Le saumon des hannetons

LE MARCHÉ VIII

Longtemps, j’ai déjeuné avec des hannetons. Je surnommais ainsi les dirigeants des entreprises. Non que leur silhouette, soumise à l’ascèse de la minceur, évoquât l’épaisse carapace, la puissante carrosserie de ces coléoptères. Quant aux pièces buccales broyeuses, elles leur auraient été inutiles pour venir à bout du saumon que, trois fois sur quatre, ils me conseillaient. L’image me venait du temps de mes grands-parents. Pas un petit campagnard d’alors qui n’ait pris un vilain plaisir à baigner cet insecte dans l’encrier encastré dans sa table d’écolier, puis à le lâcher dans la classe après avoir attaché un long fil à une de ses pattes. Et le hanneton d’explorer les limites de sa liberté, affolé et bourdonnant ; de se poser sur un cahier, sur un rideau, sur le bureau du maître en signant d’un beau pâté violet chacune de ses tentatives d’évasion. Des hannetons, oui, les nobles seigneurs des affaires sont ces hannetons-là. Il faut dire que ma réputation sulfureuse de formateur contestataire, qu’on disait tantôt trotskiste, tantôt maoïste, tantôt émule de Savonarole et, en tout cas, soixante-huitard, les obligeait à célébrer avec admiration l’immense liberté de pensée qu’ils me prêtaient, liberté si audacieuse qu’elle pouvait aller, horresco referens, jusqu’à la transgression, mot terrible dans leur bouche, capable de nuire à la digestion du saumon. Tant que j’étais dans la place, ils faisaient mine de ne s’étonner de rien et me passaient tout, attendant le premier prétexte pour me virer, ce qui ne prenait jamais beaucoup de temps. Soucieux de me plaire et aussi, probablement, de réanimer en eux le goût adolescent de l’impossible, ces gens-là se mettaient en devoir de célébrer la liberté avec un enthousiasme qui me laissait pantois. Jamais je n’aurais trouvé de tels accents. Pour moi, obscur combattant de l’existence, la liberté est une femme bien difficile à vivre, et fort ingrate ; le lien qui m’attache à elle doit être noué bien serré pour que je ne la plante pas là. En tout cas, je n’ai pas la moindre envie de chanter ses louanges ni de m’extasier sur ses formes. Ces coléoptères supérieurs, eux, n’étaient pas avares de lyrisme. J’en ai vu des dizaines au bord des larmes. Ivres de liberté, affamés de relations vraies. Flatulents d’humanisme. Ils parlaient de leur premier patron comme de l’éveilleur de leur âme. Leur vie dans l’entreprise était un itinéraire initiatique. La philosophie y suintait de partout. Ils veillaient au devenir de leur jeune secrétaire avec le désintéressement de la tendresse paternelle. Ils me prenaient à témoin, pathétiquement : quoi d’autre que l’humain qui ait quelque valeur? Je l’avoue : il leur arrivait d’être touchants. Mais, quoi qu’ils disent, quoi qu’ils tentent pour s’évader, de tous leurs élans désespérés, je ne voyais que le fil qui les attachait à l’entreprise, à leur morale plate, à leur peur. J’attendais le moment où, pour donner naissance à ce double d’eux-mêmes dont ils prenaient soudain une conscience aiguë et puissamment spirituelle, ils allaient crever d’un coup de fourchette la poche aux confidences. Je me penchais vers eux, ils se penchaient vers moi. Nos têtes étaient un Rialto au-dessus des salmonidés. C’est alors qu’invariablement, après d’immenses protestations de tendresse à l’égard de leur légitime, voire de leur régulière, les hannetons, d’une façon aussi prévisible que le résultat d’un penalty de Zidane devant un gardien manchot, me laissaient deviner les affres de leur sexualité. C’était là le Rubicon qu’ils ne passaient jamais : le fil n’allait pas au-delà. À partir de ce point commençait la retraite désenchantée, le retour dans l’atmosphère. Ils se redressaient sur leur siège, sortaient un calepin, retrouvaient un ton plus ferme. Ils étaient vraiment contents de s’être exprimés aussi librement et ils espéraient bien que les stagiaires pourraient en faire autant. Mais évidemment, ajoutaient-ils à l’instant où ils déposaient leur carte de crédit dans le pli de la note, évidemment, Monsieur Sur, dans les limites que peut tolérer l’entreprise !
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Cette femme résume en quelques phrases sa vie professionnelle. Pendant dix longues années, elle a « fait le petit robot » dans une usine. Rien à en dire. Ensuite, elle a placé des postes de télévision dans les hôpitaux. L’intérêt de la chose était médiocre mais l’amitié des malades lui était une source constante de bonheur et de réflexion. Quand la société qui l’employait a disparu, elle avait cinquante-six ans. Elle s’est alors souvenue que ses grands-parents avaient longtemps tenu un dancing à Ménilmontant et qu’à dix ans elle y poussait la chansonnette. Comme elle avait gardé sa belle voix, elle a décidé de se faire chanteuse. Elle promène maintenant son numéro dans les maisons de retraite, dans les fêtes, partout où on l’appelle ; un cabaret connu lui a même ouvert ses portes. Cet itinéraire d’affirmation et de dégagement me plaît beaucoup. Chanter sa chanson, c’est ce qu’on peut faire de mieux pour soi et de moins mal pour les autres.
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La contradiction entre les devoirs, ou Corneille au super. Un pauvre bonhomme tout triste, tout vieux, tout gris, tout penché fait sonner le détecteur : une boîte de sardines, peut-être. Pas de vigiles à l’horizon, il pourrait filer. Mais les caissières l’ont entendu, elles l’en empêchent. Je les connais toutes les trois : une Africaine, une Algérienne, une Portugaise. J’ai envie de leur suggérer de lui foutre la paix. Non. Ne pas les priver de ce petit drame. À elles de trouver. Dans leur tête, tout s’emmêle : conscience professionnelle, goût de leur petit pouvoir, léger sadisme, mais aussi embarras, mécontentement de soi, honte. Une des trois finit par appeler la Sécurité tout en maugréant que ce n’est pas son métier de faire la police. Revendication plus servilité, voilà une intégration que les sociologues aux ordres trouveront très réussie. Bon Noël, Monoprix ! Moi, je me sauve. Comme un voleur.
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Il fait frais ce matin, le soleil d’hiver est doux, la ville lavée d’elle-même. C’est le même bonheur pour rien qui m’enveloppait sur le balcon de mon enfance. Je me sens presque bon. Je suis au monde. Ai-je jamais vibré à autre chose qu’à cette glorieuse simplicité ? La nature. Quelqu’un. Un instant souverain. Pourquoi diable ai-je tant disserté ? Pourquoi ai-je pris feu pour tant d’idées contradictoires, pour tant de montages tordus ? Pourquoi ? Mais parce qu’il ne nous suffit pas d’être heureux : il nous faut dire que nous le sommes. Et nous cherchons les mots sans les trouver, et nous nous exaltons pour les premiers qui se présentent et les défendons avec d’autant plus d’énergie que nous les savons inadéquats. Mais le bonheur n’est l’invention de personne.
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Ce jour-là, une fois de plus, on fêtait Victor Hugo. Les amis étaient là. Sur le livre d’or, ils y allaient de leur compliment. Un homme à la belle allure se penche et se redresse aussitôt. Sur le livre d’or, un seul mot : Lamartine. « Il comprendra », glisse-t-il à Madame Victor Hugo.
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Placer son âme comme on place sa voix.
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J’appelle démocratie un régime dans lequel chacun peut donner aux autres et à la cité ce qu’il a de meilleur, de plus libre, de plus vrai. Le règne de l’argent et de la volonté de puissance fait de la démocratie un dangereux à-peu-près. Sous la tyrannie, on peut espérer abattre le tyran ; dans la démocratie truquée, chaque citoyen devient à soi-même sa raison de désespérer. J’entends bien ce qu’on ne cesse de me dire : qu’il n’y a pas de régime parfait, que le mieux est l’ennemi du bien, qu’il faut compter avec la faiblesse humaine et la complexité des choses, etc. Soit. Mais celui qui me prodigue de si sages conseils, si je ne le vois pas tout occupé à élargir sa vie et celle de son prochain, si sa prétendue modération lui est un alibi pour justifier à son profit la servilité et l’insignifiance, je le déteste plus encore, ce faussaire, que je ne déteste le cynique le plus éhonté.
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Une politique de proximité ? Merci beaucoup. Gardez vos distances, je vous prie.
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Je ne puis éprouver une vraie sympathie pour les gens que je ne sens pas taraudés par la sourde passion d’échapper à la décourageante pesanteur qui nous accable. Sans cette mise à distance du monde, qui ne s’exprime pas forcément par des mots, les plus belles vertus, le courage, la générosité elle-même, s’entachent d’une résignation qui les annule. En revanche, rien ne peut me rendre plus d’énergie que de sentir en quelqu’un la volonté de ne pas se laisser dévorer par ce mensonge diffus, ces séductions captieuses, ce langage mielleux, toute cette débâcle peinturlurée en victoire. La fierté de vivre, le goût des autres, la rage de ne pas sombrer, voilà les mouvements élémentaires qui fondent cette résistance ; elle s’exprime par une colère dépourvue de haine et par un parti pris d’expression dénué d’orgueil.
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Vous dépensez trop d’énergie à m’expliquer que rien n’est si grave, qu’il suffit d’un peu de bonne volonté, de travailler honnêtement, de se comporter correctement. Votre désir de faire la part du feu est touchant, au moins tant qu’il est sincère. Mais le feu, je le vois qui vous cerne et qui vous brûle, et votre raisonnable discours l’alimente.
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La modernité, cet hippopotame du non-sens, est-il même nécessaire de la combattre ? Le mieux ne serait-il pas de la dédaigner ? Est-ce possible ? Un petit pas de côté, et on la voit galoper comme une idiote derrière ses performances, crachant ses slogans de tous ses médias, rameutant les névroses qui traînent, fraternelle à toute suffisance. Discuter avec elle, l’analyser ? Encore ? De grâce ! Elles encombrent jusqu’à mes cabinets, les piles de bouquins critiques ! Fini, ça ! Qu’elle aille se faire commenter ailleurs ! Je reste sur le quai de moi-même, les yeux clos à cause de la poussière qu’elle soulève, et qui retombera. Que cette énorme chose est peu de chose ! Elle tient presque toute la place, non pas toute la place.
