu’il ignore, et que tant de gens savent si bien, que d’enseigner aux hommes politiques ce qu’il sait et qu’ils ne veulent pas savoir.
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Les exclure ou les intégrer ? Les chasser ou les tolérer ? Si la question est formulée ainsi, la réponse, semble-t-il, va de soi. Même si personne n’idéalise les Roms, même si personne n’imagine les placer au-dessus des lois. Et pourtant, intégrer ou tolérer ne sont pas des mots satisfaisants. J’exclus ? J’intègre ? Le jeu est toujours de moi à moi, les autres n’y figurent que comme des dossiers, des occasions d’exhiber ma vertu, mon importance, ma sagesse, ma « philosophie ». J’exclus ? Je chasse ? Je cède douloureusement à une sévérité nécessaire, j’assume mon pouvoir et ma responsabilité, je suis gardien de la loi écrite : ils sont des Roms, moi un Romain. J’intègre ? Je tolère ? L’humanité m’habite, j’agis selon la raison, ou les Lumières, ou une foi, ou je ne sais quoi d’autre qui m’inscrit dans une tradition généreuse. Chacun choisit en conscience, ou se laisse choisir. J’opte pour la seconde réponse. Sans plus de fierté, toutefois. Il ne s’agit pas d’abord de cela. Il ne s’agit que de se laisser toucher, de se laisser commencer. Ni d’exclure, ni d’inclure. Salut, Étranger qui me fais étranger !
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Tout ce qui, en moi, commence en moi est fragile, ambigu, incertain. Mais tout ce qui, en moi, ne commence pas en moi, est périmé, inutile, dérisoire. Péguy voulait fonder le parti des hommes de quarante ans, où il voyait l’âge de la maturité, où l’espoir basculait en espérance. Moi, je voudrais fonder le parti des gens qui commencent, le parti des choses qui viennent. Un peu comme, en grammaire, l’inchoatif. Ce soir, ils sortent ensemble. Il est prêt, elle est encore dans la salle de bains, il s’impatiente. « Tu viens ? » Elle répond : « Je viens. » Et ne vient pas. Mais elle va venir, des signes imperceptibles l’attestent, et ces signes, sur les deux rives de l’impatience, ils les cueillent ensemble. Et, déjà, sa présence point dans son absence.
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– Ce qui commence en toi ? Pour qui te prends-tu ? Tu n’as rien inventé !
– Je ne parle pas d’inventer. L’inchoatif est une très vieille chose. En Chine, c’était la base de la divination. On cherchait l’avenir à ses signes.
– Il y a du neuf en toi ? Rien que ça ?
– Tous les éléments sont recyclés, mais l’ensemble est neuf. Un peu, puisque nous parlons de la Chine, comme ces tampons rouges que les commerçants et les fonctionnaires adorent y distribuer à tour de bras sur tous les documents qu’ils trouvent. Tout ce qui passe par nous doit être revêtu de notre tampon rouge. « Et tout le reste est des idées. »
– Aragon ?
– Gagné.
– Une citation n’a pas de tampon rouge !
– Oh ! Que si !
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Cet homme, à Sens. L’agitation que je sentais en lui depuis quelques minutes, comme la préparation d’une éruption. Qu’a-t-il dit au juste ? Que ce chant qu’il ne comprenait pas le touchait. Un homme droit, un homme. Sa voix tremblait un peu, l’aveu était difficile. D’ailleurs, pourquoi parler ? Pour quoi ? Rien à interdire, rien à tolérer. Il luttait contre une parole qu’il devait trouver inutile et qui, pourtant, frappait à la porte de son cœur. « Parle-moi », disait la parole. « Tu ne sers à rien, répondait-il, tu n’es qu’une sottise, et je n’aime pas me mettre en avant. » « Parle-moi, reprenait la parole, ne résiste pas, cède, c’est moi qui te le demande, je suis une parole, comprends-tu ? »
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Retour aux Roms. Appliquer la loi/Changer la loi. Être rigoureux/Être tolérant. Que les responsables en discutent, c’est leur droit, peut-être leur devoir. Mais aucun d’eux ne s’est montré à la hauteur de mon voisin de comptoir. Tous ont exhibé ce qu’ils pensent être leur vertu : stoïcisme patriotique ou tolérance. Autant en emporte le vent. Mais aucun homme politique, aucune femme politique n’a su être simple. Aucun, aucune n’a osé avouer que, quoi qu’on pense d’eux, quoi qu’on décide de faire, ces Roms le touchaient, qu’ils lui disaient – et nous disaient – quelque chose, qu’ils lui plantaient – et nous plantaient – un grand point d’interrogation dans le cœur. Le seul qui ait parlé, c’est le coglione qui les trouve inadéquats : quand on chasse trop longtemps la parole, elle remonte par les enfers.
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Nietzsche, encore cité par Sollers : « J’aime les gens qui ne veulent point se conserver, ceux qui sombrent, je les aime de tout mon cœur, car ils vont de l’autre côté. » Cet homme près de moi, c’est sans effort que je voyais en lui mon frère. Je ne sais d’où il venait, où il allait, mais nous étions de la même race, celle qui n’exclut ni n’inclut, celle qu’il suffit, qui que l’on soit, quoi que l’on pense, quoi que l’on ait fait, de reconnaître en soi. Et je pense souvent que le monde moderne veut l’extinction de cette race-là, que ses esclaves en méditent le génocide. Et je ris de cette tentation naïve, et je m’afflige de ma sottise et de mon manque de foi. Camarade du bistrot de Sens, n’est-ce pas, nous autres, nous sommes déjà de l’autre côté. Inatteignables.

(10 septembre 2010)

Le phallus et l’araignée

LE MARCHÉ XLVI

Je suis revenu chez moi, les yeux baissés, en me répétant continuellement leur dialogue. Avec l’âge, la mémoire est farceuse, il y a plus à en rire qu’à en pleurer. Stanislas Fumet s’amusait beaucoup de ces infidélités-là. Chaque mois, après la réunion du Conseil de rédaction de la revue La Table Ronde, nous prenions le métro ensemble (en première classe, s’il vous plaît, on a ses élégances, la voiture rouge avec des banquettes de moleskine noire que la RATP mettait en sandwich entre deux fois deux voitures vertes). Cette fois-là, il venait de terminer la première version de son autobiographie, une brique de 797 immenses pages qu’il avait tranquillement intitulée Histoire de Dieu dans ma vie et qui paraîtrait en 1972 (Fayard-Mame). Il me disait sa surprise d’avoir retrouvé dans tous leurs détails, lui qui ne tenait pas de journal, cinq ou six décennies d’amitiés et de débats où défilaient, à la lumière des souvenirs du cœur, des dizaines et des dizaines de personnages illustres. « Et puis, avait-il ajouté, la dernière ligne à peine écrite, j’ai tout oublié, tout. » Et son rire s’en élargissait encore, sans doute parce qu’il ne croyait ni à l’oubli ni aux adieux. Moi, ce n’est pas pareil. Mes deux zigotos, c’est de la mémoire récente, celle qui s’installe au dernier rang pour sortir plus vite.
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Cela s’était passé aussi dans le métro. En seconde, cette fois, comme je m’obstine à dire contre toute logique mais avec une très cohérente nostalgie : dans la vie intellectuelle aussi, on a supprimé les premières. Leurs mains et la mienne s’accrochaient à la même barre d’appui verticale. J’avais un instant pensé : Tournez manège ! Ils étaient de la même taille, un mètre 72 ou 73, et se parlaient sans le moindre mouvement de tête. Des statues vivantes. De drôles de jeunes, assez atypiques avec leurs toilettes sombres et soignées. Lui en costume, un fin collier de barbe parfaitement taillé ; elle en longue robe noire rehaussée d’une courte fourrure où venait se perdre sa chevelure. Quelque chose d’appliqué, d’un peu désuet. Dix-neuf ans environ. Ils m’avaient tout de suite rappelé, à la blondeur près, les cours de français que je donnais, étudiant, à la belle Mme Bonenfant ; son mari, barbu lui aussi, tenait à y assister. Il est vrai que j’officiais dans ma chambre. Assis très droit sur la chaise que je lui avais cérémonieusement avancée, son chapeau sur les genoux, il jetait de temps en temps sur mon lit un coup d’œil rétrospectivement dubitatif. Je m’amusais à l’associer à la torture : « Et vous, M. Bonenfant, ce participe, vous l’auriez accordé ? » Il bafouillait, elle avait un joli rire.
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Le couple du métro leur ressemblait. Des élèves sérieux, pas trop doués, un peu en retard, de ces gens prêts à respecter les choses de la culture du haut de la satisfaction que leur personne leur inspire. En première ou en terminale, sans doute. Ils semblaient avoir déjà sauté par-dessus leur adolescence et s’entretenaient de leurs études sur le ton de cadres de banque qui racontent une soirée à l’Opéra.
Elle : Tu as eu combien en français ?
Lui : Sept.
Elle : Sept ?
Lui : C’est parce que j’ai pris la poésie. C’est très technique, la poésie.
Elle : C’est vrai, très technique.
Lui : Pour la poésie, il faut savoir les mots.
Elle : Oh ! la la ! (en souriant) La poésie, ça me rappelle l’école élémentaire.
Lui : Ah, oui ! Les strophes !
Nous étions à Chevaleret. Ils sont descendus.
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Dommage. Je le leur aurais dit mon sentiment. Je le leur aurais même récité un poème, avant de leur demander si c’est vraiment si technique, la poésie. Peut-être serions-nous allés bavarder dans un café, j’aurais associé les tables voisines à la conversation. Pauvres gosses, ça fend le cœur, bien sûr. Pour eux, sucrée la poésie, sucrée une fois pour toutes par la faute d’un fruit sec qui a fait le malin avec la métrique et la versification, qui a dégueulé devant eux la diérèse et la synérèse révisées la veille au soir sur Internet. C’est là ce qu’on le presse de faire ? Eh bien ! Qu’il ne le fasse pas, voilà tout. Beaucoup de ses collègues l’ont compris, qu’il les imite !
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Page 45 du Rapport d’information sur les collèges publié par la Commission des affaires culturelles et de l’éducation de l’Assemblée nationale, on peut déguster cette exquise profession de débandade intellectuelle : « La consécration, par notre droit de l’éducation, de la notion de compétences […] s’inscrit dans la construction d’une Europe de la connaissance, au sein de laquelle les systèmes éducatifs sont appelés à jouer le rôle de leviers de croissance. Cette notion est d’ailleurs devenue, en quelques années, le point d’ancrage des réflexions et des initiatives européennes en matière d’éducation et de formation. » La poésie et la philosophie comme leviers de croissance, ça va de soi, non ? Et notre zozo de la diérèse se croira certainement le plus performant des opposants quand, à bout d’arguments, épousant de toute sa petite tête la logique qu’il s’imagine combattre, il prendra son contradicteur à témoin : « Comment fonctionneraient-ils, ces leviers de croissance, sans moyens suffisants ? » Épatant ! Pour les uns, l’argent est au terme ; pour les autres, à l’origine : un but pour les premiers, une condition pour les seconds. La poésie dans tout ça ? Elle s’en va entre ces deux gendarmes. Et la réalité la suit piteusement, qui n’est que ceci, quoi qu’il en soit de l’horreur économique et de l’injustice sociale : ce professeur vivant, ces adolescents vivants, et ce qu’ils se disent. Le reste porte un nom : névrose des préalables.
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La vie est dure, certes, même pour les professeurs de lettres. Il est plus difficile de parler aux ados qu’aux auditeurs de France-Inter auxquels la plasticité de M. Meirieu peut tenir les propos les plus contradictoires. Et je ne veux rien oublier, ni l’état de la société, ni le comportement des élèves, ni les consignes qui viennent du haut, ni les bandes qui rôdent, ni les corniauds de portables qui sonnent, ni même – je le reconnais pourvu qu’on n’en fasse pas un mauvais prétexte – le manque de moyens. Et il m’importerait assez peu, finalement, même si cela reste un peu humiliant pour eux, que les professeurs récitent, s’ils sont contraints de le faire, cette synérèse et cette diérèse que le premier imbécile venu pourrait décoder à leur place après dix minutes chrono de formation. Et même cette anaphore qu’un collègue de quatrième jugeait indispensable de faire entrer dans le crâne du fils de Jacques Berque. « Et vous, Sur, on vous l’enseignait, l’anaphore ? En quatrième, vous vous rendez compte ! Et on leur explique qu’il ne s’agit pas d’avoir des idées personnelles, mais de faire fonctionner des techniques ! En rédaction littéraire ! Faire fonctionner des techniques ! »
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Mais il ne s’agit ni des professeurs ni des élèves. Il s’agit de cet homme ou de cette femme devant ces adolescents-là. Il s’agit de savoir où se joue cette relation, si cet homme et cette femme sont d’abord et avant tout les envoyés de quelque infaillibilité pédagogique dont le bras séculier peut, à l’occasion, les sanctionner lourdement – et, dans ce cas, il n’y a pas d’autres acteurs que les représentants de cette autorité et les subalternes diplômés qui en sont les instruments plus ou moins dociles, les élèves ne formant alors, au mieux, qu’un public fondé à siffler le spectacle s’il lui déplaît – ou si, au contraire, l’autorité administrative n’ayant pour rôle que d’aider, d’accompagner, de coordonner l’activité des professeurs, tout se joue entre cet homme-ci ou cette femme-là et les adolescents qui lui font face. La réponse va de soi. Si c’est l’autorité de l’administration, nécessairement abstraite, qui est privilégiée, la réalité vivante des élèves lui est soumise, je veux dire lui est sacrifiée. Si, au contraire, c’est dans la relation du professeur et de ses élèves que l’on cherche l’essentiel des vertus de l’éducation, outre que, dans ce cas, la hiérarchie des valeurs est respectée, il n’y a aucun obstacle à ce que les nécessités administratives formelles trouvent la place correcte qui leur revient.
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Rien de nouveau là-dedans, à un détail près : la reconnaissance de la réalité, de la vraie et seule réalité, celle que perçoivent les élèves. Un « bon prof » n’a jamais été et ne sera jamais rien d’autre qu’un homme ou une femme qui prend le risque généreux de sa subjectivité. Un homme ou une femme inscrit – comment en serait-il autrement ? – dans une forme de culture, dans une tradition, non dépourvu de goûts, de convictions, d’opinions, mais qui, au double sens du mot, expose cette culture, cette tradition, ces goûts, ces convictions, ces opinions : d’une part, il en rend compte, il en traite mais, d’autre part, il les soumet non seulement à la critique des autres, mais d’abord à la sienne. Un « bon prof », c’est quelqu’un qui se met en danger. Un « bon prof », c’est un esprit vivant. Il ne doit pas sa créativité aux « professionnels » de la pédagogie mais aux exigences de son esprit et aux mouvements de son cœur. Quelque bonne volonté qu’il mette à les « recycler », ses connaissances s’affadissent et se sclérosent si elles ne reprennent vie dans les yeux des élèves. Le danger, pour un jeune professeur, n’est pas de découvrir un jour l’angoisse féconde d’affronter seul une classe. Le danger, c’est que la prétendue formation que veulent lui imposer des idéologues ou des commerçants l’en prive. Il faut tenir bon, et ne pas laisser couvrir sa voix par le chœur des esclaves. C’est pour vendre leur camelote ou imposer leur camisole de servitude qu’ils racontent partout, grâce aux moyens mis à leur disposition par la complaisance ou la stupidité des médias, qu’enseigner est un métier qui s’apprend. Faux. Faux à Clichy-sous-Bois. Faux à Neuilly-sur-Seine. Enseigner n’est pas un métier qui s’apprend. Être parent non plus. À moins que l’apprentissage de cette dernière situation ne tienne tout entier dans un geste simple et décisif : flanquer à la porte les farceurs qui viennent vous donner des leçons.
Je demandais à Jacques Berque :
– Qui est éducateur ?
Il répondait :
– Celui qui se croit éducateur et veut l’être.
