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Tous à la cuisine

LE MARCHÉ XXIX

Un feu de bois et une musique archiconnue, la transcription pour piano, par Liszt, de la Pastorale : ce romantisme fait resurgir une lecture qui avait troublé mon adolescence. Cela s’appelait Dieu parlera ce soir, un roman édifiant écrit par un Jésuite, Jean-Marie de Buck me semble-t-il, qui racontait l’histoire d’une vocation religieuse. Je ne m’y sentais guère chez moi. J’ai souvenir d’une grande demeure bourgeoise, Mère était au piano, Père, après une journée épuisante, avait tenu à apporter un jouet à l’enfant malade d’un de ses ouvriers. Entraîné bien malgré lui dans les tribulations de la chair, le bon jeune homme devait son salut à la tendre et lucide affection de sa sœur dont la vigilance spirituelle lui désignerait le chemin du séminaire. Pourquoi ce kitch catho, dont je puis démonter un à un les ressorts, me laisse-t-il si indulgent, presque complice ? Pour tolérer certains textes, voire certains êtres, faut-il avoir échappé à leur emprise ? Mais qu’importe ? Ce soir, je suis à la musique ce que le bois est au feu. Elle ruse avec moi, m’attrape par où elle peut, enflamme quelque brindille imprudente, se fait longuement oublier, éclate soudain où je ne l’attends plus, reflue, revient plus lumineuse. Va pour un peu de blues spirituel, mettons qu’elle soit un peu divine, cette Musique ! Je veux bien. Pourquoi ? Parce que je sais, une fois pour toutes, que je suis la bûche. J’en ai fini avec l’abominable erreur de casting imposée à ma jeunesse. Je suis la bûche, pas la flamme. Les élites spirituelles, ça n’existe pas. À la religion elle-même, la société bourgeoise imposait sa mièvrerie, ses registres comptables, sa compréhension de procureur. Pécheurs ces bons jeunes gens, oui, mais à leur manière, dans les limites que peut accepter un monde persuadé d’avoir des accointances permanentes avec le haut, avec le haut de gamme des bagnoles et de la conscience politique, des sous-vêtements et de la culture ! L’idée perverse d’être d’une autre sorte, comme on aura tenté de m’abrutir avec cette vilenie ! Cette partie-là, je l’ai gagnée. Je suis la bûche, la bûche qui n’invente pas le feu. Désespérée, la bûche ? Non ! Rien de ce qui est à sa place, rien de ce qui « manque à sa place » n’est désespéré. On n’est pas désespéré quand on se sent invulnérable aux mots, aux styles, quand on a cessé d’avoir peur de n’être pas assez ceci ou d’être trop cela, quand on n’en est plus à penser à son rôle, quand on les joue tous et qu’on n’en joue aucun. Moi, la bûche, avec mes « iniquités énormes », et le feu, cet étranger : voilà les vrais personnages de la pièce qui se joue dans une existence ordinaire, dans les élans incertains et la pesanteur élémentaire du fragment de bois humain que je suis. La bûche ne vaut rien, elle ne peut « s’assurer dans aucun de ses instants » ; pourtant, ce feu qu’elle redoute, elle le veut pour elle toute seule, sans en négocier la moindre flammèche. Pour le partager, il le lui faut tout entier. Voyez Claudel, voyez son poème « Le Jour des cadeaux » dans un livre dont le commercial de l’éditeur changerait aujourd’hui le titre, Corona benignitatis anni Dei :
Si Vous aviez besoin par hasard d’un paresseux et d’un imbécile,
S’il Vous fallait un orgueilleux et un lâche, s’il Vous fallait un ingrat et un impur,
Un homme dont le cœur fût fermé et dont le visage fût dur,
Et tout de même ce n’est pas les justes que Vous êtes venu sauver mais ceux-là,
Quand Vous en manqueriez partout, il Vous restera toujours moi.
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Vous avez réalisé votre rêve d’enfant, vous ? Pas vrai ? Condoléances !