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L’autonomie est pour vous le fin du fin ? Tous les goûts sont dans la nature. C’est votre choix, comme dit Marianne ! Mais vous voudriez que je me batte pour cette lubie, que je parte en guerre pour vous aider à vous enfermer dans vos frontières ?
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Allez, les élections arrivent, il va être bientôt l’heure de sauver encore une fois la République ! Debout, les morts ! Direction le simulacre, marche ! À droite, marche ! À gauche, marche !
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Il faudrait prêter un peu plus d’attention à certains propos de Jean-Marie Le Pen qui ne risquent pas de le mener devant un tribunal mais qui en font, au contraire, le chantre d’apparentes vérités premières infiniment rassurantes. Je pense par exemple à ses variations sur le thème : « J’aime mieux mes enfants que mes neveux, mes neveux que mes voisins, mes voisins que les étrangers, etc. » Cette hiérarchisation de l’amitié, quel électeur pourrait honnêtement la contester ? Elle est à la base de notre morale, de la représentation que nous nous faisons de la famille, de la vie sociale, des relations internationales. Pourquoi l’extrême droite se saisit-elle donc d’une idée aussi consensuelle ? Pas seulement, à mon sens, parce qu’elle conforte ses positions sur l’émigration ou ses penchants nationalistes. Comme l’homme du ressentiment, dont parlait Max Scheler, l’extrême droite se reconnaît à son extrême acuité de perception. Ne parlons pas de lucidité : dans lucidité, il y a lux, lumière, et elle vit au pays des ombres ; parlons plutôt d’une complicité instinctive avec la négation. L’homme du ressentiment porte en soi un archaïsme finement élaboré. Ses défenses sont constamment en alerte. Il est fréquent qu’il perçoive la réalité plus vite que l’homme de la lucidité. Ce que pressentent aujourd’hui les partisans les plus perspicaces de Jean-Marie Le Pen, c’est que les bouleversements dus à la modernité ont mis en évidence le caractère régressif de cette hiérarchisation de l’amitié. Cette idée ne va pas – ou ne va plus – de soi ; il y a gros à parier qu’elle va être soumise à une révision déchirante et que cela sera insupportable, non seulement aux partisans du Front national, mais encore à l’ensemble de la bourgeoisie, grande, moyenne ou petite, de droite, du centre, ou de la gauche, extrême ou modérée. La hiérarchisation de l’amitié, cette absurdité mesquine, est le fruit adultérin des amours perverses du christianisme et de la bourgeoisie. Comment, du proche au moins proche et du moins proche au lointain, l’amitié pourrait-elle se dégrader ? Qu’est-ce que l’entropie en amitié ou en amour, sinon une fumisterie fondamentaliste, ou encore commerciale ? L’amour n’est-il pas nécessairement diffusif de soi ? La hiérarchisation de l’amitié, c’est le contraire de l’amitié, sa négation. Le monde où l’on préfère le prochain, c’est le monde de la propriété bourgeoise, de l’individu roi, de sa fatuité imbécile, de sa volonté infantile d’être au centre. Ce climat est aussi anti-évangélique que possible ; plutôt que de fatiguer leur clientèle avec des histoires de préservatifs, les théologiens et penseurs officiels du christianisme, si leurs silences étaient moins politiques, mettraient l’accent sur cette monumentale imposture : aimer son prochain, c’est le contraire de préférer son prochain. On comprend très bien, par contre, pourquoi le Front national insiste sur un thème infiniment porteur pour sa propagande ; d’autant que ses adversaires sont bien incapables de s’opposer à lui sur ce point et que le bagage des lycéens est encore un peu léger pour leur permettre de savoir pourquoi, au juste, il leur faut périodiquement traîner leurs baskets sur le macadam.
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Ne faisons surtout pas semblant de comprendre. Contentons-nous de flairer une transformation qui n’a actuellement de traduction possible dans aucun langage politique, ni probablement philosophique, que personne ne peut revendiquer, mais qui n’est nullement hors de portée de la raison. L’idée que nous avons, vous et moi, de notre présence au monde est entièrement à revoir. Nous n’y sommes pour rien. Ça aurait pu ne pas nous arriver. Nous vivons à ce moment de l’Histoire : ça nous arrive. Transformation si radicale qu’il est aussi stupide de vouloir s’y opposer que de prétendre la favoriser. Qui changera à peu près tout, nos relations, notre idée de la famille, du travail, de la sexualité, de l’amour, à peu près tout sauf, sans doute, cette extrême pointe de nous-mêmes qui nous rend si attentifs à la moindre apparition furtive du vrai et qui nous fait voir dans les assauts furieux de la violence, en nous et hors de nous, les ultimes convulsions de ce qui n’a jamais vraiment vécu.
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La logique folle du management, bréviaire de la pensée politique moderne, consiste à séparer radicalement le fait et l’intention, baptisée objectif. On réduit la durée des prestations de chômage : l’objectif n’est pas de sanctionner, mais de favoriser l’insertion. On dérembourse certains médicaments, on ferme des lits dans les hôpitaux : l’objectif, c’est que les gens se soignent mieux. Je me rappelle une visite que j’avais faite à Gabriel Marcel, en 1961, à mon retour d’Algérie. Nous parlions de la torture, de l’action psychologique, des sophismes qu’elles déchaînaient : « Voyez-vous, me disait-il, il me semble de plus en plus que la question des fins tient tout entière dans celle des moyens. »
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Sept cents adolescents se suicident chaque année en France. Je perçois quelque embarras dans la voix des spécialistes qui commentent ce chiffre. Les victimes ne viennent pas toutes, tant s’en faut, de milieux défavorisés ni de familles déchirées. Beaucoup de ces enfants qui, comme disait Aragon, « se sont séparés d’eux-mêmes » avaient des parents apparemment unis ; eux-mêmes étaient tenus pour paisibles, intelligents, sensibles. Ces informations me laissent amer. À une certaine époque de ma vie, j’ai observé les gosses de riches. Ils m’ont rarement été sympathiques mais j’ai souvent pensé que ces privilégiés, ces champions de la vie facile, ces héritiers de la réussite comptaient parmi les premières victimes du monde moderne. Oui, avant les gamins de banlieue, dont je serais bien mal placé pour sous-estimer les difficultés, mais qui disposent au moins, même si c’est par la violence, d’une certaine possibilité de rebond intérieur, voire de résilience, comme dit un psychiatre. Il me semble deviner quel environnement est le plus dangereux pour un enfant. Certainement pas celui des tribus cyniques où la politesse est une manœuvre, où la morgue et la vanité transmettent l’injustice comme un droit et l’inégalité comme un devoir : les jeunes mécaniques à succès qui s’y font les quenottes seront plus dangereuses pour les autres que pour elles-mêmes ; le désordre établi sera l’arc-boutant de leur suffisance ; vaccinées dès le berceau contre toute lucidité, elles ont devant elles des carrières rectilignes de tanks myopes. L’enfer le plus brûlant n’est pas là, mais dans ces milieux terrifiants où la même contrainte sociale, parce qu’on y a encore des principes, se double d’une pruderie frileuse, d’une permanente inquiétude morale, d’un constant forcing psychologique. Ainsi de cette société bien-pensante dont l’esprit bourgeois, sans que De Gaulle ne s’en avisât, avait avalé l’eau bénite du christianisme bien avant que le buvard de la Russie n’ait bu l’encre du communisme. C’est une grande épreuve que d’essayer d’être jeune dans un tel milieu. L’obligation pesante de réussir s’y colore d’un masochisme distingué. On s’y prépare à conduire le peuple sur des voies que la délicatesse oblige à juger indignes de soi. Ces pauvres petits sont condamnés à n’être jamais là où ils sont ; marionnettes pâlichonnes des contradictions de leurs parents, ils ne peuvent avancer d’un pas sans reculer de deux. Alors, parfois, le gouffre. Je me suis trouvé, il y a bien longtemps, devant un jeune homme fragile et sensible qui se débattait dans cette impasse. Je m’y suis bien mal pris, hélas ! J’ai tenté de le raisonner, d’en appeler à sa patience, à sa générosité, de lui rendre confiance en l’avenir. Balivernes ! S’il était encore sur cette terre à solliciter mes conseils, saurais-je être plus convaincant ? Parviendrais-je à lui montrer que ce qui le tourmente si fort n’est qu’un aspect, parmi des millions d’autres, d’un drame qui, d’une manière ou d’une autre, hantera constamment son existence ? Que respecter signifie regarder une deuxième fois ? Que respecter ses parents, ce n’est pas les nimber de je ne sais quelle auréole paralysante, mais les revoir à la lumière de ce qu’on a compris de soi, d’eux, du monde, de la vie ? Qu’il ne doit pas avoir peur de leurs peurs ? Que sa révolte est non seulement compréhensible, mais encore légitime et nécessaire ? Que, si seul qu’il se sente, il se bat non seulement pour lui, mais encore pour eux et pour bien d’autres ? Que, bien sûr, je lui souhaite que tout finisse par une réconciliation, mais qu’en attendant, son job, c’est la bagarre, parce que « c’est le vaste qui commande » ?
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Il paraît que les jeunes ne marchent plus pour l’idéologie de l’entreprise, qu’ils y travaillent correctement, comptent leurs heures, prennent leur salaire et rigolent des laïus pompeux des managers. Bravo ! Formidable progrès ! Continuez. Attention, toutefois. Si l’adversaire vous a refilé le sida de l’individualisme cynique, c’est lui qui a gagné. Non à l’idéologie de l’entreprise : d’accord. Mais oui à quoi ? Question effroyablement difficile, je sais. Tout ou presque tout, aujourd’hui, fonctionne comme l’entreprise : production, image, résultats. Seule solution : la plongée sous-marine. En soi-même. Précaution : ne pas pratiquer l’exercice seul, mais avec des gens en qui l’on a confiance.
