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Jacques Lacan : « La communication, ça fait rire. »

LE MARCHÉ LXIII

« Chaque année, quelques centaines de milliers de jeunes se présentaient, nus et candides, aux portes de la cité que gardent les chiens à collier d‘or. Ils n’y seraient admis qu’après avoir revêtu la robe prétexte de la docilité. 1 » Le révolutionnaire farouche et inspiré qui fait tenir Mai 68 en trois lignes s’appelait Maurice Grimaud. Il était, durant les événements, préfet de police de Paris. Il ne regardait pas le monde par le trou de serrure de l’ambition conforme, où s’arrondissent les yeux de Monsieur Cancan-Lobjectif et ceux de Madame, née Forcenée de la Motive.
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Une phrase de cet inconnu me suffit, comme suffit parfois un visage. Je ne veux rien savoir de plus, j’abandonne le reste au hasard et à l’oubli, comme je repousse le gros dictionnaire où je viens de trouver le mot que je cherchais, comme s’envole la fatigue du voyage quand le port est en vue, ou le clocher, ou la mort. « Les chiens à collier d’or » : il a tout dit, Maurice Grimaud. Mais s’il savait ! La jeunesse désormais fanfaronne entre leurs mâchoires, et, en secret, s’épouvante. La jeunesse ? Alors nous sommes tous des jeunes…
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Cette jeune fille, l’autre soir, chez des amis. Elle arrive d’une fac de province où elle vient de passer un entretien. C’est une étudiante sérieuse : cinq ans d’Université, aucun échec. Elle s’engage maintenant dans le cursus final dont elle a déjà franchi le premier obstacle, l’avant-dernier avant cet entretien de dix minutes qu’elle vient d’affronter, ou de subir, puisque parler avec des gens, aujourd’hui, ça s’affronte, ça se subit… Elle explique que trois sur quatre des entretenus seront éliminés. Pas besoin d’en entendre davantage. Dans mon crâne de formateur, tout est là, moi aussi j’ai envie de mordre…
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Le plus intéressant dans les discussions avec les patrons des entreprises ou leurs fidèles contradicteurs des syndicats, c’était la généalogie. Tous, au vrai, ne formaient qu’une seule famille, les Vazy-Lamoulinette, dont il était passionnant de reconstituer peu à peu l’histoire, d’y dénicher des apparentements secrets, d’en exhumer des séquences vaguement incestueuses et des filiations un peu limites, comme on dit à mon âge. Le sérieux, bien sûr, n’était pas là. Il ne recevait jamais sur rendez-vous et m’arrivait par exemple de la gentille secrétaire, ma voisine de table à la cantine, qui avait aimablement renversé sur mon pantalon la vinaigrette de son artichaut. Ou d’un petit monsieur très doux, promis à une proche retraite, que son humilité empêchait de se présenter à l’amour conjugal débordant dont il allait bientôt déguster, à plein temps, les délices. Avec l’une, avec l’autre, je me souviens d’avoir parlé, ce qui s’appelle parler. Telles étaient les pattes de colombe sur lesquelles me venait un peu de vérité. Pour les Vazy-Lamoulinette, c’est toujours la mode des pattes d’éph, personne n’y changera rien : énorme question philosophique et théologique, celle que pose un non-péché tellement plus désastreux que le péché.
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Bien sûr, je ne prétends nullement que Mlle Vinaigrette et M. Lamourfou jouissent de je ne sais quelle qualité qu’un vilain destin réactionnaire aurait refusé aux Vazy-Lamoulinette. Mais nommez-les à la tête, si tête il y a dans ces officines, d’une entreprise, d’un syndicat ou de quelque corps que ce soit, nécessairement non glorieux, même si les gardes républicains font ce qu’ils peuvent pour la déco et la promo : ils entrent instantanément dans la famille, deviennent des V-L, mangent V-L, sentent V-L et, je le crains, aiment V-L. Pensent V-L, aussi, c’est-à-dire ne pensent plus. Tout en eux s’empâte, on leur dit qu’ils se structurent. Une charge, ça alourdit, ça alourdit vraiment, sans alléger.
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Rien contre les V-L, rien contre les patrons, contre les syndicats, rien contre les jurys universitaires. Mais cette jeune fille, un instant, m’a parlé. Je l’ai entendue comme j’ai entendu Mlle Vinaigrette et M. Lamourfou, par hasard, par heureux hasard. Ce qu’elle m’a dit, et surtout ce qu’elle ne m’a pas dit, ça ne pouvait pas passer. Allons. Trouver naturel de condamner trois entretenus sur quatre avant de les avoir vus, trois entretenus dont on a jugé la candidature légitime et justifiée, c’est sérieux ? Décider du destin de ces jeunes en dix minutes, sur un bavardage, dans une situation où ils ont le trouillomètre à zéro, elle est si humaniste que ça, l’Université ? Quelle différence avec le tirage au sort, sinon la volonté d’éviter les tomates ? La tomatophobie comme valeur universitaire ? Enfin ! Des adultes qui parlent faux demandent à des jeunes de parler vrai ? Des adultes qui font semblant demandent à des jeunes d’être sincères ? Des adultes qui trichent demandent à des jeunes de jouer cartes sur table ? Ça s’appelle un entretien, ça ? Fait-on passer un entretien à la friture qu’on vient de pêcher ? En quelle langue ? Rien à voir avec la vérification des connaissances : c’est rugueux, mais droit ; pour dures qu’elles soient, les sanctions qui s’ensuivent ne sont pas infâmantes. La comédie sous la menace, c’est humiliant pour les uns, dégradant pour les autres. À quoi joue-t-on ? Au faux psy, au faux policier, au faux expert ? Tout ça avec une politesse appliquée d’où suinte en filet d’ironie une agressivité refoulée dont on est soi-même la cible ! Un jury, est-ce un bouillon de culpabilité où surnagent des fragments de science ?
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Pas la faute des jurés, bien sûr. Nommé membre d’un jury dont il sait le fonctionnement plus que discutable, ce professeur ne veut ni perdre sa place, ni entrer dans le jeu qu’on lui impose. La veille de l’entretien, il a fort mal dormi, beaucoup rêvé et, dans ses rêves, trouvé la solution. Aux étudiants qui se succèdent, il déclare avec quelque solennité qu’il va exercer ses fonctions SRB. Le candidat panique, fouille les recoins de sa mémoire, se voit déjà exécuté. « Vous savez ce que signifient ces initiales ? », demande aimablement le professeur. Le candidat avoue son ignorance en tremblant. « Cela veut dire Sous Réserve de Bidonnage. Et signifie que nous sommes ici, vous et moi, par la force des choses, par la force de choses très lourdes que nous n’avons ni vous ni moi le pouvoir de changer, mais que ces choses très lourdes, nous ne les acceptons pas sans inventaire. Alors voici, jeune homme, jeune fille. Nous allons faire l’exercice pour lequel, vous et moi, sommes venus. Mais je veux que vous sachiez, quand vous en détecterez la perversité, que je la détecte aussi, et que je la déteste autant que vous. Je n’ai pas les moyens de l’abolir et, après avoir longtemps hésité, je ne crois pas que démissionner serait la meilleure solution. Je vais donc jouer le jeu de cet entretien et vous invite à le jouer aussi. Mais je vais le jouer SRB, et vous demande de faire de même. Ainsi vivrons-nous en même temps deux entretiens, et non pas un seul. Le premier, celui pour lequel nous sommes venus, vous et moi. Le second, celui qui va s’instaurer en silence entre nous du seul fait que nous décidions de vivre le premier sous réserve de bidonnage. Ce que cela changera, ce que cela changera concrètement, comme il faut toujours préciser pour avoir l’air réel, je ne sais vraiment pas. Presque rien ? Beaucoup ? Rien du tout ? Nous verrons bien. À mon avis, l’entretien numéro 2 aura une bonne influence sur l’entretien numéro 1. Je le crois, je le crois vraiment. Pour vous dire vrai, si je ne le croyais pas, mon métier aurait peu d’intérêt, l’entretien numéro 1 moins encore. Voilà, jeune homme, jeune fille. Vous êtes étudiant, étudiante. Je suis professeur. Malgré cela, ou plutôt à cause de cela, nous sommes égaux. »
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Le professeur s’est réveillé, et a souri de son rêve… « Rêver, c’est mourir peut-être, si cela veut dire lâcher pied devant les duretés de l’action et du combat. Au contraire, si cela veut dire émouvoir en soi les possibles, en appeler d’un présent inerte au rapatriement du passé et de l’avenir, c’est permettre l’action créatrice. Mais si l’alternance reste lâche? Alors, le positif et le négatif fondent dans ces limbes, envasent les contradictions, opposent à la violence des renouvellements la pente des accoutumances. »
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Il s’est réveillé, s’est récité Jacques Berque, et s’est dit que le sol ne se dérobe pas sous les pieds des jeunes quand ils voient les adultes au moins aussi faibles qu’eux, et qu’ils réparent sans drame les erreurs de leurs parents et de leurs maîtres pourvu qu’ils aient une fois trouvé en eux, comme une invitation venue de loin, comme un relais passé du bout des doigts, une note, un écho, un tintement arraché aux ruses féroces du gros animal, du gros connard, à ses grands intérêts minables et aux passions inférieures tapies sous ses raisons supérieures de carton. Il ne se le cache plus, ce professeur : ce jury est largement malséant. Certes, il ne se prend pas pour Socrate. Pour parler comme Maurice Clavel, il ne se voit pas jeter un tel profond silence dans l’Université qu’elle se dissolve par conséquence et surcroît, mais enfin, entre Socrate et une mascarade pitoyable, il y a une place pour lui, il y a un créneau d’où il peut lancer ses flèches, il faut bien que la chaîne de servitude casse quelque part, quand même ! Pourquoi, après tout, le maillon qu’il est, si ahurissant que cela paraisse à toutes les cléricatures, ne donnerait-il pas le signal de la rupture ? Le distinguo et le sed contra désertent-ils ses méninges quand s’élève la voix de l’autorité ? Ses universaux s’appellent-ils compétition, efficacité, réussite ? Un professeur, est-ce un vendeur raté ? S’il est vrai qu’on le traite mal, compte-t-il sur un meilleur confort pour aiguiser sa lucidité ? Sur l’indice pour le rendre libre ? Oisive jeunesse / À tout asservie / Par délicatesse / J’ai perdu ma vie.
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Elle n’est pas trop pessimiste sur le résultat du prétendu entretien. Polis, ils ont été polis. Pas méchants, pas vraiment. Mais décevants, c’est ça, décevants. Elle dit qu’elle s’est sentie devant une rangée de petits coqs, à tour de rôle ils avançaient le bec pour la piquer un peu, chantaient un instant, jetaient un regard rapide sur le reste de la rangée, puis baissaient la tête et ne bougeaient plus. Pas méchants, juste à la limite. Ils jouaient à la faire douter, d’abord elle a trouvé ça pénible, puis franchement bête. Sur le fond des choses, presque rien, quelques questions ultra-précises, des dates, des chiffres, ce qui se mélange le mieux dans la tête quand on est troublé. Elle croit qu’elle ne s’en est pas trop mal sortie. Beaucoup de remarques sur son dossier qu’ils avaient devant eux et considéraient d’un air sceptique, découragé, accablé. L’important, ne cessait de répéter celui du bout, c’est la motivation, la motivation… « Ah ! Vous êtes venue de Paris ? disent-ils aussi. C’est cher le train, non ? » Elle conclut par les mots qui consolent sa génération : « Bon… Bof… Enfin… Faut faire avec… » Puis, juste avant de s’en aller, elle lance : « On aurait dit que c’était la guerre… » Et je songe à Jean-Claude Michéa, à ses commentaires sur Hobbes et « la guerre de tous contre tous ». Ces Messieurs Dames du jury connaissent tout ça mieux que moi et l’enseignent sans doute admirablement.
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Une chose encore qu’elle raconte en riant. Un type entretenu avant elle est sorti épanoui, sûr de sa victoire. On lui avait demandé s’il s’était intéressé à un congrès récent, et ce qu’il en avait pensé. « C’était un moment très fort », avait-il répondu aussi sec. Il avait bien vu qu’il avait mis dans le mille.
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Des deux côtés de la table, liturgie de soumission. Faire croire aux candidats que l’Université s’intéresse à eux de manière personnelle, dans l’espoir que cette illusion atténue l’aigreur de la foule des refusés, et limite l’impression désastreuse produite par l’incroyable sévérité d’une sélection malthusienne. Cette manœuvre de contournement de la réalité est toute semblable à celle que soufflent les théories managériales aux responsables des entreprises. Enfumage, embrouillage, bavardages d’alentours. Voir l’embarras des membres du jury quand un fâcheux les interroge sur les critères de sélection qui régissent leurs décisions. Mais cela ne les empêche pas de s’atteler à ce mauvais chariot. Pourquoi?
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La vie circule aussi mal dans l’Université que dans l’entreprise. Il ne peut en être autrement quand un pouvoir européen nécrosé fait de l’enseignement « un levier de croissance ». Maquerelle avisée et rationnelle, la communication le sait, qui ne doute pas de régler la question en introduisant dans la mécanique, comme l’huile dans le moteur qui chauffe, la dose d’humain adéquate. Et voilà pourquoi, de part et d’autre de la table des entretiens, étudiants et professeurs communient pendant dix minutes dans la cérémonie lugubre où leur est fournie l’occasion de l’humain, comme autrefois, au garçon et à la fille que de puissants intérêts voulaient marier, la promenade au bord de l’eau.
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Travailleurs des entreprises et enseignants, supérieurs et subalternes, entretenants et entretenus, chasseurs et renards, les pièges de la communication sont fabriqués pour niquer tout le monde à la fois. En captant, pour le pervertir, l’immense besoin de parole qui travaille au corps, au cœur, à l’esprit toutes les consciences. En misant sur l’angoisse, sur les embarras, sur les contradictions où les jettera nécessairement un effort si désirable et si difficile. En bricolant des mots, des valeurs, des sentiments, des modèles de comportement pour faire croire à ces innombrables révoltés potentiels, tout en les menaçant sourdement, qu’on les a compris, et même devancés. En pariant que leur lassitude et leur peur les persuaderont de se faire complices de ce détournement. Dans l’entreprise, dans l’Université, même situation. Partout le même scénario, qui ne cesse de s’alourdir. Plus elle réprime le désir d’expression, plus la cruauté diffuse de ce monde tordu l’exacerbe ; sa névrose de trucage le porte à incandescence, réactivant dans les âmes des désirs lumineusement obscurs. La plupart ne sauront que les nier, et ramperont sous les barbelés du ressentiment. Quelques-uns iront au drame, à la maladie, au suicide, désespérés contagieux dont les fleurs envoyées par les Cancan-Lobjectif voudront cacher le cercueil. Mourir, mourir, les vivants n’ont plus que ça en tête. Mourir soft ou mourir hard, le monde moderne n’a rien d’autre en magasin. Il a perdu son match, irrémédiablement, il ne peut plus faire entrer sur le terrain que des quinzièmes couteaux, des toquards, et tant pis si le public fout le camp. Quelque chose est fini, irrémédiablement. Le tocsin qui l’annonce, c’est le brame hypocrite et langoureux : « L’Homme…, l’Homme…, l’Hooooommme… »
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Un jour qu’il prenait le café chez Maurice Clavel, à Asquins, près de Vézelay, Michel Foucault eut cette formule décisive : « Ne jamais se donner l’homme ni comme préalable ni comme objectif » 2. Foucault contredit ici tout ce qui se chante partout, tout ce qui prospère sur l’ignorance de malheureux citoyens élevés dès leur naissance, comme les volailles au grain, à la gestion et à la communication. Fourguer l’humain comme une potion, un calmant, un moyen de clouer le bec aux gens, il faudra bien comprendre un jour que c’est une méthode de voleurs. Et comprendre aussi que désigner une place à l’humain, même dans la meilleure loge, c’est le congédier. Et admettre qu’ouvrir une séquence consacrée à l’humain, c’est avouer qu’on accepte d’être impuissant aujourd’hui, qu’on acceptait de l’être hier, qu’on acceptera de l’être demain. Et tenir pour acquis que la sectorisation de l’humain, ce charcutage, ce démembrement, est le signe le plus sûr de la décadence. Et se dire, une fois pour toutes, que les spécialistes de l’humain, quand ils ne se cachent pas chez les assassins ou chez les fous, vivent en coloc avec le Père Noël. Un spécialiste de l’humain, c’est un veau démissionnaire, un domestique qui, pour satisfaire ses maîtres, a renoncé à agir selon le cœur et la raison ; persécuté par une mauvaise conscience plus écœurante que le cynisme, il court comme tout le monde derrière le premier objectif venu, mais cherche avec une pieuse hypocrisie comment le badigeonner d’humanité. Il ne sait pas, il ne veut pas savoir que l’homme est inobjectivable, qu’il est en deçà de tout préalable et au-delà de tout objectif. Que l’humain flotte, tout proche et inaccessible, dans l’inachevé. Que l’existence humaine n’est pas une page de livre, qu’elle ressemblerait plutôt à une page Internet, illimitée, inépuisable. Que l’humain n’est pas un arrangement. Que l’humain n’est pas une qualité de la vie. Qu’il n’est pas la dentelle au col de la robe, mais qu’il en est la texture, l’étoffe, le fil, la matière, l’infroissable vérité. Qu’il n’a pas, ce pauvre homme, à faire sa vie plus humaine : quoi qu’il fasse, le meilleur et le pire, elle l’est et le restera, mais qu’il a à faire son humanité plus vivante, c’est-à-dire plus libre, plus créatrice, plus féconde, plus heureuse.
