Allons-y !

LE MARCHÉ XLI

Vers 17h15, les employés du Monoprix qui fait l’angle du boulevard de Reuilly et de la rue de Charenton, dans le 12e arrondissement de Paris, déposent sur le trottoir, côté rue de Charenton, deux bacs verts dans lesquels ils ont entassé des produits alimentaires frappés de péremption. Le plus grand est carré ; l’autre, tout en longueur, plus petit. Depuis un bon quart d’heure, des gens attendent sur le trottoir ; cinq personnes, parfois dix ou davantage, hommes et femmes d’à peu près tous les âges, la plupart semblant des Parisiens de Paris, fort proprement vêtus et munis de gants confortables qui leur donnent une allure professionnelle. Six ou sept récupérateurs entourent le plus grand des bacs. Les têtes s’enfoncent dans sa gueule. Les bras plongent jusqu’aux épaules, les mains exhument des sachets de jambon, brandissent des paquets de légumes et des pots de yaourt qu’on jette dans des sacs, qu’on amarre sur le porte-bagages du vélo, qu’on fourre dans les sacoches du scooter. Vite, vite : déjà le gyrophare du camion des éboueurs illumine d’orange la démarche citoyenne. Les ouvriers ramassent sans protester, avec considération, ce qui a été dispersé sur le trottoir ; quelques récupérateurs ont à cœur de les aider en lançant rageusement dans la benne les barquettes méprisées. Employés du magasin, éboueurs, clochards qui regardent la scène, tous ont le visage grave des enfants de chœur aux enterrements de jadis. Un événement. Une cérémonie. Au second bac, très étroit, trois chercheurs seulement, et de taille moyenne, peuvent avoir accès. Des officiers debout sur le pont d’un navire. Bien moins stable que le premier, ce bac peut à tout instant se renverser sur leurs pieds ou dans le caniveau. Les opérations de récupération y sont plus difficiles. Autour du premier bac, chacun pour soi. Ici, il faut veiller à la stabilité de l’ensemble, que compromettrait un mouvement maladroit, trop brusque. D’où, dans les gestes des pilotes, une retenue obligée qui freine leurs élans et accroît leur nervosité. Il leur faut contrôler leurs propres attitudes, mais aussi corriger les effets de l’impatience ou de l’irréflexion de leurs voisins. Équilibre instable. Devoir tenir compte des autres quand on ne pense qu’à soi, une gageure, un supplice, du temps perdu ! Si l’affaire devait durer plus de quelques minutes, l’exaspération provoquerait des conflits, des haines, des guerres.
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Il ne viendrait pas à l’idée des clochards assis contre le mur derrière leur gobelet en plastique de se joindre aux récupérateurs. Ils jettent un regard d’ethnologue sur leurs manières fonctionnelles. Les clochards ne sont pas des récupérateurs. Les glaneurs non plus, qui sont passés un peu plus tôt ; ceux-là, qui semblent un groupe intermédiaire entre clochards et récupérateurs, sont spécialisés dans les poubelles ordinaires de la rue. J’ai d’abord opposé la théâtralité des clochards à la fonctionnalité des récupérateurs. Je me trompais. Les récupérateurs aussi sont en représentation : ils jouent le monde comme il est, ils lui demandent des explications. « Je veux seulement avoir une explication » : prononcés avec un calme olympien et le sourire le plus avenant, ces mots préludaient, dans mon enfance populaire, à d’effroyables querelles. Une tension de cette sorte règne autour des bacs. Le jambon et les yaourts sont des occasions opportunes et peut-être aussi, pour certains, des prétextes plausibles. Les récupérateurs ont besoin de s’expliquer, de se montrer comme ils sont, comme ils ne se plaisent pas, comme ils n’aiment pas paraître, froids, avides, hostiles, tout cela dans l’ambiguïté d’un rôle d’affamé que certains viennent jouer avec un peu d’outrance. Pour que leur explication avec le monde soit plus franche, ils exposent leur situation avec ce calme qui, à Montrouge, me terrifiait. Ce qui les distingue des autres ? Du jambon gratuit, moins frais d’une journée. Pour le reste, ils sont pareils, tout pareils. Ils le savent. Les passants aussi, qui s’enfuient.
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L’important n’est pas ce qui se pense, c’est ce qui se joue, disent en silence les récupérateurs. L’important n’est pas ce qu’on dit, c’est ce dont on est animé. L’important n’est pas ce qu’on réclame, c’est ce qu’on proclame. Les soucis de fin de mois, à eux seuls, ne les conduiraient pas à une révolte aussi manifeste. Ils n’auraient pas raison de leur circonspection, ils ne les jetteraient pas au-delà de leur pudeur, ils ne les feraient pas s’exposer à cette solitude. Il faut plus que la faim pour qu’ils s’avancent ainsi sur le théâtre du monde. Il faut plus que la colère. Il faut la douleur. S’ils la présentent en cette nudité, c’est qu’elle leur est devenue insupportable, c’est qu’elle dit le dessous des choses et qu’il remonte inéluctablement à la surface. À l’angle du boulevard de Reuilly et de la rue de Charenton, vers 17h15, la crise soulève discrètement son voile. Si l’on n’a pas les yeux occupés ailleurs, on peut voir.
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Je ne sais qui, à la radio, parle de je ne sais quoi et s’en vient à faire remarquer que la plus belle fille du monde ne peut donner que ce qu’elle a. Puis s’interrompt un instant, comme s’il venait de proférer une énormité, se trouble et, d’une voix repentante, ajoute : « … le plus bel homme aussi… ». Aucune fureur racinienne, aucune cruauté shakespearienne ne verserait plus d’amertume et de rage dans mon cœur. Ce type-là, si j’étais gendarme, je l’alignerais. Si j’étais son juge, il prendrait le maximum. Son prof, je lui mettrais moins trois cents. Son confesseur, il s’en irait sans absolution. Ou, pour pénitence, il devrait regarder TF1 quinze heures par jour et bouffer au fur et à mesure, en hurlant : « Bouygues au pouvoir ! », tout ce que la pub lui propose. Mon semblable, mon frère, pauvre crétin, je ne sais quelle honte secrète tu ranimes en moi, mais ma colère n’est pas aveugle, pas plus que la tendresse qu’elle ne dissimule même pas. C’est dégueulasse, hein, d’en être là ? Flic de soi-même, flic des mots qu’on dit, douanier de son langage. Arrête ça, imbécile, tout ira mieux; le reste n’est pas si grave, va, tu finiras bien par mourir !
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Je m’arrêterais donc à un incident aussi grotesque quand Gaza, quand la crise… Oui. Libre à vous de me laisser fouiller tout seul dans cette poubelle. Dans ce qui agite cet homme à cet instant, il y a Gaza, il y a la crise ; toute sottise est déjà là, dans ses langes, et toute misère, au biberon. Personne ne serait assez idiot pour lui reprocher son propos : pourtant, à peine a-t-il fini sa phrase que le soupçon l’a saisi et affolé. Laissons aux politiquement corrects le bavardage sur le politiquement correct. Ce qui s’est passé est autrement grave. Cet homme a été troublé par ses propres mots, troublé parce que ces mots-là étaient les siens. Cette image un peu désuète, quand elle est sortie de sa bouche avec son fifrelin de coquinerie, c’était un crapaud. Fraîche et vieillotte, insolemment sûre d’elle, il lui a trouvé un parfum de pensée au noir, d’appellation non contrôlée, un goût aigre de petit lait, une odeur de fromage non conforme, trop doux, trop fort. Du connu non identifiable, des idées de contrebande. Comment était-elle arrivée là ? D’où venait-elle ? Où allait-elle ? Avec quelle autorisation ? Comment une image peut-elle échapper aux contrôles ? Comment a-t-elle profité de la radio, cette gueuse, pour se mêler au cortège des idées importantes, à leur tournoiement poinçonné, à leur quadrille pointilleux ? Qui donc lui a donné cette arrogance ?
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Quand il a entendu çà dans sa bouche, le ciel s’est couvert de nuages menaçants. Cette belle fille n’avait rien à faire là. Ces mots n’étaient pas à leur place. Il avait enfreint, transgressé, violé. Il avait franchi la limite « au-delà de laquelle il n’y a plus de limites ». Pourquoi n’est-il pas resté sur son territoire ? Pourquoi est-il sorti de sa réserve, l’Indien ? Quel tunnel a-t-il cherché à creuser ? Pour aller où ? Orgueilleux ! Ingrat ! N’es-tu pas un libre citoyen ? N’as-tu pas droit à tout ? Que veux-tu de plus ? La table n’est-elle pas dressée pour tes désirs ? Tout est devant toi, qu’est-ce que Monsieur va bien chercher d’autre ?
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Aurea mediocritas. J’avais traduit ça, à vue de nez, par médiocrité dorée. Je n’aimais déjà pas l’esprit bourgeois. Rien du tout, avait dit le prof de latin. Mediocritas : le juste milieu. Aurea : qui a valeur d’or.
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À moins que Monsieur ne commence à s’avouer qu’il est las de naviguer à la périphérie des choses ? Que Monsieur ne se demande s’il ne souffre pas d’un déplacement de son point d’équilibre ? Que les permissions qu’on lui accorde, Monsieur n’envisage pas sérieusement de s’en foutre ? OSB, les permissions ? OSB, les ordres à l’envers ? Monsieur se décentrerait-il ? Monsieur se recentrerait-il ? Monsieur prendrait-il ses grandes distances ? En tout cas, que Monsieur ne se presse pas. Messieurs les Droits et Messieurs les Devoirs patienteront un instant dans l’antichambre. On leur dira que Monsieur est entré en conférence avec le juste milieu, celui qui vaut de l’or. Ils comprendront forcément. Sinon, on leur dira que Monsieur a pris un coup de froid, mais que c’était peut-être un coup de chaud.
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Quelques mots ont tiré sur leur laisse et ce qu’il aime, déteste, désire, refuse, ce qui le fait baver, ce qui le fait vomir, ce qui, de près ou de loin, concerne sa personne si ordinaire, si peu proportionnée aux rêves, s’est fondu dans une bouillie indistincte. Il y a ça, et il y a lui, qui n’est pas ça, qui n’est pas ça du tout. OSB, ça !
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Monsieur ne reçoit pas, dit le domestique, Monsieur fait actuellement l’expérience de la transcendance. C’est-à-dire que Monsieur se sent tout con, se sent enfin tout con, merveilleusement tout con. Monsieur n’a plus de problèmes d’identité, il est tout le monde comme personne. Il a sauté dans le bon train, et le journaliste est resté sur le quai. Monsieur ne se confond plus. Il a peur, assez peur. Si quelque chose passait à sa portée, ses doigts s’y agripperaient : heureusement, rien ne passe à sa portée. Tout s’est tiré. Monsieur est seul. Monsieur n’est plus seul. Monsieur n’a jamais été seul. Il n’a plus droit à rien : il est avec tout. Tout ce qui palpite est lui. La solitude, c’est un moment musical. Sur les mots qui sortent de sa bouche, Monsieur a enfin décidé de mettre de la musique.
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Ils disent qu’avec Obama nous allons entrer dans une dimension symbolique. Turlututu. Ce que provoque le nouveau président est clair comme le jour. Un : l’émotion des Noirs, que partagent pas mal d’autres. Deux : à tort ou à raison, la réapparition de l’espoir, essentiellement par voie négative, vu l’état du monde et les prouesses du prédécesseur. Pas un pet de symbolique là-dedans. Mais toute occasion est bonne pour faire planer un nouveau nuage. Celui-ci sera si doux, si cotonneux, Monsieur ne s’apercevra de rien. Nuages blancs, nuages noirs, nuages lourds pour écraser, nuages de mousse pour éteindre le trop brûlant de la vie, l’essentiel est que Monsieur n’aille pas fouiller là où il ne faut pas, l’essentiel est que Monsieur soit toujours occupé, l’essentiel est que Monsieur reste un peu au-dessous de lui-même.
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Quand les médias parlent de symbolique, il faut traduire. Le symbolique, dans leur patois, c’est la communication. Juste le contraire. La communication, c’est l’arrangement, la truanderie, ça s’organise, ça se manipule, ça se négocie, ça se prostitue. Le symbolique, on ne le rencontre jamais, on peut à peine en parler, on sait – ou on devine, ou on espère – que c’est là. Devant le symbolique, on est tout con. Avec la communication, on est très con. La communication, c’est ce qui se passe sous le nuage, un traficotage mesquin qui prend des poses généreuses, intelligentes, sensibles, sensées, subtiles, héroïques, raisonnables. Citoyennes. La communication, c’est quand on joue avec ce qui est bloqué sous le nuage pour le bloquer mieux encore ; le communicateur, ce bêta bloquant ! La communication, c’est l’univers de Monsieur jusqu’à l’instant du coup de pompe, jusqu’au bord du trou noir, jusqu’à l’apparition de la belle fille qui, ce jour-là, lui donne beaucoup plus que ce qu’elle a. Le symbolique, c’est à partir du coup de pompe, c’est au fond du trou noir, vas-y donc y voir, mon lapin, tu m’en diras des nouvelles !
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Laissés à eux-mêmes, les mots ont de la gueule. Maladroits, insuffisants, désolants, ils se tiennent quand même debout, ils protègent quand même quelque chose. Dans la logique de la communication, ils se décomposent, ils se dégonflent comme une roue de vélo. Quand elle n’est pas là pour tout embrouiller, ils vous accueillent comme le fait une secrétaire bien formée, ils vous conduisent à l’idée, qui est l’assistante du sens, qui elle-même vous mène à lui. Tout ça gentiment, sans la ramener, tout ça nature, tout ça correct. La communication, elle, veut du mal aux mots. Elle les rogne, elle les lime, elle les peint de couleurs criardes, elle colle ses codes-barres dessus. Elle en fait des jetons que n’importe qui échange contre n’importe quoi.
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Non, voyez-vous, je n’étais pas si loin de Gaza ! Tzipi Livni, ministre des affaires étrangères d’Israël, a fait à l’Occident ce qu’on appelle au tennis un cadeau, elle lui a envoyé une de ces balles dont on peut faire ce qu’on veut, un lob, un passing, un smash, et même la poser en équilibre sur le nez de l’arbitre. Un cadeau monumental en forme de provocation monstrueuse et presque enfantine, une façon si incroyable de prêcher le faux que je me suis d’abord demandé s’il ne s’agissait pas d’une invitation souterraine, si la bergère n’attendait pas que le berger lui renvoie le vrai à la tête. Le conflit de Gaza, a-t-elle dit après avoir rencontré le président de la République française, est « un problème israélien, mais […] d’une certaine manière, Israël se trouve en première ligne du monde libre et est attaqué car nous représentons les valeurs du monde libre, dont la France. »
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Je ne suis pas venu à mon âge sans me douter que les conflits entre nations ne se règlent pas uniquement avec des mots. Mais j’ai l’avenir devant moi : je pense toujours que le mépris de la pensée est une tare qui rend une société gâteuse. Le propos de Tzipi Livni méritait une réponse tranquille, argumentée, précise. Elle n’aurait pas fait taire les armes ? Sans doute, mais la négociation l’a-t-elle fait ? Et l’indignation, a-t-elle obtenu davantage ? Non seulement elle n’a rien fait taire du tout, mais elle savait qu’elle ne le ferait pas. Cette vérité est dure pour les honnêtes gens qui s’indignent sincèrement et à bon droit : l’indignation vit désormais à l’ombre de la communication. Elle crie sous son nuage. Aujourd’hui, s’indigner est déjà une défaite. J’ai senti cela jusqu’à en frissonner le jour où j’ai entendu parler d’une collection de livres qui s’appelle, ou s’appelait, ou devait s’appeler Coups de gueule. Cette vérité est dure, mais je ne crois pas qu’il soit aujourd’hui possible de réfléchir sérieusement si l’on n’est pas au clair avec son indignation, si l’on n’a pas repéré la place qu’elle tient dans son architecture mentale.