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Une amie reprend au vol, avec une gentille ironie, l’intention que j’avais manifestée, il y a quelques mois, d’évoquer ici des questions se rapportant à ma sexualité. Elle me demande si mon idée est de faire concurrence à Catherine Millet. Trop d’honneur ! Je n’ai pas abandonné mon projet mais, en y réfléchissant, il ne me paraîtrait pas satisfaisant s’il ne me donnait l’occasion de parler aussi de mon rapport compliqué au christianisme. Deux interrogations qui ne se confondent pas mais qui, pour moi, ne sont pas étrangères l’une à l’autre. Qui auront en tout cas pesé très lourd dans ma vie. Les choses n’auraient un peu de sens que si, tirant sur un de ces deux fils, j’attrapais aussi l’autre. Rien ne m’a jamais semblé plus gentiment naïf que la scrupuleuse, la méticuleuse « honnêteté » avec laquelle Simone de Beauvoir décrit la vieillesse de Sartre, son incontinence, le fauteuil souillé, etc. On déraille quand on veut parler du corps, à plus forte raison du désir, en court-circuitant l’intériorité. La réciproque est vraie. J’ai été durablement mis en danger par le climat de spiritualité tordue qui régnait dans les milieux catholiques que j’ai fréquentés dans ma jeunesse. Dopés par une propagande d’enfer, des garçons et des filles de vingt ans, soudain entichés de théologie, jouaient aux profonds mystiques ; qu’un geste réveille quelque simplicité, que dis-je un geste ? un regard, un silence : sous le vernis spirituel craquelé, pointait la rouille des sentiments appris et des conventions éculées. Mais je ne réveillerai pas un passé qui n’importe plus guère aux jeunes générations. Tout cela fut pénible, ambigu, extrêmement lourd. Il ne serait pas inutile, par contre, de montrer qu’une vie peut se bâtir plus sûrement, en fin de compte, sur ses souffrances, sur ses doutes, voire sur ses aberrations, que sur ses prétendues constructions. Vrai pour moi ; vrai aussi, tout autrement, pour d’autres, pour de plus jeunes. Bien difficile à réaliser, ce projet. Il ne souffre ni hypocrisie ni complaisance. Ni faiblesse ni injustice. Ni autosatisfaction ni autodénigrement. Et inutile de tirer sur les ambulances. En somme, presque tout plaide contre cette entreprise ; à cela près que ne parler ni de sexe ni de religion, c’est un peu se condamner à flûter. Je devrais donc ne pas trop tarder. Ici, dans ce Marché, peut-être, par petites touches, par petites bribes de vrai péniblement arrachées. Remettre l’écriture à demain, expliquait Deleuze, c’est vouloir combler la béance.
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Vœux. Depuis mon adolescence, je répète avec satisfaction une formule apprise au patronage. Mme de Sévigné souhaite ainsi la bonne année à sa fille, Mme de Grignan : « Mon amie. Voici l’année nouvelle. Je vous la souhaite heureuse et si la continuation de mon amitié entre pour une part dans la composition de votre bonheur, vous pouvez y compter sûrement. »
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Comme bien d’autres avant moi, j’ai souvent usé de citations ; je suis heureux de constater en lisant le site Périphéries que cette tradition se perpétue. Cette façon de faire déplaisait beaucoup, après 68, à certains excités qui se prétendaient spontanéistes, spontex comme on disait alors. Ils y voyaient une manière odieusement réactionnaire de dissimuler sa pensée et ses sentiments. Il est vrai que la plupart d’entre eux n’avaient pas grand-chose à cacher et que leur idéologie taillée à la serpe s’accordait à merveille avec les manières de charretiers qu’ils affectaient. Rien ne dégoûte plus un enfant du peuple que les snobs qui veulent faire peuple. Quand elles ne servent pas de culture aux mondains, les citations sont comme des étoiles multiples qu’on choisit de ficher dans son ciel. Passant de l’une à l’autre dans les espaces interstellaires de l’émotion, on apprend peu à peu qui l’on est. Ce sont des prises pour l’esprit, des diapasons pour l’âme. On les tient, on les lâche, on en change. Elles rappellent que la pensée n’est jamais affaire solitaire et qu’il y a une révision dans toute vision, mais elles enseignent aussi que se référer est le plus sûr moyen de s’inventer. De même que les enfants les plus libres ne sont pas ceux à qui des parents précautionneux ont mesuré leurs marques d’affection, de même les esprits les plus ouverts sont-ils souvent ceux que de fortes relations d’amitié intellectuelle ont constamment jetés au-delà d’eux-mêmes. C’est en citant, en somme, qu’on apprend à penser par soi-même, comme le disait… Mais non ! Comme personne ne le disait, précisément !
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Faut-il être chinois pour voir et pour oser dire du monde où nous vivons ce qu’en verrait et en dirait un enfant ? Sommes-nous trop vieux, trop paralysés, trop mithridatisés pour réagir ? Après nous être délectés d’une incommunicabilité inventée de toutes pièces, finirons-nous, à la manière d’Alain Resnais, par exhumer des opérettes de la Belle Époque ? C’est ça notre réponse? « Il y a aussi de la prrrofondeur dans la légèreté ! », s’indignent les comédiennes. Crincrin ! Allez plutôt voir L’Enfant au violon de Chen Kaige, et recevez-le comme je l’ai reçu, comme une grâce inespérée et imméritée, comme un formidable encouragement, comme une superbe confirmation de ce qui nous occupe dans ce site. Je ne dis rien de plus. Je vous laisse l’intact de la découverte, je vous laisse devant votre réaction à vous. Un mot seulement : la dernière scène, le double concert, c’est ça, Résurgences.

(12 janvier 2004)

Tiens-toi droit

LE MARCHÉ VII

Cette dame s’appelle la Paix. Je l’ai rencontrée à Sienne, au Palazzo Pubblico, sur une grande composition d’Ambrogio Lorenzetti intitulée Les Effets du Bon et du Mauvais Gouvernement, deux allégories qui se font face dans une salle des anciens appartements des Podestats. Sa façon de s’affaler légèrement sur son siège m’a fait sourire. La Paix est une femme lucide, sympathique et peu commode. À sa gauche, sont assises ses sept compagnes, les Vertus, qui siègent avec elle côté Bon Gouvernement ; elles sont belles et attachantes, mais avec un petit air solennel, un aspect reine d’Angleterre recevant une association de retraités. La Paix les observe avec une attention extrême, une sympathie désolée. Pourquoi ces sept-là se prennent-elles pour des peintures ? C’est si simple d’être libre ! Il suffit de faire comme elle : ne jamais se laisser enfermer dans son image. On raconte que, dînant au restaurant avec Picasso, Léon-Paul Fargue fut pris d’un malaise qui le fit s’affaisser sur la banquette. Quand il se releva, il eut droit à ce diagnostic de peintre :  « Ta gueule n’est plus dans le cadre. » Eh bien ! la Paix n’est pas dans le cadre, n’y a jamais été, n’y sera jamais. L’ordre, pour elle, c’est le désordre venu du cœur : pas de pitié pour les idées arrangées, pour les sentiments tout faits. Voyez l’abandon tranquille de son corps. Et la nonchalance de sa main, qui se communique au rameau d’olivier. Voyez aussi l’intensité, la puissance de son regard, à quoi tout le visage semble ordonné. Devinez ses pensées en ordre de bataille, aussi logiquement tressées que la chevelure impeccable et complexe. La Paix ne triche ni avec les autres ni avec elle-même. Elle n’est pas du côté de ce bonjour anonyme, mécanique, satisfait, qu’il faut désormais présenter comme un justificatif, et dont l’oubli fait jaillir des flots de noir ressentiment. Pas un atome de la Paix qui ne soit solidaire, pas un qui ne soit libre. Jamais immobile, on ne la saisit qu’en la filant dans le mouvement constant qui la conduit d’elle aux autres et des autres à elle. Les Vertus, ses aînées, indiquaient les directions à suivre ou à ne pas suivre ; c’étaient des gardiennes de musée : les heures sont bien longues quand on ne sait quoi faire de soi. La Paix, elle, n’indique rien, ne propose rien ; elle n’a pas de temps pour ça. Je la vois contradictoire : active et indifférente. Sensuelle, aussi, mais réservée. Voyez qu’elle ne se soucie guère de dissimuler son corps ; mais elle ne fait pas non plus semblant de l’offrir. C’est le sien, elle n’en a pas honte. J’ai même l’impression qu’elle le trouve assez satisfaisant. Mais elle n’est pas assez cruche pour penser que, puisque ce corps-là est le sien, cela veut dire qu’il lui appartient ! La Paix n’est ni dans l’interdit, ni dans la permission. Elle vit plus profond que ça. Sa simplicité la fait, le plus souvent, discrète et silencieuse. Mais, de temps en temps, elle se paye un magnifique éclat de rire, un pied de nez à tout. Où donc ai-je pris cela ? J’ai rêvé qu’un jour elle avait accompagné son ami aux bains, et qu’elle y avait été admirablement allusive.
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On ne peut pas toujours se promener à Sienne pour y parler de Jacques Berque. Retour à Paris. Le petit immeuble est en travaux. Entre les copropriétaires, complicité de conquistadores. Conciliabules. Démonstrations d’amabilité. Union sacrée de mères et de filles qui devraient plutôt se crêper le chignon. Je ne veux pas me moquer d’eux. Puis je le veux. Puis je ne le veux plus. Tout ce petit monde s’excite petitement, et le sait. Parfois, ça déborde. Un voisin d’un étage supérieur, généralement fort paisible, en est tout émoustillé. L’autre soir, je l’ai entendu monter l’escalier en chantant à tue-tête : « Le travail, qu’est-ce que c’est chiant ! Le travail, qu’est-ce qu’on s’fait chier ! » Monsieur le Syndic me fait l’honneur d’une visite. Il sait que nous ne sommes que locataires : la visite ressemble à une inspection. Il traîne derrière lui quelques personnages qui puent l’importance vulgaire. Monsieur le Syndic a eu tort ; s’il me voulait conciliant, il eût fallu me traiter avec plus d’égards. D’ailleurs, avec les gens d’argent, il faut toujours se montrer le plus pointilleux possible, et jamais plus aimable que nécessaire. Je prendrais bien quelque plaisir à l’embêter un peu, mais j’embêterais aussi les ouvriers, des Maghrébins qui finissent leur « carême ». Aussi je leur laisse le passage libre par l’appartement pour leur épargner les plaisirs d’une moyenâgeuse plate-forme d’échafaudage à hisser en tirant sur une corde. On parle d’Alger, de Boufarik, de Blida. C’est un bon moment, la terre tourne dans le bon sens. Le lendemain, je croise Monsieur le Syndic. Il me remercie avec une émotion commerciale ; ses remerciements s’écrasent contre les boîtes à lettres. De réponse, il n’en aura pas. Mais que ce soit bien clair. Choisissant ces ouvriers maghrébins contre Monsieur le Syndic, je ne choisis pas la gauche contre la droite, la revendication contre l’ordre, le Maghreb contre la France, l’islam contre le christianisme, M. Ben Laden contre M. Bush ; je ne choisis même pas la justice contre l’injustice, ni les pauvres contre les riches : je choisis une société qui pleure ses malheurs et ses erreurs, mais qui veut encore vivre, contre cette sorte d’épicerie funéraire qu’est devenu l’Occident, où l’intelligence sert de verrou à la médiocrité, où la culture est le maquillage de la bassesse.