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J’ai été séduit par le côté déjanté de La journée de la jupe, par sa loufoquerie tragique. Non que le personnage de cette jeune professeur beurette, en dépit du talent qu’y déploie Isabelle Adjani, m’ait beaucoup intéressé. Quant aux jeunes des banlieues, les portraits qu’on en distribue sont désormais aussi surprenants que le calendrier des pompiers. Mais j’ai trouvé un joyau de sens, ou de non-sens, dans la scène centrale où des circonstances burlesques amènent cette jeune femme à menacer ses élèves d’un revolver pour pouvoir enfin les enseigner en paix. Que va-t-elle donc leur faire réciter grâce à cet outil pédagogique efficace qui la protégera de leurs insultes et de leurs sottises ? Ceci : Molière était le fils d’un tapissier, et il aimait beaucoup les comédiennes, Madeleine, Armande et les autres. Voilà. Tout est là. Ils vont se mettre dans la tête que Molière était le fils d’un tapissier, et pas de n’importe lequel. Et après avoir compté sur leurs doigts leurs copines et celles de leurs potes, ils pourront compter celles de Molière. « Non ! Pas d’Molière, réponds correctement ou j’te flingue ! » « Non, M’dame, pas d’Molière, M’dame ! De Poquelin Jean-Baptiste, M’dame, c’est comme ça qu’il s’appelait, M’dame ! Molière, c’était son pseudo ! »
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Elle a bien du courage, mais elle ne s’intéresse pas plus à Molière que ses élèves. Si la gloire d’une existence, c’est de paraître sympathique, elle a tout bon. Mais elle ne veut pas leur parler de Molière. Ni de Racine, ni de Rimbaud. Elle ne veut pas les sortir. Elle ne veut pas les toucher à ce fin fond d’eux-mêmes où ils ne sont pas des pauvres, des voyous, des cas, où ils ne sont pas des miroirs pour les grands épris de justice, mais des mystères parmi d’autres mystères. Elle ne veut pas se servir de la littérature pour ouvrir des brèches, pour lâcher en eux la marée noire, et blanche, et rouge des sentiments inconnus, des émotions ignorées, des inquiétudes fécondes, des réconciliations insoupçonnées. Elle ne veut pas les propulser hors d’eux, hors de ce qu’on dit d’eux, elle ne veut pas vider ces crânes de ce qui les encombre. Elle veut, savez-vous quoi ? Elle veut qu’ils réussissent, qu’ils réussissent mieux que ne l’a fait son père. Molière et les autres, c’est pour les y aider, rien de plus, pour leur mettre le pied à l’étrier du supermarché. Elle veut gérer leur carrière. Elle rêve qu’ils fassent partie du contingent « quartiers » de Sciences Po. Que l’ambassadeur des États-Unis les remarque et les inscrive sur la liste des futures élites avec lesquelles le business entretiendra des relations d’affectueux management. Bien sympathique, cette fille. Comme bien d’autres, beurettes ou non, dans les bureaux. Mais ce n’est pas un professeur. C’est une adjointe de consommation.
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« Ce sont d’autres lois que celles de la vie, désormais, qui mènent le monde », écrit Michel Henry (Du communisme au capitalisme – Théorie d’une catastrophe, Éditions L’Âge d’homme). Le monde ? Quel monde ? Le monde de ceux pour qui l’argent est le but. Le monde de ceux pour qui il est la condition. De crainte de les affaiblir de mes commentaires, je ne peux que vous renvoyer aux analyses de Michel Henry, ce spécialiste incontesté de Marx, pour qui le marxisme courant, ou rampant, n’est guère que la somme des erreurs commises sur ce penseur. Quand le communisme s’écroule, il avertit : « Le monde communiste ne s’oppose pas au monde occidental, américain et japonais, de la technique : il en est le signe avant-coureur, la première tentative avortée. » L’un et l’autre sont des fabricants d’abstractions mortifères, ils rêvent « d’un univers dont la vie a été exclue ». Et pourtant. « Marx, dit Michel Henry, dénie toute réalité à la société considérée comme une entité substantielle autonome, mais il tire de cette dénégation une conséquence décisive. Car si la réalité de la société se résorbe entièrement dans la subjectivité vivante des individus qui la composent, alors les lois de la société ne peuvent être que celles de ces subjectivités vivantes, de la réitération indéfinie du désir et des pulsions, de leur satisfaction réussie, différée ou manquée – les lois d’une histoire affective dans son principe. » Je traduis à ma manière : ce qui est réel, c’est vous, c’est moi, et le paquet de mystère qui est vous et qui est moi. Rien d’autre n’est réel, jamais, nulle part. Rien d’autre n’est à saluer, jamais, nulle part. Rien d’autre n’est à respecter, jamais, nulle part. Rien d’autre ne peut être inventé, jamais, nulle part. Ce que, dans l’une et l’autre version de la même dénégation de la vie – la communiste et la capitaliste -, on entend par pensée, c’est purement et simplement le meurtre de cette réalité-là, de la seule réalité. Dans l’un et l’autre cas, penser est un acte de nihilisme : ligne du parti et ligne des dividendes, même combat, même néant. Ce que ce double terrorisme appelle pensée, c’est la désertification du monde. Le concept de société n’est pas construit à l’image de la société réelle : c’est celle-ci qui « est comprise illusoirement sur le modèle du concept de société ». Et pourtant, la réalité d’un individu, la vôtre, la mienne « consiste dans l’épreuve singulière que la vie fait de soi et en laquelle s’inscrit chaque fois ce Soi irréductiblement singulier qu’est l’individu vivant ». Dans cette épreuve, « on ne trouve rien d’objectif et rien d’objectif ne peut, si peu que ce soit, ni d’une manière quelconque, la « définir » ou la « constituer. » Chacun de nous, vous dis-je, chacun de nous, chacun de nous comme il s’éprouve, comme il se croit, comme il s’aime, comme il s’espère ! Chacun de nous dans l’expérience d’autrui, certes, mais qui n’est pas le rituel mis au point par de prétendus spécialistes encore plus veules qu’insolents, pas plus que l’exercice social imposé par le ressentiment et l’agressive immaturité de bureaucrates pisse-vinaigre. L’expérience d’autrui, c’est « une modification de notre vie, de notre désir ou de notre amour ». Elle s’origine dans la solitude, elle est à elle-même sa transcendance.
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Dans le capitalisme, explique Michel Henry, c’est le sens même de la vie qui s’est inversé. Tout ce qu’on y appelle civilisation et culture, c’est l’effort désespéré, condamné d’avance, pour combler le gouffre qui s’est creusé entre « ce dont la vie a besoin » et « ce qu’elle est capable de produire. » Avant même d’échouer, avant même d’être mise en œuvre, cette tentative est déjà un mensonge. Exemple. Les autorités françaises ont convaincu les instances du football européen que notre pays pouvait organiser la compétition de 2016. C’est là ce qu’elles sont « capables de produire ». À une période où les fondamentaux de la société chancellent, tout le monde sent, y compris sans doute – on l’espère pour lui – le président, que cette initiative est dérisoire, qu’elle ne correspond en rien à « ce dont la vie a besoin ». N’importe, on va faire semblant. D’une entreprise sportive dont la limite est vite atteinte, on va faire, contre toute raison, un vecteur de sens. Entre les besoins de la vie et ce que l’on est capable de produire, on va bricoler ce vilain nœud que les électriciens appellent « queue de cochon ». Le foot est une bonne manière de porter remède à la crise : le président l’affirme, ses domestiques, sur-le-champ, s’étouffent d’admiration. Peut-on vraiment quelque chose contre une société qui choisit « la joie de descendre » ?
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Je le dis sans satisfaction particulière, toutes les salles jouent le même film. Le socialisme qui s’agite sous nos yeux, c’est celui dont Ivan Illich disait déjà, en 1977, qu’il s’était « avili à devenir une lutte contre la disparité de la distribution ». Si ses critiques et, parfois, ses propositions ne manquent pas toujours de pertinence, son obstination à éluder les questions fondamentales, son impuissance à casser les représentations de la société de communication le condamnent à une politique du simulacre dont son retour au pouvoir ne pourrait être que la consécration : le badigeon moralisant du care en est déjà une illustration significative – ou insignifiante. L’extrême gauche, alors ? Rue de Charenton, boulevard de Reuilly, rue Taine, fleurit une affichette du NPA. Avec, en très gros, un lapsus fabuleux, grandiose. Il prête à rire, mais je ne veux pas rire : « Tout changer, rien lâcher », tel est le fier slogan. Il se voulait incitation farouche à la lutte, il finit en aveu d’impuissance. Non, je ne veux pas railler : ces gens disent, malgré eux, les choses comme elles sont ; leur subconscient a plus de lucidité et de franchise qu’eux. Leur lapsus a raison : ils veulent tout changer et ne rien lâcher. Insoluble.
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Inutile de se crêper le chignon pour des choix politiques. Chacun fait pour le mieux. Berque et Jeanson continueraient d’être de gauche, mais j’entends les soupirs du premier, je vois les sourires du second : nous reviendrions très vite aux choses sérieuses. Que tout cela ne mène nulle part, tout le monde le sait. Faire de la politique, ce n’est pas s’exciter avec des pensées gonflables. Tant qu’on n’ose pas exister selon soi-même, tant qu’on ne se déloque pas de ses livrées mentales, tant qu’on a peur de renoncer aux mondanités partisanes, tant qu’on se vit comme une illustration, une conséquence, un exemple de je ne sais quel machin, c’est le néant qui marque les points. À force de piétiner sur place avec les analyses et les analyses des analyses, à force de se repaître de ses indignations, on voit la vie s’en aller, on doute de pouvoir la rattraper. Un jour enfin – un jour peut-être – on se jette au fond de soi, on va droit à l’impossible, on balance sa mort et ses opinions derrière soi. C’est la fin des complicités de clans, des négociations, des Grenelle avec soi-même. On ne parle presque plus aux gens, on ne les fait presque plus parler : ils parlent en soi, et on le sait. Ni fuite ni refuge : la réconciliation dans le silence. En attendant qu’il soit assez mûr, ce silence, pour éclater comme une grenade de vie, en attendant qu’il nous fasse revenir au monde non plus comme des colporteurs mais en tant que nous-mêmes, en attendant qu’il invente ce à quoi nous ne songions pas, ce à quoi, enfermés comme nous l’étions, encombrés de respect indu pour des pensées congelées, nous ne pouvions pas songer. « Être un vivant, écrit Michel Henry, c’est naître de la vie, être porté par elle, engendré par elle, en sorte que cette naissance et cet engendrement ne cessent pas, que l’individu n’est rien d’autre que l’épreuve de cet engendrement intérieur ininterrompu qui fuse à travers lui sans qu’il l’ait voulu et avec lequel cependant il se confond. » Le tout est d’accepter que ce qui nous caractérise au tréfonds de nous-mêmes soit une « passivité radicale », un « subir plus fort que tout pouvoir, tout vouloir et toute liberté ». Car « c’est justement cette passivité radicale de l’individu à l’égard de lui-même qui fait de lui un vivant. La vie consiste à s’éprouver soi-même de telle façon que cette épreuve est insurmontable, que nul n’a le pouvoir de lui échapper, de se défaire de sa vie, de la mettre ou de la tenir à distance de quelque façon que ce soit. » Que nul ne saurait objectiver son existence sans s’objectiver soi-même, c’est-à-dire sans se nier, sans se haïr, sans se suicider.
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Dans ma tête, il y avait, d’un côté, Tinguely, indissociable de Niki de Saint Phalle ; de l’autre, Louise Bourgeois. Les voilà tous morts. Tinguely était pour moi de la famille de Tolstoï et de Claudel ; Louise Bourgeois, de celle de Dostoïevski et Mauriac. Pour les uns, la raison du large, l’abandon à la houle ; pour les autres, le forage intrépide. Mais la pensée du grand large sans l’affrontement opiniâtre des blessures de l’existence, c’est le cinéma sur grand écran. Et à quoi bon la lucidité, si ce n’est en vue du voyage ? Le tempérament, la nécessité, l’urgence indiquent à chacun l’une ou l’autre de ces entrées. Peu importe. Chacun des deux chemins, pourvu qu’on s’y engage résolument, reconduit à l’autre. Les machines de Tinguely parlent aussi de nos souffrances intimes ; en luttant contre les monstres qui l’obsèdent, Louise Bourgeois nous élargit le monde.
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« Si vous ne pouvez abandonner le passé, nous conseille-t-elle, vous devez le recréer. C’est ce que j’ai fait. » Elle aurait préféré s’en affranchir : « Je sens que si j’avais complètement anéanti le passé, je serais à même d’apprendre ce qu’est la réalité d’aujourd’hui. […] Se libérer du passé, c’est commencer à vivre. » Ce passé-là, qu’elle veut dédaigner, elle l’appelle le privé. « Le privé devrait être compris, résolu, conditionné et expédié et non pas recyclé. » Cependant, dédaigné ou pas, le privé, en dépit de ce souci d’efficacité tout américain, ne passe pas. Et comme « les paysages de la nuit ont envahi les jours », le temps qui passe alourdit le fardeau. Alors ? « Vous pouvez abandonner chaque jour qui passe et l’accepter. Sinon, faites de la sculpture. » Ainsi fit-elle, et cette sculpture, dans mon Panthéon, est, avec celle de Tinguely, une des deux faces de ce que l’art moderne m’offre de plus significatif. Et tantôt le privé qui est en moi plonge dans les angoisses de Louise, et tantôt le formateur, le public, s’installe en silence devant la fontaine Stravinsky, près de Beaubourg, ou, à Milly-la-Forêt, dans la clairière où Jean a dressé l’ahurissant Cyclop. Le monde où je vis est là, personne ne l’a jamais mieux senti, je n’ai plus besoin de ce que les camelots appellent culture, je suis prêt pour la bataille, la vraie. « Il faut faire le silence complet pour faire place aux autres », dit Louise. Ces deux œuvres-là font taire le monde.
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La famille, le père, la mère, les angoisses ordinaires. « La petite figure en spirale est désorientée. Elle est suspendue à un fil et ne sait pas où est sa gauche et sa droite. Qui est-ce ? C’est moi. » Difficile de parler plus simplement. Mais une dénégation presque enfantine va suivre : « La peur ne concerne pas les autres, elle vient de l’intérieur. Ma peur vient de ma relation au moi. La peur est un manque d’estime de soi et de confiance en soi. » On peut trouver un peu court ce bavardage comportementaliste. Mais il ne s’agit pas d’expliquer, il s’agit de sculpter : « J’ai besoin de visualiser mes problèmes, de leur donner une forme physique avant de pouvoir les affronter. » M. et Mme Problème, naturellement, c’est Papa et Maman. C’est pourquoi, aussi simplement que ça, le thème essentiel de l’œuvre, son objet presque unique, c’est l’affrontement du phallus et de l’araignée : « Tout mon travail, tous les sujets trouvent leur source dans mon enfance. » Il en découle que la sculpture de Louise Bourgeois est un inépuisable magasin de fantasmes qui fait les délices des psychanalystes amateurs.
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Sans s’aventurer dans ces menaçantes profondeurs, on peut se poser une question simple. Dans ce foyer, le perturbateur, c’est le père. « Mon père était débauché. Je me devais d’être aveugle à la maîtresse qui vivait avec nous. » Rien d’étonnant à ce que la figure paternelle provoque plus tard des émotions contradictoires : « Le phallus est le sujet de ma tendresse. C’est à propos de la vulnérabilité et de la protection. Après tout, j’ai vécu avec quatre hommes : mon mari et mes trois fils. J’étais le protecteur. J’étais également le protecteur de mon frère. Je le savais, je l’admettais, je le reconnaissais et je l’utilisais. Bien que je me sente la protectrice du phallus, cela ne signifie pas que je n’en ai pas peur. » Et encore : « J’ai peur d’être une femme parce que j’ai peur de l’homme. » Un des phallus géants sculptés par Louise Bourgeois sera baptisé Fillette.
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Il en est tout autrement des relations avec sa mère, que la grippe espagnole emporta très jeune. Devant l’araignée de neuf mètres qui fut naguère installée aux Tuileries – œuvre intitulée Maman -, une plaque portait cette inscription : « L’araignée, pourquoi l’araignée ? Parce que ma meilleure amie était ma mère, et qu’elle était aussi intelligente, patiente, propre et utile, raisonnable et indispensable qu’une araignée. Elle pouvait se défendre elle-même. » Et aussi, précise ailleurs Louise Bourgeois, parce que sa mère, comme l’araignée, était tisserande. De 1940, date des premiers dessins, jusqu’à sa mort, l’artiste ne cessa de créer ces araignées gigantesques et effrayantes. Une figurine qui fut exposée à Beaubourg représente une femme rouge transpercée, comme par autant de glaives, par les huit pattes du monstre dont elle est elle-même le centre. Cette femme est à la fois l’araignée et sa proie. « La peur de se sentir enfermé, dit Louise Bourgeois, est devenue le désir d’enfermer l’autre. En ce sens, je suis l’éternel chasseur. La balance du passif à l’actif. »
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Le combat contre les fantasmes du père, combat sévère et violent, laisse des cicatrices profondes et durables. On les reconnaît dans ces sculptures qui découpent le corps humain, qui en représentent les éléments disjoints, pieds, mains, yeux, sexe. Mais ce combat s’exprime, l’œuvre en suit les étapes, les commente. Nonobstant les blessures, l’humour semble finir par l’emporter. Ainsi cette photographie d’une Louise Bourgeois moqueuse avec, sous le bras, une statuette qui représente encore un phallus. Cette gaîté veut rassurer : de l’image paternelle, elle n’est plus trop encombrée. Il en est autrement de l’image maternelle. Impossible d’expliquer par l’humour la contradiction hurlante entre ce que l’artiste dit de sa mère et les représentations atroces qu’elle en donne. Drôlerie revancharde et triomphante quand il s’agit du père ; ironie glacée et constat d’échec quand elle songe à la mère : deux climats différents. Observons d’ailleurs que c’est la mère qui est évoquée, la personne de la mère, pas son sexe : tout l’opposé de ce qui se passe avec le père, réduit, par un choc en retour de violence, à la représentation exclusive et mutilante de ce phallus que, sur cette photographie, elle semble emporter comme un trophée. Le conflit n’est pas de même nature.