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La crasse, la crasse crasseuse. J’ai raté le nom de l’auteur, mais je suis sûr de la citation : « Quand on enseigne des enfants, on produit de la richesse qu’on récoltera plus tard. » Une autre couche de crasse ? Dans le numéro 39 de Challenge (juin 2006), sous la plume de Patrick Ayache, PDG d’ »Intuitu personae » : « Aujourd’hui, il faut que l’ingénieur ait des dollars dans les yeux ». Encore une ? « Aller simple pour Aouja », voilà comment on annonce, sur France-Inter, l’inhumation de Saddam Hussein. À quand l’aller simple pour l’ANPE ? Vous voulez mieux ? Admirez la célébration du capital et la dérision des rêves d’amour, de paix et de liberté dans la récente publicité radiophonique de la Caisse d’Épargne. Plus hypocrite, la fine pellicule de crasse étalée par Phosphore à l’occasion d’un exercice de vocabulaire qui tourne au Munich culturel : « Soutenu par un mentor, on devrait se sentir divinement inspiré. Le mentor original n’était en effet rien de moins qu’une déesse, Athéna, qui emprunta les traits de l’ami d’Ulysse, Mentor, pour accompagner et instruire Télémaque quand il partit à la recherche de son père. Devenu nom commun, le mentor conserve cette fonction de soutien et de conseil, et remplace parfois le mot « coach », notamment dans le cadre professionnel. » Décerner solennellement le label La Crasse à tout ce qui le mérite ? Un bon test : si le jeu n’amuse personne, c’est vraiment râpé.
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Inventer, chaque jour que Dieu fait et parmi des gens aussi problématiques que moi, une vie plausible dans un monde qui l’est de moins en moins, slalomer entre mes passions et les agressions qui viennent de partout, tâcher de donner forme à ce petit quelque chose que, malgré tout, j’entends fermenter, collectionner les déceptions en me disant que, demain matin, ça ira bien mieux, m’indigner d’être si mal compris des autres et me désoler de les écouter si mal, m’occuper de tant de choses dont je me fous et laisser pourrir mes rêves, guetter le salut dans des attrape-nigauds – et ce monde comme un portillon qui se referme inexorablement, et tout ce qui s’y raconte de si stupidement intelligent, et soudain le zigzag de l’indicible, c’est surtout ça, moi, qui m’occupe.
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Mais le monde est devenu un atelier, une cuisine. Les élites, ces intendants de la nécessité, cherchent à conjurer leur frustration en en infectant le peuple. Tout pour qu’il ne monte pas sur le pont, tout pour qu’il ne regarde pas la mer. Tous à la manœuvre culinaire, matelots, commandant, passagers, toubib, aumônier. Tous aux épluchures de la vie, à l’organisation des poubelles, à la gestion des déchets. Participation et importance. Désolé, j’ai un rendez-vous.
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Sur un point, les années d’après 68 ont été très instructives, très durement instructives. Ce fut un choc terrible que de s’apercevoir, une fois passé le beau printemps de tendresse, que les vaticinations des révolutionnaires étaient du même tonneau que les slogans des conservateurs et des réactionnaires. S’identifier frauduleusement à des valeurs, à des idées, à des principes, à de prétendus désirs collectifs. Se planquer derrière les grands mots, s’y assécher, s’y faire de plus en plus acide, céder chaque jour un peu plus à la manie de se donner des ordres, de se juger, de se mesurer, de s’évaluer. Un cavaleur de première classe, fort bon garçon au demeurant, que j’interrogeais un jour, sans doute parce que j’enviais ses exploits, m’a ouvert les yeux quand il m’a dit : « Vous comprenez, je me teste ! » Merci, chef, je te laisse à tes vérifications. Les gauchistes et les patrons, eux aussi, se testent. Ils testent leur capacité de tricherie, leur résistance à l’authenticité. Ils testent leur dévotion aux mots qu’ils ont ossifiés, et qui les ont libérés de toute éventuelle libération. Ils testent leur trahison d’eux-mêmes. Nous en sommes toujours là.