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Il fallait répondre à Tzipi Livni sur le terrain qu’elle avait choisi. Aucune autorité française ni européenne ne l’a fait, je l’ai infiniment regretté. Quelle étrange déclaration ! Un appel du pied ? Ou une forme extrême de cynisme, un cynisme étudié, agressif, avec peut-être quelque mépris, celui qu’on porte à des gens dont on sait qu’ils ne répondront pas, qu’ils ne pourront pas, qu’ils n’oseront pas répondre ? En tout cas, la réplique allait de soi. Dans l’affaire de Gaza, disait Tzipi Livni, Israël porte les valeurs du monde libre. Il suffisait de dire: « Non, Madame, nous ne le pensons pas » et d’expliquer rapidement pourquoi.
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Les oreilles m’ont-elles tinté ou vous êtes-vous souventefois désolés, Messieurs les Puissants, en considérant cette jeunesse privée de repères ? Ma cousine analyste met un tiret à ce mot. Re-père : pas bête du tout. Alors quoi, là-dedans ? Cette dame vous donne l’occasion de lui retourner une réponse passing-shot qui ne fait pas un pli et qui, en plus, en prime, en supplément, en bonus, vous permet d’offrir à ces gamins et gamines que vous jugez paritairement paumés une petite étoile sympa qu’ils pourront accrocher, qui à son cerveau en friche, qui à son cœur en marmelade. Et vous ne le faites pas ? Vous avez tort.
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Sur le fond des choses, nous ne pouvons pas ne pas être d’accord. Direz-vous que les valeurs occidentales, c’est non pas « dent pour dent » mais, pour une dent, toute une carrière de dentiste ? Si vous le croyez, chantez-le, faites-en votre programme électoral, résultat assuré. Mais vous ne le croyez pas. Direz-vous que les valeurs occidentales, ce sont des politiciens qui frappent à la porte d’ingénieurs cinglés pour les exciter à dénicher dans leur imagination les armes qui tueront le plus, et le mieux, celles qui, infligeant les souffrances les plus abominables, permettront de regretter, avec un sanglot de désolation encore mieux réussi, que la guerre fasse – fatalement hélas ! – des victimes innocentes ? Si vous le croyez, chantez-le, sculptez-vous cette statue, elle ne restera pas longtemps sur son socle. Mais vous ne le croyez pas. Direz-vous, pour tirer encore une fois sur le fil de la marionnette désormais rangée dans son tiroir texan, que Gaza, c’est la défense de la civilisation contre la barbarie ? Gaza libérée du Hamas, comme dit l’ineffable BHL, si gentil quand il parle comme tout le monde, si navrant en miles gloriosus ? Cela non plus vous ne le croyez pas. Et puis, si personne n’oblige la République française à calculer la doctrine de l’Église catholique, le fait est qu’à Saint-Jean de Latran, le président chanoine a tenu à insister sur le rôle central que notre société accorde aux valeurs chrétiennes. Je n’estimais pas, pour ma part, qu’une telle déclaration s’imposait, ni qu’elle correspondait vraiment à la réalité, mais je serais vraiment dépité de constater qu’il s’agissait là de paroles verbales : si, dans un tel lieu, dans une telle solennité, dans un tel climat, on ne parle pas vrai, alors où ?  Alors quand ? Car ces valeurs chrétiennes ne sont pas des baudruches sur lesquelles on souffle à sa guise. Qui veut s’en inspirer sait, par exemple, que, selon l’Église catholique, trois conditions doivent être remplies pour que le recours à la guerre, qui est toujours un mal, puisse être exceptionnellement toléré comme un moindre mal. Une, que les raisons du conflit soient à ce point graves que la question puisse se poser. Deux, que tous les autres moyens d’aplanir le différend aient été épuisés. Trois, que les dommages engendrés par la guerre soient clairement inférieurs à ceux auxquels on veut porter remède. Si la première condition est remplie dans l’affaire de Gaza, on peut en débattre. Il est plus que douteux que la deuxième le soit. La troisième, à coup sûr, ne l’est pas. Conclusion : du point de vue des valeurs chrétiennes, la manière dont a été résolu le conflit de Gaza est illégitime. Encore une fois, on peut faire chambre à part avec ces valeurs et sourire de ces formulations fort anciennes, même si elles ont assez raisonnablement vieilli. Mais, qu’il s’agisse de valeurs chrétiennes ou d’autres, l’humanité est lasse du double discours. Le seul mot de valeurs, à des oreilles aussi peu anarchistes que les miennes, sonne désormais comme une imposture pure et simple, impure et tordue. Alors je ne vous dis pas dans les usines, je ne vous dis pas dans les quartiers, je ne vous dis pas dans les collèges.
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Non, Mme Livni ! Ce qu’a fait Israël à Gaza n’a rien à voir avec les valeurs du monde libre. L’imaginer, c’est leur faire injure, nous faire injure ! Voilà ce qu’il aurait fallu répondre dans les cinq minutes qui suivaient la déclaration de la ministre. Non pas pour aider ceux-ci, non pas pour gêner ceux-là. Pour l’unique raison que c’est vrai, et que le reste est mensonge. Coup d’épée dans l’eau ? Pas si sûr. Entre nous, du point de vue de l’efficacité, les parlotes des uns et les indignations des autres… Vraiment, les Israéliens en ont été émus ? C’est à cause de cela qu’ils ont commencé à freiner un peu avant le 20 janvier ? Pas à cause d’Obama ?
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Bien sûr, l’indignation, je comprends. Et même ce que j’appelle trop vite les parlotes, je comprends. Et ce n’est pas pour faire la morale que je dis qu’il fallait répondre à Mme Livni. Je n’imagine pas qu’il y aurait eu miracle. Mais il est tellement évident que nos malheurs sont décuplés par l’atroce silence bavard qui est maintenant à l’univers ce que la musique obligatoire est aux prisonniers ! Qui fera cesser ce caquetage intéressé, vide de parole parce que vide de cœur, vide d’esprit, vide de liberté, vide de grâce, vide de sourire, vide d’amitié, vide d’abandon, vide de chic ? Je sais bien quel genre de parole il nous faut. Simple, tournée vers les évidences profondes, sans souci de génialité. Une parole qui ne prêche pas, qui ne démontre pas, qui ne se justifie pas, qui ne cherche ni à séduire ni à vaincre. Une parole détachée d’elle-même, modeste, qui n’ait pas peur d’hésiter, de douter. Qui s’adresse à ce que chacun porte en soi de nécessaire et de caché, une parole qui exhausse. Une parole de témoin. Juste le contraire de la communication. OSB, la communication ! OSB, les communicateurs ! Une parole qui ravive, pas une parole qui noie, pas une parole qui éteigne. La communication massifie et appauvrit : cette parole-là distingue et unit. On ne l’a pas entendue dans la guerre de Gaza. On ne l’entend presque jamais, presque nulle part. Faisons-la renaître. Assez de tous ces malins, assez de ces trop habiles encoconnés dans leur satisfaction et qu’on entend, à peine leur numéro terminé, glousser dans la coulisse. L’indignation ? Peut-être, mais pas celle qui étrangle : celle qui élargit. Le lieu de la parole, c’est notre faiblesse humaine désirante, rien d’autre : elle seule sait partager, et ce qui est à partager. Peu importe de quelle misère naît une parole, de quelles laborieuses contradictions elle se nourrit : la droiture de son élan la fonde. Si une parole de cette sorte était venue pendant l’horreur de Gaza, elle n’aurait pas échappé à Israël, elle n’aurait pas non plus échappé au Hamas ; il n’aurait échappé à personne que l’Occident ne rigole plus avec le vrai, que l’Occident ne bidonne plus les choses graves, que l’Occident a cessé de voir dans les preuves patentes de sa névrose les plus fins ornements de sa culture : la carte de l’intelligence mondiale en eût été bouleversée. Arme de paix, arme imparable, puissance du simple, gloire du détachement.
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Une employée de banque est assassinée par l’un de ces clients, un tout jeune homme. La radio nous apprend qu’il y avait eu de la dispute entre eux, notamment au téléphone. Les employés, nous dit-on, ont souvent à affronter l’agressivité des clients, ils sont même formés à la supporter. Là, j’enrage. J’enrage comme client d’une banque, j’enrage parce que je connais la formation comme ma poche. C’est tellement plus compliqué ! Pauvre femme, pauvre garçon ! Sait-on ce que sont ces séances de formation, en tout point aimables, certes, et conviviales, et séduisantes ? L’apprentissage de la guerre. Les salariés, sans toujours s’en rendre compte, en sortent armés de la violence que les humbles redoutent le plus : la violence du miroir, du miroir parfaitement poli, la violence de l’indifférence glaciale, de la patience affectée, de la courtoisie exhibée, de la gentillesse affectée, la violence de la répétition, la violence du mur aimable qui a toujours raison ; c’est cette panoplie qu’ils déploieront durant les entretiens ou, mieux encore, au téléphone, sous le contrôle de l’appareil qui enregistre « pour garantir la sécurité et la confidentialité de l’entretien ». Jamais je n’aurais accepté ce genre de formation. Faites ça vous-même. J’imagine ce jeune homme. On ne l’a pas formé, lui. Il s’y prend mal, peut-être ne sait-il pas trop s’expliquer. Et s’il est déjà fragile, un peu violent ? Si des ennuis d’argent le terrifient ? Il demande l’impossible, probablement : l’impossible, c’est qu’on l’écoute. Le statut de mécanique soignée imposé à son interlocutrice le surprend, le trouble, l’affole, le rend furieux. Ce n’est pas ainsi que lui parlent les filles dans la vie, elles sont simples, elles sont proches, même quand elles disent non. Il se sent méprisé, humilié. Impuissant. Impuissant devant cette femme revêtue, malgré elle, de son effrayante armure bancaire. Et elle, que peut-elle faire pour supporter ce client impossible ? Quoi d’autre, la malheureuse, que de répéter sa leçon ? L’angoisse la gagne, la lassitude, la crainte de laisser monter sa colère, sa détresse, de perdre les nerfs. Elle voudrait être gentille avec ce pauvre mec, bien sûr, ça la tue de jouer les vaches distinguées, ça la tue de parler comme ça. Alors elle en remet, la pauvrette, elle se reverse un autre verre de cynisme. C’est que le patron n’est pas loin, ou que la saleté de machine enregistre, enregistre, enregistre. Tout va se savoir, son emploi est en jeu. La suite, la fin, je ne sais pas. Une jeune femme est morte, un jeune homme l’a tuée. On les a fracassés l’un contre l’autre. L’effrayante limite de la justice, c’est de n’entrer au théâtre de la vie que pour le dernier acte : puisse-t-elle être modeste, puisse-t-elle sentir ce qui lui échappe ; sa grandeur est là, non pas dans les éclats de voix, non pas dans l’indignation tartinée. Et puissent les autres, ceux qui connaissent le début, avoir au moins le courage d’ouvrir les yeux et la bouche. En deçà de ce courage, on n’est rien : on consomme et on vote.
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Terrible de ne pas dire ce qu’on sent, de ne pas avouer ce qui vous dégoûte, de chercher de vilaines raisons. J’ai souffert de voir la gêne de Michèle Alliot-Marie quand elle nous a vanté les mérites du nouveau portique de sécurité qu’on veut installer dans les aéroports, et dont la particularité est de déshabiller entièrement les passagers au profit des contrôleurs. Veut-on nous obliger à imiter le philosophe Giorgio Agamben qui refuse de se soumettre aux contrôles biométriques imposés par les États-Unis, et n’y met plus les pieds ? Devrons-nous boycotter l’avion ? Rester chez nous ?
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Une comédie, c’est une tragédie qui n’a pas éclaté. Rien d’indécent à mettre en parallèle le drame de Gaza et cette grotesque affaire de portiques. D’un côté comme de l’autre, on rameute les valeurs. D’un côté comme de l’autre, on affirme que la situation exige des mesures exceptionnelles. D’un côté comme de l’autre, ces mesures mettent en œuvre des moyens techniques dont la prétendue efficacité fait oublier, dans un cas, la monstruosité, dans l’autre l’insanité. Pourvu que ça marche… Naturellement, rien ne prouve que ça marchera, ni à Gaza, ni dans les aéroports : mais il y a un fidéisme technique. D’un côté comme de l’autre, l’alibi de la peur. D’un côté comme de l’autre, la manipulation de la soumission. Car la question posée par ces portiques n’est nullement celle de la pudeur, c’est celle de l’intrusion du pouvoir dans l’intime. Ce droit, je ne le reconnais pas à l’État. Ses exigences sont illégitimes et le refus des citoyens est légitime. Car, sous prétexte de sécurité, c’est le symbolique lui-même, qui n’appartient pas à l’État, que sa communication veut ici atteindre, humilier, traquer. Les caractères faibles auront du mal à résister, la lâcheté se fera passer pour une innocente gauloiserie, les protestataires essuieront des sarcasmes : « Alors, quoi, mon gars, t’es pas fait comme tout le monde ? » Sur ce point, les réactions enregistrées sur Internet sont édifiantes : dans ce cas, parler de racaille, c’est parler français. S’imaginer que sa servitude le libère, c’est le rêve obscène de l’esclave volontaire. Une vilaine collusion s’établira entre quelques technocrates décervelés et une population qui prendra un plaisir amer à se déguiser en populace ; pendant ce temps-là, les importants, naturellement insoupçonnables, passeront à côté des portiques en devisant gaiement. Eh bien, non ! Et qu’on ne nous fatigue pas avec ce qui se fait ou non dans d’autres pays, qu’on ne nous raconte pas que nous sommes les derniers de la classe. Les derniers de la classe ne veulent pas êtres matés par l’État, voilà tout. Les derniers de la classe ne se mettront pas à poil devant l’État, voilà tout. C’est déjà assez, c’est déjà beaucoup trop dans ces prisons infâmes dont les premiers de la classe, pour le coup, ont raison de nous faire honte. Je souhaite que des refus s’élèvent de toutes parts. Esprits faux, esprits sans puissance ni droiture, ceux qui croiront la question secondaire. Agamben a raison : il ne faut pas prendre le risque « d’avoir honte d’être un homme ». Pour Gaza, hélas ! nous n’avons rien pu faire. La pauvre petite employée de banque est morte. Mais, dans notre monde, tout se tient. Réagissons en stoïciens. Cette honte, nous pouvons la refuser : refusons-la. Va-t-on nous expliquer que c’est là un détail ? Et puis, quoi, fabriquer des portiques, c’est le job de nos camarades managers, n’est-ce pas ? Si les concurrents auxquels on s’est adressé ne sont pas capables d’en proposer de corrects, qu’ils leur piquent leurs parts de marché ! C’est le sens de la vie, non ? Eux que les challenges excitent tant, celui-là ne leur dit rien ? Pas vrai ! Ils savent construire des centrales nucléaires, mais des portiques respectueux, c’est au-dessus de leurs moyens ? Sacrés farceurs !