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La différence, Louise Bourgeois la laisse pressentir dans cet aveu indirect : « Je n’arrive pas à mettre une distance entre l’immédiat et l’éternel. » Ne serait-ce pas là une allusion à sa relation avec sa mère ? Entre la mère et la fille, tout, apparemment, pourrait être immédiat et – au moins métaphoriquement – éternel. Inscrit, en tout cas, dans la durée, dans la permanence que suggère la maternité. Mais non. Le conflit avec la mère, probablement moins violent que le combat contre le père, n’a pas d’espace pour se déployer, de champ pour s’exprimer. Les sentiments contradictoires qu’expriment l’œuvre et la parole de l’artiste quand il s’agit de la mère paraissent ne jamais pouvoir se rencontrer, ne jamais pouvoir s’affronter. Ils condamnent la mère et la fille à la répétition des brouilles et des réconciliations. Ils les vouent au raccommodage, comme les tapisseries de la mère de Louise. « Le sens du raccommodage est ancré en moi. Je casse tout ce que je touche parce que je suis violente. […] Je casse les choses parce que j’ai peur et je passe mon temps à réparer. Je suis sadique parce que j’ai peur. » Si le conflit avec la mère ne se résout pas, c’est que la vénération et la violence ne font pas que s’y opposer : faute d’espace pour s’interpeller et se mesurer, elles se confondent. La vénération devient violence, la violence devient vénération. C’est l’univers étouffant de la pure immanence où toutes les cartes sont distribuées, où les passions sont inextinguibles. Faute d’altercation possible, les deux images de la mère – la mère parfaite et la mère perverse – croissent ensemble, terreau propice à la mythification de la famille, du passé, des ancêtres, à la complicité de l’angoisse dans l’admiration obligée et l’enfermement. Louise Bourgeois se bat contre son père. Contre les deux images irréductiblement contradictoires et également séductrices de la mère, elle ne peut que se débattre.
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« Don Juan avait peur d’être passif car il avait peur des femmes. C’était une défense contre la peur des femmes. » Louise Bourgeois a raison. Le père est loin d’être hors de cause, même si l’on oublie ses frasques. Il « avait peur d’être passif » : Michel Henry ne dit pas autre chose. Il tient sa vie – ou plutôt la vie, la vie en lui – à distance et, pour protéger cette distance, s’installe dans des situations de culpabilité. Sans doute, les jours de déprime, ce père, comme tous les hommes, s’est-il raconté, sans y croire, l’histoire de je ne sais quel pouvoir venu d’ailleurs dont, plus et mieux qu’une femme, il aurait hérité. Ou de quelque bonus gagné à je ne sais quelle loterie et gravé sur de mystérieuses tablettes biologiques, psychologiques, historiques, sacrées. Et peut-être, comme beaucoup de nos contemporains, a-t-il hésité entre deux mensonges également indéfendables : la fable sotte et cruelle de la virilité triomphante et l’effacement pitoyable de la différence sexuelle. Et peut-être, comme bien d’autres, hommes ou femmes, a-t-il longtemps peiné avant d’accepter ce signe de sa contingence : le sexe. Avant de comprendre que l’orgueil de son esprit pouvait aisément, quoique nécessairement à ses dépens, feindre de le mépriser, de le ridiculiser, de l’ignorer, mais que la forme spirituelle de son être ne pouvait, elle, supporter cette capitulation. Et sans doute le sexe l’a-t-il longtemps humilié en secret avant qu’il n’y voie le signe de la vie dans le temps, la trace paradoxale de la forme spirituelle qui est l’essence de son être, forme spirituelle à la fois indépendante et reliée, infiniment libre et infiniment en relation, infiniment libre parce qu’infiniment en relation, infiniment en relation parce qu’infiniment libre.
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L’élan vers la transcendance, d’un côté, l’affirmation de l’immanence, de l’autre : le vieux schéma, pourvu qu’on ne le caricature pas, n’est pas dénué de sens. C’est beaucoup plus que le dialogue des sexes qu’il veut décrire : le mouvement même de la vie humaine, dialectique entre l’ici et l’ailleurs, entre le temps et ce qui, en son cœur, le fait être et le surplombe. Inséparable de cette dialectique, la différence des sexes : ce mouvement qui la contient, elle le reproduit. Elle le reproduit même deux fois : entre un homme et une femme, puis dans le débat intérieur de chacun d’eux. Image d’une succession d’éclosions en forme de poupées russes : le mouvement est d’abord dans la vie elle-même, bien au-delà des sexes ; puis entre les sexes ; puis dans chaque être sexué. Qui dit éclosion, en effet, dit rupture et permanence, mouvement vers et mouvement depuis. Telle est la représentation que je me fais : sans garantie ! Des nécessités qui s’harmonisent. Sans la transcendance, l’immanence étouffe ; sans l’immanence, la transcendance est vide. Aucun des sexes, bien sûr, n’a l’exclusivité de la transcendance ni celle de l’immanence : ce ne sont pas là des fonctions, des rôles, mais des désirs, des formes de l’amour, des penchants. Oui, des penchants. Image d’un bouquet. De part et d’autre, les fleurs, le feuillage retombent en penchant. Chaque sexe a son penchant : transcendance plutôt masculine, immanence plutôt féminine. Puis, à partir de ce penchant, l’infinie multiplicité des variations. L’écart et l’alliance.
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Mais comment accède-t-on au sentiment de transcendance ? Par la conscience du manque, de la fragilité, du provisoire, de l’incertain. Ce sentiment suppose la reconnaissance d’un ailleurs qui postule lui-même qu’on se sache faible, limité, insuffisant. Très exactement le contraire du fantasme de domination, de la névrose du gagneur, du machisme proclamé ou du féminisme agressif. Pour accéder à l’intuition de la transcendance, un être humain, fût-il un homme, doit reconnaître la passivité qui est en lui. Et, réciproquement, loin d’être une invitation à se dissoudre dans l’apparente réalité ou à se confondre avec la nature, le sentiment de l’immanence est un encouragement à l’activité. C’est le mouvement par lequel on reconnaît le réel mais surtout par lequel, peu à peu, on le décante, on l’accouche de lui-même, on le délivre de son sens. Pour accéder à l’immanence, un être humain, fût-il une femme, doit reconnaître l’activité qui est en lui. La distinction des sexes est aussi féconde qu’indépassable : il ne s’agit que d’en approfondir le sens et cela ne peut se faire qu’en écartant une fois pour toutes les fumisteries que la publicité culturelle loge dans les esprits. Quant aux vaticinations sur le genre, grotesque colonisation du sexe par l’abstraction sociale, elles sont risibles. D’une femme plus sexy que nature ou d’un jeune homme gominé, on disait dans ma banlieue : ils se donnent un genre. On disait aussi, et c’était la même chose, qu’ils ne ressemblaient à rien.
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Louise Bourgeois, Jean Tinguely. Une femme, un homme. Il y a de la femme en lui, parce que c’est un homme ; il y a un homme en elle, parce que c’est une femme. Et l’entrecroisement magnifique des chemins : l’un vient à soi-même par le crochet du vaste, l’autre vient au vaste par le crochet de soi-même.
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Tout le monde les a rencontrés, les monstres de Louise. Le phallus et l’araignée. Le vieux pouvoir, l’autorité paternelle devenue folle : souveraine, transcendante, impériale. Ses signes : le culte de la distance, l’oukase, la tyrannie, le goût des nuées, de la foudre, du secret, de la certitude aveugle, la révérence due au pouvoir et son intériorisation paralysante, le respect obligé, le cérémonial imposé. Conséquences : l’étrécissement de la conscience, le gel de la créativité, la culpabilité maladive, la casuistique, l’hypocrisie. Mais ce modèle est en voie d’extinction, au moins dans les sociétés avancées, ou avancistes. C’est que, du fait même de sa structure, du fait de l’ombre portée de la conscience dominante sur la conscience dominée, il laisse à cette dernière, quoi qu’il complote et entreprenne, une part de liberté. Frêle, désolante, le plus souvent inopérante, mais inaliénable. Non pas une liberté agissante : une ombre de liberté, un souvenir de liberté, plus paralysant, en un sens, que son absence, mais qui laisse ouverte, bien qu’on sache qu’on ne la saisira jamais et qu’on n’en fera jamais rien, une possibilité théorique de retrait, une cache virtuelle, une chance improbable de restriction mentale. C’est du fait de ce résidu structurel irréductible que, dans le combat délirant où ils sont à la fois adversaires et complices, l’araignée est en train de ravir au phallus la place de leader sur le marché de la domination. Perversion de l’autorité maternelle, la voici promue nouveau pouvoir. Non pas du fait de la démission des hommes, non pas à cause de la vaillance combative des femmes : l’une et l’autre sont des conséquences. Tout simplement parce que l’accomplissement du système de production et de consommation lui interdit de tolérer le moindre îlot de résistance, le moindre atoll de démobilisation. Parce qu’il lui faut tout saisir de l’humain, tout en expliquer, tout en posséder. Et qu’il ne peut le faire qu’en pervertissant la logique d’immanence, en en faisant l’infrastructure de la tyrannie absolue, une logique sans appel, sans culpabilité, sans autre horizon qu’une actualité perpétuellement réitérée. Caricature de l’univers masculin, la logique du phallus reste marquée par la séparation ; elle est désormais insuffisante, presque inutilisable. Caricature de l’univers féminin, la logique de l’araignée va, comme disait Bush, « finir le travail ». C’est pourquoi la modernité n’a de cesse de coloniser l’univers féminin, de parler le monde au féminin : opération délicate puisqu’elle l’oblige tantôt à relayer les revendications féminines, tantôt à veiller à ce que le féminin ne se fonde pas trop dans le masculin, oubliant ainsi celles de ses dispositions sur lesquelles on compte pour asservir l’humanité. Si horrible qu’elle soit, en effet, et même si elle en enrage, jusque dans le malheur, jusque dans le désespoir, jusque dans l’autodestruction, jusque dans l’infamie, la logique de l’autorité masculine ne peut pas ne pas fabriquer une conscience, une indépassable conscience. Ou, du moins, quelque chose comme de la conscience. Elle ne peut pas empêcher qu’on la haïsse et, en la haïssant, qu’on s’écarte d’elle, qu’on l’objective, et qu’elle s’éprouve limitée. Au contraire de l’araignée, ce pouvoir n’a pas son centre en lui-même. Le pouvoir féminin de l’araignée, de la mère démente, peut, lui, tout rassembler. Sa vérité ne se réfère qu’à elle-même. « Femmes, je vous le dis, vous rangeriez Dieu même », prophétisait Péguy. La modernité s’empare, pour le pervertir, du formidable pouvoir féminin de mise en relation, elle cherche à faire de la capacité féminine d’harmonie la forme achevée de l’univers totalitaire. C’est pourquoi, de même que le monde communiste ne s’opposait pas au monde occidental, mais en était « le signe avant-coureur, la première tentative avortée », le pouvoir phallique était le signe avant-coureur, la première version maladroite du triomphe à venir du pouvoir de l’araignée. Je ne crois pas que ce soit en ce sens qu’il convienne de voir dans la femme l’avenir de l’homme.
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Si j’avais à apporter mon caillou à l’étude de cette dépendance nouvelle, ce serait encore aux sessions de formation que je devrais l’idée de ma contribution. Au début des années quatre-vingt, j’ai assisté aux transformations provoquées par l’arrivée massive des thèses managériales. J’en ai observé les conséquences sur le fonctionnement des bureaux et des ateliers comme sur les conditions de travail des salariés. Mais les relations des travailleurs en avaient été, elles aussi, profondément affectées. J’assistais là, sans trop le comprendre, au franchissement d’une frontière décisive. Si spectaculaire que fût son irruption, le management n’était qu’une conséquence parmi d’autres d’une prise de relais autrement plus grave : le pouvoir de l’araignée était en train de supplanter celui du phallus.
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Je n’ai jamais trouvé un charme irrésistible à l’entreprise paternaliste ni au service public des années soixante-dix. Le souvenir ému que certains feignent d’en garder, quand il n’est pas le fait d’une obstination suspecte, doit autant à la nostalgie qu’au trouble où la suite les a jetés. Gris, poussiéreux, ennuyeux sont les adjectifs qui me viennent à l’esprit. Une grisaille, pourtant, une poussière, un ennui qui ne m’ont jamais vraiment pesé, qui ne privaient pas les gens de toutes leurs capacités d’expression. Il arrivait, dans les sessions de ces années-là, que les participants s’écharpent de la plus belle manière sur des sujets politiques et des questions de société, qu’ils commentent avec passion les films récents. Après les années quatre-vingt, ces échappées m’ont semblé plus rares, à moins qu’une compétition sportive d’importance n’en fournisse la plate et consensuelle occasion. Si, auparavant, les stagiaires ne se montraient pas d’une folle hardiesse devant leur hiérarchie, ils conservaient néanmoins une certaine capacité de réserve ; sans rendre le climat avenant, ce quant à soi ne le faisait pas étouffant et pouvait parfois favoriser l’humour. L’autorité du patron ou du dirigeant suggérait une verticalité à la fois discriminante et unifiante : discriminante en ce qu’elle fixait les individus et les catégories dans des positions quasi définitives, unifiante en ce qu’elle était censée ne pas s’identifier à leur personne – même quand ils en usaient plus que de raison – mais émaner d’instances beaucoup plus hautes que celles de l’entreprise. Réalité ou fiction, un système de valeurs s’imposait à tous en dépit des inégalités qu’il ne manquait pas d’installer. Sa force était de ne pas avoir été bricolé pour les besoins de la cause : pour le meilleur et pour le pire, il s’ancrait dans des fondamentaux historiques et culturels lointains. Il existait déjà des supérieurs vaniteux et des subordonnés flatteurs, mais rien ne les obligeait, ni même ne les incitait, à se montrer ainsi. Faute d’infléchir la vie collective, chacun disposait au moins, pourvu qu’il s’acquittât de ses tâches, d’une sorte de droit au silence où sa dignité, et en tout cas sa tranquillité, pouvaient trouver refuge.
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Le communisme ne s’en était pas avisé : marxiste-léniniste ou pas, le pouvoir du père servait mal les intérêts de la Technique triomphante. Ses principes l’encombraient : d’abord, parce qu’ils étaient des principes, ensuite parce qu’ils étaient devenus inopérants, ce dont, après Mai 68, personne ne put encore douter. C’est à cette époque que le grondement de la bête technique commence à tout étouffer. Une bête qui peut tout, qui sait tout, qui promet tout, qui veut tout. Inaccessible et familière. Savante et quotidienne. Capable du bien, du mal, toute-puissante. Qui s’invite sur la lune et dans les cuisines de banlieue. Irrésistible. Multiforme. Son siège est à l’Ouest, on rêve d’elle partout. L’impérialisme des médias, c’est elle : ils ne font pas sa pub, ils présentent son visage, ils sont sa voix et l’écho de sa voix. Ils la font intime et impériale. Je me rappelle les gens des années soixante-dix. Leur sourire surtout, à la fois ravi, ébahi, désolé. Chacun s’acharnait à être encore soi-même. Tous ceux qui s’étaient enrôlés sous une bannière quelconque défendaient leurs positions avec l’énergie de l’avocat qui plaide l’indéfendable. Militants de toutes les causes, gauchistes, communistes, libéraux, ou d’extrême droite, bourgeois ou antibourgeois, soixante-huitards ou contempteurs de Mai, chrétiens ou laïques, syndicalistes, individualistes patentés, ils faisaient souvent de la session un étrange meeting ; les orateurs s’étripaient consciencieusement, mais semblaient pourtant unis dans la jouissance amère de célébrer un rite qui allait bientôt disparaître. À voir la rapidité avec laquelle ces champions passaient des injures à la réconciliation, à les regarder partir à la cantine bras dessus bras dessous en riant de leurs propres disputes, je me disais que le verbatim de leurs débats n’aurait guère rendu compte de la réalité de leurs échanges. Je ne veux pas suggérer que ces débats étaient artificiels, ni le choc de ces positions politiques purement théâtral. Mais il était évident que tout cela ne touchait pas au plus profond et que ces empoignades rituelles dissimulaient des soucis bien moins repérables. Plus et mieux qu’une autre, cette époque de transition permettait de comprendre qu’une des fonctions des problématiques bien rodées est d’éluder l’expression d’inquiétudes plus lourdes, celles que la politique, en dépit des leçons de l’histoire, se donne le plus souvent, injustement et stupidement, le droit d’oublier, de nier, de manipuler, de snober.
