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Le ha-ha

LE MARCHÉ XXXIX

Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, p. 36 de l’édition Pocket : « Je comprends (…) la passion, la folie, la duperie des récits de voyage. Ils apportent l’illusion de ce qui n’existe plus et qui devrait être encore, pour que nous échappions à l’accablante évidence que vingt mille ans d’histoire sont joués. Il n’y a plus rien à faire : la civilisation n’est plus cette fleur fragile qu’on préservait, qu’on développait à grand-peine dans quelques coins abrités d’un terroir riche en espèces rustiques, menaçantes sans doute par leur vivacité, mais qui permettaient aussi de varier et de revigorer les semis. L’humanité s’installe dans la monoculture ; elle s’apprête à produire la civilisation en masse, comme la betterave. Son ordinaire ne comportera plus que ce plat. »
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Dans cette accablante évidence, le fondement, le fardeau, mais aussi, selon moi, la paradoxale possibilité d’élan de toute réflexion sérieuse. Il faudrait pourtant des volumes entiers pour recenser les stratégies d’évitement individuelles et collectives que nous tentons de lui opposer. Lucidité oblige, nous nous gardons de la nier en bloc. Nous préférons un déni partiel, élégamment partiel, relatif, mesuré ; l’essentiel est de ne pas lui reconnaître la place centrale qui est la sienne. Ce refus sème la confusion et conduit à l’impuissance. Ce qui pourrait être vrai devient faux. Le vitalisme et la bonhomie dont on nous accable ont des relents fangeux. L’optimisme qu’on nous vend sonne comme une invitation au suicide. Le progrès est un prisonnier ligoté, la révolution une courtisane défraîchie. Une des roueries les plus courantes est d’adjurer ceux qui rechignent à participer au bonneteau universel d’avoir meilleur moral : des prêcheurs bourrés d’anxiolytiques et d’antidépresseurs sont là pour leur redonner confiance. Si la cure ne donne pas de bons résultats, ces propagandistes agréés peuvent se faire plus agressifs et reprocher avec hauteur et suffisance aux récalcitrants de déserter les vastes causes et les immenses principes à l’ombre desquels se dégustent les bénéfices secondaires de la névrose. Parmi ces missionnaires, une majorité de roublards qui ne méritent aucune tendresse particulière et une minorité d’âmes douloureuses dont il serait inamical de ne pas considérer la souffrance : mais, par cynisme ou par faiblesse de caractère, les uns et les autres brandissent l’altruisme comme un bouclier commode contre les bouleversements de tous ordres qu’entraînerait en eux la considération de l’accablante évidence. La bonté comme évasion et comme chantage, voilà un trait singulier de l’époque.
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Se persuader de cette évidence n’est pas une pose littéraire, pas plus qu’une capitulation : c’est le point de départ le plus simple, le plus honnête et, sans doute, le plus fraternel de tout débat avec soi-même ou avec autrui. Enfant, je pensais : « Ce n’est plus de jeu ». Cela ne signifiait nullement que je ne voulais plus jouer, ni que j’étais trop triste ou trop fatigué pour continuer la partie. Tout le contraire : cela voulait dire que le tour qu’avait pris le jeu était contraire au jeu, que le jeu, en effet, n’était plus le jeu, que tout était devenu absurde et décevant, que je ne voulais pas me forcer à faire semblant, à inventer des combats et des adversaires qui n’en étaient pas, à me fixer des buts stupides, à m’imposer des règles insensées. Même si, ensuite, je ne savais que faire, et s’il ne me restait qu’à bouder tandis que la farandole des autres, avant de se dissoudre en querelles, venait narguer mon embarras.
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Ils me menaçaient et criaient à la trahison. Je ne me voulais pourtant pas inamical. Mes ruminations d’isolé me laissaient plus embarrassé que satisfait. Loin de me complaire dans une solitude orgueilleuse, j’aurais préféré être comme eux, pour qui tout semblait si simple. Peut-être, incapable de me blinder, étais-je seulement plus fragile ? Dans les bavards d’aujourd’hui, je revois ces gamins : tout barbouillés de confiture de mensonge, ils n’étaient forts qu’en bande et ne songeaient qu’à se protéger.