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Dans ce train que je prends chaque semaine, une voiture à compartiments est oubliée dans une longue file de wagons Corail. Je la guette de loin et cours à elle comme à une maîtresse. C’est si bien ces deux rangs de quatre voyageurs face à face ! Le compartiment, c’est la diligence de Un début dans la vie ou celle de La chevauchée fantastique : chaque trajet a son aventure. L’autre jour, il m’a fallu attendre la visite du contrôleur pour comprendre que ces deux femmes séparées par deux places libres étaient une mère et une fille en pleine brouille. À Paris, égarées par le ressentiment, elles se sont trompées d’écharpe et ont procédé à l’échange sans mot dire, avec l’air fermé de diplomates au bord de la rupture. Une autre fois, deux veuves s’exaltaient à vanter les mérites de leurs époux. « Il faisait la vaisselle, le vôtre ? » « Oh ! Madame ! Mieux que moi ! » Hier, quand j’ai tiré les rideaux, j’ai vu deux gamins des quartiers, comme on dit. Marche, j’y vais. « Vous pouvez pas fermer la porte ? » m’a dit le plus grand, qui avait bien quatorze ans. « Ça pourrait se faire », ai-je répondu sur un ton de vieux caïd. Il m’a regardé dans les yeux puis, se jetant dans les eaux noires du destin, a ajouté d’une voix sourde : « S’il vous plaît. » « Ça peut se faire », ai-je rétorqué avec les intonations de Jean Gabin. Et j’ai fermé un œil. Coquets, les petits messieurs. Ils se lèvent pour se regarder dans la glace, ajuster leur capuche, tourner leur collier. Ils m’ont vite oublié et s’entretiennent de leurs affaires d’hommes. Le plus grand parle d’un mec qui lui a manqué de respect. « Tu sais ce qui l’attend ? demande-t-il à son confident. Je vais me faire sa meuf. » « Tu vas te faire sa meuf ? », vérifie l’autre. Oui. Il la connaît, d’ailleurs. C’est une vieille de quinze ans. Avec des petits seins tout ronds très jolis. Le confident aime les choses précises : « Tu les as vus ? » Je ne le saurai jamais. Rassuré par ma débonnaire présence qu’il a aperçue du couloir, un cadre distingué entrouvre la porte. Puis, face aux gamins, recule avec une sorte de gémissement. « Oh ! Non ! » murmure-t-il comme s’il avait trouvé sa femme dans le lit d’un ministre. Et s’enfuit. « Encore la porte », dit Don Juan. « C’est la vie » répond Jean Gabin. Un lourd silence s’abat. Je songe au cadre distingué dans son wagon Corail, à l’heure de travail qu’il vient de sauver. Les wagons Corail sont des défilés de gens assis, le point zéro de l’esthétique sociale. Il a sans doute un débat urgent à préparer, cet homme. La rencontre des civilisations ? Le choc des cultures ? Le vivre ensemble avec l’autre différent ? Adieu, monde cruel ! Je me tourne vers mes deux compagnons de route et laisse tomber, d’une voix à coaguler toute velléité de complicité  : « Il a bien fait de se casser, ce con ! »
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Un esprit religieux doit savoir gré de leur lucidité spirituelle aux consciences éclairées qui, au nom de la tolérance, ne tolèrent pas que de funestes agents du Vatican mêlent un « Bon Noël » à leurs vœux de nouvelle année. En luttant contre ce blasphème laïque, ils reconduisent les fidèles à la tradition, et peut-être même au dogme. Nul doute que leur sainte vigilance vaudra à ces belles âmes une indulgence plénière pour leurs peu probables imperfections. C’est rendre en effet un bien beau service aux croyants que de leur rappeler la présence dans la crèche de ce personnage modeste et si injustement oublié, l’âne.
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Tragédies. Jane Birkin en Electre et les écologistes en Cassandre. Je dois être égoïste et imprévoyant, tout ce remue-nuages me laisse sceptique. Rien n’interdit, bien sûr, de prévoir les dangers, ni de les éviter. Mais le projet de sauver la planète me fait rire. Quelque chose cloche. Ou plutôt tombe trop bien. Déclarer la guerre au climat, passer l’univers à l’aspirateur ! Quel fantastique alibi, quand nous ne savons plus quoi faire de nous ! Il sort d’une pièce de Ionesco, ce couple dont le tri sélectif est devenu la passion dévorante : non content de classer les ordures en méditant sur les cas incertains, il choisit ses achats en fonction de leur conditionnement. L’univers, notre petite cuisine confort : plus déprimant que la pollution ! Et il a bonne mine, mon tri sélectif, quand deux cents tonnes de saloperies descendent donner la colique aux poissons ! Votre gentillesse arrêtera ça ? Non, et vous le savez. À tous vos arguments de moralité, les pollueurs majeurs répondront par un argument de nécessité qui, dans la logique actuelle, est parfaitement cohérent : il faut bien. C’est ce il faut bien qui est à considérer. Il porte en lui le diagnostic et la thérapie. Il donne la dimension du problème. Pas de solution partielle possible à la crise de l’Occident. Nous sommes embarqués dans cette horreur. Alors ? Reprendre les choses à zéro. Ni réforme ni révolution, ni morale ni éthique : des bobards, des placebos. Descendre plus profond. L’aventure. Laquelle ? Si je le savais… Et en attendant ? Supporter. Se persuader de l’horreur, ça peut aider à chercher des issues. Quoi d’autre ? Il ne s’agit pas de « changer les choses » mais d’aller plus profond en nous. Les fausses solutions nous le font oublier, l’affrontement de la réalité nous le rappelle. De ce mouvement peut venir une vraie confiance, même relative, même avec des angles morts. Ma toute petite grand-mère paternelle, venue des Ardennes, ne s’était jamais habituée à la circulation parisienne. Alors, avant de traverser la rue, elle se penchait ostensiblement vers le bout de ses souliers. Nous la grondions. « Ils verront bien que je ne les vois pas », répondait-elle.