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Je tiens pour des gangsters ou des niais ceux qui prétendent me donner des leçons d’humanité. M’aider à vivre mieux, seuls des amis peuvent le faire, connus ou inconnus, qui, le plus souvent, ignorent qu’ils le font, et n’y réussissent jamais que par la liberté ou le bonheur dont, à leur insu, ils témoignent. Tant qu’on n’a pas compris cela, on peut bien collectionner les connaissances et les émotions qu’on voudra, accumuler les militances, les militements et les militations, jouer au procureur, à l’inquisiteur, à l’indigné permanent qu’étrangle la médiocrité du monde, en un mot faire le fier sur tous les chevaux du manège en jouant, à son goût, à la liberté, au progrès, à la jouissance ou à la vertu : la vérité, c’est qu’on n’est pas encore entièrement sorti du ventre de sa mère. Pas grave, dites-vous ? Vous avez raison. Remédiable ? Certainement. À condition de ne pas se raconter d’histoires et, surtout, de brader son stock d’inhibitions. Pas difficiles à reconnaître, ces garces d’inhibitions ! Elles ont des noms de scène, comme les strip-teaseuses. La peur s’appelle Sécurité. L’indifférence, son pseudo, c’est Tolérance. La capitulation devant l’angoisse, c’est la Réussite. Et Réalisme, c’est l’avatar de la castration.
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Dans l’entreprise comme dans l’Université, comme ailleurs, comme partout, on en vient aux séances d’humain quand tout a foutu le camp, quand le règlement de la course est trop dur, trop bête, quand on n’a plus les jambes pour monter les cols, quand il n’y a plus que le dopage. La communication, c’est le dopage officiel, licite, bienséant : aussi détestable que l’autre mais, en plus, inefficace et contreproductif. Les travailleurs auraient-ils besoin de se prendre la tête avec les valeurs de l’entreprise et autres fumisteries si le travail était un lieu de sens, si l’effort qu’il exige transpirait le sens, si les relations qu’il crée irradiaient le sens, si le résultat auquel il aboutit proclamait l’évidence du sens ? Les enseignants ont-ils besoin, pour connaître leurs étudiants, de ces entretiens ampoulés et faufilés de susceptibilité quand ils ont, une fois pour toutes et à leurs risques, tiré la chasse sur « l’enseignement comme levier de croissance », quand il n’y a aucune place dans leur classe pour aucun Cancan-Lobjectif, de quelque boutique qu’il soit le représentant, quand leurs cours sont ce qu’ils doivent être, tout ce qu’ils doivent être, seulement ce qu’ils doivent être, je veux dire des aventures de l’esprit et de la sensibilité sans cesse reconduites, non pas des promenades sur le gazon artificiel des experts ou sur le mini-golf des conventions médiatiques, mais des marches exigeantes et amicales dans les landes de l’expérience humaine, des repérages passionnés sur les sentiers de la création, des expéditions dans l’aridité de la recherche et de la méthode, avec, très loin et tout près, en bienveillant surplomb, l’heureuse insécurité de ceux qui se sentent prolonger ce qui a toujours été quand ils inventent ce qui n’a jamais existé ?
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Facile à dire… Plus dur de se retrouver au cœur de la bataille, face à l’impossible. Un grand personnage de l’entreprise nous arrivait parfois à la fin des sessions, feignant de se faire médiateur entre les participants et moi. Sa chanson, toujours la même, j’aurais pu la chanter avec lui. « Toute la question, M. Sur, c’est que, vous, vous vivez dans les livres, n’est-ce pas, ce qui est très bien, notez, mais nous, qui sommes bien différents de vous, nous vivons dans la réalité, voyez-vous… » Le propos ne s’adressait pas à moi, je ne répondais rien, je me demandais comment les participants allaient réagir. J’attendais le chirurgien à la sortie du bloc, je n’osais pas être optimiste. Les dés étaient jetés. Une sorte d’ordalie par la liberté. Les premiers sourires m’inquiétaient, un peu gentils, un peu moqueurs. Puis les gens se mettaient à parler tous en même temps, aussi indifférents à mon contradicteur officiel qu’à moi. Leurs voix étaient étrangement fortes, ils formaient un seul chaudron où ils précipitaient des arguments contradictoires, des bribes de colère, des je vais te dire… impérieux, des rappelle-toi… définitifs. Le plus souvent, ça se calmait, il restait un presque silence embarrassé. Alors, sentant que le moment était venu de reprendre la main, l’homme de l’ordre économique se lançait dans une des ces synthèses calibrées à quoi, mieux qu’à l’allongement du nez, se reconnaît le mensonge. Les stagiaires l’écoutaient, mais pas comme d’habitude. Ils l’écoutaient vraiment, comme s’ils avaient changé d’oreilles, comme s’ils voulaient faire peser sur lui quelque sourde menace. Et, en effet, presque toujours, dans une voix ou dans une autre, bien poliment, soufflait un petit vent tiède de révolte : « Je ne suis pas d’accord avec vous, Monsieur », disait quelqu’un. Nos arrière-petits-enfants s’étonneront, je l’espère, d’apprendre que c’était là une déclaration courageuse. Était-ce aussi une acquisition définitive ? Pas sûr. Mais ce n’était pas rien.
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L’autre matin, j’ai entendu parler de François. À propos de ces problèmes moraux de la sexualité qui chatouillent la culpabilité des uns, excitent l’agressivité des autres et, dans les deux cas, aident puissamment pas mal de médias à résister à la crise, il a expliqué que l’Église catholique est aujourd’hui un hôpital militaire où affluent les blessés, et que la première urgence n’est pas de vérifier leur cholestérol et leur sucre, mais de les empêcher de mourir. Qu’a-t-il dans l’esprit ? Pas seulement l’Église, à mon avis, c’est du monde qu’il parle, du monde entier ! Miracolo ! Un homme important vient de dire quelque chose d’intelligent, et avec des mots simples ! Si quelque résistance n’était pas à redouter du côté des articulations, je saluerais volontiers ce propos par un triple salto dans la salle de bains. Enfin ! Enfin quelqu’un ! Tu as trouvé, Diogène, souffle ta lanterne, les gens vont se réveiller tout seuls, assez de gens en tout cas pour que cet automne ait une gueule de printemps !
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Cette image, mon projet de triple salto, même contrarié, l’aurait saluée d’où qu’elle fût venue. Disons qu’elle est venue du pape : parce que c’est vrai. Puis oublions-le : parce que c’est juste. Et surtout, sans lui poser plus de questions, laissons-la vivre.
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Elle me touche, cette image, elle traduit avec une simplicité magnifique ce qui m’aura occupé toute ma vie. Dans la formation, bien sûr, ce microcosme, mais bien avant aussi, et bien après. J’ai senti dès l’enfance que les gens ne se réduisent pas à ce qu’ils disent, à ce qu’ils font, à ce qu’ils croient être. Que nous manquons d’un manque, comme disait Lacan. Que nous voulons à toute force combler l’incomblable béance, comme ajoutait Deleuze. L’impossibilité de réduire un être humain à lui-même, cette évidence terrible et magnifique, m’a protégé de toutes les tyrannies : la familiale, la morale, la culturelle, la cléricale, la politique, toutes.
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La béance, il y a des gens qui la portent sur leur nez : ah ! les bons compagnons ! D’autres, au contraire, tâchent de l’estomper, la camouflent comme un comédon. Pénibles, ceux-là, fatigants, mais si l’on s’arme de patience, on est récompensé : la béance qu’ils se payent, je ne vous dis que ça…
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Mon grand père paternel, sa béance, je n’avais pas besoin de la chercher très loin. Je vois encore le doigt tremblant que l’irascible Pépère promenait sous le nez de ses contradicteurs, dans notre cuisine de Montrouge, durant les discussions politiques furieuses qui l’opposaient chaque semaine au reste de la famille, j’entends ses « Ta, ta, ta, ma fille ! » qui voulaient couvrir toute tentative d’intervention de ma mère, laquelle ne s’en laissait pas conter, ce qu’il appréciait. J’écoutais, je regardais, j’étais au théâtre. Pépère n’aurait pas fait peur à une mouche, mais pourquoi se mettait-il dans des états pareils, pourquoi ces colères disproportionnées ? On m’explique aujourd’hui qu’il se défoulait dans un rôle qui le valorisait et le consolait un peu d’une vie monotone et grise : je hoche la tête avec conviction jusqu’à ce que s’allume le clignotant de l’importance dans les yeux de mon savant interlocuteur, et que j’en rigole in petto. Un peu court pour expliquer Pépère, son numéro était plus compliqué que ça. Son existence monotone et grise était surtout très ordinaire. Sur ces vies-là, comme sur les petites routes, les accidents sont plus mauvais qu’ailleurs, on ne s’attend pas à la catastrophe. Pépère ou la pédagogie du gouffre : un bon sujet de conférence ; avec une bonne promo, ça devrait attirer le chaland. En tout cas, après Pépère, les gens avaient l’air de parler tisane. Je devais sentir, quand je l’écoutais, que je n’aurais plus grand-chose à comprendre de la vie, juste des détails, juste des bricoles, et que je passerais mon temps, sinon à chercher des gouffres sur les petites routes, en tout cas à me cogner à l’étrangeté d’un monde que je saurais superbement inapprivoisable, comme il se cognait, lui, Pépère, à je n’ai jamais su quoi. Mais le summum, c’était l’atterrissage. Mythique. Mon grand-père descendu en plein vol par un terrible missile tiré de la bouche de ma grand-mère qui, jusque-là, était restée planquée dans sa tranchée, l’index sur la joue droite, le menton entre le pouce et le majeur, je l’entends siffler, le missile : « Bois ton café, il va encore être froid. »
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Il faisait une grimace, puis le buvait d’un trait et parlait d’autre chose. Il était redevenu comme qui dirait normal. Normal ? Et ta sœur ? Les histoires qu’il essayait maintenant de nous raconter, et le soin qu’il mettait à repousser le serpent de cendres que sa cigarette avait laissé dans la soucoupe pour qu’il ne s’effondre pas sur la toile cirée, et sa façon appliquée de taquiner ma grand-mère, elle était tout sauf normale, ta normalité, Pépère !
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Rien n’est normal, rien, ni la douleur, ni la joie. La maman de la petite fille morte n’était pas venue expliquer aux organisateurs de la marche blanche qu’elle avait menti. Ils en ont été écœurés, ces humanistes : leur compassion leur est restée sur les bras comme une salade invendable. Tout ce cinéma pour rien, toutes ces larmes, tout ce bazar ; la gratuité est gratuite maintenant ? Heureusement, ils n’ont pas tout perdu. L’image de la petite fille, ils disent qu’on ne la leur enlèvera jamais, que, toute leur vie, ils la garderont dans leur cœur, toute leur vie, toute leur vie ! Pauvres gens, pauvre chair à fric, pauvre chair à valeurs, pauvre chair à communication, comprendront-ils jamais de quel effroyable vaudeville les chiens à collier d’or font d’eux les figurants ?
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J’approuve qu’on prie les personnalités politiques qui s’estiment chargées d’enseigner la morale à leurs concitoyens d’avoir l’obligeance de s’occuper de leurs fesses. Le mot morale sonne désormais si faux dans la bouche des responsables qu’on souffre de les voir ânonner des principes auxquels ils ne croient pas un instant. Dans ce rôle, les plus âgés semblent les moins odieux, à moins qu’on ne leur pardonne plus facilement. Chez les plus jeunes, le spectacle devient vite inquiétant. On s’étonne. Comment des gens instruits peuvent-ils adopter, sans rire, ce ton sentencieux et constamment solennel qui les fait paraître si nigauds ? Qui leur a taillé ces déguisements de carnaval, et d’où vient qu’ils les aient si facilement adoptés ? Leurs amis ne les mettent pas en garde ? Personne ne leur parle vrai ? Personne ne leur dit que rien ne peut se construire sur ces pitreries ? Personne ne leur dit qu’ils trichent, que tout le monde le voit et en déduit qu’ils ne croient en rien ?
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Climat malsain. Trop de mots pour rien. Tout fout le camp dans l’inconscient, mauvais ça. La vie sociale n’est plus qu’un décor pour communicancants. Ne pas oublier. Le virus de la tyrannie, comme celui d’une méchante grippe, est capable de muter. À trop nous montrer son image d’hier, on nous fait oublier sa réalité d’aujourd’hui. La première leçon du passé, et la plus forte, c’est qu’il ne faut pas s’exiler du présent.
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Qu’il ait muté, et qu’une forme inédite de tyrannie nous menace, deux signes l’indiquent irréfutablement. Du côté du pouvoir, le déferlement d’une marée de slogans tous plus humains, plus généreux et plus ouverts les uns que les autres. De l’autre, côté du peuple, le très caractéristique mélange de servitude et de dégoût qui répond à ce déluge de valeurs sans valeur. Les slogans disent le mensonge où s’enfonce vite toute tyrannie. La servitude et le dégoût disent que le peuple se sent en prison et que, d’un second tour de verrou rageur, il valide cet enfermement.
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De quoi souffrent les blessés de cet hôpital militaire qu’est devenu le monde, je n’en ai qu’une idée confuse. Mais qu’ils souffrent, ça je le sais. Pour ne pas le savoir, il ne faut rien voir, rien entendre, rien sentir, il faut être un petit soldat fanfaron de la communication, aussi content de son sort que je l’étais, à douze ans, de ma première cravate, un de ces niais à la mollesse cruelle dont l’esprit est une éponge encore luisante de la graisse qu’elle vient d’essuyer, un de ces roquets à l’aboiement contrôlé, trop soucieux de ses blanches quenottes pour envisager de mordre ce qu’on n’a pas déjà déchiqueté pour lui.
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De quoi ils souffrent, de quoi nous souffrons, nous les blessés, je devine que ça a à voir avec la liberté, ce mot que ne voulait jamais prononcer Lacan – et peut-être n’avait-il pas tort, ma jeunesse a tant entendu parler de Dieu ! Mais je jette tout de même liberté. Imprudemment. Moins pour le sens que pour les ronds dans l’eau que ces trois syllabes diffusaient, pour les vannes qu’elles ouvraient, et ce brouillage lumineux des consciences. Liberté, dans les groupes, n’était pas un slogan. Une mesure, plutôt, la mesure de l’écart entre ce qu’on était et ce que, pourtant, l’on désirait : ça, c’était le côté espérance. Mais aussi la mesure de l’écart entre ce que l’on désirait et, pourtant, ce qu’on était : ça, c’était le côté soupirs. En tout cas, la liberté était la mesure d’un écart, d’un écart acceptable. Et l’étroite zone de chevauchement entre l’espérance et la déception, c’était notre pays à tous, c’était le territoire que chacun de nous ouvrait à tous les autres du seul fait qu’il se trouvait là, un territoire sensible, charnellement perceptible, aussi irréfutable que provisoire.