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La nostalgie la plus puissante n’a pas d’objet repérable. C’est une nostalgie récurrente, une nostalgie de la nostalgie, une nostalgie de rien. Ceux qui l’éprouvent ne sentent derrière eux aucun pays de cocagne, aucun paradis. Si loin qu’ils remontent dans leurs sensations, c’est la dissonance qu’ils retrouvent, non pas l’harmonie. Cette expérience est très banale, mais il est difficile de rendre compte de la dissonance ; aussi beaucoup de gens préfèrent-ils s’inventer des enfances miraculeuses, se composer des souvenirs enchantés. Bien plus forte et bien plus féconde me semble la question d’Aragon :
Qu’est-ce qui vaut la peine alors qu’on le profère
Du profond de soi-même Enfin que signifie
Ce râle prolongé qu’à tout chant je préfère
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À cause d’Aragon, parenthèse dans l’accablante évidence. Un court papier de Patrick Besson sur Le roman inachevé me rend la présence du poète ; Besson l’avait pourtant d’abord détesté. Rares sont les écrivains qui arrachent des témoignages d’une telle sincérité, et pas seulement à leurs amis. On trouve ainsi sur Internet les textes admirables que Jean d’Ormesson écrivit à la mort du poète. Parmi les réactions à l’article de Patrick Besson, ces deux lignes d’un(e) anonyme – je parie pour une femme – me touchent infiniment : « J’habitais près de chez lui et lui avais demandé une dédicace. J’aurais dû lui dire que j’aimais ses poèmes, ce communiste tellement fils de Dieu. » Malgré le gentil style catho, je suis tellement d’accord ! La foi chrétienne, il me l’avait confirmé, ne serait jamais la sienne. Un jour, dans son bureau de l’appartement de la rue de Varenne, il avait surpris mon regard sur une toile abstraite accrochée derrière lui ; on pouvait y apercevoir quelque chose qui ressemblait à une Crucifixion. « Ce n’est pas ce que vous pensez », m’avait-il dit. Puis, très vite : « Accepteriez-vous que nous disions ensemble que nous n’en savons rien ? » Savoir ? Ah ! Certes. J’avais accepté sans hésitation. Et pourtant, sa voisine et lectrice n’a pas tort. Auprès de cet homme, les chrétiens officiels me semblaient parfois des professionnels de la vérité, la soutane des prêtres avait des reflets de manchettes de lustrine. Le respect appuyé qu’il témoignait au christianisme ne me touchait pas particulièrement. C’était l’époque du grand dialogue entre chrétiens et communistes : il y avait probablement un peu de politique là-dedans, même si son enfance avait été marquée par un certain abbé Flynn. Mon émotion était d’un autre ordre. Je ne me souciais nullement de chercher dans ses poèmes quelque écho secret à la foi. Je les prenais pour ce qu’ils étaient et me suggéraient, mais ils me touchaient à une telle profondeur qu’il m’était impossible d’imaginer qu’ils ne rejoignaient pas, à leur manière, ce que, certes, je ne savais pas, mais que je croyais vrai. Comment, pourquoi, et si, après tout, ce n’était qu’une illusion, cela m’était indifférent. Je sentais comme cette lectrice qu’une foi chrétienne qui n’eût pas vibré au regard que jetait Aragon sur l’être humain, et à la vérité de l’art avec lequel il l’approchait, eût été une assez lugubre production cérébrale. Le jour de ses obsèques, comme je l’avais fait, douze ans auparavant, à la mort d’Elsa, j’ai pensé à lui, à eux, de toute mon âme, mais je suis resté chez moi : entre lui et moi, il n’y avait ni religion ni parti.
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Mais non, je ne me suis pas écarté de l’accablante évidence ! Toute la poésie d’Aragon, je n’ai pas attendu d’être vieux pour m’en apercevoir, est un requiem. Jeune, j’étais plus sensible à ce qu’elle a de tragique ; désormais, la mélodie l’emporte, la sérénité qu’elle a conquise. Mais c’est bien cela : quelque chose est fini, et cette agonie, cette presque mort est une invitation à la vie. Ce n’est pas la fragilité qui obsède cette poésie, ni l’éphémère de nos sentiments et de nos entreprises. Ce n’est pas la mort comme terme, comme destin, comme ombre portée sur l’existence. Ce n’est pas leur finitude qui, aux yeux d’Aragon, rend les êtres humains si touchants, c’est qu’ils ne sont presque jamais eux-mêmes, que leurs mots, leurs actes, leurs projets meurent avant de naître. La vie ressemble en eux à la jambe du Boniface des Voyageurs de l’impériale, celle qui n’a pas souffert quand le pauvre garçon a été écrasé par une charrette de pierres. Elle n’a pas souffert, cette jambe, mais, d’avoir été épargnée, elle est plus effrayante encore que l’autre, méconnaissable.
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Ce sentiment d’étrangeté tragique, la modernité le pousse au paroxysme. La morale utilitaire, le devoir autiste, les catafalques solennels des valeurs, les objurgations risibles ou dégoûtantes des doctes et des puissants, sans même parler du reste, du pire, du gros animal, de la vie-de-bureau, comme dit si justement Téodor Liman : autant d’images et de restes du néant. Si nos concitoyens n’avaient pas conscience de ce désastre, pourquoi passeraient-ils la moitié de leur temps à déplorer les crimes d’hier et l’autre moitié à conjurer les catastrophes de demain ? Pourquoi, à ce présent qu’ils n’osent pas affronter, laisseraient-ils seulement quelques pleurs et quelques spasmes ? L’habile petite bourgeoise avare que notre époque ! Et prétentieuse avec ça ! Haute comme trois pommes, et qui vous fait la leçon ! Elle est nulle, la pauvrette, et elle le sait ! Ah ! Si elle pouvait comprendre ! Si elle cessait de bavarder, si elle se contentait de chanter Aragon ! Elle reviendrait à elle, et peut-être à plus qu’elle.
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La rue en pente douce, juste à droite du bureau de poste dont les vaillants habitants de la commune tâchent, à coups de pétitions, de prolonger l’existence jusqu’à ce qu’un serf de communication leur explique qu’on va le leur fermer au nez en sorte d’améliorer le service, porte un nom qui nous avait intrigués : rue du Ha-ha. Une blague locale ? Le surnom d’un personnage pittoresque ? Que nous ignorions de choses ! La réponse se trouvait dans un essai du passionnant sociologue américain Richard Sennett que le hasard nous fit feuilleter, La ville à vue d’œil. Nous entrons à la poste, désormais, yeux baissés et cœur contrit : plus de dix pages savantes, dans ce livre, sur ce que nous prenions pour le souvenir d’une soirée trop arrosée d’Irancy !
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S’il se trouve un lecteur aussi mal informé que nous, qu’il sache que le ha-ha est tenu, par Sennett, pour rien moins qu’un événement capital dans l’histoire de l’urbanisme. C’est un fossé pourvu d’une clôture en contrebas qui entoure un pré où paissent des chevaux ou du bétail. Les promeneurs qui les observent admirent que ces animaux puissent vivre dans une si belle liberté sans être sujets à aucune tentation d’évasion. Ce système du fossé a été utilisé, un peu au hasard, au XVIIe siècle ; avec les Lumières, il a pris toute sa place dans l’esthétique de l’aménagement de la nature. Dans la ville d’inspiration médiévale, la vie s’organise à l’ombre, ou dans la lumière, du religieux. Les maisons s’agglutinent comme elles le peuvent autour de la cathédrale, principe de transcendance et donc de sens. Le ha-ha est une des inventions qui témoignent, au contraire, de la volonté de l’homme d’intervenir dans la nature, d’unifier autour de lui la nature sauvage et la nature cultivée. Horace Walpole expliquera plus tard qu’il s’agissait de libérer le jardin « de sa régularité rigide, pour qu’il puisse s’assortir à la campagne sauvage à l’extérieur ».
