Luchini Banlieues

LE MARCHÉ XXXIV

Quand l’enthousiaste, le généreux Étienne Borne, notre professeur de philosophie de khâgne, évoquait, dans son cours sur Platon, les Fils de la Terre et les Amis des Idées, je l’écoutais de toutes mes oreilles. La portée philosophique du propos m’échappait assez largement ; dans le débat de ces deux peuplades, je voyais, à tort ou à raison, une allusion presque directe à mon existence. Si, dans ma banlieue, la nature n’était déjà plus qu’un terrain vague, la simplicité de notre vie, son enracinement populaire ne m’interdisaient pas de me sentir Fils de la Terre. Ami des Idées, par contre, ce n’était guère dans mes cartes. Pour tenter de le devenir, je me fixais de mirobolants programmes de lecture, je copiais sur les couvertures des petits classiques Garnier ou Vaubourdolle les listes de philosophes et d’écrivains que j’aurais à découvrir. Je me promettais d’aller au spectacle. Mais où ? L’Opéra ? N’y pensons pas. La Comédie Française ? Plus accessible, surtout au poulailler. Le plus simple restait le cinéma, comme d’habitude. Ces poussées de volontarisme culturel m’affectaient quelques jours, puis retombaient, me laissant dans une grande perplexité. Les condisciples à qui je tentais de parler de mes soucis me répondaient par des considérations sur l’utilité du cours de Borne pour la préparation du concours, ou par une débauche de fraîche érudition qui m’embrouillait davantage, ou encore par des ragots sur nos professeurs. Rien qui fasse écho à mon inquiétude. J’en étais surpris, navré. Que ces garçons me semblaient étranges ! Un jour pourtant, l’un d’eux, sans crier gare, explosa en pleine classe. S’il réagissait à un propos du professeur ou à une sottise d’un élève, je somnolais trop pour le savoir. Mais le ton de hauteur qu’il prit soudain, la véhémence souffrante de son expression jetèrent du feu et de la lumière dans l’univers paperassier de la khâgne. J’appris par la suite que le père de ce camarade avait été victime des nazis ; un propos intolérable l’avait fait sortir de ses gonds. J’étais stupéfait et émerveillé. L’expérience de ce garçon dépassait la mienne de toutes les manières, mais je ne la sentais pas étrangère. Sa parole sortait du puits de la souffrance, des flammes de la vérité ; je la reconnaissais. J’étais heureux de me laisser émouvoir par la force de son intervention, par son éloquence fiévreuse, par la culture déjà immense qui jaillissait de lui. Sa liberté me rendait confiance.
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Est-ce cet incident qui me fit pressentir que l’Ami des Idées ne naîtrait pas en moi par imitation d’un modèle ? M’être trouvé dans une telle proximité avec quelqu’un dont j’ignorais tout, et dont l’univers n’avait aucun point commun avec le mien, me rapprocha de moi-même, de ma vie à moi. Un Ami des Idées, c’est un Fils de la Terre qui médite sur le sort que la Providence ou le hasard lui a envoyé. Il me fallut me persuader lentement, péniblement, qu’aucune situation n’est favorable ni défavorable à la vie de l’esprit. Tout ce qu’avait été mon enfance, les jeux dans la cour de l’immeuble devant le soupirail par où montaient les bonnes odeurs du fournil de la boulangerie, la fréquentation des pauvres et des moins que pauvres, les petites voisines sans façons, tout cet univers à vif qui jouait au débonnaire, l’huile ou le sel dont les voisins nous dépannaient, les cris, les scènes, les bagarres, cet aspect Marcel Carné que j’aimais tant, c’était cela que le Fils de la Terre avait à proposer à l’Ami des Idées. Ce n’était pas mieux qu’autre chose, pas moins bien non plus. Peu à peu, j’appris à laisser le monde me cribler d’émotions puis, tel un gros serpent repu, à aller les digérer sous quelque feuillage obscur de ma conscience jusqu’à ce qu’un souffle sorti de moi, une vapeur, une sorte d’éructation de l’esprit, tout à la fois m’en libère et me fasse savoir que j’en étais définitivement habité. Quoi de plus simple, de plus naturel, de plus nécessaire ? Pourtant, en dépit d’Étienne Borne, la khâgne m’enseignait le contraire.
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Je ne doutais pas qu’une humanité aussi vive que la mienne et même, puisque tellement mieux alimentée de culture, d’expérience, de tradition, bien plus vive, ne coulât dans les veines de tous mes condisciples, ne fît battre leur cœur, ne perfusât leur intelligence. Mais je ne la sentais pas, et je m’en désolais. Où était-elle passée ? Qu’en avaient-ils fait ? L’avaient-ils perdue ? Leur fallait-il des drames pour en retrouver la trace ? Pour ne jamais la percevoir, étais-je vraiment si stupide, si insensible ? J’aurais aimé apprendre d’eux : autant interroger des parpaings. Qu’étaient-ils, au juste, ces enfants de la bourgeoisie ? Des Fils de la Terre ? Des Amis des Idées ? Que cherchaient-ils ? Je ne trouvais pas de réponse, n’osant penser ce que je sentais si fort : en dépit de ce qui les opposait, et nonobstant leur individualisme maniaque, ils étaient surtout des moinillons de la sainte Congrégation de la Situation. C’est à elle qu’on les avait préparés depuis toujours, c’est avec elle qu’ils célébreraient leurs vraies noces, c’est elle qu’ils serviraient et que serviraient les enfants de leurs enfants. Amis des Idées ? Oui, pour autant qu’elles conduisaient à la Situation. Fils de la Terre ? Oui, de la Terre promise vers laquelle, croyants ou incroyants, conservateurs ou progressistes, ils soupiraient ardemment et patiemment : la Situation.
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J’avais le sentiment d’avoir échappé à un accident où la plupart de mes condisciples avaient été blessés. Mais cette chance, si j’ose employer un mot auquel je ne songeais certainement pas à l’époque, me coûtait si cher, me jetait dans une telle solitude que j’aurais préféré qu’elle me fût épargnée. M’infligeant une conscience aiguë de moi-même, elle ne cessait de me mettre sous les yeux tous les aspects de mon insuffisance, de mon immaturité, de mon évidente infériorité. Je ramais sur un océan d’angoisse et d’insincérité ; pourtant, de mon trouble, jaillissait parfois, malgré moi, une étrange et rapide lueur qui éclairait de manière crue la facticité de mes camarades. J’en étais plus affolé que rassuré, plus inquiet que fier. Au fond, je me sentais voué à ne rien comprendre. « Moi si j’y tenais mal mon rôle / C’était de n’y comprendre rien » Difficile, dans ces conditions, de prendre au sérieux le travail de la khâgne. Presque toujours, son formalisme me décourageait : on eût dit qu’on y essayait sur mes condisciples, un demi-siècle avant l’habit vert qu’endosseraient un ou deux d’entre eux, les uniformes intellectuels qu’ils traîneraient toute leur vie. Et si Étienne Borne ou quelque autre professeur, pour un instant, nous faisait sortir de ce jeu d’ombres, la joie que j’en ressentais m’écartait davantage encore du sérieux triste de la classe.
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Corsetée par leurs principes, l’existence de ces bons jeunes gens ne se donnait jamais dans sa spontanéité. Corsetée par leur manière de vivre, leur intelligence n’avait jamais les coudées franches. Pour échapper à ce double contrôle tyrannique, ils passaient leur temps à changer de personnage ou de rôle. L’intervalle où s’effectuait le changement était ce qu’ils avaient de meilleur : ils devenaient alors, avant de replonger dans l’artifice, des adolescents comme les autres. Plusieurs étaient enfants d’universitaires. Faire aussi bien que leur père, ou mieux, voilà ce qui les animait, voilà ce qui les tenait éveillés durant les longues nuits de travail qui les laissaient si pâles, si nerveux. J’ai perdu beaucoup de temps à éviter les deux pièges symétriques de la supériorité et de l’infériorité, du mépris et de l’indulgence. La vie m’y a aidé, mais surtout la formation. Le public des entreprises n’est pas fait de khâgneux ; j’y ai pourtant retrouvé, plus brutal, plus naïf, plus douloureux, le même mal qui avait intrigué ma jeunesse, cette étrange obsession du devenir social. Mais j’avais désormais ma distance, mes grandes distances comme on disait en gymnastique, quand le professeur, pour les exercices, nous faisait occuper la place qu’ouvraient nos deux bras étendus, jusqu’à ce que nos doigts touchent ceux de nos voisins. En observant les travailleurs, j’ai vu comment les principes subalternes et les contraintes serviles qu’on s’inflige à soi-même peuvent avoir raison d’une vie, comment l’écœurant résidu d’expérience qu’on appelle indignement le concret stérilise l’intelligence. Le nœud est là, bien sûr, même si c’est à qui le niera le plus fort ! Un jour, on sera bien obligé de le reconnaître. Alors, s’il reste des vivants, autre chose commencera, qui ne sera pas le bonheur, mais une autre proposition de la vie, une autre grâce à saisir.
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Le « grand cadavre à la renverse », ce n’est ni la gauche, ni la droite, ni ceux-ci, ni ceux-là : c’est le grand refus de nous-mêmes auquel, bouche contre bouche, cœur contre cœur, nous nous sommes liés. Et qui nous pourrit.
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Il faudrait être un bien habile mécano de l’âme pour savoir comment la chaudière de celui-ci ou l’athanor de celle-là s’est mis en panne, pourquoi quelqu’un se ferme à la simplicité du monde, pourquoi il divorce de son rêve, pourquoi il assassine ses émotions, pourquoi il se blesse à des abstractions coupantes, pourquoi il a peur de se reposer. Toute une géographie intime serait à découvrir, toute une carte du Libre à imaginer. Je songe quelquefois avec bonheur que nous pourrions être capables de refaire, les uns avec les autres, les uns pour les autres, les chemins de nos vies, de remettre nos pas dans nos pas, de revenir aux carrefours où nos pensées ont hésité, où nos sentiments nous ont effrayés. Nous flairerions ensemble le mal où nous sommes pris, nous ririons de comprendre par où et comment nous lui cédons, nous reprendrions nos cartes trop vite jouées, nous nous élargirions, nous libérerions par la largeur reconquise. Il y faudrait une simplicité infinie : sans doute est-ce supposer le problème résolu. Au moins pouvons-nous en rêver. L’essentiel, c’est de rêver juste.
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Je retrouve, griffonné sur une facture EDF, le message du poète polonais Léopold Staff que le gentil métro nous a offert il y a deux ou trois ans :
J’ai bâti sur les sables
Et tout s’est écroulé
J’ai bâti sur le roc
Et tout s’est écroulé.
Aujourd’hui pour bâtir je commence
Par la fumée de la cheminée.
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Par la fumée de la cheminée : si Laure Adler publiait la série de ses interviews radiophoniques, Léopold Staff lui fournirait ce très bon titre. Son récent entretien avec Fabrice Luchini, un chef d’œuvre, m’a donné la note pour ce Marché. Pendant près d’une heure, fait rarissime quand il s’agit de médias, j’ai eu confiance. Ces deux-là, qu’ils le veuillent ou non, sont de ma famille. Je ne leur conseille pas de changer de métier, mais si l’un ou l’autre, ou les deux, se présentaient à quelque élection, je ne m’interrogerais pas plus sur leur sexe ou leurs options politiques que sur leur facteur rhésus. Je leur donnerais ma voix parce qu’ils m’ont fait entendre les leurs, deux vraies voix d’êtres libres ; l’événement est proprement miraculeux.
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C’était déjà ainsi quand Étienne Borne ou M. Forget, notre admirable professeur de français d’hypokhâgne, se déchaînaient : je restais le stylo en l’air, émerveillé, reconnaissant. Les grands moments, il faut être mesquin pour les noter. La plupart de mes condisciples, c’est vrai, ne grattaient pas non plus : ils jugeaient le professeur hors sujet et s’agaçaient de ces minutes dérobées à la construction de leur avenir. Du duo Adler-Luchini, comme de ces rares moments de sens en khâgne, il ne me reste qu’un souvenir radieux.
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Par petites phrases prononcées sur un ton un peu las, presque à la limite de la langueur, comme si elles allaient de soi, mais piquées d’une ironie merveilleusement affectueuse, elle le crible de signes. S’il s’échauffe, elle le rafraîchit de son humour ; s’il paraît douter, elle le réconforte. Elle se plaît à le décaler imperceptiblement de lui-même, sans jamais le déséquilibrer, sans jamais qu’il ait à trouver une autre assise que celle où elle le fait doucement vaciller. Et lui ne cherche rien d’autre qu’à entrer dans le mouvement qu’elle lui propose, à s’y enfermer avec bonheur ; à ce jeu, sa parole jaillit plus libre, plus haute. Une ou deux fois, il a pour elle des mots très doux ; nous feignons comme elle de ne pas les entendre, mais notre cœur leur donne son assentiment inutile, lointain, absolu. Et cette paix d’un instant, parce que nous savons à quel monde elle est arrachée, ranime en nous une sourde, une lourde colère.