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J’entre dans mon agence bancaire en méditant une intervention judicieuse d’Emmanuel Todd sur ce que Marx appelle la « stupidité structurellement engendrée. » Des cris me ramènent à la réalité immédiate. Une pauvre femme à l’accent étranger proteste en hurlant : l’inspecteur l’a interdite de chéquier. L’employée de l’accueil, soucieuse de bon langage, lui explique son erreur avec la générosité compréhensive de celle qui est au courant : c’est du directeur que Madame veut sans doute parler. Madame s’en tape et crie de plus belle qu’elle veut voir l’inspecteur. La difficulté de communication semble insoluble quand soudain, d’un bureau, jaillit un personnage furieux qui se plante devant la plaignante. « Vous n’êtes pas riche, vous, Madame, lui crie-t-il à son tour, ça se voit que vous n’êtes pas riche ! Eh bien ! Moi, Madame, riche, je le suis. » Il lui met sous le nez une liasse de papiers. « Voilà ce que je viens de montrer à votre inspecteur, vocifère-t-il. Moi, Madame, je gagne 11000 euros par mois, versés ici, et je n’arrive pas mieux que vous à me faire comprendre. » Des gens de la direction arrivent. En quelques secondes, tout le monde perd ses nerfs. De son bureau, à deux pas, ma gestionnaire suit discrètement l’évolution de la situation. Elle devine quelque chose, ça la touche et l’embarrasse. Les cadres accourus, eux, sont obligés de prendre l’air fermé de qui ne veut rien entendre. Ils testent leurs mensonges ; elle découvre de l’inattendu. Ils rentreront chez eux un peu plus coincés ; elle, un tout petit peu aérée. La stupidité structurellement engendrée. Si vous m’avez suivi jusque-là, il vous faut alors répondre sans détours à la question que voici : la société étant ce qu’elle est, souhaitez-vous à vos amis et vous souhaitez-vous à vous-même une promotion professionnelle ? Ma réponse est celle de 2005. Non. L’être se raréfie au fur et à mesure qu’on monte. Comme l’air. C’est par ce qu’il a de pauvre que l’homme de la modernité peut encore s’échapper. À condition, bien sûr, qu’il ne s’agisse pas d’une pauvreté imposée, mais acceptée, désirée. Par elle-même, si elle n’est pas vice, la pauvreté n’est pas non plus vertu.
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Je parlais, dans un autre texte, d’idées qui m’avaient autrefois emballé. En écrivant le mot, son autre sens m’est apparu : le papier kraft, l’adhésif. L’enthousiasme est lui-même fermeture ? Il y a un au-delà de la joie ? Rien n’est jamais ça ? Le dernier mot d’Ibsen, dit-on, fut : « Au contraire ! »
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Quand j’ouvre la porte, ce matin, un corbeau s’envole dans la brume. Toutes les sensations de la vie, trop rapides pour être saisies, trop complexes pour être décrites. Les mêmes qu’il y a soixante ans. Je ne rêvais donc pas de l’avenir : je n’en ai plus et je rêve toujours.
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L’instant dont je serai plus tard nostalgique, je le repère en le vivant : il y du jeu dans le je. La recherche du plaisir est source d’exaltation extrême, mais ne met jamais de jeu dans le je. Le plaisir est obsidional, défensif et identitaire. C’est par là qu’il fascine, c’est par là qu’il déçoit. Il se présente comme un dernier recours. La condition humaine, pourtant, c’est de toujours pouvoir faire appel. La vie est une épopée. Plaisir et mort sont tragiques. Dans cette contradiction, l’existence.