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Il y a des mots qui ne se glapissent ni ne se pissent. Celui qui parle de liberté, s’il ne sent pas sur lui, autour de lui, en lui, cette sorte de complicité d’étouffés qui caractérise notre société, et si vraiment il ne peut pas se taire, qu’il dise plutôt bouton d’or, ou vermicelle, ou croissance, ou n’importe quoi, participation citoyenne, par exemple, voilà un mot qui chausse bien. Mais liberté est un mot grave. S’il ne monte pas de la geôle que l’on porte en soi, qu’on l’évite, au moins pour ne pas prendre le risque, en cette époque où tout se sait, Madame, de passer pour le faussaire qu’on est.
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Surprenante, cette évocation de l’hôpital militaire. Ce n’est pas dans ce langage que les papes évoquent le drame central du christianisme, la chute et la rédemption, le péché et le pardon. Les mots que choisit François s’invitent dans le discours traditionnel comme s’inviterait, dans une église de Neuilly, une troupe de SDF ou de Roms délocalisés. L’hôpital militaire, c’est un mot à la Bernanos, le mot de quelqu’un qui voit et sent le monde comme il est, presque brutalement, animal et spirituel, cime et souche, base et sommet, pesanteur et grâce. Qui le voit d’âme à âme, hors protocole, hors doctrine, à moins que la doctrine, dans ce cas, l’immense doctrine, ne tienne tout entière dans un frisson d’amour. Et qui le voit si terrifiant que, cette fois, de Rome, chose stupéfiante, il décide de donner l’alerte : ce monde étouffe, notre monde à tous étouffe, ce monde se meurt, on est en train de l’assassiner. Aucun jugement moral. Aucune leçon. Aucun diagnostic. Aucune propagande. Ça meurt. Faisons vivre. Je ne cherche pas plus à trier, dans le cri de François, ce qui parle de Jorge Mario Bergoglio et ce qui appartient au pape, ce qui relève de l’histoire et ce qui ressortit à la religion, ce qui procède du temps et ce qui renvoie à l’éternité, que je ne cherchais à démêler, dans la poésie d’Aragon, ce qui était signé par le bourgeois, par le lecteur de Barrès, par le surréaliste, par le communiste, par l’amant d’Elsa, par l’homosexuel. Ce qui est extraordinaire, c’est que, de ce Vatican où l’histoire, l’art, la philosophie, la théologie, et même la science, ont entassé, comme nulle part ailleurs, leurs sédimentations étroitement enchevêtrées, soient partis, flèches vibrantes et perforantes, les mots les plus simples, les plus profondément ordinaires, des mots que, pour un peu, personne n’oserait prononcer tant on les sent patienter dans toutes les bouches. Le monde, avec tout ce qui y vit, y compris l’Église, est un hôpital de campagne. C’est la guerre. Nouvelle terrible. Nouvelle qui libère. « Nommer, c’est faire changer ».
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Qui se voit vivre dans le monde, qui écoute les autres y vivre perçoit cette souffrance. Je ne comprends pas pourquoi, s’il en était autrement, les souvenirs des sessions de formation m’obsèderaient à ce point, des souvenirs qui ouvrent tous sur la même énigme, sur le même mystère qui s’obscurcit quand je tente de l’approcher. L’image du pape m’aide. Un hôpital de campagne, oui c’est cela, c’est sûrement cela. Dans chaque être, une évidente blessure. Sur laquelle, apparemment, on a tout dit. Les coups qu’on s’est portés à soi-même, ceux qu’on a reçus des autres, de la société, du hasard, de la nature, les explications de toujours et celles d’aujourd’hui, les passions et les aliénations, et la lourdeur des temps, à quoi bon ces banalités ?
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Hôpital, mais militaire. Tout est là. Dire que c’est la guerre, c’est le contraire de la déclarer. Les « hypocrites, bigots, cagots » à qui Rabelais fermait les portes de l’abbaye de Thélème, et qui traînent désormais leurs savates dans les sacristies des partis, des médias et des entreprises plus souvent que dans celles des églises, se vautrent dans l’illusion de la paix. Je connais ça. Les patrons et les responsables syndicaux qui nous rendaient visite arboraient un indécrochable sourire en plastique que leurs mignonnes guéguerres ne troublaient pas. Les participants aussi, au matin du premier jour, affectaient cet air ravi qui sied au monde économique : ils ne savaient pas encore que, telle que je l’entends, la formation n’est pas exactement le ravalement des façades. Et moi aussi je rêvais, avant chaque session, d’un déroulement aimable et harmonieux. « Tu connais le métier, quand même, me disais-je dans le métro, tu ne vas pas encore semer le bordel pour faire monter ta tension ! Calmos, mon pote ! Aujourd’hui tu fais technique, vu ? » Oui, oui, technique ! Mais voilà. La réalité pointait son nez. Et la réalité, c’était la guerre. Et quand c’est la guerre, on ne peut pas se conduire comme si c’était la paix. Auprès du type qui fait ça, un Cahuzac, c’est un premier communiant. Et un DSK, juste un ange !
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Les critiques qu’on fait et qu’on faisait à la société, à l’entreprise, à l’éducation, aux médias, et que je reprenais parfois à ma manière, c’était vrai. L’aliénation, c’était vrai. Marx, quand on ne le caricaturait pas, c’était vrai. Ivan Illich, c’était vrai. Debord, c’était vrai, et ce l’est encore plus. Et l’urgence de soulever le couvercle de la famille, Ronald Laing, David Cooper, ça aussi, c’était vrai. Peu de gens avaient lu. Pour la plupart, c’était un nuage de noms, un nuage considérable, mais inquiétant. Pas la faute de ces explorateurs si, le plus souvent, leurs vérités associées, même quand elles étaient contradictoires, dressaient pourtant au fond des consciences de nouveaux paravents contre la vie.
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De quoi s’agit-il depuis cinquante ans ? Dans quelle guerre, tous ces blessés ? C’est l’image du jeune Boniface, dans Les Voyageurs de l’impériale qui, pour moi, en dit le plus long. Il a péri sous une charrette de pierres qui s’est renversée sur lui. Une jambe a été effroyablement écrasée. Mais l’autre, c’est presque plus affreux encore. Elle n’a rien. Une bonne jambe d’homme égarée dans la mort.
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Le monde moderne, c’est cette catastrophe que les frissons d’espérance que nous portons en nous empêchent de se refermer sur la mort. Un désastre, mais ces éclairs de vie empêchent que le compte soit bon, que l’affaire soit soldée. Pas un thème qu’ahanent les politiques et les médias qui ne soit secrètement une invitation à la mort, pas un qui ne renvoie à quelque progrès achevé, parfait, réalisé – mots horribles, mots meurtriers, mots exsangues, mots idiots. Après les Parfaits du dualisme cathare, les Parfaits du monisme de l’argent : mais ceux-là sont ignobles. Oui, nous vivons au cimetière. L’éducation comme levier de croissance, c’est un programme de macchabées. La fureur avec laquelle on réhydrate les tourments du passé pour mieux ignorer ceux du présent, c’est le drapeau blanc qu’on agite pour ne pas vivre. Une anorexie spirituelle masquée par un prurit de morale, voilà la société de communication. Inauthentique par construction, structurellement pathologique, originellement infirme, contrainte à une permanente et féroce autopromotion d’elle-même.
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Mais les images sont là, au fond de vous, au fond de moi, pas celles de la pub, pas celles du fric : nos images maison, nos images secrètes, nos images sanctuaire, nos « nom de Dieu d’images » comme disait Aragon. C’est ça, la formation : réveiller les images vivantes qui sommeillent. Ce ne peut être que ça ou l’honnête apprentissage des métiers et des techniques, le reste est une imposture. Il arrivait parfois qu’en tombant en arrêt devant une idée, en ranimant un souvenir, en réhydratant une émotion, un stagiaire éveille soudain chez les autres un peu plus que de l’attention, un début d’assentiment peut-être, la sorte d’assentiment qu’on accorde à cette chose mystérieuse : une nouveauté qu’on reconnaît. Alors le cours des débats était comme suspendu. Nous entrions dans une autre atmosphère. Un saut. Nous avions sauté. Quelque part, nous avions sauté. Nos interminables débats, que nous avions voulus loyaux, nous avaient usés, râpés, passés à l’émeri. Ils nous avaient mis à vif, à cœur. Nous ne nous comprenions pas mieux qu’avant, mais ne pas nous comprendre ne nous désespérait plus, ne nous isolait plus, ne nous enfermait plus. Ne pas nous comprendre ouvrait entre nous, en nous tous et en même temps, comme des écluses, une succession d’écluses. Pour un peu, ne pas nous comprendre nous aurait fait nous comprendre. Vulnérables, pourtant, nous l’étions plus que jamais. Vulnérables, mais inexploitables. Fragiles, mais non manœuvrables. Nous avions trouvé en nous notre point d’appui. Non pas une chambre forte de certitudes, non pas un catalogue de vérités, non pas un code d’obligations morales ou mondaines : un accès à la vie, un accès strictement réservé à chacun de nous, seul passage qui lui soit ménagé pour rejoindre les autres. Cette compréhension surgie entre nous, nous savions bien qu’elle était provisoire : mais nous savions aussi que ce qu’elle désignait, et qui ne nous appartenait pas, ne l’était pas. Nous étions tombés en compréhension un peu comme on tombe en amour. Tombés. Tombés sur une plate-forme d’amitié d’où nous pouvions imaginer d’autres chutes, une infinité d’autres chutes. À l’évidence, nous pouvions toujours tomber, « infiniment tomber ». Tomber sur place, ici, dans cette salle. Ou bien, quand midi était arrivé, à la cantine, c’était quand même plus raisonnable.
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C’est dans une circonstance de ce genre que Mlle Vinaigrette, d’un geste large, a projeté sur mon pantalon la sauce de son artichaut. Parce qu’elle était un peu nerveuse, un peu blessée, et qu’elle avait envie de se battre, comme nous tous. Je ne sais plus rien de la conversation qui me valut ce geste d’amitié, sans doute avions-nous repris nos sujets de prédilection, l’entreprise, la société, le monde. Mais je ne n’ai pas oublié le rythme de nos échanges, ni leur flamboiement de feu de joie : une succession de séquences rapides, une pour chaque thème, une par feuille d’artichaut. Un classement instantané des choses, des mots, des idées. Un jeu de massacre rieur, aucune méchanceté.
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Qu’on croie ce que croit le pape François ou autre chose, ou rien du tout, l’évidence s’impose : on ne peut à la fois aimer ses semblables et aimer l’esprit du monde où ils vivent. Il faut choisir. La liberté n’est pas au fond de l’esprit du monde, mais la servitude. La simplicité n’est pas au fond de l’esprit du monde, mais le calcul. Lamartine a raison, les aspirations des cœurs et les exigences de la raison ne sont pas au fond de l’esprit du monde. Pas au fond de l’entreprise. Pas au fond de la société. Pas au fond des médias. Pas au fond de l’économie. Pas au fond de l’éducation. Pas au fond de ce que nous appelons trop vite l’Europe. Pas au fond des droites. Pas au fond des gauches. Au fond de rien. Pas au fond des actes. Pas au fond des discours. Pas au fond des pensées. Et non seulement ce que nous aimons n’est au fond de rien, mais tout se construit contre ce que nous aimons.
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Allez ! « La communication, ça fait rire ! » Et la société qui court derrière, aussi, ça fait rire ! Même si l’on est un peu blessé, et si l’on sent la vinaigrette, ça fait rire ! Tordant d’apprendre que, lors de sa campagne de 1981 contre Valéry Giscard d’Estaing, François Mitterrand avait été muni par ses communicants d’un bristol qui lui rappelaient les qualités que devait suggérer son comportement d’orateur : Sage Courageux Vrai Réaliste Tenace Passionné y lisait-on. Sans ces bienfaisants génies, Mitterrand, stupide comme il était, aurait évidemment choisi Loufoque Trouillard Menteur Illuminé Inconstant Blasé ! On dit que la rapidité avec laquelle il avait pris ses distances avec eux après l’élection avait surpris les communicants : à mon avis, c’était plutôt qu’ils avaient tardé à comprendre. À Sainte-Barbe, un appariteur prénommé Firmin, que tout le monde aimait bien, apparaissait à son insu dans mon cours sur Baudelaire, il y servait de dérivatif, de bretelle d’autoroute, de contre-exemple. Les communicants, selon moi, c’étaient les Firmin de Mitterrand. Eux qui croyaient, comme disait PPDA, qu’ils avaient « inventé un métier » !
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« La communication, ça fait rire ! » Mais si vous ne voulez pas qu’un jour ça vous fasse pleurer, jeunes gens, jeunes filles que tente cette connerie, allez donc voir un peu sur le site de l’Assemblée nationale ce que racontait de ce métier le citoyen Fouks devant la Commission qui enquêtait sur l’affaire Cahuzac. Un sacré rallye pour y parvenir, mais on y arrive. Vous pensez qu’on s’éclate dans la com, n’est-ce pas, qu’on échange, qu’on est en plein dans le débat et l’imagination ? Eh bien ! lisez Fouks : la communication est « un métier où on apprend à se taire ». « Dans ce métier vous apprenez à garder les choses pour vous. » « Les communicants, depuis longtemps, en tout cas les bons, ont appris à se taire. » Si vous voulez un métier où l’on vous apprenne à fermer votre gueule, si c’est ça votre truc, faites-vous communicancants, mes enfants, l’avenir vous montrera son cul !
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La vérité. Stéphane Fouks parle de la vérité, de la vérité des produits. Notez que tout est produit pour la communication, pas seulement le papier hygiénique et les ordinateurs. François Mitterrand aussi, c’était un produit : « un bon produit mal exploité ». Le sage Monsieur Fouks nous explique qu’il ne faut jamais mentir avec la vérité des produits. Il ajoute que « le mensonge est une arme imbécile qui se retourne contre ceux qui l’utilisent. » Mais savez-vous pourquoi il ne faut pas mentir avec la vérité des produits ? Parce que « nous vivons aujourd’hui dans une société qui a de la mémoire, que tout se sait et que tout s’entend. » Parce qu’« on vit dans une époque dans laquelle vous ne cachez jamais la vérité, elle finit toujours par sortir. » Voilà. Faut pas mentir parce qu’on risque de se faire prendre, c’est la morale de la communicancance. Je n’ai pas de mots. C’est humain, oui, tout est humain. Mais c’est le degré zéro, cette morale. L’infantilisme. La peur de soi. Le matérialisme le plus graisseux. La régression. La pétoche. Attendez. J’ai tort de m’adresser aux jeunes. Je suis sûr qu’ils ont compris. Et puis, je n’ai qu’une chose à leur dire, aux jeunes, moi qui viens de franchir le cap des quatre-vingts ans. Ne vous cassez pas la tête pour votre avenir – le moins possible en tout cas. Ne vous cassez pas non plus la tête pour vos conneries, je sais de quoi je parle. Mais attention. Aimez ce que votre cœur vous dit d’aimer, rien d’autre jamais, jamais, jamais, sous aucun prétexte, aucun, aucun, jamais ! Si vous comprenez ça, quand vous mourrez, vous continuerez à commencer ! Mais, je le répète, j’ai tort de m’adresser aux jeunes. À part les défavorisés, les vrais, ceux des quartiers riches, les jeunes savent, ou se doutent. C’est aux adultes qu’il faut s’adresser, et d’abord aux plus puissants d’entre eux. La com, ça va comme ça. Remballez. Ne laissez plus traîner ça dans la politique, dans les médias, dans les affaires, nulle part. Ce n’est pas un crime, la com, non, pas du tout. J’en ai parlé plus haut de ces trucs qui ne sont ni des crimes ni des péchés mais qui pèsent pourtant lourd, si lourd, plus lourd que le reste. La communication, c’est la poubelle de l’époque. Videz-la. Vous ne pouvez pas ? Alors, c’est vraiment grave, pas la peine de chercher des boucs émissaires.

(9 octobre 2013)

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Notes:

  1. Maurice Grimaud, En mai, fais ce qu’il te plaît, Paris, Stock, 1977.
  2. On trouve la vidéo de cette conversation en proposant à Google Foucault Clavel cuisine.

Ces Roms inadéquats…

LE MARCHÉ XLVII

Les Français veulent que ça change. Ils ont raison. Ils se doutent pourtant que rien ne changera vraiment. Ils ont raison. Cette lucidité ne les empêche pas de désirer le changement. Ils ont raison. Un changement qui n’en sera pas un. Ils ont raison.