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J’ignorais que Fabrice Luchini avait commencé par la coiffure. J’aurais dû me douter de son origine populaire. Lorsqu’un enfant de petite naissance cherche à faire quelque chose de sa vie sans singer les ambitions ordinaires, sans pédaler plus fort que les autres pour rafler les primes à la docilité ou à la récrimination rhétorique, lorsque la voie droite lui paraît être une juste proportion d’amitié pour les êtres et d’indifférence un peu dédaigneuse pour ce qu’ils fabriquent, il trouve, dans la solitude à laquelle il se condamne, des amis inattendus, les mots. Les mots, ou les paroles, ou la Parole. Cet enfant pauvre qui grandit dans un monde de riches, s’il n’y est plus ce qu’il a été, n’y est pas devenu un autre. Il n’a plus de camp. Il n’est plus lié aux autres par des usages, des intérêts, des manières d’être. Il ne les rencontre vraiment que dans le langage, pays et exil de tous les humains. Solitaire, sauvage, en un mot fraternel, il est un promeneur sans but. Son regard sur l’époque est celui du vagabond sur la nature ; son sentiment se compose de mille perceptions minuscules et rapides. Il aime trop les signes pour se les approprier. Ils ne sont pas à lui, il est à eux. Les mots qui montent de son âme, cet avare généreux les laisse descendre en lui. Il ne leur oppose rien. Il se laisse plonger, attentif, inquiet, confiant, dans le grand bain d’être qu’ils lui préparent.
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« Ce voyageur, peut-être sans bagage, croit devoir marteler sur de grandes affiches le nouveau Musée de l’Immigration, n’a pas pour autant la tête vide. » On peut espérer que les gens qui viennent ici en sont persuadés. Mieux vaut pourtant cette lapalissade que le contresens manifeste, ou le pieux mensonge, que proclame une autre affiche : « L’immigré est d’abord un homme que les autres tiennent pour immigré. » Non. Un immigré, c’est d’abord un émigré, quelqu’un qui vit un déchirement majeur où l’ordre du monde est impliqué, une épreuve où il peut sombrer, où il peut aussi grandir. Dire qu’un immigré est d’abord un homme qu’on tient pour immigré, c’est dire de lui qu’il est celui qu’on veut, que l’étranger n’est pas l’étranger, que l’autre n’est pas l’autre, que ses souffrances et ses chances sont, pour l’essentiel, entre les mains de ceux qui le reçoivent. Bonnes intentions, probablement sincères, mais teintées d’une culpabilité suspecte. Les préceptes moraux de ce comportementalisme politique n’expliquent rien, ne mènent à rien. Plus que dans les sentiments qu’ils portent aux immigrés, la racine de la xénophobie et du racisme me paraît résider dans l’idée que les Occidentaux se font d’eux-mêmes. Le racisme ordinaire, je l’ai souvent rencontré dans les sessions de formation. Quand je répondais à des propos déplaisants ou odieux par des déclarations de principe, je les sentais peu efficaces, parfois contre-productives. Si, par contre, j’avais la patience et la loyauté de ne pas tenir mon interlocuteur pour un monstre et si j’essayais, sans nullement entrer dans son parti pris, de l’aider à repérer la généalogie de son attitude, nous en venions assez vite à des frustrations et à un malheur dont l’expression, même si l’intéressé ne voulait pas toujours en convenir, était de nature à nuancer infiniment sa pensée. Souvent, la violence que mes interlocuteurs déployaient contre « les autres » se terminait en un lamento sur eux-mêmes, ironique et rageur, qui préfaçait à un silence où nous pouvions tous nous reconnaître. Plutôt que les immigrés, c’est le phénomène de l’immigration lui-même qui suscite, chez beaucoup d’Occidentaux, une méchanceté et une sottise où l’on peut voir la revanche désastreuse d’un désir contrarié, nié. On n’a certes pas tort de les leur reprocher, mais il faudrait aussi avoir le courage de comprendre de quoi ils souffrent, ces pathétiques chercheurs de ressemblance, ces touristes à l’âme immobile dressés à ne plus tolérer ces images de la vraie vie et de la vraie mort que sont les vrais départs, les vrais voyages, les vraies rencontres, les vraies surprises. Cet Occidental qui voyage pour ses souvenirs et court pour sa santé, on ne dira jamais assez à quel point il est pauvre, tragiquement pauvre. S’il y a une chose au monde dont je témoigne, c’est que cette pauvreté, il ne l’ignore pas ; il sait qu’il en souffre et souffre d’en souffrir. L’inciter à mettre cette souffrance entre parenthèses pour faire bonne figure à l’immigré, c’est se moquer de lui et se moquer de l’immigré. C’est renforcer son illusion flatteuse et meurtrière d’être au centre de tout. C’est aggraver son extrême difficulté à s’approcher de lui-même. C’est électrifier les barbelés qu’il apprend à dresser autour de sa conscience. C’est faire de lui le missionnaire, ô combien motivé, de sa névrose. La seule chose qui dépende vraiment de l’Occidental, c’est le bonheur de l’Occidental ; il ne va pas sans la reconnaissance de sa fragilité, de sa contingence, de son altérité, de tout ce dont il est privé. Au fond de lui, il rêve d’être ce pauvre, cet immigré, cet errant que sa bonne volonté est censée arracher à son sort ; ce sort, dans les profondeurs encore non colonisées de sa conscience, il le désire obscurément. Non pas les haillons ni la faim, bien sûr, mais ce sentiment puissant d’incomplétude sans lequel le désir n’est qu’une envie, cette incoercible légèreté à l’égard de soi-même sans laquelle tout effort est pesant, toute générosité aveugle. Quand il se reconnaît dans cette gratuité, l’autre est son frère, son frère naturel. Objet de conquête, même de conquête morale, ou objet de séduction, il ne le rejoint jamais.
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La morale rancunière et interventionniste qu’a inventée le management occidental, et dont la pensée progressiste sait parfaitement – d’où son tourment – qu’elle est la meilleure zélatrice possible, est infiniment plus arbitraire, infiniment moins fondée, infiniment plus brutale, infiniment plus hypocrite, infiniment plus bourgeoise que la morale qu’enseignaient autrefois les prêtres. Je crois pourtant, évoquant cette dernière, savoir de quoi je parle. Personne ne peut ignorer que la néo-morale occidentale, avec sa manie dénonciatrice qui laisse au chaud tous les privilèges et toutes les précautions petites-bourgeoises, n’est qu’une énorme arnaque de dérivation. Rien de sérieux à envisager pour qui ne s’en débarrasse pas une fois pour toutes en cherchant en soi de quoi elle est le substitut, ce qu’elle a fonction de protéger, ce qu’elle a mission d’empêcher de naître. Rien de sérieux pour qui continue de prendre le drame d’autrui pour son paravent. Pour qui ne sent pas que nous parlons entre mortels, entre gens fragiles et éphémères. Pour qui le souci théorique ou virtuel des autres est l’alibi du refus réel de soi. Pour qui ne voit pas couler le rimmel de cette sensiblerie assez lâche. Pour qui a la faiblesse de la confondre avec l’amour, avec la justice. « Si tu es le miroir d’un miroir, remarque Aragon dans Le Fou d’Elsa, de quoi parlez-vous ensemble ? »
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Grève pour les retraites. Les travailleurs veulent obtenir l’aménagement financier d’un projet qu’ils repoussent et qu’ils n’empêcheront pas. Le caractère rituel de ce genre de confrontation crée un malaise de plus en plus perceptible, bien plus intéressant que les criailleries des usagers ou les pleurnicheries des entreprises. C’est bien désolant pour l’avenir de ce vieux jeu de rôles, mais le moteur de la contestation n’entraîne pas davantage de sens que celui du pouvoir. La société pédale dans le vide. Les conflits sociaux sont fatigants et pénibles ; le vélo d’intérieur aussi. Il ne va nulle part, mais on transpire autant. Un conflit social est un festival de mauvais cinéma. Cette fois, bidon d’or ex æquo : le pouvoir, l’opposition, les syndicats. Prix spécial du jury : les « otages », à cause de quelques évanouissements dans les trains de banlieue. Il n’y avait quand même pas de quoi s’arracher tous les cheveux. J’y étais. J’ai vu. J’ai vu surtout les jeunes, les jeunes de toutes les couleurs, fraterniser en silence dans la satisfaction d’être assis, leur système à musique dans l’oreille, au milieu des vieux debout. Je me suis demandé si j’allais intervenir. Une sortie ne me fait vraiment pas peur, j’ai trop l’habitude, ce public-là, je le connais ! Finalement, je n’ai rien dit. Ce navet doit aller jusqu’au bout. S’exprimer, parfois, c’est se taire, hélas !
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À quel point les jeunes du train de banlieue se foutent de ces solennités sociales et poussiéreuses, c’est l’Himalaya visité par Dante. Sont-ils différents de leurs copains des autres quartiers ? Pas beaucoup. Sauf, bien sûr, de ces malheureux qu’on a formés, dès la maternelle, à concevoir la vie comme une longue séance de la Bourse, et que les ballots sentencieux et envieux tiennent pour des privilégiés. Pour les autres, plus aucun point de tangence. Après 45, les papas racontaient leur débâcle, les mamans leur exode. Les jeunes écoutaient, c’était aussi leur histoire. De même après la Guerre d’Algérie, quand on osait en parler. Désormais, la vie de l’Occident n’est plus l’histoire de sa jeunesse. L’interprétation que propose Legendre de la pensée de Fukuyama est-elle la bonne ? La fin de l’histoire, non pas parce que le capitalisme en serait le couronnement, mais parce qu’il n’y aurait plus matière à histoire ? Un formidable jeu de qui gagne perd ?
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Des voyous, les jeunes de banlieue ? Non. Les voyous s’opposent. Leur violence est agressive. Ils vivent dans une projection simple, brutale. Il y a les autres, les bourgeois, les riches ; et il y a eux, les pauvres. Rien de tel en banlieue. C’est toujours un événement extérieur – voiture de police cruellement tamponnée par une monstrueuse mobylette ou zèle intempestif des gendarmes – qui met le feu aux poudres. La violence des banlieues est défensive, ce qui ne signifie pas moins brutale ; défensive parce que dépourvue d’adversaires identifiables. La quincaillerie informatique et la bimbeloterie communicationnelle ont rapproché les univers. Les banlieues ont moins que les riches, mais elles ont les mêmes signes. C’est pourquoi, comme on l’a dit mille fois, elles n’explosent pas, elles implosent. La violence de cette jeunesse est autodestructrice ; c’est par là qu’elle est redoutable et contagieuse. Elle ne s’en prend pas aux signes des riches, mais aux signes qu’elle partage avec les riches. Ces pauvres-là, c’est une première, ne se sentent plus du tout inférieurs. Si quelque bande tentait sérieusement de descendre sur Paris, il faudrait chercher quels mafieux, quels gangsters ou quels cyniques l’y auraient poussée : les quartiers réprouveraient. Pourtant cette jeunesse, plus sourcilleuse que féroce, inquiète bien plus les nantis, et à juste titre, que ne le feraient des voyous purs et durs. À deux pas des villes, la dérision de toutes les valeurs de la ville. La preuve par le rap, par le slam, par je ne sais quoi d’autre, en un mot la preuve par la banlieue, que toutes ces valeurs ne sont que des mots inventés par des commerçants en idées. Et surtout, la preuve infiniment plus cruelle, assenée malgré elle, cette fois, par la banlieue, que ces mensonges conduisent au malheur.
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Eh ! Oui ! les mecs et les nanas des banlieues sont dialectiquement plus costauds, ce qui ne veut pas dire nécessairement plus sympathiques, que les jeunes gens de Dauphine en virée dans les économies intersidérales des millénaires à venir ou à ne pas venir ! Ça vous casse le moral d’une belle jeunesse bourgeoise, et travailleuse, et fumeuse, et baiseuse, une injustice comme ça ! Sa chanson, les banlieues la connaissent et, tout en en épuisant les maigres charmes mis à leur portée par saint Marché, elles en ont déjà tourné la page. Cela, les beaux quartiers le pressentent et en sont tout déconcertés. Au hasard, ils s’habillent façon pauvre, chic mais façon pauvre. Ces infortunés qu’ils ignoraient plus qu’ils ne les méprisaient ne sont pas seulement devenus leurs doubles, ils leur montrent leur destin : le malheur pauvre où sont enfermées les banlieues, c’est le malheur riche où s’enferment les beaux quartiers. D’où, plus lourde que l’obsession des riches dans les banlieues, l’obsession des banlieues chez les riches. Et, beaucoup plus lourde encore, l’inexpiable haine des riches pour eux-mêmes, pour ce que les banlieues leur révèlent impitoyablement d’eux-mêmes. Nouveauté. Les deux recours traditionnels des riches, cynisme et mauvaise conscience, ne sont plus opérationnels. La modernité les fait chaque jour plus différents des pauvres par l’argent et plus semblables à eux par les signes. Mais les riches savent que la partie est inégale. La dérision, ce dépassement, n’est pas dans leur camp ; ils n’y accèdent que lourdement, péniblement, tristement. L’argent n’a pas d’humour. Ainsi les pauvres ont envahi l’esprit des riches et le retournent comme un gant : votre richesse aussi, c’est de la misère. Verlan métaphysique.
