Le grand écart

LE MARCHÉ XVII

Avant de franchir pour la dernière fois la porte du jardin, elle se baisse pour ôter d’un massif une feuille morte. D’une phrase, satisfecit souriant où vibre une fraîche ironie, elle rend les honneurs à trente ans de sa vie : « Nous aurons passé ici une bonne retraite », dit-elle. Et soudain, à côté de l’alerte et grave nonagénaire, voici le jeune Claudel, le presque ado Claudel qui, du haut de ses dix-neuf ans, lui fait écho. C’est dans Tête d’Or. L’empereur a été blessé au combat ; on l’a laissé pour mort sur le champ de bataille, la tête enveloppée de linges. Mais il se réveille, arrache ses pansements et prononce, en haletant, ces stupéfiantes paroles : « Combien – y a-t-il de temps – que j’étais vivant ? »
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La vieille dame et le jeune homme voient juste. La vie n’est pas ce que nous appelons la vie, la retraite non plus, ni l’esprit, ni le corps, ni rien. L’échappement, le génie de l’équivoque, voilà ce qui, pour Merleau-Ponty, définit l’homme. J’ai besoin de ce climat pour respirer. Je veux bien être dans le monde, dans l’époque ; je ne veux pas être du monde, de l’époque. S’étouffer dans le polochon du temps, en faire son terrain, sa pelouse, son champ de bataille, quelle platitude, quel ennui ! S’imaginer d’un autre monde, quelle folie ! Il me faut cet aller et retour, l’« état de transport », l’échappée pour je ne sais où. Le grand écart, figure majeure de la danse. Prendre ses grandes distances, comme on disait à l’école : les autres tout près, mais seulement au bout du bras, mes doigts effleurent leur épaule. « Tout est allusion », disait Jouhandeau. Sur la terre et dans l’Histoire, nous sommes des locataires provisoires. Ce n’est pas ainsi que nous vivons ? Soit. Mais c’est ainsi que nous sommes.
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Cet ami avait, comme on dit, vécu, et vivait encore beaucoup. À sa mode. À son seul plaisir, comme la Dame à la licorne du Musée de Cluny. Nous parlions de cet emploi si tenace, si fort, du mot vivre : un viveur, faire la vie… Soudain il s’interrompit. « Tu sais ce que c’est, le meilleur ? », me dit-il. Il hésita un peu, comme devant un aveu difficile. Et lâcha : « Le doux plaisir de ne rien faire. » Je ne crus nullement avoir affaire à une conversion. Pour lui, si je ne me trompe, la vie continue. Que me disait-il ? Que le plaisir est autre chose que le plaisir, la liberté plus que la liberté. Que tout est occasion d’échappement, que rien n’est cloué à soi et que, par conséquent, il faut bien s’y faire, rien n’est désespérant.
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Un petit livre épatant : les Leçons sur Tchouang-tseu de Jean-François Billeter. (Allia) On y découvre, entre autres personnages savoureux, ce sage nommé Le Grand Caché qui passe son temps à se taper sur les cuisses et à sautiller comme un moineau. Et qui, tout à coup, vous assène : « Je vais au hasard, je divague et, dans mon errance, je vois cela qui ne trompe pas. »
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Le travail intellectuel n’est pas celui du tribunal, pas celui de l’infirmerie, pas celui de l’école, pas celui du chantier. Il consiste à mieux comprendre quelle partition nous a été attribuée dans l’opéra fabuleux, et à la jouer, même si elle tient en trois mesures. Le reste est vieillerie dont on se raconte, pour ne pas l’envoyer au tri sélectif, que ça peut encore servir…
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Cet ouvrier parle de Florence Aubenas, qu’il a rencontrée au travail. Il dit, propos accablant pour le monde où nous sommes, qu’elle a un côté humain. Jadis, une interview de Brel, où il énonçait des vérités premières sur l’amitié, avait pris des allures de révélation messianique. Après quelques millénaires de civilisation, l’humanité est devenue une disposition qu’on salue, une particularité qu’on signale.
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Dans d’admirables textes de Tchouang-tseu, des charrons ou des cuisiniers parlent avec tant de profondeur de leur métier et des découvertes qu’on peut faire en construisant une roue ou en découpant un bœuf qu’on ne s’étonne pas de les voir traiter d’égal à égal avec l’empereur, qu’ils interpellent sans le moindre esprit de flagornerie : le niveau de langage et le degré d’être que supposent de telles conversations rendent cette simplicité toute naturelle. « Lorsque la musique est belle, tous les hommes sont égaux. » Impossible aujourd’hui. Les travailleurs, me dit un ami, sont devenus des accessoiristes. La compétence première exigée dans une entreprise, celle à laquelle sont subordonnés tous les apprentissages et toutes les qualités, c’est l’obéissance, généralement désignée par l’euphémisme savoir être. Encore y a-t-il des degrés dans l’art d’obéir. La servilité trop marquée ne convient pas. Un bon esclave ménage la susceptibilité de son maître ; une image de négrier blesserait sa délicatesse. L’obéissance doit être prévenante, active, participative. Les plus habiles, qui savent à quel instant il conviendra de reculer et de présenter leurs excuses, la nuancent d’un simulacre de contestation qui confirme au seigneur la supériorité des valeurs démocratiques.
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Dans la philosophie thomiste, le but du travail, manuel ou intellectuel, c’est la délectation de l’esprit. Je n’avais pas, à dix ans, une connaissance très précise de ces penseurs, mais je trouvais intolérable, grotesque, déraisonnable, vaguement obscène, la dramatisation des adultes qui me conjuraient d’étudier davantage et me promettaient, dans le cas contraire, enfer et damnation. J’ai un souvenir très précis des violences auxquelles l’incitation aux vertus scolaires peut conduire une famille : le sadisme suit toujours de près la certitude de faire le bien. Je prends d’instinct la défense des enfants qu’on morigène devant moi, j’ai besoin de les protéger contre ce déferlement d’angoisse mal maîtrisée, contre ces voix soudain solennellement métalliques, contre l’abominable fascisme éducatif qui se transmet – pour leur bien ! – de génération en génération. Un enfant se remet plus facilement d’avoir été un cancre et un feignant que d’avoir vu ceux qu’il voudrait aimer le plus dresser devant lui le tréteau de leurs peurs. Parents, voici mon conseil : signez d’avance, à la rentrée, les cahiers de notes de vos enfants et, de toute l’année, quoi qu’on vous raconte, n’y mettez plus le nez. Ainsi parle le Grand Caché !
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Pour les militants, tout est ici ; pour les esthètes, tout est ailleurs : deux facilités tristes. Tout ce qui a du sens est entre ici et ailleurs. C’est pourquoi aucune place ne nous est réservée ; jamais, pour rien, nulle part. Nous sommes les uns pour les autres ces cavaliers aux montures ruisselantes de sueur qui s’apportent des nouvelles du tout proche et du très loin.
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Dans Billeter : « Confucius à Lao-tseu : « Ça y est, j’ai trouvé. (…) Cela faisait longtemps que je résistais à la transformation ! Et dire que je voulais transformer les autres ! » « Cette fois, tu y es », dit Lao-tseu. »
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Dans toutes ces émissions sur Auschwitz, ce qui m’a vraiment touché, c’est un admirable dialogue entre Simone Veil et l’un de ses compagnons de déportation. On y voyait, précisément, que, même dans l’horreur de l’horreur, il y a encore possibilité d’échappement. J’ai aimé entendre parler de la beauté de la neige sur les arbres du camp, j’ai aimé la manière dont ces deux témoins montraient, presque en souriant, les matricules tatoués sur leur bras. Je voudrais savoir parler de ces sourires. Tout le malheur qu’on imagine, et bien plus, y était encore enclos, mais comme déposé, au sens de la lie dans une bouteille. Nous étions en plein pays de vérité, devant l’évidence que ce qu’il y a de plus terrifiant dans le mal, c’est qu’il n’est rien et que, dès lors, si ténu qu’il soit, si menacé, si héroïquement arraché à la souffrance, le moindre chant le montre dans son néant et finit, malgré tout, par tirer harmonie de ses ravages. Plutôt que de trop mettre en scène l’horreur, ou son décor, c’est cette musique qu’il faut faire entendre aux enfants ; c’est elle qui les protègera, c’est elle qui, autant qu’il sera possible, les immunisera. Le reste m’a moins convaincu, notamment les allusions à cette loi Gayssot qui mettait Jacques Derrida mal à l’aise. Je n’entre pas dans le débat juridique. Je dis ce que je sens. Quelque chose me souffle que, précisément parce que Auschwitz est Auschwitz, le juge souverain ne peut être que la conscience. Je crains que l’interdit et la sanction, en formalisant le débat, ne contribuent à en atténuer la nécessaire violence. En un mot, cette loi, à mes yeux, est en dessous de la situation, elle se trompe de niveau d’être. Je vois bien qu’en ne légiférant pas on prend le risque d’intolérables dénégations : comment faire autrement quand c’est l’instance de la conscience qui a le dernier mot ? Mais quelle valeur de formation peut avoir une adhésion contrainte ? Je partage l’indignation, la colère, le plus jamais ça qui sont, en quelque sorte, la matière de la loi Gayssot ; je ne partage pas le pessimisme autoritaire qui lui donne sa forme. C’est de ne pas s’exercer, ou de ne plus s’exercer que dans les domaines subalternes, que la liberté s’étiole et dépérit.