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De Paris à Sienne, on passe par Roissy. J’ai suggéré que cet aéroport soit utilisé seulement pour les arrivées, mais on m’a fait savoir que cette proposition avait assez peu de chances d’être retenue. Soit. Il me faudra donc encore chercher, parmi les commerces triomphants, le mince couloir réservé aux voyageurs en partance ; et méditer sur le monde moderne dans ce vaste hall qui en est une des plus belles illustrations. En haut, siège des principes, un enchevêtrement de tiges et de poutrelles inutilement compliqué, probablement destiné à rappeler la toute-puissance de la rationalité technique ; en bas, une sorte de dispatching pour passagers où d’inaudibles appels s’entrecroisent et où l’on guette comme un pigeon perdu les réactions des autres candidats à l’envol. Trois compagnies, une italienne, une française et une irlandaise se partageaient équitablement, ce jour-là, la responsabilité d’une heure et demie de retard pour une heure et demie de vol. Le vent glacé qui s’engouffre entre les marches de l’escalier de fer, le container roulant baptisé autobus qui vous cahote si longtemps que vous en oubliez que vous allez prendre l’avion, allons, je ne suis généralement pas trop râleur pour ce genre de détails et je sens bien que ma colère, bien plus qu’à l’inconfort, est due à l’atmosphère générale du lieu, à ce désert mécanique sous surveillance. J’ai pu enfin m’installer dans mon fauteuil, même si, ce jour-là, il était cassé et m’obligeait à contempler en contre-plongée le spectacle du petit appareil qui nous accueillait. Deux rangs devant, le paradis de la classe affaires ; on y a droit à du champagne, et à brailler plus fort. Un sale type ne s’en privait pas, harcelant, au-delà de l’imaginable, une hôtesse excédée dont la mâchoire tremblait frénétiquement pour stopper ses larmes quand elle vint faire devant nous l’annonce et les gestes rituels. Un peu plus tard, je lui ai demandé du vin et conseillé d’en boire, elle aussi, une gorgée ; elle m’a répondu d’une voix blanche que j’avais raison, qu’il fallait bien se remettre d’une aventure aussi palpitante. Histoire sans grande importance, on le voit, mais qui finit de la plus mauvaise manière. Quand nous défilâmes devant elle pour sortir, j’espérais que l’intonation de son « au revoir » serait un tout petit peu affectée par cet instant minuscule de complicité. Il n’en fut rien. J’étais redevenu un étranger, si j’avais jamais cessé de l’être, c’est-à-dire un client. Tout était digéré, le retard, le sale type, et moi avec. Ce monde est terrible. Il annule tout. Qu’il y ait le moins possible entre lui et moi.
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En 68, Jacques Berque est tenté d’abandonner les études arabes pour se lancer dans ce qu’il appelle un aggiornamento de la société occidentale. L’affaire ne semble intéresser personne : il renonce. Quelques décennies plus tard, il revient sur ce projet. Notre monde, dit-il, est, pour l’instant, inanalysable. Cerner ce qui change est peut-être à la portée des poètes ou des artistes, pas à celle des penseurs. Il faudrait inventer des concepts inimaginables ; à supposer même qu’on le puisse, personne ne les recevrait. À la fin de sa vie, le même Jacques Berque se promit de déposer chez un notaire, en sorte qu’il ne soit divulgué que cinquante ans après sa mort, un message dans lequel il donnerait son sentiment sur les relations entre le christianisme et l’islam. Cette façon de prendre date me semble d’une extrême loyauté. Seuls, les artistes, les poètes… Et peut-être, en ce que nous avons d’ingénu, pour peu que nous ne le refusions pas, chacun d’entre nous. Le génie est pour quelques-uns, l’ingénuité pour tous. S’y confier, envers et contre tout : c’est cela, réfléchir.
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En somme, ces filles voilées, c’est à qui les libérera le plus et le mieux. Les uns veulent les protéger des pressions archaïques, les autres du conformisme totalitaire. Mon sentiment est qu’il n’y a pas de solution. Ces excitations généreuses, mais superficielles, reposent en effet sur un postulat commun : notre société est fondamentalement absurde. S’il en était autrement, sa puissance d’entraînement suffirait pour combattre et l’archaïsme et le conformisme : le fond de ce débat, et de bien d’autres, est là. Expliquer cela aux gens, même paisiblement, même amicalement, c’est tenter de leur faire entendre ce qu’ils ne peuvent pas entendre. Non que les prestiges de la civilisation occidentale leur tiennent tellement à cœur : ils les ignorent, et s’en moquent. Mais ils sentent qu’un tel diagnostic, qu’au fond d’eux ils savent exact, menace leur manière de vivre, leur manière d’être, contredit les « repères » dont on a épaissi leur biberon : la peur panique de la liberté, la méfiance d’autrui, le refus des grandes idées, ces belles vertus que des bonimenteurs de toutes sortes, habiles à n’éveiller leur révolte que dans les limites de leur lâcheté, leur vendent, une fois rafraîchies, comme des produits made in Democracy.
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Pour des raisons techniques, nous sommes contraints de faire disparaître la planète sur laquelle vous avez l’habitude de respirer. Nous vous prions d’accepter nos excuses pour la gêne occasionnée. Nous vous remercions de votre compréhension.
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Cette jeune femme africaine raconte que, dès l’adolescence, les troubles de son pays l’ont contrainte à porter les armes, que des soudards l’ont maltraitée, violée, humiliée. Elle dit que pour offrir le moins de prise possible au désespoir, « il fallait que tout soit mort à l’intérieur ». Cette phrase m’évoque instantanément des situations vécues dans la formation ; des gens que l’entreprise ne maltraitait ni ne violait et qui avaient, comme on dit, « tout pour être heureux », trouvaient des mots très voisins pour parler de l’anesthésie qu’il leur fallait s’infliger s’ils voulaient persévérer dans la logique imbécile de la guerre économique et de la servitude volontaire. Un ami, prêtre et psychanalyste, m’approuve mais m’exhorte à ne pas limiter au monde social mon analyse de la violence. Le « tout est possible » du libéralisme monstrueux, m’explique-t-il, est aussi celui des fantasmes sexuels de l’époque : on ne peut logiquement combattre l’un sans combattre les autres. D’une certaine manière, il n’a pas tort, même s’il est plus difficile de réformer ses fantasmes que de crier contre le Medef. Bonne foi oblige. Quelles que soient les difficultés, voire les impossibilités, on ne peut opposer une bonne violence à une mauvaise violence, une bonne illusion à une mauvaise illusion, etc. Pourtant, quelque chose en moi résiste. À mon sens, des relations droites entre les gens ont plus de chances de rendre les fantasmes moins envahissants que n’en a la réforme de ces fantasmes d’entraîner des progrès collectifs. Je me méfie, en matière sexuelle, des dénonciations et des indignations trop véhémentes. Glissez, mortels, n’appuyez pas ! Le monde est plus vaste que nous ne le croyons et, comme le disait encore mon cher Jacques Berque, « c’est le vaste qui commande ». Attention aux tentatives trop insistantes de purification de la sexualité, surtout quand il s’agit de celle des autres : elles renvoient généralement au privilège vicieux d’un pouvoir « spirituel » qui s’alimente du trouble auquel il prétend remédier. Jean Sulivan a tout dit là-dessus, et en quatre mots : « La morale, ce n’est pas avant, c’est après. » Ni course d’obstacles psychologique, ni carnet de notes à remplir, la vie morale est un regard secret, impitoyable mais amical, que l’on jette sur soi ; elle pose la question de notre place parmi les autres, elle examine ce que cette place exige de nous. D’où l’importance première de la vie commune. D’où le rejet, d’un revers de main et sans autre inventaire, de la saleté servile à quoi l’on prétend nous contraindre et qui nous oblige à « mourir à l’intérieur ».
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J’arrive par hasard place Daumesnil à l’instant où l’avenue avale, comme un égout, la fin d’une manifestation des intermittents. Les soldats de la voirie municipale brandissent leurs balais avec une rage suspecte. Ils arrachent les banderoles que les contestataires ont fixées entre les arbres et auxquelles ils ont accroché de nobles propos de Brecht qu’on dirait sortis un peu trop tôt du frigo. Au moment où j’essaie de lire, un guerrier du propre tire si violemment sur la banderole qu’il manque m’étrangler. Je lui adresse quelques paroles ailées auxquelles il répond par « droit au travail, même plus droit au travail… » J’aime bien ces intermittents mais, ce soir, ce n’est pas d’abord à eux que je pense. La contestation est à bout de souffle. L’ordre aussi. La nuit est déjà là. Mon ami le papetier-libraire est sorti de sa boutique. Nous nous faisons un petit signe. Derrière lui, les femmes nues des magazines. Tout ça est triste à pleurer. Surtout, ne m’empêchez pas de dire qu’il fait noir : c’est parfois la seule manière qu’on ait d’annoncer le matin.
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M. Trichet aime Baudelaire.