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Le malheur des riches… La haine des riches pour eux-mêmes… J’exagère, n’est-ce pas ? Pourtant, au printemps 1940, dans son admirable préface au Livre de la Pauvreté et de la Mort, de Rilke, Arthur Adamov marquait déjà l’impossibilité de voir apparaître – ou réapparaître – une richesse digne de ce nom qui serait, à sa manière, un « reflet de la lumière ». « Pour qu’existe de nouveau une vraie richesse, écrivait-il, il faudrait que le monde extérieur puisse être le miroir fidèle du monde intérieur de l’homme. Or, cela n’est plus possible, cela est hors de notre temps. » Le délire moderne a accompli sa prophétie au-delà de ce qu’il pouvait imaginer. Il n’y a plus de signes pour les riches. Et les pauvres, comme le voyait déjà Adamov, « privés de biens essentiels », restent « dépouillés de tout, même du sens de la pauvreté. »
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Faut-il une preuve ? Ces ultrariches sur lesquels fond une ironie bien ambiguë nous la fournissent. Plus moyen pour eux de se distinguer des très riches, des riches moyens, des riches minables. Au fur et à mesure que les zéros se bousculent sur leurs comptes, ils sont de moins en moins contents d’eux-mêmes. Hôtels sous-marins, hôtels de l’espace, tout ce qu’ils peuvent bien imaginer, tout ce qu’une armée de zigotos s’échine à inventer pour eux, tout, avant même d’être construit, acheté, conçu, c’est déjà du connu, du classé, du râpé, du foutu. À rire ? À pleurer ? Plus de réserve de rêve pour les riches. Je me répète : la modernité les fait chaque jour plus différents des pauvres par l’argent et plus semblables à eux par les signes. Alors ? Alors, bientôt, les pauvres ne rêveront plus des riches. Dans les banlieues, c’est fait. Je ne crois pas ce mouvement réversible.
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« Aujourd’hui, à chaque homme, écrivait encore Arthur Adamov, reste une tâche, arracher toutes les peaux mortes, les dépouilles sociales, se dénuder jusqu’à se trouver lui-même. » Oui. C’est la seule tâche vraiment indispensable, la première urgence intime, la première nécessité collective. Elle seule est capable de donner sens à l’exigence de justice. Pour ne pas le penser, il faut avoir décidé de ne rien voir, de ne rien comprendre, de ne rien sentir de tout ce que le monde nous jette à la face ; il faut s’être retiré à soi-même, par un pacte de peur et de folie, le droit de commencer.
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Quand il parle des banlieues, Nicolas Sarkozy prend un air accablé, indigné, peiné. Le chef hoche la tête, gravement, tristement. Les réactions de ces gens-là, il regrette de ne pas pouvoir les comprendre, mais qui comprend l’incompréhensible ? Puis il se ressaisit, hausse le ton, ferme son visage, promet justice et châtiment aux voyous, enfer et damnation à la voyoucratie, tandis qu’une inflexion de sa voix laisse entendre à quel point il souffre de devoir en venir à cette extrémité. Et le sentiment qui m’habite est alors très étrange.
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Ségolène Royal a raison de considérer qu’il y a de l’archaïsme dans l’attitude du président de la République. Je n’ose imaginer qu’elle m’ait suivi sur ce point. Toutefois, pour que l’accord soit complet, il faudrait qu’elle acceptât la suite du constat, à savoir que cet archaïsme, tout inopérant et discutable qu’il soit, a au moins le mérite pédagogique, auquel un formateur ne peut être insensible, de ne pas garnir la table du banquet de langoustes en plastique et de canards en carton.
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La vérité du chef. La peine qu’on fait au chef. La bonne volonté du chef mise à bout par les voyous. Le chef qui sanctionne malgré son grand cœur. Ce langage est terriblement daté. Ainsi parlait l’abbé du patronage morigénant les « voyous de la communale ». Ainsi parlaient les anciens, ces petits artisans du coin qui, pour fuir leurs acariâtres épouses, venaient lui donner un coup de main : au moindre dégât infligé à une chaise, ils se prenaient douloureusement la tête entre les mains en manifestant leur incompréhension. « Pas la peine de vous dévouer comme vous le faites, mon pauvre Robert ! » disait l’abbé. Et ils filaient tous les deux prendre l’apéritif. J’ai dix mois de moins que Jacques Chirac, c’est la première fois qu’un président se trouve être mon cadet, et je m’étonne de voir réapparaître le langage oublié de la gronderie. Comme à l’école. Comme à l’armée. Comme dans l’entreprise d’avant le management vicieux. Vraiment étrange, ce sentiment qui m’habite. Je suis presque touché. Tout cela n’était pas si mauvais, c’était mon enfance, ma jeunesse. Délicieuse nostalgie. Puis je me réveille. Comment est-ce possible ? Où faut-il avoir vécu pour ressortir ce langage ? Parmi les riches, bien sûr, dans la réussite et la satisfaction. Étrange, vraiment étrange. Est-ce antipathique ? Non. Même si je ne suis d’accord à peu près sur rien avec la politique de Nicolas Sarkozy. Il y a de la réalité là-dedans. Pas de vérité, mais du vérisme : ses concurrents n’ont ni l’un ni l’autre. Je repense à mes affrontements avec des patrons de petites entreprises familiales. Pour être dur, c’était dur. Et parfaitement inégal : je ne pouvais rien contre eux, mon sort était entre leurs mains. Ça gueulait très fort. Je ne me souviens pas d’avoir calé une seule fois : la seule vertu que je me reconnaisse. La détestation était réciproque et radicale, mais ils sentaient comme moi que nous ne nous parlions pas pour ne rien nous dire.
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Le langage de Robert et de l’abbé, langage de M. Pluche, langage de l’autorité sévère, bienveillante et souffrante, langage de l’autorité rédemptrice, est encore bien vivant. En régression, sans doute, mais vivant. On continue à parler sérieusement au nom de la loi, au nom de l’ordre, au nom de la vérité, au nom de Dieu, au nom de l’Entreprise. Mais il faut s’aveugler pour ignorer encore ce que cache ce langage, ce qu’il vaut, ce qu’il signifie, de quel couvercle il ferme les consciences et la vie sociale, ce qu’il laisse mijoter d’insatisfaction, d’infantilisme, de frustrations. Malins comme des singes, les managers ont flairé le danger et, comme d’habitude, ils ont truqué : un peu de choix subjectif dans l’obéissance vous dispensera de vous demander à quoi, au juste, vous obéissez. Manœuvre habile, manœuvre efficace : les apparences de la liberté et la réalité de l’irresponsabilité, voilà qui est bien séduisant. Personne n’est jamais très chaud pour changer son regard, pour recentrer en soi le principe de la responsabilité, pour refuser de sous-traiter sa pensée, de délocaliser sa sensibilité. Et pourtant, ce lent glissement de la parole, signe et instrument de l’idée nouvelle que l’humanité pourrait avoir d’elle-même, c’est cela la vraie modernité ; c’est en en sentant la beauté, la grandeur, l’âpre difficulté aussi, qu’on est moderne, qu’on est absolument moderne.
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Les banlieues, les quartiers, sont un des lieux privilégiés de ces changements. Elles en vivent la douleur, elles en manifestent la violence. Ce ne sont pas leurs supposés voyous qui font peur, c’est la négation obstinée et irrépressible qu’elles opposent, presque malgré elles et sans comprendre ce qu’elles font, à l’ordre de notre monde. Ce n’est pas ce qu’elles produisent qui est intéressant, c’est ce qui les travaille. Naturellement, on va tâcher de les subvertir : il sera bientôt enfantin, en banlieue, de devenir un poète remarqué ou un musicien commenté. Tentative inutile : on peut pourrir syndicats et partis, on ne pourrit pas les banlieues. Pourrir quoi, d’ailleurs ? Ce qui part d’elles, elles ne le savent pas plus que vous, bien moins même ! Pas de leaders à coffrer, pas de documents à saisir. Les banlieues sont la chance paradoxale de notre civilisation, une chance assurément tragique et plus que dangereuse, mais une vraie chance. Elles sont le seul endroit où les questions centrales de notre société soient vraiment posées : faut-il s’étonner si de telles questions, dans de tels lieux, naissent dans le chaos, la fureur, l’ignorance ? Sans les banlieues, tout, grosso modo, pourrait fonctionner tranquille. Tout le monde pourrait jouer le jeu. On réunirait un congrès pour expliquer que le roi n’est pas nu, ou que sa nudité n’est qu’un signe de sa liberté sexuelle. Impossible. Même silencieuses, même semoncées par les grands frères, même auscultées par les sociologues, même protégées par les CRS, même invitées à la télé, il y a les banlieues et elles cassent le jeu. Elles le cassent même à donf.
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De ce lieu de naissance, plein de cris et de sang, ils se servent de débarras pour leurs vieilleries, de banc d’essai pour leurs élucubrations. Ils vont s’y comparer, s’y rassurer sur leur bonheur, y tester leurs thèses, y éponger leurs ressentiments, y recycler leurs rêves tordus, y expérimenter leurs recettes d’amateurs. S’ils échouent, de toute façon, ce sera la faute des banlieues, n’est-ce pas ? Ils sont pourtant tellement moins hideux, les quartiers, que les bons sentiments qui les quadrillent. Eux, ils sont seulement terribles. Et le terrible, si l’on songe à Lautréamont, c’est l’ultime degré du beau.
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Par leur seule existence, les banlieues excitent tout le monde. Ces aimables sociologues qui y déambulent, ces honorables flics, ces bénévoles dévoués n’ont, j’en suis certain, aucune intention provocatrice. Pas plus que n’en avait probablement Nicolas Sarkozy lui-même dans la fameuse visite qu’il leur rendit. Mais il suffit d’un rien pour déchaîner le visiteur des quartiers. La violence latente ou possible, l’entremêlement du fantasme et de la réalité, la mythologie des rodéos, les gars qui tiennent les murs, les entrées d’immeubles, les caves, l’ennui majeur fracassé par les musiques hurlantes qui zèbrent l’architecture tarée, tout cela remue dans le visiteur un sentiment que chacun de nous connaît bien, entièrement dépourvu de violence, presque naturel, et que nos existences tiennent pourtant à distance. J’ai cherché quel nom lui donner, honnêtement cherché. J’ai trouvé que « l’insignifiance des choses » convenait bien. C’est un retraité de Colombey-les-Deux-Églises qui en parle au début de ses Mémoires. « L’insignifiance des choses, beau thème pour un colloque, cher confrère ! » « Mon cher ami, vous le traiterez mieux que moi. » Dans la banlieue, elle est là, elle sent fort et elle sent bon, l’insignifiance des choses, on la hume, on s’en pénètre, on en souffre, on en rit, on en meurt, on en jouit. Voilà pourquoi les plus gentils des sociologues, les plus paisibles des flics et même les présidents de la République, tout chamboulés dès qu’ils y mettent les pieds, se font provocateurs malgré eux. Ils s’y sentent menacés, silencieusement attaqués au plus vif. Citoyens-consommateurs, mes sœurs, mes frères, ne vivons-nous pas, chanceux que nous sommes, parmi les choses signifiantes ?
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Le mieux pour la banlieue serait qu’on n’y fasse rien. Ou le minimum : les services de base proprement assurés, un point c’est tout. Utopie. D’une part, parce que les services de neurologie ne pourraient accueillir tous ces bénévoles, tous ces penseurs, tous ces analystes, tous ces donneurs universels soudain décompensés et déprimés. D’autre part, parce que cela supposerait curable l’immense complexe de culpabilité qui fonde la modernité conquérante.
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Si je dis que les banlieues doivent servir à nous faire réfléchir sur nous-mêmes, je n’entends pas par là qu’elles doivent nous être une occasion de méditer lugubrement sur notre égoïsme de privilégiés, ni une invitation à nous réunir promptement pour fabriquer de nouveaux packages de procédures, de processus, de contenus de formation, de propositions d’éthique, de projets de vie, de bonnes paroles et de factures à la clef. Je ne dis rien d’autre que ce que je dis : elles doivent nous faire réfléchir sur nous-mêmes, voilà tout. « Le comte Mosca s’intéressait avant tout au bonheur du comte Mosca. » J’ai longtemps été surpris, et presque choqué, que Jacques Berque, dont la vie n’a été faite que d’attention aux autres, prenne un si grand plaisir à citer cette phrase de Stendhal. L’égotisme l’aurait-il tenté ? Non, c’est moi qui voyais mal. Ce que nous imaginons faire pour les autres est suspect si nous n’en sommes pas les premiers demandeurs et les premiers bénéficiaires. Ce qui n’a pas de nécessité pour nous, pourquoi cela en aurait-il pour les autres ? Les distributeurs de bonheur, de justice, de principes, toujours contraints de forcer le ton pour faire oublier ce qu’il y a de dérisoire et de compensatoire dans leur prétention, sont les ennemis intimes de la liberté. Ce que je peux « apporter » aux banlieues ? Autant que les autres : rien. Mais cette grande couronne de refus autour des villes, il m’importe de lui laisser faire en moi son chemin. La trace qu’elle y laissera, que je la repère ou non, me rapprochera de moi, et peut-être un peu plus.