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Les grands vainqueurs de l’époque : les Jivaros. Il y a une vingtaine d’années, dans son centre de formation de Cergy, Rhône-Poulenc avait eu l’idée saugrenue de présenter une exposition de têtes réduites par leurs soins. Quel cadeau, là encore ! Des têtes réduites dans un centre de formation, anticipation prophétique ! J’animais là des séminaires destinés à de très sympathiques chercheurs scientifiques. Des petits sourires inquiets étaient apparus sur les lèvres quand j’avais laissé paraître un peu d’ironie, puis les yeux avaient brillé, les joues s’étaient gonflées, nous avions ri comme des collégiens, à nous en briser les côtes ! L’école jivaro, depuis, s’est beaucoup diversifiée. Un compte-rendu d’enquête qu’on me met sous les yeux, genre hybride et confus où l’on distingue mal ce qui revient aux enquêtés et à l’enquêteur, me fait penser, sans trop de surprise, qu’elle a poussé ses branches au Nouvel Observateur. Mais que je n’aille pas trop vite. Surprise il y eut, et très belle : je vais y revenir.
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Mais d’abord, l’influence de la pensée jivaro sur le monde des médias. Voici, pour le directeur de l’Institut Médiascopie, de surcroît professeur à Paris I, « l’horizon prometteur » que les Français, nonobstant leur colère, leur résignation et leurs doutes, semblent discerner dans les nuages noirs accumulés par la crise : « Du mal peut naître un bien. En rendant plus attentif à son environnement et à autrui, en construisant du lien, la crise pousse vers une consommation qui aurait des vertus sociétales, une consommation plus sociale et solidaire, une consommation qui serait capable d’inclure l’Autre, dans toutes ses dimensions, dans l’acte de consommer. »
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N’est-ce pas grand comme le Mont Blanc ? La consommation admise parmi les transcendantaux ! Que dis-je ? Présidant à leurs débats ! Bienfaits de la synergie entre l’Université et les médias ! La voie royale de l’œsophage enfin tracée ! Le parcours du bol alimentaire, notre sens à tous ! Devant cette expression fulgurante du beau, du vrai, du bien, je suis longtemps resté silencieux, accablé d’humilité, écrasé par ma sottise et par tant de génie. Montaigne n’avait pas tout vu, il faut compléter son propos : « Chaque homme porte en soi la forme entière de l’humaine condition : la bouffe. » Ô Université ouverte sur l’intestin ! Ô médias, échos précieux de nos rots et de nos pets !
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Je le veux, oui. Au plus secret de moi, je veux inclure l’Autre, dans toutes ses dimensions, y compris sa majuscule, dans mon acte de consommer. Mais voilà ce qui empêche un indigène de Montrouge de jamais devenir un théologien de Bouffendi Universal : je ne sais comment faire. J’ai essayé de toutes mes forces, j’ai essayé au déjeuner, j’ai essayé au dîner : bernique. Je me suis enquis des goûts des autres, je leur ai proposé de partager ma part, de boire dans le même verre : pas moyen de les inclure. Je m’énervais, je renversais mon vin, je m’étranglais avec mon riz, cela finissait en dispute. J’aurais tant voulu les convaincre. La consommation, disais-je… Puis je me taisais, ma pensée ne pouvait pas monter si haut, c’était l’épreuve mystique de la nuit consumériste. C’est en retrouvant mon petit super, devenu un beau grand garçon de magasin plein de lumière, que j’ai compris. Dans l’ascenseur tout neuf où une voix charmante annonce les rayons, une grosse dame me jette un regard attendri, et me murmure : « Il est beau ce magasin, n’est-ce pas, Monsieur ? Comme c’est agréable de se déplacer dans la propreté ! » Ce message m’est une promesse d’initiation, une introduction à la compréhension intime de la marchandise, il m’en fait percevoir l’essence délicate, la puissance apaisante, il me conduit aux portes du temple. Alors, tel Abraham, je pars… J’erre de tout mon cœur, d’étage en étage, songeur, empli d’espoir. Rien. Je ne comprends toujours pas. Dieu de la consommation, je t’en supplie, apprends-moi à inclure l’Autre et sa majuscule ! Toujours rien. C’en est trop, je vais sortir, trahir, déserter. Mais on m’a fait la conscience scrupuleuse. Je ne peux fuir avant d’avoir visité le secteur que j’aime le moins, celui des produits ménagers. Et là, tout à coup, tête de gondole de Damas ! Sur un gros paquet ventru de ne je sais plus quoi, une superbe gueule de lion grande ouverte ! Comprendre est instantané. En moins de temps qu’il ne faut pour y repenser, une cavalcade de fantasmes intercontinentaux. Le lion m’expédie à Cergy, chez les Jivaros, Rhône-Poulenc lance ma petite tête par-dessus l’océan, la jette épouvantée devant des sauvages tout nus qui hésitent un instant, rentrent gentiment dans les belles images effrayantes du Téméraire et de L’Aventureux, et me reconduisent à la chère anthropologie de mes dix ans. Mais, bien sûr ! Inclure l’Autre, dans toutes ses dimensions, dans l’acte de consommer, ça a un sens, ça a une histoire, ça a une tradition, ça désigne un comportement, ça signale un horizon, ça dévoile une intention, ça révèle un idéal, ça affirme une valeur : l’anthropophagie.
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Me voulez-vous du mal ? Vous m’attaquez dans ce que j’ai de meilleur. Vous voulez me digérer en tant qu’homme, en tant qu’être, me conditionner comme un sachet de jambon. Inclure l’Autre, dans toutes ses dimensions, dans l’acte de consommer : vertigineux, suffocant, hallucinant, tragique, lamentable, hilarant. Si j’étais votre étudiant, je vous jure qu’il y aurait du sport dans votre amphi. À qui parlez-vous, Monsieur le Professeur ? À des guenilles ? Votre consommation, dont votre délicatesse universitaire refuse sans doute de considérer le produit fini, que peut-elle inventer sinon ce que Tchouang-tseu appelle excrémentiel et que saint Paul dit – voyez la différence – ut stercora, comme de la merde ? La même différence qu’entre mes latrines et ma banque : j’y vais par impérieuse nécessité, j’en sors le plus vite possible. Inclure l’Autre, dans toutes ses dimensions, dans l’acte de consommer, est-ce là l’épitaphe que vous vous êtes choisie, celle devant laquelle viendront s’incliner vos amis ?
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Cette énorme crise, ces malheurs gigantesques, ces injustices à hurler, ces tempêtes sous les crânes, tout cela pour Inclure, etc. ? Va-t-on commencer à comprendre que ça suffit, nom de Dieu, que ce n’est plus le moment de rigoler ? Retour de Messier. Messier, pourquoi pas Messier, hein ? Ce n’est pas un citoyen, Messier, hein ? Il n’a pas droit à la parole, Messier, hein ? Les éditions du Seuil, ce n’est pas sérieux, hein ? Nous ne sommes pas en démocratie, hein ? Vous l’excluez, Messier, hein ? Vous êtes pour l’exclusion, hein ? Guignols. J’ai jeté le journal sur la table, la rage en a tourné les pages. Puis je l’ai repris, tapotant d’un doigt féroce le nouveau texte qui s’offrait. Je me sentais le sourire du chasseur devant le gibier, celui-là non plus ne m’échapperait pas. Puis j’ai regardé, puis je me suis méfié, puis j’ai regardé encore, puis j’ai lu. C’était bien, c’était mieux que bien. C’était juste, vraiment juste.
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Voilà quarante ans que ça s’est imposé à moi. Baisser le ton, même quand on le hausse. Chuchoter, même quand on a l’air de gueuler. Douter, douter ensemble. Quand on doute ensemble, on doute de tout, sauf d’être ensemble : le reste n’est rien. Dans l’article de Florence Aubenas et Ariane Chemin que publie le même numéro du Nouvel Observateur, je retrouve ce que j’essaye, depuis si longtemps, de ne pas perdre de vue. Et je me dis que, peut-être, enfin, ça commence.
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Les gens qu’elles font parler, je les reconnais sans les connaître. Des salariés d’EDF, de la poste, des clients en pétard contre leur banque, beaucoup d’autres… Chez ceux-là, pas de solennités creuses. Leur truc, c’est la litote. « On veut juste pouvoir se regarder dans la glace. » Ils veulent bien plus, mais s’ils l’avouaient, ils se sentiraient aussi cons que les importants. Donc, ils choisissent le mode mineur, ils chuchotent. Ceux-là n’ont pas trouvé avant de chercher, ils ne savent pas d’avance quelle direction indique la boussole, dans quel sens doivent tourner les aiguilles de leur indignation. Ils sentent qu’ils ne peuvent plus jouer le jeu qu’on leur propose, qu’ils n’en ont plus le droit. Ils ne disent pas ça pour se faire remarquer, ni pour faire de la pub à des idées. C’est comme ça, c’est en eux, c’est simple et compliqué. Ils ont la modestie désolée des gens qui n’ont pas d’autre solution. À moins de tout salir, de tout gâcher, d’Inclure, etc. Mais ça, ça ne marche pas, ça ne marche plus, vous comprenez ?
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« C’est comme un mouvement d’ensemble, mais où chacun serait seul », commente un président de tribunal. Oui. Nouveauté absolue, retour de la réalité. Révolution pointilliste. C’est dans et par ce qui se passe au fond de moi que je rejoins les autres. Narcissisme, mais à l’envers, retourné, narcissisme oblatif. Oser vivre, oser être, rien de plus, rien de moins. Alors les autres sont là, forcément, chacun des autres, tous les autres. Alors, forcément, ce qui est à refuser, on le refuse. L’évidence. L’héroïsme, c’est de se rendre à l’évidence : et l’évidence pour ceux qu’interrogent les deux journalistes, c’est que l’absurdité est trop absurde, l’avidité trop avide, le mépris trop méprisable. Quand j’expliquais à mes supposés collègues que notre travail de formateurs, c’était d’aider les gens à se réconcilier avec le sentiment d’évidence que tout le monde porte en soi, et que tout découlerait de là, morale, politique, culture et le reste, ils disaient que j’étais le poète de la formation : ça leur permettait de laisser la formation dans les poubelles et d’envoyer la poésie dans la stratosphère. Pour aider les stagiaires à Inclure, etc.
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Des germes, des émergences, des espoirs de feuilles, des promesses de fleurs ; voilà, en effet, ce que nous avons à observer avec patience, à accueillir avec amour. Des consciences qui s’ébrouent, qui frémissent, des ambitions qui s’effondrent, des désirs qui naissent. Surtout ne rien vouloir prouver, ne rien formaliser, ne rien interpréter. Ne impedias musicam. Montrer, montrer amicalement, prudemment. Comme Maurice Clavel aurait été heureux ! C’était cela, son journalisme transcendantal, il avait vu comme personne ce qui est à l’œuvre dans cette époque matraquée. On ne s’est pas bousculé pour le suivre : côté parachute doré (on appelle ça, au flipper, le bonus de crash), ça offrait peu de perspectives. Surtout, ne crions pas victoire. Nous n’avons pas gagné et, d’ailleurs, il n’y a rien à gagner. Et puis, à peine née, les salopards vont fondre sur l’espérance nouvelle, tâcheront de la mettre au bordel, où les esprits éclairés du temps la déniaiseront. Il faudra compter avec le mal que feront tous ceux-là. Le mal ou, plutôt, les dégâts : le mal est hors de portée des esclaves volontaires, le bien aussi, d’ailleurs ; mais ça, c’est le plus dangereux. Vigilance, fermeté, le chantier est si beau ! Montrer les gens en salle de réveil, dans leur vacillement créateur. Montrer ce quelque chose qui tremblote et flamboie. Surtout ne pas chercher à le nommer ; et bas les pattes à qui veut le récupérer. Je ne peux pas en dire plus aujourd’hui, je suis si content ! Allons-y ! Vraiment, allons-y !

(31 janvier 2009)

Confiante défiance

LE MARCHÉ XL

Ni Bernard-Henri Lévy ni Michel Houellebecq ne sont de ma famille, je vois bien de quelle sauce médiatique on nappe leur correspondance électronique et il ne m’échappe pas qu’ils s’y attendaient. N’importe. En les regardant, je retrouvais mes stagiaires quand deux d’entre eux s’entretenaient, devant le groupe, d’un sujet d’actualité ; l’exercice débouchait presque toujours sur la même presque vérité : la sincérité était au rendez-vous mais encadrée, mise en scène par le caractère artificiel de la situation. Malgré cela, en les protégeant, le jeu les faisait sortir d’eux-mêmes. Pour un instant, ils retrouvaient leur simplicité, prenaient une bouffée de vie et en étaient tout aérés ; ils ne la dégustaient pourtant pas pour de vrai. Ainsi Houellebecq et Lévy, soudain devenus, en dépit de leur rouerie et de la nôtre, Michel et Bernard-Henri ; comme les secrétaires et les techniciens de mes séminaires, ils se plaignent de la méchanceté des gens, nous montrent les bobos de leurs âmes et jouent à se remonter le moral. Et, comme autrefois, pour connaître cette musique, je ne l’en écoute pas moins avec attention. S’il s’agit d’un pauvre ou d’un riche, d’un glorieux ou d’un humble, malgré moi je l’oublie. Comme dans les stages, comme toujours, comme tout le monde, elle me désarme, puis me réarme.
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« Explorateur d’une humanité au-delà et en dessous de la civilisation régnante » : le jury du Prix Nobel a trouvé les mots justes pour rendre hommage à Le Clézio. Au-delà et en dessous, les bases et les sommets, voilà en effet ce qu’il est utile d’explorer, et pas seulement dans les livres. Le reste est périmé. Classer sans suite.
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Malaparte rapporte dans Kaputt que l’armée allemande, durant la campagne de Russie, enfonçait dans la neige, le bras droit tendu, des cadavres de soldats russes tués au combat. Cette « police silencieuse » indiquait la route à ses camions et à ses tanks.