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Si j’étais journaliste et qu’il m’appartînt d’interroger une personnalité politique, je ne dirais presque rien. Je considérerais l’interlocuteur avec courtoisie, et pousserais de temps en temps vers lui un verre d’eau ou un café. Un mot parfois, rien de plus, pour que l’entretien ne tourne pas au monologue. Pour l’essentiel, je tâcherais d’être un journaliste formateur, de manier le silence. Il y a silence et silence. Pour aimable qu’il soit, il faudrait celui-là lourd de sens, chargé de présence, frémissant d’ironie. C’est difficile, mais on peut toujours faire comme si. Je ne dis pas : faire semblant, mais faire comme si. Il me faudrait penser sérieusement que, présent, j’aimerais vraiment l’être, et que cela se sente ; si mon désir est sincère, je le serai. Et l’interlocuteur sera conduit à dépasser les slogans imbéciles, les provocations dérisoires, les partis pris grossiers. Il ne voudra pas avoir réponse à tout, il avouera ses doutes. Rien ne l’y obligera. Mais s’il s’engage dans l’artifice, mon silence zoomera tout seul sur l’absurde. Le journaliste de la non-intervention, le journaliste selon Tchouang-tseu. À coup sûr, l’idée va être chaleureusement accueillie.
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Faire comme si, non pas faire semblant, je tiens la distinction d’Aragon, elle m’a été précieuse en formation. Je me trouvais souvent devant des situations compliquées, je ne savais trop quoi dire, quoi faire. Alors, pendant quelques minutes, je me taisais, je m’absentais des participants, et je tentais d’aller en moi jusqu’au nœud de l’affaire. C’était difficile, ambigu, j’avançais dans l’incertain. Je ne comprenais pas. À peine si je subodorais. Mais je me fabriquais une impression. Sans doute serait-elle bien vite à modifier, mais je décidais pourtant de pousser l’hypothèse jusqu’au bout, de faire comme si c’était la bonne. Je la croyais : non parce que je la confondais avec la vérité, mais parce que j’y avais jeté un peu d’intrépidité. Aragon m’a souvent expliqué qu’il avait toujours fait comme si, jamais semblant. Et j’ai songé à cette distinction quand j’ai lu, à la fin d’une lettre datée du 9 juin 1969, cette phrase et ces trois mots soulignés : « Dans cette vie bizarre, avec à côté de moi, le cœur d’Elsa qui me fait de vilaines peurs – je ne sais trop comment me conduire, alors de temps à autre je fais semblant. » Limite. Mystère. Silence. Mais l’aveu, bien sûr, le ramenait au comme si..
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Droite ou gauche, c’est le faire semblant qui l’emporte, alourdi, aggravé, par la communication. Si les Français veulent que ça change tout en se doutant etc., c’est qu’ils ne croient pas un mot des discours qu’on leur tient, mais renoncent à l’espoir de s’en débarrasser jamais. Ils se tournent de droite à gauche et de gauche à droite « comme un malade dans son lit ». L’affaire des Roms, un sommet du genre, a distribué à tout le monde, pouvoir et opposition, des billets gratuits pour le toboggan du semblant. Sur le fond, il n’y a pas photo : rien n’obligeait à ces grandes manœuvres odieuses et oiseuses. Mais la question des Roms met surtout en évidence la perversité de la communication politique. Un pouvoir peut désormais satisfaire son besoin d’inventer un problème aussi facilement qu’une envie de pisser : de là vient l’essentiel du désordre, qui est trucage de la réalité. La communication est nécessairement infantile, elle fabrique des comportements superficiels, prétentieux et faux, elle annule tout esprit de sérieux. En vingt-quatre heures, des gens installés dans leur campement depuis dix ans sont délogés comme des malfaiteurs : les autorités arguent qu’elles appliquent une décision de justice. Mais la décision date de trois ans : d’évidence, il n’y avait pas le feu. Et, d’évidence, la situation n’avait pas été étudiée précisément, calmement, dans l’esprit de tolérance dont on nous rebat les oreilles. Quand la libido communicationnelle s’en mêle, adieu la réflexion. Quelques gros malins ont trouvé là, une fois de plus, une superbe occasion d’entasser les faire semblant : faire semblant qu’il était urgent, cet été, de s’attaquer à ce chantier, faire semblant d’oublier que l’Europe et le monde grinceraient des dents, faire semblant de croire que l’opération impressionnerait immensément ce crétin de bon peuple. C’est si commode de faire semblant, si voluptueux ! On peut, les yeux fermés, répéter le passé, en projeter éternellement l’image sur le présent. On peut se fabriquer un courage sur mesure. On peut piocher dans la réserve de signes que papa et maman vous ont laissée pour votre quatre heures. Je l’ai écrit il y a trois ans, l’essence du pouvoir actuel est archaïque : le sabre de bois, un machiavélisme de consultants de série B. Cirepompes-one et Cirepompes-two, les porte-« parole », sont à eux-mêmes leur contre-publicité ; ce sont les taupes de la sottise, le plus efficace est de les laisser faire. Quand des esprits plus déliés s’y collent, c’est autre chose. Il est alors urgent que le journaliste se fasse taoïste et sache les mettre à l’épreuve de leur mauvaise foi. Espresso et petits gâteaux, voilà, aucune complicité. Mais l’opposition dans tout ça ? Elle n’a pas manqué l’occasion de chevaucher un faire semblant de première bourre : faire semblant de croire au retour de Vichy, au racisme d’État et autres âneries, faire semblant d’imaginer qu’un énième chapitre de résistance fantasmatique allait s’ouvrir. Contresens historique et témoignage d’insensibilité absolue à l’époque. Voilà trente ans que Michel Foucault nous a expliqué que nous étions passés de la société d’enfermement à la société de contrôle : c’est dans cette perspective qu’il faut considérer l’affaire des Roms, pas comme une resucée vichyssoise. Mais quand elle sera au pouvoir, alors, l’opposition ? T’inquiète ! Manuel Valls a sa solution. Elle est d’une fulgurante originalité : assumer « une politique répressive sans complexe ». Assortie, il est vrai, d’une réflexion sur les causes, ce qui fera au moins, buffet compris, un symposium, trois colloques et deux commissions. Je me languis de m’inscrire. Le Manuel du conformisme !
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Café au lait. Vous êtes de droite ? Vous mettez un peu plus de café : mais il est amer. De gauche ? Un peu plus de lait : mais il est écrémé. Et pourtant, en affichant ainsi leur insincérité et leur inauthenticité, gauche et droite réunies disent, plus ou moins à leur insu, plus ou moins confusément, une vérité essentielle : quelque chose est en train de s’épuiser dans le rayon de la politique. Il va de soi que l’opération Roms n’apportera aucun apaisement aux inquiétudes du pays : elle alourdira l’angoisse, la défiance, la bêtise, la haine. Elle est en tout point perverse. Comme il est pervers de prétendre y repérer la répétition des années 30 ou 40 : cette grosse idée simpliste est une facilité. Je ne crois pas à la petite apocalypse que brandit la droite : les Roms ne nous menacent pas. Pas plus qu’à la petite apocalypse que nous ressert la gauche : Pierre Laval est bien mort. Je pratique à l’égard de ces apocalypses de communicateurs, sans oublier l’écologique, un tri sélectif des plus consciencieux : poubelle bleue, poubelle rose, poubelle verte. Comme disait ma mère sur son lit d’hôpital : « S’ils s’imaginent qu’ils me font peur avec leurs histoires de cimetière ! » Je crois à une Apocalypse, c’est-à-dire à une révélation, à un dévoilement, mais de celle-là, précisément, je ne peux rien dire, et c’est même à ce signe que je la reconnais. Les jacasseries des autres m’usent les nerfs et me brouillent le cerveau, je me demande surtout ce qu’elles rapportent, et à qui. Cette Silencieuse, elle, me tient vivant.
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Ces « déportés », eux, heureusement, reviendront. Comparer ce lamentable épisode à ce qu’évoque pour nous la déportation est insupportable. Même si la brutalité de ces expulsions lève le cœur. Même si elle met certains de ces malheureux dans une situation telle qu’il faudra se faire une gueule de jocrisse, une intelligence de tordu et une âme de brute pour invoquer l’intérêt national et le respect de la loi. De cette imposture, le monde entier est témoin : c’est très bien ainsi. Allemand ou pas, le pape a eu raison d’intervenir. Et l’ONU. Et l’Europe. Mais tout cela n’autorise pas une assimilation vicieuse qui, loin d’éclairer la réalité, la rend inintelligible. Et fait planer sur ceux qui la répandent un lourd soupçon de complicité dans l’étouffement de la vérité.
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Au nom de la même modernité, la droite, comme à Guignol, s’accroche à son bâton, tandis que la gauche récite imperturbablement son catéchisme en veillant à ne pas se laisser entraîner dans un laxisme qui lui serait fatal : dans les deux cas, dans les deux camps, il importe de ne pas avoir à changer de logiciel, il importe de rester en phase avec ce qu’on a jeté de plus lourd, de plus obsessionnel, de plus illusoire dans la mangeoire des électeurs. Ainsi ce petit copain du patronage, un peu en retard, qui, aux cartes, voulait toujours jouer au menteur : sa tête n’avait accès ni à la belote ni au pouilleux cavalant, et puis il aimait trop le menteur. Comparaison hasardeuse : dans le cas des politiques, il ne s’agit pas de la tête. Ils savent mieux que moi ce que vaut le débat public qu’ils impulsent. Mais quoi ? Tes idées ne rapportent pas, coco ! Voilà le cadeau de la communication à la démocratie.
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C’est pourquoi, bien souvent, les sous-fifres sont plus intéressants que les vedettes. Ils ont moins à perdre, ils se lâchent davantage. Ainsi ce personnage dont je n’ai pas bien capté le nom, qui se demandait si le fond de l’affaire des Roms n’était pas l’incompatibilité du nomadisme avec nos valeurs. Ce à quoi faisait écho, quelques jours plus tard, un beauf berlusconien qui déclarait, à la Bush, que ce mode de vie était inadéquat. Parfait. Là, nous sommes dans le sérieux : ce n’est pas jojo, mais c’est sérieux. Vous pouvez ranger gentiment vos fantasmes vichyssois. C’est au nom de la démocratie communicationnelle, pas au nom de Pierre Laval, qu’on nous explique quel genre de vie est à adopter, à tolérer, à proscrire. L’étrange est que tant de spécialistes de la mémoire ne semblent s’apercevoir de rien. Ils comptent sur les commémorations et les cérémonies pour transformer les leçons du passé en élans et en projets. C’est léger, c’est très léger. Pour nourrir la pensée et l’action, pour informer le regard, l’intelligence, la sensibilité, ces leçons doivent transiter par la méditation, quitte à affronter l’épreuve de l’oubli, condition de la mémoire. C’est par l’oubli profond de ce qu’on ne peut pourtant pas oublier, par l’intensité de présence qu’il suscite, non pas par un rabâchage vertueux, que la mémoire se fait vivante et réactive, qu’elle se rend capable d’alerter l’esprit et le cœur. Celui qui ne sent pas le remugle d’égout qui émane du monde moderne, alors qu’il a vibré à tant d’autres souffrances, je me demande pourquoi il s’est mis en retraite, pourquoi il a débranché son indignation, et quand, et sur l’ordre de qui. Pardon de vous déranger, M’sieurs Dames, mais il y a déjà longtemps que la merde nouvelle est arrivée, faudrait voir à vous en occuper un peu. Inadéquat, dit l’autre coglioneInadéquat à quoi ? À ses fesses? ?
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OK, le voyage n’est plus adéquat ! Ça décolle trop, ça décoiffe trop, ça désordonne. Sauf la vadrouille toutes assurances comprises, asperges bio comme chez soi, papier hygiénique avec plein de petites fleurs, tour de piste culturel et, coucou manager, c’était très enrichissant ! Autrefois, quand on déportait les gens, on leur voulait du mal : à eux. Quelques abrutis mis à part, la droite ne veut pas de mal aux Roms : elle s’en fout trop ! Il s’agit d’une opération psychologique, d’un bidouillage de Ve Bureau, fondamentalement idiot. Ceux qui dirigent ce cirque jouent la peur. Parce qu’eux-mêmes, bien sûr, ont peur, et pas seulement de valdinguer aux prochaines élections. Parce que l’univers de fric qu’ils côtoient et cajolent, c’est l’univers de la peur, la Mecque de la peur. L’univers où même ceux qui ne sont pas encore gâteux récitent par cœur ce que les banquiers leur ont marqué sur des petits bouts de papier. Les Roms, les gens du voyage, étrangers et français tous confondus, quelle patère pour y accrocher la trouille ! Ils sont épatants ces gens-là : dangereux quand ils sont pauvres, dangereux quand ils le sont moins, et qu’ils traînent leurs caravanes avec des caisses qui font envie au ministre de l’Intérieur, des caisses, je vous dis pas, Mme Bettencourt soi-même devrait prendre un crédit !
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Fraternellement unies dans l’élusion, la droite archaïque fait sa quinte d’exaltation programmée tandis que la gauche régurgite son humanisme de chaisière. L’essentiel, c’est que nous ne comprenions pas de quoi il s’agit vraiment, ni de qui. Des Roms ? Mais non. De nous, pardi !
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Chasser les gens ou les étouffer sous le polochon humaniste, deux façons de ne pas entendre ce qu’ils disent. Mais ils ne disent rien, les Roms, la plupart ne parlent même pas français ! C’est vrai, ils ne disent rien. Et il paraît qu’ils piquent un peu. Moins que les banquiers, si on va par là ! À quand la vérification générale des banquiers, la garde à vue multi-bancaire ? Avec présomption d’innocence, bien sûr ! Inutile : un banquier n’a jamais incité personne au voyage, sauf charter, asperges bio, papier cul fleuri et coucou manager. Ces gens-là, eux, sont louches. Louches, c’est ça : un œil ici, l’autre ailleurs, un jour ici, l’autre là. Ils sont nomades, voilà, ils sont d’essence nomade ; même sédentaires depuis cinq générations, ils sécrètent toujours leur putain d’image de nomades. Riches, pauvres, on n’y comprend rien, tous les signes se brouillent. Souvent mal rasés, parfois trop bien fringués. Avec eux, rien n’a l’air catholique, même aux Saintes-Maries-de-la-Mer. Allez comprendre. On ne voudrait pas être comme eux, ça non ! Pourtant, au fond de la méfiance, il y a de l’étonnement et, au fond de l’étonnement, on pourrait bien trouver, en grattant un peu, un soupçon d’envie. Ils nous mettent sous le nez, côté face, ce que nous ne voulons pas être, côté pile, ce que nous rêvons de devenir.
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Excellents pédagogues, ces Roms ! Ils partent ? Ils reviendront. Ce ne sera la fête ni pour eux ni pour nous. Il y aura toujours du malheur dans l’air, de la misère, de la méfiance, de l’obscène satisfaction. Mais quand nous les regarderons vivre, ces fils de la terre, ils nous interdiront encore d’oublier le « bonheur d’aventurier qui enveloppe Ulysse et ses semblables comme d’une éternelle luminosité marine ». Où je vois, après Nietzsche, après Sollers qui cite cette image, un don hors de proportion avec les quelques terrains vagues où nous les autorisons à souffrir.
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Même si la question des Roms alimente l’amertume des Français en fournissant au pouvoir et à l’opposition l’occasion d’un duo de psittacisme tel qu’on en entend rarement dans les volières, il n’est pas vrai que les citoyens dénigrent la politique en général, ni la démocratie en particulier. Ils savent même parfois reconnaître la bonne volonté de celui-ci ou le talent de celle-là. Et se gardent bien de remettre la règle du jeu en question. Le scepticisme populaire n’est pas une réaction d’humeur ou de mécontentement. Il est fondé. Il est profond. Il va à l’essentiel. Il vient d’une zone de la conscience à laquelle les politiques ne veulent pas avoir accès : elle les conduirait, s’ils la visitaient, à une contradiction majeure qu’ils seraient incapables d’assumer.