(17 décembre 2007)

Après l’hiver

LE  MARCHÉ  XXXIII

Le temps du « tout à l’ego », dit joliment Régis Debray. Et d’en appeler au collectif. Illusion. Le collectif du « tout à l’ego », c’est l’égout collecteur.
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« On ne me fera jamais avaler, écrit Maurice Bellet, que ce monde d’hyperpuissance technique n’est pas un monde fondamentalement fou. » Tout n’est pas dit, et Bellet s’en doute, mais ce qui ne commence pas par ce constat élémentaire est dépourvu d’intérêt. Le mouvement de la modernité – management, communication, challenges, compassion, etc.- nous conduit dans la cour de l’hôpital psychiatrique. Et il ne suffira pas, pour conjurer cette menace, de répartir plus équitablement la folie. Sur ces bases, nous pouvons commencer à réfléchir, et d’abord sur nous-mêmes. Car la fêlure sociale fêle chacun d’entre nous, ou révèle ses failles. Difficile et peu confortable, cette expérience irrécusable est finalement bénéfique. Plus il triche avec la question du sens, plus le monde moderne nous oblige à nous la poser, et de la façon la plus personnelle qui soit. Plus il nous isole, plus il nous conduit à nous demander ce qui nous unit vraiment.
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Pour sortir de soi, y entrer. Pour y entrer, en sortir.
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Les affaires du couple présidentiel ne me concernent ni ne m’intéressent davantage que celles d’un technicien et d’une secrétaire, mais les signes sont à tout le monde. J’en vois un dans le départ de Cécilia Sarkozy. Elle aurait pu rester. L’époque est assez tolérante pour ne pas interdire aux locataires de l’Élysée d’y concilier obligations officielles et liberté individuelle. L’épouse du président aurait pu justifier un choix différent par la tradition, ou par quelque passion des bonnes œuvres. Il n’est pas sans signification qu’une personne en vue mette ainsi à distance les prestiges du pouvoir. Alors même qu’il a investi comme jamais tous les secteurs de l’existence, le pouvoir perd de sa transcendance. Au sens que François Perroux donnait au mot quand il l’appliquait à l’argent, le pouvoir est en voie d’être dés-honoré, c’est-à-dire découplé de l’idée d’honneur. Certes, il n’est pas devenu infamant. Sage, il est toujours digne de respect ; mais on ne lui reconnaît plus une valeur intrinsèque. J’apprécie que cette mise à distance vienne d’une femme. Si j’étais femme, la place que les hommes m’interdisent de conquérir, je la prendrais de force. Et, trois jours après, je partirais sur la pointe des pieds, ayant ainsi prouvé qu’une femme vaut un homme et que le pouvoir n’est pas le meilleur des plans : grand chelem. « Pas si facile, diront les copines, il faudra que tu fasses tes preuves ! » Moi ? Non. Pourquoi ? « Sinon on dira… » Ce qu’on voudra.
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Maud Fontenoy m’aurait-elle lu avant que je n’écrive ? Elle ne sera pas ministre. Femme libre, toujours tu chériras la mer !
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Ma méfiance à l’égard du pouvoir n’est pas la conséquence d’un présupposé anarchiste, mais d’une simple observation : qu’il les étreigne passionnément ou feigne de les contester, le pouvoir ne peut guère, aujourd’hui, qu’accorder sa volonté à celle des forces aveugles qui le déterminent. Il ne s’agit pas seulement des intérêts économiques, mais de la vision délirante des relations humaines, sociales, internationales qui constitue la modernité. C’est cette logique qu’il faudrait mettre en cause : aucun pouvoir politique n’en est capable. De nos jours, à quelque sincérité qu’on aspire, exercer le pouvoir, c’est faire semblant. D’où vient sans doute l’aspect si nettement compensatoire de l’exercice. Du pathologique « tout est possible », négateur de la condition humaine, à la mise en scène de soi-même dans le rôle du chef, tout est forcément ersatz, spectacle, rideau de fumée ; rien n’a d’autre but que de faire oublier le plus agressivement possible une impuissance première. Je ne vois pas qu’il soit un handicap pour un homme ou pour une femme de notre temps de ne pas accéder au pouvoir ; à mes yeux, c’est une chance. Pour les générations actuelles, pour les suivantes peut-être, rien d’utile ne passera par le pouvoir parce que rien de sérieux ne changera dans le monde sans une souveraine et très hypothétique exigence de la liberté humaine. À cela, la force des faibles libres travaille moins mal que la faiblesse des forts enchaînés. Aucun nouveau visage de l’humanité ne se prépare aujourd’hui au sein d’aucun pouvoir ni d’aucun contre-pouvoir. Fausses pistes.
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Ils sortent d’une réunion. Ils viennent d’y sauver la planète. Ont-ils vu Miracle à Milan ?
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À mon retour d’Algérie, en 1961, pour panser, comme tant d’autres, quelques blessures de l’âme, j’ai pris rendez-vous chez un neurologue de l’île Saint-Louis. J’ai encore dans l’oreille les mots qu’il sut trouver et qui m’apaisèrent. Mais, plus encore que de ses mots, je me souviens de la salle d’attente où l’on me fit patienter. Ce médecin en avait fait une cabine de navire. Malles, hublots, cartes et instruments de navigation, élégantes gravures de paquebots, tout y était invitation au voyage, affirmation du voyage. À peine y étais-je entré que je me rappelais que quelque chose, d’où je venais, existait avant mon angoisse et que quelque chose, où j’allais, lui survivrait. Ce tourment qui me dévorait était un bouchon sur la mer. En quelques instants, mon attention se détourna de ses imprévisibles et absurdes soubresauts, dont je m’escrimais en vain à chercher la logique, et s’accorda en souriant à l’océan qui le portait. Rendre quelqu’un à lui-même, c’est le rendre à l’océan. Comment rend-on une société à l’océan ?
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« Je suis un homme du passé et de l’avenir lointain ». dit Pierre Legendre. Dépossession, indifférence chaleureuse, grâce du bonheur. J’ai dû sentir cela un instant en quittant pour toujours mon neurologue navigateur. Les points de croissance, dit le président de la République, j’irai les chercher avec les dents. Les points. De croissance, ou de rugby. Ou de foot. L’homme du foot est le plus explicite des trois, ou le plus douloureux. Les points. « Tout le reste est littérature », ajoute-t-il d’une voix lugubre. Il se déteste de raconter ces âneries, il veut que tout le monde le sache. Faites-lui signe que vous l’avez deviné, des tombereaux de raisons objectives vous dégringoleront sur le crâne, fourrées de valeurs naturellement. Marquer des points, voilà le sens de la vie, l’honneur de l’humanité, sa mission sacrée ! Des points pour le fric, des points pour le pouvoir, des points pour la bienfaisance, des points pour la justice, des points pour mon image, des points pour la gloire, des points pour mon cul, des points pour mon gang, mon parti, ma culture, ma révolte. La même histoire, tout ça, aveugle et inerte : surtout pas de faille dans ma motivation, pas de contradiction dans mon être, pas de nœuds à ma chaîne ! Surtout que je ne soit pas un autre ! Le confort du tank.
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L’écrivain, pensait Camus, ne doit pas être au service de « ceux qui font l’Histoire », mais de « ceux qui la subissent ». Pour être d’accord, je veux une précision : « ceux qui la subissent et lui résistent ». Je ne peux avoir de sympathie pour le vigile ou la caissière du supermarché qui jouissent d’emmerder une pauvre vieille dont le cabas a sonné ; je ne peux, à cet instant, voir en eux des victimes. Et si, quand on ne le lui demande pas, la vieille en question jouit d’ouvrir son sac tout grand en glapissant qu’elle n’a rien à cacher, je ne peux ressentir pour elle qu’une pitié écœurée. Ce qui pèse sur ces trois-là et les pousse à ces comportements lamentables, je ne l’oublie pas un instant. Je ne sais pas mesurer leur responsabilité, je n’ai pas la charge de leur conscience, je ne suis pas leur procureur. À leur place, peut-être ne ferais-je pas mieux, ou ferais-je pire. N’importe. C’est en tant qu’ils résistent, même difficilement, même chichement, à ce qui les accable, et non pas en tant qu’ils le subissent, que je suis à leur service. Sinon, je jouis moi-même hypocritement d’une supériorité que j’ai entièrement agencée ; ils deviennent mes protégés, ils ne sont plus mes égaux. Ma vilaine indulgence intéressée les méprise. Je suis un tyran ou, ce qui revient au même, un esclave d’esclaves : mon amitié pour autrui ne peut me contraindre à cela. Les pressions cruelles qui pèsent sur les faibles et les pauvres leur sont souvent moins lourdes à porter que l’aveugle bienveillance qui, d’emblée, les dédouane de l’obligation d’être courageux, les exonère de tout rêve d’héroïsme. J’ai assez entendu dans la bouche des petits, des moyens et des grands l’abominable « Que voulez-vous que je fasse ? » ou l’odieux « Je n’y peux rien » pour que la graisse de ma compassion ait eu le temps de fondre. Dans l’entreprise ou ailleurs, l’apparente piété des causes sert surtout à exalter l’importance de ceux qui les proclament ; leur dictatoriale bonté incite les malheureux à penser qu’ils n’ont ni les moyens, ni peut-être le droit, de se défendre eux-mêmes, que leur existence est vouée à osciller entre ceux qui les menacent et ceux qui les libèrent, que leur sort se joue dans les conseils d’administration jumeaux de leurs bourreaux et de leurs sauveurs. L’écrasante, l’effrayante responsabilité des riches et des puissants, loin d’annuler celle des pauvres et des faibles, la leur désigne au contraire comme leur chance et leur salut. Le privilège d’irresponsabilité des pauvres a été inventé par des gens qui, pour mieux les tenir, commencent par leur ôter leur arme la plus glorieuse.
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Père-Lachaise. Humidité, grisaille. À deux pas du crématorium, sur la tombe de Charles-Léopold Mayer, je lis : « L’homme ne vaut que par le progrès. » Oui. Non. Peut-être. Ne rien en penser, ça embête mes surfaces ; au fond, ça me fait plaisir.
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Train de banlieue. Trois adolescentes hyperpomponnées, pieds sur la banquette. L’une des trois enlève ses chaussures, les fourre parmi ses cahiers dans son cartable, d’où elle tire une autre paire de godasses et une feuille de papier. « Quinze lignes pour résumer ça, dit sa copine, elle est dingue, la prof ! J’lui en fais dix, et c’est marre ! » Ça, c’est un texte d’un immense auteur contemporain, Grand corps malade. La prof a dû bouquiner sa sociologie. Et sa pédagogie : elle part des centres d’intérêt des élèves. Hélas ! Deux des trois gamines ignorent tout du génie en question. Pas grave, ça ne les empêche pas de se peinturlurer les yeux. « On va mettre que c’est vachement actuel, hein, les mecs des quartiers, tout ça… » Ainsi se construisent les tanks. Je n’a qu’une chose à faire : se ressembler. Lamartine ou Marot, vous comprenez, c’est trop différent d’elles, le courant d’air les enrhumerait. Délit de non initiante.
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Ex-fan des sixties. Le temps peut passer, la chanson de Gainsbourg et la voix de Jane Birkin m’emportent toujours dans le même sentiment étrange, la nostalgie de la nostalgie. La petite Baby Doll qui dansait si bien le rock’n’roll, je ne l’ai jamais connue, ni aucune de ses grandes sœurs des fifties. Rien n’est plus lourd, plus désolant et ne se paye plus cher qu’une jeunesse trop sérieuse ; c’est un patrimoine d’ennui. Lot de consolation : la nostalgie de la nostalgie est moins triste que la nostalgie tout court. Rien ne l’use, ne la déçoit, ne la décourage.
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Les déprimes, les suicides, mais aussi les films, mais aussi Pierre Legendre qui entre en lice et renvoie les techniciens de surface à leurs bavardages : la propagande managériale, pour la première fois, est sérieusement harponnée. Réjouissons-nous en, mais observons surtout ce qu’elle oppose à ces attaques inédites. Pas question pour les managers de mettre en cause le moindre article de la Doctrine infaillible dont ils sont les hérauts, les prophètes, les prêtres. Si dysfonctionnement il y a, ce ne peut être la faute des penseurs ni des top managers, mais celle du terrain, des petits dirigeants, des cadres, de tous ceux qui ont une responsabilité immédiate sur les travailleurs. De pieuses critiques s’abattent sur ces responsables dont la balourdise, le manque d’humanité, l’incurable ignorance de la psychologie et, surtout, le défaut d’attention à l’égard de l’évolution des mentalités portent préjudice à l’image des entreprises et à la cause sacrée de l’économie mondialisée. S’ils ne veulent pas qu’on en vienne à leur liquidation pure et simple, ces irresponsables irréfléchis devront faire amende honorable et intégrer à leurs mœurs professionnelles la prise en compte de la dimension morale de l’entreprise. Cette réaction est typique de la goujaterie managériale : elle fait sienne une revendication de la conscience, puis la retourne à son profit dans un sens exactement opposé à celui qu’attendent le bon sens, la raison et l’intérêt général. Les travailleurs étaient tenus jusqu’à présent par le salaire, le chantage au licenciement, les prestiges de la modernité, les fantasmes de puissance, les promesses de réussite. Cette nouvelle exigence morale – gageons qu’on parlera bientôt de la NEM, la nouvelle entreprise moralisée – va aggraver leur sujétion. Ils devaient mettre en adéquation avec l’entreprise leurs pensées et leurs actes : c’est leur conscience qu’ils reconsidéreront désormais à la lumière de l’efficacité. L’entreprise sera leur mère et leur maîtresse, mater et magistra comme disait une encyclique. Ainsi naîtra un cléricalisme d’affaires généralisé dont les ouailles seront dressées à fournir constamment des gages de leur piété. Cette compétition de moralité ne manquera pas de fournir mille et une occasions de jalousie, d’espionnage, de délation, de haine, de guerre : le management ne sait pas faire autre chose. Ce qu’on appelait naguère la Grâce se servait de toute faiblesse, de toute erreur, de toute faute pour exhausser l’être humain. Le management, son contraire, sa dénaturation grotesque, se sert de toute faiblesse, de toute erreur, de toute faute, pour l’humilier davantage. Pourquoi ? Pour permettre aux patrons de multiplier leurs revenus par quarante plutôt que par quatre, comme on le fait si petitement à Air-France ? Pas surtout, pas d’abord. Par méchanceté ? Pas surtout, pas d’abord. Pour assurer le triomphe de la Cause ? Plaisanterie. Sauf si, sous les pompeuses âneries qu’on rabâche, on flaire l’odeur de la joie de descendre, ce goût de néant, cette décréation dont sont objectivement complices tous ceux qui en veulent à la vie, à leur vie.
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Exemple. Un professeur américain de management à la Stanford Engineering School, Robert Sutton, vient d’enrichir sa religion d’une pratique inédite, la recherche du « coût total des sales cons. » Jean-Michel Dumay, qui nous rapporte la nouvelle dans Le Monde, cite un fort sérieux article de la Harvard Business Review dans lequel cet expert s’ouvre du généreux projet qui lui a fait écrire un « petit guide de survie face aux connards, despotes, enflures, harceleurs, trous du cul et autres personnes nuisibles qui sévissent au travail ». Il paraît que ce texte est disponible en français. Tant pis. L’essentiel est de comprendre que le distingué M. Sutton n’est pas un manager contestataire, encore moins un manager révolté, même pas un manager atypique, atrabilaire, provocateur. Non. M. Sutton est un manager, un bon, un très bon, un excellent manager. Cette violence, c’est cela le management, rien d’autre. Attentif, sérieux, méthodique, organisé, discipliné, soucieux de réussir, M. Sutton la déploie là où il le faut, quand il le faut, comme il le faut. Car le management, comme le dit le titre du beau papier que Philippe Petit a consacré, dans Marianne, à un DVD de Pierre Legendre, Dominium mundi – L’empire du management, que j’enrage de n’avoir pas encore réussi à me procurer, le management, c’est la guerre.