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Ce qu’ils avaient en commun, ces gens qui s’affrontaient ? L’angoisse. L’angoisse de voir disparaître un univers auquel ils avaient cru, de sentir la terre s’ouvrir devant un langage qu’ils avaient pensé capable de sous-tendre leur pensée, leur action, leur existence et qui, soudain, se périmait, se desséchait, se fanait. L’angoisse de comprendre qu’ils devaient repartir de rien, de zéro, qu’il leur fallait redescendre dans les fondations d’eux-mêmes. L’angoisse, angoisse amère, de constater à quelle facticité ce langage les avait, à leur insu, conduits. L’angoisse, plus effrayante encore, parce que toute mêlée d’inexprimable espérance, de sentir quel torrent de vie bouillonnait encore en eux, et de douter qu’ils pourraient jamais s’y plonger. L’angoisse d’exister, tout simplement, entre détresse et jubilation, entre désarroi et promesse d’une enfance seconde, entre crainte, hésitation et fragile confiance. Sans doute faisaient-ils le bilan de l’ancienne autorité. Il leur avait semblé légitime de s’engager dans les directions qu’elle leur avait indiquées. Ils ne regrettaient pas ces engagements. S’ils passaient si vite des querelles à la camaraderie, c’est qu’au-delà de la diversité de leurs choix, de l’hostilité et des haines dont elle était lourde, ils voulaient communier un instant dans la nostalgie pour retarder le moment où il leur faudrait affronter, ensemble et séparément, des périls nouveaux plus redoutables. Ils ne manquaient ni de lucidité ni de courage. Ils se sentaient faibles, tout simplement. Ce que leur avaient suggéré les machines auxquelles ils s’étaient confiés n’était pas toujours absurde. Et elles ne les avaient pas entièrement chassés d’eux-mêmes. Mais ils voyaient quel tort ils avaient eu de trop s’en remettre à elles, de chercher leur protection, de favoriser leur boulimie. Lucidité et sentiment d’impuissance : l’angoisse.
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C’est ici précisément qu’une autorité passe le relais à une autre. La logique du phallus est morte, vive la logique de l’araignée ! La Technique ne peut plus être arrêtée, puissance anonyme qui ne procède d’aucun dessein conscient, d’aucune volonté articulée, ni bonne ni mauvaise. Une chose qui se constate sans qu’on en puisse parler davantage, qui se nourrit d’impersonnel, de cérébral, de pulsions furieuses et confuses. Imaginez-le, tout seul devant le monstre, le brave militant syndical, le bon apôtre chrétien. Il y a quelque chose de terrible à voir ce vaillant petit soldat ballotté par des forces dont il n’a aucune idée, dont il ne sait si elles sont ennemies ou amies. Il hésite. Tantôt il veut amadouer la bête, tantôt la chasser ; il feint aujourd’hui l’optimisme, demain le pessimisme. Rien, il ne sait plus rien du monde, plus rien de sérieux. Il ne sait plus que sa solitude, son inaptitude, son inadaptation. Le voici devant un mystère qu’il s’efforce vainement de percer en rameutant en lui la chère rhétorique qui l’a si longtemps bercé, ses conflits rassurants, ses symétries prévisibles. Il se dit, le brave garçon, qu’il faut accueillir le monde moderne. En fait de l’accueillir, il le prend en pleine figure. Alors, au nom de l’espérance ou de la dialectique, il explique à qui veut l’entendre que ce n’est qu’un mauvais moment à passer. Mais personne ne veut l’entendre. Chacun n’entend plus que soi-même. C’est cela aussi l’angoisse : dépendre de soi.
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Et la bête lui sourit. Et la bête lui dit : « Moi, c’est toi ! » Il y a une magie de l’enfer : tout s’apaise à l’instant. Cette puissance, c’est lui ! Elle l’aime, comment ne serait-il pas elle ! Toute trace de conflit disparaît : que signifiait donc ce mot ridicule ? Le Grand Tout machinal qui le terrifiait lui tend les bras. Revanche de la Reine de la nuit. Se fondre, se noyer, en finir avec l’angoisse et la solitude. Tout épouser, tout : le mouvement universel, les êtres, le temps, le sens, l’avenir, le progrès, la science, participer, ah ! participer ! Partager éternellement l’optimisme. S’échapper, enfin s’échapper ! C’est vrai qu’il s’échappe, le gentil militant ! Et plus qu’il ne le croit.
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Les stagiaires de cette époque étaient à la fois insincères et sincères. Insincères en ce que leurs passions de tribuns étaient généralement outrées, profondément sincères dans le besoin qu’ils avaient de ces échanges. Ils enterraient l’époque et tentaient désespérément de la retenir. L’époque ou, plutôt, le statut de la parole qui la caractérisait : la Parole comme garde-fou, comme repère, comme lien entre les êtres, tout à la fois affirmation d’un sens et contrepoison de l’angoisse. Ce statut, la toute-puissance de la Technique et des Choses allait, en quelques années, l’anéantir. Dès lors, l’angoisse allait forcément prendre le dessus. Elle était jusque-là épreuve, trou noir, tunnel, mais, en même temps, accompagnement obligé de tout itinéraire vraiment personnel, envers de toute quête de liberté. Elle était menace et souffrance, mais aussi invitation à la lutte. La Technique et les Choses allaient bouleverser cet équilibre en célébrant et en décuplant le pouvoir de tout ce contre quoi luttait la Parole : l’inerte, le donné, le fait, l’objet, le concret construit. Les stagiaires devaient sentir que tout cela se paierait très cher ; voilà sans doute pourquoi, à mon grand étonnement, des oppositions naguère cruciales perdaient beaucoup de leur intensité et devenaient presque ludiques.
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Avant l’intervention de la Technique, la lutte entre l’inerte et le vivant se jouait dans chaque conscience ; le monde en était la scène, le cadre, le décor. Soudain, voici qu’il bascule tout entier du côté de l’inerte, qu’il s’en fait le témoin, le champion, le héraut. Il devient alors presque impossible à la plupart de continuer à lutter contre l’angoisse, de résister à la formidable pression mortifère. Seuls s’y essaient ceux que l’existence, d’une manière ou d’une autre, a accoutumés aux situations atypiques ou paradoxales, a aguerris en les soumettant à des affrontements extrêmes. Mais presque tous sombrent : comment lutter contre le monde entier ? Le combat est si inégal qu’il en justifierait presque une capitulation qui prend des allures d’évidence et, pour un peu, tant sont diverses et séduisantes les mille et une facettes de la Technique et des Choses, se présenterait comme un choix raisonnable, comme un geste amical, presque vertueux, à l’égard du monde et de ceux qui l’habitent. C’est la tentation de l’araignée. Y céder, c’est mettre fin au combat intérieur, s’en remettre à la nécessité objective, à l’impersonnel triomphant. La conscience qui considère que cette capitulation est inéluctable reconnaît ipso facto dans le monde auquel elle fait soumission non seulement son seul horizon, mais surtout la seule réalité. Les colifichets politiques et les breloques culturelles qu’elle agite n’y changent rien.
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Nous cédons au pouvoir de l’araignée, nous créons le pouvoir de l’araignée quand le monde est pour nous autre chose que le théâtre sur lequel débattent des consciences, s’éprouvent des désirs, se nouent des amours, se mûrissent des projets. Nous créons ce pouvoir lorsque nous voyons dans le monde une forme finie à laquelle nous feignons d’appartenir et dans laquelle nous nous imaginons accomplir notre destin. Pour accréditer cette fable, pour faire tenir debout ce mythe, il nous faut accumuler les mensonges. D’abord, ce monde, pour qu’on puisse l’aimer et le désirer, il faut l’inventer idéal. Il faut le charger de prestiges illusoires, de vertus imaginaires, et d’abord d’une vie autonome qu’il n’a pas, d’une réalité qu’il n’a pas : de la famille à la planète, en passant par toutes les formes sociales intermédiaires, par tous les groupements possibles que cimente la dévotion, la liste de ces pieuses inventions serait longue. Il faut aussi se persuader du bien-fondé de cette allégeance, faire comme si elle était une hypothèse parmi d’autres et non pas seulement, au pire sens du mot, une collaboration, cette démission du faible qui cherche la protection du violent. Mensonge sur le monde, mensonge sur soi-même : voilà de quoi est fait le pouvoir de l’araignée. Mais il oblige encore à d’autres formes d’imposture. Il faut imposer silence à la conscience, faire comme si la prison où on l’enferme lui convenait. Accréditer les simulacres de valeurs dont on est invité à saupoudrer cette comédie. Accepter de souffrir non pas pour maintenir droite la Parole mais pour contribuer à l’édification de la prison où on veut l’enfermer.
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Le management c’est beaucoup plus que le management. Ce qui s’est tramé dans les entreprises à partir des années quatre-vingt n’est qu’une manifestation particulièrement spectaculaire de la gigantesque fausse route de notre civilisation. Il ne s’agissait pas d’abord d’organisation, de compétitivité, de performance, pas plus que de participation ou de communication. Il s’agissait, et il s’agit toujours, et il s’agira toujours plus, d’une perversion radicale de la condition humaine. La portée des préconisations du management, de ses méthodes et de ses pratiques dépasse de beaucoup les modestes objectifs que se proposent les entreprises. L’exaltation de l’entreprise, c’est l’exaltation de la forme maternelle parfaite, c’est-à-dire la négation de la mère réelle, et donc de soi-même. Cette immense burqa sociale chargée de protéger la névrose collective, version officielle du pouvoir de l’araignée sous laquelle s’infectent les conflits et s’affolent les esprits, je ne vois pas que beaucoup de Louise Bourgeois l’aient signalée : les Grenellards n’y comprennent rien, ou s’en moquent, ou l’approuvent, ou prospèrent à son ombre. La communication qu’on vante dans les entreprises, c’est la complicité affichée des menteurs et des mythomanes, il faut constamment la célébrer pour faire oublier les crises de haine qui la secouent ; c’est le groupe fantasmé comme un clan au moment où l’on s’y déchire le plus cruellement. Le management est un empilement de sociétés « arachnéennes ». À l’intérieur de chacune d’elles (équipe, service, entreprise, groupe, etc.), la célébration narcissique, possessive, agressive du clan, le mélange de séduction et de tyrannie qui s’exerce sur les plus faibles, les plus jeunes. « Soyez vous-mêmes », disent les managers à l’instant où ils passent les consignes.  À l’extérieur, la fabrication obligée de boucs émissaires. Partout, l’ambiguïté de l’autorité : « Humainement, je te comprends d’en vouloir au groupe, à la famille, à l’entreprise, mais les intérêts du groupe, de la famille, de l’entreprise m’interdisent de te soutenir.» Pour tous, partout, la logique de la double contrainte : être du clan (invitation à la soumission) mais en tant que soi-même (invitation à l’initiative). De la plus étroite cellule à la communauté internationale, le même climat de flatterie et d’autosatisfaction. Et la même répartition des rôles : ceux qui, avec tous les degrés possibles de résistance, subissent la manipulation ; ceux qui s’en font les administrateurs plus ou moins sadiques. Pour finir, l’invitation à nier, à minimiser, à relativiser le phénomène : l’incitation hypocrite au « respect », à la « largeur de vues », à l’ « indulgence nécessaire ». Si des erreurs ont été commises, y voir des bavures, ou l’inévitable signature de la faiblesse humaine. « Avec vos salades, me disait-on, vous allez finir par empêcher la machine de tourner ! »
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« Ce sont d’autres lois que celles de la vie, désormais, qui mènent le monde. » Aucun propos ne peut me toucher davantage, aucun ne peut ranimer à ce point ma colère et mon énergie. Avant de la trouver dans un livre, je n’ai cessé de porter en moi cette évidence ; tout ce que je vois, tout ce que je sens, tout ce que je comprends m’y conduit et m’y reconduit, m’empêchant de prendre au sérieux les constructions, les projets et les proclamations de ce monde-là, déclassant et annulant, depuis l’enfance, toutes mes autres préoccupations. Je n’ai pourtant jamais désespéré et je n’y ai eu aucun mérite. Au milieu du désastre, en plein cœur de la foire stupide et haineuse, la vie, à plusieurs reprises, m’a fait sentir qu’elle était là : farceuse, elle se retirait aussitôt et me laissait à ma rage, à mon immaturité, à mon angoisse, à ma mort. Pendant longtemps, et de toutes les manières possibles, j’ai cherché à fermer la béance : idées, principes, engagements contradictoires, conformisme, révolte. Jusqu’à ce que je comprenne que le mieux était de laisser la plaie ouverte. À Dieu vat ! La loi du phallus, les séductions de l’araignée, je connais, je connais vraiment. Je ne me suis jamais battu pour les autres. Je me suis contenté de chercher obstinément le point où nous pourrions vraiment nous rencontrer. C’était horriblement difficile, à cause d’eux, à cause de moi, à cause de toutes ces machines cannibales entre nous. Aucune machine n’a jamais fait le bonheur de personne, aucune machine n’a jamais contribué à la paix. Toute machine est d’essence terroriste et tout terrorisme est finalement machinique. L’individualisme, le pire individualisme, est une production de la machine, non pas du refus de la machine. Les machines ne méritent rien, surtout les machines de l’esprit, surtout les machines des clans, ces saletés. Je regrette que mes salades n’aient pas empêché diverses machines de tourner, je ne me pardonne pas de les avoir insuffisamment assaisonnées. Je n’ai aucune aversion pour ceux qui font tourner les machines, mais je sais que leurs capacités d’amitié en sont mécaniquement affectées : cela, je ne peux pas l’aimer en eux. Les seules machines sérieuses sont celles qu’on fabrique en douce, en souriant, pour rien. Celles-là sont ironiques et facétieuses, délicatement libératrices, secrètement amoureuses. Voyez, par exemple, celles de Jean Tinguely. Et, pour mieux les comprendre, suivez d’abord la piste de Louise Bourgeois 1.

(19 juin 2010)

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Notes:

  1. Les citations de Louise Bourgeois sont tirées du catalogue de l’exposition Louise Bourgeois – Sculptures, environnements, dessins – 1938-1995, Éditions des Musées de la Ville de Paris et Éditions de la Tempête, 1995. Elles proviennent d’un entretien de l’artiste avec Suzanne Pagé. Cette exposition a été présentée par le Musée d’Art moderne de la Ville de Paris du 23 juin au 8 octobre 1995.