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Le roman de Pierre Mari, Résolution, a les excellentes critiques qu’il mérite. Aux yeux de l’auteur, une des plus précieuses réactions est venue du patron de l’hôtel où il descend quand il anime ses sessions de formation à Paris. Il l’attendait dans le hall ce matin-là, avec ses félicitations et deux livres à signer, un pour lui-même, l’autre pour son fils qui allait, il en était certain, dévorer ce roman. « Comprenez, M. Mari. Il vient de quitter la DRH de sa grande boîte d’informatique pour ne pas se faire abîmer la vie. »
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Chez un vieux, le cynisme peut parfois être fatigue, ressentiment, découragement : péché véniel. Chez un jeune, c’est un défaut de fabrication du cœur et de l’esprit. Sauf miracle, non récupérable.
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J’aime ces personnages du roman de Philip Roth, La Tache, qui « partent en quête d’une existence bien à eux ». J’aime le regard du romancier sur cette collection de paumés et de victimes, sur ces dindes et ces brutes qui ne sont des dindes et des brutes que pour autant qu’ils se refusent à eux-mêmes, et qu’un simple pas de côté conduit, sinon au bonheur, du moins, même dans la souffrance, même dans l’échec, à un sentiment plénier de la vie où la joie digère l’amertume, où, comme dit la Bible, « la solitude fleurit ». La Tache est un livre terrible et salutaire qui ne nous fait grâce d’aucune des dimensions de la révolte. Que se serait-il passé pour Coleman, ce professeur noir que la couleur de sa peau peut aisément faire passer pour un blanc, et qu’on accuse à tort, et pour cause, d’avoir proféré des propos racistes, si cette bévue du destin ne l’avait arraché à l’ennui de la routine ? Travailler au prestige d’une faculté ou d’une entreprise, cela remplit-il une vie ? Philip Roth décrit superbement l’accumulation, l’enchevêtrement d’éruptions existentielles que provoque ce clinamen imprévu. Rien ne paraît pouvoir stopper la réaction en chaîne, au point que le cadre où se situe l’action, une université champêtre et gaiement ordinaire, semble peu à peu s’évaporer, comme si la seule réalité américaine sérieuse, qu’elle triomphe ou qu’elle avorte, qu’elle s’exprime ou qu’elle reste latente, était une rage trop longtemps contenue, une insurrection secrète contre le monde, contre les autres et contre soi qu’absorbe, la plupart du temps, une plate morosité, mais qui, à certains instants, fusent en jaillissements exaltés. Ah ! nous n’en sommes plus aux moutons et aux chèvres de l’Ardèche, ni aux garçons de Nanterre dans les chambres des filles ! Ah ! nous n’en sommes plus aux bavardages des soixante-huitards, déjà parfumés d’une éloquence parlementaire qui s’est arrondie depuis avec leur bedon ! La Tache n’invite pas au délire politique, pas non plus à la volonté de changer le monde, qui suppose un levier en état de fonctionnement. La Tache exprime l’idée simple et terrifiante que tous les hommes, toutes les femmes sont à vif, que c’est comme ça, qu’il n’y a rien à en dire, rien à en faire, que les pensées générales sont des sottises et les remèdes des impostures. A-t-on assez observé comment ce roman met à distance ironique les problématiques les plus gargouillantes de la pensée occidentale, celle de l’identité notamment, à laquelle tout le monde, moi avec, s’est, durant un temps, laissé prendre ? Fini tout ça : la technique avale tout, et s’en fout. Nous n’éviterons pas un rendez-vous terrible avec nous-mêmes. À la casse, les décorations culturelles ! On ne nous attend pas à la pommade que nous appliquons sur la peine des autres, mais à la ferme passion avec laquelle nous épousons notre solitude. Sans autre promesse, sans autre garantie que le banco de cette Faunia qui est allée au bout du malheur : « Elle rit, femme au rire facile. Malgré tout ce qu’elle sait de la réalité, malgré le vain, l’irrésistible désespoir de sa vie, malgré le chaos, l’indifférence, elle danse ! » C’est peu ? Peut-être…
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Les militantes de « Ni putes ni soumises » n’ont rien d’antipathique, bien au contraire, mais le nom qu’elles ont donné à leur mouvement m’embarrasse, le ni putes plus encore que le ni soumises. Je ne doute nullement qu’elles ne soient ni ceci ni cela, mais cette respectabilité proclamée a le parfum éventé des vertus petites-bourgeoises. Les associations d’idées sont farceuses : je me suis retrouvé au patronage, où je faisais partie des chouchous, comme tous les enfants de l’école privée, ces merveilleuses petites âmes payantes. Il m’était difficile de comprendre comment l’abbé, qui ne cessait de nous parler dévouement et charité, pouvait entrer dans de telles colères contre ceux qu’il appelait les voyous de la communale. Je me sentais le premier de ces voyous, le voyou en chef, c’était troublant et délicieux. Cela n’a jamais cessé. À chaque fois qu’on définit un camp des bons, je me sens projeté dans le camp des mauvais. L’absurdité de la protection morale dont mon enfance et ma jeunesse ont été accablées a développé en moi, je ne sais comment, l’impossibilité du pharisaïsme moral. Des inimitiés vigoureuses, certes, et même quelques haines solides ; jamais cette supériorité vulgaire. Peut-être le cinéma a-t-il joué un rôle là-dedans, ce Palais des Fêtes de Montrouge où nous allions toutes les semaines, où cette famille pudibonde levait bizarrement tous ses interdits en me laissant tout voir, tout éponger, tout rêver. Ah ! Ginette Leclerc ! Ah ! Anouk Aimée ! Et ces ambiances de boîtes de nuit, ces bandits gominés, ces brutes hautaines ! Tout cela était tellement plus fort, tellement plus vrai que les jeunes gens distingués de Louis-le-Grand, ces arrivistes du cerveau, ces dociles qui avaient déjà encagé leurs rêves ! Je n’aime pas qu’on se décerne des brevets de vertu. Pour ma part, je m’en garderai. Primo, raison suffisante, parce que mon curriculum me l’interdit. Secundo, raison décisive, parce que le rien de ce qui est humain ne m’est étranger s’accommode mal des airs effarouchés. Vous n’êtes pas des putes, chères militantes ? Certes. Mais, s’il vous plaît, vivez cela comme une chance plutôt que d’en tirer vanité. Et ne trouvez pas dans vos malheurs l’occasion de blesser celles qui, bien qu’elles fassent les putes, comme on dirait en italien, ne le sont pas plus que vous.
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Seul résultat des manifestations lycéennes, quelques jeunes langues bien pendues vont bientôt s’agiter dans les couloirs des congrès politiques et se passionner pour les aventures du baron Thibault et du camarade Seillière. Pauvres gosses ! En songeant à certains destins, je me dis que le pire n’est pas toujours le pire. La prison de la forme, du déclaré, du manifesté, du signifié sans signifiant, on ne la quitte plus, on l’emmène dans son paquetage, plus on la crache plus elle vous tient. Quelle misère ! Non, le pire n’est pas toujours le pire. De nos jours, le moisi est peut-être encore le moins malsain. « La liberté, c’est de faire de la musique avec ce qu’on a en soi de plus ignoble ». J’ai pensé à Genêt quand j’ai trouvé cette phrase, dans le métro, il y a bien longtemps, en lisant le Kalevala de ma voisine par-dessus son épaule. Voilà un refuge détestable. Mais c’est un refuge.
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Nous avons mieux. Laisser partir le cœur sans visa. Le laisser errer comme Le Grand Caché. J’ouvre au hasard un volume des Œuvres complètes de François Mauriac : une page du Bloc-Notes de mai 1959. Quel vent frais ! Mais oui, on peut vivre ! Mauriac et Henry Miller, ces deux-là, on me l’accordera, ne sont pas cousins germains. Ce soir-là, ils étaient les invités de Pierre Dumayet à la télévision. Miller, écrit Mauriac, « répond avec une sincérité qui nous touche dès les premières paroles. Il dit qu’il ne recherche pas l’obscène ; quand il rencontre ce qui relève du sexe, il ne l’escamote pas : c’est du même ordre à ses yeux que le boire et le manger. » Mauriac admire que Miller réponde à toutes les lettres, qu’il épargne à ses correspondants les angoisses qu’il a lui-même connues. Et il termine ainsi, avec une superbe simplicité : « À sa descente de l’estrade, je vais à lui. Nous nous serrons la main. Malicieux et gentil, il m’a écouté lui aussi, et me dit que je parlais si bien que j’avais l’air de dicter un roman. C’était la première fois qu’il paraissait à la télévision. Il ajoute : « Ce sera la dernière. » Je le sens blessé. Grande sympathie tout à coup pour lui. Je lui demande où il habite : « À Montmartre… » Je suis au moment de le prier de me laisser l’y conduire en auto. Mais quelqu’un l’accompagne, son éditeur peut-être. Je crains d’être indiscret… Une occasion perdue. Comme tant d’autres. Tout ce que nous aurons manqué ! Toutes les rencontres qui ont dépendu de nous… Mais presque toujours nous passons à côté. Adieu, Henry Miller. »
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« Je vais à lui. (…) Je crains d’être indiscret… (…) Presque toujours nous passons à côté. Adieu, Henry Miller. » Vivre, je vous dis.