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Le même Horace Walpole, selon Sennett, explique le nom de ha-ha par les cris que poussaient les promeneurs lorsqu’ils découvraient le fossé inattendu. Gageons que ces ha ! ha ! étaient de deux sortes. De félicité, d’abord, pour saluer la beauté du parc et l’urbanité des animaux. De surprise, et sans doute de déception, ensuite, lorsqu’ils arrivaient devant le fossé et n’avaient plus à applaudir qu’à un stratagème somme toute élémentaire, à une astuce judicieuse.
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La modernité, c’est le ha-ha universel. Commençons par le reconnaître : il faut bien du talent à ses architectes et à ses jardiniers. Il en faut aussi beaucoup à ceux qu’on a mille fois raison d’appeler ses acteurs : tout cela n’est rien d’autre, on le sait, qu’une représentation, qu’un mauvais cinéma.
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Dans le cercle qu’entoure le fossé, le bétail, les chevaux, parfois les ânes : en un mot, les importants, ceux qui sont là pour faire admirer leur intelligence, leur réussite, leur pouvoir, la finesse de leur sensibilité, la modernité de leurs opinions. Et naturellement, bien sûr, leur sagesse et leur liberté, qu’ils savent pourtant l’une et l’autre illusoires puisque limitées, et même régies, par le fossé. Autour d’eux, dans la vaste ou morne plaine, les citoyens-consommateurs se pressent pour les admirer ; leur vie pourrait être un long déniaisement puisqu’ils passent de l’enthousiasme que suscite en eux la liberté des importants (les premiers ha ! ha !) à la considération désabusée de leur captivité (les seconds ha ! ha !). Mais il existe une troisième catégorie d’acteurs. Aux fenêtres du château, ou de la belle demeure, qui trône au centre du domaine, les propriétaires observent la comédie. Ils ont deux raisons de ne pas en être dupes : ils surplombent le fossé et ce sont eux qui, pour leur propre plaisir et pour le bonheur de gruger leurs semblables, ont imaginé le système.
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Fonctionnement ternaire. Les gens du rond n’ont aucun intérêt à déchirer les apparences. C’est si délicieux d’exhiber une liberté imaginaire, surtout quand on raconte et se raconte qu’il s’agit d’une liberté pour les autres, que s’exhiber, c’est donner. Ils se lient donc les uns aux autres par un pacte secret, délicieux, nécessaire : oublier le ha-ha. Gare à celui qui vendrait la mèche ; mais qui en aurait vraiment envie ? D’autant que, dans le rond, on peut s’amuser à se séduire réciproquement ; on peut aussi brûler son agressivité résiduelle et se prendre à la gorge dans toutes sortes de querelles pittoresques. Autour de la piste, la foule accepte volontiers, elle aussi, de ne pas regarder les choses de trop près. Il y a bien quelques remous près du ha-ha, quand ceux qui y arrivent découvrent la supercherie, mais les hurlements d’enthousiasme des autres, trop éloignés pour comprendre, les intimident ; ils n’osent pas manifester trop fort leur dépit ; il leur arrive même de se persuader, grâce à de prodigieux efforts d’intelligence, que leurs yeux, en fait, les trompent. On ferait erreur en imaginant que les privilégiés installés à leurs belles fenêtres, un verre de vin du terroir à la main, considèrent la situation avec cynisme. Du tout. Le cynisme est toujours l’enfant illégitime de quelque vérité ; et la vérité, autant que ceux qui sont en bas, ils la fuient. Au spectacle de ces foules apparemment si heureuses, une grande tendresse loufoque les envahit : le bonheur des autres, ils l’ont inventé. Ils songent avec émotion qu’il y a quelque chose de plus vrai que la vérité de la tête. Le ha-ha qu’ils ont fait creuser ne mérite plus qu’ils y pensent. La vérité est dans le cœur. À cette idée, de grosses larmes mouillent le vin du terroir.
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Gentil ha-ha, ha-ha féroce. Les passions qui s’échangent dans la société mondialisée ont peu à voir avec des exhibitions de chevaux ou de bovins. Le ha-ha, désormais, c’est le monde. Tous les acteurs, ceux du rond, ceux de la prairie, ceux des fenêtres, se savent pris ensemble dans un grand cercle qui entoure celui où paissent les importants et les bovins. Leur choix est simple : rester dans le rôle que le destin leur a attribué ou progresser, c’est-à-dire passer de la prairie au rond et du rond aux fenêtres. Au fur et à mesure que la conscience du ha-ha comme seul horizon humain s’affine, ces changements de rôle sont de plus en plus fréquents et de plus en plus aisés : on dit qu’ils font avancer la justice sociale et le développement économique, on les applaudit à grands cris. La seule question épineuse qui subsiste, c’est celle de la possibilité de progrès offerte aux privilégiés du ha-ha, aux gens des fenêtres : existe-t-il encore pour ceux-là des perspectives de carrière ? Il en existe. Le ha-ha mondialisé, en effet, ne se développe pas seulement dans l’espace ; il ne se contente pas de conquérir, les unes après les autres, les différentes strates et classes sociales en en phagocytant les langages divers : il approfondit en même temps son emprise dans la conscience des acteurs. Arrivés au sommet du cursus, les privilégiés peuvent repartir de l’échelon le plus bas, la prairie, pour un nouveau tour de piste. Il leur faut seulement, pour y être autorisés, renouveler leur regard. Ceux qui accèdent à cette position prestigieuse sont les spécialistes, les experts. Leur expérience leur permet d’observer la situation avec des yeux de connaisseurs ; plutôt que les chevaux ou les ânes, c’est la totalité du spectacle que leur regard en abyme envisage cette fois-ci ; au tour suivant, contemplant leur contemplation, ils affineront leur critique. Mouvement de spirale, aussi inépuisable que l’illusion de progrès qu’il procure. Le ha-ha jusqu’au cadavre. Mais une femme honnête n’a pas de plaisir et un homme moderne n’a pas de cadavre.