Un instant, je vous prie

LE MARCHÉ XLV

NE DOIT CIRCULER QU’AVEC LE
TOIT FERMÉ ET VERROUILLÉ

DARF NUR MIT GESCHLOSSENEM
UND VERRIEGELTEM DACH IN
ZÜGE EINGESTELLT WERDEN

DEVE SOLO CIRCOLARE CON IL
TETTO CHIUSO E BLOCCATO

Ce matin-là en attendant mon train à la gare de Nemours-Saint-Pierre je considérais une fois de plus cet avertissement trilingue sur le flanc rouillé d’un wagon de marchandises en feignant de me rappeler ma quatrième quand je comptais combien de lettres il fallait au français et à l’allemand pour dire la même chose quarante-quatre lettres pour nous soixante-six pour eux trois lignes là-bas deux ici un texte qui se contente de deux volumes à Paris en demande donc trois à Berlin où l’on doit construire trois bibliothèques quand deux suffisent en France la nouveauté dans ce petit jeu obsessionnel c’était que l’italien était entré dans la danse quarante-deux lettres seulement campionissimo et je commençais à sentir que ces quarante-deux lettres étaient comme un fleuve musical ou une couette parfumée ou peut-être un fleuve parfumé ou une couette musicale je ne sais plus et je m’y laissais tomber jusqu’à ce que la sécheresse des dentales me réveille je me rappelle aussi que je fuyais en brasse coulée vers le u de chiuso et encore que je me heurtais à l’intraitable double c de bloccato et je voulais songer à ma mère dont la riche nature avortait souvent en ressentiment en colère en malheur en réalité je ne pensais ni à ma mère ni à rien d’autre je regardais le wagon que j’avais devant moi je voyais à quel point il était rouillé le pauvre et que le toit qui devait rester bloqué durant la marche était également bloqué à l’arrêt si bien qu’il n’était jamais ouvert ce toit il me paraissait évident qu’il y avait un lien entre la rouille du wagon et le bloccato de son toit et je pensais que j’étais comme ce wagon que ce n’était pas seulement la vieillesse qui me couvrait de rouille enfin du côté des articulations sûrement mais personne ne vit pour ses articulations n’est-ce pas et je comprenais sans comprendre que la rouille du wagon et la mienne nous venaient du bloccato que nous subissions tous les deux parce que nos toits respectifs étaient chiusi et bloccati ok ? et ainsi nous empêchaient de voir le ciel parce que comme y a insisté un poète le ciel EST par-dessus le toit pas toujours si bleu si calme c’est vrai il arrive même comme l’a observé son confrère qu’il soit bas et lourd et pèse comme un couvercle mais enfin le ciel est toujours le ciel et la terre toujours la terre c’est de la terre qu’on regarde le ciel et du ciel qu’on a pitié de la terre inutile de s’étendre là-dessus
et je n’aurais sans doute pas parlé de cet épisode matinal si l’après-midi du même jour je ne m’étais rendu au cimetière du Père-Lachaise où l’on célébrait une cérémonie en l’honneur d’une amie récemment défunte dont l’idée j’ose espérer que ce n’était pas sa dernière avait été de se faire incinérer ce qui paraît-il est moins désagréable pour la famille mais entre nous pas pour les employés qui s’habituent difficilement au fracas caractéristique par quoi se signale l’explosion du crâne et qu’on doit pour cette raison changer souvent de poste eu égard aux frais de sécurité sociale qu’entraînent les dépressions mais pour nous la cérémonie était si j’ose dire sans le son hormis quelques morceaux de musique entre les platitudes désertiques que nous débitait un jeune homme triste et poli et nous écoutions pieusement les CD qu’il nous faisait entendre même si les exigences de productivité ne lui permettaient pas toujours de les faire tourner jusqu’au bout mais enfin comme tout le monde les savait par cœur ça n’avait pas grande importance pendant ce temps je tournais les yeux dans toutes les directions et peut-être même jusqu’au plafond pour en estimer le bloccato et je remarquais que la salle était aussi propre et ennuyeuse que la mort et qu’il y avait même près de l’urne préparée derrière le cercueil un petit plateau sur lequel on avait disposé quelques fleurs et quelques pierres polies comme on en trouve dans les salons de massage me souffla sur la musique de Bach quelqu’un qui semblait bien connaître ces endroits-là et comme cela m’avait fait un peu rire j’avais détourné les yeux et ils s’étaient portés sur l’un des murs de la salle dont la peinture sans doute à cause d’un dégât des eaux avait disparu sur une surface à peu près aussi haute et large qu’un homme et comme on en avait soigneusement égalisé les bords le plâtre dessinait un personnage drapé dans un manteau ancien une sorte de péplum l’idée m’était d’abord venue que ce pouvait être l’image du Christ mais impossible deux petites cornes m’obligeaient à penser plutôt à Satan même si j’étais presque certain que ce n’était ni l’un ni l’autre et là j’ai eu le sentiment de vivre une journée deux fois assiégée une fois par le sommet à Nemours-Saint-Pierre une fois au Père-Lachaise par le flanc
un type comme toi m’avait-on dit un jour c’est la prison qu’il devrait souhaiter pas la libération ce n’était pas une chose tout à fait fausse sinon je m’en serais débarrassée tout de suite pas une chose tout à fait vraie non plus j’aurais fini par la digérer c’était le pire de tout c’était une question ça vous freine en même temps que ça vous pousse une question ça vous libère tout en vous emprisonnant ou le contraire elle était revenue deux fois dans la même journée la question à Nemours-Saint-Pierre et au Père-Lachaise où commence la prison où commence la libération voilà ce que je me suis toujours demandé d’un côté rien de mieux pour vous donner des envies de libération qu’un type qui s’est enfermé tout seul dans une forteresse ou une autre et qui vous explique à quel point il s’y sent bien et libre et tout et tout d’un autre côté rien de tel pour vous faire sentir l’odeur de la prison pour vous mettre dans l’oreille le cliquetis des clefs qu’un gars qui vous explique qu’autrefois il était prisonnier aliéné névrosé mais qu’il est maintenant heureux comme Baptiste qu’il s’est libéré qu’il s’en est sorti qu’il s’en est tiré patin couffin sorti de quoi tiré de quoi et pour aller où j’aimerais bien qu’on me fasse un dessin il est vrai que tout le monde paraît si libéré aujourd’hui tout le monde est si content de soi tout le monde se félicite tellement de vivre une belle aventure humaine comme dit ce bon M. Proglio qui doit en connaître un rayon sur les aventures des têtards ou du duralumin naturellement l’aventure humaine des M. Proglio tout le monde s’en tape tout le monde fixe le plâtre de son bureau ou de sa chambre en se demandant s’il a envie ou non que quelqu’un en sorte pour lui changer la vie et l’aider à quitter sa cambuse tout le monde négocie comme il peut avec son chiuso et son bloccato d’avoir fait ça deux fois dans la même journée je me sentais déjà beaucoup moins prisonnier peut-être que beaucoup de gens qui se retrouvent pour de vrai en prison ne se seraient pas fatigués à faire des bêtises pour qu’on les y mette s’ils avaient compris à temps qu’en prison ils y étaient déjà moi je me dis souvent qu’en attendant le mieux est de ne pas trop bouger de ne pas me prendre la tête pour l’aventure humaine de M. Proglio et toutes les bêtises de ce genre même si elles me gavent le chou grave ce soir-là je n’étais ni plus ni moins chiuso et bloccato que d’habitude je me disais en douce et ce n’était pas la première fois que l’enfermement vaut peut-être encore mieux que les libérations dont on vous bourre le mou je me disais cela comme d’habitude sans vraiment le penser la différence entre la libération et la prison c’est quand même que la libération ne libère jamais assez tandis que la prison emprisonne toujours trop enfin je crois que je pensais à des choses comme ça le plus vrai c’est que j’ai à la fois besoin d’enfermement et de libération c’est très embêtant d’être comme ça mais je ne crois pas être le seul dans ce cas
et j’aurais pu penser à François Sornay qui lui aussi venait de mourir il avait fait HEC comme M. Proglio mais il n’avait jamais fait chier personne avec son aventure humaine il était inextricablement libre et prisonnier François Sornay plus je l’imaginais libre plus je le trouvais prisonnier plus j’avais envie de l’aider à se libérer plus c’était lui qui de sa prison me libérait sa vie avait été une longue histoire d’amour avec la maison de Lamartine comme il l’avait constaté prévu voulu à quinze ans quand il dormait chez son grand-père dans le lit où avait dormi son héros il avait fait HEC pour se faire beaucoup de blé dans le pétrole jusqu’à ses quarante-cinq ans le jour de cet anniversaire il avait tenu parole il avait envoyé paître les affaires et était revenu dans la maison de son enfance de son désir de son avenir de sa vie de sa mort vivre une de ces grandes aventures négatives dont je ne crois pas que M. Proglio puisse même avoir idée depuis deux ou trois ans il y touchait une retraite qui l’émerveillait parce qu’aux gens qui croient que le ciel EST par-dessus le toit tout vient du ciel et si j’avais eu le temps de cliquer sur ce souvenir à Nemours-Saint-Pierre ou au Père-Lachaise j’aurais éclaté de rire en pensant à François Sornay mes histoires de bloccato auraient volé en éclats et je n’aurais rien cherché d’autre sur le mur de la salle funéraire que l’itinéraire d’une fuite d’eau parce que c’est ça un homme libre il vous shunte vos questions il vous empêche de vous demander ce qui pourrait arriver si votre toit se débloccatait ou si quelqu’un sortait du plâtre il vous fait oublier de chercher si vous préférez l’enfermement ou lé libération si le ciel est ou n’est pas par-dessus le toit parce que dans les deux cas si vous vous posez la question ça veut dire qu’il n’est pas en vous et alors il peut aller se coucher le ciel voilà ce que François Sornay dit encore mieux mort que vivant
peut-être est-ce un peu suspect de trouver de la liberté chez un homme dont la première partie de l’existence a consisté à faire de l’argent en fabriquant de la pollution de nos jours il faut faire attention à ce qu’on dit mais enfin avec ou sans CO2 le vent souffle quand même où il veut et d’ailleurs je ne vais pas me mêler de la fonte des glaciers ni de celle du sucre roux je n’ai rien contre une planète propre vous comprenez et contrairement à ce que croyait ma mère je n’avais rien contre une chambre propre non plus seulement j’avais autre chose à faire disons que j’étais requis par d’autres urgences simplement quand j’ai entendu une des représentantes les plus distinguées de l’écologie répondre à un auditeur qui lui reprochait de dramatiser trop vite que non non non il avait le droit d’être optimiste ce monsieur et même de s’éclater à sa convenance qu’elle-même était une personne très joyeuse elle voulait simplement dire que pour favoriser ce bonheur cet optimisme cette façon de prendre la vie du bon côté du bon pied il suffisait d’une toute petite chose de penser à la planète voilà tout au tri sélectif et qu’après ça on avait bien le droit de se marrer alors quand j’ai entendu ça ma mémoire n’a fait qu’un tour on ne me la fait pas sur les discours cléricaux vous comprenez ils me font gerber un max et celui-là n’a pas échappé à la règle j’ai eu le sentiment profond et assuré que les thèses des écologistes étaient cléricales ce n’est pas que j’en savais plus long qu’eux sur la fonte du sucre roux mais une bonne cause c’est comme une belle fille elle n’a pas besoin de mauvais arguments pour se faire valoir ce qui est beau et vrai et bon se défend tout seul voilà tout vous comprenez que je n’ai rien contre la propreté de la planète que je ne milite pas pour qu’on la salope je repère seulement un vicieux de processus qui traîne partout bien sûr pour ça il faut avoir un peu de bouteille moi l’astuce cléricale universelle je la flaire comme le cochon la truffe les cléricaux sont partout maintenant surtout chez les bouffe-curé les vrais curés sont devenus des enfants de chœur tellement les révérends pères communicateurs les ont surclassés martyrisés crucifiés le système est toujours le même on veut bien que vous existiez mais pas avant qu’on ne vous ait prélevé une petite retenue à la source on veut bien vous laisser faire ce que vous voulez mais pas avant que vous n’ayez donné quelques gages pas avant que vous n’ayez dit OK d’accord pas avant que vous n’ayez signé dans la bonne case alors on vous laisse filer où ça vous chante parce qu’on est certain que vous n’irez plus nulle part parce que vous êtes un poulet avec le cou coupé parce qu’écologiste ou non un clérical sait d’instinct que quand vous avez dit OK d’accord à la grosse bête qu’il défend à la grosse bête qui le protège quand il vous a installé direction bonheur sur des rails qui ne sont pas les vôtres alors vous êtes comme un garçon qu’on châtre avant de l’envoyer aux filles et vraiment les écologistes ne sont pas les seuls cléricaux de l’époque à côté des entreprises par exemple ils sont même franchement des débutants mais enfin quand un clérical vous annonce que vous allez être libre il commence toujours par vous retenir à la source une partie de votre liberté le comique c’est que tous les cléricalismes dénoncent le cléricalisme des autres un clérical c’est quelqu’un qui dénonce le cléricalisme ce qui m’oblige à faire encore plus attention même l’archevêque de Paris Mgr Jenesaispluscombien a eu pour une fois miracolo une réaction intelligente quand il a rigolé sous sa mitre de voir ressurgir dans la modernité libérée le même goût des catastrophes qu’on reproche depuis des siècles à sa boutique c’est vrai que les écolos sont un groupe de pression comme un autre ni pire ni meilleur ils ont loué comme tout le monde leur petit emplacement sur le Marché de la Peur et sans doute il y a sur cette terre des problèmes de CO2 et bien d’autres encore entre nous si vous trouvez un individu ou une société qui n’ait pas je ne dis pas un problème je ne dis pas deux problèmes je ne dis pas trois problèmes je dis tous les problèmes et je ne dis pas des problèmes accessoires je ne dis pas des problèmes subalternes je dis des problèmes vitaux cruciaux je vous paye des cerises celles de l’Yonne les meilleures et cueillies de ma main mais la question importante n’est pas là du tout du tout du tout
comprenez que je ne me soucie pas d’ennuyer la dame écolo ni personne d’autre je fais une mission de reconnaissance je reconnais un terrain un langage bien plus ancien qu’elle et que vous et même que moi et même qu’Hérode ça finit par me fatiguer d’être pris du matin au soir pour un débile par tous les cléricalismes ambiants de devoir planquer mon existence sous la table pour avoir le droit de vivre tranquille c’est toujours la même affaire tu es libre mon gars qu’ils disent tu peux partir à l’aventure mais laisse-nous ton adresse au cas où ça vous pourrit la vie les faux départs obligés et c’est vrai que quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent je pourrais accepter moi aussi de faire semblant que quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent je pourrais donner un accord à quatre-vingt-dix-neuf pour cent en faisant semblant qu’il est à cent pour cent c’est vrai que quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent je me sens capable de négocier avec la Peur comme tout le monde c’est vrai que quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent parce que je suis fatigué de chercher tout seul une libération qui m’emprisonne ou une prison qui me libère je jette un œil sur les mensonges qu’on glisse sous ma porte sous ma conscience sous ma volonté mais la centième Deo gratias ça fait un bug et je n’en suis plus du tout capable rapport à Montrouge peut-être rapport aussi à des tas de gens rapport à je ne sais quoi et cette fois-là cette centième fois-là je crois comme un con que j’en veux au monde entier et la machine à culpabiliser se met à turbiner alors que pour une fois pour une seule fois pour cette seule fois sur cent ce n’est pas vrai