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On connaît le propos de Pierre Legendre. Le Management mondialisé, à quoi il accorde la majuscule, ressemble beaucoup à l’Occident chrétien du Moyen Âge qui, fort de l’arme décisive que lui fournit le droit romain, construisit la certitude folle de son dominium mundi, de sa « propriété du monde ». Chez un penseur de cette taille, n’importe qui trouve à rêver à son aise. Je pose un instant mon livre. Me voici à Alger, en 1959. Plusieurs anciens étudiants cathos du Centre Richelieu s’y trouvent affectés, généralement comme officiers. C’est du Legendre. Étudiants, on leur a expliqué, en se fondant sur le thème évangélique du surcroît, qu’outre les mérites spirituels qu’elle leur vaudrait, leur piété trouverait sa récompense dès cette terre : un bon emploi, une bonne surface sociale. Cette assurance leur permet d’apporter la même ferveur légaliste, sèche, raisonneuse, à leur prosélytisme religieux et à leurs convictions politiques. Le monde leur appartient deux fois. Ils en ont le dominium catholique, ils en ont le dominium de la puissance occidentale, ce qui, dans le climat de l’Algérie d’alors, les oblige, quand il est question de la torture, à des contorsions casuistiques qui me semblent parfois plus hideuses et plus inhumaines encore que les pires brutalités. Ils ont fait du christianisme un système idéologique bardé d’une rationalité technocratique glaciale. Ils n’hésitent pas à l’enfermer dans des sigles. Un officier de marine juriste parle du « P.O. » pour désigner ce péché originel qui est la sainte justification de l’aveuglement où il s’enferme. Plus que par le christianisme dont ils se veulent les missionnaires ou par la puissance occidentale dont ils s’imaginent les représentants, leur cœur semble dominé par une orgueilleuse soumission à une force sévère, immarcescible, altière. J’ai rencontré depuis, il est vrai, bien d’autres versions de ce désir de dominium.
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Je n’avais pas de bonnes raisons de fréquenter le Centre Richelieu. Je n’y faisais certes rien de honteux mais ma place, je le sentais, n’était pas là. Pas un crime : une fausse note dont je ne garde pas un bon souvenir et qui me met toujours du côté des gens à qui des censeurs, faute probablement de sentir leur propre vie assez dense, demandent des comptes sur certains épisodes de leur existence. Même s’ils ne sont pas de mes amis, je prends toujours le parti de ces suspects. Pourquoi, à certains moments, on agit contre soi, contre son intelligence, contre son cœur, contre son instinct, ce n’est pas à de vilains oiseaux qu’on explique cela.
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Maigret et l’affaire Saint-Fiacre : Jean Delannoy, 1959. L’illustre commissaire enquête sur un meurtre survenu dans le château dont son père avait été le régisseur. Le jeune comte de Saint-Fiacre est un personnage léger que le drame et la brusquerie bienveillante de Maigret font mûrir. Pour l’enterrement de sa mère, la vieille comtesse assassinée, il a revêtu un costume solennel.  « Comment me trouvez-vous dans la redingote de mon père ? », souffle-t-il à Maigret. C’est la dernière scène du film, et la dernière réplique de Gabin : « À votre place, répond-il. Pour la première fois. » Cette réponse assez peu révolutionnaire m’enchante. Le cinéma des années quarante, que je connaissais par cœur, doit y être pour quelque chose. Riches ou pauvres, héros ou voyous, les personnages habitaient si profondément leur rôle qu’ils le faisaient oublier, ôtant tout intérêt, et presque toute réalité, aux comparaisons. Ils me suggéraient que chaque situation humaine pouvait s’élargir jusqu’à l’infini de la profondeur, de la largeur, de la hauteur ; que chacune était à la fois pesante et légère. Danielle Darrieux dans une belle demeure ou Ginette Leclerc dans un beuglant : même transcendance de l’humain. Transcendants les aristos, transcendants les prolos. Tous et toutes me conduisaient, par des voies toujours merveilleusement nouvelles, à la même bouleversante découverte de ce qui les habitait tous et toutes, et donc m’habitait aussi. Gosse de banlieue, je voyais bien ce qui me ressemblait ou non. Mais, par la grâce du cinéma, ce que je reconnaissais me devenait aussi étranger que ce que je découvrais. Le cinéma m’enseignait que je ne serais jamais ce que j’imaginerais être, que j’habiterais toujours l’incertain, le discutable, le confus, l’immature. Si, du moins, j’avais le courage d’y demeurer, si je ne ramassais pas dans quelque poubelle dorée les frusques des autres, si je ne me distribuais pas à moi-même mon rôle.
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« J’ai été bouleversé au plan humain », déclare le témoin d’une injustice. Sur les autres plans, ça allait ?
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Alexis Grüss. On lui parle des créateurs. Il répond que, pour lui, il n’y en a qu’un ; les autres ne font que recoller des morceaux. Et l’argent ? Bien pratique pour faire les courses, reconnaît-il. Je suis content.
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Depuis les dernières élections, je rumine une certaine séquence de l’information matinale sur France-Inter. Invités à donner leur point de vue sur la façon dont la station avait rendu compte de la campagne, des auditeurs reprochaient aux journalistes une certaine partialité. Ces derniers s’en défendaient vigoureusement : leur indignation ne me semblait pas feinte. J’écoutais de toutes mes oreilles ; je ne trouvais trace de mauvaise foi ni chez les uns ni chez les autres. Et j’observais que, peu à peu, ce qui avait commencé par une altercation devenait une sorte de silence à deux voix. On continuait à faire du bruit sur l’antenne mais, des deux côtés, les arguments devenaient moins convaincants, les reproches moins vifs. Il survient rarement, ce miracle de la bonne foi qui conduit au silence, au brouillage des idées toutes faites, au partage inattendu d’une certaine stupeur. Je cite de mémoire un propos de Lacordaire qui me vient de Jean Guitton : « Lorsque je discute avec mon interlocuteur, je ne me soucie pas de le convaincre d’erreur, mais de m’unir avec lui dans une vérité plus haute. » Plus haute, on l’a noté : ni négociée, ni consensuelle. Je pensais à cela, l’autre jour, dans ce joli restaurant où un ami m’invitait. La pluie qui tambourine sur les vitres, la salle si douillette, le vin, le service discret, avec juste la pointe d’ostentation qu’il faut, l’oreille patiente de mon hôte : refaire le monde est si délicieux, si gratifiant ! Mais, dans ces cas-là, il ne faudrait jamais jeter un coup d’œil sur les autres tables. Au même instant, on y prophétise aussi dur, on s’y prend pareillement à témoin, on y baisse la voix quand arrive le serveur. Au même instant, la même indignation, les mêmes mises en garde, les mêmes certitudes ou la même apocalypse que scelle ou nuance une gorgée de Morgon. Comme on passe facilement du charme à l’horreur, de la vie à la mort ! Comme elles disparaissent vite, les idées généreuses, dans l’épuisette des jours ! Miracle à Milan encore : ces notables en lourds manteaux de fourrure dont la parole devient un aboiement. Nous traînons de la mort avec nous ; gueuler plus fort qu’elle ne la fera pas taire. Silence, silence ! Le moins de bruit possible.
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Écrire, n’est-ce pas faire du bruit pour rien? Cela peut être aussi un rôle, écrire, un rôle pour s’écarter de soi-même. Une activité noble à disposition, quoi de mieux pour s’enfuir ? On vous lit ? C’est délicieux ! On ne vous lit pas ? Plaisir plus rare ! Vrai. Mais on peut dire cela de tout. Tout est rôle, rien n’est rôle. Vous êtes embarqué, comme dirait M. Bébéar, qui prend Pascal pour un consultant d’AXA.
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Aristocratie ? Élite ? Réseaux ? Aucun mot ne convient pour désigner ce que je désire de tout mon cœur. Des gens venus de partout, sans curiosité pour le pouvoir, l’argent, les diplômes, la gloire, la sécurité, affiliés à rien, attroupés dans aucune confrérie mais heureux de n’être pas seuls, des gens modestes et rieurs, différents mais indifférents, unis par le même projet de n’en avoir aucun, vivants et patients. Mais ai-je besoin de désirer cela ? Ça existe, ça m’attend, ça m’appelle.
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Le haut-parleur de la gare m’invite à prendre garde au passage d’une « circulation rapide ». De quoi s’agit-il ? Un convoi exceptionnel, nucléaire ? La reine d’Angleterre se promène ? C’est pour une superproduction ? Sarko vérifie les rails ? Non. C’est ce que les vaches et moi appelions jusqu’à présent un train, un brave train avec une loco, des wagons et des gens dedans. Cette circulation rapide m’inflige une petite blessure inutile, une de celles qui ont le plus de mal à cicatriser, une de celles qui dégoûtent. Le type qui a inventé ça mérite de circuler, et rapidement.
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Dans Lettres, cette belle revue qui défend si bien la langue française, une citation de Diderot, tirée de sa Lettre sur le commerce de la Librairie, où il fonde le principe du droit d’auteur : « Quel est le bien qui puisse appartenir à un homme, si un ouvrage d’esprit, le fruit unique de son éducation, de ses études, de ses veilles, de son temps, de ses recherches, de ses observations, si les plus belles heures, les plus beaux moments de sa vie, si ses propres pensées, les sentiments de son cœur, la portion de lui-même la plus précieuse, celle qui ne périt point, celle qui l’immortalise, ne lui appartient pas ? » Hélas ! Quelque chose me dit que c’est cela, précisément, qui lui appartient le moins. Ce qui ne signifie pas que d’autres doivent s’en emparer, encore moins l’État. De gros tirages m’auraient-ils fait changer d’avis ? Je ne le pense pas. L’argent est le seul domaine de mon existence où l’instinct marche bras dessus bras dessous avec la raison. Comme beaucoup de gens aujourd’hui ; mais, chez eux, ils marchent dans l’autre sens.
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Pas de voiture ce matin. Pour atteindre Sens, première étape, j’ai droit, moyennant deux euros, au car de ramassage des collégiens. Dans chaque village, il butine quelques  ados qui l’attendent dans la nuit. Bonjour poli au chauffeur, qui répond à chacun. Que ces enfants sont bien élevés ! Une fête. Un pépiement gai, des rires sans malice, un essaim de confidences. Au fond du car, des petits couples se forment. « Monsieur, crie un garçon au chauffeur, vous pouvez éteindre un peu la lumière, s’il vous plaît ? » La jeunesse du monde. J’en oublie mes rhumatismes. À Sens, ce sera une autre affaire : le train. Il n’y peut rien, le pauvre, mais que c’est laid, que c’est triste, que c’est lourd, que c’est décourageant, cette circulation rapide de travailleurs en marche vers leur épanouissement par le développement économique et la démocratie moderne ! De pauvres gens écrasés qui, à chaque instant, peuvent devenir méchants. Ces quatre-là tapent le carton ; on dirait qu’avec chaque carte, ils abattent un peu de leur vie. Dans dix ans, les gamins et les gamines du car seront ici. Au mieux. Rêveront-ils encore de leur adolescence ? À qui demanderont-ils de rallumer les lumières ?
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La pub pour les pros dans laquelle les entreprises encore un peu publiques gaspillent notre argent n’a l’air d’étonner personne. Les cadres supérieurs qu’elle ridiculise ne protestent pas. S’accommodent-ils de l’image grotesque qu’on donne d’eux ? Plus aucune réaction ? Capitulation en rase campagne ? Fierté à zéro ? Et les patrons ? C’est pour produire de telles âneries qu’ils ont fait des études supérieures, préparé les grandes écoles, fréquenté les élites, strip-teasé leur culture dans les dîners ? Allons, je suis injuste. Me vautrer dans un fauteuil de première classe en feuilletant un contrat, voilà un idéal qui, si on me l’avait proposé à vingt ans, m’aurait puissamment aidé à choisir mon destin : je me serais fait socio-psychiatre. Voudraient-ils décourager la jeunesse ? Pas impossible. L’inconscient est parfois plus sympa qu’on ne le croit. Ils disent aux jeunes ce qu’ils n’ont plus le courage de se dire à eux-mêmes : « Ne te lance pas là-dedans, mon petit gars, c’est dégueu ! » Le problème, c’est que, si le petit gars finit président d’une Université, le classement de Shanghai flanquera ses nuits en l’air, et ses beaux rêves avec.
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J’ai bien connu dans ma jeunesse le Cardinal Lustiger. Je ne sais rien de son successeur. Il vient d’expliquer que l’Église, c’est d’abord le peuple chrétien, non pas les « cadres » que sont les évêques ou les curés. Image troublante. Les paroissiens sont la première ressource de l’Église ? Comme les travailleurs la première richesse de l’entreprise ? Après Marx et le MEDEF, les cathos reprennent au refrain. Saint Management, priez pour nous ! Mal barré.
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En cette période de débats socialistes, François Hollande explique, dit-on, qu’il faut laisser dégorger les escargots. Une boutade, bien sûr, une boutade ! Mais qui le réconcilie, au moins sur ce point, avec Ségolène Royal : elle ne préconisait rien d’autre. Et non seulement avec elle : avec à peu près tout ce qui fait semblant de penser la vie démocratique. Exprimez-vous pour que je décide. Exprimez-vous pour que je vous tienne. Bien sûr, après une vie consacrée à la formation, il serait fâcheux que je me montrasse trop naïf. Il y a du déchet, et beaucoup, quand tout le monde se met à parler ; il y a de la sottise, de l’ignorance, du parti pris, du ressentiment. Il est très facile d’interpréter, d’ironiser, de faire le savant distancié ; cette sémiologie-là est à la portée du premier nigaud. Mais on peut faire autrement. On peut accepter que la bêtise des autres donne la mesure de la sienne propre, moins apparente naturellement, masquée par le talent, les formules, la tchatche. On peut vouloir communier, antérieurement à toute bêtise et à toute passion, dans le simple sentiment d’une existence partagée, d’une faiblesse semblablement désirante, d’une volonté identiquement équivoque. Dans ces cas-là, dégorgés de leur vanité et de leur manie d’imiter les importants, les escargots, à leur insu, prophétisent superbement.
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Dans à peu près tous les domaines, je me sens aux antipodes des choix du gouvernement actuel et de celui qui les inspire. Et pourtant, je ne suis pas pressé, pas pressé du tout, de voir arriver une éventuelle alternance, si tant est qu’elle soit concevable. Familier des blocs opératoires, j’ai une immense admiration pour les chirurgiens. « Allez, Monsieur, vous prenez votre courage à deux mains, et on y va. » Le cancer de notre vie collective est sous nos yeux : Nicolas Sarkozy ne l’a pas inventé. C’est un mal ancien, profond, multiforme, pervers, insaisissable. Il touche à tout ce qui est essentiel, à tout ce qui est vivant. On ne le guérira pas de sitôt ; mais on peut essayer de le comprendre un peu, admettre qu’il est là, s’avouer qu’il nous ronge. On peut peut-être même commencer à se déprendre de ce qui le favorise. Le premier résultat de l’alternance socialiste serait, à mon sens, de refermer la plaie sur le cancer et de caresser la cicatrice avec des onguents humanistes : je ne souhaite pas cette régression. Bien sûr, on peut raisonner autrement ; je ne me battrai pas longtemps sur ce terrain. L’important est moins ce qu’on pense, ce qu’on dit, ce qu’on défend que le niveau auquel on fait retentir sa pensée, sonner sa parole. Pour ma part, je ne conseillerais jamais à un jeune de se faire le vendeur de la modernité, même si elle ne produit pas que des mauvaises choses ; et pas plus, même si c’est très souvent nécessaire, de se donner pour mission de l’épouiller de ses injustices. Vendre et dénoncer procèdent du même esprit de certitude et de possession, de la même logique de forteresse, de tank. Autre chose nous sollicite, autre chose est plus urgent. Habiter le vide que le lent glissement du pouvoir laisse entrer dans la conscience ? Apprendre un abandon qui ne soit pas démission ? De point en point, de tache en tache, esquisser ce que sera le visage du monde après l’hiver ?