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Tonton Lucien, mon grand-oncle, ne voulait pas, scrogneugneu, qu’on s’occupe des gens qui ne le méritent pas. Impitoyable il était, Tonton Lucien. Quand il agitait son index jaune de tabac, je sentais la force de l’autorité. J’en frissonnais. Comme personne n’osait lui donner la réplique, il s’échauffait tout seul jusqu’à en bouillir. Un jour, il s’était même montré grossier. Ces feignants-là, il leur botterait bien le cul, lui, Lucien ! Cette perspective m’avait effrayé car Tonton Lucien avait perdu une jambe en 14 et je voyais avec terreur le châtiment se terminer dans un grand envol de béquilles, Tonton Lucien par terre et le feignant qui lui fait un pied de nez. Il y avait beaucoup de Tonton Lucien à l’époque, de fort braves gens avec, comme on dit à la Réunion, un petit tour. Je mettais cette bizarrerie sur le compte des tranchées, des gaz en plus et des jambes en moins. Le coup du scrogneugneu, je pensais qu’on n’oserait plus nous le faire. Si ! Nicolas Sarkozy, ce jeune homme, nous l’a fait et, se rappelant sans doute leur Tonton Lucien, les caciques de l’UMP, toute jalousie envolée et tout ressentiment évaporé, serrés les uns derrière les autres comme les passagers d’un Corail immobile, ont trouvé ça génial. Tonton Lucien, ce prophète, ce montreur d’avenir que j’aurai bêtement ignoré toute ma vie…
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De Bush ne sortent plus que des âneries ou des saletés comme, du distributeur, des chocolats mous. L’exécution sordide de Saddam Hussein, une étape importante vers la démocratie en Irak ? Allons, encore un peu moins de deux ans à tenir !
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Max Scheler. L’essence nous attend au cœur de l’émotion.
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Une scène curieuse dans ce super qui ne m’intéresse plus beaucoup. Lassé de ne pas avoir de réponse à la question qu’une caissière est allée poser de sa part à la direction, un homme s’empare du micro et ses invectives retentissent dans tout le magasin. Il me faut quelques secondes pour comprendre ce qui se passe. Puis, une évidence. Quoi qu’on raconte dans un haut-parleur, c’est le haut-parleur qui parle. Le medium, c’est bien le message. Interprétée dans un sens utilitaire et cynique, cette idée est en réalité au fondement de toute critique de la modernité : il n’y a rien à tirer de l’univers des machines. Nous sommes au moins deux à penser cela. C’est aussi l’avis de ce vieux Papou qu’un reportage montrait récemment assis devant sa tente, tout à la contemplation de monstrueux engins de déblaiement. Contre ces affaires-là, dit-il, il n’y a rien à faire. Il a raison, et c’est plus vrai encore pour l’Occident. C’est pourquoi je ne cesse d’hésiter entre une vague inspiration heideggerienne – l’affrontement de la technique comme destin – et une sensibilité transcendantale à la Maurice Clavel. Comme je suis aussi philosophe qu’une pomme, la contradiction ne m’empêche pas de dormir. Au vrai, ce qui m’intéresse, c’est l’ultralourd et l’ultraléger. La base et le sommet, dit René Char. La réforme des comportements, l’humanisation de la technique, le volontarisme des valeurs, se tenir tous par la menotte pour sauver la pauvre petite planète, la liberté par les loisirs ? Rien du tout. Blagues paresseuses. Fumisteries. Pensées d’ascenseur coincé entre deux étages.