ainsi le pétrole est venu au secours de Lamartine peut-être que la barque d’Elvire a vogué au super sur le lac du Bourget les riches qui veulent rester riches et les pauvres qui veulent le devenir ça peut se comprendre mais ça n’a jamais fait grandir personne d’un poil l’étonnant c’est un pauvre qui n’a pas envie de devenir riche l’étonnant c’est un riche qui a envie de devenir moins riche un type comme François Sornay prouve que personne n’en voudrait aux riches d’être riches s’ils savaient envoyer braire tout ça le moment venu si ce moment-là était le seul vraiment important de leur vie le seul qu’ils aient longtemps mitonné dans leur cœur et je dis que des riches comme ça ne peuvent pas faire de mal à cela près que je n’en vois aucun de ce tonneau parce que les riches d’aujourd’hui rétrécissent au gavage et que loin de les faire surnager à la surface du tolérable les Fondations du Schnoque qu’ils fabriquent les précipitent au fond même si en s’y abîmant ils glougloutent vaguement de la culture
parce que si la plupart des gens cherchent sans trop d’espoir une prison qui les libère ou une libération qui les emprisonne si cette situation les met généralement assez mal à l’aise mais pas franchement très mal à l’aise s’ils vivent dans l’inconfort mais pas dans le désastre les riches et les pauvres qui n’ont d’idée que de rester ou de devenir riches prélèvent sur leur liberté une telle retenue à la source qu’ils n’ont plus à choisir qu’entre une prison qui les emprisonne et une libération qui les volatilise l’argent est un frein moteur comme on dit un frein au moteur pas nécessairement une monstruosité mais nullement un bienfait une chance une bénédiction plutôt une grippe une défaite ordinaire pas toujours une défaite dramatique définitive mais une défaite quand même c’est le nerf de la guerre ok mais ce n’est pas le nerf de la paix l’argent c’est le linge sale qu’il faut laver en société d’accord mais pas de quoi être tellement fier la seule chose qu’il permette vraiment c’est de performer son chiuso et son bloccato je ne dis pas qu’il soit démoniaque ni intrinsèquement pervers mais enfin il est inférieur et la place des choses inférieures est en bas et pas en haut même si tout le monde s’excite à nous prouver le contraire chacun peut vérifier ce que je dis en se rendant à sa banque même si tout y patauge dans l’élégance et le sexy et la déontologie et l’éthique et le respect enfin une élégance de seconde zone quand même une élégance de prêt-à-porter un sexy un peu désamorcé il y a toujours un moment à la banque où le respect l’élégance le sexy l’éthique tout ça finit dans l’énorme grossièreté de l’intérêt et alors c’est exactement comme une défécation la dernière fois que j’ai vu le directeur de mon agence il devait être si anxieux de la préparer sa défécation qu’en me parlant il mâchouillait je ne sais quoi comme une vache même que je lui en ai fait illico la remarque sur le ton pète-sec que j’adore prendre quelque chose entre Louis de Funès et Dominique de Villepin c’est alors que ma chargée de clientèle qui assistait à l’entretien avec respect éthique et sexy et qui mâchouillait aussi quelque chose sans doute pour plaire au patron peut-être même que c’était quelque chose qu’il avait préalablement mastiqué à cause des économies d’échelle s’est soudain étranglée avec ce quelque chose qui ne voulait plus ni descendre ni remonter et nous étions le patron et moi à lui tapoter le dos c’était l’été elle avait le dos nu c’était pas désagréable et quand elle a fini par cracher le morceau j’ai bien vu qu’ils se sont fait leur petite révolution pointilliste à leur manière peut-être ont-ils vaguement constaté que leur activité était plus défécatoire et vomitive qu’autre chose dans ce cas ça a dû les faire rire du bon rire de celui qui remet le pot de chambre à sa place quand il le trouve sur la table du salon peut-être que ça a favorisé leur relation voilà voilà moi j’étais content et je n’avais plus qu’à me barrer
la retenue à la source je vous dis c’est ça qui n’est vraiment pas catholique même si la plupart du temps ce ne l’est que trop catholique ce n’est pas un livre pas une encyclopédie pas une collection c’est une bibliothèque que je devrais écrire sur la retenue à la source catholique et en italien encore pour que ça tienne moins de place mais là des souvenirs terrifiants me remontent dans le gosier des êtres humains qui se déshoméïnaient sous mes yeux et même comme on me l’a dit un jour il faut que je sois sacrément accro pour n’avoir pas quitté entièrement la boutique mais peut-être bien que je l’ai quittée Dieu seul le sait moi souvent je me dis quand même que je crois enfin que je crois que je crois ou que je crois que je crois que je crois et tous ces croa croa je ne sais plus si c’est moi qui les entends ou moi qui les croasse mais ils me ramènent au curé de Montrouge de mon enfance le chanoine Louis de Boissieu même qu’il signait à l’ancienne avec des s qui ressemblaient à des f comme s’il était le chanoine de Boiffieu c’était un gentil monsieur très doux avec un pince-nez mais Montrouge malgré tout c’était pas tellement son genre et il nous avait raconté une aventure une fois qu’il était passé près d’un groupe d’ouvriers qui avaient fait précisément croa croa dans sa direction et alors ce qu’il leur avait répondu le chanoine de Boiffieu m’avait préoccupé pendant quelque temps il leur avait répondu que les corbeaux n’étaient jamais très loin de la charogne même que cette parole d’amour fraternel leur avait claqué le bec mais tout ça restait gentiment nigaud le pire est venu bien plus tard le pire c’était les futurs cadres technocathocratiques et ça même si tout le Crazy Horse venait me tapoter le dos j’aurais du mal à le dégurgiter allez savoir pourquoi je m’étais foutu dans ce cirque les gens qui se déshoméïnent c’est pas possible le problème c’est que moi aussi je me déshoméïne et que je ne peux pas honnêtement expliquer que c’est la faute au chanoine de Boiffieu ni aux freluquets précocement rouillés que je viens d’avoir la tristesse d’évoquer devant vous
si bien que la question de la retenue à la source il faut lui donner toute sa dimension bien sûr qu’à plus de deux comme disait Brassens on est une bande de cons et la retenue à la source on voit tout de suite à quoi elle ressemble quand on a été couillonné par la propagande catho ou pire encore par celle qui s’en est inspirée sans rien y comprendre là alors c’est gros comme une maison du peuple et on croit longtemps que dénoncer ça comme on dit ça va vous dégager la tête comme le Sirop des Vosges Cazé d’autrefois vous dégageait les bronches mais bernique et même si vous arrivez à recracher la maison du peuple la retenue à la source change de cavalier un point c’est tout et se met à la colle avec la première idée qui vous passe par la tête la richesse on a beau dire ce n’est pas seulement celle du fric tous les coffres-forts ne sont pas dans les banques la richesse on a beau dire ce n’est pas seulement les riches ce n’est pas seulement les pauvres qui veulent devenir riches il ne suffit pas de s’insurger contre la richesse et l’injustice pour ne pas être un riche pour ne pas être un mauvais riche même les pauvres qui s’insurgent contre les injustices peuvent être des riches eux aussi ils peuvent porter en eux la souffrance des riches la souffrance de la retenue à la source dont souffrent les riches regardez bien les gens qui se battent pour la justice regardez comme un agacement une colère rentrée soulève leur poitrine celle des femmes on voit encore mieux je ne parle pas ici des farceurs des imposteurs des fumistes je ne parle pas des appointés de la revendication des brasseurs de communication je parle des honorables des modestes chercheurs de justice même ceux-là on dirait que c’est à eux qu’ils ont d’abord besoin de s’en prendre que c’est d’abord d’eux-mêmes qu’ils souffrent on dirait qu’ils sont les premières victimes de ce qu’ils veulent guérir chez les autres comme si les protestations pour la justice je ne parle pas des protestations truquées bidonnées je parle des protestations droites courageuses tapaient bizarrement à côté de la plaque injustement à côté de la plaque comme si toute bonne idée tout bon sentiment tout bon n’importe quoi chassait d’eux-mêmes ceux qui le ressentent comme si toute amitié pour l’autre devait commencer par un reproche à soi-même toute protestation de justice par la désignation d’un coupable comme s’il fallait tout payer d’avance et plus cher que ça ne vaut encore une fois je parle ici des honnêtes chercheurs de justice de ceux qui sont droits et respectables je ne parle pas des grands épris de justice professionnels ceux-là il ne faut jamais arriver en retard quand on vient les écouter les deux premières minutes sont les plus importantes celles où ils règlent leurs comptes où ils vous expliquent quel genre de gaziers les grandes bontés qui vont suivre ont d’abord besoin d’assassiner ceux-là on se demande toujours si c’est pour sauver des gens qu’ils ont besoin d’en assassiner d’autres ou si ce ne serait pas plutôt pour pouvoir en assassiner une tripotée qu’ils sont obligés d’en sauver une poignée
si vous avez eu la patience d’arriver jusqu’ici vous aurez repéré que ce Marché rampe comme un serpent pas un boa même pas une couleuvre à peine un orvet si toutefois les défenseurs de l’identité de l’orvet ne me font pas un procès pour faire de leur protégé le serpent qu’il n’est pas je voudrais tellement ne pas entrer dans le jeu que je déplore et jouer à mon tour au grand épris de justice je voudrais tellement éviter la retenue à la source qui va nécessairement avec ce cinéma-là on n’y échappe jamais je le sais bien mais pour essayer quand même d’y échapper je me fais tout petit je me réfugie dans mon sous-sol dans mon parking j’ai envie d’explorer des contrées où l’on ferme sa gueule je vous fais des clins d’œil comme les gens en font aux filles dans les bars pas pour vous demander on monte ? plutôt pour vous demander on descend ? tout ça pour trouver le point où l’on n’a plus personne à sauver c’est-à-dire plus personne à tuer le point où on l’on ne fait plus le Jacques à caresser d’une main et à étrangler de l’autre le point sans communication aucune le point de la simplicité nue qui est le seul point possible de la communication le seul point qui ne soit pas un point d’indifférence je sais bien qu’il n’a pas de surface dans le temps ce point-là qu’il va falloir remettre son maillot et revenir sur le terrain avec son numéro dans le dos et peut-être même la marque d’un épicier tout ça je le sais bien mais laissez-moi croire quand même qu’on en sera un tout petit peu seulement un tout petit peu rafraîchi ça je le crois vraiment je le crois vraiment
et je sais bien quand je dis ça quel genre de nostalgie je prends le risque de nourrir je sais bien qu’on va penser que je célèbre l’instant comme disent des régiments de prétentiards à peine installés dans leur berceau ils ne pensent à rien d’autre qu’à regarder mijoter leur futur confort mais de temps en temps ils prennent la pose ils jouent au gratuit ces épiciers ah ! l’instant l’instant un rayon de soleil un visage la fumée d’une sèche une gorgée de bière ils s’extasient l’instant seigneur Jésus c’est l’Himalaya l’instant le désert de Gobi la petite gorgée de bière truqueurs petites natures cœurs de plastique crânes de piafs la gorgée de bière ploucs distingués c’est juste là pour faire désirer les torrents de bière les océans de bière les infinis de bière c’est parce que vous vous en branlez de la bière qu’une gorgée vous suffit c’est parce que vous êtes aussi radins avec l’instant qu’avec votre pèze ce que vous kiffez ce n’est pas la bière c’est de faire les clowns dans le monde dans le demi-monde dans le quart de monde dans le quart-monde que vous êtes si vous la goûtiez vraiment votre bière même hyperlégère même débièrisée elle vous rendrait frappadingues mais vous ne savez rien goûter d’autre que vous-mêmes vous êtes le seul pieu où vous pouvez pioncer toute vie vous terrifie les plaisirs vous les piquez sans en avoir l’air comme des amuse-gueule vous n’êtes pas plus sérieux avec eux qu’avec les choses sérieuses vous passez votre temps à décorer votre chiuso et votre bloccato c’est pour ça que vous jouez les nostalgiques pour ça que vous prenez ces mines d’esthètes qui débectent en douce ceux qui ont encore en eux quelque chose de vivant vous faites semblant de regretter de n’être jamais allés là où vous n’avez jamais voulu aller là où vous ne voulez toujours pas aller et en plus vous exigez qu’on admire votre trouille et qu’elle passe en prime time à la télé
l’instant c’est le passage le plus difficile de la course en montagne le plus beau et le plus mauvais le pied qui glisse sur la roche humide juste quand on croit avoir tout le paysage pour soi juste quand on se sent exister le plus personne bien sûr ne peut donner à personne des leçons d’instant mais attention l’instant c’est piégeant vous croyez que c’est seulement beau mais c’est « le premier degré du terrible » l’instant n’est pas là pour vous enrichir pour meubler l’album de photos la galerie de souvenirs la collection de rêves l’instant c’est le grand déménageur il n’est pas là pour ajouter mais pour retrancher pas tout de suite d’accord au début c’est une porte qui s’ouvre c’est le monde qui se transforme en direct en live mais très vite l’instant vous met le pied à l’étrier de l’absolu tout le monde le sait ça même les pros de l’instant les truqueurs de l’instant c’est pourquoi ces petites natures veulent une petite gorgée de bière avec leur petite amie pour un petit moment dans le petit bistrot c’est vrai que devant l’instant on est presque toujours un touriste au bord des chutes du Niagara une photo et on se tire ce n’est pas qu’on ne se sente pas capable de descendre des tonneaux de bière ce n’est pas qu’un amoureux soit très content de rester éternellement devant les portes ce n’est pas à cause de la quantité qu’on se méfie des tonneaux de bière personne ne pense sérieusement que la qualité vaut mieux que la quantité en tout cas pas mon grand-père italien dont l’admirable devise était molto ma buono la méfiance devant les tonneaux de bière la fausse sagesse qu’on prête à la petite gorgée de bière c’est parce qu’on sait qu’au bout du beaucoup il y a le rien et qu’un peu au contraire on croit toujours que c’est quelque chose un peu on croit toujours que ce n’est pas rien un peu on s’imagine toujours que ça protège de rien tandis que beaucoup et beaucoup de beaucoup on s’attend à ce que d’un jour à l’autre ça devienne rien tout le monde comprend que l’idée de l’instant l’idée superbe de l’instant ce n’est pas d’enrichir mais d’appauvrir pas de vêtir mais de dénuder pas d’enseigner mais de faire des gens les ignorants qu’ils n’osent pas être tout le monde comprend bien l’idée de l’instant même si la plupart du temps forcément on cale mais même si quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent on se console on se raconte en douce qu’on a bien raison de caler il y a toujours quelqu’un pour fracasser cette évidence sans crier gare et démasquer la peur qui lui file le train celui-là ne sait rien de ce qu’il anéantit ni de ce qu’il fait naître s’il le savait peut-être ne serait-il pas content de lui peut-être irait-il dare-dare sonner chez un psy la vie n’est pas faite de gens paumés et de gens dans le coup la vie n’est pas faite de sauveurs et de sauvés la vie n’est pas faite de souteneurs et de soutenus la vie n’est pas faite de belles consciences et de consciences d’occasion la seule solidarité la seule ressemblance entre les humains c’est que le vent les emporte où il veut comme il veut que leur chiuso et leur bloccato leur liberté et leur ouverture sont des histoires qu’ils se racontent pour paraître costauds en sciences humaines l’instant c’est un grand coup de vent et rien n’est vrai que le vent qui ne fait aucune différence entre les gens ouverts et les gens bloccati entre les grands repris de justice et les grands épris de justice et il importe peu que nous ne sachions presque rien du monde de nous des autres de la vie il importe peu que le vent jette par la fenêtre le baluchon de nos idées de nos sentiments de nos valeurs et tandis que nous cavalons pour les ramasser nous décourage définitivement en nous assommant avec le sac où il a enfermé nos vertus tout cela importe peu pourvu que nous sachions qu’il est le vent et que le seul mot d’amour possible la seule demande possible le seul programme possible qui renaît à chaque fois de la mort de la mort c’est DU VENT !