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Gilles Deleuze avait touché juste, en mars 1987, dans sa conférence à la Femis sur le thème « Qu’est-ce que l’acte de création ? », quand il parlait, à propos de Dostoïevski et de Kurosawa, des contradictions de l’urgence. On connaît ce classique japonais. Les sept samouraïs difficilement engagés ont peu de temps devant eux pour fortifier le village et former les paysans : l’heure n’est pas à l’introspection, et le sera encore moins quand l’ennemi sera là. Tuer pour ne pas être tué, tâcher d’insuffler à ces villageois obtus le minimum de solidarité nécessaire. L’urgence, l’urgence partout, l’urgence qui opprime et, en même temps, libérerait presque. Tout semble dit, tout semble simple. La projection dans l’action est totale, le faire coïncide avec l’être. Et pourtant. Au sein de cette urgence, sous forme de question, une autre urgence, explique Deleuze, tire les ficelles : être un samouraï, est-ce que cela signifie encore quelque chose ? La société a évolué, bientôt personne n’aura plus besoin de ces sortes de chevaliers. Ils le savent. Qu’ils gagnent ou perdent la bataille, ils seront du côté des vaincus. L’urgence apparente n’est finalement qu’un leurre. L’urgence, c’est qu’ils s’interrogent sur eux-mêmes.
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Dans le film, pourtant, il y a bataille ! Les assaillants ont de vrais sabres, la menace n’est pas un argument de communicateur. Mais alors ? Quand elle est confuse, la menace, ou à demi inventée, quand elle n’est qu’un artifice de propagande, quand les ennemis ou les concurrents changent chaque jour de visage, quand il apparaît que les responsables, loin de répondre à des urgences qu’ils sont devenus incapables de pointer, fabriquent de l’urgence comme l’araignée tisse sa toile, pour se protéger et conquérir ? Alors, si la société ne se reprend pas, elle entre dans le délire. Les projets qu’elle accumule, bons ou mauvais, vont s’y noyer : personne ne sait plus distinguer l’urgence réelle de l’urgence inventée, ou n’ose plus. L’homme occidental hésite à l’admettre : il doute bien plus de son destin que les samouraïs de Kurosawa. Il le sait, pourtant : tout ce qui l’a fait, à sa manière, samouraï de la liberté, ou de la fraternité, ou de l’esprit, est ridiculisé et piétiné par des bateleurs de foire encore plus incultes que prétentieux. Et comme l’écart grandit démesurément entre ce qu’il sent, cet homme occidental, et les raisons de vivre qu’on lui injecte insidieusement, comme les urgences officielles disposent, pour l’écraser, de moyens inouïs et presque irrésistibles, il finit par renoncer, par presque renoncer, et sa conscience entrebâillée n’ouvre plus que sur l’angoisse.
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Urgent d’être le premier. Urgent d’obéir. Urgent de performer. Urgent d’obéir. Urgent d’être solidaire. Urgent d’obéir. Urgent d’affirmer ses valeurs. Urgent d’obéir. Urgent de se défendre contre les ennemis, la pollution, les étrangers, les voyous. Urgent d’obéir. Urgent d’être moderne. Urgent d’obéir. Urgent de jouir. Urgent d’obéir. Urgent de sauver la planète. Urgent d’obéir. Urgent de consommer. Urgent d’obéir. Urgent de prévoir l’avenir, de le désamorcer, de le bâillonner, de le découper en tranches de passé. Urgent d’obéir. Urgent de s’indigner. Urgent d’obéir. Urgent de contester. Urgent d’obéir. Urgent de dénoncer. Urgent d’obéir. Urgent de vivre, comme disent les morts. Urgent d’obéir. Et urgent, urgentissime, d’étouffer, d’étrangler, de trahir la seule question sérieuse, la seule qui sauve avant même qu’on ne lui donne réponse : « Qu’est-ce que je fous là-dedans ? »
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Il m’arrive de rendre des visites nocturnes, sur Internet, aux institutions que j’ai fréquentées. Je viens ainsi de revoir le Collège Sainte-Barbe, où j’ai enseigné pendant douze ans. C’était, après la Sorbonne, le plus ancien établissement français d’enseignement, il méritait mieux que sa mort programmée de 1999. Cette maison, sympathique et triste, était une sorte de microcosme de la France. Péguy y avait été élève ; en son honneur, le revêtement de la cour restait rose, comme il l’avait aimé. Jaurès aussi avait étudié là, et bien d’autres. Le dimanche, quand la plupart des internes étaient chez leurs correspondants, un petit garçon noir tout rond et emmitouflé se promenait dans les couloirs en souriant gentiment à ceux qu’il croisait. Sur la fiche que son professeur lui avait demandé de remplir, à la question « profession du père », il avait écrit : empereur. Professeurs, élèves, employés, presque tout le monde, à Sainte-Barbe, était gentil. On y rencontrait de jeunes intellectuels que le climat amical de l’établissement et l’état de leurs finances incitaient à y enseigner quelque temps ; ils le faisaient avec une nonchalance fervente. À la salle à manger des professeurs, près du réfectoire aux tables de marbre surplombé d’une charpente métallique de Gustave Eiffel, les garçons servaient en gilet et la bouteille de champagne ne coûtait pas cher : le producteur était un ancien élève. Un statut spécial concocté par Edouard Herriot avait assuré au collège une indépendance absolue. Parfois une célébrité venait inscrire son fils ou sa fille ; alors, au déjeuner, le directeur racontait. Quand ce fut le tour de Louis de Funès, il eut droit à un sketch inédit qui le mit de si bonne humeur que le champagne coula à flots. J’ai vécu dans ce collège entre 1973 et 1976, dans une chambre de surveillant, d’abord, puis dans un petit deux-pièces sous les toits. De ma fenêtre, je voyais le lycée Louis-le-Grand, où j’avais fait mes études : bof ! Je n’ai jamais su quel sentiment m’avait inspiré Sainte-Barbe. On y était en plein centre de Paris et du quartier Latin et, pourtant, à côté de tout, comme en terrain neutre. La bourgeoisie y cultivait gentiment et gratuitement ses souvenirs : les administrateurs ne percevaient rien. À l’abri de son histoire et de son imposante façade noirâtre, le collège puisait dans le passé comme dans le présent tout ce qui pouvait faire de lui un univers clos, une forteresse. Les employés, traditionnellement des Bretons, vivaient dans des chambres exiguës où, depuis toujours, défense leur était faite de recevoir des femmes. Une sorte de cogestion ou d’autogestion s’était installée. À sa manière, elle renforçait la clôture : le moindre centime consacré à une innovation venant en déduction de la prime annuelle par laquelle les bénéfices étaient partagés entre les salariés, toute initiative était condamnée d’avance. Le collège vivait sur lui-même, c’était là le principe admis par tous, la leçon qu’on voulait retirer d’une tradition plus de cinq fois centenaire que chacun arrangeait à son idée. Chaque projet nouveau s’engloutissait dans un entonnoir de médiocrité jacassante qui aboutissait à l’employé chargé de relever les absents, par ailleurs responsable de la CGT du collège. Tout en traînant de classe en classe son immense registre, ce brave homme, affublé contre son gré d’une sorte de magistrature de sagesse, devait arbitrer entre le juste et l’injuste, l’égal et l’inégal, le bon et le mauvais et, finalement, entre ce qui lui semblait barbiste et ce qu’il jugeait non-barbiste, catégories décisives à ses yeux. J’en ai déduit que des systèmes de ce genre ne peuvent fonctionner qu’au paradis et chez les voyous. Au paradis, parce que tout le monde y aime tout le monde ; chez les voyous, parce que tout le monde y tue tout le monde. « La dictature des mini-cervelles ! », grondait Jean Miquel, philosophe dans la lignée d’Alain, et dernier directeur notable de Barbe. Ou des mini-désirs. L’entre-soi. L’attente de la mort, c’est-à-dire de l’échéance du contrat dû à la bienveillance d’Édouard Herriot.
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Avant que je n’habite au collège, je bénéficiais de la considération de mes collègues. Quand je m’y suis installé, les choses changèrent. Mon genre de vie ne correspondait pas à ce que l’on savait de moi, l’adolescence assumée de ce quadragénaire embarrassait. D’autant que l’ouverture d’esprit de Jean Miquel, qui avait l’optimisme de trouver en moi un allié dans son combat désespéré contre les « mini-cervelles », m’avait permis d’installer dans l’établissement un institut de formation permanente et de recherche pédagogique auquel Francis Jeanson, Pierre Emmanuel, Henri Hartung et plusieurs autres avaient bien voulu associer leur nom. Brève tentative. L’alliance toute naturelle de la bourgeoisie régnante, du cégétiste porteur de registre et de l’humanisme de la cogestion en eurent bientôt raison. Erreur de jugement de ma part ? Sans doute, mais que j’eus du plaisir à prolonger un peu, tant elle était éclairante et formatrice. J’ai repensé à tout cela, l’autre nuit, en zappant sur les Roms et Sainte-Barbe. J’avais sous les yeux, dans ce collège, une société qui vivait sur soi, à qui les salariés confiaient la responsabilité d’une part importante de leur bonheur, une totalité fantasmée dont chacun feignait de se présenter comme une partie. Mais ni mon mode de vie ni mes centres d’intérêt n’étaient ceux des barbistes : même si je veillais soigneusement à ne heurter personne, cette situation leur était insupportable. Sans doute étais-je un peu un Rom, un Rom provisoire, un Rom de fantaisie, un Rom quand même.
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Il en voyait des choses, ce Rom à temps partiel dans le monde qui, mécaniquement, sans même y penser, sans même le vouloir, ne rêvait que de le chasser ! Il s’étonnait de l’amitié presque excessive qu’on venait lui témoigner en secret, de la complaisante idéalisation qu’on faisait de sa vie, de son rôle, de sa personne. Effusions d’autant plus chaleureuses que les admirateurs n’avaient que peu de temps et d’espace pour se manifester : personne n’en devait rien savoir. Comme ils le disaient nécessaire à la grosse bête sociale, le Rom ! Comme ils auraient voulu faire comme lui ! En tout cas, comme il leur était agréable de se le raconter en le lui disant ! Mais voilà – soupir désolé – ils ne le pouvaient pas, non, ils ne le pouvaient pas. Ils devaient retrouver la bête, vous comprenez – douloureux hochement de tête -, il le fallait, vraiment, il le fallait, hélas ! Et ils couraient, raffermis dans leur mensonge, soulagés de se mépriser plus fort que la veille, nourrir le monde qui refuse les Roms. Nourrir la bête. La bête toujours stupide qui peut devenir la sale bête. La sale bête qui se transforme parfois en bête immonde.
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Hypocrisie ? Non. Limite. Impossibilité d’aller au-delà. Comme ce héros de Londres qui risque cent fois sa vie, puis, un jour, contraint de sauter en parachute, ne le peut pas, tout simplement ne le peut pas. Mais l’expérience m’a permis d’entrer un peu dans le regard des Roms. Dans les yeux de ces samouraïs de l’indépendance, je vois plus d’interrogation que de méchanceté ou de mépris. Le statut exceptionnel qu’on lui invente, le Rom en rit. Mieux. Il remercie Dieu de ce rire qui l’aide à se visser à la terre, à se sentir royalement ordinaire, extraordinairement ordinaire. Rom auxiliaire à Sainte-Barbe, il me semblait parfois avoir chaussé ces fameuses lunettes qui déshabillent dont rêvaient les gamins d’autrefois. Des individus, je ne devinais pas grand-chose, mais cette société petitement anxieuse, anxieusement petite, il me semblait qu’elle était là, devant moi, toute nue, qu’elle ne songeait même plus à se cacher. Que les relations entre tous ces gens et la substance même de leur vie commune étaient à ma disposition, que je pouvais y lire à livre ouvert. Et j’oscillais entre la naïveté de leur prêter quelque chose comme une pureté secrète et la naïveté de leur inventer des desseins obscurs, compliqués, pervers.
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In petto, je riais comme un Rom quand quelqu’un venait me passer sa pommade. Avec parfois une si touchante inquiétude sur mon sort. Ou plutôt sur le sien. Servir la bête du matin au soir en se laissant la chance d’une fenêtre de rêve, quel confort ! Mais voilà, un jour ou l’autre, la sécurité comme idéal de vie, et l’avenir qu’on craint comme le lait sur le feu, et l’étrécissement permanent des perspectives promu à la dignité de morale, et les gémissements sur la crise, et cette misère du monde qu’on ne peut pas toute accueillir, et ce coût (ce coûte, tout a un coûte) qui s’épingle sur toute réalité, ordurière ou sublime, en un mot toutes les raisons gueulardes de la bête, tout cela se termine nécessairement par :  « Dehors ! » Ce jour-là, le plus malheureux n’est pas le Rom métaphorique ou réel, mais le serviteur de la bête. Jusque-là, comme on a deux jambes, il avait deux cœurs, deux esprits, deux paroles, et voici qu’il va perdre un de ces deux cœurs, un de ces deux esprits, une de ces deux paroles, voici qu’il va être condamné à boiter du dedans, à loucher de l’âme. Voici qu’il va rester tout seul avec les raisons de la bête, toutes ces bonnes raisons qui ne sont qu’une pasta asciutta lourdingue que seule faisait digérer la sauce de l’illusion. En sorte que l’homme de la bête, qui ne s’avoue jamais comme tel mais, bien sûr, comme l’homme des valeurs, se voit diminué et comme inférieur quand ce qui lui faisait tellement peur est enfin congédié. Mais de quoi se plaindrait-il, et à qui ? Personne, sinon lui-même, ne l’a diminué, personne n’a conspiré pour le faire inférieur. Il le sait, il ne criera pas au racisme ni à l’injustice. Il a eu tout faux, c’est tout, il s’est trompé de sentiment, il n’a pas compris le jeu. Personne ne le punit ni ne veut le punir, surtout pas le Rom, déjà parti au volant de sa caisse à éblouir les ministres, une caisse, notons-le, qui prend quand même assez mal les cahots. Mais il s’en fout, le Rom. Sa bagnole prend mal les cahots, mais le chaos, lui, il sait comment le prendre : en l’aimant. Gagner ? Perdre ? Des mots pour les imbéciles. Coller à la terre, à l’instant de la terre, s’y engloutir, si Dieu le veut : toute sa largeur d’esprit tient dans sa capacité d’acquiescement. Pour dire la même chose dans le langage de la bête, c’est toujours, Deo gratias, le Rom qui est gagnant. Très aimable à vous de lui offrir votre pitié : il vous la retournera sans frais de port.
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Nous ne le supportons pas, le Rom, parce qu’il persiste dans son être, dans sa course, dans son sens. Parce que la sédentarité de ce nomade, c’est le mouvement. « Change, change, demeure ! » écrit Jean Mambrino. Le point fixe du Rom, c’est le mouvement. Son mouvement, c’est la dilatation de son point fixe, sa respiration, sa palpitation. Immobile parce qu’en mouvement, en mouvement parce qu’immobile. Profondément enté en soi-même et, tout à la fois, perpétuellement jeté hors de soi. Cela doit se sentir, parfois, aux Saintes-Maries-de-la-Mer : une façon d’être absolument soi, férocement soi, tout en étant entièrement abandonné. L’esprit d’enfance qui en est la conséquence, esprit d’amitié et de querelle. Le cousinage amoureux de la richesse et de la pauvreté. La règle et la transgression. Une transcendance absolue, mais qui aurait son annexe, son relais, son joint dans la conscience. Emmanuel Mounier a bien vu ce point : « Les rapports spirituels étant des rapports d’intimité dans la distinction, et non pas d’extériorité dans la juxtaposition, le rapport de transcendance n’est pas exclusif d’une présence de la réalité transcendante au cœur de la réalité transcendée : Dieu, dit saint Augustin, m’est plus intime que ma propre intimité. »
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Ce point fixe et ce mouvement, le monde moderne serait bien trop débile pour les supporter s’il n’était bien trop léger pour seulement les concevoir. Ces poussières qu’agite non pas un vent, non pas une risée, mais une machine soufflante semblable à celle qu’utilisent les employés de la voirie pour rassembler les feuilles mortes, ces poussières agitées qui ne vont ni ne demeurent mais tourbillonnent au gré de n’importe quoi, tantôt dociles tantôt râleuses, et qui ne cessent de s’inventer des identités pour oublier qu’elles n’en ont aucune et de se chercher des racines pour se consoler de ne pouvoir grandir, comment leur demander de regarder en face des gens que leurs malheurs comme leur gloire ont protégés de la capitulation universelle ?