(8 novembre 2007)

M. Pluche

LE MARCHÉ XXXII

Il n’y avait qu’un homme riche dans mon enfance, M. Pluche, le père de ma marraine, qui devait son surnom à Musset. Il vivait en argent comme d’autres en religion. Quand nous allions déjeuner chez ma marraine, nous le croisions au rez-de-chaussée de la maison, où il avait établi ses bureaux. Il se plantait dans le couloir en grommelant, boudiné dans une robe de chambre crasseuse, mal rasé ; en se grattant la tête, il considérait longuement ces endimanchés naïfs avant de leur adresser la parole. Il ne nous méprisait pas : il méditait comme un prêtre sur la distance infinie qui séparait notre monde du sien, et semblait s’en attrister. « Alors, nous disait-il enfin, on vient casser la croûte ? Amusez-vous bien, mes enfants, moi je ne mange plus, je ne mange plus ! Je vais travailler. C’est ça la vie ! Retiens bien ça, petit. C’est ça, la vie : travailler ! » Je ne le détestais pas. À peine rentrés chez nous, ma mère s’étranglait de colère parce qu’il avait réussi à faire attribuer une bourse scolaire à sa petite fille alors que cette aide m’avait été refusée. Je lui donnais raison, pour avoir la paix. Je m’en foutais. L’injuste M. Pluche m’intéressait. Il habitait le monde autrement. Il y était posé comme un presse-papier. Les autres hommes en paraissaient fragiles. Il savait rire, se moquait du chapeau de ma mère, traitait mon père comme son secrétaire puis, soudain, se lançait dans des considérations d’actions et d’obligations auxquelles je ne comprenais goutte et où je retrouvais un parfum de catéchisme. Il décrivait minutieusement les manœuvres boursières de ses adversaires et en concluait invariablement : « Il ne faut s’étonner de rien. » Je me souviens que je ne me suis pas beaucoup étonné de sa mort.

La valeur argent, la valeur travail, rien de bien neuf. La victoire des choses, l’installation officielle des choses, mes douze ans en avaient fait le tour. La cérémonie bourgeoise est de retour. Évidemment ! Les partisans du nouveau pouvoir la désiraient. Leurs soi-disant opposants ne l’ont jamais refusée ; nonobstant leurs cris, ils voient en elle leur irrécusable destin. C’est sans doute pourquoi l’inconscient socialiste, dans sa perspicacité, lui a opposé une si faible résistance. Triomphe du langage des choses, de l’esprit des choses, de la raison des choses : comme disait M. Pluche, c’est la vie ! J’aimais bien l’ennui rassurant où ce bonhomme me jetait. Le soir, ma mère rangeait mes beaux habits de prolétaire qui n’avaient épaté personne, je me mettais au lit, on venait m’embrasser et enfin, avec le rêve, la vie, la vraie, commençait.

Je m’étonnerais de retrouver M. Pluche ? Pourquoi ? Voici, comme prévu, que tout devient rien. Normal. À moins que vous n’ayez vu qu’une manière de dire dans l’intuition du cher Léon-Paul Fargue, une agacerie littéraire, une aimable boutade pour vous donner du cœur au ventre sur le chantier de la modernisation de la démocratie, de l’exaltation de la valeur travail, de la culture du résultat, du rapprochement de l’école et de l’entreprise ? Ou que vous n’ayez attendu d’elle de nouvelles occasions de vous dorer la pilule avec les causes des uns et les identités des autres ? Erreur, erreur, comme eût dit M. Pluche, qui répétait toujours ses phrases. Tout, c’est tout. Rien, c’est rien. Et tout, qui est tout, devient rien, qui est rien. L’appel du siphon au fond de l’évier. La grande lessive. Vos mains sont-elles si délicates que vous hésitiez à les y plonger ? Vos bagues, peut-être…

Vous me direz qu’après Fargue, il y a Miron, et que nous sommes arrivés à ce qui commence ? Mille fois oui. Mais attention. Entre les deux, il y a un gouffre à franchir, un sas de désinfection obligatoire. Aucun passage dialectique, cette fumisterie demi-mondaine. Chacun devant le grand saut. Tout le monde, mais chacun. Ainsi chantait la délicieuse Petula Clark : « Tout le monde veut aller au Ciel, oui, mais personne ne veut mourir. » Mourir à M. Pluche. Mourir aux adversaires de M. Pluche. Mourir à la théologie financière et activiste de M. Pluche. Mourir aux termites qui s’engraissent de la critiquer. Il est vrai que la petite Éliane, riche, bénéficiait d’une bourse à laquelle elle n’aurait pas dû prétendre et qu’à moi, pauvre, on n’accordait pas. Scandale, scandale, M. Pluche ! J’entends d’ici les énarques socialistes faméliques interpeller les énarques UMP ventripotents ! Et je songe à Baudelaire : Au fond de l’Inconnu, pour trouver du nouveau !

Le gouffre entre Fargue et Miron me fascine. La considération placide de ce qui disparaît et l’espérance plus que fragile que quelque chose peut naître. Pour ceux qui sont nés – ou re-nés – de 68, c’est une obsession, ce passage. Tant de choses à désapprendre, à réapprendre ! Comme il aurait fallu être attentif ! Il y eut trop de fausses libérations auxquelles on refusait le beau nom de détresse qui les aurait rendues presque aimables. Mais lier détresse et désir, qui y songeait ? Pas possible, m’a dit un jour Maurice Bellet, de combattre la volonté de puissance dans la politique ou l’entreprise et de la sauver dans l’érotisme. Je me suis longtemps défendu, et ici même, contre ce propos. Pourtant, Bellet ne prêchait pas le retour à l’avant-68. C’est ici, précisément, à ce sommet, que s’ouvre le gouffre. Et, en son cœur, l’espérance. Le sentier est très rude, un peu rude pour moi. Je m’assois dans l’herbe avec un Lamartine et, à ceux qui passent devant moi, je dis : « Oui, oui, c’est par là, bonne chance ! »

Nous sommes entrés dans une période qui annulera, quelle que soit la véhémence avec laquelle les meilleures causes seront défendues, tout ce qui n’aura pas de résonance intérieure, tout ce qui, d’une manière ou d’une autre, ne référera pas à nos réserves secrètes, à nos remous, à notre trouble. Seules atteindront leur but les fusées parties de plus profond que nous, presque malgré nous, de bases de défense ignorées de nous. L’enseignement qu’on dispense aux journalistes, politiciens, patrons et autres penseurs de l’actu, et contre lequel si peu d’entre eux se rebellent, les condamne à n’être que des techniciens de surface, honorables souvent, insignifiants presque toujours. Plus que leurs agitations neuronales, il nous faut « posséder la vérité dans une âme et un corps ».

J’ai rêvé d’Ernst Ludwig. Un colosse, une armoire, visage brique sur costume de clergyman. C’était il y a cinquante-deux ans, à bord du Maréchal-Foch qui emmenait en pèlerinage, sur une Méditerranée probablement secouée par Satan en personne, des étudiants catholiques de Sorbonne et quelques autres. Les controverses théologiques finissaient par-dessus bord. Ernst Ludwig, séminariste allemand, n’entendait, lui, se laisser troubler par les éléments ni dans son travail, ni dans ses prières, ni dans son appétit, qu’il avait solide. Il m’avait convaincu de venir m’installer avec lui au centre d’une salle à manger déserte, devant une table qu’il faisait garnir des nourritures terrestres les plus substantielles, sans prêter la moindre attention au dégoût du personnel. Je le regardais avec effroi et admiration, cherchant d’avance le chemin d’une retraite obligée. Les plats lui arrivaient au rythme des vagues, il les engloutissait comme la mer les marins. Soudain, il me considéra avec attention et me dit doucement, avec son fort accent, quelques mots dont je n’ai jamais cessé de sentir l’amitié puissante ni à quel point ils consonaient, au fond, avec un pèlerinage dont la portée spirituelle me passait très au-dessus de l’âme : « Jean, mon ami Jean, il faut manger, tout est payé ! »

La Question humaine : encore un film sur l’entreprise et le management. Mes méchancetés sur les techniciens de surface ne doivent pas faire oublier la très belle page que Le Monde lui a consacrée. Mais précisément. Faut-il un film pour que la presse s’empare d’un sujet aussi central, qui concerne tant de gens, qui a une telle influence sur la vie sociale ? Soit : ces techniciens de surface sont capables, quand ils le veulent, d’aborder des sujets de fond. Mais ils ne le font pas, là est la question, à moins qu’un créateur ne passe d’abord. Eux, c’est la surface, point final. Ils s’occupent du building de la modernité, le font visiter, le commentent, le bricolent, l’astiquent, le font briller. Comme ces cortèges d’Africaines en boubou qu’on croise, au petit matin, dans les quartiers d’affaires. Avec, probablement, la même fascination qu’elles, le même respect appliqué et, peut-être, la même complicité. S’intéresser à l’intérieur du building, se mettre à écouter son cœur, ses mots, ses soupirs, sans doute voient-ils là une activité respectable, éminente même, mais subjective. Or un technicien de surface a fait vœu d’objectivité, notion qu’on l’incite très vite à confondre avec son contraire, l’objectivisme.