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Un homme politique pour qui j’ai de la considération m’invite dans son think tank : le petit texte qu’il m’envoie explique que, contrairement aux États-Unis, notre pays ne dispose pas de ces indispensables structures, et que c’est là une faiblesse majeure. Puisqu’il le dit… Mais fournir de la pensée à du pouvoir ne me tente pas. J’y vois le comble de la technocratie ; qu’on me propose ça me laisse perplexe. Vieilleries, hurlerais-je, si mon interlocuteur n’était plus jeune que moi ! J’ai vu une ou deux fois des machins de ce genre. Quelques célébrités échangent un narcissisme aimable. Le premier qui tire une idée de son sac rend service aux autres, qui approuvent, ou nuancent, ou oublient tout et tout de suite, et parlent d’autre chose. On attend des vedettes présentes un ou deux morceaux de bravoure, ne serait-ce qu’en considération de la bouteille offerte, qui aidera à élaborer quelques projets d’une foudroyante originalité, par exemple la création d’une commission de travail. Le cinéma fini, place aux choses sérieuses. Des petits groupes se forment, des carnets sortent des poches, des doigts sont pointés sur des vestes : le business du pouvoir continue. Mais, quand même, Le Think tank, quel joli nom pour une boîte de nuit !
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Olivier Besancenot fait savoir qu’il n’est pas pressé, qu’à son âge, on a le temps. Détestable argument. Qu’en sait-il, au fait, ce jeune homme, s’il a le temps ? Je demande à mon ami le papetier-libraire, qui n’est pas un champion de l’ordre établi : « Quand vous étiez jeune, vous, vous jetiez votre âge à la tête de vos adversaires ? » Je sens que je le choque. « Évidemment non ! dit-il, surtout pas ! Je faisais même tout pour le faire oublier ! » En un mot, il ne se servait pas de l’arme biologique pour défendre les libertés. D’où il apparaît, Besancenot ou pas, que la totalité, la totale totalité, la totalité totalement totale de la classe politique fonctionne, à l’ombre d’une mort dont elle a une trouille bleue, sur l’écœurante vision d’une humanité collée comme une sangsue à la possession du temps et des choses, ivre d’en jouir toujours plus et toujours mieux, haineuse de constater que, plus elle s’y acharne, moins elle y parvient. Le reste, discutailleries, télécomédies, roucoulements ou grondements de larynx, c’est affaire de marketing ou de casting : chacun sa clientèle, chacun son rôle.
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J’exagère, dites-vous, je suis injuste. Le monde est rempli de gens sincères et dévoués, désireux de défendre la cause à laquelle ils croient. Je n’en disconviens nullement. Je connais ceux dont vous parlez. Ils existent bel et bien. Ils sont nombreux. Ils sont respectables, parfois admirables. Quittez ce site si vous croyez que je les ignore ou que je les méprise : sur ma foi, il n’en est rien. Mais je sais aussi que ces syndicalistes courageux, ces croyants sincères et droits, ces militants pour la justice, ces hommes ou ces femmes, d’où qu’ils viennent, quoi qu’ils pensent, qui ont honte de participer à la curée qu’on leur propose et qui, de tout leur cœur, rêvent d’horizons plus vastes, savent qu’ils pactisent en secret avec une terrible illusion quand ils feignent de croire qu’ils peuvent encore mettre leur confiance dans les vertus du débat et de l’argumentation ou dans l’appel aux bons sentiments. Pensant et agissant ainsi, ils protègent un pieux mensonge qui les rassure et dont l’efficacité sur la marche du monde, nulle dans le meilleur des cas, est souvent exactement inverse à ce qu’ils souhaiteraient obtenir. Pourquoi ? Parce qu’il y a longtemps que la quasi-totalité de ceux qui célèbrent la modernité, ou en profitent, ont mis leur raison et ce qui leur reste de sensibilité à la remorque d’une passion irrationnelle : chez eux, la résignation à la pire servitude va de pair avec un rêve de puissance délirant ; la virtuosité technique et sophistique autorise et justifie la plus effrayante immaturité et son inévitable cortège de violences. Le monde dont rêvent les honnêtes militants nostalgiques n’existe plus, même s’ils ont le plus grand mal à en convenir, même si le ressusciter leur importe beaucoup plus que de regarder la réalité. Ils savent aussi bien que moi qu’agiter de bonnes raisons et brandir de bons sentiments est devenu une farce. Le je est un autre, ils l’entendent comme un bramement rituel de congrès, non pas comme une exigence salutaire, bouleversante, déstabilisante, désarticulante. Ils n’osent pas encore refuser et les menaces, et les séductions, et les précautions, et les assurances qui les détruisent à la mesure exacte de ce qu’ils leur accordent, de ce qu’ils leur concèdent, de ce qu’ils feignent de trouver en elles de sérieux et d’intéressant.
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« J’existe dans cet état de transport », dit le saint Jacques de Claudel dans Le Soulier de satin. Saint Jacques, c’est l’autre nom donné à la constellation d’Orion, qu’on peut contempler dans les deux hémisphères… Mais j’arrête ! Toujours les mêmes références, n’est-ce pas ? Oui, oui, toujours… Peut-être parce qu’il y avait peu de livres chez moi… Parce que l’éclectisme me fait horreur… Parce que je me balance de l’actualité… Parce que je suis un peu paresseux… Parce que seuls comptent les bouquins qui m’ont appris ce qui était à faire grandir et ce qui était à jeter au fumier… Parce qu’on n’entre pas si facilement dans mon cerveau avec le statut de référence… Parce qu’au fond, la culture cultivée, de tout mon cœur, je l’emmerde. Ce n’est pas que je tire mon revolver. Ah ! non ! Vraiment pas ! Marchandisée comme elle est, le revolver, maintenant, c’est elle qui le tient.
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Appelez-le comme vous voulez, ce saint Jacques du Soulier de satin, deuxième journée, scène VI ! L’essentiel est d’écouter ce qu’il dit : « Ceux que l’abîme sépare n’ont qu’à me regarder pour se trouver ensemble ». Appelez-le comme ça vous chante, ce passeur universel, ou ironisez donc avec aigreur sur son absence ! N’importe, c’est pareil ! La vie n’est pas une construction individuelle. Une société n’est pas une addition d’individus. Le monde n’est pas une juxtaposition de sociétés. Le bonheur n’est pas une addition de réussites. Le malheur n’est pas une addition d’échecs. Il y a plus dans la marche qu’une suite de pas, dans l’amour qu’une suite de gestes, dans la pensée qu’une suite d’idées. Et plus dans une vie qu’une suite d’événements. En moi et hors de moi, entre chacun de nous et chacun des autres, existe cette forte et mystérieuse logique du passage, ce grand fleuve qui s’alimente de tout et que je veux bien que vous appeliez Relation si vous ne prenez pas, pour prononcer ce mot, l’air idiot de l’expert en nature humaine, s’il rameute en vous l’étrange et l’inavalable, le diamant et le caillou, s’il vous laisse silencieux et hébété, mais pourtant non accablé, si un peu d’eau sale dans une flache de banlieue, loin de vous pousser à la rumination morose de l’absurde et du contingent, vous reconduit à l’immensité, à l’Amazonie de la pensée, au Sahara du sentiment, au premier jour de tout. Nous existons dans un état de transport. Une vie individuelle n’a de sens que rapportée à l’intraduisible mouvement, qui, malgré tout, en dépit de tout, tel un pilote habile, ironique, farceur, la conduit. Et ce mouvement de moi à moi, quand je l’éprouve, je le vois tissé de A à Z de la présence des autres, une présence qui déborde, et de très loin, la conscience que j’en ai. Et la vie d’une société, la vie du monde, n’est rien d’autre que cette cascade de débordements incontrôlables qui fait jubiler les cœurs de ceux qui se savent pauvres (très bien !) et grincer les dents de ceux qui se croient riches (parfait !) Vivre, c’est contempler cet excès primordial, se faire docile au mouvement qui y conduit. Vivre ensemble, c’est découvrir dans le scintillement charnel des rencontres le signe chaud du mouvement et de l’inachevé ; c’est se familiariser avec le mystère inapprivoisable de la réalité.
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Ma différence, ta différence, sa différence… Un peu de sang-froid, voulez-vous ? Les différences renvoient à la diversification, c’est-à-dire à un jeu du divers qui, sous peine d’être une parole verbale, renvoie lui-même à une unité. Les différences sont la floraison de l’Un. Je veux bien qu’on ne l’admette pas mais, dans ce cas, les relations entre les êtres sont, au mieux, coexistence de surdités ou congratulations de forteresses, au pire, volonté de posséder, même si la possession s’appelle respect, tolérance, amour. On voit aujourd’hui le résultat : le parangon de la société occidentale est un petit bonhomme nerveux, bourré de saloperies inutiles, servile pour les choses qui comptent, susceptible pour celles qui ne comptent pas, uniquement occupé à faire avancer le petit cheval de son ego plus vite que celui des autres. Si le lien premier entre les êtres, c’est le bavardage de la communication, le mieux est de s’habituer à dire n’importe quoi à n’importe qui ; de cette loterie, de cet appel du pied au hasard, sortira peut-être quelque divertissante curiosité ; la communication entre autonomies satisfaites, en revanche, n’accouche de rien, strictement de rien qui ne soit pléonasme ou clonage. La différence qu’il y a entre toi et moi, il faut que nous l’abordions de face, sans en craindre l’aspect un peu douloureux. Loin de valoriser cette douleur, cherchons-y avidement le travail de l’Un en train de se diversifier, c’est-à-dire de s’accomplir. « On fait toujours l’amour à trois, disait un surréaliste ; il y a toi, moi et l’amour. » Cet Orion, figure de l’unité, qui « existe dans cet état de transport », c’est en lui que nos différences prennent sens et se métamorphosent. Il est le Rapport des rapports. Il ne soigne pas la blessure de la différence, mais lui donne sens en la rapprochant d’une blessure plus profonde, celle même de l’Un affronté au temps, et qui en triomphe en s’y diversifiant. Aussi tout constat de différence, s’il est droitement mené, s’il ne cède pas au romantisme stérile de la solitude, exige-t-il la recherche commune d’une ressemblance plus profonde que la différence en question, capable de l’assumer sans la nier. Et si cette recherche, comme il est probable, débouche sur une seconde différence, plus profonde encore que la première, cela doit seulement s’entendre comme un appel à la recherche d’une nouvelle ressemblance, elle-même plus profonde que celle qui avait répondu à la première différence. Dans le mouvement, sinon perpétuel, du moins, à nos yeux, illimité, de cette unification/diversification qui se fait non seulement avec nous, mais en nous, je vois le sens même de l’existence individuelle et collective. Ainsi la différence est-elle une manière d’aller vers l’unité, et seulement cela. Aucune société, d’ailleurs, même pas la nôtre, ne peut se passer de quelque saint Jacques-Orion. Si elle le rejette, elle s’en fabrique, au plus vite, une caricature. En Occident, le Rapport des rapports, aujourd’hui, c’est l’argent en tant que puissance. Comme, en dépit des efforts réunis du dollar et de l’euro, il ne parviendra jamais à la moindre valeur ontologique parce que sans existence et sans vie, il engorge les relations et flétrit la diversification de l’Un : l’homme moderne, enfermé en soi-même, ne sait plus que défendre ses droits, ce qui est sa manière de crier sa détresse. Si on le voit agiter des « valeurs » entre les barreaux de sa fenêtre, comme autant de petits drapeaux dérisoires, c’est pour que le geôlier n’oublie pas sa soupe.