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L’opération mimétique symbolisée par le ha-ha est ainsi passée de l’esthétique à l’éthique. Elle n’est plus destinée, comme au XVIIIe siècle, à l’agrément de quelques-uns. Elle gouverne désormais l’activité, voire l’existence, de tous les êtres humains qu’elle précipite dans la folie ordinaire du paraître : transformation quantitative en même temps que changement qualitatif. C’est pourquoi le vertige du sens taraude désormais les acteurs du ha-ha, même si rien ne leur est moins accessible : le principe même du ha-ha, c’est le non-sens. Voici donc ces malheureux aux prises avec un insurmontable défi : pour tenter d’échapper à l’angoisse, faire du sens avec du non-sens. Autant demander à un poisson de sortir de l’eau. Peu à peu, le mensonge du système isole ces naïfs et truque toutes leurs relations. Le jour vient où ils ne peuvent plus nier leur faillite. Que faire ? Il les faudrait tout-puissants : ils n’ont prise sur rien. Alors, se raconter des histoires, faire semblant, faire les malins, les prophètes, les héros, les sauveurs, mimer la sincérité, inventer des mots, bricoler des idéaux. Puis, la fatigue aidant, se laisser choir. Puis clapoter. Puis claboter.
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Je répète donc, avec Claude Lévi-Strauss et avec le vieux Papou que j’évoquais dans le Marché XXIX : il n’y a plus rien à faire. Peu me chaut que des agités de tout poil me contredisent en entassant plans, projets et perspectives dûment badigeonnés de pieuses intentions. L’incapacité où ils sont de s’arrêter, centrifugés qu’ils sont dans la roue de leur loterie, est à mes yeux la preuve que cette prétendue action n’est qu’une bruyante inactivité. Voir, sur ce point, les machines de Tinguely et de Niki de Saint-Phalle. Une action digne de ce nom se reconnaît à ce qu’elle commence et à ce qu’elle finit : sept jours pour la Création, dont un de repos, aucun dépassement de temps ni d’honoraires.
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Il existe des esprits de bonne volonté qui, conscients du monde où ils vivent et désireux de le rendre un peu plus vivable, prennent sur eux de lui ouvrir quelques voies pacifiques et sensées. J’ai de la considération pour leur optimisme lucide et modéré ; il m’est parfois une tentation. En France, chacun à sa manière, Hubert Védrine et Jean-Claude Guillebaud, par exemple, me paraissent œuvrer dans ce sens : rompre avec le manichéisme et les idéologies sommaires, chercher les voies du dialogue, percevoir et promouvoir ce qui rapproche. Ainsi faisait également Ettore Gelpi ; ainsi font bien des gens dans le monde, parfois au milieu des pires contradictions. Je partage avec tous ceux-là une commisération navrée pour la thèse du choc des civilisations. Bush le fils se dirigeant vers la sortie, l’inventeur de ce produit, s’il persistait dans cette voie, pourrait bientôt promener son bonnet d’âne dans le rond du ha-ha.
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Qui n’approuverait cet optimisme raisonnable ? Hubert Védrine démontre que l’affaire de Géorgie ne se laisse pas saisir par des systématisations simplistes. Songerait-il à Bernard-Henri Lévy ? Le problème majeur que me pose ce penseur, c’est celui de son rapport aux transports. Je parle ici des transports ordinaires, nullement des métaphoriques : train, avion, diligence, métro, patin à roulettes, coche d’eau. Pourquoi notre philosophe s’est-il imposé, par exemple, un aller et retour coûteux, et peut-être dangereux, à Tbilissi, quand il pouvait, au mot près, dans son bureau, ou dans son salon, ou dans son lit, dicter la déclaration qu’il nous en a rapportée ? Cette épuisante exaltation verbale nous fait apprécier, en tout cas, les analystes qui ne jouent pas avec nos nerfs. Même s’ils ne nous convainquent qu’à moitié. Nous rassureraient-ils seulement sur les maux du passé ? Quelles angoisses Jean-Claude Guillebaud ou Edgar Morin veulent-ils apaiser en nous, ou en eux, en promettant une “modernité métisse” ? Que les inspirateurs de la politique mondiale ne soient plus seulement des Américains et des Européens, mais aussi des Chinois, des Arabes, des Indiens, des Africains, d’autres encore, j’y consens volontiers. C’est parfait, aucun inconvénient à cela, bien au contraire. Mais en quoi le métissage résout-il la question du sens ? Aide-t-il même à la poser ? Ne risque-t-il pas de la noyer ? Vertige horizontal, comme on dit à Montréal. La question demeure. Être posée par tous et pour tous, non plus par et pour quelques-uns, la renforce comme un cyclone.
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De chaque voyage, on peut rapporter des images aimables. Sur le marché d’Helsinki, près du port, de blondes et gentilles jeunes filles préparent des repas simples et exquis que les promeneurs dégustent, assis sur un banc, devant une table étroite couverte d’une toile cirée dont ils assurent eux-mêmes l’entretien. D’énormes mouettes attaquent en piqué d’immenses poêles de petits poissons, de pommes de terre, de boulettes de viande, de saucisses. Les jeunes filles retirent les pièces les plus menacées et, sans rancune, les jettent dans une bassine à laquelle les assaillants ont librement accès. Tant qu’il restera des jeunes filles pour faire la part des mouettes, y aura-t-il lieu de désespérer ?