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Et pourtant. Ce bistrot de la ZUP de Sens, dimanche dernier, jour de marché. Le patron est maghrébin, un CD de musique arabe survole le comptoir. Accoudé près de moi, un homme s’agite, pose son menton sur ses mains, jette des regards à droite et à gauche, semble se retirer en lui-même, en ressort, considère le plafond en soupirant, pose de nouveau son menton sur ses mains comme s’il avait une énergie à raffermir. Et l’on entend : « Votre musique, là, je n’y comprends rien, mais j’aime ça. » Et je dis que cet homme est un grand politique. Et je dis qu’il serait beaucoup plus facile de lui enseigner ce qu’il ignore, et que tant de gens savent si bien, que d’enseigner aux hommes politiques ce qu’il sait et qu’ils ne veulent pas savoir.
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Les exclure ou les intégrer ? Les chasser ou les tolérer ? Si la question est formulée ainsi, la réponse, semble-t-il, va de soi. Même si personne n’idéalise les Roms, même si personne n’imagine les placer au-dessus des lois. Et pourtant, intégrer ou tolérer ne sont pas des mots satisfaisants. J’exclus ? J’intègre ? Le jeu est toujours de moi à moi, les autres n’y figurent que comme des dossiers, des occasions d’exhiber ma vertu, mon importance, ma sagesse, ma « philosophie ». J’exclus ? Je chasse ? Je cède douloureusement à une sévérité nécessaire, j’assume mon pouvoir et ma responsabilité, je suis gardien de la loi écrite : ils sont des Roms, moi un Romain. J’intègre ? Je tolère ? L’humanité m’habite, j’agis selon la raison, ou les Lumières, ou une foi, ou je ne sais quoi d’autre qui m’inscrit dans une tradition généreuse. Chacun choisit en conscience, ou se laisse choisir. J’opte pour la seconde réponse. Sans plus de fierté, toutefois. Il ne s’agit pas d’abord de cela. Il ne s’agit que de se laisser toucher, de se laisser commencer. Ni d’exclure, ni d’inclure. Salut, Étranger qui me fais étranger !
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Tout ce qui, en moi, commence en moi est fragile, ambigu, incertain. Mais tout ce qui, en moi, ne commence pas en moi, est périmé, inutile, dérisoire. Péguy voulait fonder le parti des hommes de quarante ans, où il voyait l’âge de la maturité, où l’espoir basculait en espérance. Moi, je voudrais fonder le parti des gens qui commencent, le parti des choses qui viennent. Un peu comme, en grammaire, l’inchoatif. Ce soir, ils sortent ensemble. Il est prêt, elle est encore dans la salle de bains, il s’impatiente. « Tu viens ? » Elle répond : « Je viens. » Et ne vient pas. Mais elle va venir, des signes imperceptibles l’attestent, et ces signes, sur les deux rives de l’impatience, ils les cueillent ensemble. Et, déjà, sa présence point dans son absence.
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– Ce qui commence en toi ? Pour qui te prends-tu ? Tu n’as rien inventé !
– Je ne parle pas d’inventer. L’inchoatif est une très vieille chose. En Chine, c’était la base de la divination. On cherchait l’avenir à ses signes.
– Il y a du neuf en toi ? Rien que ça ?
– Tous les éléments sont recyclés, mais l’ensemble est neuf. Un peu, puisque nous parlons de la Chine, comme ces tampons rouges que les commerçants et les fonctionnaires adorent y distribuer à tour de bras sur tous les documents qu’ils trouvent. Tout ce qui passe par nous doit être revêtu de notre tampon rouge. « Et tout le reste est des idées. »
– Aragon ?
– Gagné.
– Une citation n’a pas de tampon rouge !
– Oh ! Que si !
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Cet homme, à Sens. L’agitation que je sentais en lui depuis quelques minutes, comme la préparation d’une éruption. Qu’a-t-il dit au juste ? Que ce chant qu’il ne comprenait pas le touchait. Un homme droit, un homme. Sa voix tremblait un peu, l’aveu était difficile. D’ailleurs, pourquoi parler ? Pour quoi ? Rien à interdire, rien à tolérer. Il luttait contre une parole qu’il devait trouver inutile et qui, pourtant, frappait à la porte de son cœur. « Parle-moi », disait la parole. « Tu ne sers à rien, répondait-il, tu n’es qu’une sottise, et je n’aime pas me mettre en avant. » « Parle-moi, reprenait la parole, ne résiste pas, cède, c’est moi qui te le demande, je suis une parole, comprends-tu ? »
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Retour aux Roms. Appliquer la loi/Changer la loi. Être rigoureux/Être tolérant. Que les responsables en discutent, c’est leur droit, peut-être leur devoir. Mais aucun d’eux ne s’est montré à la hauteur de mon voisin de comptoir. Tous ont exhibé ce qu’ils pensent être leur vertu : stoïcisme patriotique ou tolérance. Autant en emporte le vent. Mais aucun homme politique, aucune femme politique n’a su être simple. Aucun, aucune n’a osé avouer que, quoi qu’on pense d’eux, quoi qu’on décide de faire, ces Roms le touchaient, qu’ils lui disaient – et nous disaient – quelque chose, qu’ils lui plantaient – et nous plantaient – un grand point d’interrogation dans le cœur. Le seul qui ait parlé, c’est le coglione qui les trouve inadéquats : quand on chasse trop longtemps la parole, elle remonte par les enfers.
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Nietzsche, encore cité par Sollers : « J’aime les gens qui ne veulent point se conserver, ceux qui sombrent, je les aime de tout mon cœur, car ils vont de l’autre côté. » Cet homme près de moi, c’est sans effort que je voyais en lui mon frère. Je ne sais d’où il venait, où il allait, mais nous étions de la même race, celle qui n’exclut ni n’inclut, celle qu’il suffit, qui que l’on soit, quoi que l’on pense, quoi que l’on ait fait, de reconnaître en soi. Et je pense souvent que le monde moderne veut l’extinction de cette race-là, que ses esclaves en méditent le génocide. Et je ris de cette tentation naïve, et je m’afflige de ma sottise et de mon manque de foi. Camarade du bistrot de Sens, n’est-ce pas, nous autres, nous sommes déjà de l’autre côté. Inatteignables.

(10 septembre 2010)

Allons-y !

LE MARCHÉ XLI

Vers 17h15, les employés du Monoprix qui fait l’angle du boulevard de Reuilly et de la rue de Charenton, dans le 12e arrondissement de Paris, déposent sur le trottoir, côté rue de Charenton, deux bacs verts dans lesquels ils ont entassé des produits alimentaires frappés de péremption. Le plus grand est carré ; l’autre, tout en longueur, plus petit. Depuis un bon quart d’heure, des gens attendent sur le trottoir ; cinq personnes, parfois dix ou davantage, hommes et femmes d’à peu près tous les âges, la plupart semblant des Parisiens de Paris, fort proprement vêtus et munis de gants confortables qui leur donnent une allure professionnelle. Six ou sept récupérateurs entourent le plus grand des bacs. Les têtes s’enfoncent dans sa gueule. Les bras plongent jusqu’aux épaules, les mains exhument des sachets de jambon, brandissent des paquets de légumes et des pots de yaourt qu’on jette dans des sacs, qu’on amarre sur le porte-bagages du vélo, qu’on fourre dans les sacoches du scooter. Vite, vite : déjà le gyrophare du camion des éboueurs illumine d’orange la démarche citoyenne. Les ouvriers ramassent sans protester, avec considération, ce qui a été dispersé sur le trottoir ; quelques récupérateurs ont à cœur de les aider en lançant rageusement dans la benne les barquettes méprisées. Employés du magasin, éboueurs, clochards qui regardent la scène, tous ont le visage grave des enfants de chœur aux enterrements de jadis. Un événement. Une cérémonie. Au second bac, très étroit, trois chercheurs seulement, et de taille moyenne, peuvent avoir accès. Des officiers debout sur le pont d’un navire. Bien moins stable que le premier, ce bac peut à tout instant se renverser sur leurs pieds ou dans le caniveau. Les opérations de récupération y sont plus difficiles. Autour du premier bac, chacun pour soi. Ici, il faut veiller à la stabilité de l’ensemble, que compromettrait un mouvement maladroit, trop brusque. D’où, dans les gestes des pilotes, une retenue obligée qui freine leurs élans et accroît leur nervosité. Il leur faut contrôler leurs propres attitudes, mais aussi corriger les effets de l’impatience ou de l’irréflexion de leurs voisins. Équilibre instable. Devoir tenir compte des autres quand on ne pense qu’à soi, une gageure, un supplice, du temps perdu ! Si l’affaire devait durer plus de quelques minutes, l’exaspération provoquerait des conflits, des haines, des guerres.
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Il ne viendrait pas à l’idée des clochards assis contre le mur derrière leur gobelet en plastique de se joindre aux récupérateurs. Ils jettent un regard d’ethnologue sur leurs manières fonctionnelles. Les clochards ne sont pas des récupérateurs. Les glaneurs non plus, qui sont passés un peu plus tôt ; ceux-là, qui semblent un groupe intermédiaire entre clochards et récupérateurs, sont spécialisés dans les poubelles ordinaires de la rue. J’ai d’abord opposé la théâtralité des clochards à la fonctionnalité des récupérateurs. Je me trompais. Les récupérateurs aussi sont en représentation : ils jouent le monde comme il est, ils lui demandent des explications. « Je veux seulement avoir une explication » : prononcés avec un calme olympien et le sourire le plus avenant, ces mots préludaient, dans mon enfance populaire, à d’effroyables querelles. Une tension de cette sorte règne autour des bacs. Le jambon et les yaourts sont des occasions opportunes et peut-être aussi, pour certains, des prétextes plausibles. Les récupérateurs ont besoin de s’expliquer, de se montrer comme ils sont, comme ils ne se plaisent pas, comme ils n’aiment pas paraître, froids, avides, hostiles, tout cela dans l’ambiguïté d’un rôle d’affamé que certains viennent jouer avec un peu d’outrance. Pour que leur explication avec le monde soit plus franche, ils exposent leur situation avec ce calme qui, à Montrouge, me terrifiait. Ce qui les distingue des autres ? Du jambon gratuit, moins frais d’une journée. Pour le reste, ils sont pareils, tout pareils. Ils le savent. Les passants aussi, qui s’enfuient.
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L’important n’est pas ce qui se pense, c’est ce qui se joue, disent en silence les récupérateurs. L’important n’est pas ce qu’on dit, c’est ce dont on est animé. L’important n’est pas ce qu’on réclame, c’est ce qu’on proclame. Les soucis de fin de mois, à eux seuls, ne les conduiraient pas à une révolte aussi manifeste. Ils n’auraient pas raison de leur circonspection, ils ne les jetteraient pas au-delà de leur pudeur, ils ne les feraient pas s’exposer à cette solitude. Il faut plus que la faim pour qu’ils s’avancent ainsi sur le théâtre du monde. Il faut plus que la colère. Il faut la douleur. S’ils la présentent en cette nudité, c’est qu’elle leur est devenue insupportable, c’est qu’elle dit le dessous des choses et qu’il remonte inéluctablement à la surface. À l’angle du boulevard de Reuilly et de la rue de Charenton, vers 17h15, la crise soulève discrètement son voile. Si l’on n’a pas les yeux occupés ailleurs, on peut voir.
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Je ne sais qui, à la radio, parle de je ne sais quoi et s’en vient à faire remarquer que la plus belle fille du monde ne peut donner que ce qu’elle a. Puis s’interrompt un instant, comme s’il venait de proférer une énormité, se trouble et, d’une voix repentante, ajoute : « … le plus bel homme aussi… ». Aucune fureur racinienne, aucune cruauté shakespearienne ne verserait plus d’amertume et de rage dans mon cœur. Ce type-là, si j’étais gendarme, je l’alignerais. Si j’étais son juge, il prendrait le maximum. Son prof, je lui mettrais moins trois cents. Son confesseur, il s’en irait sans absolution. Ou, pour pénitence, il devrait regarder TF1 quinze heures par jour et bouffer au fur et à mesure, en hurlant : « Bouygues au pouvoir ! », tout ce que la pub lui propose. Mon semblable, mon frère, pauvre crétin, je ne sais quelle honte secrète tu ranimes en moi, mais ma colère n’est pas aveugle, pas plus que la tendresse qu’elle ne dissimule même pas. C’est dégueulasse, hein, d’en être là ? Flic de soi-même, flic des mots qu’on dit, douanier de son langage. Arrête ça, imbécile, tout ira mieux; le reste n’est pas si grave, va, tu finiras bien par mourir !
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Je m’arrêterais donc à un incident aussi grotesque quand Gaza, quand la crise… Oui. Libre à vous de me laisser fouiller tout seul dans cette poubelle. Dans ce qui agite cet homme à cet instant, il y a Gaza, il y a la crise ; toute sottise est déjà là, dans ses langes, et toute misère, au biberon. Personne ne serait assez idiot pour lui reprocher son propos : pourtant, à peine a-t-il fini sa phrase que le soupçon l’a saisi et affolé. Laissons aux politiquement corrects le bavardage sur le politiquement correct. Ce qui s’est passé est autrement grave. Cet homme a été troublé par ses propres mots, troublé parce que ces mots-là étaient les siens. Cette image un peu désuète, quand elle est sortie de sa bouche avec son fifrelin de coquinerie, c’était un crapaud. Fraîche et vieillotte, insolemment sûre d’elle, il lui a trouvé un parfum de pensée au noir, d’appellation non contrôlée, un goût aigre de petit lait, une odeur de fromage non conforme, trop doux, trop fort. Du connu non identifiable, des idées de contrebande. Comment était-elle arrivée là ? D’où venait-elle ? Où allait-elle ? Avec quelle autorisation ? Comment une image peut-elle échapper aux contrôles ? Comment a-t-elle profité de la radio, cette gueuse, pour se mêler au cortège des idées importantes, à leur tournoiement poinçonné, à leur quadrille pointilleux ? Qui donc lui a donné cette arrogance ?
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Quand il a entendu çà dans sa bouche, le ciel s’est couvert de nuages menaçants. Cette belle fille n’avait rien à faire là. Ces mots n’étaient pas à leur place. Il avait enfreint, transgressé, violé. Il avait franchi la limite « au-delà de laquelle il n’y a plus de limites ». Pourquoi n’est-il pas resté sur son territoire ? Pourquoi est-il sorti de sa réserve, l’Indien ? Quel tunnel a-t-il cherché à creuser ? Pour aller où ? Orgueilleux ! Ingrat ! N’es-tu pas un libre citoyen ? N’as-tu pas droit à tout ? Que veux-tu de plus ? La table n’est-elle pas dressée pour tes désirs ? Tout est devant toi, qu’est-ce que Monsieur va bien chercher d’autre ?
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Aurea mediocritas. J’avais traduit ça, à vue de nez, par médiocrité dorée. Je n’aimais déjà pas l’esprit bourgeois. Rien du tout, avait dit le prof de latin. Mediocritas : le juste milieu. Aurea : qui a valeur d’or.
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À moins que Monsieur ne commence à s’avouer qu’il est las de naviguer à la périphérie des choses ? Que Monsieur ne se demande s’il ne souffre pas d’un déplacement de son point d’équilibre ? Que les permissions qu’on lui accorde, Monsieur n’envisage pas sérieusement de s’en foutre ? OSB, les permissions ? OSB, les ordres à l’envers ? Monsieur se décentrerait-il ? Monsieur se recentrerait-il ? Monsieur prendrait-il ses grandes distances ? En tout cas, que Monsieur ne se presse pas. Messieurs les Droits et Messieurs les Devoirs patienteront un instant dans l’antichambre. On leur dira que Monsieur est entré en conférence avec le juste milieu, celui qui vaut de l’or. Ils comprendront forcément. Sinon, on leur dira que Monsieur a pris un coup de froid, mais que c’était peut-être un coup de chaud.
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Quelques mots ont tiré sur leur laisse et ce qu’il aime, déteste, désire, refuse, ce qui le fait baver, ce qui le fait vomir, ce qui, de près ou de loin, concerne sa personne si ordinaire, si peu proportionnée aux rêves, s’est fondu dans une bouillie indistincte. Il y a ça, et il y a lui, qui n’est pas ça, qui n’est pas ça du tout. OSB, ça !