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C’est vrai que les artistes comprennent plus vite. Voyez ces musiciens du Grand Quintette de Michel Thompson : comme la plupart des personnages récents de ce peintre, ils ont perdu leur tête, à quoi supplée une sorte de téléviseur. Tout est dit : ce n’est pas par leur moi que nos contemporains sont intéressants, c’est par ce qui les saisit ensemble, par ce qui les dépasse ; de cela, ni leurs opinions ni leur psychologie ne peuvent rendre compte. La composition de Lorenzetti part du regard latéral que la Paix jette sur ses compagnes alignées à côté d’elles. Les musiciens de Thompson semblent pris, eux, dans une sorte de brise qui vient de la gauche du tableau. Ils tiennent debout par le mouvement qui les fait s’incliner légèrement les uns sur les autres. C’est ce déséquilibre qui leur donne l’existence. Leur individualité n’est pas à chercher dans leur crâne, bourré d’inepties marchandes, ni peut-être même dans leur cœur, mais dans le souffle transversal – le vent, la musique, l’inspiration – qui les anime ensemble. Pour moi, qui parle de cette toile comme je peux, en sauvage, en ignare, c’est ce souffle que j’y vois d’abord. Et je le vois aussi, dans la première salle de l’exposition, changer en printemps les feux d’automne qui s’échangent d’une toile à l’autre. Et aussi jeter le mystère dans un groupe qui pourrait se trouver aussi bien dans un autobus, dans un théâtre, dans une église. Toujours, partout, ce souffle qui arrive le premier, qui précède le sujet de la toile, qui le présente, qui le libère en le situant. On ne va pas ici de la présence au sens, ou à la relation. C’est le contraire : la relation crée la présence, et la rend d’autant plus forte, d’autant plus gracieuse qu’elle n’escamote pas sa vérité, qui est d’être passagère. Avec les groupes, avec les paysages, les sujets les plus fréquents de Michel Thompson sont les objets du quotidien : une cafetière, un broc, une nappe, une bouteille… Pierre Basset a raison d’écrire qu’il « fait partie des artistes qui ne demandent pas à la nature ses phénomènes les plus brillants, ne désespérant pas de rendre la grande et belle poésie de son allure ordinaire, l’âme humaine étant aussi profondément remuée dans le calme que dans le mouvement, et par le silence autant que par la tempête. » Toutefois, si Thompson peint de préférence des objets ou des situations ordinaires, ce n’est pas, me semble-t-il, parce qu’il aurait une attirance particulière pour l’humble, encore moins pour le misérable : c’est parce que, dans l’humble, le jeu de la relation et de la présence se manifeste mieux. Je le dis comme je le sens : dans les toiles de ce peintre, qu’une tendresse jamais complaisante rend limpides, je vois moins des assiettes ou des personnages qu’une perspective sur la Relation, un coup d’œil sur saint Jacques-Orion. Le peintre veut saisir « l’esprit des formes », dit Pierre Basset, citant Élie Faure. Sans doute, mais aussi, tout simplement, l’esprit de la réalité, surprise ici dans son intériorité, échappant, par sa simplicité, à l’image qu’on peut en prendre. Pas plus de bavardage sur la peinture, d’ailleurs, chez Thompson que d’intellectualité dans ses toiles. Surtout, si vous rencontrez le peintre, ne lui posez aucune question. Il vous répondrait par ce propos de Bonnard, une des trois citations recopiées sur des petits cartons punaisés dans son atelier : « Je n’ai rien à dire, je ne sais pas comment on peint, je ne sais pas ce que c’est qu’une peinture, ni comment on la commence, ni comment on la finit. Je ne sais rien. » Mais on lit aussi, sur un autre carton, ces lignes d’Henri Miller, extraites d’une lettre à Anaïs Nin : « La vérité ne cesse de parler en vous. Alors vous devenez terriblement tranquille et sereine. Vous n’essayez plus d’en faire plus que vous ne pouvez. Vous n’en faites pas non plus moins que vous ne pouvez. » Quant au troisième carton, celui que je préfère, il est du genre laconique : « Tiens-toi droit. » (Michel Thompson expose à la Galerie Daniel Besseiche, 33, rue Guénégaud, 75006 Paris, jusqu’au 17 janvier 2004 : superbe)

(décembre 2003)

La caserne libertaire

LE MARCHÉ VI

J’assiste en compagnie d’un ami arabe à un colloque Orient-Occident. Au programme, le Pakistan, l’Arabie Saoudite, l’Algérie, l’Iran. À la tribune, une rangée de chercheurs, jeunes et vieux. Les débutants commencent leur intervention en présentant leurs hommages rituels à leurs anciens. L’âge semble pourtant avoir peu d’influence sur la science politique : benjamins et seniors parlent du même ton précis et pressé. Thésards ou post-thésards munis de toutes les informations possibles, ils ne convainquent pas. À quel jury imaginaire s’adressent-ils donc ? Quelle autorité plane au-dessus d’eux qui leur interdit d’habiter leur parole ? « Écoute-toi parler, tu parles pour les autres », disait Eluard. Ces spécialistes ne parlent ni pour eux, ni pour leurs auditeurs ; pour leurs pairs, plutôt, ou pour la déesse de leur discipline. Pas un instant ils ne se libèrent de l’air de courtoisie savante que le professionnalisme aimable et sceptique du président impose au débat. On dirait qu’ils herborisent dans les sociétés dont ils traitent, des sociétés qui semblent sans désirs, sans souffrances, sans histoire ni intériorité. Rien de ce qu’ils disent n’est sans doute faux, mais rien ne sonne juste : des restaurants de poisson où l’on servirait des arêtes. Cette autopsie du vivant, est-ce cela, la science ? L’ami arabe est troublé, peiné. Je le vois s’agiter. Soudain il n’y tient plus : « Pourquoi, me demande-t-il , ont-ils de nous une idée si étroite ? » Ma réponse vient toute seule et nous surprend tous les deux : « Parce qu’ils ont d’eux-mêmes une idée plus étroite encore. »
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À Hubert Védrine, orateur vedette de ce colloque, il serait bien injuste d’adresser de tels reproches. Sa parole simple, nuancée, chaleureuse oscille constamment entre l’affirmation et le doute. La pudeur de l’expression, qui se libère parfois en une sortie de la plus belle venue – sur l’originalité de ce droit d’ingérence si cher à Bernard Kouchner, par exemple, dont la paternité est à attribuer à Urbain II, le pape de la première croisade -, protège la droiture de la réflexion et l’authenticité de l’inquiétude. Hubert Védrine décrit fort bien ce « mélange vicieux » de valeurs et d’intérêts sordides que l’Occident tente de faire passer en fraude dans le reste du monde. On sent que cette hypocrisie sale lui répugne, qu’il la refuse de tout son esprit et de tout son cœur. Un instant, je me dis que l’improvisation de l’ancien ministre va être un grand moment, qu’il va en appeler à un grand chambardement culturel et moral, à la destruction des « ciments pétrifiés », au surgissement des consciences, à la libération des intelligences captives. Mais soudain – est-ce le réalisme du politique qui n’ignore rien du poids des choses ou une certaine paralysie de l’audace imputable à la formation classique ? – il hésite et conclut tout autrement, expliquant que le défi de l’Islam se situe à l’intérieur de lui-même tandis que celui de l’Occident est à chercher dans la transformation de son comportement à l’égard des autres, c’est-à-dire dans une manière de faire plus que dans une manière d’être. Et là, si la sympathie demeure, ma déception est profonde et mon désaccord total. La seule contribution sérieuse que l’Occident puisse apporter à la paix, le seul antidote possible aux « mélanges vicieux » qui l’empoisonnent en empoisonnant tous les autres, c’est de mettre cul par-dessus tête l’ensemble de ses représentations du monde. Les autres aussi ont beaucoup à faire pour contribuer à ce chantier ? Certes ! Mais c’est à eux de savoir quoi, pas à nous.
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J’aurai quand même appris une chose bien intéressante durant ce colloque. C’est en 1970, en pleine période d’abondance, que l’islamisme est apparu en Arabie Saoudite ; c’était une révolution contre le gavage, pas contre la pauvreté. Mais qu’importe ? Rien n’empêchera les oies politico-médiatiques de cacarder que tout va bien pour les pauvres, pourvu qu’ils bouffent ! Un pauvre, c’est un riche qui a le ventre vide, n’est-ce pas ?
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« Quand j’entends le mot valeurs, disait Marie-Dominique Chenu, ce grand dominicain, je mets mes mains sur mes poches. »
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Quand même ! Ne me croyez pas entièrement aveugle ! Ce matin de dimanche, écrivant ce Marché dans notre petit deux pièces, son aspect parano me met en joie…
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Les cathos officiels, qui ne sont pas nécessairement ringards en tant que cathos mais le sont forcément en tant qu’officiels, m’ont beaucoup reproché mon amitié pour Aragon. Pourtant, c’est encore un mot superbe de lui que je trouve dans le dernier livre de Jean Ristat, Avec Aragon. Un journaliste leur demande à tous deux si l’écriture est un plaisir. Ristat répond un peu vite : « Oui, mais c’est un plaisir solitaire. » Et Aragon de corriger : « Non, c’est une solitude. » Il y a plus de contenu religieux dans ce seul mot que dans les délibérations de cinquante-trois commissions épiscopales.