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Dans l’Humanité, Claude Tedguy, philosophe et psychanalyste, prêche pour un monde « capable de repenser une redistribution de la richesse sans oppression, pour une existence dépourvue de peur du lendemain immédiat. » Qui ne l’approuverait, hormis ceux que personne ne peut approuver ? Mais la suite laisse supposer que ce penseur dispose aussi d’une large compétence – on dit désormais expertise – en matière de paléontologie : « À terme, c’est le concept même de (la) peur qui devra disparaître, par l’assurance pour l’être de sa capacité d’exister sans avoir à affronter la froide cruauté capitaliste au quotidien. » Le bon bain de jouvence ! Je me promène dans les amphis de 68 et je fais mes délices des prophéties des bacheliers : « Quand on aura eu la peau du capitalisme, personne n’aura plus peur de rien ! La peur, mon pote, c’est une superstructure culturelle, un conditionnement psychologique agencé par les patrons ! »
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Rage froide. Accablement. La peur de l’homme, une invention capitaliste, comment peut-on encore oser ces balourdises ? Il n’y aura plus de peur, vraiment, quand l’humanité s’épanouira comme une tête de veau dans les glorieuses tâches de la production avant de s’ébrouer dans un dilettantisme culturel qui sera aux machines ce que le loulou de Poméranie est à sa mémère ? Je n’ai jamais été communiste de ma vie, mais j’ai connu et estimé trop de militants de ce parti, des illustres et des obscurs, pour m’en tenir à des fantasmes sommaires. Là, c’est trop. Ces solennelles billevesées, camarades, c’est fini : personne n’y croit, vous non plus, ne profitez pas de la crise pour en liquider l’invendable stock. Si quelques jeunes tombaient par mégarde sur ces facéties, je leur ouvrirais les yeux sans me gêner. Cet homme libéré de la peur, c’est le petit frère de celui que nous promet la société libérale, ce marchepied vivant du triomphe technique que Fukuyama lui-même n’ose plus évoquer. Je dirais à ces jeunes que ces absurdités symétriques n’ont pour fonction que de les endormir, qu’elles tablent sur leur docilité et courtisent leur paresse. J’en profiterais pour les dissuader de chercher quelque juste milieu raisonnable entre ces deux manières de nier la condition humaine. Un cocktail de deux folies ne fait pas une sagesse. Cette recette-là, c’est le mélange du pire et du pire. Allons, je m’anime en vain. Aucun jeune ne m’interrogera là-dessus, aucun vieux non plus.
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Finalement, c’est assez simple. On peut constater ce qui a été – ou ce qui s’est – réalisé dans une existence humaine, mais la réalisation, avec ce qu’elle suggère de développement purement endogène, ne saurait être un principe de vie ; cette idée mercantile et racoleuse porte en elle la lourdeur de la société narcissique et fébrilement défaitiste qui tente de la vendre. Un homme n’est pas une firme, son existence ne consiste pas à dérouler une chaîne de possibilités, puis à le faire savoir. L’autonomie de la personne humaine, parce qu’elle est de nature spirituelle, est immédiatement ouverte et partageable. La réalisation comme principe de vie implique forcément le temps mort de la stratégie, de la tactique, du choix des objectifs. L’existence humaine ne peut accepter de tels désengagements. Les autres ne sont ni le terrain de notre volonté de puissance, même tempérée de compassion, ni le champ de manœuvres de nos vertus. La présence des autres nous impose l’horizon de l’inachevé ou de l’infini. Elle nous interdit l’installation dans le temps et la réalisation par et dans les choses. La vie est forte, elle est fidèle, elle est notre amie, mais dans les parages de l’installation et de la réalisation, c’est la mort qui fait son beurre : qui ne veut pas le comprendre consent inutilement à un grand malheur. Plus encore que de l’intelligence, d’ailleurs, cette science-là procède d’une certaine façon d’accueillir ces évidences, de poser ses valises dans le fragile nid de sens qu’elles nous préparent. Les rêves d’installation, non. Les fantasmes de réalisation, non. Jamais ça, nulle part, c’est l’antichambre de l’enfer. Non à toute situation impérieuse et impériale, accapareuse de sens et jalouse de la vie. Oui, dans toute situation, la meilleure comme la pire, à l’insatisfaction qui y ruisselle nécessairement et, en la transformant, la transcende. Oui à toute contingence à cause de la transcendance interne qui, aux yeux de l’âme authentique, la déborde. Oui au déploiement de l’instant, à son inquiétante et magnifique largeur qui « nous engloutit et nous comprend comme un point » et dont il est vain de prétendre saisir les tenants et les aboutissants. Oui à ce bain d’être, à sa manière imprévisible, inédite, originale, radicalement incompréhensible aux autres, même aux plus proches, de s’offrir à nous et, si nous voulons bien ne pas trop résister, de précipiter chacun de nos instants dans l’étonnement, dans l’inquiétude, dans le ravissement, dans la douce transgression, en nous accouchant, comme de jumeaux, d’un refus qui nous fait exister et d’un acquiescement qui, secrètement, nous restitue les autres et aux autres.
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La foi, pourquoi pas ? Ça m’arrive. Pas toujours. Quelquefois. Elle aussi, je le crains, chacun la fabrique à son image. Jeune, j’ai un peu étudié la théologie, mais c’est surtout dans mon métier que j’ai senti ce que peut être la foi. Des instants lumineux dans des salles grises, des gens soudain, sans qu’on sache pourquoi, qui ont l’air de changer de statut métaphysique, avec des yeux d’exilés qui jettent des regards perforants sur le monde, comme s’ils s’étaient donné rendez-vous à la lisière de l’imaginaire et de la réalité, comme s’ils puisaient à volonté, et en riant, dans ces deux gamelles. Oui, même si ce n’est pas celle qu’elles croient, je dois la foi aux entreprises ! Mais, je le répète, elle n’est pas toujours là. Quand elle est en vacances, je tâche de m’accommoder de ce qui vient, le pire et le meilleur ; tout sauf l’installation et la réalisation, ces filles-là sont vraiment trop bêtes. La révolte ou la colère, d’accord ; même la débauche, c’est moins nul, à condition de ne pas en faire un cinéma. Et la jouissance esthétique ? Très décevante, sauf si une morsure de tragique ou de dérision l’empêche de tourner boudin : les pros de la beauté sont ridicules. Le mieux est parfois de dormir, de rêvasser, de se laisser décanter. De se dire qu’on n’est pas né de la dernière pluie, et d’en profiter pour guetter le prochain soleil.
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Réversibilité. Dans le lieu que je déteste le plus, l’entreprise, j’ai vécu quelques-uns de mes plus beaux moments. Et grâce à une pub pour je ne sais plus quoi, je vois partout l’image de ces angelots de Raphaël qui me consolent de tout et de moi-même. Personne ne sera jamais plus terrestre que ces deux-là, même après le triomphe du capitalisme, même après sa déroute. Ces potelés, ces bien nourris, ces habitants de la chair, ces coquins malicieux, ces innocents très avertis dont la perversité naissante semble avoir été aussitôt pêchée et annulée par une contre-perversité ironique, légère, gentiment majestueuse, le voilà dans son imprenable enfance, l’homme réalisé : tout recueilli dans sa chère enveloppe charnelle, son regard confiant cherche ailleurs, plus haut, revient sur son esprit qu’il interroge, anime son corps d’une jouissance délicate, peut-être ce « doux plaisir de ne rien faire », le sommet de la sensualité, me disait autrefois Bernard Lubat.
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À un moment ou à un autre de leur vie, les formateurs dignes de ce nom chancellent. Les autres, ceux qui servent d’égouts au système, ne connaissent pas cette épreuve : l’argent et la vanité conformiste, taillant chirurgicalement en eux ce qui pourrait y rester de natif, d’inquiet ou d’exigeant, désignent aux ambitions de ces malheureux, telle la « police silencieuse » dont parle Malaparte, cette sorte de traînée humide d’escargot que la prétention fait appeler carrière. Je m’amuse de l’énorme recyclage auquel le changement de discours de la société capitaliste contraint actuellement ces gastropédagogues, bien certain que la consistance molle de leur nature leur permettra, moyennant qu’on les en dédommage, de marquer du sceau infamant de l’archaïsme ce qu’ils donnaient, hier encore, pour l’essence même de la modernité conquérante.
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Je crois savoir où butent les autres formateurs, ceux qui, sans illusions excessives sur leurs talents ni sur l’importance de leur rôle, se sont toutefois mis en tête que chercher ce qu’ils croient vrai, tenter de s’en approcher et s’en entretenir avec leurs semblables constitue, nonobstant les dangers évidents de l’opération, ou à cause d’eux, une des plus belles aventures que l’ambiguïté des temps puisse mettre à leur portée. Cette épreuve, ce point de partage des eaux, c’est le saut existentiel de la formation. Honnête et moyennement intelligent, un formateur n’a pas trop de mal à repérer les maux dont souffre notre société. Il lui suffit de considérer les groupes du regard d’Ulysse, de bas en haut, d’écouter les gens parler du monde, des autres, d’eux-mêmes : avec un peu d’attention, il peut poser un diagnostic et avancer quelques préconisations. La facticité, l’extériorité, le mimétisme, l’obsession des mécanismes projectifs, le refoulement de l’angoisse, de la mort et de la subjectivité, la vie par procuration, tout cela, qu’il entreverra forcément, nourrira utilement son discours, au moins dans un premier temps. Car parler d’amour n’est pas aimer, et bavarder facticité ne rend pas authentique ; dans les deux cas, les mots se fanent vite. Ce danger, c’est le Cap Horn du formateur, ou plutôt son Cap de Bonne-Espérance : ce qu’il perçoit dans les autres, il lui faut l’affronter en lui-même. Avant d’être les démons de ses stagiaires, la facticité, la fascination, la personnalité rapportée et le reste sont les siens, et ils le sont à l’instant même où il les dénonce. S’il a l’audace d’engager avec lui-même le combat auquel l’invite ce constat, le voilà sur une trajectoire de vie, sa solitude fleurira. S’il le refuse, il pourra toujours continuer à faire le guignol devant les patrons, augmenter ses honoraires, lire les prix littéraires et, comme de juste, une fois lavé de ses passes avec l’argent, se faire du souci pour la justice sociale.
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L’épreuve est douloureuse, bouleversante, fondatrice. Les mots passent au fer rouge de l’existence et avec eux, derrière eux, la foule confuse des sentiments et des passions, l’armée tumultueuse des pensées, des opinions, des partis pris. Sentiment double et contradictoire de n’être plus personne et, dans cet enfouissement, dans cette démystification de soi, de devenir quelqu’un. Deux langages se heurtent, celui qui meurt, celui qui naît : peut-être se rencontrent-ils, mais seulement à l’infini ; pour l’instant, ils se combattent. Le navigateur d’existence, s’il a le sentiment de contempler comme jamais la mer et les étoiles, n’a plus aucune carte en main. Il ne se sent plus maître de rien, il en est atterré, ravi, rajeuni. Plus de leçons à donner, plus de principes à défendre, plus de grandes causes à manager : le petit bonhomme craintif qu’il est toujours et qu’il n’est déjà plus quitte peu à peu la scène et se retire en ce coin de la commune solitude où je devient vraiment un autre, et où l’on sent les gens bien trop proches et bien trop lointains pour qu’on songe encore à leur bafouiller leur ration de respect.
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Avec Entre les murs, Laurent Cantet est en train de doubler son Cap de Bonne-Espérance. Ressources humaines et L’Emploi du temps, c’était avant. Le cinéaste-formateur expliquait la société, s’en prenant au plus visible, au plus lourd : l’entreprise, le monde du travail. Ce propos-là, beaucoup de gens pouvaient l’entendre. Que la conduite actuelle des entreprises, nonobstant les bonnes volontés qui viennent s’y piquer, soit fondamentalement perverse, la plupart l’avouent et presque tous le savent. Autour de la machine à café, cette agora clandestine, on avait opiné du chef, non sans avoir vérifié qu’aucune oreille officielle ne traînait. « C’est bien ça », avait-on lâché avant de regagner les bureaux. La démonstration de Cantet, pourtant, comme c’est souvent le cas au début d’une action de formation, gardait quelque chose de schématique et d’extérieur. En vrai formateur, il aura souffert de ne pas être allé au bout de sa pensée ; en créateur, il aura voulu descendre plus profond. D’où peut-être le thème de ce dernier film et tout ce qu’évoque d’élémentaire et de nécessaire cette plongée dans l’enfance, dans l’école, dans les Quartiers.
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En abordant notre société par ses bases, Laurent Cantet prenait un grand risque. Il n’avait pas été le premier à montrer les ravages du système de l’entreprise, même si son illustration cinématographique donnait à sa critique plus de force encore que celle de l’écrit. Mais, dans ce système-là, on peut encore voir une pièce rapportée, un kyste, une tumeur localisée dont l’aveuglement de quelques-uns porterait la responsabilité. Pas question de nourrir cette illusion quand il s’agit de la jeunesse, de l’école, des Quartiers : là, la vie est toute nue, toute saignante ; qui n’en détourne pas son regard est renvoyé à soi-même, toute tentative de fuite, même dans la dénonciation, même dans l’humour, est immédiatement sanctionnée d’inauthenticité. Cette solitude du formateur de fond, Cantet ne l’a pas assumée. Je connais trop la difficulté de l’épreuve pour le lui reprocher ; mais qu’il y ait eu échec, et échec grave, on doit le lui dire avec amitié.
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Même quand elle n’est pas un autre nom pour l’indifférence ou pour l’organisation jacassante de l’impuissance et du conformisme, la compassion n’est que la première étape de l’amitié. Nous aimons que nos amis sachent se pencher un instant sur nos souffrances, mais nous avons besoin de les voir se relever. Plus que leurs mots et leurs larmes, nous leur demandons leur présence forte et entière, leur liberté inentamée. À qui les prend au sérieux, la formation et la création, chacune à sa manière, proposent l’apprentissage de cette solitude généreuse. Elles nous enseignent qu’être avec les autres, ce n’est pas forcément se sentir avec eux, encore moins se sentir comme eux. Ne pas se mélanger, ne pas se séparer : ce chemin de crête est jalonné d’hésitations, de doutes, de regrets, de remords. D’un côté, l’isolement orgueilleux, les illusions sur soi, un pessimisme qui se veut actif. De l’autre, la fusion mensongère, la mauvaise foi, l’abandon déguisé. Laurent Cantet est tombé dans le fossé, côté fusion. Sans doute est-il plus difficile à un cinéaste encombré de considérations financières et mondaines qu’à un fantassin de la formation de tenir ce cap de vérité. Mais le fait est qu’il est tombé. Il a calé devant la solitude, s’imaginant peut-être que cette défaite lui donnerait accès aux autres : elle ne l’a conduit qu’à leur image. Tout étant alors devenu faux, il ne pouvait plus que se débattre dans une sensiblerie brouillonne.
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Laurent Cantet a cédé au pathos compassionnel : c’est pour cela qu’on lui a fait fête. Il a noyé dans une illusion rassurante la question de la jeunesse, la question de l’école, la question de la banlieue : c’est de cela qu’on l’a remercié. Je me demande s’il ne s’est pas aperçu de sa méprise quand il a tourné la partie de foot finale. N’avait-il pas fini par oublier que ces collégiens étaient bien des acteurs ? N’avait-il pas confondu la réalité et le spectacle ? N’avait-il pas voulu se montrer, en même temps, formateur et créateur ? Formateur, n’avait-il pas noyé dans le fantasme facile la violence de la réalité ? Créateur, n’avait-il pas cherché dans la pesanteur du réel une raison de refuser l’envol de l’imaginaire ? Ce tournage sympathique, en un mot, ne l’avait-il pas endormi ? C’est une piscine pleine de microbes, le sympa, bien des formateurs y périssent.