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Si quelque chose a changé en moi, c’est que j’ai perdu le goût de faire la leçon aux gens. J’imagine quelques sourires dubitatifs. Je ne dis pas que j’en ai fini avec cette manie, mais que j’en sens de plus en plus l’inanité. Se débarrasse-t-on si aisément du tabac ou de l’alcool ? Il ne m’est pas plus facile de me défaire de l’obligation imbécile d’être exemplaire qui me fut imposée, et contre laquelle j’aurai lutté toute ma vie, tantôt en feignant d’y consentir, tantôt en n’étant plus exemplaire du tout. Non que je sois indifférent. Tout le contraire. C’est l’obligation de donner l’exemple qui stérilise, qui rend hypocrite, qui entraîne sur les terres arides de la volonté de puissance. Tout ça est à la surface de moi comme, sur un mur, les vieilles affiches déchirées d’un cirque médiocre. Les arrache qui voudra, elles ne comptent plus. Elles ne témoignent plus que de cette étrange indifférence fervente dont je me sens envahi. L’âge ?
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En politique, comme dans beaucoup de domaines, je suis devenu agnostique. Un peu comme le patriarche argentin du beau film de Vicente Minelli, Les quatre cavaliers de l’Apocalypse, dont un de ses fils dira, après sa mort : « C’était l’homme primitif, il était neutre. » Il y a en effet des situations où cette primitivité – ou cet échappement, ou ce fondamental – ne peut pas, ne peut plus embrayer sur les données du temps, où l’on est obligé de les enjamber du regard et de s’occuper d’autre chose. Cela se passait souvent ainsi, en formation, quand les gens me décrivaient par le menu des procédures administratives auxquelles je ne comprenais rien, s’enflammaient dans le récit de bisbilles minuscules, faisaient assaut de subtilité et de susceptibilité. Sans doute mettaient-ils mon silence et mon impassibilité sur le compte d’un souci d’impartialité. Ils se trompaient. Je me taisais parce que j’écoutais à peine, parce que je n’avais rien à dire, parce que je n’avais aucune opinion. J’étais trop occupé à les deviner, eux, trop attentif à leur voix, à leurs gestes, à la façon dont leur corps se débrouillait de leurs mots, à ce qui s’échangeait entre eux, ou non, à la naissance d’un rire, à l’instant où il s’étoufferait, à la densité de leur fatigue, à tout ce qui semblait aller de soi, et qui n’allait pas de soi. J’avais l’impression de remonter vers leur source, qui était aussi la mienne ; leurs mots étaient comme des joncs, comme les herbes agitées par le vent qui signalent la présence du ruisseau.
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En France, entre Français, ils tiennent leurs réunions en anglais. Les pauvres gens ! À mon avis, leurs épouses doivent se faire effacer les rides et tirer la peau. Ça marche ensemble : repartir de zéro. Ils y resteront.
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C’était au début des années 70. L’animateur de la Maison des jeunes et de la culture de Montereau, un jeune intellectuel africain, m’avait invité à passer une soirée avec une vingtaine d’adolescents. À peine les avais-je interrogés que, bien entraînés aux visites, ils s’installaient solidement dans leur rôle de victimes. Il est vrai que, même si les Trente Glorieuses n’étaient pas encore terminées, leur situation n’était pas enviable ; mais ils en rajoutaient. Comme s’ils s’étaient répartis les rôles, chacun récita son chapitre du roman des grands ensembles. Le premier parla du chômage, le second des flics, un autre du bruit, un autre des bagarres, un autre de l’inconfort des logements, un autre de l’ennui. De discrets hochements de tête accompagnaient chaque intervention. L’image me venait d’une figure de danse folklorique, quand un danseur ou une danseuse sort du groupe pour son solo, puis y rentre sous les applaudissements. Ils ne mentaient pas, mais ils ne parlaient pas vrai. Les paroles étaient justes, la musique fausse. Que répondre ? Je leur dis que j’avais apprécié le climat d’amitié de leur groupe. Cette phrase, qui m’avait échappé, redoubla ma gêne. Je ne pouvais rien faire de mieux. Insister sur leurs difficultés, pleurer avec eux ? Les inonder de consolations vaseuses ? Je partis mal à l’aise, vaguement mécontent. Ce genre d’expérience ne sert à rien. Cinéma.
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Jean Guitton disait qu’il fallait chercher la vérité plutôt que la vie, que la vie est un mot incertain et complexe, que la vérité, elle, ne trompe jamais. Il n’avait sans doute pas tort mais, pour ma part, je n’imagine pas qu’une pensée puisse être plus décisive qu’un visage, qu’une idée puisse l’emporter sur un sentiment. J’ajouterais volontiers que c’est affaire de tempérament si je n’imaginais Guitton s’agitant dans sa tombe pour me signifier que, décidément, je ne comprends rien à rien.
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La lutte des classes va se terminer par le triomphe de la classe affaires.
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Un de ces derniers étés, dans un bistrot d’Asti, dans le Piémont, j’ai voulu vérifier une légende familiale selon laquelle un de nos ancêtres piémontais, Carlo Prato, serait l’auteur de refrains populaires très célèbres dans ces montagnes. Trois ouvrières étaient là, deux travaillaient à la vigne, la troisième chez un tailleur. Je leur ai demandé si elles connaissaient Ciaò Turin. Pour toute réponse, elles l’ont chanté en chœur. C’est une belle chanson triste de départ, une histoire d’émigration comme il s’en écrit dans tous les continents. J’ai renouvelé l’expérience dans deux ou trois villages, toujours avec succès. Une appartenance ignorée, quel bonheur !
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Je sais bien pourquoi, si je ne me surveille pas, je dis émigrés, émigration pour immigrés, immigration. Ma mère, mes oncles et tantes, venus en France à la fin des années 20, se disaient émigrés. Problème de langue ? Je ne crois pas. C’est le départ qui nous désigne, pas l’arrivée.

(15 mars 2005)

Changement de régime

LE MARCHÉ XVI

Même sans violences ni déprédations, la loi fait maintenant de l’évasion un délit. Elle a deux fois tort. D’une part, c’est une faute de jugement. On ne peut obliger un détenu à accepter son châtiment, à en reconnaître le bien-fondé, à le confesser bienfaisant et désirable : il suffit qu’il le subisse. Pas plus que le travailleur n’est payé pour adhérer à l’esprit de l’entreprise, le détenu n’est enfermé pour s’imprégner de l’esprit de la prison. Cette confusion entre le for interne et le for externe est la marque infaillible de l’esprit totalitaire. D’autre part, c’est une faute de goût. Envoyer au musée le romantisme de la cavale pacifique, c’est assassiner inutilement bien des rêves chez les prisonniers. Sans augmenter, c’est le moins qu’on puisse dire, la sécurité des gardiens.
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Un instant encore avec la Justice. Un très haut magistrat donne son sentiment sur ce bracelet électronique qu’on imposerait, après leur libération, aux délinquants sexuels dangereux, notamment aux pédophiles. Il fait sa démonstration en trois temps. Premier temps, les principes. Il est du devoir de la société de protéger les enfants contre de tels individus quand les psychiatres ne peuvent affirmer qu’ils ne sont plus dangereux. La contrainte est d’ailleurs toute relative. Le bracelet est discret et ne gêne que très modérément l’activité de l’ancien détenu. De toute façon, on ne peut mettre en balance ce désagrément et les risques que courent les enfants. Soit. Parfait. Très bien. Mais – deuxième temps – parlons faisabilité. Ce bracelet sera-t-il efficace ? Dans certaines circonstances, sans doute, oui, peut-être. Il faut pourtant reconnaître que, dans la plupart des cas, à moins que le criminel n’agisse dans les phares d’une voiture de gendarmerie, on n’aura pas le temps d’intervenir. Mais alors, pourquoi ? Pourquoi, demandez-vous ? Mais parce que les principes. Le troisième temps est un copier/coller du premier. Parce qu’il est du devoir de la société de protéger ses enfants contre de tels criminels quand les psychiatres ne peuvent affirmer qu’ils ne sont plus dangereux. Parce que la contrainte est d’ailleurs toute relative. Parce que le bracelet est discret et qu’il ne gêne que très modérément l’activité de l’ancien détenu. Parce que, de toute façon, on ne peut mettre en balance ce désagrément et les risques que courent les enfants. Voilà un raisonnement typique d’une époque pourrie d’idéologie qui se dit éprise de concret, d’une époque soumise à l’obligation de paraître, à la nécessité de résoudre, ou d’en avoir l’air.
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Quoi qu’on pense des intentions américaines, il serait inconvenant de confondre la criminelle expédition irakienne et l’opération humanitaire en Asie. La lamentable équipée de Bush, pure et simple invasion fondée sur le mensonge, la cupidité, la sottise et la violence, et qui trouve en face d’elle non pas seulement une poignée de terroristes, mais le mépris et la résistance du peuple qu’elle a martyrisé et qu’elle prétend maintenant relever de ses ruines, ne peut nous empêcher de nous féliciter de voir la même force matérielle sauver des vies dans les pays dévastés. On ne doit pourtant en rester ni à la colère ni à la gratitude ; le sentiment et la morale sont de très mauvaises optiques pour observer l’époque. L’une et l’autre opération, la douce et la dure, la méchante et la gentille, relèvent de la même obligation de paraître que le débat sur le bracelet électronique. Surplombant violence et générosité, une espèce de putasserie tragique mène le bal, à laquelle aucune autorité, de quelque ordre qu’elle soit et à quelque niveau qu’elle se situe, ne semble désormais en mesure d’échapper. Du président des États-Unis à la sous-chef de caisse de mon super, le pouvoir est devenu frime et souci d’importance. Effet des techniques nouvelles ? De la rage d’informer et de communiquer ? De la pandémie d’angoisse ? Se faire voir, être là, être dans le bon coup, exhiber tantôt ses biceps, tantôt ses neurones, tantôt son grand cœur : le risque de ce comportement nerveux et faiblard grandit avec l’étendue des responsabilités. Les États-Unis, encore en tête du hit-parade, en fournissent aujourd’hui l’exemple le plus éloquent. Quand d’autres pays leur raviront la suprématie, nous changerons d’exhibitionnistes.