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On se plaît à penser des choses de ce genre, il faut bien se remonter le moral. On a tort, mais on a raison. Tort : les instants privilégiés ne sont pas là pour nous rassurer. Ce sont des réserves inappréciables, inanalysables, inexploitables. Vouloir se rassurer, c’est cela le pessimisme. Les jolies images n’empêchent aucune Guerre de Troie d’éclater. Et pourtant, c’est vrai, elles font du bien. Elles n’annulent pas le désespoir, elles piquent en lui l’espérance comme une gousse d’ail dans un gigot ; ou encore, comme les boulettes de viande et les pommes de terre sur le port d’Helsinki, elles la font mijoter en nous, l’espérance, à feu doux. Il suffit d’une jeune fille aux mouettes pour que le curseur, où que nous le placions entre optimisme et pessimisme, ne mesure plus rien. Pessimisme, optimisme, ce ne sont pas des mots de l’intérieur, ce ne sont pas des mots de vérité. Langage de contrôleur, langage de comptable qui s’intéresse aux alentours de la vie, aux habits de la vie, aux papiers de la vie, à ce qu’on appelle bizarrement les conditions de la vie, comme si la vie, telle une capricieuse vedette, posait ses conditions. Pessimisme, optimisme, c’est l’ordinaire de l’ennui, la Bourse descend, le PS se réunit en congrès, Lyon a encore gagné, quelque part il y a eu dix-huit morts et quatre cents disparus, où ça déjà ? Je tartine des pages et des pages, mais je n’ai qu’une idée : si nous sommes tellement en panne, c’est que nous tentons d’échapper à une évidence qui nous terrifie par son ampleur, par sa profondeur, par sa diversité univoque, par son exigence, par sa générosité, par son amour : c’est la vie qui nous intéresse, rien que la vie, seulement la vie. Non pas la vie comme nous la voulons, comme nous l’imaginons, comme nous souhaitons la maquiller, la dresser, l’organiser pour en jouir. La vie elle-même, la vie en elle-même, la vie qui dépossède.
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Le monde comme il est, il existe des artistes pour le voir. Au Kiasma, par exemple, le Musée d’art contemporain d’Helsinki. Si ces productions sont vraiment de l’art, c’est une question subalterne : interroger les spécialistes. À Helsinki comme à Stockholm, elles me frappent par leur vigoureuse franchise. L’appartement est un ensemble de cinq toiles qui en représentent les différentes pièces : salon, chambre des parents, des enfants, etc. Les cinq toiles sont entièrement noires. Si les gens venaient s’asseoir devant cette œuvre, en couple ou en famille, il ne leur faudrait pas dix minutes pour dire ce qu’ils ne disent jamais, et qu’ils savent. Même s’ils n’ont pas lu Françoise Dolto dont la voix déplore actuellement, dans une pub, que tant de parents, sans doute ceux qui n’ont pas lu ses livres, soient laissés dans l’ignorance. Pas d’accord. Je ne crois pas que, sur les choses essentielles, sur ce qu’on pourrait appeler les arts premiers de la vie, les gens soient ignorants. Ils ne veulent pas dire, tout simplement. Ils en savent trop, et ce qu’ils savent est trop gros, trop lourd, trop dissonant, trop étranger à ce qui se raconte. Les livres des spécialistes leur sont précieux, mais comme cadenas.
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Au Kiasma toujours, une vidéo montre une jeune femme à sa toilette, de dos devant un miroir embué. Son image, d’abord floue, se fait peu à peu plus précise, plus contrastée ; puis affirmative, puis impérieuse et, finalement, agressivement rigide. La jeune femme, elle, s’estompe, se dilue, s’évanouit. Une pétrification en direct.
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Cette œuvre aussi, composée d’une seule phrase maintes fois répétée avec, à chaque fois, l’amputation d’une lettre. La phrase, c’est : « Je ne suis pas encore prêt à voler. » Et chaque refus de l’envol le rend plus incertain, plus difficile, jusqu’à ce que l’impossibilité ne puisse même plus s’avouer. La procrastination, la névrose du trop tôt. Ou la névrose du trop tard, dont parlait Paul Ricœur. Une lucidité sans lumière, aveuglée par l’angoisse, paralysée. Qu’attend-il, ce citoyen, pour s’envoler ? Il consulte les statistiques ? Il vérifie la faisabilité de l’exploit ? Il s’assure de son expertise ? Il mesure la scientificité de l’expérience ? Il évalue ses performances ? Il attend des nouvelles de son analyste ? Il négocie avec son assureur ? Il se concerte avec les autorités civiles et religieuses ? Il travaille à la couverture médiatique ? Il s’enquiert de la légitimité de son projet ? Il l’inscrit dans une perspective sociétale ?
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Un physicien, qui est aussi un spécialiste du Talmud, explique que, pour créer le monde, il a fallu que Dieu, qui tenait toute la place et auprès de qui rien ne pouvait exister, se retire, s’absente, s’exile ; c’est ce retrait qui a rendu la création possible. Ce Dieu-là n’est pas le boss dont Obama, fidèle en cela à Bush le fils, promet de « faire le boulot ». C’est l’Émigrant, ou l’Émigré, c’est l’Être ailleurs. Pour ce savant, il y a, sur ce point, concordance entre la théologie et la physique : les particules de la matière, comme d’ailleurs les lettres qui composent les mots, sont mises en scène, ou plutôt mises en vie, par le vide ou l’intervalle qui les sépare. La création serait donc retrait, dépossession. Juste le contraire, remarque ce physicien, des fantasmes de toute-puissance qu’alimentent les jeux électroniques. Cette idée du retrait me semble extrêmement féconde. J’ai retrouvé la même grâce du départ dans un film magistral que je viens de découvrir, Une hirondelle a fait le printemps, de Christian Carion. Juste avant la trentaine, une jeune femme réalise un projet qui l’obsède depuis plusieurs années : acheter une ferme, et l’exploiter. Rien à voir avec le mythe soixante-huitard des moutons en Ardèche. Aucun naturalisme, pas le moindre romantisme. Pas de guitare, pas de joint au coin du feu. L’histoire simple et forte d’un écart, d’un exil qui rapatrie.