Tous ces films sur le management ! Et tous si forts ! Pour un peu, j’en concevrais une joie mauvaise. Personne ne voulait me croire quand j’expliquais, il y a trente ans, que nous nous trouvions en face d’un phénomène majeur et terrifiant. On m’imaginait obsédé du confort psychologique des salariés, on m’expliquait qu’il y avait, en France et ailleurs, de plus graves détresses. Je n’étais pourtant atteint d’aucune fièvre compassionnelle. J’étais de ceux qui avaient repéré un virus, voilà tout, un virus auquel je ne comprenais pas grand-chose, qui ne se confondait ni avec l’industrie, ni avec la technique, ni avec la production, mais dont je sentais qu’il irait porter dans le monde entier, pas seulement dans les entreprises, la maladie occidentale. Depuis, comme on le sait, la saleté a bien cheminé. Elle s’acclimate partout et trouve un ami dans chacune de ses victimes. La paresse, la lâcheté, l’orgueil, la vanité lui sont de bons terreaux, mais non moins la générosité, le courage, et même la religion. J’ai applaudi à la critique de l’idéologie managériale que constituait le livre de Jean-Pierre Le Goff, Le Mythe de l’entreprise, même s’il me semble que le mal vient de plus profond que l’organisation du travail et la vie économique. Il est global, hors de nous et en nous. Je me reproche souvent de n’avoir pas fait assez d’efforts pour me faire entendre. Ce n’était pas facile. Les gens de droite se gaussaient de ce qu’ils prenaient pour une protestation morale. Ceux de gauche en revenaient obstinément à leur terrain habituel : salaires et conditions de travail. La difficulté, c’est que ce virus est omnivore, puissamment récupérateur, qu’il fait son miel de toute critique. La propagande qu’on déverse sur les managers consone terriblement avec leurs angoisses secrètes, avec le legs le plus archaïque de leur éducation. En moi aussi ce maudit caillou fait des ronds ; c’est un formidable analyseur de mes grands fonds, de mes bas-fonds. Parler du management, c’est parler de soi, de son fondamental, des chemins de sa liberté. Pas commode d’écrire là-dessus. Rien de mieux jusqu’ici que le superbe livre de Max Pagès, L’Emprise de l’organisation. Le management, c’est la fascination par la mauvaise mère, séductrice et tyrannique. Tout est dit. Mais ces choses-là ne se soignent pas si aisément.

La Question humaine met en parallèle management et extermination nazie. Cette relation a déjà été suggérée. Un rapprochement hâtif et spectaculaire ne convient pas, mais une levée de boucliers contre cette comparaison n’est pas légitime non plus. Dans la maison du diable aussi, il y a plusieurs demeures ; comme tout ce qui monte, tout ce qui descend aussi peut converger. Ce lien, bien sûr, n’est pas de filiation. Le management n’est pas l’enfant du nazisme, ni son avatar. Ils sont plutôt l’un et l’autre les conséquences d’une même cause, les enfants différents d’une même aberration. Comme l’a bien vu Isabelle Régnier, le jeune psychologue qui est au centre du film perçoit « l’effarante proximité (…) entre la langue administrative nazie et celle qu’il emploie dans son travail. » Cette proximité, ce lien, je l’appelle logique du tri. Ne lit-on pas actuellement sur les panneaux d’affichage de nos villes que « préserver, c’est trier » ? Formule innocente, bien sûr, et utile prescription. N’empêche. Une oreille un peu attentive a le sentiment d’avoir déjà entendu des choses comme ça, elle en est vaguement troublée, et se le reproche.

Pas de tri sans logique de tri, sans choix entre des possibles. Tout n’est pas toujours aussi simple que pour les ordures. Le plus souvent, la logique de tri est violente parce qu’appuyée sur un principe partiel et partial : choisir une dimension de l’humain pour exclure ou déclasser les autres. « Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens ! » La logique de tri est violente parce qu’elle est violante, parce qu’elle s’impose à une réalité dont elle sait – au moins au début, ensuite elle veut l’oublier – qu’elle va trahir la nature, le sens, le désir plus ou moins exprimé. Elle est violente dans les faits parce que violante dans l’intention. Qui l’exerce ne peut se défendre d’un fort sentiment de culpabilité qui alourdit encore la violence. Très vite, révélant sa nature véritable, la logique de tri disparaît au profit de la brutalité qu’elle engendre : l’instrument prend le pouvoir et se réclame du sens, le moyen s’exalte de sa puissance et rejette orgueilleusement toute finalité. Folie, enfer : devenir toujours plus violent pour tenter de prouver qu’on a raison, qu’on a des raisons. Vrai pour le nazisme. Vrai pour le management. Toutefois, prendre garde aux comparaisons. Parce que l’histoire n’est pas finie. Et parce que des horreurs de cette sorte, en ce qu’elles ont perdu toute mesure, ne peuvent être comparées à d’autres, ni à quoi que ce soit.

Le principe de tri du management, c’est la rationalité. Ce principe est lui-même une violence faite à la raison, il en est une distorsion, une réduction, une pétrification. Un élève de terminale sait que la rationalité n’est pas la raison. Quand, il y a une quinzaine d’années, je rappelais cette évidence aux techniciens de surface d’EDF – je veux dire aux gens de la Direction générale – ils la découvraient avec un enchantement qui, pour un peu, m’aurait fait croire à ma science. Par là, ces aimables polytechniciens m’ouvraient d’intéressantes perspectives sur leur formation. À l’ombre d’une image de philosophe entièrement usurpée, je rêvais à leur itinéraire. Une jeunesse enfermée à triple tour : rationalité technique, morale conventionnelle, bridge. Cet amalgame de formalismes divers s’arc-boute soudain sur la vie économique et le pouvoir qu’elle offre. Que la vie est simple quand elle perpétue, récompense, sacralise l’immaturité, quand il y a toujours, pour en ranimer l’élan, quelque grande raison d’intérêt général mûrie dans le crâne d’un financier ! Non que ces gens aient forcément la grosse tête. Ce qu’ils aiment par-dessus tout, c’est se rafraîchir avec les sentiments ordinaires ; ils nomment cet exercice relations humaines, ils y trouvent une occasion enthousiasmante de témoigner de leur simplicité, voire de leur fantaisie. Mais hélas ! la mer appelle le marin ! Que la chose économique les siffle, les voici à parler une langue qu’ils ne semblent pas eux-mêmes très bien comprendre, à manier des signes qui ne renvoient à rien, à s’étonner de la perplexité de leurs troupes, à les abrutir de slogans grandiloquents et creux, à s’enfermer entre eux, désappointés, dans un ghetto doré d’incompris. Ces gens sont des victimes. Estimer que leurs gros salaires et leurs satisfactions de vanité leur interdisent d’être ainsi considérés, c’est être soi-même fasciné par les gros salaires et les satisfactions de vanité. Je veux bien qu’on leur prenne un peu d’argent, je ne veux pas qu’on leur dénie leur qualité de victimes. Comment ferais-je confiance à des justiciers qui auraient la vue si basse ? Ce qui les blesse n’est pas ce qui me blesse. Que puis-je attendre d’eux si la grenouille de leurs valeurs grimpe sur la même échelle que celle de mes techniciens de surface ?

Que demande-t-on à ces élites? Non pas, caporalisme primaire générateur de révolte, de penser et d’agir selon les ordres. À eux d’inventer, on ne leur fera pas grâce de leur créativité. On exige bien plus. Non seulement qu’ils reconnaissent le bien-fondé de la logique de tri en réduisant l’exercice de la raison au maniement de la rationalité fonctionnelle, mais encore qu’ils appliquent à leur propre personne cette mutilation, cette ascèse castratrice, ce choix, cette hérésie. On ne les invite pas à entrer dans un moule, mais dans un broyeur. On leur demande de s’éradiquer eux-mêmes de leur pensée. Une pensée sans penseur, voilà ce qu’ils doivent produire. Non pas une pensée conforme : une pensée, au contraire, qu’alimentent leurs idées personnelles et leur tempérament propre, à condition que, de ces idées et de ce tempérament, ils renoncent à être les sujets, qu’ils soient si profondément à la disposition de la rationalité utilitariste qu’elle puisse se nourrir de leurs spécificités, se repaître de leurs différences. Tous les aspects d’eux-mêmes sont utilisables pourvu qu’à cet eux-mêmes ils aient renoncé. Des kits, il faut qu’ils deviennent des kits.

Le management n’est pas l’invention de quelque penseur génial, il n’a pas été distillé dans l’athanor d’on ne sait quelle idéologie. De même qu’il n’a jamais fourni à l’humanité le moindre apport sérieux. Je ris encore en pensant à la considération dont on entourait, au beau temps des illusions bushiennes, les intellectuels néo-conservateurs américains, ces illuminés maniaques. S’établir conseiller en communication demande beaucoup moins de connaissances et de génie que se faire plombier. Il n’y faut que de la perversité. Il suffit d’être capable de sentir par où l’époque dépérit et d’avoir assez de cynisme pour l’enfoncer un peu plus encore en protestant partout qu’on veut la sauver.

Sans doute peut-on contredire M. Pluche. Mais c’est dangereux : ce virus se transmet par le dialogue et la contestation. La maladie, c’est de se fixer sur le terrain de M. Pluche, d’entrer dans la logique qui fait à la fois sa force, son malheur, sa vertigineuse insignifiance. Tant que l’absurde rationalité technique, financière, économique, avec ses innombrables prolongements politiques, culturels, éducatifs, médiatiques, sera au centre de notre société, rien, absolument rien, jamais, ne pourra tourner en bien ; tout, absolument tout, toujours, finira dans les pleurs ou la colère. Et ce n’est pas le déploiement des attitudes soignantes, avec ce qu’elles charrient de résignation secrète et de volonté de puissance compensatoire, qui rendra l’air respirable. Quand soixante-cinq millions de Français, au hasard de leurs marottes, de leurs soucis, de leurs passions plus ou moins cohérentes, seront autant d’intervenants pressés d’oublier leur douleur en courant soigner celle de leurs voisins, ils ne formeront pas l’admirable société mi-technique mi-humaniste que les patrons célébreront à la fin des banquets sous le regard taquin et complice des syndicalistes invités, mais le plus formidable hospice d’aliénés que la terre ait jamais porté.

Il ne m’a pas échappé qu’il existe des souffrances et je raccompagne à ma porte les jocrisses qui prétendraient me le rappeler. Mais elles demandent plus de retenue, plus de gravité. Merci à qui me soigne : je lui promets de ne pas en parler. Et merci à qui je soigne de garder même silence ; sinon, qu’il se débrouille tout seul. L’exhibition universelle de l’aide, cette transpiration de trouille, m’écœure davantage que le cortège de tous les vices rassemblés. Qu’on s’éclate comme on veut, il y a toujours des morceaux à ramasser, il y a toujours dans l’air du désir et du pardon, il y a toujours le saint accablement de la créature, il y a toujours un être face à soi-même, et la main qui se tend vers lui sait qui elle cherche. La compassion n’est pas généralisable.

Objectif larmes à sécher ! Il va faire le clown dans les hôpitaux pour dérider les malades et les vieux. Quand ce sera mon tour, je ne suis pas certain d’apprécier. Bah ! Ça ou regarder les murs… Peut-être une grimace me rappellera-t-elle quelque chose ? Un instant suffira. Au revoir, Monsieur, et merci beaucoup. Mais ce n’est pas du tout ainsi qu’il entend sa mission, le bienfaiteur hospitalier ! Il ne fait pas le clown, il prodigue des soins relationnels ! Et, par-dessus le marché, il sait lesquels. Sa prestation, c’est la présence à l’autre, le contact-regard et le toucher. Il dit « qu’il ne vient pas faire le clown, mais établir un contact ». Le monsieur de la radio émet des grognements d’approbation. Moi, je prends date. Essaie donc de venir l’établir, ton contact, mon coco ! Mais, j’y pense, tu as peut-être raison, tu vas peut-être me faire beaucoup de bien ! Ton bla-bla va me faire circuler le sang des pieds à la tête. Une rage délicieuse va mijoter en moi jusqu’à ce que, parvenue à ma bouche, elle explose dans la plus retentissante amabilité que j’aurai jamais signée. Ma parole, coco, t’es un as, tu m’as guéri ! Un bifteck, et vite, et saignant ! Et un Morgon ! Et vive l’infirmière et son joli corsage !

Au cas où je ne me serais pas fait comprendre, je ne suis pas contre l’intérêt qu’on porte à son prochain quand il souffre. Dans un déchirant effort de bonne foi, je peux même reconnaître que certaines associations ne sont pas entièrement inutiles. Je demande seulement qu’on étale ça le moins possible. Essayer d’être utile aux autres, ce n’est pas une fonction, un rôle, un genre. Le strip-tease ne va pas à la bonté. Quand elle pose, elle a l’air d’une cruche. Un statut de bénévole bienveillant, c’est ridicule. Il se cache de vilains secrets là-dessous, un défaitisme peu ragoûtant. On fait sa BA, on la marquera dans le bilan. C’est comme un hold-up rapide de sens, un vol à l’étalage : toujours ça de pris. Horreur des horreurs, l’amour du prochain devient un alibi pour se faire une raison, pour fermer son couvercle, sa fenêtre, ses bouches d’aération, pour essayer de se suffire, de se contenter, de se résigner. L’amour du prochain vous casse l’infini ! Pas possible, il y a une embrouille là-dedans !