ainsi ce matin quand une petite dame bien mise est sortie du super avec un sandwich tout frais et l’a gentiment donné à un boiteux il la guettait sans doute puisqu’il courait d’une porte à l’autre en activant sec sa béquille il faisait très froid je ne les ai pas regardés longtemps mais je les ai saisis comme le froid m’a saisi si on ne comprend pas tout de suite qu’un instant comme celui-là n’est pas une gorgée de bière pour demi-portion pas la peine d’envisager de se payer une formation qualifiante j’ai bien vu quand elle est sortie avec son sandwich que ce n’était pas une image d’Épinal mais j’ai vu aussi et du même regard que tout ce que je pourrais raconter pour expliquer savamment que ce n’était pas une image d’Épinal pour la dénoncer même en me déguisant en grand épris de justice serait une autre image d’Épinal pire que la première et je voyais bien de quelle satisfaction vicieuse la petite dame pouvait se contenter et aussi de quelle détestation secrète le boiteux pouvait la charger et il ne restait plus que le froid et ce sandwich qui passait de la main de l’une à la main de l’autre et j’avais beau tout imaginer tantôt que ce type était un grand repris de justice qu’en prison il avait suivi une formation qualifiante pour apprendre à trotter avec une béquille que la dame elle était une grande éprise de justice qu’elle avait des causes des œuvres des colloques des valeurs tantôt que c’était une pécheresse sur le retour qui essayait de se racheter des points pour le paradis avec des sandwichs et lui un résistant à je ne sais quoi à qui on avait cassé la jambe dans une séance de torture sans totalement exclure que ce pouvait être aussi une petite dame à qui ça faisait plaisir de donner un sandwich à un malheureux content qu’une petite dame lui donne un sandwich je tournais ça de toutes les façons possibles rien n’entrait vraiment dans aucune case voyez-vous je ne savais pas de quoi ils étaient les acteurs comme dit M. Touraine et je savais qu’eux non plus n’en savaient rien parce que rien encore une fois n’entrait dans aucune case le sens de tout ça il n’y avait que M. Touraine pour le connaître mais il ne peut pas courir d’une ignorance à l’autre avec une béquille M. Touraine au fond la seule évidence qui me saisissait presque aussi durement que le froid c’est que les histoires d’acteurs d’acteurs politiques sociaux économiques culturels ça ne sert qu’à attraper des unités de valeur pour faire adjoint au chef marketing dans le super qui vend des sandwichs à moins qu’après tout la question ne fasse que rebondir et que l’adjoint au chef marketing ne joue dans le même film que la petite dame le mendiant trotteur et votre serviteur qui parle de tout ça inutilement j’envisage tout vous voyez enfin tout ce que je suis capable d’envisager et même que tout soit une illusion après tout mais il restait le froid et des images trompeuses et ces images trompeuses je les sentais pourtant
vraies
vraiment vraies
et plus j’étais certain de ne pas assez les comprendre de mal les comprendre de ne pas vouloir les comprendre plus je les voyais vraies terriblement vraies rien de ce qui les aurait attaquées en les commentant en les soutenant d’un commentaire de souteneur rien de ce qui aurait menacé leur vérité de biais traîtreusement par le côté à la manière du dégât des eaux sur le mur de la salle funéraire n’aurait pu la mettre en danger nous sommes entourés d’une insupportable légion de vérités c’est notre bonheur mais de vérités insaisissables nous ne voulons pas que ce soit aussi notre bonheur quand un instant elles nous sont saisissables nous crions bêtement au miracle au lieu de nous préparer à nous taire nous tentons de ranger les vérités insaisissables dans nos souvenirs dans nos nobles souvenirs pour nous faire croire qu’autrefois jadis naguère nous avons saisi l’insaisissable les choses vraies sont des oiseaux dans le vent des oiseaux dans le vent puissants comme des locomotives vous les reconnaissez à ce qu’elles entraînent vous les reconnaissez à leur ef-fi-ca-ci-té je le mets exprès ici ce mot-là vous ne trouvez pas il détonne salement non il n’a pas la gueule qu’il faut ici non et pourtant avant que les managers ne l’aient fait prisonnier c’était un mot magnifique un mot de courroie de mouvement de musique de plénitude ces sales mecs-là dès qu’ils touchent à un mot ils le déglinguent ils le sabotent ils le cochonnent OK d’accord soyons donc concrets nous aussi et réalistes vous ne savez pas ce qu’on peut être concret quand on sait que les cerfs-volants se dandinent c’est fou ce qu’on voit bien le concret quand les cerfs-volants se dandinent l’arnaque politique l’arnaque culturelle l’arnaque sociale l’arnaque humanitaire l’arnaque communicationnelle on peut voir concrètement tous les sous-ensembles concrets de l’arnaque managériale puisqu’il faut être concret merde soyons concrets c’est ça qu’on devrait enseigner à l’Université tandis que les cerfs-volants disparaissent tout là-haut c’est la chaire de psychosociopathologie de l’arnaque managériale évolutive qu’on devrait ouvrir à l’Université la PAME première qualité du titulaire s’intéresser aux cerfs-volants comme ça quand la suite de sa carrière le tracassera il saura lever vers eux un doigt bien vertical c’est simple la révolution il suffit de ne pas poursuivre les mêmes buts que ceux qui ne veulent pas la faire donc de ne pas attendre les mêmes bonheurs les gens qui veulent faire la révolution en voulant les mêmes avantages et plus que ceux qui ne la font pas je ne me mettrai jamais dans la tête que ce ne sont pas des rigolos des rigolos dialectiques peut-être mais des rigolos quand même surtout quand ils prennent l’air tragique et solennel pour expliquer qu’ils ont bien le droit de revendiquer pour eux-mêmes et d’améliorer leur qualité de vie comme si réclamer du foin pour son râtelier c’était prendre une option sur le Panthéon
bien sûr bien sûr les managers sont comme les autres bien sûr ils ont eux aussi un poids sur l’estomac un poids qui n’a rien à voir avec la peur de la mort les fins de mois la grippe les histoires de cul avec rien de ce qu’il est facile d’avouer et même que ce poids-là qui pèse sur l’estomac de tout le monde on le voit encore mieux peser sur l’estomac des managers tellement ils sont obligés de faire des grimaces pour faire oublier tout ce qui reste coincé dans leur gosier un manager c’est quelqu’un que la vie conduit de la peur à la retraite il faut voir dans quel état il y arrive mamma mia alors il remet ça dans les assoces avec l’air détendu et quand même soucieux qu’on lui a appris à prendre pour avoir l’air d’un chef mais à ce moment-là son vrai souci ce n’est pas l’assoce c’est que sa femme ne le jette pas trop vite enfin pas avant qu’il ne soit tout gâteux c’est terrible un manager à la retraite un manager sans le bureau où il s’activait comme un lapin craintif c’est aussi paumé qu’un escargot sur la banquise le monde tout à coup est trop grand pour lui trop grand inexplicablement injustement trop grand
les cerfs-volants en haut le poids en bas la libération et la prison on n’en sort vraiment pas entre les deux vous croyez vraiment qu’il y a quelque chose j’en doute moi peut-être des instituts de statistiques bizarre quand même qu’on ne parle jamais ni des choses qui sont en haut ni du poids que les gens ont sur la patate qu’est-ce qu’il y a d’autre de sérieux à votre avis les politologues peut-être ou les esthéticiennes notez ça permet de faire des colloques sur esthétique et politologie vraiment dommage qu’on ne parle pas du poids ça pourrait nous réunir nous faire nous comprendre sans nous confondre ce qu’il bloque en nous le poids ce qu’il empêche en nous quand nous faisons semblant de l’oublier c’est juste ce qui fait de nous des humains il pèse il pèse il pèse et nous sommes assez ballots pour le laisser peser et nous le laissons tout étouffer en nous tout filtrer tout contrôler et nous considérons que c’est notre devoir d’agir aussi bêtement parce que le poids est devenu notre règle notre mesure notre bouchon doseur le poids qui nous tue est devenu notre principe directeur et plutôt que de parler de ce poids nous nous envoyons des mails sur le capitalisme le marxisme à mon avis mieux vaudrait encore un film porno parce que ça laisse le gars tout seul avec son poids et l’illusion qu’il va s’en débarrasser et la certitude qu’il ne s’en débarrassera pas permettez que je profite de ce laïus petit boa de ce laïus couleuvre de ce laïus orvet pour dire ça dans un coin de phrase où ça ne se remarquera pas mais les films porno c’est pas le pire pas le pire je suis au courant merci que ce n’est pas le top non plus mais je ne peux pas m’empêcher de penser que là au moins personne ne peut oublier que le poids est le poids alors que tout le reste tout le reste qui est devenu management c’est-à-dire chiure quart de mondaine tout le reste qui est devenu territoire occupé du management colonie du management est une anesthésie illicite du poids une opération d’escamotage du poids une criminelle tentative d’ablation du poids il pèse tellement sur l’estomac des gens ce poids qu’ils se laissent faire qu’ils marchent dans la combine et plus on fait semblant de le leur enlever plus il pèse plus il s’installe plus il s’incruste ils sont bien trop polis les gens pour signaler aux gugusses qui les couillonnent qu’il n’a jamais été aussi lourd alors au lieu de leur régler leur compte ils leur règlent leurs honoraires des honoraires salés comme des larmes tellement salés qu’ils en veulent pour leur argent les gens et pour leurs larmes donc ils font comme s’ils étaient tout légers tout libres ils font comme s’ils étaient des cerfs-volants mais le poids en eux est de plus en plus lourd de plus en plus autoritaire de plus en plus vicieux et les soi-disant cerfs-volants se mettent à ramper sur le béton à traîner dans la poussière et comme les vrais cerfs-volants ont disparu dans les nuages ils se disent que c’en est fini des choses du haut des choses d’en haut ils reviennent tristement à leur poids ils s’abandonnent à leur poids ils laissent le pouvoir les commandes à leur poids et alors le poids est tout libre de trafiquer en eux des choses lourdes d’y installer sa gonzesse préférée sa putain de merde de volonté de puissance aux mille visages avec ses airs de salope distinguée qui vient d’avoir ses diplômes et qui vit des choses fortes tous les week-ends et la garce met dans le ciboulot de tout le monde d’être plus fort que tout le monde en quelque chose et tout le monde veut être premier de la classe en quelque chose et tout le monde veut être le meilleur sauveur en quelque chose tout le monde veut faire en sorte d’être le meilleur sauveur en quelque chose c’est pour ça que tout le monde se bagarre pour son stand sur le marché de l’humanitaire c’est pour oublier le poids pour faire en sorte d’oublier le poids et finalement c’est pour ça que tout le monde se fait le flic de son voisin et de son lointain c’est pour ça que tout le monde va se soulager dans les toilettes publiques de l’humano-sécuritaire c’est pour oublier le poids pour oublier qu’il faut oublier encore oublier toujours oublier c’est pour ça que chacun se précipite sur tous les autres c’est pour ça que chacun vérifie si ce que racontent les autres est conforme finalement ce n’est pas tellement pour faire les flics que les gens vérifient c’est pour s’assurer que les autres ne vont pas encore leur mettre sous le nez quelque chose à oublier est-ce que ça ne vous scie pas à la base vous les indignations qu’on se paie aujourd’hui ça ne supporte vraiment plus rien nom de Dieu un citoyen du XXIe siècle faut tourner sept fois sa langue dans sa bouche avant de demander un café et encore il faut tout de suite dire je vous demande entre guillemets un café Madame entre guillemets des fois que vous imagineriez que je vous considère comme ma entre guillemets dame parce que je vous respecte trop entre guillemets pour penser que vous pourriez être ma propriété entre guillemets c’est terrible quand les gens veulent oublier le poids qu’ils ont sur la patate quand ils veulent faire en sorte de l’oublier c’est eux qui deviennent des patates des patates douces si douces entre guillemets qu’elles ne supportent plus rien les pauvresses et qu’elles deviennent méchantes les vaches sans guillemets la vacherie moderne notez elle a des excuses quand on n’a plus l’idée de s’intéresser aux cerfs-volants quand on n’a pas le droit de parler du poids qu’on a sur la patate qu’est-ce qu’il reste sinon la vacherie une vacherie à principes bien sûr une vacherie tout ce qu’il y a de démocratiquement argumentée fraternellement argumentée une vacherie hyperbien maquillée la vacherie des gens qui n’ont plus l’accès direct à rien qui ne cherchent plus l’accès direct à rien la vacherie des gens maqués par des loustics à principes et qui appliquent leurs principes comme ils peuvent en apprenant par cœur les mots qui vont avec c’est qu’ils veulent tous être de bons élèves les gens ils n’ont pas honte à leur âge de vouloir être des bons élèves des merdeux de bons élèves ils prennent les mots qu’on leur dit pour exprimer les pensées qu’on leur dit ils ne vont pas pisser ils font en sorte d’aller pisser ils ne se retiennent pas d’aller pisser ils font en sorte de se retenir d’aller pisser tout ça c’est la vacherie à laquelle on aboutit quand on n’a plus rien à voir avec la réalité quand on n’a plus à voir qu’avec les principes ils sont si loin de la réalité les gens à chaque fois qu’on leur parle d’elle c’est pour les en écarter un peu plus ils en sont bien plus éloignés que les cerfs-volants qu’ils ont oubliés dans le ciel parce que les cerfs-volants si haut qu’ils crèchent ils crèchent quand même quelque part mais eux ils ne sont plus nulle part ils ne sont plus installés nulle part ils sont inscrits partout et installés nulle part ce n’est pas qu’ils voyagent ne croyez pas ils ne voyagent pas du tout ils font du surplace sur le tapis roulant des principes ils regardent défiler des principes on les a dressés à laisser les choses sérieuses au vestiaire et à regarder défiler des principes si vous leur demandez ce qu’ils font ils vous répondent qu’ils font en sorte ils font sans faire ils font mais pas tout de suite ils font si c’est possible entre ce qu’ils font et eux ils glissent une énorme feuille de papier à cigarette ils disent qu’ils font en sorte pour se laisser le temps de fabriquer cette feuille de papier à cigarette qui les protège de ce qu’ils font et qui protège d’eux ce qu’ils font pour se laisser le temps de ne pas avoir l’air de faire vraiment ce qu’ils font exactement ce qu’ils font pour laisser entre eux et ce qu’ils font une petite place pour les principes pour laisser aux autres la possibilité de vérifier qu’ils respectent bien les principes ils pensent que c’est ça la vérité démocratique une déréalisation par les principes enfin ils font en sorte de le penser de penser que vivre c’est s’installer sur le nez le masque des principes se protéger de la réalité de la pollution de la réalité par le masque des principes pas la peine de leur expliquer que c’est beaucoup plus dangereux pour la sécurité publique que toutes les burqas de tous les émirats ils le savent mais comme cette idée-là est contraire aux principes ils font en sorte de ne pas le savoir en attendant c’est que du bonheur comme on dit à la radio vraiment que du bonheur
je ne la déteste pas cette époque je ne me fous pas d’elle comme ceux qui lui passent tout je me bagarre avec elle parce que je ne renonce pas à l’aimer je ne sais pas si c’est pareil pour les zébus mais pour les humains l’époque où ils vivent est bien plus qu’un décor bien plus qu’un arrière-plan bien autre chose qu’un présentoir de nouveautés c’est une part de leur mystère un écho d’eux-mêmes c’est leur photo retournée aucun zébu ni même aucun humain ne peut vivre sans essayer d’aimer son époque sinon sa vie en est écornée rapetissée rabougrie mais ce n’est pas n’importe quoi aimer son époque ça s’aime comme un dompteur aime ses fauves une époque il ne veut pas leur malheur il n’est pas leur ennemi mais il ne les laissera pas le bouffer les tigres ne lui sauteront pas dessus pendant qu’une bonne âme appointée lui expliquera comme ils étaient heureux dans la jungle à bouffer entre guillemets tout ce qui bougeait avec humanité naturellement ou en tout cas avec tigrité elle n’est pas plus mauvaise qu’une tigresse l’époque mais elle a les mêmes griffes la même mâchoire les mêmes muscles pas question de la laisser faire ce n’est pas commode d’aimer son époque pas plus que de s’aimer soi-même d’aimer ses propres griffes ses propres mâchoires au fond tout ça c’est presque pareil s’aimer aimer son époque aimer les autres c’est descendre dans les fondations c’est ne pas se fier aux mots c’est chercher des liens secrets intraduisibles c’est choisir l’incommunicable choisir de communiquer par l’incommunicable choisir de s’absenter pour se présenter choisir une sorte de violence infinie de violence amoureuse contre la violence finie haineuse jalouse une époque ça ne s’aime pas n’importe comment ça ne s’aime pas connement ça ne s’aime pas lâchement aimer une époque c’est plonger dans son inconnu se choisir inconnu pour plonger dans son inconnu on ne suit pas une époque comme une pute on ne se laisse pas expliquer une époque par des zigotos par l’objectivité zigotesque des zigotos quand on se bat contre elle ce n’est pas surtout pour lui enlever ici ou là une ride d’injustice ou une verrue d’inégalité une époque c’est toujours trop jeune ou trop vieux pour la chirurgie esthétique on se bat contre elle pour qu’elle puisse finir par vous aimer pour qu’on puisse finir par l’aimer on se bat contre elle pour qu’elle crache le morceau et pour qu’elle vous le fasse cracher j’ai l’air de gueuler contre l’époque mais finalement je l’aime vous savez elle me fait rigoler avec le paganisme de troisième division dont elle est si fière et les cadres B qui la commentent du matin au soir souvent je me dis qu’elle aussi doit bien rigoler ça me plairait d’être son complice elle est assez abordable finalement il suffit de ne pas lui parler comme un ancien élève d’une école de commerce mieux vaut zyeuter un petit peu dans son corsage zyeuter entre guillemets évidemment une époque vous savez ça a toujours raison mais il ne faut pas lire ses hiéroglyphes à l’envers il faut être aussi vicieux qu’elle avoir pour elle une amitié un peu vicieuse gentiment vicieuse que voulez-vous qu’on comprenne à l’époque quand on a fait une école de commerce on est naïf comme tout on est un puceau de l’intelligence un puceau tout content un train en partance bien installé sur ses rails mais qui ne sait pas qu’ils ne vont nulle part comment voulez-vous qu’un gars comme ça s’aperçoive jamais qu’elle est arrivée au mensonge absolu l’époque que ce n’est plus la peine de se creuser la caboche à démêler le faux du vrai tout est bon dans le cochon tout est faux dans l’époque la terre entière est devenue le Musée Grévin le faux n’a jamais été à ce point faux tout est tellement faux qu’on est peut-être plus près du vrai qu’on ne le croit remarquez-vous comme la gaîté de l’époque est proche de sa tristesse on dirait un cadavre qui chante à ses propres obsèques qui regarde dans la nécro du journal s’il est encore vivant c’est tellement évident que quelque chose est fini que quelque chose est au bout que quelque chose est rincé pas la peine de vous en prendre à celui-ci ou à celle-là pas la peine de monter sur vos grands chevaux à peine arrivé au pouvoir on devient instantanément un cadre B aujourd’hui un cadre B qui gouverne avec trois grammes cinq de management dans le sang personne ne sait faire autrement personne ne peut faire autrement pas la peine de jouer les chasse-mouches