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Monsieur ne reçoit pas, dit le domestique, Monsieur fait actuellement l’expérience de la transcendance. C’est-à-dire que Monsieur se sent tout con, se sent enfin tout con, merveilleusement tout con. Monsieur n’a plus de problèmes d’identité, il est tout le monde comme personne. Il a sauté dans le bon train, et le journaliste est resté sur le quai. Monsieur ne se confond plus. Il a peur, assez peur. Si quelque chose passait à sa portée, ses doigts s’y agripperaient : heureusement, rien ne passe à sa portée. Tout s’est tiré. Monsieur est seul. Monsieur n’est plus seul. Monsieur n’a jamais été seul. Il n’a plus droit à rien : il est avec tout. Tout ce qui palpite est lui. La solitude, c’est un moment musical. Sur les mots qui sortent de sa bouche, Monsieur a enfin décidé de mettre de la musique.
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Ils disent qu’avec Obama nous allons entrer dans une dimension symbolique. Turlututu. Ce que provoque le nouveau président est clair comme le jour. Un : l’émotion des Noirs, que partagent pas mal d’autres. Deux : à tort ou à raison, la réapparition de l’espoir, essentiellement par voie négative, vu l’état du monde et les prouesses du prédécesseur. Pas un pet de symbolique là-dedans. Mais toute occasion est bonne pour faire planer un nouveau nuage. Celui-ci sera si doux, si cotonneux, Monsieur ne s’apercevra de rien. Nuages blancs, nuages noirs, nuages lourds pour écraser, nuages de mousse pour éteindre le trop brûlant de la vie, l’essentiel est que Monsieur n’aille pas fouiller là où il ne faut pas, l’essentiel est que Monsieur soit toujours occupé, l’essentiel est que Monsieur reste un peu au-dessous de lui-même.
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Quand les médias parlent de symbolique, il faut traduire. Le symbolique, dans leur patois, c’est la communication. Juste le contraire. La communication, c’est l’arrangement, la truanderie, ça s’organise, ça se manipule, ça se négocie, ça se prostitue. Le symbolique, on ne le rencontre jamais, on peut à peine en parler, on sait – ou on devine, ou on espère – que c’est là. Devant le symbolique, on est tout con. Avec la communication, on est très con. La communication, c’est ce qui se passe sous le nuage, un traficotage mesquin qui prend des poses généreuses, intelligentes, sensibles, sensées, subtiles, héroïques, raisonnables. Citoyennes. La communication, c’est quand on joue avec ce qui est bloqué sous le nuage pour le bloquer mieux encore ; le communicateur, ce bêta bloquant ! La communication, c’est l’univers de Monsieur jusqu’à l’instant du coup de pompe, jusqu’au bord du trou noir, jusqu’à l’apparition de la belle fille qui, ce jour-là, lui donne beaucoup plus que ce qu’elle a. Le symbolique, c’est à partir du coup de pompe, c’est au fond du trou noir, vas-y donc y voir, mon lapin, tu m’en diras des nouvelles !
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Laissés à eux-mêmes, les mots ont de la gueule. Maladroits, insuffisants, désolants, ils se tiennent quand même debout, ils protègent quand même quelque chose. Dans la logique de la communication, ils se décomposent, ils se dégonflent comme une roue de vélo. Quand elle n’est pas là pour tout embrouiller, ils vous accueillent comme le fait une secrétaire bien formée, ils vous conduisent à l’idée, qui est l’assistante du sens, qui elle-même vous mène à lui. Tout ça gentiment, sans la ramener, tout ça nature, tout ça correct. La communication, elle, veut du mal aux mots. Elle les rogne, elle les lime, elle les peint de couleurs criardes, elle colle ses codes-barres dessus. Elle en fait des jetons que n’importe qui échange contre n’importe quoi.
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Non, voyez-vous, je n’étais pas si loin de Gaza ! Tzipi Livni, ministre des affaires étrangères d’Israël, a fait à l’Occident ce qu’on appelle au tennis un cadeau, elle lui a envoyé une de ces balles dont on peut faire ce qu’on veut, un lob, un passing, un smash, et même la poser en équilibre sur le nez de l’arbitre. Un cadeau monumental en forme de provocation monstrueuse et presque enfantine, une façon si incroyable de prêcher le faux que je me suis d’abord demandé s’il ne s’agissait pas d’une invitation souterraine, si la bergère n’attendait pas que le berger lui renvoie le vrai à la tête. Le conflit de Gaza, a-t-elle dit après avoir rencontré le président de la République française, est « un problème israélien, mais […] d’une certaine manière, Israël se trouve en première ligne du monde libre et est attaqué car nous représentons les valeurs du monde libre, dont la France. »
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Je ne suis pas venu à mon âge sans me douter que les conflits entre nations ne se règlent pas uniquement avec des mots. Mais j’ai l’avenir devant moi : je pense toujours que le mépris de la pensée est une tare qui rend une société gâteuse. Le propos de Tzipi Livni méritait une réponse tranquille, argumentée, précise. Elle n’aurait pas fait taire les armes ? Sans doute, mais la négociation l’a-t-elle fait ? Et l’indignation, a-t-elle obtenu davantage ? Non seulement elle n’a rien fait taire du tout, mais elle savait qu’elle ne le ferait pas. Cette vérité est dure pour les honnêtes gens qui s’indignent sincèrement et à bon droit : l’indignation vit désormais à l’ombre de la communication. Elle crie sous son nuage. Aujourd’hui, s’indigner est déjà une défaite. J’ai senti cela jusqu’à en frissonner le jour où j’ai entendu parler d’une collection de livres qui s’appelle, ou s’appelait, ou devait s’appeler Coups de gueule. Cette vérité est dure, mais je ne crois pas qu’il soit aujourd’hui possible de réfléchir sérieusement si l’on n’est pas au clair avec son indignation, si l’on n’a pas repéré la place qu’elle tient dans son architecture mentale.
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Il fallait répondre à Tzipi Livni sur le terrain qu’elle avait choisi. Aucune autorité française ni européenne ne l’a fait, je l’ai infiniment regretté. Quelle étrange déclaration ! Un appel du pied ? Ou une forme extrême de cynisme, un cynisme étudié, agressif, avec peut-être quelque mépris, celui qu’on porte à des gens dont on sait qu’ils ne répondront pas, qu’ils ne pourront pas, qu’ils n’oseront pas répondre ? En tout cas, la réplique allait de soi. Dans l’affaire de Gaza, disait Tzipi Livni, Israël porte les valeurs du monde libre. Il suffisait de dire: « Non, Madame, nous ne le pensons pas » et d’expliquer rapidement pourquoi.
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Les oreilles m’ont-elles tinté ou vous êtes-vous souventefois désolés, Messieurs les Puissants, en considérant cette jeunesse privée de repères ? Ma cousine analyste met un tiret à ce mot. Re-père : pas bête du tout. Alors quoi, là-dedans ? Cette dame vous donne l’occasion de lui retourner une réponse passing-shot qui ne fait pas un pli et qui, en plus, en prime, en supplément, en bonus, vous permet d’offrir à ces gamins et gamines que vous jugez paritairement paumés une petite étoile sympa qu’ils pourront accrocher, qui à son cerveau en friche, qui à son cœur en marmelade. Et vous ne le faites pas ? Vous avez tort.
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Sur le fond des choses, nous ne pouvons pas ne pas être d’accord. Direz-vous que les valeurs occidentales, c’est non pas « dent pour dent » mais, pour une dent, toute une carrière de dentiste ? Si vous le croyez, chantez-le, faites-en votre programme électoral, résultat assuré. Mais vous ne le croyez pas. Direz-vous que les valeurs occidentales, ce sont des politiciens qui frappent à la porte d’ingénieurs cinglés pour les exciter à dénicher dans leur imagination les armes qui tueront le plus, et le mieux, celles qui, infligeant les souffrances les plus abominables, permettront de regretter, avec un sanglot de désolation encore mieux réussi, que la guerre fasse – fatalement hélas ! – des victimes innocentes ? Si vous le croyez, chantez-le, sculptez-vous cette statue, elle ne restera pas longtemps sur son socle. Mais vous ne le croyez pas. Direz-vous, pour tirer encore une fois sur le fil de la marionnette désormais rangée dans son tiroir texan, que Gaza, c’est la défense de la civilisation contre la barbarie ? Gaza libérée du Hamas, comme dit l’ineffable BHL, si gentil quand il parle comme tout le monde, si navrant en miles gloriosus ? Cela non plus vous ne le croyez pas. Et puis, si personne n’oblige la République française à calculer la doctrine de l’Église catholique, le fait est qu’à Saint-Jean de Latran, le président chanoine a tenu à insister sur le rôle central que notre société accorde aux valeurs chrétiennes. Je n’estimais pas, pour ma part, qu’une telle déclaration s’imposait, ni qu’elle correspondait vraiment à la réalité, mais je serais vraiment dépité de constater qu’il s’agissait là de paroles verbales : si, dans un tel lieu, dans une telle solennité, dans un tel climat, on ne parle pas vrai, alors où ?  Alors quand ? Car ces valeurs chrétiennes ne sont pas des baudruches sur lesquelles on souffle à sa guise. Qui veut s’en inspirer sait, par exemple, que, selon l’Église catholique, trois conditions doivent être remplies pour que le recours à la guerre, qui est toujours un mal, puisse être exceptionnellement toléré comme un moindre mal. Une, que les raisons du conflit soient à ce point graves que la question puisse se poser. Deux, que tous les autres moyens d’aplanir le différend aient été épuisés. Trois, que les dommages engendrés par la guerre soient clairement inférieurs à ceux auxquels on veut porter remède. Si la première condition est remplie dans l’affaire de Gaza, on peut en débattre. Il est plus que douteux que la deuxième le soit. La troisième, à coup sûr, ne l’est pas. Conclusion : du point de vue des valeurs chrétiennes, la manière dont a été résolu le conflit de Gaza est illégitime. Encore une fois, on peut faire chambre à part avec ces valeurs et sourire de ces formulations fort anciennes, même si elles ont assez raisonnablement vieilli. Mais, qu’il s’agisse de valeurs chrétiennes ou d’autres, l’humanité est lasse du double discours. Le seul mot de valeurs, à des oreilles aussi peu anarchistes que les miennes, sonne désormais comme une imposture pure et simple, impure et tordue. Alors je ne vous dis pas dans les usines, je ne vous dis pas dans les quartiers, je ne vous dis pas dans les collèges.
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Non, Mme Livni ! Ce qu’a fait Israël à Gaza n’a rien à voir avec les valeurs du monde libre. L’imaginer, c’est leur faire injure, nous faire injure ! Voilà ce qu’il aurait fallu répondre dans les cinq minutes qui suivaient la déclaration de la ministre. Non pas pour aider ceux-ci, non pas pour gêner ceux-là. Pour l’unique raison que c’est vrai, et que le reste est mensonge. Coup d’épée dans l’eau ? Pas si sûr. Entre nous, du point de vue de l’efficacité, les parlotes des uns et les indignations des autres… Vraiment, les Israéliens en ont été émus ? C’est à cause de cela qu’ils ont commencé à freiner un peu avant le 20 janvier ? Pas à cause d’Obama ?
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Bien sûr, l’indignation, je comprends. Et même ce que j’appelle trop vite les parlotes, je comprends. Et ce n’est pas pour faire la morale que je dis qu’il fallait répondre à Mme Livni. Je n’imagine pas qu’il y aurait eu miracle. Mais il est tellement évident que nos malheurs sont décuplés par l’atroce silence bavard qui est maintenant à l’univers ce que la musique obligatoire est aux prisonniers ! Qui fera cesser ce caquetage intéressé, vide de parole parce que vide de cœur, vide d’esprit, vide de liberté, vide de grâce, vide de sourire, vide d’amitié, vide d’abandon, vide de chic ? Je sais bien quel genre de parole il nous faut. Simple, tournée vers les évidences profondes, sans souci de génialité. Une parole qui ne prêche pas, qui ne démontre pas, qui ne se justifie pas, qui ne cherche ni à séduire ni à vaincre. Une parole détachée d’elle-même, modeste, qui n’ait pas peur d’hésiter, de douter. Qui s’adresse à ce que chacun porte en soi de nécessaire et de caché, une parole qui exhausse. Une parole de témoin. Juste le contraire de la communication. OSB, la communication ! OSB, les communicateurs ! Une parole qui ravive, pas une parole qui noie, pas une parole qui éteigne. La communication massifie et appauvrit : cette parole-là distingue et unit. On ne l’a pas entendue dans la guerre de Gaza. On ne l’entend presque jamais, presque nulle part. Faisons-la renaître. Assez de tous ces malins, assez de ces trop habiles encoconnés dans leur satisfaction et qu’on entend, à peine leur numéro terminé, glousser dans la coulisse. L’indignation ? Peut-être, mais pas celle qui étrangle : celle qui élargit. Le lieu de la parole, c’est notre faiblesse humaine désirante, rien d’autre : elle seule sait partager, et ce qui est à partager. Peu importe de quelle misère naît une parole, de quelles laborieuses contradictions elle se nourrit : la droiture de son élan la fonde. Si une parole de cette sorte était venue pendant l’horreur de Gaza, elle n’aurait pas échappé à Israël, elle n’aurait pas non plus échappé au Hamas ; il n’aurait échappé à personne que l’Occident ne rigole plus avec le vrai, que l’Occident ne bidonne plus les choses graves, que l’Occident a cessé de voir dans les preuves patentes de sa névrose les plus fins ornements de sa culture : la carte de l’intelligence mondiale en eût été bouleversée. Arme de paix, arme imparable, puissance du simple, gloire du détachement.
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Une employée de banque est assassinée par l’un de ces clients, un tout jeune homme. La radio nous apprend qu’il y avait eu de la dispute entre eux, notamment au téléphone. Les employés, nous dit-on, ont souvent à affronter l’agressivité des clients, ils sont même formés à la supporter. Là, j’enrage. J’enrage comme client d’une banque, j’enrage parce que je connais la formation comme ma poche. C’est tellement plus compliqué ! Pauvre femme, pauvre garçon ! Sait-on ce que sont ces séances de formation, en tout point aimables, certes, et conviviales, et séduisantes ? L’apprentissage de la guerre. Les salariés, sans toujours s’en rendre compte, en sortent armés de la violence que les humbles redoutent le plus : la violence du miroir, du miroir parfaitement poli, la violence de l’indifférence glaciale, de la patience affectée, de la courtoisie exhibée, de la gentillesse affectée, la violence de la répétition, la violence du mur aimable qui a toujours raison ; c’est cette panoplie qu’ils déploieront durant les entretiens ou, mieux encore, au téléphone, sous le contrôle de l’appareil qui enregistre « pour garantir la sécurité et la confidentialité de l’entretien ». Jamais je n’aurais accepté ce genre de formation. Faites ça vous-même. J’imagine ce jeune homme. On ne l’a pas formé, lui. Il s’y prend mal, peut-être ne sait-il pas trop s’expliquer. Et s’il est déjà fragile, un peu violent ? Si des ennuis d’argent le terrifient ? Il demande l’impossible, probablement : l’impossible, c’est qu’on l’écoute. Le statut de mécanique soignée imposé à son interlocutrice le surprend, le trouble, l’affole, le rend furieux. Ce n’est pas ainsi que lui parlent les filles dans la vie, elles sont simples, elles sont proches, même quand elles disent non. Il se sent méprisé, humilié. Impuissant. Impuissant devant cette femme revêtue, malgré elle, de son effrayante armure bancaire. Et elle, que peut-elle faire pour supporter ce client impossible ? Quoi d’autre, la malheureuse, que de répéter sa leçon ? L’angoisse la gagne, la lassitude, la crainte de laisser monter sa colère, sa détresse, de perdre les nerfs. Elle voudrait être gentille avec ce pauvre mec, bien sûr, ça la tue de jouer les vaches distinguées, ça la tue de parler comme ça. Alors elle en remet, la pauvrette, elle se reverse un autre verre de cynisme. C’est que le patron n’est pas loin, ou que la saleté de machine enregistre, enregistre, enregistre. Tout va se savoir, son emploi est en jeu. La suite, la fin, je ne sais pas. Une jeune femme est morte, un jeune homme l’a tuée. On les a fracassés l’un contre l’autre. L’effrayante limite de la justice, c’est de n’entrer au théâtre de la vie que pour le dernier acte : puisse-t-elle être modeste, puisse-t-elle sentir ce qui lui échappe ; sa grandeur est là, non pas dans les éclats de voix, non pas dans l’indignation tartinée. Et puissent les autres, ceux qui connaissent le début, avoir au moins le courage d’ouvrir les yeux et la bouche. En deçà de ce courage, on n’est rien : on consomme et on vote.