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Ainsi annoncée, la nouvelle est assez guignolesque. J’ajoute qu’elle ne doit obliger personne à colorier la tour Eiffel : j’ai compris dans Tchouang-tseu pourquoi j’aime tant Lamartine. Je croyais que c’était pour le cœur, pour cette présence si chaude et si libre à lui-même, à ceux qu’il aimait, à son merveilleux Mâconnais, pour cette priorité constamment donnée à l’intériorité qui l’écarte des clans et des partis et le ramène chez lui après chaque aventure politique, pour cette âme que tout atteint et que rien ne déloge. Il y a cela, sans doute, mais, à lire les Leçons sur Tchouang-tseu de Jean-François Billeter, je vois que mon amitié pour le romantisme lamartinien me cachait quelque chose de plus profond. Ce n’est pas au sentiment de la nature qu’est adossé Lamartine. Ou, plutôt, ce sentiment s’adosse lui-même à une expérience plus fondamentale, à un affrontement du vide qui sépare le poète des autres et du monde en même temps qu’elle le relie à eux. Si les poèmes où il chante sa douleur – il eut bien des occasions de le faire – restent si sereins, c’est qu’on y ressent, comme à l’état pur, la puissance de cette solitude reliée. Il s’agit de cet autre régime d’activité de la conscience que suggère Billeter, d’un autre regard sur soi (et donc sur les autres et sur le monde), d’une autre façon de se penser (et donc de penser). De quoi est faite cette attitude ? De l’acceptation d’un déplacement constant. De la descente dans un en deçà d’où se projette un au-delà. De l’exil volontaire dans un ailleurs qui rapatrie. De la ferveur d’un doute qui affirme. Du refus de poser ses valises dans les problématiques fermées.
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Le jour béni où nous dirons ensemble que nous avons tous perdu notre chemin. Le jour béni où nous ne ferons plus semblant de savoir, ni d’agir, ni de penser, ni de sauver.
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Dans un couloir de Gabriel Péri-Asnières-Gennevilliers, (un héros et deux villes pour une station de métro), un prophète hirsute est assis sur le sol au milieu d’une marée de sacs en plastique. Il y en a là trente, quarante, cinquante peut-être, serrés autour de lui comme les poussins autour de la poule. Dans cette station de pauvres, personne n’irait lui reprocher de bloquer plus de la moitié du couloir. La foule contourne avec respect ce vieil homme majestueux bardé de ses remparts dérisoires. Parfois, se penchant autant qu’il le peut, il va redresser, du bout du bras, un de ses compagnons de misère : il a à cœur que tous tendent bien haut leurs poignées vers le ciel. Puis il regarde fixement devant lui. J’aime ce mémorial de la détresse et de la fragilité humaine, plus émouvant que ceux des architectes. À chacun de mes passages, je m’arrête quelques minutes, à distance respectueuse de l’ermite. Dans une autre station, on le trouverait encombrant ; toutes sortes de gens raisonnables et humanitaires auraient les mots qu’il faut pour le chasser. Ici, il ne tient pas trop de place : il tient sa place, tout simplement. Quand les pauvres le saluent de leur silence tranquille, ils songent que, dans un quelque part inconnu, la leur les attend.
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Pour être sûr d’avoir réussi sa vie, il faut être un imbécile ; pour être certain de l’avoir ratée, un orgueilleux.
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Le dernier CD de cette chanteuse : « Que du bonheur ! » Ces amateurs sont repartis avec six buts dans leur valise mais ont réussi à transformer un penalty : « Que du bonheur ! » Le dernier message, dans le langage des aveugles, des mains qui vont s’engloutir : « Que du bonheur ! »
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Histoire d’O réapparaît. Mon émoustillement n’y avait d’abord repéré qu’une fort agréable pimentade. C’est mieux que ça. À certains moments, cheminement assez rare, le trouble conduit à l’émotion. Quelqu’un souligne qu’on y sent trop souvent la pose. Exact. Mais compare imprudemment cet abandon érotique, qui serait pur trucage, à l’abandon de la religieuse, réputé authenticité absolue. Un peu simple. Toutes nos vacations sont farcesques, non ? Chassez le théâtre, il revient au galop !
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Quand un smicard lira dans le relevé annuel que lui enverra la Sécurité sociale qu’il a coûté mille euros à la collectivité, il fera le fier et le bravache, grommellera « c’est toujours ça de pris » mais craindra en secret d’y être allé trop fort. Devant le même relevé, le nanti se promettra de ne plus négliger sa santé.
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Une église de village. Le curé nous fait part de sa découverte : les rois mages n’étaient pas des rois. Bien, je peux penser à autre chose. Cette vieille dame, à gauche, profil d’aigle, regard légèrement ahuri de qui vient d’atterrir sur un continent hostile, c’est l’ancienne châtelaine. La propriété est vendue mais elle aura le droit d’y mourir. À droite, une villageoise au sourire moqueur, éclatante de santé. Je donne des sous-titres aux regards qu’elles échangent. « Vous faites semblant d’être de là-haut et de la haute, raille la seconde, mais vous êtes de la terre, comme moi. » « Juste, répond l’altière châtelaine, mais si vous n’étiez pas sûre d’être, vous aussi, de là-haut, vous n’oseriez pas m’adresser la parole. » La fille de la terre et l’amie des idées se retrouveront à la boucherie-charcuterie. Ou presque. La villageoise, à l’intérieur, complète sa commande. La châtelaine se contentera d’écraser son nez contre la vitrine. Les langoustes à la mayonnaise, c’est trop cher, décidément trop cher : on ne peut plus, mon ami, on ne peut plus.
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La société française tient tout entière dans le bureau de poste de Paris-Daumesnil, au demeurant fort convenablement reconstruit il y a une dizaine d’années. Mais le contenu n’a pas suivi le contenant. De la porte d’entrée aux guichets, des cordages délimitent une file, véritable diagonale du Fou, où les clients patientent à la queue leu leu. Conséquence de cette judicieuse utilisation de l’espace, 75% des locaux deviennent aussi inutiles que les friches autour du béton. Seule explication possible : on a voulu limiter les interventions des techniciens de surface. Aux heures de pointe, la file obstrue carrément la porte, interdisant l’entrée aux entrants et la sortie aux sortants, les jetant les uns contre les autres, sous l’œil attentif des caméras, dans une fraternelle mêlée que survolent divers noms d’oiseaux. Pour limiter les mouvements, le stratège local a fait fermer les boîtes à lettres naguère installées à l’intérieur des locaux. Par temps de pluie, chacun serre contre son cœur la facture de France Telecom qu’il va poster dehors si, d’aventure, il a trouvé les machines à affranchir en état de distribuer autre chose que des excuses pour la gêne occasionnée. Faites comme vous l’entendez, camarade receveur ! Voyez : les clients sont d’accord, les postiers aussi. Tout le monde est d’accord, camarade manager ! Voulez-vous que nous passions un peu l’aspirateur ? Que nous vous aidions à calculer votre prime de productivité ? Ma France aux yeux de tourterelle me l’a dit à l’oreille : cette fois, elle s’en tape, et pour de bon !
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On m’a beaucoup interrogé, ces temps-ci, sur ma pratique religieuse. J’ai dit la vérité. Je vais à l’église aux grandes fêtes, trois ou quatre fois par an. Affirmation d’une adhésion intérieure, refus d’une mobilisation plus précise. Je tricherais si je ne faisais pas ces quelques gestes, je tricherais si j’en faisais davantage. Il est vrai qu’à vingt ans j’aurais vomi cette attitude : tout ou rien, la révolte ou l’immersion. À qui me les demande, je donne mes raisons comme je peux, sans aucunement prétendre être dans le vrai. Une ou deux fois, pourtant, quelque chose m’a alerté. Une manière de prendre trop de précautions, de montrer trop de scrupules, comme si la question était d’une scandaleuse indiscrétion. Qu’est-ce donc que cet écho, cet écho très ancien que j’entends dans la voix de mes interlocuteurs ? Qui donc avait pour moi les mêmes égards un peu suspects ? Qui semblait secrètement rassuré par mes mauvaises réponses, et les accueillait avec la même compassion ? J’y suis ! Mon voisin de table, à Louis-le-Grand, ce dadais laborieux et gris, fils de la bibliothèque de son père, dont l’apitoiement désolé, au fur et à mesure qu’il faisait la liste des livres que je n’avais pas lus, masquait de plus en plus mal sa satisfaction de ne pas avoir en moi un concurrent trop dangereux. Celui-ci, tu ne le connais pas ? Comme c’est dommage ! Celui-là non plus ? Je te le prêterai, bien sûr. Non, non, chers amis soucieux de mon âme, je ne vous prendrai pas votre place au concours du Paradis !