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Exister. S’en tenir à une musique qu’on est seul à entendre, dans laquelle chante pourtant l’humanité entière. S’en remettre à elle pour répondre aux séductions, aux risques, aux dangers. Ne se soumettre à rien qu’elle ne puisse approuver, ne rien accepter qui l’ignore ou la rejette. S’exercer à en reconnaître la couleur et le rythme dans la diversité des situations. Ne pas mettre trop vite des mots sur les choses, encore moins sur les gens, encore moins sur soi-même. L’héroïne de Christian Carion vit ainsi. Elle s’écarte. Ce n’est pas l’écart de la misanthropie, de la supériorité, du mépris, de la délicatesse offensée, du génie incompris : elle prend l’être comme on prend l’air, comme on prend le vent.
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Parabole évangélique de la perle : « Le Royaume des Cieux est semblable à un négociant en quête de perles fines : en a-t-il trouvé une de grand prix, il s’en va vendre tout ce qu’il possède et achète cette perle. » J’ai pensé à ce texte en regardant le film de Christian Carion. Malgré les mauvais souvenirs de jeunesse, le forcing des prêtres, leur pub insidieuse pour que de pauvres gamins empêtrés d’eux-mêmes s’inventent une « vie spirituelle ». Finalement ces bêtises n’ont rien pu gâcher. Il y a une fonction curative de la sottise ; elle nettoie le terrain, elle a quelque chose d’écologique (je ne dis pas que la proposition se renverse). Toujours est-il que lorsque je sens que quelqu’un a trouvé une perle de grand prix, cela me rend infiniment heureux. Et ce film, c’est une histoire de perle.
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Les chemins de la liberté. Un élan d’abord vague fondé sur une nécessité. Matériaux du projet : de la joie et de la souffrance ; dans les deux cas, de la vérité ressentie. Naissance progressive d’un sentiment d’affirmation à peu près intransmissible ; très vite, l’évidence de l’écart. Si l’on ne s’englue pas dans l’image, un projet va lentement s’élaborer à partir de cet élan. Résultat : ce qui s’appelle une vie, du oui et du non. Plutôt que de fatiguer les collégiens et les lycéens avec les impératifs éthiques et les larmoiements inauthentiques, leur faire voir ce film et, si l’on en est capable, le leur expliquer. On atteindra plus sûrement ainsi le résultat citoyen recherché. Sauf, naturellement, si ces impératifs et ces larmoiements sont des taupes du conformisme.
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Ce qui est prodigieux dans cette Hirondelle, c’est la netteté et la profondeur du trait : un travail de gravure. Une délicatesse et une fermeté de neurochirurgien. L’évidence intérieure. L’évidence antérieure, surtout, le moteur à l’arrière. Un envol puissant. Une subtilité aérienne et un dégagez-moi ça sans états d’âme. L’action se situe à l’instant où l’élan va donner naissance au projet, où il en établit les fondations, où la certitude va devoir se chercher quelques prises supplémentaires. Il faudrait expliquer aux ados comment fonctionne cette liberté libre, leur faire voir les dispositifs sur lesquels elle s’appuie. Leur montrer d’abord ce radar dont elle est munie et qui, sans aucune possibilité d’erreur, lui désigne ses vrais amis. Comment, d’emblée, entre cette jeune femme (Mathilde Seigner) et le vieux paysan caractériel et tendre (Michel Serrault) dont elle achète le domaine, c’est à la vie et à la mort. Comment ils se renforcent en se combattant, comment ils se fabriquent ensemble, comment ils s’orientent l’un l’autre en se désorientant.
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Et puis, mes enfants, faudrait-il continuer, à côté du radar à liberté, vous avez la machine à prendre ses distances. Plus cette jeune femme vit de l’intérieur, plus elle se laisse piloter par l’antérieur – qui n’est pas le passé, mais le présent et l’avenir qui continuent de s’y fabriquer, qui ne finissent jamais de s’y innover -, plus elle écarte de son univers ce qui ne peut plus s’y accorder. Les relations avec le copain d’avant et le job de formatrice en informatique s’éclairent autrement, s’inscrivent dans une perspective nouvelle. Ce n’est pas un chemin de Damas. Elle ne brûle pas ce qu’elle a adoré. C’est le surgissement de l’accablante évidence dont parle Lévi-Strauss, le sentiment d’une insupportable répétition, l’impossibilité soudaine de faire semblant, de jouer un rôle, de tourner à vide. Mais, en mettant la conscience à nu, en la raclant, en la récurant, en y traquant la mauvaise foi, l’évidence lui rouvre l’imprévisible, le gratuit, l’injustifiable. Et puis ? Et puis rien. Des regrets, de temps en temps, dont il faudra vérifier l’inanité. Elle quittera la ferme, elle y reviendra. Dernière image : elle marche dans la campagne parmi son troupeau de chèvres. Plus rien à voir.
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Si on trouve cela ennuyeux, on peut toujours crier contre Wall Street. Ou aller voir La Belle Personne : du vide farci de néant. D’autant que ses jeunes interprètes ne nous font grâce de rien. Après avoir joué des personnages nullissimes dans lesquels on chercherait en vain quelque trace d’amour, ou de désir, ou d’amitié, ou même de vice, et dont le seul souci, quoi qu’ils fassent ou ne fassent pas, qu’ils jouissent ou ne jouissent pas, est de se demander de quoi ils vont avoir l’air, les voici, poussés aux fesses par les commerciaux, qui viennent nous expliquer sur les radios que leur « génération » se pose beaucoup de problèmes et que tout cela, comme bien vous pensez, c’est parce que cette foutue croissance s’est barrée. Propos rassurants : le jour où ils n’auront plus rien à jouer, ces jeunes gens se feront journalistes économiques. Conclusion : si, comme on a le culot de nous le faire croire, il existe quelque rapport entre cette bouillie sans sel et La Princesse de Clèves, alors le Marché de Résurgences, mes amis, c’est L’Iliade !