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Les femmes au pouvoir, c’est une idée neuve. Il est normal que ça grince, ces messieurs ont leur dignité ; à mon avis, on s’habituera tout de même assez vite. Mais à quoi ? À ce que les petites filles et les petits garçons cuisinent gentiment ensemble les listes de candidats ? Sans se disputer ? Avec des casseroles roses et des casseroles bleues ? Le grand plouf paritaire dans les eaux tièdes du pouvoir ? La société tambouille ? Aragon revisité ? L’avenir de l’homme, c’est la femme au pouvoir ? Je ne le pense pas. Ni la femme au pouvoir ni la femme à la cuisine. Sans doute faut-il épurer les comptes : l’arriéré est lourd. Je signe donc pour les femmes au pouvoir. Sans délai et franco de port. Résolument. Carrément, comme disent les jeunes. Mais sans en faire un fromage, une histoire, un colloque. L’idéal serait qu’on ne aperçoive pas du changement. Qu’on fasse ce qu’il faut sans glousser sur la majesté de l’événement. « Wir sind nichts ; was wir suchen, ist alles. » Nous ne sommes rien ; ce que nous cherchons est tout. Le pouvoir, cette crispation prétentieuse et puérile du moi, c’est Rien. En défendant leurs prérogatives injustement traditionnelles, les hommes défendent Rien. S’ils s’en trouvent dépossédés, ils seront dépossédés de Rien. Et ce que les femmes gagneront à un changement qu’il faut pourtant accepter et même désirer, ce sera Rien. L’égalité, ce n’est pas pour que le privilège de l’absurdité change de camp. Ce n’est même pas pour que des modifications de statut améliorent les relations entre les hommes et les femmes : sous le gouvernement du cynisme individualiste, de tels progrès sont illusoires ; chassée par la porte, la violence revient par la fenêtre. C’est pourquoi l’égalité n’est pas un but, ne peut pas être un but. La question des relations entre les sexes renvoie à la nature de la non-civilisation qui la fabrique et l’aggrave. L’égalité, c’est pour que progresse très lentement, dans le secret des consciences, le préalable nécessaire à toute métamorphose sociale : l’évidence intime que le pouvoir est Rien. Pas d’égalité possible des hommes et des femmes sans conscience critique de la modernité, sans remise en chantier, dans les esprits et dans les cœurs plutôt que dans les manifestes et les proclamations, du modèle désespéré et désespérant de la civilisation des choses.
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Il est vrai que, réciproquement, le dépassement progressif de la violence et du ressentiment, clefs de voûte de la modernité, commence par l’égalité absolue, complète, intraitable, définitive des hommes et des femmes. Mais assainir des relations engorgées par des conflits de pouvoir qui interdisent aux hommes comme aux femmes et l’accès au monde et l’accès à eux-mêmes n’a pas le moindre sens si l’on ne comprend pas la nature de ce qu’on refuse et pourquoi on le refuse. Un féminisme qui, dans la vie publique comme dans la vie privée, se donne pour ambition ultime de retoucher des organigrammes est une courroie de transmission très efficace de la servitude volontaire. Si l’égalité des hommes et des femmes, en les débarrassant de préjugés anciens qu’enkyste ou surinfecte la névrose de la compétition, les conduit, par une cure de négativité inspirée, de négativité chercheuse, amoureuse, à l’évidence que le pouvoir est Rien, cette prise de conscience fera pièce, et de deux manières, aux ambitions mortifères de l’Occident. D’un côté, en ôtant toute résonance intime à la stupidité de la performance et du progrès sans fin, elle les frappera en plein cœur. De l’autre, elle rouvrira irrésistiblement, par l’angoisse ou par la joie, les écluses de l’inachevé et du mystère, rendant ainsi audible la parole que couvrent les tambourineurs de mensonges. Il n’est pas dramatique que l’Occident ait provisoirement perdu le sens de ce Rien que toutes les traditions spirituelles et toutes les sagesses mettent au centre de l’expérience de vivre. Cette intuition ne se lègue en effet ni comme un héritage ni comme une culture ; elle est à redécouvrir dans toute expérience nouvelle, surtout quand elle frôle l’abîme. Ni badge ni décoration, elle revient en force dans chaque forme inédite et hardie d’authenticité, dévoilant, à chaque fois, un visage nouveau de l’être ; chacune de ses apparitions est un événement fondateur.
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« Ensemble, tout est possible. » Il aurait suffi d’un gramme de réflexion ou, simplement, de mémoire aux penseurs du parti majoritaire qui, à la première occasion, s’exciteront méchamment contre le fantôme de 68 : « Tout est possible », c’est la répétition caricaturale de Mai, le bouillon de Mai réduit dans la casserole bourgeoise, c’en est l’indigeste digest, le pire profil ! « Tout est possible », ce n’est pas Mai qui libère, c’est Mai qui dégueule ! Bien mieux que la bigoterie de ses amis, la haine et la rancune de ses ennemis ne cessent de grandir cet événement majeur dont le sens se dérobera toujours aux intelligences orgueilleuses et aux cœurs sans repentir. « Tout est possible », cette crotte, cette bassesse, vos importants et vos managers l’ont trouvée dans les caniveaux du quartier Latin. Tout est possible ? Ainsi, vous n’avez pas échappé à 68 : vous en avez ignoré l’espérance fulgurante, mais vous en avez ramassé et enchâssé les déjections.