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J’échafaude des hypothèses contradictoires. Et si Entre les murs, c’était Bouvard et Pécuchet en banlieue ? Si, débordé par une situation infiniment plus dramatique que celle de l’entreprise, le cinéaste avait jeté l’éponge ? S’il avait bâclé ce match de foot pour en finir avec un sujet qui l’avait envoyé en enfer ? Si tout cela n’était qu’un hurlement de détresse, une fin de partie à la Beckett, un constat d’échec épouvanté ? Comment serions-nous passés, sinon, de la lucidité passionnée de L’Emploi du temps à ces émotions de patronage ? Se méfier du livre ou du film qui semble contredire l’œuvre entière d’un écrivain ou d’un cinéaste : c’est là que la pensée est poussée à son paroxysme. La meilleure illustration du naturalisme de Zola, nous disait-on autrefois, on la trouve dans Le Rêve, une douce histoire moyenâgeuse.
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Je ne suis sûr de rien, Entre les murs me reste un mystère. Et je parle trop vite d’émotions de patronage. Que faisions-nous d’autre que ce professeur de lettres, nous, les étudiants de Montrouge qui passions nos jeudis et nos dimanches, dans les années d’après-guerre, à organiser les jeux des gamins de la « zone » ou des HBM et à leur raconter des histoires ? Personne n’ayant intérêt à les courtiser ou à les mettre en thèse, ces enfants nés trop tôt ne pouvaient prétendre au statut sociologique privilégié des Quartiers ; ils n’en étaient pas plus faciles à gouverner. Mais nous ne nous prenions pas pour des enseignants et nous donnions notre temps gratis. C’est donc assez logiquement que j’exècre ce vieil ado indécis. De deux choses l’une. Ou ce pauvre garçon est à bout de forces et d’imagination, ce qui peut aisément se comprendre, et l’Éducation nationale se déshonore en ne lui fournissant pas les moyens de récupérer avant de lui confier une mission moins douloureuse. Ou il prétend défendre sa pédagogie défaitiste et justifier son misérabilisme, et l’Éducation nationale fait preuve de lâcheté en le laissant dévaster ses classes. Sans compter qu’elle s’expose aux revendications rétroactives des anciens animateurs des patronages : à travail égal, salaire égal !
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En famille, avec les amis, on parle beaucoup de ce film. Pierre Mari me fait remarquer avec justesse que ce patro-prof se situe aux antipodes de cette Mara Goyet dont il a apprécié comme moi la droiture. Que la formation classique soit étroitement liée à un système de représentations et de relations désormais forclos et, en tout cas, irrecevable dans les Quartiers, elle n’en doute pas. Pourtant, loin de la détourner d’une mission qu’il rend plus difficile, ce constat en souligne à ses yeux l’urgence et la grandeur. Les vérités s’éprouvent mieux dans les difficultés que dans les élans conviviaux. Se battre, et se battre encore. Parce qu’une culture se transmet par la pensée et par la parole. Parce que ne pas donner ce que l’on a de meilleur, c’est partager ce que l’on a de pire.
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« Ah ! Si j’avais été là avec mes Francs ! », disait Clovis en écoutant le récit de la Passion du Christ. Ah ! Si, pour quelques semaines, on me confiait une classe en banlieue ! Parfois, j’en rêve. Se placer à la charnière de ce que ces gamins savent de l’existence et de ce qu’ils en ignorent. Partir de la vie d’un écrivain. Des amours de Victor Hugo, par exemple. Commencer par l’aspect dragueur performant, les faire rire. « Ouais, il est trop fort, ce mec, c’est clair ! » De proche en proche, en vrai Jésuite, en arriver à Juliette, à Madame Hugo, peut-être à Adèle. Puis aux textes. Pas pour les imposer, non ! Juste pour qu’ils comprennent mieux le scénario. Peu à peu, traîtreusement, les faire glisser dans la poésie, lire longuement, passionnément, lâcher le livre quand on sait par cœur. Se montrer plus vicieux que ces amateurs. Leur donner le sentiment d’une transgression qui réconcilie, leur faire sentir du plus grand qu’eux, exhumer leur énorme besoin d’admirer. Sans doute ne m’a-t-on pas attendu pour y penser. Un type de mon genre pourrait, à l’occasion, faire son petit effet, mais tiendrait-il longtemps le choc ? J’imagine que, devant ces élèves-là, tout le monde veut aller au bout du possible. Pourtant, pour la plupart d’entre eux, la limite risque d’être vite atteinte : là est la question de l’enseignement, surtout dans les banlieues, pas d’abord dans les principes, pas d’abord dans les moyens.
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Oui, les quartiers sont déshérités : chômage, solitude, logement, violence, rien ne va. Mais si j’étais sociologue, plutôt que d’enfoncer ces portes ouvertes, je préférerais comparer les comportements et les préjugés de ces jeunes aux représentations majeures de la modernité telles que les répercutent les médias, la publicité, les vedettes à la mode, etc. Hypothèse à confirmer ou à infirmer : les jeunes des banlieues sont les meilleures éponges et les premières victimes de la folie collective. Les privilèges des gosses de riches les protègent de la violence ; c’est sans risques pour eux – sans risques immédiats, car la suite peut être terrible – qu’ils sont dressés à l’exercer sur les autres. La modernité chimiquement pure, on la trouve dans les jeunes des banlieues; c’est pourquoi ils fascinent et effraient à ce point, c’est pourquoi on les étudie, c’est pourquoi on les injurie. Difficile d’en douter quand on observe les adolescents d’Entre les murs, leurs indignations mécaniques, leur façon de prendre la balle au rebond, de chercher l’effet, de vouloir faire choc et chaud ; tout ce stupide zapping émotionnel, c’est de la pub, c’est du journalisme tel que le pratique, par exemple, la dame qui présentait aujourd’hui le 13 heures de France-Inter : une émotion bien sociologiquement grasse par-ci, un coup de gueule bien démagogique par-là, et merci d’avoir été sur notre antenne. La banlieue est colonisée au-delà de ce que peuvent imaginer ses colons, au-delà de ce qu’ils avaient prévu pour elle. Ce n’est pas parce qu’ils sont des pauvres, ni des enfants d’immigrés, que les élèves des Quartiers sont indociles, c’est-à-dire quasiment impossibles à enseigner, c’est parce que leur pauvreté et leur déracinement ont été des voies d’entrée toutes trouvées pour la saloperie virale de la société de communication : il m’est insupportable d’en voir les chantres et les profiteurs venir jouer les sauveurs dans les banlieues, je ne sais rien de plus infâme que cette imposture, il me faut m’accrocher à moi-même pour ne pas céder à la haine. Ces enfants sont devenus des réclames furieuses : si innocentes qu’elles soient de ce qu’on a fait d’elles, on ne fait pas la classe à des réclames. Au mieux peut-on les enfoncer un peu plus dans leur honte collective en envoyant, pour l’exemple, quelques-unes d’entre elles à Sciences Po. Je me suis souvent répété la belle formule de Sartre : « L’important n’est pas ce qu’on a fait de nous, mais ce que nous avons fait de ce qu’on a fait de nous. » Je crains malheureusement que la vérité de ce propos ne s’arrête au périphérique. Au-delà d’un certain seuil d’intoxication, il devient héroïque de distinguer ce que l’on est de ce que l’on a subi. Étrange film, vraiment, cet Entre les murs ! Attendons le prochain. Qu’il le veuille ou non, Laurent Cantet choisira, ou sera choisi : la petite étincelle ou le gros éteignoir.
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On peut rire de moi : si j’avais un seul programme à sauver de toute la télé, ce serait Derrick, cela en dépit de l’imbécillité de la présentation qu’en fait la 3 (Derrick prépare ses menottes, etc.). Ce n’est jamais simpliste, jamais injuste, jamais démonstratif, jamais léger, jamais oiseux, jamais mode donc jamais bête. Entre Derrick et Maigret, mon cœur est partagé. Maigret est plus lourd de suggestions, plus riche d’images. Derrick, plus austère, va plus vite et plus sûrement au sens. Maigret explore l’angoisse, Derrick la survole. Maigret peut y sombrer, Derrick la domine d’emblée. Derrick est plus libre, Maigret plus attachant.
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Je me reconnais dans ce petit garçon dont parlait Françoise Dolto. Il dit non parce que c’est un vrai oui qu’il veut dire, son oui à lui, pas le oui de complaisance et d’obéissance que les autres attendent. Mes relations avec mes parents tiennent tout entières dans son embarras. Et aussi mes relations avec l’Église catholique, mater et magistra. C’est sans doute à cause de la violence de ces deux affrontements que je ne vois guère dans les autres institutions que des baudruches gonflées et regonflées d’importance et de vanité. Elles me font souvent rire, quelquefois pleurer, elles ne méritent jamais ni ma fidélité ni ma révolte, qui sont consubstantielles. La vie m’aurait-elle affligé d’une nature difficile ? Après tout, rien de tragique à cela. Il est vrai que les arrangements me dérangent, surtout ceux que je passe avec moi-même.
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Dans Le Point, quelques propos de Jacques-Alain Miller en disent plus long sur Bush et Obama que trois quintaux de politologie filandreuse déversés par les chroniqueurs, ces huissiers zélés. Plus rien à comprendre à l’actualité si l’on ne va pas chercher dans la vie intérieure des sociétés et des individus ce qui fonde la vie politique, ce qui lui donne sa forme, ce qui la paralyse, ce qui pourrait éventuellement la nourrir de sens. Sans doute le nouveau président américain gommera-t-il quelques-unes des plus grosses aberrations de son prédécesseur, mais il n’y a pas à bondir de joie à l’idée que la bushophobie est en train de « s’inverser en obamania universelle ». Comme le Gœtz du Diable et le Bon Dieu, la société américaine, quand elle s’imagine changer, ne fait qu’essayer un autre rôle. Après s’être installée dans le personnage de « l’ennemi du genre humain », comme dit Miller, voici qu’elle met « la bonté à l’affiche », tout en prétendant, sans rire, et dans les deux cas, « faire le boulot de Dieu ». Au héros formidable de Sartre, à ce forcené génial de l’imposture, Pierre Brasseur, il y a plus d’un demi-siècle, avait donné une stature qui m’avait terrifié. Comme l’écrivait Paul Ricœur dans un article célèbre, Gœtz se veut « bouffon du mal » avant de devenir « faussaire du bien ». Il se résigne enfin, assez lugubrement, à vivre les combats de l’histoire. « Il y a cette guerre à faire, constate-t-il, et je la ferai. » Entre lucidité et anticipation, il dit aussi : « Voilà le règne de l’homme qui commence. Beau début ; allons, je serai bourreau et boucher. » Soixante ans après, les mêmes ingrédients sont sur la table : l’action politique et ses infernales contradictions, la religion aux prises avec l’imposture, son démon. La lucidité, elle, lassée de n’être conviée qu’à des débats subalternes, s’est éclipsée ; guerriers, managers et faux prophètes tiennent partout le théâtre des nouvelles illusions, qui ne font illusion à personne. Dans ces conditions, il ne sera pas plus réjouissant d’enregistrer un nouvel épisode de la suprématie des USA, même si la fascination des impuissants s’en trouve réhydratée, que de voir les mêmes torrents de prétention barbare se déverser sur des pays émergents qui s’y trouveront bien vite, et aussi piteusement, immergés. Dans ce bel article d’Esprit de novembre 1951, Paul Ricœur félicitait Jean-Paul Sartre de sa « probité exemplaire » : il n’avait pas voulu « hausser l’espoir ». Nous avons, nous, beaucoup plus de raisons encore que n’en avaient Sartre et Ricœur de nous méfier du tapage optimiste et du Barnum prophétique. Le combat contre l’imposture, la nôtre et celle des autres, commence par une confiante défiance.
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Un responsable du Nouvel Observateur paraît fort ému par le message d’un lecteur qui souhaite que son hebdo préféré « continue à nous rendre le monde intelligent. » A-t-il voulu dire intelligible ? À souhaiter, mais pas certain : il n’y a plus l’épaisseur d’un cheveu entre une demande d’information et une exigence d’illusion.
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Ce n’est pas seulement avec plaisir, mais avec bonheur et émotion que j’ai répondu, en 2004 et 2005, à deux invitations qui m’étaient faites de parler de Jacques Berque à Alger. Tant de choses me lient à cette ville et à ce pays ! Les deux années que j’y ai passées entre mai 1959 et janvier 1961 ont fait basculer ma vision du monde. La rencontre de Francis Jeanson, au début des années 70, à l’occasion de la formation des animateurs des Maisons de la Culture ; nos longues conversations où les souvenirs du Réseau, ramenés à l’essentiel, tissaient la trame d’amitié de nos projets. L’Algérien que le mariage de ma tante fit entrer dans notre famille, et dont j’ai apprécié d’emblée la courtoisie et le courage. Tant d’amis sur ou de l’autre rive et, faut-il le dire, Jacques Berque, Jacques Berque de Frenda, dont j’ai eu l’occasion de constater, il y a quatre ans, quel souvenir il y avait laissé. Mais que ferais-je si d’aventure une autre invitation m’était adressée quand un poète en qui ce même Jacques Berque voyait un des esprits les plus exigeants et les plus pénétrants de l’époque, dont il a traduit plusieurs recueils et dont il me parlait sur un ton où je percevais une humilité qui n’était pas le trait le plus habituel de notre cher Puma, que ferais-je quand cet Adonis qu’il mettait si haut est accusé d’avoir insulté l’islam ou le Prophète lors d’une conférence à la Bibliothèque nationale algérienne ? Feindrais-je de l’ignorer ? Le respect que je porte aux débats intérieurs des Algériens et la réserve qu’ils doivent imposer à tout étranger, fût-ce au plus amical, comment pourrais-je les concilier avec l’évidence que l’accusation portée contre Adonis rejaillit nécessairement sur Jacques Berque ? Lui qui consacra quinze ans de sa vie au Coran et qui y faisait constamment référence, lui qui fut un des rares intellectuels français à se montrer sévère envers les Versets sataniques de Salman Rushdie parce qu’il n’entendait pas que la liberté de l’esprit pût jamais conduire à l’offense, et surtout pas à l’offense aux religions, il aurait été l’ami d’un homme qui injurie l’islam et le Prophète ? Et moi, parlant à Alger devant des Algériens, moi qui sais en quel honneur Adonis tient « Jacques Berque, maître et ami », je ne m’élèverais pas contre une accusation qui serait risible si elle n’était si désolante ? Si j’agissais ainsi, je sais bien ce que je ferais : j’éluderais, je pratiquerais cette élusion que Berque détestait plus que tout. Ce qui se passerait alors, je le sais aussi. La voix solitaire qui, au Maroc, méprisant tout souci de carrière et de réussite, jeta à la société coloniale, sa société : « L’ordre, ici, serait que nous n’y fussions pas », cette voix, sortie d’un paisible cimetière des Landes pour interrompre les propos aseptisés que je débiterais devant les regards justement ironiques de mes auditeurs, reviendrait me crier : « Jean Sur, l’ordre, là-bas, serait que vous n’y fussiez pas ! »

(25 novembre 2008)

Le ha-ha

LE MARCHÉ XXXIX

Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, p. 36 de l’édition Pocket : « Je comprends (…) la passion, la folie, la duperie des récits de voyage. Ils apportent l’illusion de ce qui n’existe plus et qui devrait être encore, pour que nous échappions à l’accablante évidence que vingt mille ans d’histoire sont joués. Il n’y a plus rien à faire : la civilisation n’est plus cette fleur fragile qu’on préservait, qu’on développait à grand-peine dans quelques coins abrités d’un terroir riche en espèces rustiques, menaçantes sans doute par leur vivacité, mais qui permettaient aussi de varier et de revigorer les semis. L’humanité s’installe dans la monoculture ; elle s’apprête à produire la civilisation en masse, comme la betterave. Son ordinaire ne comportera plus que ce plat. »
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Dans cette accablante évidence, le fondement, le fardeau, mais aussi, selon moi, la paradoxale possibilité d’élan de toute réflexion sérieuse. Il faudrait pourtant des volumes entiers pour recenser les stratégies d’évitement individuelles et collectives que nous tentons de lui opposer. Lucidité oblige, nous nous gardons de la nier en bloc. Nous préférons un déni partiel, élégamment partiel, relatif, mesuré ; l’essentiel est de ne pas lui reconnaître la place centrale qui est la sienne. Ce refus sème la confusion et conduit à l’impuissance. Ce qui pourrait être vrai devient faux. Le vitalisme et la bonhomie dont on nous accable ont des relents fangeux. L’optimisme qu’on nous vend sonne comme une invitation au suicide. Le progrès est un prisonnier ligoté, la révolution une courtisane défraîchie. Une des roueries les plus courantes est d’adjurer ceux qui rechignent à participer au bonneteau universel d’avoir meilleur moral : des prêcheurs bourrés d’anxiolytiques et d’antidépresseurs sont là pour leur redonner confiance. Si la cure ne donne pas de bons résultats, ces propagandistes agréés peuvent se faire plus agressifs et reprocher avec hauteur et suffisance aux récalcitrants de déserter les vastes causes et les immenses principes à l’ombre desquels se dégustent les bénéfices secondaires de la névrose. Parmi ces missionnaires, une majorité de roublards qui ne méritent aucune tendresse particulière et une minorité d’âmes douloureuses dont il serait inamical de ne pas considérer la souffrance : mais, par cynisme ou par faiblesse de caractère, les uns et les autres brandissent l’altruisme comme un bouclier commode contre les bouleversements de tous ordres qu’entraînerait en eux la considération de l’accablante évidence. La bonté comme évasion et comme chantage, voilà un trait singulier de l’époque.