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Tombeau pour le collège, de Mara Goyet. Le témoignage d’une prof en ZEP au cœur de la mêlée, qui y prend tous les coups, mais s’y construit. Elle est de la même race que l’héroïne de l’Hirondelle mais la mise à distance, ici, se fait sur place. Une immigration dans la conscience, un foisonnement de questions justes, le déblaiement des souterrains. Il y faut de la santé. Ici aussi, le radar à liberté détecte des amitiés solides. J’en vois au moins une, insolite : Paul Claudel. Mara est d’ailleurs le nom d’un personnage de l’Annonce faite à Marie. Claudel en ZEP, dans le cœur d’une jeune femme de trente-cinq ans, quelle surprise ! Mais, quand on y pense, le navire de son Christophe Colomb est aussi désespérant qu’un collège de banlieue : plus de viande salée, plus d’eau, les matelots, à tout hasard, bricolent un syndicat. J’avais quinze ans quand je suis monté à bord. En ZEP aussi, quand plus rien ne souffle dans les voiles, quand on ne sait plus que faire ni penser, quand la machine à prendre ses distances a écarté les illusions de bonheur et les illusions de malheur, quand ces consuméristes que cette jeune prof n’arrive pas, comme on dit dans le 9-3, à calculer ont fui comme des rats, en ZEP aussi, il leur reste le soleil !
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J’aime beaucoup, s’il faut parler moderne, la déconstruction de l’élève que je trouve dans ce livre. L’élève, ça n’existe pas. Le salarié non plus, d’ailleurs. Nous vivons parmi les fantômes. L’élève, c’est le produit d’appel des pédagogues et des parents. Le salarié, la tête de gondole des politiques, des patrons, des syndicalistes, des consultants. Tout le monde sait cela, ou le sent, même si personne ne peut en tirer la moindre conséquence. Peu importe. Jean Guitton disait que les vertus, plus que des préceptes à appliquer, étaient des étoiles piquées dans le ciel pour nous illuminer. La déconstruction de l’élève, du salarié et, plus généralement, de la société en tant qu’elle est censée fonctionner et distribuer des rôles aux acteurs, voilà un satellite de poche pour le pays des étoiles.
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Mieux vaudrait n’avoir aucune mémoire, la propagande passerait mieux. Chaque matin au réveil, je me le répète : l’Afghanistan n’est pas l’Algérie. Et pourtant… Le ministre de la Défense grandiloque : « C’est le combat de la démocratie contre l’obscurantisme ». À Alger, il y a un demi-siècle, les penseurs du Cinquième Bureau s’en allaient répétant que l’enjeu de la guerre était la défense de la civilisation chrétienne contre le marxisme ; l’Algérie indépendante, à coup sûr, deviendrait communiste ! Mais non, l’Afghanistan n’est pas l’Algérie. Et pourtant… Nous ne voulons pas nous couper de la population, disent les stratèges français de Kaboul. Leurs glorieux aînés non plus. Ils avaient mis en place des actions sanitaires et sociales, d’ailleurs utiles, mais dont ils avaient la sottise d’imaginer qu’elles séduiraient les Algériens au point de les faire renoncer à l’indépendance. Mais non, l’Afghanistan n’est pas l’Algérie. Et pourtant… On nous explique que les opérations militaires ne suffiront pas et que le conflit afghan ne pourra être résolu sans un effort de développement du pays. On y avait déjà pensé il y a cinquante ans, et au plus haut niveau : cela s’appelait le Plan de Constantine, ce fut infiniment inutile. Mais non, l’Afghanistan n’est pas l’Algérie. Vous voyez bien : aujourd’hui, nos forces combattent des insurgés ; les Algériens, eux, étaient des rebelles.
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Mais, c’est vrai, l’Afghanistan n’est pas l’Algérie. Nous n’y engageons pas cinq cent mille hommes. Il n’y a pas de Pieds Noirs à Kaboul. C’est moins notre affaire que celle des États-Unis. Et surtout, rien ne s’use plus vite que la propagande. Ce chaud partisan de la poursuite des opérations, las de débiter des craques et de donner des leçons de civilisation, n’a plus qu’un argument assez piteux dans sa giberne : si nous partions, bien d’autres Européens seraient tentés de nous emboîter le pas. Voilà qui trahit une forte motivation. Certes, on comprend ce pauvre homme : nul ne peut indéfiniment faire semblant. Mais alors, qu’est-ce qui les retient de partir s’ils n’ont pas de raisons sérieuses de rester ? Une chose simple, enfouie plus profond que le pétrole ou le gaz : ils n’osent pas. Ce pays n’ose pas, ces gens n’osent pas. Occidentite aiguë : mélange de sagesse précautionneuse, de bavardage solennel, de désir de sieste, de politesse, de ressentiment. Ne pas penser selon soi-même, préférer les grands mots creux, les hochements de tête entendus. Surtout ne pas être seul, ne pas s’écarter des plus puissants. « On est mieux avec eux que sans eux », dit ce dirigeant d’EDF qui vient de passer un accord avec une firme chinoise. Être un gros. Si l’on n’est pas un assez gros, chercher un plus gros et se mettre dans son camp. Réflexe de récréation à l’école élémentaire : « Je suis dans ton camp. » Le but, c’est de peser. Vingt siècles de civilisation chrétienne, sans compter les Lumières et la révolution : tout est dans le poids qu’on pèse. Mais je suis injuste. La motivation des motivations, la plus délicieusement pudique, c’est notre légendaire courtoisie : nous restons parce que nous pensons aux femmes afghanes. Tiens donc ! Vous ne vous rappelez pas ? L’Afghanistan n’est pas l’Algérie, bien sûr. Mais penser aux femmes algériennes – on disait musulmanes – c’était déjà une délicatesse du Cinquième Bureau. Le 13 mai, on les emmenait même au spectacle sur le Forum. Gratis.