tout ça l’époque le sait et ça ne la décourage pas elle se dit qu’un jour peut-être les gens vont comprendre que ses mailles à l’envers sont bien plus intéressantes que ses mailles à l’endroit que son silence en dit plus long que son zim boum boum peut-être qu’elle attend qu’on la retourne l’époque peut-être même qu’on la culbute doucement amoureusement aucune époque n’est nulle aucune époque n’est vaine aucune époque n’est vide chacune a son code sa clef aucune ne s’ouvre avec la clef d’une autre aucune n’obéit à la logique d’une autre notre époque c’est une commerçante pressée de vider ses réserves parce qu’elle veut reconquérir son arrière-boutique elle entasse tout dans la boutique elle met tout bien en vue pour que les gens achètent alors au fur et à mesure que la boutique se vide ils pensent que l’affaire de la pauvre dame est en train de capoter mais la commerçante voit ça autrement elle reconquiert son arrière-boutique pour y faire elle ne sait pas trop quoi mais c’est beau ce grand espace de vide rien ne ressemble plus au vide du néant que le vide de l’être entre les deux il y a juste un assentiment il y a juste le temps d’un clin d’œil allez savoir pourquoi elle réagit comme ça l’époque peut-être parce que c’est une femme qui a beaucoup vécu qui a beaucoup aimé pas dur de lire dans les rides d’une femme comme ça qu’elle sait qu’elle n’a pas assez vécu pas assez aimé alors elle entre dans l’arrière-boutique de son âme amoureuse pour que le vide du néant s’y métamorphose
et l’époque malgré tout sourit
le mal qu’ils se donnent pour comprendre ça ses amoureux le mal qu’ils se donnent pour s’agripper à ses jupes ils la comprennent tout de travers l’époque ils croient qu’elle est encore à séduire ils veulent encore lui acheter des fringues et des bijoux et des bêtises ils veulent même lui inventer des idées ils ne sentent pas qu’ils la gonflent grave qu’elle est arrivée au bout qu’elle n’a plus aucun goût à se décorer se parfumer notez c’est terrible d’être amoureux d’une absence de réaliser qu’on est amoureux d’une absence un vrai cauchemar vous ne croyez pas un cauchemar que n’aura jamais connu aucune autre génération plus moyen de rêver plus moyen de l’embellir l’époque fini le temps des projets heureux même le temps du malheur méchant est fini quand on pouvait encore penser ou se forcer à penser que le temps des projets reviendrait le temps des amours solides des amours bâties construites le temps des pensées édifiantes panique à bord tout ça est foutu alors ils regardent derrière eux les soupirants abandonnés ils se cherchent d’autres appuis d’autres marques d’autres projets ils rêvent au futur antérieur et vlan c’est comme si leur époque déshabillait toutes les autres comme si ces femmes différentes n’étaient plus qu’une seule femme vêtue de ce rien qu’ils continuent à croire effrayant et je comprends bien qu’ils le croient et je comprends bien qu’ils s’accrochent les uns à leur imbécile que du bonheur les autres à ce progrès qui leur dégouline le long des cuisses comme une diarrhée et je comprends bien que d’autres encore se ficellent à leur pauvre petite pureté égrotante en gueulant comme des malades sur tout ce qui bouge et je comprends bien que chacun à sa façon s’échine à le tenir debout le maudit cadavre et que d’autres encore veuillent l’enterrer en plein champ entre les laitues OGM et les salsifis anti-OGM en expliquant aux zébus qu’on est tous pareils eux et nous et tout le monde tout le monde tout le monde je comprends bien qu’ils continuent à se raconter leurs sornettes puisqu’ils n’ont pas du tout du tout compris que même quand elle essaie de faire liste commune avec le règne animal le règne végétal le règne minéral le règne universitaire l’énorme frustration qu’on essaie désespérément de maintenir en vie est
crevée
pas d’autre solution donc que de se frustrer de frustration
morte cette mauvaise façon d’être content morte cette mauvaise façon d’être mécontent morte cette mauvaise façon de s’installer mort l’art déco des consciences morte cette ligature du désir merde à la pierre qu’on roule à l’entrée de soi merde à tous les sam’suffit merde à la dictature des petits désirs qui s’entre-surveillent s’entre-contrôlent s’entre-jalousent voyez comme tout ça finit en putasserie ouvrez bien vos mirettes chacun se fait le manager de soi-même vous voyez le coach de soi-même vous voyez tout le monde se barre en soi-même tout le monde sait que c’est râpé tout le monde va renifler un coup le même macchabée avant d’aller faire sa déclaration à la presse comme après une élection cantonale ils ont tous les foies vous voyez
tant pis j’avoue tout
pas moi
rien à cirer de savoir si c’est parce que je suis le plus malin ou le plus con ou le plus moyen rien à cirer je vous dis moi je n’ai pas les foies même que ça me démange de jubiler publiquement malgré les taches de graisse à toutes les pages de mon cahier de morale une jubilation à faire chier tout ce qui compte le mot est on ne peut plus juste tout ce qui compte qui mesure qui note qui annote qui évalue qui prévoit qui commente qui fait le malin je suis presque sûr que je ne n’aurai pas vécu pour rien vous comprenez surtout ne me plaignez pas d’être presque tout seul pas de souci je ne vais pas tirer ma révérence par anticipation gardez vos consolations nécrophiles pour les congrès de zébus humanistes
et puis une personne tout ce qu’il y a de savant nous a tout expliqué l’autre matin vous pensez bien qu’elle avait les diplômes pour ça l’éternité c’est fini qu’elle a dit notre éternité aujourd’hui c’est dans l’instant qu’elle crèche elle vient nous apprendre ça sans mollir la dame et sûre d’elle je vous dis pas ah bon qu’il fait le journaliste il sent qu’il a déniché là un sacré scoop heureusement dans ces moments-là je pense à mon toubib mollo sur la colère il me dit donc je tourne ça à la rigolade mais quand même vous pouvez péter n’importe quoi sur l’éternité par contre si vous vous gourez sur l’historique des relations entre le vingt-troisième courant socialo et la quatorzième mouvance verte alors là gaffe ils sont tous à se rouler par terre de désolation tandis que si vous dites que l’éternité c’est la gorgée de bière pas grave pas de sanctions prévues un détail sans doute ok d’accord j’aurais tort de me fâcher la théologie en a vu d’autres qu’elle se démerde toute seule c’est pas se fâcher qu’il faut c’est sentir comme ils ont tous peur le sentir jusqu’à ce que ça vous donne des frissons sentir comme ils se savent cernés par le vide comme ils s’accrochent à n’importe quoi on se marre bien tous les deux l’époque quand on parle de trucs comme ça viens à la fenêtre qu’elle me dit on va regarder passer les gens on y va on leur balance des noyaux de cerise on rigole des efforts qu’ils font pour avoir l’air sérieux éthiques et tout ce qu’il faut mais on le sait nous deux comment ils sont on a des lunettes spéciales vous comprenez si vous voyez comme elle regarde les gens l’époque avec quel sourire avec quelle tristesse
au fond du fond si l’éternité tient ou non dans une gorgée de bière je ne peux pas tirer ça au clair si c’était le cas ça ferait une histoire sympa à raconter aux copains le genre d’histoire qu’on est censé rapporter d’un ashram pour le prix du billet il faut bien qu’il se passe quelque chose de fort n’est-ce pas de vraiment fort sinon le client est blousé il suffirait de vérifier qu’on parle de bière dans un ashram vous me direz il y a toujours la bière sans alcool la Tourtel de Jacques Berque à la fin de sa vie on allait la chercher chez Monoprix l’instant délice il dit Monoprix l’instant bien-être c’est pas chouette non une big distrib qui fait de la philo et une femme savante qui fait de la big distrib ce n’est pas encore plus chouette non formidable ce joint venture réciproque surtout prononcé avec l’accent amerloque du mec qui a l’esprit aussi large qu’une pantoufle écrasée enfin bon sur la question de l’éternité et de la gorgée de bière je pourrais me montrer conciliant la vie est pleine de questions insolubles n’est-ce pas le malheur enfin je dis le malheur pour moi c’est plutôt le bonheur le bonheur même si je vous assure que je n’ai pas de fil direct avec la vérité le malheur c’est que j’ai une idée sur le fond de la question et que je crois bien que c’est la bonne pas une idée de philosophe pas une idée de spécialiste une idée de rien du tout une idée qui se pointe quand on écoute les voix des gens sans trop s’intéresser à ce qu’elles récitent une idée qui vous vient quand on est installé à sa fenêtre et qu’on les regarde vaguement passer en se foutant d’eux sans se foutre d’eux
parce qu’après tout la dame peut la trouver où elle veut l’éternité c’est son problème mais je me demande bien ce qui lui permet d’affirmer comme une évidence qu’elle s’est barrée dans l’instant dans la gorgée de bière dans la mousse de la gorgée de bière dans la légère buée fragile sur le verre de la gorgée de bière arrangez ça comme vous voulez c’est du bidon tout ça pas de la littérature elle doit l’avoir la dame le fil direct avec l’éternité elle doit être vraiment au courant de ce qui se passe au fond du verre au fond des gens pour savoir qu’à notre époque elle est dans l’instant l’éternité moi j’en sais bien moins long qu’elle quand on me demande où elle est je rase les murs je mets la tête dans mon pupitre pour ne pas être interrogé je fais signe aux copains de ne pas oublier de me souffler notez je ne suis pas si nul que ça je peux raconter quelque chose sur l’éternité comme tout le monde par exemple que c’est la mer allée avec le soleil la vie avec la lumière l’immanence avec la transcendance ça m’a plu toute ma vie des trucs comme ça donc je ne suis pas entièrement zéro en éternité vous voyez j’ai quand même des choses à dire je me défends quoi oui c’est ça je me défends parce qu’enfin quand on m’explique que l’éternité est dans la mousse de la bière ou dans la buée sur le verre de bière je me sens attaqué pas attaqué dans mes idées ça n’a rien d’important les idées attaqué plus profond ou plus haut comme si on vissait un toit au-dessus de ma tête alors je sors la tête de mon pupitre je veux vraiment écouter je veux vraiment savoir ce qui permet à la dame de dire ça sur ce ton de certitude sur cet impayable ton de compétence médiatique comme si elle nous révélait qu’on se tue davantage de nos jours en bagnole qu’en diligence comme si elle nous expliquait combien de temps un troupeau de trois cents ruminants doit péter avant que la planète n’explose et si nous courons un plus grand danger quand ces frères en écologie pètent de conserve ou de concert plutôt que successivement ou par groupes d’affinités musicales et si les pets mâles sont plus ou moins performants que les femelles le fond de mon idée quand j’entends la dame expliquer sur ce ton-là avec l’autorité hypocrite qui s’attache à ce ton-là avec la jovialité indifférente ou cruelle qui s’attache à ce ton-là avec l’humanité si apparente que revêt l’inhumanité de ce ton-là que l’éternité maintenant c’est dans l’instant qu’elle a sa piaule et pas ailleurs le fond de ce que j’appelle comme je peux mon idée c’est que je suis sûr que c’est
faux
OK mon GPS manque un peu de précision pour m’indiquer la route de l’éternité OK je n’ai pas de réponse décisive à fournir pas d’arguments fulgurants mais l’intime conviction si ça peut condamner ou innocenter quelqu’un ça peut bien marcher pour une idée non une certitude comme ça c’est ahurissant vous ne trouvez pas et le plus ahurissant c’est que ça n’ahurisse plus personne qu’est-ce qu’elle en sait la dame de l’éternité elle est comme moi elle en sait des mots voilà tout on dirait même qu’elle veut se cacher quelque chose et nous le cacher par la même occasion qu’elle veut liquider quelque chose qu’elle a besoin de liquider quelque chose le poids à mon avis le poids qu’elle a sur la patate le poids qu’elle a sur sa science le poids du rôle qu’elle joue qu’elle se joue on dirait une gosse qui se dépêche de fourrer ses secrets dans un tiroir quand elle entend les pas de sa mère une gosse qui cache une lettre d’amour dans son dos je me demande si elle aime vraiment l’instant cette dame-là si elle aime vraiment la bière je me demande si l’instant l’intéresse je me demande même si elle en a déjà vécu des instants enfin c’est comme un éclair non un instant ça illumine de partout en avant en arrière en haut en bas celui qui aime l’instant il se préoccupe pas de le traduire pour les sourds et malentendants il en reste sonné vous ne croyez pas quelque chose lui est révélé même s’il n’en sait pas plus long celui qui vit un instant il ne va pas donner une interview pour dire ce que c’est qu’un instant et ce que ce n’est pas où il loge et où il ne loge pas s’il est propriétaire ou locataire comme si pendant une nuit d’amour on se faisait de la bile pour le style des fauteuils un instant ça vous jette je ne sais où mais ça vous jette quelque part même si vous ne savez rien de ce quelque part un instant ça vous fait tout idiot mais tout rafraîchi et tout réchauffé un instant ça ne vous fait pas la tête pédagogique
je suis certain que sur le verre de bière sur le pichet le bock le demi de bière de la dame il y a écrit chiuso et bloccato la marque de bière préférée de la dame c’est Chiuso e Bloccato là-dessus je ne peux pas être d’accord avec elle je ne sais pas si elle a raison ou tort sur la question de l’éternité peut-être que nous verrons ça un jour peut-être que nous ne verrons rien du tout mais la Chiuso e Bloccato c’est une bière détestable une bière dégueulasse la seule mauvaise bière du marché une sale bibine pour managers et pour zébus humanistes ni la filiale française ni la filiale allemande ne font d’ailleurs mieux c’est une bière qu’il ne faut pas donner aux enfants elle leur coince le cœur et leur siphonne la tête et ce n’est pas parce qu’on foutra la binette du pape ou celle de Karl Marx sur la bouteille qu’elle deviendra meilleure Chiuso e Bloccato c’est la bière des demi-portions des demi-cervelles la bière des couillonnés volontaires je ne parle pas ici en partisan d’un machin ou d’un truc je parle en ami de la bière en ami de toutes les bières et même des bières sans alcool je parle en ami des bulles qui remontent et qui pétillent et qui ne redescendent jamais les bulles je parle en ami de la soif je parle en ami de vous et d’abord en ami de moi-même que personne de vous n’est-ce pas n’a inventé et que personne même au moins personne de connu n’a jamais fait
je me demande si elle ne s’appellerait pas Augustine la dame son petit frère un peu plus jeune serait le gamin Augustin qui voulait verser la mer dans le trou qu’il avait creusé dans le sable avec la jolie pelle en plastique qu’on lui avait achetée au super elle la dame c’est l’éternité qu’elle veut faire tenir dans l’instant c’est pourquoi elle me ramène à mon enfance directo au catéchisme de l’abbé Rollin au patro de Montrouge quand il nous parlait du petit Augustin et l’ange venait le scier à la base en lui apprenant qu’il aurait parfaitement réussi son transvasement avant d’avoir pigé quoi que ce soit au mystère de Dieu sur ce si vous imaginez que je veux l’augustiniser cette bonne dame de la radio vous vous mettez le doigt dans l’œil jusqu’au coude je me fous de la propagande vous savez je ne parle pas en partisan de Dieu en partisan du clan de Dieu je l’emmerde le clan de Dieu comme tous les clans je me méfie de ses fans comme je me méfie de tous les fans et même un peu plus j’ai mes raisons pour ça ne me croyez pas idéaliste ne me croyez pas spirituel je suis à ras de terre comme pas possible je ne vais pas vous convier au passionnant débat du saint et de la libre penseuse de la modernité si vous saviez comme je me fous de ce genre de face-à-face à la con sponsorisé par une marque de moutarde je veux seulement vous faire remarquer que la dame ne verse pas l’éternité dans l’instant de la même manière que le petit bonhomme Augustin verse la mer dans le trou qu’il a creusé et que non seulement ce n’est pas de la même manière mais que c’est d’une manière absolument opposée et même d’une manière qu’il faut bien dire inférieure sans guillemets je veux seulement vous faire remarquer que la manière dont la dame verse l’éternité dans l’instant est à la manière dont Augustin verse la mer dans son trou ce que la bière Chiuso e Bloccato est à une honnête bière à une juste bière dont les bulles ne redescendent jamais je veux seulement vous faire remarquer qu’entre la vérité du geste de la dame la vérité humaine du geste de la dame la vérité simplissime et quotidienne du geste de la dame quand bien même elle n’aurait que des vertus et la vérité du geste d’Augustin quand bien même il serait le dernier des derniers il n’y aurait toujours pas photo parce que ce gamin qui veut verser toute la mer dans son trou il y va ferme et fort ce n’est pas seulement de l’eau qu’il veut y verser c’est tout son cœur toute la vérité de son cœur toute la vérité de son erreur toute la vérité de son illusion toute la vérité de son ignorance toute la vérité de son désir et même toute la vérité de sa volonté de puissance il ne triche pas avec sa source le petit Augustin il n’en envoie pas des échantillons au laboratoire il ne cherche pas à savoir quel genre d’eau elle produit si elle va bientôt s’assécher si elle n’est pas trop mauvaise pour le diabète des zébus il ne pose pas de questions à la source le petit Augustin il ne lui impose aucune retenue mais elle la dame
elle monte la garde contre l’inconnu
elle fait de l’instant sa casemate
parce qu’elle a peur
donc elle se protège
donc elle triche
donc elle s’oblige
donc elle a besoin que les autres la protègent
donc elle cherche à parler comme tout le monde
donc elle se censure
elle ne se lâche pas la dame
elle ne défend pas sa peau
elle défend un point de vue
ce n’est rien un point de vue ce qui est c’est voir ce qui est c’est ce qu’on voit
elle applique le principe d’inhibition la dame
et finalement elle se fout de l’instant
et je dis qu’Augustin aime l’instant et que la dame n’aime pas l’instant
et qu’Augustin se laisse capturer par l’instant tandis que la dame veut capturer l’instant
hou ! la tricheuseeee ! hou ! la tricheuseeee !
et je dis qu’Augustin sait qu’il est chiuso et qu’il est bloccato et c’est pour ça que l’instant le libère que tout instant le libère celui qui lui donne du regret et même celui qui lui donne du remords
et je dis que la dame ne veut pas savoir qu’elle est chiusa et bloccata et c’est pourquoi elle est obligée de se kiouser et de se bloccater toute seule
et c’est pourquoi elle kiouse et bloccate le monde
et s’embête à parler dans les médias
et je dis que le monde d’Augustin est respirable et le resterait même s’il était pollué et le resterait même si Augustin croyait que Dieu n’existe pas
et je dis que le monde de la dame est irrespirable et le resterait même sans le moindre atome de pollution et le resterait même si la dame croyait que Dieu existe
et je ne sais à peu près rien d’autre
moi aussi
décidément
« je suis et je resterai du côté du mystère et de l’injustifiable »

(4 avril 2010)