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Allons, ce n’est pas à ma pratique religieuse qu’on s’intéresse si fort ! Tant de gants pour me demander si je vais à la messe, et quand ? Pas la peine d’avoir pâli sur Freud : c’est à ma vie sexuelle qu’en douce on pose des questions. Ils auront beau jurer le contraire : pour les catholiques bien élevés, le salut se joue toujours au-dessous de la ceinture. Ça ne changera donc jamais ? Combien faudra-t-il de décennies et de révolutions pour qu’ils jettent sur ces choses un seul regard de simplicité ? Tout est léger à une certaine espèce de catholiques. Amour, politique, société, bienfaisance, culture : dans ces parages-là, ils sont comme les oiseaux dans le ciel. Tout leur est occasion de joyeux pépiement parce que tout leur paraît y faire diversion au monstre qui dort au creux de sa tanière, ou de la leur. Dans ce que le sexe ne semble pas trop contaminer, vous les trouvez si guillerets, si agiles, si taquins ! Je ne veux ni ne peux pourtant me moquer d’eux : l’ironie me reconduirait vite à moi-même, et elle aurait raison. Je n’aurai pas vécu comme eux. Ai-je cédé ? Affronté ? Les mots sont les mots. Je ne vais pas me féliciter d’avoir connu le désordre, je ne vais pas me pavaner dans mes contradictions. Il y eut des fêtes inattendues, mais tant de déceptions, de douloureuses ambiguïtés, tant d’angoisses. De la terreur, parfois. Je ne profiterai pas de l’air du temps pour prendre le genre avantageux du libéré. Je n’aime pas l’ombre des confessionnaux ; elle triche avec la lumière. Mais je n’aime pas non plus la lumière trop vive des sensualités triomphantes ; elle triche avec l’ombre. Il me faut de la lumière avec de l’obscur, de la nuit avec un désir de matin ; c’est là qu’est le vrai, c’est là que je rencontre tout le monde, et même ceux qui voudraient mépriser la vie, et même ceux qui voudraient ignorer la mort. Au bout du compte, je n’aurai pas trouvé grand-chose. Pas plus que ceux que j’attaque un peu, sans doute ; moins, peut-être. Mais un vide s’est creusé en moi, que je reconnais dans beaucoup de mes semblables, et que je peine à trouver chez ces chrétiens qui ne me sont pourtant pas des étrangers. Je les sens occupés. Quand je parle avec eux, il me semble que je les regarde et qu’eux, ils me soupèsent.
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Étrange, cette constance avec laquelle les gens installés dans une vision du monde globale la contredisent dans leurs réactions élémentaires. Pas de procureurs plus inflexibles que les chrétiens. Et pas de plus fieffés snobs que les communistes, me disait Aragon. Heureusement, il existe ailleurs des gens authentiques. Renaud, par exemple, qui chante si bien les banlieues et les blousons volés, et qui expose son portrait dans le métro pour lutter contre les téléchargements illégaux. Voilà ce qu’est un véritable socialiste, un bon neveu de Tonton : le sentiment populaire et la fibre anar, d’un côté, le réalisme économique, de l’autre. J’ai vu une de ces affiches. Les visages de quatre chanteurs y étaient présentés mais, seul, celui de Renaud avait été lacéré. Les autres, probablement, n’étaient même pas décevants. Si on trouve le coupable, je demande à témoigner en sa faveur. Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs du Tribunal, ce garçon était en état de légitime défense : c’était ça ou la schizophrénie.
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Ce colloque, il y a près de trente ans, à Biarritz. Je prenais un verre avec d’autres intervenants, près de la plage. Il y avait là un essayiste catholique, père d’une dizaine d’enfants et d’une quarantaine de livres, venu avec sa femme. Quelqu’un interrogeait cette dame sur la façon dont elle se débrouillait d’une telle famille et d’un mari si occupé. Elle eut un mot terrible, et splendide. Elle faisait ce qu’elle pouvait pour lui, bien sûr. Elle tapait ses manuscrits à la machine. Un beau tas de papier ! Un instant de silence, puis elle se tourne vers son mari. « Il n’y en a qu’un que je n’ai pas voulu taper. Tu sais lequel ? » Il le sait. Elle le laisse dire. Il lâche, avec un sourire : « Mon livre sur le couple. » « Celui-là, dit-elle, encore effrayée, je ne pouvais vraiment pas ! »
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Pascal : « Je blâme également, et ceux qui prennent parti de louer l’homme, et ceux qui le prennent de le blâmer, et ceux qui le prennent de se divertir ; et je ne puis approuver que ceux qui cherchent en gémissant. » (1Pensée 421)
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Pascal : « S’il se vante, je l’abaisse ; s’il s’abaisse, je le vante ; et le contredis toujours, jusqu’à ce qu’il comprenne qu’il est un monstre incompréhensible. » (Pensée 420)
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Mmes et MM. les Préfets viennent, si j’ose dire, de découvrir l’Amérique : les Français, découragés, baissent les bras. Il est réjouissant de voir ces serviteurs de l’État sortir du discours convenu, pré-fait, si j’ose encore dire. Dans un document qu’il eût été avantageux de soumettre pour avis à la Commission nationale de syntaxe, ils constatent : « Les Français ne croient plus en rien. C’est même pour cela que la situation est relativement calme, car ils estiment que ce n’est même plus la peine de faire part de son point de vue, ou de tenter de se faire entendre. » Tout cela est vrai. Les préfets voient clair. Je voudrais leur dire un seul mot : bravo ! Il va pourtant me falloir reprendre le sentier ingrat de l’admonestation. En effet, à pister leur lucidité jusqu’à ce qu’elle débouche sur l’aveu de leur crainte, on apprend que celle-ci a un nom, un nom familier : Jean-Marie Le Pen. Ce qui, dans les inquiétudes de nos compatriotes, tracasse le corps préfectoral, c’est que « le Front national continuera à s’en nourrir et continuera à faire de très bons scores. » Bien. Une énième campagne, aussi inutile, voire contre-productive, que les précédentes, se profile donc à l’horizon. Le Pen multipliera les provocations. Le petit peuple médiatique, plus menteur que Pinocchio, feindra de les prendre au tragique et montera sur ses grands mots. Personne n’osera piper, de crainte d’être taxé de fascisme. Il y aura des élections. Au mince bataillon des fidèles du Front national, s’aggloméreront, le temps d’une grosse colère, les déçus et les sacrifiés du moment. On parlera des discours. On marchera des défilés. On fera semblant d’estimer l’issue incertaine. Les sondeurs seront aux quatre cents coups fourrés. Finalement, divine surprise, Le Pen sera vaincu, les préfets rouleront des mécaniques républicaines, et les électeurs se congratuleront d’avoir conjuré un grand péril citoyen ; le sentiment d’être des héros leur fera oublier leurs misères pendant trois bonnes semaines. Puis un sociologue particulièrement avisé flairera que quelque chose, à nouveau, est en train de clocher. Il estimera doctement qu’il y a, dans ce pays, plus qu’un malaise : un mal-vivre, carrément, et peut-être un mal-être. Si les circonstances l’exigent, il n’hésitera pas à diagnostiquer un vivre invivable, ou une non-vie, ou un pseudêtre, ou n’importe quoi. Le Nouvel Obs se demandera si un Mai 68 (bien plus féroce que le premier !) n’est pas en vue. Des sympathisants de droite et de gauche en débattront équitablement. Une fois de plus, ils évoqueront, en s’étranglant de respect, les hommes et les femmes de ce pays, lesquels et lesquelles s’en foutront. Les éditeurs, réflexion faite, appuieront l’hypothèse visionnaire de l’hebdo : le quarantième anniversaire des pavés ne sera pas loin. Préfets et préfètes publieront alors un rapport de synthèse qui, etc.
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En 1934, Aragon s’attaquait à un livre qui allait devenir le premier roman du cycle du Monde réel : Les Cloches de Bâle. Il avait commencé par ce qu’il connaissait le mieux, l’évocation de son enfance et la description de la société bourgeoise. Les cent premières pages, brillantes et décourageantes, racontent les aventures galantes d’une demi-mondaine, Diane de Nettencourt, sur fond de magouilles politiques et de coups financiers. Ces pages, il les lut un jour à Elsa. Il a raconté lui-même la scène : « Quand j’eus fini ma lecture, tu gardas un assez long temps de silence, cela se passait rue Campagne-Première, je m’en souviens comme si j’y étais. J’eus le temps de penser plusieurs choses. Puis tu me dis très simplement : et tu vas continuer longtemps comme ça ? » Il en finit instantanément avec les aventures de Diane, fit de ce prénom le titre de la première partie du roman et se lança dans la deuxième, y mettant en œuvre un autre régime d’activité de la conscience. Ce fut Catherine, et le vrai début des Cloches de Bâle.
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« Tu vas continuer longtemps comme ça ? » Le vrai début de ce siècle, ce serait que chacun pose la même question à tous les autres, en commençant pas soi-même. Sinon, autant tirer au sort parmi les médecines qu’on nous propose : celles qui ne nous tueront pas nous rendront idiots. Que faut-il donc comprendre ? Ceci : il ne s’agit plus de comprendre, tout le monde a compris. Il suffit d’oser penser ce qu’on pense, ni plus ni moins, et, sans exaltation ni timidité, sans obligation d’héroïsme mais sans égard pour les risques encourus, de le dire. « Celui qui pense plus n’est véritablement celui qui pense plus que s’il est aussi celui qui dit plus. »
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Je reprenais contact avec cet ami perdu de vue depuis nos années d’étudiants et le Centre Richelieu, dont il avait été, comme moi, un des responsables. Au téléphone, une voix de femme m’accueille. La fiancée d’il y a cinquante ans ? Je balance prudemment mon nom, je parle sur des œufs. À peine un instant, puis un rire, un beau rire, mélancolique, amusé, désabusé, profond. Depuis quelques cafés aux terrasses du quartier Latin, nous ne nous étions pas dit un mot, la rieuse et moi. Et soudain, dans la voix de quelqu’un dont je ne sais rien, dont je ne devine rien, comme s’il y avait un demi-siècle de… Je n’ose pas dire de vie commune, bien sûr, mais c’est cela. Dans une voix singulière, toute une histoire qui la dépasse, qui me dépasse, et dans laquelle, pourtant, je me sens m’insérer comme un petit rouage, un petit rouage déposé vivant par un horloger habile. Ce qu’il en fut pour elle, pour moi, de tout ce temps, qu’importe ? Ce rire qui scelle un oubli profond, ce rire comme un cachet, c’est aussi un envoi.