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La solitude de l’écriture, celle où je suis ce matin, c’est quand personne n’est là, sauf quelqu’un qui, dans l’autre pièce, dort encore, et quand, pourtant, tout le monde est présent, chacun à sa place selon l’ordre non écrit de l’intimité. Cet état de simplicité royale, que je dirais glorieuse si le mot pouvait être lavé de toute connotation de puissance et de vanité, c’est l’essence, accessible à tous, de l’expérience humaine. Être seul et ne l’être nullement. Ce sommeil familier que je devine, il me semble qu’il fait l’aller et retour entre le monde et moi, qu’il est à la fois une partie de moi et une partie du monde. C’est un sommeil-passerelle, un sommeil-palpitation. Mais allons ! Que je n’oublie pas le trouble où me jetaient, plus jeune, ces évocations trop idylliques de la présence et du mystère ! Cette solitude-là ne va pas de soi. Elle est constamment menacée. Pour y atteindre, une tout autre solitude est à traverser, le désert du manque, du besoin, du vide inapprivoisé qu’il faut combler avec n’importe quoi… Peut-on connaître le premier visage de la solitude sans connaître le second ? On le pourrait, oui, si la terre était le paradis.
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La plupart des gens que je connais et qui me parlent de Résurgences, de toute évidence ne le lisent pas. Au début, ça m’agaçait un peu ; après quelques mois, j’en souris. Je verrai bien, en tout cas, combien d’amis seront allés jusqu’à ces lignes : à mon avis, pas beaucoup. Mais on écrit surtout pour les amis inconnus. Ce site n’est pas un signe de ralliement, c’est une bouteille à la mer.
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Les Français ne sont pas plus paresseux que d’autres et ne détestent nullement le travail. Mais la façon dont l’idéologie du management pervertit les tâches professionnelles n’est pas de nature à grandir, c’est le moins qu’on puisse dire, ceux et celles qui les exécutent. Les gens qui prétendent le contraire sont le plus souvent des esclaves joueurs de flûte, des nantis dociles à qui le travail apporte profit, honneur, puissance. Peut-être penserais-je autrement si ma connaissance du monde moderne m’était venue par les conventions des colloques et le ouï-dire médiatique. Dans notre société, le travail salarié favorise le plus souvent l’ennui, la lâcheté, la résignation à l’absurde, la docilité infantile, les commérages, les relations fielleuses et l’illusion. Il en est ainsi depuis longtemps pour les hommes ; depuis moins longtemps pour les femmes. Les premiers savent par cœur, et comme d’instinct, les airs d’importance qu’il convient d’afficher, la liberté de jugement qu’il faut mimer, les ruses qu’il est habile de déployer pour faire semblant de tenir debout. À ce jeu qui ne les trompe pas un instant, puisqu’elles ont vu leurs compagnons s’y décomposer, mais auquel il leur a fallu, à leur tour, se résigner, les femmes se sont brillamment adaptées, feignant de trouver dans le bavardage général sur la convivialité une occasion de mettre en valeur leurs qualités spécifiques, leur sensibilité, etc. Si bien qu’on ne sait ce qui est le plus triste, de l’effort héroïque des hommes pour ne pas être lucides ou de l’effort héroïque des femmes pour oublier qu’elles le sont.
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Plus je vais, plus il me semble que l’essentiel, tout le monde le connaît. En tout cas, tout le monde patauge dedans. Ce sont les détails que nous ignorons, les choses secondaires, accessoires, celles qu’on peut trouver dans les livres, ou sur Internet. La perversion de la prétendue culture occidentale, c’est de nous faire croire que cet essentiel, que nous connaissons, n’est rien et que ces détails, que nous ignorons, sont tout. C’est là aussi une définition de la mondanité. On nous fait honte de savoir ce qui est important et d’ignorer ce qui est subalterne. Naturellement, plus l’information prolifère et plus l’accessoire recouvre l’essentiel, plus nous devenons savamment idiots. Secouer à la fenêtre la couette de la modernité, si possible un jour de grand vent.
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Visite à la maison de Claude Bernard à Saint-Julien-en-Beaujolais. Un mélancolique, ce grand homme. Un banc sous une rangée de six ifs devient le banc de Sisyphe. L’exposition le proclame malheureux en ménage. D’où peut-être ce propos désabusé : « La science m’absorbe et me dévore. C’est tout ce que je lui demande pourvu qu’elle me fasse oublier mon existence. » Jeune préparateur en pharmacie, il s’écrie : « Je fais quelque chose, je suis un homme ! » Mais, à la fin de sa vie : « J’ai fait, toute ma vie, des choses. Devenu vieux, je me demande ce que j’ai fait. Je ne crois pas aux illusions. »
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Une belle lecture du Journal de Paul Claudel, par Michèle Venard, au Théâtre du Nord-Ouest. Une phrase me réjouit particulièrement : « Les jeunes gens d’aujourd’hui ne rêvent que d’arriver ; moi, je n’ai jamais rêvé que de partir. »
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On parle de juger les malades mentaux criminels, soignés jusqu’ici dans les hôpitaux psychiatriques. Puisqu’il n’est pas question de condamner ces malades, le seul intérêt de tels procès serait d’innocenter éventuellement quelqu’un qu’on aurait accusé à tort : reconnaissons qu’il n’est pas mince. Il est curieux, en revanche, qu’on mette en avant un argument qui ne tient pas, à savoir que la souffrance des proches des victimes en serait allégée, qu’ils pourraient ainsi commencer à faire leur deuil, etc. Chimère d’esprits faux. Les dommages matériels peuvent être réparés, et doivent l’être. La perte d’un être cher est irréparable. La fonction de la justice n’est pas de rendre possible cette impossibilité, mais de faire respecter la loi pour affermir l’ordre social et empêcher la barbarie de s’installer. Compter sur ces procès pour consoler ceux qui ont perdu un des leurs, c’est se tromper sur la justice et sur la souffrance. Naturellement, les grands mots valsent : ainsi ces audiences auraient une fonction cathartique. De là à les comparer au théâtre antique, il n’y a qu’un pas, mais impossible à franchir. La catharsis du théâtre grec n’est pas individuelle, mais collective. Elle n’est pas liée à un événement particulier, mais à la nature de la condition humaine. Elle n’a pas pour but de consoler un individu, mais de consolider la cohésion de la communauté en la mettant en face des mystères qui la dépassent. Elle n’en appelle pas à l’opinion, mais aux dieux immortels. Cela, tout le monde le sait. Alors pourquoi ces bondieuseries psychologiques ? Parce que la société médiatique tâche vainement de remplacer la transcendance par la représentation et qu’elle n’a pas le courage d’avouer que le résultat de cette substitution est grotesque.
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Désolé d’y revenir, mais la turlutaine du deuil par la vengeance prend désormais l’allure d’une catastrophe nationale. On peut comprendre que des gens hébétés de travail, de soucis familiaux et de RER finissent par répéter machinalement ce qu’on leur raconte. Mais quand un grand éditeur, censé dérober parfois quelques instants de réflexion à la frénésie concurrentielle, entonne le même refrain, avouez qu’il faut s’accrocher. Et pourtant, Claude Durand, PDG de Fayard, le dit à propos du livre de Nadine Trintignant : « Grâce à cette écriture, elle a pu commencer à faire son deuil. » Chers éditeurs, consolateurs des affligés…
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Ce que je pense de l’horrible affaire en question ? Rien, bien sûr, et je m’étonne que tant de gens en pensent quelque chose. Il est vrai que, du côté des élites culturelles, on a la profondeur facile.
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La raison de ce déraillement de la pensée occidentale, probablement incontrôlable désormais, il me semble l’entrevoir dans un article publié par un animateur culturel fort sincèrement en quête de son « identité » et qui tâche de se repérer dans le dédale des liens communautaires anciens et nouveaux. Il fait honnêtement état de son trouble, cherche les principes auxquels il peut se référer, évoque les craintes individuelles et collectives qui l’assaillent, puis en vient, dans le paragraphe final, à ses raisons d’espérer. Et là, surprise, il se contente de recopier, sans rien y ajouter, sans la commenter d’aucune façon, une phrase, qu’il laisse d’ailleurs inachevée, de Jürgen Habermas dans Droit et démocratie. Je cite : «L’unité de la République ne devenant plus celle d’individus soudés autour d’une vision du monde fixe, mais plutôt celle d’une culture démocratique partagée et atomisée, favorisant le pluralisme, la participation, l’autonomie collective et le respect de décision… » J’ai longtemps tourné et retourné cet étrange paragraphe. Peut-on dire son espoir par les paroles d’un autre ? Nos références, nos admirations n’ont de sens que de nous féconder, pas de nous abolir ! Cette citation brusquement interrompue signifierait-elle que l’auteur estime qu’il est inutile de continuer, que tout cela n’est que paroles verbales ? Ce décrochement formel est-il l’amorce d’un décrochement plus profond, celui d’une conscience fatiguée de ne pas se saisir, d’une voix qui ne tolérerait plus d’être interdite d’affirmation ? On ne m’en voudra pas de me déclarer incompétent pour juger l’œuvre du philosophe allemand. Je remarque pourtant que ce qu’on cite de lui est d’une exceptionnelle banalité. Lui arrive-t-il ce qui est arrivé à Sartre et à tant d’autres victimes de sectateurs prompts à caricaturer une pensée ? En tout cas, voyez cette citation, voyez les vertus sociales qu’elle feint de constater. Toutes sont contestables. Participation ? À quoi ? Aux décisions politiques ? À la vie de l’entreprise ? Vous trouvez ? À la définition du contenu des médias ? Quant à l’autonomie collective, de laquelle s’agit-il ? De celle des joueurs de boules ? Des communautés closes ? Vous pensez sérieusement qu’il existe une autonomie collective des membres d’un parti, d’un syndicat, que ce ne sont pas les caciques qui gouvernent ? De quoi parle donc Habermas ? De quel rêve hâtivement fringué en réalité ? Et le respect de décision, dans quel sens joue-t-il ? Vous voyez les riches respecter les pauvres, les puissants respecter les faibles ? Tout ce bla-bla est un évitement, une crainte, une dérobade. Ce maillage de pieuses abstractions laïques attire nos douleurs, nos désirs, notre corps, notre âme, notre esprit comme la glu attire les mouches. Au-cu ! au-cu ! aucune réalité ! Bien sûr qu’il est difficile à tout le monde de digérer ces déceptions dont est tissée l’époque, et dont Serge Parot parle si bien ! Bien sûr que la nappe des conventions aimables et des débats académiques a été si brutalement retirée que les boissons de nos verres se sont quelque peu mélangées ! Il a raison notre animateur culturel, ou son inconscient a raison pour lui. Le laïus du temps ? Laisse béton ! Alors ? Alors, quand ça va trop mal ou quand c’est vraiment trop difficile, me disait autrefois Francis Jeanson, surtout, ne pense pas ! Laisse venir !