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Se persuader de cette évidence n’est pas une pose littéraire, pas plus qu’une capitulation : c’est le point de départ le plus simple, le plus honnête et, sans doute, le plus fraternel de tout débat avec soi-même ou avec autrui. Enfant, je pensais : « Ce n’est plus de jeu ». Cela ne signifiait nullement que je ne voulais plus jouer, ni que j’étais trop triste ou trop fatigué pour continuer la partie. Tout le contraire : cela voulait dire que le tour qu’avait pris le jeu était contraire au jeu, que le jeu, en effet, n’était plus le jeu, que tout était devenu absurde et décevant, que je ne voulais pas me forcer à faire semblant, à inventer des combats et des adversaires qui n’en étaient pas, à me fixer des buts stupides, à m’imposer des règles insensées. Même si, ensuite, je ne savais que faire, et s’il ne me restait qu’à bouder tandis que la farandole des autres, avant de se dissoudre en querelles, venait narguer mon embarras.
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Ils me menaçaient et criaient à la trahison. Je ne me voulais pourtant pas inamical. Mes ruminations d’isolé me laissaient plus embarrassé que satisfait. Loin de me complaire dans une solitude orgueilleuse, j’aurais préféré être comme eux, pour qui tout semblait si simple. Peut-être, incapable de me blinder, étais-je seulement plus fragile ? Dans les bavards d’aujourd’hui, je revois ces gamins : tout barbouillés de confiture de mensonge, ils n’étaient forts qu’en bande et ne songeaient qu’à se protéger.
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La nostalgie la plus puissante n’a pas d’objet repérable. C’est une nostalgie récurrente, une nostalgie de la nostalgie, une nostalgie de rien. Ceux qui l’éprouvent ne sentent derrière eux aucun pays de cocagne, aucun paradis. Si loin qu’ils remontent dans leurs sensations, c’est la dissonance qu’ils retrouvent, non pas l’harmonie. Cette expérience est très banale, mais il est difficile de rendre compte de la dissonance ; aussi beaucoup de gens préfèrent-ils s’inventer des enfances miraculeuses, se composer des souvenirs enchantés. Bien plus forte et bien plus féconde me semble la question d’Aragon :
Qu’est-ce qui vaut la peine alors qu’on le profère
Du profond de soi-même Enfin que signifie
Ce râle prolongé qu’à tout chant je préfère
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À cause d’Aragon, parenthèse dans l’accablante évidence. Un court papier de Patrick Besson sur Le roman inachevé me rend la présence du poète ; Besson l’avait pourtant d’abord détesté. Rares sont les écrivains qui arrachent des témoignages d’une telle sincérité, et pas seulement à leurs amis. On trouve ainsi sur Internet les textes admirables que Jean d’Ormesson écrivit à la mort du poète. Parmi les réactions à l’article de Patrick Besson, ces deux lignes d’un(e) anonyme – je parie pour une femme – me touchent infiniment : « J’habitais près de chez lui et lui avais demandé une dédicace. J’aurais dû lui dire que j’aimais ses poèmes, ce communiste tellement fils de Dieu. » Malgré le gentil style catho, je suis tellement d’accord ! La foi chrétienne, il me l’avait confirmé, ne serait jamais la sienne. Un jour, dans son bureau de l’appartement de la rue de Varenne, il avait surpris mon regard sur une toile abstraite accrochée derrière lui ; on pouvait y apercevoir quelque chose qui ressemblait à une Crucifixion. « Ce n’est pas ce que vous pensez », m’avait-il dit. Puis, très vite : « Accepteriez-vous que nous disions ensemble que nous n’en savons rien ? » Savoir ? Ah ! Certes. J’avais accepté sans hésitation. Et pourtant, sa voisine et lectrice n’a pas tort. Auprès de cet homme, les chrétiens officiels me semblaient parfois des professionnels de la vérité, la soutane des prêtres avait des reflets de manchettes de lustrine. Le respect appuyé qu’il témoignait au christianisme ne me touchait pas particulièrement. C’était l’époque du grand dialogue entre chrétiens et communistes : il y avait probablement un peu de politique là-dedans, même si son enfance avait été marquée par un certain abbé Flynn. Mon émotion était d’un autre ordre. Je ne me souciais nullement de chercher dans ses poèmes quelque écho secret à la foi. Je les prenais pour ce qu’ils étaient et me suggéraient, mais ils me touchaient à une telle profondeur qu’il m’était impossible d’imaginer qu’ils ne rejoignaient pas, à leur manière, ce que, certes, je ne savais pas, mais que je croyais vrai. Comment, pourquoi, et si, après tout, ce n’était qu’une illusion, cela m’était indifférent. Je sentais comme cette lectrice qu’une foi chrétienne qui n’eût pas vibré au regard que jetait Aragon sur l’être humain, et à la vérité de l’art avec lequel il l’approchait, eût été une assez lugubre production cérébrale. Le jour de ses obsèques, comme je l’avais fait, douze ans auparavant, à la mort d’Elsa, j’ai pensé à lui, à eux, de toute mon âme, mais je suis resté chez moi : entre lui et moi, il n’y avait ni religion ni parti.
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Mais non, je ne me suis pas écarté de l’accablante évidence ! Toute la poésie d’Aragon, je n’ai pas attendu d’être vieux pour m’en apercevoir, est un requiem. Jeune, j’étais plus sensible à ce qu’elle a de tragique ; désormais, la mélodie l’emporte, la sérénité qu’elle a conquise. Mais c’est bien cela : quelque chose est fini, et cette agonie, cette presque mort est une invitation à la vie. Ce n’est pas la fragilité qui obsède cette poésie, ni l’éphémère de nos sentiments et de nos entreprises. Ce n’est pas la mort comme terme, comme destin, comme ombre portée sur l’existence. Ce n’est pas leur finitude qui, aux yeux d’Aragon, rend les êtres humains si touchants, c’est qu’ils ne sont presque jamais eux-mêmes, que leurs mots, leurs actes, leurs projets meurent avant de naître. La vie ressemble en eux à la jambe du Boniface des Voyageurs de l’impériale, celle qui n’a pas souffert quand le pauvre garçon a été écrasé par une charrette de pierres. Elle n’a pas souffert, cette jambe, mais, d’avoir été épargnée, elle est plus effrayante encore que l’autre, méconnaissable.
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Ce sentiment d’étrangeté tragique, la modernité le pousse au paroxysme. La morale utilitaire, le devoir autiste, les catafalques solennels des valeurs, les objurgations risibles ou dégoûtantes des doctes et des puissants, sans même parler du reste, du pire, du gros animal, de la vie-de-bureau, comme dit si justement Téodor Liman : autant d’images et de restes du néant. Si nos concitoyens n’avaient pas conscience de ce désastre, pourquoi passeraient-ils la moitié de leur temps à déplorer les crimes d’hier et l’autre moitié à conjurer les catastrophes de demain ? Pourquoi, à ce présent qu’ils n’osent pas affronter, laisseraient-ils seulement quelques pleurs et quelques spasmes ? L’habile petite bourgeoise avare que notre époque ! Et prétentieuse avec ça ! Haute comme trois pommes, et qui vous fait la leçon ! Elle est nulle, la pauvrette, et elle le sait ! Ah ! Si elle pouvait comprendre ! Si elle cessait de bavarder, si elle se contentait de chanter Aragon ! Elle reviendrait à elle, et peut-être à plus qu’elle.
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La rue en pente douce, juste à droite du bureau de poste dont les vaillants habitants de la commune tâchent, à coups de pétitions, de prolonger l’existence jusqu’à ce qu’un serf de communication leur explique qu’on va le leur fermer au nez en sorte d’améliorer le service, porte un nom qui nous avait intrigués : rue du Ha-ha. Une blague locale ? Le surnom d’un personnage pittoresque ? Que nous ignorions de choses ! La réponse se trouvait dans un essai du passionnant sociologue américain Richard Sennett que le hasard nous fit feuilleter, La ville à vue d’œil. Nous entrons à la poste, désormais, yeux baissés et cœur contrit : plus de dix pages savantes, dans ce livre, sur ce que nous prenions pour le souvenir d’une soirée trop arrosée d’Irancy !
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S’il se trouve un lecteur aussi mal informé que nous, qu’il sache que le ha-ha est tenu, par Sennett, pour rien moins qu’un événement capital dans l’histoire de l’urbanisme. C’est un fossé pourvu d’une clôture en contrebas qui entoure un pré où paissent des chevaux ou du bétail. Les promeneurs qui les observent admirent que ces animaux puissent vivre dans une si belle liberté sans être sujets à aucune tentation d’évasion. Ce système du fossé a été utilisé, un peu au hasard, au XVIIe siècle ; avec les Lumières, il a pris toute sa place dans l’esthétique de l’aménagement de la nature. Dans la ville d’inspiration médiévale, la vie s’organise à l’ombre, ou dans la lumière, du religieux. Les maisons s’agglutinent comme elles le peuvent autour de la cathédrale, principe de transcendance et donc de sens. Le ha-ha est une des inventions qui témoignent, au contraire, de la volonté de l’homme d’intervenir dans la nature, d’unifier autour de lui la nature sauvage et la nature cultivée. Horace Walpole expliquera plus tard qu’il s’agissait de libérer le jardin « de sa régularité rigide, pour qu’il puisse s’assortir à la campagne sauvage à l’extérieur ».
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Le même Horace Walpole, selon Sennett, explique le nom de ha-ha par les cris que poussaient les promeneurs lorsqu’ils découvraient le fossé inattendu. Gageons que ces ha ! ha ! étaient de deux sortes. De félicité, d’abord, pour saluer la beauté du parc et l’urbanité des animaux. De surprise, et sans doute de déception, ensuite, lorsqu’ils arrivaient devant le fossé et n’avaient plus à applaudir qu’à un stratagème somme toute élémentaire, à une astuce judicieuse.
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La modernité, c’est le ha-ha universel. Commençons par le reconnaître : il faut bien du talent à ses architectes et à ses jardiniers. Il en faut aussi beaucoup à ceux qu’on a mille fois raison d’appeler ses acteurs : tout cela n’est rien d’autre, on le sait, qu’une représentation, qu’un mauvais cinéma.
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Dans le cercle qu’entoure le fossé, le bétail, les chevaux, parfois les ânes : en un mot, les importants, ceux qui sont là pour faire admirer leur intelligence, leur réussite, leur pouvoir, la finesse de leur sensibilité, la modernité de leurs opinions. Et naturellement, bien sûr, leur sagesse et leur liberté, qu’ils savent pourtant l’une et l’autre illusoires puisque limitées, et même régies, par le fossé. Autour d’eux, dans la vaste ou morne plaine, les citoyens-consommateurs se pressent pour les admirer ; leur vie pourrait être un long déniaisement puisqu’ils passent de l’enthousiasme que suscite en eux la liberté des importants (les premiers ha ! ha !) à la considération désabusée de leur captivité (les seconds ha ! ha !). Mais il existe une troisième catégorie d’acteurs. Aux fenêtres du château, ou de la belle demeure, qui trône au centre du domaine, les propriétaires observent la comédie. Ils ont deux raisons de ne pas en être dupes : ils surplombent le fossé et ce sont eux qui, pour leur propre plaisir et pour le bonheur de gruger leurs semblables, ont imaginé le système.
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Fonctionnement ternaire. Les gens du rond n’ont aucun intérêt à déchirer les apparences. C’est si délicieux d’exhiber une liberté imaginaire, surtout quand on raconte et se raconte qu’il s’agit d’une liberté pour les autres, que s’exhiber, c’est donner. Ils se lient donc les uns aux autres par un pacte secret, délicieux, nécessaire : oublier le ha-ha. Gare à celui qui vendrait la mèche ; mais qui en aurait vraiment envie ? D’autant que, dans le rond, on peut s’amuser à se séduire réciproquement ; on peut aussi brûler son agressivité résiduelle et se prendre à la gorge dans toutes sortes de querelles pittoresques. Autour de la piste, la foule accepte volontiers, elle aussi, de ne pas regarder les choses de trop près. Il y a bien quelques remous près du ha-ha, quand ceux qui y arrivent découvrent la supercherie, mais les hurlements d’enthousiasme des autres, trop éloignés pour comprendre, les intimident ; ils n’osent pas manifester trop fort leur dépit ; il leur arrive même de se persuader, grâce à de prodigieux efforts d’intelligence, que leurs yeux, en fait, les trompent. On ferait erreur en imaginant que les privilégiés installés à leurs belles fenêtres, un verre de vin du terroir à la main, considèrent la situation avec cynisme. Du tout. Le cynisme est toujours l’enfant illégitime de quelque vérité ; et la vérité, autant que ceux qui sont en bas, ils la fuient. Au spectacle de ces foules apparemment si heureuses, une grande tendresse loufoque les envahit : le bonheur des autres, ils l’ont inventé. Ils songent avec émotion qu’il y a quelque chose de plus vrai que la vérité de la tête. Le ha-ha qu’ils ont fait creuser ne mérite plus qu’ils y pensent. La vérité est dans le cœur. À cette idée, de grosses larmes mouillent le vin du terroir.