(23 janvier 2005)

Amour et rangement

LE MARCHÉ XV

Cette citation m’avait alerté. Je l’avais perdue. Elle figure au point cinq d’une enquête du magazine Ça m’intéresse, numéro d’avril 1993, intitulée Les patrons ont-ils changé ? Avec un sous-titre : Élever le niveau culturel. Et un chapeau : « Un salarié éduqué est plus heureux et donc plus productif ». Je n’osais pas en parler tant que l’icône n’était pas là, sur ma table. Sonnerie Auchan ! Car c’est d’Auchan qu’il s’agissait, d’une expérience culturelle qui proposait à des caissières ou à des livreurs de s’initier à la musique, à la photographie et même, carrément, à l’œnologie. Le but principal de cette manœuvre, nous expliquait-on, était de « fournir aux employés les clés d’une meilleure relation avec les clients ». Bruno Lussato, conseil en entreprise et auteur d’un Bouillon de culture publié chez Laffont, dirigeait cette sonate pour épicerie et beaux-arts. Bien lui en prit. Elle lui valut une grande joie. « Une de mes plus belles récompenses, raconte-t-il, a été d’entendre un magasinier m’expliquer qu’après avoir assisté à un séminaire d’analyse de Guernica, de Picasso, il était rentré dans son atelier pour tout ranger : il ne supportait plus son désordre habituel. »
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Pas facile d’oublier cette énormité. Elle jette le doute sur ce que nous appelons culture. Ne chercherions-nous dans les livres, dans la musique, qu’un moyen de ranger nos humeurs ? Penser servirait surtout à ranger la société ? Tout nous rabattrait donc sur nous-mêmes ? Nous serions tous des techniciens de surface ? Pour qui ? Pour quoi ? Impossible. « De l’air ! De l’air ! Du bleu ! » disait le poète. Ranger et arranger, c’est faire le jeu de la bête. D’ailleurs, le temps des rangements est passé : le désordre, c’est nous. Rien à espérer des classements, des gentillesses, des élégances. Le néant nous mord. Pour lui échapper, il nous faut reconnaître que nous sommes revenus, ou arrivés, à la boue élémentaire. C’est notre première nuit à la caserne. Il y en aura huit cents autres. Tout va nous manquer et, finalement, rien ne nous manquera. Cessons de minauder, cessons de faire les délicats. Devant nous, en nous, la condition humaine à l’état brut. Pas le choix. L’étonnant, c’est qu’il en sourd parfois la plus aérienne des musiques. Mozart : élémentaire et détaché. Se réconcilier avec le trouble. Pas n’importe lequel. Pas celui qu’on fabrique en agitant un peu l’eau dans la mare. Celui qui nous fait, qui nous constitue. Le trouble inaugural qui, si notre cœur ne se ferme pas, renaît de chacun de nos instants. Inévitable débandade des illusions. Plus d’oasis nulle part. Je suis désert parmi le désert. Jamais à ma hauteur : toujours en deçà, toujours au-delà. Cloaque et espérance. Mais nous sommes ensemble, vraiment tous ensemble, plus que nous ne pouvons le croire. Quelque chose commence, à la mesure de ce qui s’écroule. Merci.
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En attendant, il y a le Crédit Lyonnais ! Il ressort toujours, virginal et souriant, ses nouveaux produits à la main, des crises de délire qui secouent périodiquement ses dirigeants. Le voici aujourd’hui avec une nouvelle proposition : la réserve de crédit Libre Cours. « En vous souhaitant de donner Libre Cours à vos envies, nous vous prions de croire, cher client, en notre considération distinguée. » La sexualité hypocrite de cette phrase. Les libérations de 68 finissent au guichet de l’agence. Dégoût. Ma plus grosse envie ? Revenir en arrière. Mais, en arrière, il y a quoi ? Les jeux de mots minables, en grosses lettres de lumière, devant Notre-Dame, Holly wine contre Halloween, le marketing de Dieu contre la pub du Diable, les parts de marché partout, le vice et la vertu traders en Bourse. Je déteste ce nouveau monde qui n’est pas nouveau. Je déteste ce monde ancien qui n’est toujours pas mort. Je me reproche de jouer encore trop souvent l’un contre l’autre, de chercher secours et recours auprès de l’un contre l’autre. Orages misérables, contrainte absurde, à quoi aurai-je donc échappé ? D’un côté, des gueules faussement libérées, de l’autre, des gueules faussement libérantes. Mais parfois, entre les deux, merci, l’instant prodigieux de l’inconfort confortable, quand je n’ai rien à vendre à personne ni à moi-même, rien à défendre, rien à réclamer, quand, tout seul, je me sens avec tout le monde.
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Elle sait tout des insectes. C’est rafraîchissant, un vrai savant ! Elle les connaît par chacune de leurs pattes, de leurs ailes. Elle raconte comme ils sont malicieux, comme, avec quelques grosses taches effrayantes, ils s’inventent des yeux pour épouvanter leurs ennemis. Surtout, elle parle admirablement des cafards, ces mal-aimés, ces exclus, ces bêtes à Satan pourtant parfaitement inoffensives et qui ne transportent jamais rien de mauvais. Quel beau plaidoyer ! Comme elle est à contretemps de l’époque avec sa façon intrépide d’aller d’emblée aux plus déshérités, de sauver d’abord les passagers de troisième classe, de rebâtir la cité des hommes et celle des insectes à partir de ses fondations, où sont aussi les égouts.
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Pascal : « Les stoïques disent : « Rentrez au-dedans de vous-mêmes ; c’est là où vous trouverez votre repos. » Et cela n’est pas vrai. Les autres disent : « Sortez en dehors : recherchez le bonheur en vous divertissant. » Et cela n’est pas vrai. Les maladies viennent. Le bonheur n’est ni en dehors de nous, ni en nous ; il est en Dieu, et hors et dans nous. »
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Jamais je n’aurai été plus fidèle à rien ni à personne que je ne l’ai été à cette agence du Crédit Lyonnais. Quarante ans d’amour vache, de lettres recommandées, de réconciliations. Un jour, en sortant, sur une jolie camionnette bleue, mon nom : Jean Sur, faux plafonds. Nous sommes deux Jean Sur, semble-t-il, à cette agence. L’un vend des faux plafonds, l’autre aligne des mots. Pareil ?
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En gros, j’aime plutôt les gens. Sauf ceux qui prétendent mener les autres au bonheur, résoudre leurs problèmes, se dévouer pour eux, etc. Mon oreille reste fine : ceux-là chantent faux. Les couinements féroces de Sœur Emmanuelle. Pourtant, mieux encore que la dame aux insectes, elle s’occupe des infortunés. Navré. Je suis devenu philanthropophobe.
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Décembre. Entre le Téléthon et la dinde, la crasse. Que peut bricoler Noël là-dedans ? Pourvu que le petit Jésus n’oublie pas son balai ! J’ai intérêt à dire ça tout de suite. Dans quelques années, quand il y aura un Ministère du Langage et des Relations Modernes, ça me coûtera cher.
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Pour être cultivée, elle l’était, la dame, et aimait à le faire savoir. Nippée classe avec ça ; et la bonne cinquantaine tout ce qu’il y a de plus agréable. Avais-je eu tort de penser que le grand institut de formation où elle me recevait était une réserve d’abrutis ? Trois heures avec elle, et j’étais allé de surprise en surprise. Misérable parano, j’ouvrais enfin les yeux sur ma mauvaise foi. J’accueillis presque avec honte sa proposition de collaboration. Puis je pris congé, osant à peine la regarder. Elle me rappela. Elle avait oublié, fit-elle avec un sourire un peu forcé, une petite formalité. Puisque j’allais peut-être devenir un nouveau collaborateur, l’habitude était, enfin ce n’était pas obligatoire, mais souhaitable quand même, très souhaitable, et puis, n’est-ce pas, chaque société a ses habitudes, enfin, si je voulais bien écrire quelques lignes de ma main pour qu’à l’occasion, seulement à l’occasion, un ami graphologue qu’elle serait d’ailleurs très contente de me présenter un jour, puisse, mais vraiment à l’occasion… Elle me tendit une feuille, se détourna avec pudeur. J’écrivis quatre lignes d’un jet, pliai le papier, et, retrouvant soudain mes esprits, la remerciai avec chaleur de son accueil. Elle travaillait au sommet du building, comme l’exigeait sa fonction. J’eus le temps de déguster, étage après étage, tout ce que les méchancetés que je venais de lui adresser m’avaient fait perdre : de l’argent, une idée rassurante de moi-même, quelques voyages, de bonnes conversations bien culturelles et, pourquoi pas ? le charme que quelques rides ajoutaient à son visage.
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L’ouvrier a monté tout seul l’énorme ballon à eau chaude. Il l’a déballé soigneusement, puis a lâché un juron discret. Un ballon vertical, quand il le fallait horizontal ! Il a téléphoné à son collègue, qui a appelé le fournisseur. Le collègue a rappelé. Qu’avait dit le fournisseur ? Ceci : « Il n’a pas bousillé le carton, au moins ? » Sisyphe a redescendu le ballon sur son dos, s’imaginant toujours heureux.