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Libération raconte qu’au plus fort de leur conflit, Edwy Plenel aurait déclaré à Daniel Schneidermann : « Il faut savoir si tu es dedans ou dehors. » Je ne perdrai pas un mini-octet pour m’attarder sur l’incident, mais cette phrase, dans quelque contexte qu’elle soit prononcée, déclenche toujours en moi une insurmontable répulsion. Les seuls bons souvenirs qu’elle rameute sont ceux de l’enfance. Sur la cour de l’école ou dans les tourbillons de poussière du patronage, quand le rire pouvait encore aller de pair avec une brutalité pas trop malsaine, il était de rigueur de demander à qui passait à portée de croche-patte ou de ramponneau : « T’es avec nous ou contre nous ? » C’était un jeu et, pour le jouer, tout le monde était d’accord avec tout le monde ! Quand tout le monde n’est plus d’accord pour jouer, la même phrase sonne comme une bêtise, une vilenie. Me demander si je suis dehors ou dedans, c’est me demander si je préfère la prison ou le bannissement. Un homme libre ne parle pas ainsi à un homme libre.
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Analysant un ouvrage récent, L’arrogance française, un chroniqueur du Monde le résume ainsi : « Une tendance ancienne de la diplomatie française que la guerre d’Irak a encore aiguisée : la prétention de donner des leçons au monde sans disposer des moyens de la puissance. » Parfait. On ne peut donc donner des leçons au monde que si l’on possède la puissance qui est, comme chacun sait, le fruit de la sagesse et de la bienveillance ! Et que peut-on alors enseigner, sinon ce qui permet de parvenir à la puissance, c’est-à-dire la volonté de puissance ?
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Cité par Hannah Arendt, ce propos de saint Augustin : « Pour qu’il y eût un commencement, l’homme fut créé. » La philosophe conclut : « Ce commencement garanti par chaque nouvelle naissance, il est, en vérité, chaque homme. » Le temps, un commencement qui se déplace ?
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Ils expliquent qu’Hillary Clinton est une magnifique mécanique intellectuelle. À sa place, ça ne me plairait pas.
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Pierre Legendre donne cette définition fulgurante de ce que nous appelons la démocratie : « la caserne libertaire ». On ne peut mieux dire. Les fantasmes, les pulsions, les opinions tournoient dans la chambrée comme en mon jeune temps de bidasse la fumée de ces horribles cigarettes, gauloises du pauvre, qu’on appelait les élégantes. Ivresse de la liberté truquée : cette contrefaçon-là ne tombe pas sous le coup de la loi qui, au contraire, l’organise. Le fond de la doctrine est toujours le même : soyez libres pourvu que vous obéissiez. Plus besoin de juteux pour former la jeunesse ; le banquier, le politologue et le DRH se chargent de la lifelong education. Sur ce point, comme sur beaucoup d’autres, Pierre Legendre a tout vu. Mais alors, comment sortir de cette bouillie ? Il semble accorder, lui, beaucoup de confiance à l’idée d’État, presque transcendante à ses yeux. Mais l’idée d’État, ou plutôt la sensibilité de ceux qui lui accordent trop, contient un autre danger, peut-être symétrique : le danger de l’ordre. Je ne parle pas de cet « ordre » plus ou moins fascisant qui est le meilleur fonds de commerce de l’extrême-droite. Je songe au contraire à ce que préconisent des gens raisonnables, sensibles au meilleur de la tradition, épris de grands textes, attachés à la République et à la démocratie, et que l’on peut trouver à droite comme à gauche. Pour ces estimables observateurs, le salut est à chercher dans la restructuration intellectuelle et politique de tous, surtout des élites, et dans une saine recomposition de nos institutions. Comparée aux fumées de la « caserne libertaire », cette façon de voir remet bien agréablement nos têtes en ordre. Pourtant, le point de vue constamment synthétique qu’adoptent ces démonstrations, la place excessive qu’elles font à l’autorité, l’allure conceptuelle de leur propos fleurent trop l’ancien. Si la « caserne libertaire » est un aspect de l’enfer moderne, la pensée « tour de contrôle » renvoie à trop d’insatisfactions passées. Oserai-je dire qu’elles ont secrètement partie liée ? La tentation de sombrer dans la docilité glauque de la modernité et celle de nous « raccrocher » aux branches imaginaires d’une impeccable cohérence sont l’avers et le revers du même refus de soi. S’abolir devant les vérités du Grand Ordre ou s’abolir dans le magma indistinct ! Dans la souveraineté des essences ou dans le trouble des bouillonnements élémentaires ! Il serait trop facile d’opposer au délire du présent une logique d’hier réputée universelle et éternelle mais, en réalité, aussi dépendante de l’esprit de son temps que la modernité l’est de la révolution technique. Le monde moderne n’est pas à considérer à partir du passé, mais à partir du dedans de la conscience, c’est-à-dire à partir du point où se rencontrent furtivement le présent et l’éternité. Le regardant ainsi, on le voit comme avant le premier matin, quand « la terre était vide et vague », ce qu’elle est sans doute encore un peu. Et l’on ne s’étonne plus qu’en dépit de la « caserne libertaire » et de la pensée « tour de contrôle » qui la surveille, tout continue à commencer.
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« Les chiens sont francs mais les chats sont hypocrites, m’expliquait mon grand-père. Les lions sont comme des gros chiens et les tigres comme des gros chats. » Employé des PTT, il installait des téléphones. Il n’avait jamais perdu son latin du petit séminaire, qui résonnait dans sa bouche comme la mer dans un coquillage : Age quod agis, fais ce que tu fais. Il me disait encore que l’essentiel, pour moi, était d’apprendre à parler en public parce que tout est possible aux orateurs. Saint Augustin, lui, lorsqu’il s’est converti au christianisme, a abandonné son métier de professeur de rhétorique, découvrant avec horreur qu’il n’avait été jusque-là qu’un « marchand de paroles ». Qui croire ?
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Ce vote de la France à l’ONU en faveur de la dernière résolution américaine sur l’Irak m’inquiète. Comme tous les pékins qui ne peuvent se référer qu’aux médias, je suis privé d’informations et dois rester prudent. Y a-t-il là-dedans une part de la stratégie ? Ne pas transformer ce site en café du Commerce. J’attends. J’espère n’être pas déçu. Si la France a le courage de continuer à défendre son point de vue, qui est le bon, et dont les conséquences iraient, de toute évidence, bien au-delà de l’affaire irakienne, mes points de désaccord avec ce gouvernement, qui sont légion, ne l’emporteront pas : quelque chose d’essentiel, pour une fois, aura été fait. Mais quand j’entends dire que ce vote pourrait avoir été dicté par la crainte de voir la France s’isoler, mon sang ne fait qu’un tour. Non que je confonde politique et western, ni que j’exige du ministre des Affaires étrangères, qui pourtant ne serait pas mal dans le rôle, une chevauchée solitaire à travers le désert de la modernité. Ni une nation, ni une société, ni un individu ne peuvent, ne doivent cultiver leur isolement. Mais le plus gros danger de l’époque n’est pas la solitude, c’est l’engluement dans la marmelade : paradoxalement, la meilleure manière de ne pas être seul, c’est de s’en extirper. La France a le monde avec elle quand elle dit non à l’oncle Bush. Non seulement les pauvres et les révoltés l’entendent, mais aussi, même s’ils veulent étouffer une voix qui vient de plus profond qu’eux, les riches et les établis. Il y a des non qui résonnent plus fort que des oui, des non plus vivants que des oui. Un pays, un groupe, un individu, lorsqu’il cesse d’être un mort vivant, un cadavre solennel, une dépouille raisonneuse, quand il s’expulse du non-sens, se donnant enfin naissance, ce pays, ce groupe, cet individu, le monde reconnaissant et joyeux vient le visiter dans sa solitude. Et tous l’accompagnent dans sa marche, un peu comme dans ce beau film australien où une foule entassée sur un quai, devenue littéralement une mer humaine, portait l’un vers l’autre les amants séparés.
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Voyez comme on accapare la connaissance. « Nous, scientifiques, écrit avec quelque emphase le Professeur Baulieu, savons combien notre condition humaine, équilibre entre le corporel, le cérébral, le spirituel, est à la fois vulnérable et aléatoire. » Moi qui en suis resté à SO4H2, je le sais aussi bien…
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Les intermittents ont envahi la Star Ac’. Ils sont plantés là, presque gênés. L’animateur, colibri dans la fosse des hippopotames, bat des ailes. Du côté des visiteurs du soir, quelque chose flotte, un peu comme un train qui va sortir de ses rails. D’une voix claire, le porte-parole prononce deux ou trois phrases. Puis se tait. On lui prend des mains le micro qu’on vient de lui tendre. Il laisse faire. Il est ailleurs. Il pourrait se retirer ; il reste, pétrifié dans son silence. Il se familiarise avec l’obscurité du public, avec la sienne. Il vient de prendre un baptême d’infini. Il a été marqué du point blanc que les peintres hollandais peignaient sur les théières pour les faire échapper à l’espace. Demain, il militera encore, mais plus de la même manière. Il a compris le pourquoi. Le jeu s’est cassé entre ses mains. Il est descendu dans les sources où les beaufs de la Star Ac’ ressemblent aux champions de la libération. Il paraît que TF1 a perdu des euros. Hélas ! Le changement a un coute.

(novembre 2003)