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Gentil ha-ha, ha-ha féroce. Les passions qui s’échangent dans la société mondialisée ont peu à voir avec des exhibitions de chevaux ou de bovins. Le ha-ha, désormais, c’est le monde. Tous les acteurs, ceux du rond, ceux de la prairie, ceux des fenêtres, se savent pris ensemble dans un grand cercle qui entoure celui où paissent les importants et les bovins. Leur choix est simple : rester dans le rôle que le destin leur a attribué ou progresser, c’est-à-dire passer de la prairie au rond et du rond aux fenêtres. Au fur et à mesure que la conscience du ha-ha comme seul horizon humain s’affine, ces changements de rôle sont de plus en plus fréquents et de plus en plus aisés : on dit qu’ils font avancer la justice sociale et le développement économique, on les applaudit à grands cris. La seule question épineuse qui subsiste, c’est celle de la possibilité de progrès offerte aux privilégiés du ha-ha, aux gens des fenêtres : existe-t-il encore pour ceux-là des perspectives de carrière ? Il en existe. Le ha-ha mondialisé, en effet, ne se développe pas seulement dans l’espace ; il ne se contente pas de conquérir, les unes après les autres, les différentes strates et classes sociales en en phagocytant les langages divers : il approfondit en même temps son emprise dans la conscience des acteurs. Arrivés au sommet du cursus, les privilégiés peuvent repartir de l’échelon le plus bas, la prairie, pour un nouveau tour de piste. Il leur faut seulement, pour y être autorisés, renouveler leur regard. Ceux qui accèdent à cette position prestigieuse sont les spécialistes, les experts. Leur expérience leur permet d’observer la situation avec des yeux de connaisseurs ; plutôt que les chevaux ou les ânes, c’est la totalité du spectacle que leur regard en abyme envisage cette fois-ci ; au tour suivant, contemplant leur contemplation, ils affineront leur critique. Mouvement de spirale, aussi inépuisable que l’illusion de progrès qu’il procure. Le ha-ha jusqu’au cadavre. Mais une femme honnête n’a pas de plaisir et un homme moderne n’a pas de cadavre.
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L’opération mimétique symbolisée par le ha-ha est ainsi passée de l’esthétique à l’éthique. Elle n’est plus destinée, comme au XVIIIe siècle, à l’agrément de quelques-uns. Elle gouverne désormais l’activité, voire l’existence, de tous les êtres humains qu’elle précipite dans la folie ordinaire du paraître : transformation quantitative en même temps que changement qualitatif. C’est pourquoi le vertige du sens taraude désormais les acteurs du ha-ha, même si rien ne leur est moins accessible : le principe même du ha-ha, c’est le non-sens. Voici donc ces malheureux aux prises avec un insurmontable défi : pour tenter d’échapper à l’angoisse, faire du sens avec du non-sens. Autant demander à un poisson de sortir de l’eau. Peu à peu, le mensonge du système isole ces naïfs et truque toutes leurs relations. Le jour vient où ils ne peuvent plus nier leur faillite. Que faire ? Il les faudrait tout-puissants : ils n’ont prise sur rien. Alors, se raconter des histoires, faire semblant, faire les malins, les prophètes, les héros, les sauveurs, mimer la sincérité, inventer des mots, bricoler des idéaux. Puis, la fatigue aidant, se laisser choir. Puis clapoter. Puis claboter.
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Je répète donc, avec Claude Lévi-Strauss et avec le vieux Papou que j’évoquais dans le Marché XXIX : il n’y a plus rien à faire. Peu me chaut que des agités de tout poil me contredisent en entassant plans, projets et perspectives dûment badigeonnés de pieuses intentions. L’incapacité où ils sont de s’arrêter, centrifugés qu’ils sont dans la roue de leur loterie, est à mes yeux la preuve que cette prétendue action n’est qu’une bruyante inactivité. Voir, sur ce point, les machines de Tinguely et de Niki de Saint-Phalle. Une action digne de ce nom se reconnaît à ce qu’elle commence et à ce qu’elle finit : sept jours pour la Création, dont un de repos, aucun dépassement de temps ni d’honoraires.
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Il existe des esprits de bonne volonté qui, conscients du monde où ils vivent et désireux de le rendre un peu plus vivable, prennent sur eux de lui ouvrir quelques voies pacifiques et sensées. J’ai de la considération pour leur optimisme lucide et modéré ; il m’est parfois une tentation. En France, chacun à sa manière, Hubert Védrine et Jean-Claude Guillebaud, par exemple, me paraissent œuvrer dans ce sens : rompre avec le manichéisme et les idéologies sommaires, chercher les voies du dialogue, percevoir et promouvoir ce qui rapproche. Ainsi faisait également Ettore Gelpi ; ainsi font bien des gens dans le monde, parfois au milieu des pires contradictions. Je partage avec tous ceux-là une commisération navrée pour la thèse du choc des civilisations. Bush le fils se dirigeant vers la sortie, l’inventeur de ce produit, s’il persistait dans cette voie, pourrait bientôt promener son bonnet d’âne dans le rond du ha-ha.
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Qui n’approuverait cet optimisme raisonnable ? Hubert Védrine démontre que l’affaire de Géorgie ne se laisse pas saisir par des systématisations simplistes. Songerait-il à Bernard-Henri Lévy ? Le problème majeur que me pose ce penseur, c’est celui de son rapport aux transports. Je parle ici des transports ordinaires, nullement des métaphoriques : train, avion, diligence, métro, patin à roulettes, coche d’eau. Pourquoi notre philosophe s’est-il imposé, par exemple, un aller et retour coûteux, et peut-être dangereux, à Tbilissi, quand il pouvait, au mot près, dans son bureau, ou dans son salon, ou dans son lit, dicter la déclaration qu’il nous en a rapportée ? Cette épuisante exaltation verbale nous fait apprécier, en tout cas, les analystes qui ne jouent pas avec nos nerfs. Même s’ils ne nous convainquent qu’à moitié. Nous rassureraient-ils seulement sur les maux du passé ? Quelles angoisses Jean-Claude Guillebaud ou Edgar Morin veulent-ils apaiser en nous, ou en eux, en promettant une « modernité métisse » ? Que les inspirateurs de la politique mondiale ne soient plus seulement des Américains et des Européens, mais aussi des Chinois, des Arabes, des Indiens, des Africains, d’autres encore, j’y consens volontiers. C’est parfait, aucun inconvénient à cela, bien au contraire. Mais en quoi le métissage résout-il la question du sens ? Aide-t-il même à la poser ? Ne risque-t-il pas de la noyer ? Vertige horizontal, comme on dit à Montréal. La question demeure. Être posée par tous et pour tous, non plus par et pour quelques-uns, la renforce comme un cyclone.
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De chaque voyage, on peut rapporter des images aimables. Sur le marché d’Helsinki, près du port, de blondes et gentilles jeunes filles préparent des repas simples et exquis que les promeneurs dégustent, assis sur un banc, devant une table étroite couverte d’une toile cirée dont ils assurent eux-mêmes l’entretien. D’énormes mouettes attaquent en piqué d’immenses poêles de petits poissons, de pommes de terre, de boulettes de viande, de saucisses. Les jeunes filles retirent les pièces les plus menacées et, sans rancune, les jettent dans une bassine à laquelle les assaillants ont librement accès. Tant qu’il restera des jeunes filles pour faire la part des mouettes, y aura-t-il lieu de désespérer ?
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On se plaît à penser des choses de ce genre, il faut bien se remonter le moral. On a tort, mais on a raison. Tort : les instants privilégiés ne sont pas là pour nous rassurer. Ce sont des réserves inappréciables, inanalysables, inexploitables. Vouloir se rassurer, c’est cela le pessimisme. Les jolies images n’empêchent aucune Guerre de Troie d’éclater. Et pourtant, c’est vrai, elles font du bien. Elles n’annulent pas le désespoir, elles piquent en lui l’espérance comme une gousse d’ail dans un gigot ; ou encore, comme les boulettes de viande et les pommes de terre sur le port d’Helsinki, elles la font mijoter en nous, l’espérance, à feu doux. Il suffit d’une jeune fille aux mouettes pour que le curseur, où que nous le placions entre optimisme et pessimisme, ne mesure plus rien. Pessimisme, optimisme, ce ne sont pas des mots de l’intérieur, ce ne sont pas des mots de vérité. Langage de contrôleur, langage de comptable qui s’intéresse aux alentours de la vie, aux habits de la vie, aux papiers de la vie, à ce qu’on appelle bizarrement les conditions de la vie, comme si la vie, telle une capricieuse vedette, posait ses conditions. Pessimisme, optimisme, c’est l’ordinaire de l’ennui, la Bourse descend, le PS se réunit en congrès, Lyon a encore gagné, quelque part il y a eu dix-huit morts et quatre cents disparus, où ça déjà ? Je tartine des pages et des pages, mais je n’ai qu’une idée : si nous sommes tellement en panne, c’est que nous tentons d’échapper à une évidence qui nous terrifie par son ampleur, par sa profondeur, par sa diversité univoque, par son exigence, par sa générosité, par son amour : c’est la vie qui nous intéresse, rien que la vie, seulement la vie. Non pas la vie comme nous la voulons, comme nous l’imaginons, comme nous souhaitons la maquiller, la dresser, l’organiser pour en jouir. La vie elle-même, la vie en elle-même, la vie qui dépossède.
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Le monde comme il est, il existe des artistes pour le voir. Au Kiasma, par exemple, le Musée d’art contemporain d’Helsinki. Si ces productions sont vraiment de l’art, c’est une question subalterne : interroger les spécialistes. À Helsinki comme à Stockholm, elles me frappent par leur vigoureuse franchise. L’appartement est un ensemble de cinq toiles qui en représentent les différentes pièces : salon, chambre des parents, des enfants, etc. Les cinq toiles sont entièrement noires. Si les gens venaient s’asseoir devant cette œuvre, en couple ou en famille, il ne leur faudrait pas dix minutes pour dire ce qu’ils ne disent jamais, et qu’ils savent. Même s’ils n’ont pas lu Françoise Dolto dont la voix déplore actuellement, dans une pub, que tant de parents, sans doute ceux qui n’ont pas lu ses livres, soient laissés dans l’ignorance. Pas d’accord. Je ne crois pas que, sur les choses essentielles, sur ce qu’on pourrait appeler les arts premiers de la vie, les gens soient ignorants. Ils ne veulent pas dire, tout simplement. Ils en savent trop, et ce qu’ils savent est trop gros, trop lourd, trop dissonant, trop étranger à ce qui se raconte. Les livres des spécialistes leur sont précieux, mais comme cadenas.
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Au Kiasma toujours, une vidéo montre une jeune femme à sa toilette, de dos devant un miroir embué. Son image, d’abord floue, se fait peu à peu plus précise, plus contrastée ; puis affirmative, puis impérieuse et, finalement, agressivement rigide. La jeune femme, elle, s’estompe, se dilue, s’évanouit. Une pétrification en direct.
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Cette œuvre aussi, composée d’une seule phrase maintes fois répétée avec, à chaque fois, l’amputation d’une lettre. La phrase, c’est : « Je ne suis pas encore prêt à voler. » Et chaque refus de l’envol le rend plus incertain, plus difficile, jusqu’à ce que l’impossibilité ne puisse même plus s’avouer. La procrastination, la névrose du trop tôt. Ou la névrose du trop tard, dont parlait Paul Ricœur. Une lucidité sans lumière, aveuglée par l’angoisse, paralysée. Qu’attend-il, ce citoyen, pour s’envoler ? Il consulte les statistiques ? Il vérifie la faisabilité de l’exploit ? Il s’assure de son expertise ? Il mesure la scientificité de l’expérience ? Il évalue ses performances ? Il attend des nouvelles de son analyste ? Il négocie avec son assureur ? Il se concerte avec les autorités civiles et religieuses ? Il travaille à la couverture médiatique ? Il s’enquiert de la légitimité de son projet ? Il l’inscrit dans une perspective sociétale ?
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Un physicien, qui est aussi un spécialiste du Talmud, explique que, pour créer le monde, il a fallu que Dieu, qui tenait toute la place et auprès de qui rien ne pouvait exister, se retire, s’absente, s’exile ; c’est ce retrait qui a rendu la création possible. Ce Dieu-là n’est pas le boss dont Obama, fidèle en cela à Bush le fils, promet de « faire le boulot ». C’est l’Émigrant, ou l’Émigré, c’est l’Être ailleurs. Pour ce savant, il y a, sur ce point, concordance entre la théologie et la physique : les particules de la matière, comme d’ailleurs les lettres qui composent les mots, sont mises en scène, ou plutôt mises en vie, par le vide ou l’intervalle qui les sépare. La création serait donc retrait, dépossession. Juste le contraire, remarque ce physicien, des fantasmes de toute-puissance qu’alimentent les jeux électroniques. Cette idée du retrait me semble extrêmement féconde. J’ai retrouvé la même grâce du départ dans un film magistral que je viens de découvrir, Une hirondelle a fait le printemps, de Christian Carion. Juste avant la trentaine, une jeune femme réalise un projet qui l’obsède depuis plusieurs années : acheter une ferme, et l’exploiter. Rien à voir avec le mythe soixante-huitard des moutons en Ardèche. Aucun naturalisme, pas le moindre romantisme. Pas de guitare, pas de joint au coin du feu. L’histoire simple et forte d’un écart, d’un exil qui rapatrie.
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Exister. S’en tenir à une musique qu’on est seul à entendre, dans laquelle chante pourtant l’humanité entière. S’en remettre à elle pour répondre aux séductions, aux risques, aux dangers. Ne se soumettre à rien qu’elle ne puisse approuver, ne rien accepter qui l’ignore ou la rejette. S’exercer à en reconnaître la couleur et le rythme dans la diversité des situations. Ne pas mettre trop vite des mots sur les choses, encore moins sur les gens, encore moins sur soi-même. L’héroïne de Christian Carion vit ainsi. Elle s’écarte. Ce n’est pas l’écart de la misanthropie, de la supériorité, du mépris, de la délicatesse offensée, du génie incompris : elle prend l’être comme on prend l’air, comme on prend le vent.
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Parabole évangélique de la perle : « Le Royaume des Cieux est semblable à un négociant en quête de perles fines : en a-t-il trouvé une de grand prix, il s’en va vendre tout ce qu’il possède et achète cette perle. » J’ai pensé à ce texte en regardant le film de Christian Carion. Malgré les mauvais souvenirs de jeunesse, le forcing des prêtres, leur pub insidieuse pour que de pauvres gamins empêtrés d’eux-mêmes s’inventent une « vie spirituelle ». Finalement ces bêtises n’ont rien pu gâcher. Il y a une fonction curative de la sottise ; elle nettoie le terrain, elle a quelque chose d’écologique (je ne dis pas que la proposition se renverse). Toujours est-il que lorsque je sens que quelqu’un a trouvé une perle de grand prix, cela me rend infiniment heureux. Et ce film, c’est une histoire de perle.