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Qu’est-ce qu’il lui prend ce soir ? Son kiosque est ouvert et éclairé, mais il en a barré l’accès par un demi-cercle de présentoirs. Il est là ? Il n’est pas là ? Si ! Sa tête vient de sortir des journaux, là, à droite ! Disparue. Non, la revoici ! Ce qu’il fait ? Sa prière, naturellement. « Ça dure longtemps ? » me demande une cliente avec un peu d’inquiétude et pas mal de respect.
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André Glucksmann et Edgar Morin, chacun à sa manière, pensent que la solution de nos maux est dans l’amour. Difficile de les contredire. À cela près que sonner l’amour pour arranger les choses, ce n’est pas correct. L’amour n’est pas là pour faire le ménage. Ce n’est pas une solution, c’est une irruption. Il ne se préconise pas, il se reconnaît. Il n’est pas à notre disposition, c’est nous qui sommes à la sienne. J’imagine le crêpage de chignons si on convoquait un colloque Amour et désordre mondial ! Pour tout avouer, j’attends davantage, pour le progrès de la vie publique, d’un loyal « Je vous emmerde » que d’un inquiétant « Je vous aime ».
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Ce retraité prépare un CV et une lettre de motivation pour solliciter un poste de bénévole dans une association. Eh ! oui ! En écoutant les travailleurs, je le pressentais. La nécessité de gagner sa vie, cette évidence trop évidente, n’est pas le fond du problème. Ce que presque tout le monde demande à la société, c’est une occasion de soumission. Si on ne veut pas le comprendre, en avant pour la mauvaise foi, les discutailleries avec le Baron, etc.
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En France, pour les immigrés, une seule solution : l’intégration critique. L’expression est d’ailleurs pléonastique : comment s’intégrer autrement à la culture française puisque, sauf erreur, elle est critique ?
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De ses deux mains, elle tente rageusement d’enfoncer dans la boîte à lettres une enveloppe épaisse et flasque qu’elle tord et martyrise. Je lui suggère de la déposer au guichet. Hurlement. « Le facteur n’a qu’à mieux faire son travail ! » Le temps que j’interprète ce sibyllin courroux, elle a disparu. Je reste avec ma petite lettre ordinaire que je ne sais comment fourrer dans la boîte sans que le monstre mou de la folie ne la digère.
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Je suis atterré par la morgue des apparatchiks de la modernité vertueuse. Quand un professeur va glaner chez Voltaire, chez Diderot, chez Rousseau, quelques phrases sur les femmes qui ne correspondent pas aux conceptions de notre époque, quand il s’en étrangle d’indignation au point qu’on craint qu’il ne procède, séance tenante, à l’expulsion d’une bonne moitié des locataires du Panthéon, qui est-il ? Un intégriste, un intégriste en tout point semblable à ceux de là-bas ou d’ici. Comme eux, au bénéfice d’une passion simpliste, il nie la dimension historique de la pensée. Comme eux, il refuse toute mise en perspective. Comme eux, il colle au littéral mais, lui, d’une manière étrangement rétroactive. Les intégristes habituels refusent le présent au nom du passé. L’intégriste de la modernité, plus ambitieux, s’en prend au passé au nom du présent comme si, ayant atteint le sommet de la connaissance, il pouvait avoir de l’Histoire une vision à la fois panoramique et synchronique. L’avantage de la position sublime où il se juche, c’est qu’on n’y court pas le moindre risque. Perché sur la bonne branche, les bras tendrement serrés autour du cou de la grosse bête qui l’allaite, il peut paisiblement parler progrès, qu’il confond peut-être parfois avec avancement. Que répond l’inquisiteur quand on lui pose une question sur le siècle numéro 21 ? Qu’il ne lui appartient pas de porter des jugements de valeur. Magnifique ! Vraiment, il n’y a rien à dire sur le siècle numéro 21 ? Allons, c’est moins fatigant de tomber à bras raccourcis sur le pauvre Jean-Jacques, quitte à aggraver sa manie de la persécution ! Jacques Berque me parlait, en confidence, des liens étroits de certains orientalistes de jadis avec ce qu’on appelait alors le Renseignement. Inventera-t-on des contrôleurs des vertus passées qui réuniraient les compétences des indics, des policiers et des procureurs ? Que pensent les étudiants de tout cela ? Ont-ils encore le temps de penser quelque chose ? Leur a-t-on parlé, au moins, de l’horrible époque du fluide glacial et des boules puantes ?
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Vous voulez faire un parcours sans fautes ? Demandez aux fourmis.
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Comment Big Brother appelle-t-il ce repérage par l’œil auquel son sens élevé de la fraternité va lui faire un devoir de nous soumettre ? L’empreinte crétinienne ?
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L’éducation et la formation bourgeoises, quand aucun accident ne les détourne de leur destin ordinaire et qu’elles conduisent, comme prévu, à la flagornerie ou au mépris et, en tout cas, à l’obsession des postes, exposent la personnalité à un sinistre auquel il est rare qu’elle réchappe. Les sentiments habituels, chassés à la périphérie, centrifugés par le tourbillon d’angoisse narcissique de la vanité et de l’ambition, n’existent bientôt plus qu’à l’état de bribes, de paillettes, d’éclats – au sens où l’on parle d’éclats de chocolat – ou demeurent en suspension, comme la pulpe d’orange dans le jus. Le maelström central, machine à ne rien faire, organise tout, contrôle tout, commande tout. La vraie difficulté du bourgeois réussi est de s’accommoder d’une si exigeante passion, de tâcher d’en masquer, autant qu’il est possible, l’encombrante, et parfois obscène, vacuité. Tel est le rôle de l’idéalisme : mettre des mots sur rien. Je ne connais pas de grand bourgeois qui, le plus sincèrement du monde, ne soit persuadé d’avoir donné un sens à sa vie. Longtemps, fasciné par le pouvoir d’aspiration de cette rhétorique anxieuse, j’ai cru qu’elle cachait quelque chose en son fond. Elle ne cache rien. D’ailleurs, elle n’a pas de fond. Je passais à portée : par habitude, la pieuvre lançait un bras.
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Parfois, au centre, il y a un feu. Alors, on n’est plus en territoire bourgeois. Constamment alimenté par l’intelligence et l’action, comme chez Jacques Berque. Fantasque, imprévisible, dangereux, comme chez Maurice Clavel. Lumineux et serein, comme chez Stanislas Fumet. Et tant d’autres, feux de brindilles, feux de fortes bûches, feux d’un instant, feux de toute une vie. Ils me manquent, ces feux. Je vois bien ce que peuvent penser les jeunes. Qu’il y avait quand même un peu de théâtre là-dedans. Juste. Il arrivait à quelques pétards de vanité périphérique d’éclater. À la différence des bourgeois, elle se tenait autour, la vanité, pas au centre. Mais la vérité de ces feux se lisait dans les étincelles qui en jaillissaient et qui, si brillantes qu’elles fussent, ne parlaient jamais que du simple. À Asquins, près de Vézelay, on lit, sur la tombe de Clavel, qui était le plus remuant, le plus tourmenté, le plus fou, le verset de saint Matthieu dans lequel le Christ remercie le Père d’avoir révélé ces choses non pas aux puissants ni aux riches, mais aux petits et aux pauvres.
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Il est avec nous, le feu. Je n’en ai pas la preuve. Je le crois, je fais l’acte de le croire. Rien n’est plus raisonnable, ni plus désirable. Après tout, s’il se fait si discret, c’est peut-être pour que nous le cherchions mieux. Dans un très bel article de 1992, Bertrand Poirot-Delpech soutient que Clavel « aura illustré l’extinction d’une croyance trois fois millénaire dans la tirade qui tue et qui sauve, dans la formule qui fait bouger âmes et événements ». Rien ne se joue plus en fortissimo, c’est vrai, mais d’autres harmonies se préparent. Et d’autres dangers. Si j’avais un conseil à donner aux jeunes, je leur dirais de prendre garde à la conception, typiquement bourgeoise, du monde comme chantier, du monde comme terrain. Quand ils s’évertuent à couper les bras innombrables au fur et à mesure que la pieuvre les jette dans l’actualité, la bête sent que, malgré eux, ils lui rendent hommage ; et l’angoisse, en secret, leur confirme qu’elle a raison. « Venez à mon chantier, dit le monstre, vous y êtes les bienvenus ! Critiquez, attaquez, mordez : tout cela est caresse pour moi. Le terrain, comprenez-vous, vous êtes sur mon terrain. Je n’y risque rien. Tout s’y transforme en moi, même votre générosité. Une seule chose me blesserait à mort : qu’il y ait de l’ailleurs, que vous soyez ailleurs, que vous soyez d’ailleurs. »
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Ailleurs ? Quel ailleurs ? Celui qui est en nous tout simplement ! Celui dont nous faisons constamment l’expérience. De quoi d’autre pourrions-nous sérieusement parler ? Si Dieu existe, où nous rejoint-il, sinon en nous-mêmes ?
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RFI. Les gamins des banlieues expliquent qu’ils veulent se donner une meilleure image. Mais leur passif est si lourd qu’ils ne sont pas certains de réussir à l’imposer. Il n’est pas vrai qu’ils ne soient que des racailles : eux aussi, ils en sont persuadés, peuvent réussir. Voilà. Les psychomachins, les sociotrucs et les dévoués en tout genre ont réussi : les quartiers parlent comme le business. La modernité a eu leur peau. Le rap, c’est râpé. Imposer une nouvelle image, prouver la valeur par la réussite : message reçu. Contre-épreuve : inversons le jeu. Les bandes rivales des téléphones mobiles s’affrontent maintenant en plein jour. Bilan des violences : des milliers de salariés menacés de chômage. Une zone de non-droit s’est installée dans les affaires. Les responsables politiques n’osent plus y mettre les pieds. Une mission a été envoyée à New York pour étudier les méthodes mises en œuvre par les spécialistes américains.