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C’était quelque chose, ce Cinquième Bureau ! J’y ai pris le goût de lire Shakespeare en entendant un de mes camarades de service militaire répéter à chaque absurdité majeure qu’il nous était donné d’entendre : « La vie est une histoire de fous racontée par un idiot. » Un commandant tout anguleux qui se prenait pour Savonarole promenait dans Alger et dans tout le pays une ahurissante conférence de trois heures sur la guerre psychologique. Son chauffeur profitait de ces flots d’éloquence pour aller négocier des merguez qu’il envoyait à la charcuterie familiale des Landes. Les motivations des officiers étaient des plus diverses. Tandis que les képis pensants se battaient pour nos valeurs, un vieux lieutenant au nez très rouge expliquait aux troufions admiratifs que le supplément de solde qu’il touchait en Algérie serait investi dans la boule à eau chaude dont il comptait équiper son pavillon. Tout cela, entre tragédie et opérette, dans une incroyable atmosphère de complot, de secrets éventés, de paranoïa et de paperasserie. Déconcertant : le sang et le rire, à la fois. Shakespeare, mais Courteline aussi. Ravi d’apprendre le haut degré de motivation de nos troupes d’Afghanistan, j’ai repensé à cette nuit durant laquelle mon camarade shakespearien et moi avions pour mission de protéger l’épouse d’un fonctionnaire du Gouvernement général, un Algérien qui avait choisi le camp français. Cette femme avait reçu des menaces ; elle habitait une maison isolée, à vingt kilomètres d’Alger. La nuit était très noire, nous n’avions jamais tiré une balle de notre vie et ne disposions que d’un chargeur chacun. En ce temps-là, même s’ils ne le disaient pas à la radio, les soldats étaient parfois un peu inquiets. Mais l’Afghanistan n’est pas l’Algérie.
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On me le dit en souriant : dans ce Marché, les mêmes auteurs reviennent toujours. Oui. Je parle de ce qui compte pour moi, voilà tout. Ces livres-là sont arrivés dans ma vie et m’ont touché ; je ne cherche à les vendre à personne. Par contre, si j’espérais être un tout petit peu utile – « c’est un rêve modeste et fou » -, j’aimerais suggérer à mes lecteurs de faire comme moi, de ruminer, leur vie durant, les quelques grandes œuvres qu’ils ont vraiment rencontrées, celles qui, du même mouvement, les ont fait entrer en eux-mêmes et les en ont fait sortir. Si diverses qu’elles soient, et peut-être si contradictoires, elles sont notre solitude animée, notre cloître en plein monde. Le contraire du supermarché, de la superlibrairie, de la superculture. Quand, indifférents aux rayons aguichants, nous passons dans les allées du monde avec ces quelques vrais amis que la vie nous a offerts, c’est vers les humains qu’ils tournent notre regard, pas vers des piles de papier.
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Alain Minc n’est pas une de mes sources, mais son intelligence désabusée, ce matin, m’a intéressé. Avec une perfidie gentille, Nicolas Demorand l’interroge sur la soumission des élites. Minc répond qu’il fait ce qu’il peut pour ne pas trop y céder, mais que la question ne se pose pas seulement en termes individuels : comment nier les déterminismes sociaux ? Et il ajoute en souriant : « Il faut bien être un peu marxiste dans la vie ! » Acceptons l’hypothèse humoristique d’un Minc marxiste. Michel Henry, lui, n’eût pas accepté cette façon de l’être ; il y aurait probablement vu un contresens radical. En tout cas, ce marxisme-là, réduit au constat du poids des choses et des rapports sociaux, chantre désolé de la nécessité et, par là, grand producteur d’idées généreusement révolutionnaires et de comportements platement conformistes, c’est un grand soulagement pour moi d’apprendre de ce philosophe qu’il est une contrefaçon. Comment l’homme qui, dans sa jeunesse, dans un instant de fulgurance, s’indigne de constater que ce que l’individu éprouve comme le plus vrai, ce que son cœur et son esprit lui montrent de plus évident, c’est cela que la vie sociale méprise et rejette le plus, comment ce Karl Marx pourrait-il avoir donné naissance à tant de bataillons bornés, à tant de cruels sous-offs de la pensée, à tant d’esclaves en manque de fouet, à tant de manipulateurs de la souffrance humaine ? J’ai été obsédé toute ma vie par l’immense docilité avec laquelle mes frères humains cèdent au gros animal social. J’ai toujours vu dans cette soumission l’œuvre du diable ; d’un diable tantôt déguisé en banquier tantôt en progressiste, d’un diable militant ou d’un diable affairiste, d’un diable bourgeois ou d’un diable antibourgeois, d’un diable révolté ou d’un diable missionnaire.
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Des jeunes gens en tabassent d’autres : à l’instant, on crie au racisme. Ce père a perdu son fils à la guerre. Ses camarades l’assurent de leur professionnalisme, il fait comme s’il en était rasséréné. Cet autre, pour un coup de poing, se précipite chez les juges. Chaque jour nous apporte son colis de lapsus, de réactions affolées, de consciences en déraillement. Les faits divers, naguère diversion commode aux questions sérieuses, nous les renvoient désormais à la tête l’une après l’autre, impitoyablement. Mouvement terrible, mais salutaire s’il se trouve des gens capables d’ausculter cette société non pas dans l’intérêt du client qui les paye, mais pour elle-même. Qui se plantent devant elle, la regardent dans les yeux et, sans demander avis à personne, disent ce qu’ils voient. Un rêve ?