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Les chemins de la liberté. Un élan d’abord vague fondé sur une nécessité. Matériaux du projet : de la joie et de la souffrance ; dans les deux cas, de la vérité ressentie. Naissance progressive d’un sentiment d’affirmation à peu près intransmissible ; très vite, l’évidence de l’écart. Si l’on ne s’englue pas dans l’image, un projet va lentement s’élaborer à partir de cet élan. Résultat : ce qui s’appelle une vie, du oui et du non. Plutôt que de fatiguer les collégiens et les lycéens avec les impératifs éthiques et les larmoiements inauthentiques, leur faire voir ce film et, si l’on en est capable, le leur expliquer. On atteindra plus sûrement ainsi le résultat citoyen recherché. Sauf, naturellement, si ces impératifs et ces larmoiements sont des taupes du conformisme.
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Ce qui est prodigieux dans cette Hirondelle, c’est la netteté et la profondeur du trait : un travail de gravure. Une délicatesse et une fermeté de neurochirurgien. L’évidence intérieure. L’évidence antérieure, surtout, le moteur à l’arrière. Un envol puissant. Une subtilité aérienne et un dégagez-moi ça sans états d’âme. L’action se situe à l’instant où l’élan va donner naissance au projet, où il en établit les fondations, où la certitude va devoir se chercher quelques prises supplémentaires. Il faudrait expliquer aux ados comment fonctionne cette liberté libre, leur faire voir les dispositifs sur lesquels elle s’appuie. Leur montrer d’abord ce radar dont elle est munie et qui, sans aucune possibilité d’erreur, lui désigne ses vrais amis. Comment, d’emblée, entre cette jeune femme (Mathilde Seigner) et le vieux paysan caractériel et tendre (Michel Serrault) dont elle achète le domaine, c’est à la vie et à la mort. Comment ils se renforcent en se combattant, comment ils se fabriquent ensemble, comment ils s’orientent l’un l’autre en se désorientant.
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Et puis, mes enfants, faudrait-il continuer, à côté du radar à liberté, vous avez la machine à prendre ses distances. Plus cette jeune femme vit de l’intérieur, plus elle se laisse piloter par l’antérieur – qui n’est pas le passé, mais le présent et l’avenir qui continuent de s’y fabriquer, qui ne finissent jamais de s’y innover -, plus elle écarte de son univers ce qui ne peut plus s’y accorder. Les relations avec le copain d’avant et le job de formatrice en informatique s’éclairent autrement, s’inscrivent dans une perspective nouvelle. Ce n’est pas un chemin de Damas. Elle ne brûle pas ce qu’elle a adoré. C’est le surgissement de l’accablante évidence dont parle Lévi-Strauss, le sentiment d’une insupportable répétition, l’impossibilité soudaine de faire semblant, de jouer un rôle, de tourner à vide. Mais, en mettant la conscience à nu, en la raclant, en la récurant, en y traquant la mauvaise foi, l’évidence lui rouvre l’imprévisible, le gratuit, l’injustifiable. Et puis ? Et puis rien. Des regrets, de temps en temps, dont il faudra vérifier l’inanité. Elle quittera la ferme, elle y reviendra. Dernière image : elle marche dans la campagne parmi son troupeau de chèvres. Plus rien à voir.
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Si on trouve cela ennuyeux, on peut toujours crier contre Wall Street. Ou aller voir La Belle Personne : du vide farci de néant. D’autant que ses jeunes interprètes ne nous font grâce de rien. Après avoir joué des personnages nullissimes dans lesquels on chercherait en vain quelque trace d’amour, ou de désir, ou d’amitié, ou même de vice, et dont le seul souci, quoi qu’ils fassent ou ne fassent pas, qu’ils jouissent ou ne jouissent pas, est de se demander de quoi ils vont avoir l’air, les voici, poussés aux fesses par les commerciaux, qui viennent nous expliquer sur les radios que leur « génération » se pose beaucoup de problèmes et que tout cela, comme bien vous pensez, c’est parce que cette foutue croissance s’est barrée. Propos rassurants : le jour où ils n’auront plus rien à jouer, ces jeunes gens se feront journalistes économiques. Conclusion : si, comme on a le culot de nous le faire croire, il existe quelque rapport entre cette bouillie sans sel et La Princesse de Clèves, alors le Marché de Résurgences, mes amis, c’est L’Iliade !
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Tombeau pour le collège, de Mara Goyet. Le témoignage d’une prof en ZEP au cœur de la mêlée, qui y prend tous les coups, mais s’y construit. Elle est de la même race que l’héroïne de l’Hirondelle mais la mise à distance, ici, se fait sur place. Une immigration dans la conscience, un foisonnement de questions justes, le déblaiement des souterrains. Il y faut de la santé. Ici aussi, le radar à liberté détecte des amitiés solides. J’en vois au moins une, insolite : Paul Claudel. Mara est d’ailleurs le nom d’un personnage de l’Annonce faite à Marie. Claudel en ZEP, dans le cœur d’une jeune femme de trente-cinq ans, quelle surprise ! Mais, quand on y pense, le navire de son Christophe Colomb est aussi désespérant qu’un collège de banlieue : plus de viande salée, plus d’eau, les matelots, à tout hasard, bricolent un syndicat. J’avais quinze ans quand je suis monté à bord. En ZEP aussi, quand plus rien ne souffle dans les voiles, quand on ne sait plus que faire ni penser, quand la machine à prendre ses distances a écarté les illusions de bonheur et les illusions de malheur, quand ces consuméristes que cette jeune prof n’arrive pas, comme on dit dans le 9-3, à calculer ont fui comme des rats, en ZEP aussi, il leur reste le soleil !
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J’aime beaucoup, s’il faut parler moderne, la déconstruction de l’élève que je trouve dans ce livre. L’élève, ça n’existe pas. Le salarié non plus, d’ailleurs. Nous vivons parmi les fantômes. L’élève, c’est le produit d’appel des pédagogues et des parents. Le salarié, la tête de gondole des politiques, des patrons, des syndicalistes, des consultants. Tout le monde sait cela, ou le sent, même si personne ne peut en tirer la moindre conséquence. Peu importe. Jean Guitton disait que les vertus, plus que des préceptes à appliquer, étaient des étoiles piquées dans le ciel pour nous illuminer. La déconstruction de l’élève, du salarié et, plus généralement, de la société en tant qu’elle est censée fonctionner et distribuer des rôles aux acteurs, voilà un satellite de poche pour le pays des étoiles.
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Mieux vaudrait n’avoir aucune mémoire, la propagande passerait mieux. Chaque matin au réveil, je me le répète : l’Afghanistan n’est pas l’Algérie. Et pourtant… Le ministre de la Défense grandiloque : « C’est le combat de la démocratie contre l’obscurantisme ». À Alger, il y a un demi-siècle, les penseurs du Cinquième Bureau s’en allaient répétant que l’enjeu de la guerre était la défense de la civilisation chrétienne contre le marxisme ; l’Algérie indépendante, à coup sûr, deviendrait communiste ! Mais non, l’Afghanistan n’est pas l’Algérie. Et pourtant… Nous ne voulons pas nous couper de la population, disent les stratèges français de Kaboul. Leurs glorieux aînés non plus. Ils avaient mis en place des actions sanitaires et sociales, d’ailleurs utiles, mais dont ils avaient la sottise d’imaginer qu’elles séduiraient les Algériens au point de les faire renoncer à l’indépendance. Mais non, l’Afghanistan n’est pas l’Algérie. Et pourtant… On nous explique que les opérations militaires ne suffiront pas et que le conflit afghan ne pourra être résolu sans un effort de développement du pays. On y avait déjà pensé il y a cinquante ans, et au plus haut niveau : cela s’appelait le Plan de Constantine, ce fut infiniment inutile. Mais non, l’Afghanistan n’est pas l’Algérie. Vous voyez bien : aujourd’hui, nos forces combattent des insurgés ; les Algériens, eux, étaient des rebelles.
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Mais, c’est vrai, l’Afghanistan n’est pas l’Algérie. Nous n’y engageons pas cinq cent mille hommes. Il n’y a pas de Pieds Noirs à Kaboul. C’est moins notre affaire que celle des États-Unis. Et surtout, rien ne s’use plus vite que la propagande. Ce chaud partisan de la poursuite des opérations, las de débiter des craques et de donner des leçons de civilisation, n’a plus qu’un argument assez piteux dans sa giberne : si nous partions, bien d’autres Européens seraient tentés de nous emboîter le pas. Voilà qui trahit une forte motivation. Certes, on comprend ce pauvre homme : nul ne peut indéfiniment faire semblant. Mais alors, qu’est-ce qui les retient de partir s’ils n’ont pas de raisons sérieuses de rester ? Une chose simple, enfouie plus profond que le pétrole ou le gaz : ils n’osent pas. Ce pays n’ose pas, ces gens n’osent pas. Occidentite aiguë : mélange de sagesse précautionneuse, de bavardage solennel, de désir de sieste, de politesse, de ressentiment. Ne pas penser selon soi-même, préférer les grands mots creux, les hochements de tête entendus. Surtout ne pas être seul, ne pas s’écarter des plus puissants. « On est mieux avec eux que sans eux », dit ce dirigeant d’EDF qui vient de passer un accord avec une firme chinoise. Être un gros. Si l’on n’est pas un assez gros, chercher un plus gros et se mettre dans son camp. Réflexe de récréation à l’école élémentaire : « Je suis dans ton camp. » Le but, c’est de peser. Vingt siècles de civilisation chrétienne, sans compter les Lumières et la révolution : tout est dans le poids qu’on pèse. Mais je suis injuste. La motivation des motivations, la plus délicieusement pudique, c’est notre légendaire courtoisie : nous restons parce que nous pensons aux femmes afghanes. Tiens donc ! Vous ne vous rappelez pas ? L’Afghanistan n’est pas l’Algérie, bien sûr. Mais penser aux femmes algériennes – on disait musulmanes – c’était déjà une délicatesse du Cinquième Bureau. Le 13 mai, on les emmenait même au spectacle sur le Forum. Gratis.
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C’était quelque chose, ce Cinquième Bureau ! J’y ai pris le goût de lire Shakespeare en entendant un de mes camarades de service militaire répéter à chaque absurdité majeure qu’il nous était donné d’entendre : « La vie est une histoire de fous racontée par un idiot. » Un commandant tout anguleux qui se prenait pour Savonarole promenait dans Alger et dans tout le pays une ahurissante conférence de trois heures sur la guerre psychologique. Son chauffeur profitait de ces flots d’éloquence pour aller négocier des merguez qu’il envoyait à la charcuterie familiale des Landes. Les motivations des officiers étaient des plus diverses. Tandis que les képis pensants se battaient pour nos valeurs, un vieux lieutenant au nez très rouge expliquait aux troufions admiratifs que le supplément de solde qu’il touchait en Algérie serait investi dans la boule à eau chaude dont il comptait équiper son pavillon. Tout cela, entre tragédie et opérette, dans une incroyable atmosphère de complot, de secrets éventés, de paranoïa et de paperasserie. Déconcertant : le sang et le rire, à la fois. Shakespeare, mais Courteline aussi. Ravi d’apprendre le haut degré de motivation de nos troupes d’Afghanistan, j’ai repensé à cette nuit durant laquelle mon camarade shakespearien et moi avions pour mission de protéger l’épouse d’un fonctionnaire du Gouvernement général, un Algérien qui avait choisi le camp français. Cette femme avait reçu des menaces ; elle habitait une maison isolée, à vingt kilomètres d’Alger. La nuit était très noire, nous n’avions jamais tiré une balle de notre vie et ne disposions que d’un chargeur chacun. En ce temps-là, même s’ils ne le disaient pas à la radio, les soldats étaient parfois un peu inquiets. Mais l’Afghanistan n’est pas l’Algérie.
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On me le dit en souriant : dans ce Marché, les mêmes auteurs reviennent toujours. Oui. Je parle de ce qui compte pour moi, voilà tout. Ces livres-là sont arrivés dans ma vie et m’ont touché ; je ne cherche à les vendre à personne. Par contre, si j’espérais être un tout petit peu utile – « c’est un rêve modeste et fou » -, j’aimerais suggérer à mes lecteurs de faire comme moi, de ruminer, leur vie durant, les quelques grandes œuvres qu’ils ont vraiment rencontrées, celles qui, du même mouvement, les ont fait entrer en eux-mêmes et les en ont fait sortir. Si diverses qu’elles soient, et peut-être si contradictoires, elles sont notre solitude animée, notre cloître en plein monde. Le contraire du supermarché, de la superlibrairie, de la superculture. Quand, indifférents aux rayons aguichants, nous passons dans les allées du monde avec ces quelques vrais amis que la vie nous a offerts, c’est vers les humains qu’ils tournent notre regard, pas vers des piles de papier.
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Alain Minc n’est pas une de mes sources, mais son intelligence désabusée, ce matin, m’a intéressé. Avec une perfidie gentille, Nicolas Demorand l’interroge sur la soumission des élites. Minc répond qu’il fait ce qu’il peut pour ne pas trop y céder, mais que la question ne se pose pas seulement en termes individuels : comment nier les déterminismes sociaux ? Et il ajoute en souriant : « Il faut bien être un peu marxiste dans la vie ! » Acceptons l’hypothèse humoristique d’un Minc marxiste. Michel Henry, lui, n’eût pas accepté cette façon de l’être ; il y aurait probablement vu un contresens radical. En tout cas, ce marxisme-là, réduit au constat du poids des choses et des rapports sociaux, chantre désolé de la nécessité et, par là, grand producteur d’idées généreusement révolutionnaires et de comportements platement conformistes, c’est un grand soulagement pour moi d’apprendre de ce philosophe qu’il est une contrefaçon. Comment l’homme qui, dans sa jeunesse, dans un instant de fulgurance, s’indigne de constater que ce que l’individu éprouve comme le plus vrai, ce que son cœur et son esprit lui montrent de plus évident, c’est cela que la vie sociale méprise et rejette le plus, comment ce Karl Marx pourrait-il avoir donné naissance à tant de bataillons bornés, à tant de cruels sous-offs de la pensée, à tant d’esclaves en manque de fouet, à tant de manipulateurs de la souffrance humaine ? J’ai été obsédé toute ma vie par l’immense docilité avec laquelle mes frères humains cèdent au gros animal social. J’ai toujours vu dans cette soumission l’œuvre du diable ; d’un diable tantôt déguisé en banquier tantôt en progressiste, d’un diable militant ou d’un diable affairiste, d’un diable bourgeois ou d’un diable antibourgeois, d’un diable révolté ou d’un diable missionnaire.
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Des jeunes gens en tabassent d’autres : à l’instant, on crie au racisme. Ce père a perdu son fils à la guerre. Ses camarades l’assurent de leur professionnalisme, il fait comme s’il en était rasséréné. Cet autre, pour un coup de poing, se précipite chez les juges. Chaque jour nous apporte son colis de lapsus, de réactions affolées, de consciences en déraillement. Les faits divers, naguère diversion commode aux questions sérieuses, nous les renvoient désormais à la tête l’une après l’autre, impitoyablement. Mouvement terrible, mais salutaire s’il se trouve des gens capables d’ausculter cette société non pas dans l’intérêt du client qui les paye, mais pour elle-même. Qui se plantent devant elle, la regardent dans les yeux et, sans demander avis à personne, disent ce qu’ils voient. Un rêve ?