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Si j’étais responsable politique, ou patron, et que mon pouvoir fût menacé, je n’aurais qu’un mot à la bouche : le concret. Premier avantage, mes interlocuteurs viendraient nécessairement se prendre dans mes filets. Le concret est toujours affaire de moyens, et c’est le pouvoir qui dispose des moyens. Je pourrais donc, du même coup, leur montrer à quel point je suis attentif à leurs préoccupations et leur assener des leçons de réalisme qui trouveraient nécessairement des complicités dans leur culpabilité. Deuxième avantage, en les collant au désir immédiat et au matériel par la glu du concret, je renforcerais en eux l’idée de la primauté absolue de ces catégories ; je les débarrasserais ainsi de leurs scrupules et chasserais de leur crâne toute tentation de critiquer les principes qui m’assurent la prépondérance. Tout cela est évident ; quiconque a observé plus d’un quart d’heure le fonctionnement d’un groupe humain l’a compris. Je trouve donc naturel que les dirigeants et les patrons en tout genre jouent le concret gagnant. Je reste par contre fortement étonné de voir leurs opposants politiques, associatifs, syndicaux entrer comme des moutons dans la bergerie de cette problématique. Rien ne permet de les croire franchement plus sots que la moyenne. Alors, l’intention de tromper ? Leurs avocats plaideront qu’incapables de s’arracher aux jeux de miroirs de la représentation, il leur reste à traîner leurs rêves dans les satisfactions fades de la négociation et les petites gâteries mondaines qui les pimentent.
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Le cerveau humain n’est pas un ordinateur. Un livre récent de Gérard Pommier nous délivre de l’absurde comparaison qui nourrit les analyses cognitivistes et comportementalistes. À ses explications savantes, je veux, revenant sur un thème déjà abordé ici, joindre l’annexe de mon témoignage. Le cerveau humain n’est pas un ordinateur mais il y a des raisons puissantes, au pays des Lumières, pour faire croire aux salariés des entreprises qu’il en est un, et des plus sommaires. Je ne souhaite pas imiter le docteur Knock qui s’exaltait en songeant qu’à l’instant où il parlait, des milliers de thermomètres brandis par des milliers de malades s’apprêtaient à rendre leur verdict. Pourtant, à l’heure où j’écris, d’un bout à l’autre de la France, des gens qui n’ont pas eu la possibilité d’étudier, ou qu’on a dressés à se fier aux beaux parleurs, s’imaginent sonder les reins et les cœurs quand un sansonnet surpayé découvre à leurs yeux éblouis ce qu’il appelle pompeusement la Théorie de la communication. L’émetteur, le récepteur, le message : voilà, plus ou moins savamment déclinée, toute la science de ce bel oiseau. J’accepte qu’on ironise sur la bénignité de mes indignations. À cela près que, si le lien entre les humains est le message, le monde est une boutique ; et la solitude, notre indépassable destin. Nous ne nous rencontrons plus ni dans les bases ni sur les sommets : nous vivons dans la prison du technico-commercial. La culture, la morale, l’éthique, l’idée du bonheur ? Des aérosols pour en renouveler l’atmosphère dans l’intérêt de la productivité. En un mot, le monde est une entreprise et l’entreprise, c’est le monde. Voilà trente ans que les salariés du privé et du public sont délibérément intoxiqués par cette saloperie. Y croient-ils vraiment ? Ils voient bien que l’humanité ne fonctionne pas ainsi. Ils font semblant. Mais c’est cela qu’on veut d’eux : qu’ils fassent semblant. Leur quant-à-soi ne gêne personne : la seule chose qui importe, c’est que leur quant-à-nous se taise.
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Des veaux, disait De Gaulle. Des cons, renchérit, paraît-il, son successeur. Je veux bien. La réaction de tant de mes concitoyens à l’égard de la Turquie ne me pousse pas à une énorme indulgence. Je ne ferai pas le bégueule pour une épithète un peu hard. À une condition. Si l’on pense que les gens sont des veaux ou des cons, on ne peut pas les laisser empoisonner par la clique managériale et sa claque médiatique. On me répondra que, là-dessus, le pouvoir n’a pas de pouvoir. Objection refusée. Un responsable peut toujours parler. Un responsable, même politiquement et juridiquement désarmé, peut toujours favoriser l’éclosion du quant-à-nous. Son quant-à-soi, en tout cas, ne produit pas de meilleurs effets que celui des veaux, ni des cons.
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Je feuillette une suite d’interviews récemment menées auprès de jeunes adultes. Jusqu’au mariage, on s’amuse ; après, place aux choses sérieuses : ce refrain m’horrifiait déjà il y a cinquante ans. Sont-ils sincères ? Pensent-ils convenable de parler ainsi ? Tout ça a un goût de salle de séjour trop briquée, de vaisselle du dimanche, de confidences sur la bagnole. Quel ennui ! Sinistre, cette idée fonctionnelle du plaisir ! Et l’amour, pour se ranger ! Voir plus haut : Picasso et le magasinier, Glucksmann, Morin. Je sais bien que beaucoup de gens vivent ainsi, pas plus mal que d’autres. Je ne veux pas faire le méchant. J’ai toujours été secrètement ému par ces vies patiemment composées. Je les fustige volontiers, mais je garde une réelle tendresse pour elles. La vaisselle du dimanche, au fond, ne me déplaît pas du tout. Le problème, c’est qu’à l’instant précis où s’exerce cette tendresse, elle agit, bien involontairement, comme un révélateur : ce qu’elle fait sourdre dans les gens de nostalgie, d’insatisfaction, de résignation m’est insupportable. Je ne m’en prends pas à la salle de séjour, à la bagnole, aux pots de fleurs. Ça ou autre chose ! Bibliothèques, tavernes, bordels, églises, tout est salle de séjour ! Je m’en prends à l’idée qu’il existerait, sur cette terre, des lieux où, tant bien que mal, on pourrait se donner le droit de vivre sans vivre.
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J’aime flirter avec les textes, ouvrir un livre au hasard, passer à un autre, écrire trois mots, touiller le tout dans l’imaginaire. Imbécile que je suis, je me le reproche, et m’applique encore à lire de la première à la dernière ligne ! Rassure-toi, petit ! Les vers ne te mettront pas de notes !
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L’émulation, c’est quand nous cherchons ensemble à faire mieux ce que nous faisons. C’est un sentiment noble, tourné vers l’intérêt général. Son ressort est l’amitié : pour ceux avec qui l’on travaille, pour ceux pour qui l’on travaille. La compétition, c’est quand nous voulons la peau de l’autre parce que la violence nous habite. Quels que soient les prétextes qu’elle mette en avant, elle est ignoble. Il n’est pas vrai qu’elle soit inscrite dans la nature des choses : seulement dans la logique de la veulerie. Mais, heureusement, la vie, c’est toujours la cour de récréation : que l’un d’entre nous dise « Je ne joue plus », voici les autres obligés de se poser des questions. Le petit jeu misérable et obsessionnel de la modernité ou le jeu immense et trouble de la vie : pensez ce que vous voulez de ce que vous voulez, voilà la question qui vous est posée aujourd’hui et qui vous sera posée demain. Personne n’a la solution pour personne. Silence, mystère, confiance, amitié.
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« La vie n’est pas un bouquet de conséquences », disait Léon-Paul Fargue. Abrutis par l’obligation d’afficher notre image, rendus fous par le devoir universel d’expliquer, nous finissons par devenir nos propres avocats, nos propres représentants. Tel est le fond de la logique de guerre : personne ne parle plus à personne. Nous nous hérissons d’arguments ; ce sont nos armes à feu. Notre peur de nous-mêmes nous lance inconsidérément sur l’autoroute de la causalité. Mauvaise défense. Pour se décoller de la société mécanique, il faut se décoller de soi. Suspendre son jugement. Prendre le temps de se promener dans ses rêves. Refuser la tyrannie du dialogue. Ne jamais se croire obligé de répondre. Face à l’agressivité, et à la peur qui la provoque, le raisonnement à quia : parce que, un point c’est tout. Pratiquer l’ignorance créatrice. N’accepter que les rôles cuisinés maison. Ne jamais se justifier, surtout à ses propres yeux. Ne pas résister au simple, qui n’est jamais le proclamé, ni au complexe, qui n’est jamais le compliqué.
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Curieux. Après avoir écrit ces lignes, je retrouve le sentiment de désolation qui m’assiégeait à la fin de chaque session. « Qu’est-ce que j’ai encore raconté ? Je ne peux donc pas me taire ? Je me prends pour qui, pour quoi ? Va te cacher. Va délirer un peu. Insupportable d’être ainsi reconduit à soi-même. C’est la dernière fois que je me livre comme ça. Je ferais mieux de m’occuper de ma pagaille. Désormais, je ferai technique, je ferai détaché. Tout ça se paye trop cher en orgueil égratigné, en désillusion. L’atterrissage est trop dur. L’image, je le jure, je jouerai l’image. » La prochaine fois sera comme celle-ci : ce n’est pas à moi que j’aurai affaire, mais aux autres. Et la folie de les rejoindre me reprendra. Tant pis. Arrivera ce qui arrivera. Va où tu veux, meurs où tu dois.

(18 décembre 2004)