Elle est partout, la logique de tri, partout où l’emportent l’objet et la compétition pour l’objet. Je ne vois pas une énorme différence entre le numéro un du string fantaisie et le numéro un de la philanthropie sélective. M. Pluche, c’était dans les ascenseurs qu’il était numéro quelque chose. Mais le plaisir d’être riche ne le faisait jamais monter si haut qu’il en oublie le malheur de ne pas être pauvre. Il ne triait pas, M. Pluche, ça le rendait grinçant et désagréable, mais ça lui donnait du poids. Après l’avoir salué, nous montions l’escalier qui nous conduisait à l’appartement de sa fille, ma marraine : j’ai encore dans l’oreille le ricanement par lequel il prenait congé de nous et enterrait à l’avance les gentillesses qui allaient se débiter au premier étage.

Sur M. Pluche, mon regard pouvait s’appuyer. Le soir, il nous attendait au bas de l’escalier ; je me sentais alors ce que j’étais, un petit garçon qui, toute la journée, avait fait le malin devant des gens qui avaient besoin qu’il le fasse. M. Pluche avait une famille et il était seul. Comme moi. Il aimait vivre et ça le faisait souffrir. Comme moi. Il était riche. Comme j’étais pauvre. Au bas de son escalier, il était un mendiant ; je lui apportais avec fierté un peu de mon enfance.

Les M. Pluche d’aujourd’hui ne paient plus en solitude le poids de leur argent. Ils ont socialisé leur angoisse, ils font la fête sur leur banquise ; parce qu’ils parlent pauvre avec les pauvres, ils s’indignent de ne pas être exempts de malheur. Ces riches-là n’attendent personne au pied d’aucun escalier. Souffrir leur semble une injustice : pour la conjurer, ils vous fourguent leur désastre dans des sachets de morale.

Le rôle, la saleté du rôle. Immense sur le théâtre, crasseux partout ailleurs. Choisir ce que l’on va être, se faire la gueule de l’emploi, devenir à soi-même sa propre communication : rien de bon ne peut venir de ça, nulle part, jamais. Inutile de le tartiner de culture, d’altruisme, de respect, de religion : sur cette mauvaise pâte, toutes les tartes sont infâmes. « On ne choisit pas ses signes », dit Kierkegaard. Je ne sais pas de propos plus doux, plus violent.

Montaigne a raison, « toutes nos vacations sont farcesques. » Mais les rôles où nous sommes pris ne sont pas des farces. De pauvres copies, de tristes imitations où n’entre aucune fantaisie, aucune rouerie, aucun talent propre. Le langage des puissants a quelque chose de schématique, d’ankylosé ; ces gens parlent comme des infirmes. Peu à peu leur paralysie descend dans le corps de la société, dans ses bras, dans ses jambes, dans ses pieds : la modernisation est en marche. Voilà ce que produisent les moyens classiques de la politique dont parle Lionel Jospin. Je ne peux imaginer sans terreur que cela ne change jamais. En un sens, Ségolène Royal a eu raison de chercher autre chose. Le problème, c’est qu’elle a fait semblant, qu’elle a truqué, qu’elle a voulu arrimer l’expression populaire, à son profit, aux vieilleries qu’elle prétendait remettre en cause. Mauvais calcul, vilaine stratégie, double échec. Pour elle : tant pis. Pour une certaine idée de la parole : gravissime.

Vers la cinquantaine, cette amie avec qui je déjeune peut se dire non seulement qu’elle a eu de la chance, mais qu’elle l’a bien aidée. Famille, métier, générosité sociale, “développement personnel”, sans compter le charme, le courage, la sérénité, un certain goût du risque, une plus que rassurante sécurité matérielle : elle a choisi tous les bons plans. Mais un plat qui tarde un peu fait un trou dans la conversation et voici qu’elle m’avoue une crainte qui me stupéfie : elle a parfois peur de devenir folle. Aucun risque vraiment, rassurez-vous ! Il me semble pourtant vaguement comprendre. Le retour en force des signes, non ?

Tant de gens les choisissent, leurs signes ! Se plaquer à soi-même, faiblesse majeure de la modernité, à quelque sauce que vous prétendiez la déguster. Le tri sélectif de soi, universel et laborieux. Se fermer à triple tour pour mieux brailler à l’ouverture. Curieux échanges ces temps-ci. Cet intellectuel catholique multiplie les lapsus où un enfant reconnaîtrait une affolante frustration de désordre. Ce militant polyvalent barricade son cœur, qu’il a généreux, derrière des cérébralités de plus en plus abstruses, de plus en plus enfantines. Personne ne semble plus se donner le droit d’être la contradiction de soi-même. Personne ne veut plus mettre un pied devant l’autre dans la nuit. Ô Ernst Ludwig, sait-on encore que tout est payé ? Qu’il est inutile de se produire soi-même comme une marchandise repérable, comme un numéro de cabaret ? Mai 68 déjà, qui portait pourtant en soi toute la largeur du monde, n’a pas échappé à la tentation : il s’est abominablement trié. Choisir ses signes, c’est choisir la mort. Parler trop favorise peut-être cette maladie. Je me suis sérieusement demandé, ces temps-ci, si je n’allais pas mettre un point final à ce site. Le jour où j’en sentirais la nécessité, je n’hésiterais pas.

Les bons d’un côté, les méchants de l’autre : les trois religions du Livre nous transmettent cette vision. Mais, dans leurs différentes traditions, c’est toujours Dieu qui trie. L’homme, lui, est du côté du non-jugement, de l’attente respectueuse et confiante du seul Jugement qui vaille, ce qu’exprime la parabole évangélique du bon grain et de l’ivraie. S’il se trompe de rôle, si, par un sot orgueil, il se donne le droit de trier, il entre dans la logique où barbote salement, parmi les autres fanatismes, la rationalité managériale. Nietzsche avait bien vu cela qui préférait à cette répartition latérale du bien et du mal leur répartition verticale, scalaire. Chacun de nous – et, en nous, chacun de nos aspects – est certes susceptible d’ascension ou de chute ; mais tout, ou presque, peut être soit exaucé, soit exhaussé. Non que tout se vaille. Dans ce mouvement ascendant, dans cette reprise perpétuelle, ces aspects se précisent en s’exprimant, se modifient, entrent en dialogue, en hiérarchie, s’affirment ou s’effacent selon la mystérieuse liberté de notre cœur. C’est là que résonnent le bien et le mal. À peine si nous devinons comment ils se combattent en nous : d’autrui, nous ne savons rien, si ce n’est que le combat est aussi en lui. La société définit à bon droit le licite et l’illicite, le permis et l’interdit, elle ne saurait faire davantage. Un bon flic, c’est un bon fonctionnaire ; ni un shérif, ni un professeur de morale. Comme le clown est un clown, pas un soignant. Il y a un rapport étroit entre la majoration des rôles sociaux et l’inflation de sens dont on les accable, d’une part, le fanatisme d’une société qui nous abrutit de ses prétendues valeurs, d’autre part. La volonté se crispe en volontarisme – du vide, dans le vide, pour le vide – parce qu’elle a perdu le goût et le bonheur délicieux de s’abandonner à ce qui la fonde. Une existence, c’est ce dépouillement heureux, difficile mais heureux, douloureux mais heureux, ce cadeau d’être qui ne s’adresse qu’à celui qui le déballe, qui se pique à ses épingles.

D’accord avec ce commentateur, cent fois, mille fois d’accord : la réconciliation des Français avec l’argent prônée par le nouveau président est la suite logique de la réconciliation avec l’entreprise prêchée par François Mitterrand. Voilà pourquoi il semble si heureux et pourquoi je suis un opposant d’hier, d’aujourd’hui et, inch’Allah, de demain. Mais ce n’est pas rien d’être d’accord sur une thématique, même si on la lit de manière diamétralement opposée : au moins, on sait de quoi l’on parle. Quelque chose me dit que les dernières élections ont balayé l’arène : le vrai combat va commencer. S’il reste des gladiateurs !

Une amie me téléphone au sortir d’une réunion de féministes. Une dame fort distinguée y a parlé des “sans-papières”.

Nicolas Hulot à la radio. Ce prosélytisme nuit gravement à ma santé, me suffoque, m’asphyxie. Il n’a pas tort. Mais.

À la sortie d’une réunion politique, un journaliste interroge une militante. Elle s’embrouille un peu, puis lâche : « C’est de la com. » On le savait, mais le ton indique que le fond du désenchantement est atteint. Si je dis le nom du parti, militants et adversaires trouveront des raisons. Ce sera de la com au carré. Et mes commentaires, de la com au cube. Entendre, ne faire qu’entendre, isoler une vibration. Fermer le robinet des réactions, la vanne des mesures à prendre. Le langage est en rupture de sens, ça fait peur.

Plus j’ai le sentiment de vieillir, moins je me sens au soir de ma vie.

On peut essayer de se raconter pourquoi l’on aime, même si c’est tout faux. Aucune chance, en revanche, de savoir pourquoi l’on est aimé. L’amour nage dans le mystère, qui nage dans l’amour. L’essentiel du christianisme, non ? Cet été, j’ai lu deux beaux livres de théologie. Lecture passionnante, convaincante. Mais, les deux fois, j’ai buté sur la dernière phrase, sur le ne… que de la dernière phrase. Du genre : c’est pourquoi il n’y a que le christianisme qui… etc. Peut-être est-ce vrai. En attendant, ça m’horripile. Voyons. Vous vendez un produit, n’importe quoi, une savonnette, des épingles, un rasoir à tête nucléaire. Vous montrez qu’il est parfait, qu’il correspond aux besoins de la clientèle, qu’il est économique et écologique. Cela ne suffit pas ? Vous faut-il proclamer qu’il n’y a que cette savonnette, ces épingles qui vaillent ? Pourquoi ne laissez-vous pas au client le plaisir de le découvrir ? Parce que vous n’en êtes pas sûr ? Parce que vous aimez moins votre produit que vous ne haïssez sa concurrence ? « Il n’y a que toi » n’est pas un beau cadeau à ce qu’on aime. À l’autre de s’en apercevoir, et aux autres. Sa copine ou Jésus, la question est de savoir que l’on aime, et en vivre. L’apologétique en faveur d’une femme ou d’une religion, c’est de la propagande, du marketing. On aime malgré, disait Jacques Berque. Mais alors, Aragon, dont je vous rebats les oreilles, sa célébration d’Elsa ? Précisément. Je l’aime malgré ce cinéma génial qui, selon son humeur, amusait ou agaçait Elsa, mais l’enchantait rarement.

Comme Simone de Beauvoir, Lacan et bien d’autres, Jean d’Ormesson trouve bon que les hommes soient mortels. Immortels, à l’abri des risques, privés de vrais projets, dévorés d’ennui, nous supplierions le destin, disent-ils d’une même voix, de nous accorder la faveur de mourir. C’est peut-être vrai, même si l’angoisse qui perce dans la voix de l’écrivain me semble démentir une aussi raisonnable résignation. Toutefois, avant de le condamner, peut-être serait-il intéressant de tester le statut d’immortel, même provisoire?  Allons, généreux comme je suis, s’il fallait qu’un cœur altruiste se dévoue pour pique-niquer quelques siècles de plus sur cette terre, je n’hésiterais pas à me proposer : le respect que j’ai pour la science ferait de moi, je demande au jury de le comprendre, un excellent candidat.

Si la mort est quelque chose, c’est une saleté. On peut ne pas la craindre, voire, quand trop c’est trop, faire semblant de l’espérer. La justifier est pervers. Je ne comprends pas qu’on puisse en examiner l’opportunité avec le sérieux du contrôleur des poids et mesures, de l’observateur de l’indice des prix, du commissaire à la limitation de l’angoisse humaine. Juge de touche de la mort, quelle blague : c’est vous qui allez prendre le but, mondains naïfs ! Il y a plus de science et plus de vérité dans le rite le plus obscur de la peuplade la plus éloignée que dans vos vaticinations comptables, dans la polka funèbre de vos méninges ! Même devant la mort, prendre le point de vue de la généralité, se demander sérieusement si elle convient ! Et, de plus, être d’accord avec elle ! Elles sont bien fatiguées, les petites têtes occidentales.

M. Forget s’était bien amusé ce jour-là. Clément Marot, nous avait-il dit, les manuels prétendent que c’est un poète de cour. Écoutez-le donc, jeunes gens, le poète de cour. C’est dans l’Églogue sur le trespas de Ma Dame Loyse de Savoye, mere du Roy Françoys, premier de ce nom :

Que faictes vous en ceste forest verte
Faunes, Silvains ? je croy que dormez là :
Veillez, veillez, pour plorer ceste perte :
Ou si dormez, en dormant songez la.
Songez la Mort, songez le tort qu’elle a :
Ne dormez point sans songer la meschante :
Puis au resveil comptez moy tout cela
Qu’avez songé, affin que je le chante.
D’où vient cela qu’on veoit l’herbe sechante
Retourner vive, alors que l’Esté vient ?
Et la personne au Tombeau trebuchante,
Tant grande soit, jamais plus ne revient ?

Michel Thompson aussi vient de mourir. C’était un très grand peintre, c’était mon ami. J’ai montré une toile de lui dans le Marché VII, on en trouve beaucoup sur Internet. Je publierai bientôt sur Résurgences un long entretien avec lui. Il y dit ceci : « J’ai toujours eu confiance en la vie, en ce que j’appelle la Providence : peut-être un reste de foi ancienne en Dieu. Je crois vraiment que les choses s’arrangent. J’ai quatre-vingt-cinq ans. Si je dois mourir demain, je n’ai pas peur. Aurais-je dit cela à trente ans ? Je ne sais pas. En tout cas, je ne pensais pas plus à la mort que maintenant. La mort n’existe pas : si elle existait, elle ne serait pas la mort. »

(5 octobre 2007)