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Terrible de ne pas dire ce qu’on sent, de ne pas avouer ce qui vous dégoûte, de chercher de vilaines raisons. J’ai souffert de voir la gêne de Michèle Alliot-Marie quand elle nous a vanté les mérites du nouveau portique de sécurité qu’on veut installer dans les aéroports, et dont la particularité est de déshabiller entièrement les passagers au profit des contrôleurs. Veut-on nous obliger à imiter le philosophe Giorgio Agamben qui refuse de se soumettre aux contrôles biométriques imposés par les États-Unis, et n’y met plus les pieds ? Devrons-nous boycotter l’avion ? Rester chez nous ?
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Une comédie, c’est une tragédie qui n’a pas éclaté. Rien d’indécent à mettre en parallèle le drame de Gaza et cette grotesque affaire de portiques. D’un côté comme de l’autre, on rameute les valeurs. D’un côté comme de l’autre, on affirme que la situation exige des mesures exceptionnelles. D’un côté comme de l’autre, ces mesures mettent en œuvre des moyens techniques dont la prétendue efficacité fait oublier, dans un cas, la monstruosité, dans l’autre l’insanité. Pourvu que ça marche… Naturellement, rien ne prouve que ça marchera, ni à Gaza, ni dans les aéroports : mais il y a un fidéisme technique. D’un côté comme de l’autre, l’alibi de la peur. D’un côté comme de l’autre, la manipulation de la soumission. Car la question posée par ces portiques n’est nullement celle de la pudeur, c’est celle de l’intrusion du pouvoir dans l’intime. Ce droit, je ne le reconnais pas à l’État. Ses exigences sont illégitimes et le refus des citoyens est légitime. Car, sous prétexte de sécurité, c’est le symbolique lui-même, qui n’appartient pas à l’État, que sa communication veut ici atteindre, humilier, traquer. Les caractères faibles auront du mal à résister, la lâcheté se fera passer pour une innocente gauloiserie, les protestataires essuieront des sarcasmes : « Alors, quoi, mon gars, t’es pas fait comme tout le monde ? » Sur ce point, les réactions enregistrées sur Internet sont édifiantes : dans ce cas, parler de racaille, c’est parler français. S’imaginer que sa servitude le libère, c’est le rêve obscène de l’esclave volontaire. Une vilaine collusion s’établira entre quelques technocrates décervelés et une population qui prendra un plaisir amer à se déguiser en populace ; pendant ce temps-là, les importants, naturellement insoupçonnables, passeront à côté des portiques en devisant gaiement. Eh bien, non ! Et qu’on ne nous fatigue pas avec ce qui se fait ou non dans d’autres pays, qu’on ne nous raconte pas que nous sommes les derniers de la classe. Les derniers de la classe ne veulent pas êtres matés par l’État, voilà tout. Les derniers de la classe ne se mettront pas à poil devant l’État, voilà tout. C’est déjà assez, c’est déjà beaucoup trop dans ces prisons infâmes dont les premiers de la classe, pour le coup, ont raison de nous faire honte. Je souhaite que des refus s’élèvent de toutes parts. Esprits faux, esprits sans puissance ni droiture, ceux qui croiront la question secondaire. Agamben a raison : il ne faut pas prendre le risque « d’avoir honte d’être un homme ». Pour Gaza, hélas ! nous n’avons rien pu faire. La pauvre petite employée de banque est morte. Mais, dans notre monde, tout se tient. Réagissons en stoïciens. Cette honte, nous pouvons la refuser : refusons-la. Va-t-on nous expliquer que c’est là un détail ? Et puis, quoi, fabriquer des portiques, c’est le job de nos camarades managers, n’est-ce pas ? Si les concurrents auxquels on s’est adressé ne sont pas capables d’en proposer de corrects, qu’ils leur piquent leurs parts de marché ! C’est le sens de la vie, non ? Eux que les challenges excitent tant, celui-là ne leur dit rien ? Pas vrai ! Ils savent construire des centrales nucléaires, mais des portiques respectueux, c’est au-dessus de leurs moyens ? Sacrés farceurs !
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Les grands vainqueurs de l’époque : les Jivaros. Il y a une vingtaine d’années, dans son centre de formation de Cergy, Rhône-Poulenc avait eu l’idée saugrenue de présenter une exposition de têtes réduites par leurs soins. Quel cadeau, là encore ! Des têtes réduites dans un centre de formation, anticipation prophétique ! J’animais là des séminaires destinés à de très sympathiques chercheurs scientifiques. Des petits sourires inquiets étaient apparus sur les lèvres quand j’avais laissé paraître un peu d’ironie, puis les yeux avaient brillé, les joues s’étaient gonflées, nous avions ri comme des collégiens, à nous en briser les côtes ! L’école jivaro, depuis, s’est beaucoup diversifiée. Un compte-rendu d’enquête qu’on me met sous les yeux, genre hybride et confus où l’on distingue mal ce qui revient aux enquêtés et à l’enquêteur, me fait penser, sans trop de surprise, qu’elle a poussé ses branches au Nouvel Observateur. Mais que je n’aille pas trop vite. Surprise il y eut, et très belle : je vais y revenir.
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Mais d’abord, l’influence de la pensée jivaro sur le monde des médias. Voici, pour le directeur de l’Institut Médiascopie, de surcroît professeur à Paris I, « l’horizon prometteur » que les Français, nonobstant leur colère, leur résignation et leurs doutes, semblent discerner dans les nuages noirs accumulés par la crise : « Du mal peut naître un bien. En rendant plus attentif à son environnement et à autrui, en construisant du lien, la crise pousse vers une consommation qui aurait des vertus sociétales, une consommation plus sociale et solidaire, une consommation qui serait capable d’inclure l’Autre, dans toutes ses dimensions, dans l’acte de consommer. »
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N’est-ce pas grand comme le Mont Blanc ? La consommation admise parmi les transcendantaux ! Que dis-je ? Présidant à leurs débats ! Bienfaits de la synergie entre l’Université et les médias ! La voie royale de l’œsophage enfin tracée ! Le parcours du bol alimentaire, notre sens à tous ! Devant cette expression fulgurante du beau, du vrai, du bien, je suis longtemps resté silencieux, accablé d’humilité, écrasé par ma sottise et par tant de génie. Montaigne n’avait pas tout vu, il faut compléter son propos : « Chaque homme porte en soi la forme entière de l’humaine condition : la bouffe. » Ô Université ouverte sur l’intestin ! Ô médias, échos précieux de nos rots et de nos pets !
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Je le veux, oui. Au plus secret de moi, je veux inclure l’Autre, dans toutes ses dimensions, y compris sa majuscule, dans mon acte de consommer. Mais voilà ce qui empêche un indigène de Montrouge de jamais devenir un théologien de Bouffendi Universal : je ne sais comment faire. J’ai essayé de toutes mes forces, j’ai essayé au déjeuner, j’ai essayé au dîner : bernique. Je me suis enquis des goûts des autres, je leur ai proposé de partager ma part, de boire dans le même verre : pas moyen de les inclure. Je m’énervais, je renversais mon vin, je m’étranglais avec mon riz, cela finissait en dispute. J’aurais tant voulu les convaincre. La consommation, disais-je… Puis je me taisais, ma pensée ne pouvait pas monter si haut, c’était l’épreuve mystique de la nuit consumériste. C’est en retrouvant mon petit super, devenu un beau grand garçon de magasin plein de lumière, que j’ai compris. Dans l’ascenseur tout neuf où une voix charmante annonce les rayons, une grosse dame me jette un regard attendri, et me murmure : « Il est beau ce magasin, n’est-ce pas, Monsieur ? Comme c’est agréable de se déplacer dans la propreté ! » Ce message m’est une promesse d’initiation, une introduction à la compréhension intime de la marchandise, il m’en fait percevoir l’essence délicate, la puissance apaisante, il me conduit aux portes du temple. Alors, tel Abraham, je pars… J’erre de tout mon cœur, d’étage en étage, songeur, empli d’espoir. Rien. Je ne comprends toujours pas. Dieu de la consommation, je t’en supplie, apprends-moi à inclure l’Autre et sa majuscule ! Toujours rien. C’en est trop, je vais sortir, trahir, déserter. Mais on m’a fait la conscience scrupuleuse. Je ne peux fuir avant d’avoir visité le secteur que j’aime le moins, celui des produits ménagers. Et là, tout à coup, tête de gondole de Damas ! Sur un gros paquet ventru de ne je sais plus quoi, une superbe gueule de lion grande ouverte ! Comprendre est instantané. En moins de temps qu’il ne faut pour y repenser, une cavalcade de fantasmes intercontinentaux. Le lion m’expédie à Cergy, chez les Jivaros, Rhône-Poulenc lance ma petite tête par-dessus l’océan, la jette épouvantée devant des sauvages tout nus qui hésitent un instant, rentrent gentiment dans les belles images effrayantes du Téméraire et de L’Aventureux, et me reconduisent à la chère anthropologie de mes dix ans. Mais, bien sûr ! Inclure l’Autre, dans toutes ses dimensions, dans l’acte de consommer, ça a un sens, ça a une histoire, ça a une tradition, ça désigne un comportement, ça signale un horizon, ça dévoile une intention, ça révèle un idéal, ça affirme une valeur : l’anthropophagie.
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Me voulez-vous du mal ? Vous m’attaquez dans ce que j’ai de meilleur. Vous voulez me digérer en tant qu’homme, en tant qu’être, me conditionner comme un sachet de jambon. Inclure l’Autre, dans toutes ses dimensions, dans l’acte de consommer : vertigineux, suffocant, hallucinant, tragique, lamentable, hilarant. Si j’étais votre étudiant, je vous jure qu’il y aurait du sport dans votre amphi. À qui parlez-vous, Monsieur le Professeur ? À des guenilles ? Votre consommation, dont votre délicatesse universitaire refuse sans doute de considérer le produit fini, que peut-elle inventer sinon ce que Tchouang-tseu appelle excrémentiel et que saint Paul dit – voyez la différence – ut stercora, comme de la merde ? La même différence qu’entre mes latrines et ma banque : j’y vais par impérieuse nécessité, j’en sors le plus vite possible. Inclure l’Autre, dans toutes ses dimensions, dans l’acte de consommer, est-ce là l’épitaphe que vous vous êtes choisie, celle devant laquelle viendront s’incliner vos amis ?
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Cette énorme crise, ces malheurs gigantesques, ces injustices à hurler, ces tempêtes sous les crânes, tout cela pour Inclure, etc. ? Va-t-on commencer à comprendre que ça suffit, nom de Dieu, que ce n’est plus le moment de rigoler ? Retour de Messier. Messier, pourquoi pas Messier, hein ? Ce n’est pas un citoyen, Messier, hein ? Il n’a pas droit à la parole, Messier, hein ? Les éditions du Seuil, ce n’est pas sérieux, hein ? Nous ne sommes pas en démocratie, hein ? Vous l’excluez, Messier, hein ? Vous êtes pour l’exclusion, hein ? Guignols. J’ai jeté le journal sur la table, la rage en a tourné les pages. Puis je l’ai repris, tapotant d’un doigt féroce le nouveau texte qui s’offrait. Je me sentais le sourire du chasseur devant le gibier, celui-là non plus ne m’échapperait pas. Puis j’ai regardé, puis je me suis méfié, puis j’ai regardé encore, puis j’ai lu. C’était bien, c’était mieux que bien. C’était juste, vraiment juste.
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Voilà quarante ans que ça s’est imposé à moi. Baisser le ton, même quand on le hausse. Chuchoter, même quand on a l’air de gueuler. Douter, douter ensemble. Quand on doute ensemble, on doute de tout, sauf d’être ensemble : le reste n’est rien. Dans l’article de Florence Aubenas et Ariane Chemin que publie le même numéro du Nouvel Observateur, je retrouve ce que j’essaye, depuis si longtemps, de ne pas perdre de vue. Et je me dis que, peut-être, enfin, ça commence.
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Les gens qu’elles font parler, je les reconnais sans les connaître. Des salariés d’EDF, de la poste, des clients en pétard contre leur banque, beaucoup d’autres… Chez ceux-là, pas de solennités creuses. Leur truc, c’est la litote. « On veut juste pouvoir se regarder dans la glace. » Ils veulent bien plus, mais s’ils l’avouaient, ils se sentiraient aussi cons que les importants. Donc, ils choisissent le mode mineur, ils chuchotent. Ceux-là n’ont pas trouvé avant de chercher, ils ne savent pas d’avance quelle direction indique la boussole, dans quel sens doivent tourner les aiguilles de leur indignation. Ils sentent qu’ils ne peuvent plus jouer le jeu qu’on leur propose, qu’ils n’en ont plus le droit. Ils ne disent pas ça pour se faire remarquer, ni pour faire de la pub à des idées. C’est comme ça, c’est en eux, c’est simple et compliqué. Ils ont la modestie désolée des gens qui n’ont pas d’autre solution. À moins de tout salir, de tout gâcher, d’Inclure, etc. Mais ça, ça ne marche pas, ça ne marche plus, vous comprenez ?
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« C’est comme un mouvement d’ensemble, mais où chacun serait seul », commente un président de tribunal. Oui. Nouveauté absolue, retour de la réalité. Révolution pointilliste. C’est dans et par ce qui se passe au fond de moi que je rejoins les autres. Narcissisme, mais à l’envers, retourné, narcissisme oblatif. Oser vivre, oser être, rien de plus, rien de moins. Alors les autres sont là, forcément, chacun des autres, tous les autres. Alors, forcément, ce qui est à refuser, on le refuse. L’évidence. L’héroïsme, c’est de se rendre à l’évidence : et l’évidence pour ceux qu’interrogent les deux journalistes, c’est que l’absurdité est trop absurde, l’avidité trop avide, le mépris trop méprisable. Quand j’expliquais à mes supposés collègues que notre travail de formateurs, c’était d’aider les gens à se réconcilier avec le sentiment d’évidence que tout le monde porte en soi, et que tout découlerait de là, morale, politique, culture et le reste, ils disaient que j’étais le poète de la formation : ça leur permettait de laisser la formation dans les poubelles et d’envoyer la poésie dans la stratosphère. Pour aider les stagiaires à Inclure, etc.
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Des germes, des émergences, des espoirs de feuilles, des promesses de fleurs ; voilà, en effet, ce que nous avons à observer avec patience, à accueillir avec amour. Des consciences qui s’ébrouent, qui frémissent, des ambitions qui s’effondrent, des désirs qui naissent. Surtout ne rien vouloir prouver, ne rien formaliser, ne rien interpréter. Ne impedias musicam. Montrer, montrer amicalement, prudemment. Comme Maurice Clavel aurait été heureux ! C’était cela, son journalisme transcendantal, il avait vu comme personne ce qui est à l’œuvre dans cette époque matraquée. On ne s’est pas bousculé pour le suivre : côté parachute doré (on appelle ça, au flipper, le bonus de crash), ça offrait peu de perspectives. Surtout, ne crions pas victoire. Nous n’avons pas gagné et, d’ailleurs, il n’y a rien à gagner. Et puis, à peine née, les salopards vont fondre sur l’espérance nouvelle, tâcheront de la mettre au bordel, où les esprits éclairés du temps la déniaiseront. Il faudra compter avec le mal que feront tous ceux-là. Le mal ou, plutôt, les dégâts : le mal est hors de portée des esclaves volontaires, le bien aussi, d’ailleurs ; mais ça, c’est le plus dangereux. Vigilance, fermeté, le chantier est si beau ! Montrer les gens en salle de réveil, dans leur vacillement créateur. Montrer ce quelque chose qui tremblote et flamboie. Surtout ne pas chercher à le nommer ; et bas les pattes à qui veut le récupérer. Je ne peux pas en dire plus aujourd’hui, je suis si content ! Allons-y ! Vraiment, allons-y !

(31 janvier 2009)