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On ne fait pas de philosophie, on ne cite pas les auteurs pour des gens instruits qui expliquent que tout est possible. On leur répond, comme autrefois à Montrouge, sans verlan, sans retourner les mots, en les projetant dans leur bon sens, par cette proposition malgré tout assez aristotélicienne : « Mon cul n’est pas une orange. » Mais s’il y a des jeunes que la question intéresse, il faut expliquer. Il y a des possibles, beaucoup de possibles, dans la vie d’un être humain ou d’une société, mais tout n’y est jamais possible. À cause du temps, des limites du corps et de l’esprit, de la mort, du hasard, de la mauvaise volonté, de la fatigue. Vivre ce qui est possible et apprendre à s’en contenter, c’est ce qu’on peut appeler l’humanisme. « Ô, mon âme, n’aspire pas à la vie immortelle, mais épuise le champ du possible. » Ce vers du poète grec Pindare, Albert Camus l’a placé en tête du Mythe de Sisyphe. On peut dire que c’est l’héritage de la raison, qu’il y a là-dedans du stoïcisme et de l’épicurisme. « Jouir loyalement de son être », propose Montaigne. D’autres pensent autrement. Ils voient dans certains aspects de l’expérience humaine une promesse de dépassement de l’impossible. Pour eux, l’homme est un être limité, faillible, périssable mais à qui le chemin de l’éternité a été ouvert. C’est, en gros, la réponse religieuse, surtout monothéiste : elle n’imagine en aucun cas que tout soit possible à l’homme ! Mais alors, qui défend cette position du tout possible qu’écartent à la fois celui qui croit au ciel et celui qui n’y croit pas ? Trois catégories de gens. D’abord, certains malades mentaux, du fait d’une lourde et douloureuse perturbation de leur relation à eux-mêmes. Ensuite, les tyrans illuminés, c’est-à-dire des malades mentaux qu’on laisse imprudemment jouer avec le pouvoir ; le siècle passé en a fait défiler une assez belle brochette. Enfin, les tenants de l’idéologie du management, noyau dur de la mondialisation (voir plus haut, sur Bush). Personne, à l’UMP, ne semble avoir songé à tout cela. Ou n’a osé le dire.

(2 février 2007)

Réouverture

LE MARCHÉ XXVIII

L’élection présidentielle. J’attends la parole simple et large qui, sans apporter solution à rien, donnerait sens à tout. Mais non. Le monde comme je le vois, comme je le sens, comme il me blesse, personne n’en parle. Alors, comme un pronostiqueur hippique, je procède par interdits. Sans tenir compte de leur étiquette, j’élimine les candidats qui mettent en cause ce qui me tient le plus à cœur. Je ne pourrai pas voter pour Nicolas Sarkozy. On peut vouloir du bien au peuple américain, on ne saurait approuver un malfaisant qui ridiculise son pays en affolant le monde. Je ne veux pas devenir, par président interposé, l’ami de l’Ahuri pétrolifère. Sottise, confusion intellectuelle, délire religieux, inculture, irréflexion criminelle, dévotion à l’argent : il faut vraiment saluer ça ? J’ai apprécié que Jack Lang traite ce type de crétin. Les diplomates froncent le nez, bien sûr, et j’entends leurs raisons ; la plupart du temps, elles sont bonnes. Mais quand l’écart entre les propos policés et le sentiment général devient un gouffre ? Sans qu’il y ait là comparaison, quelle politesse n’a-t-on pas déployée, dans les années trente, à l’égard de ce M. Hitler ? Était-ce nécessaire ? Je ne pourrai pas non plus voter pour Ségolène Royal. À cause d’un détail d’une immense gravité, qui touche à l’essentiel et révèle tout. Elle a reparlé d’une sorte de formation destinée aux parents des jeunes en difficulté. Cette idée me glace. Le système qui envoie ses pompiers éteindre le feu qu’il a allumé chez les pauvres, c’est trop d’hypocrisie pour moi. L’idée renvoie hélas ! à ce que je n’ai cessé de constater, depuis vingt ans, chez les socialistes : ils éludent les problèmes réels, calent devant les difficultés les plus lourdes et s’en tirent en faisant monter dans le bon peuple la mayonnaise tournée de leur morale. Je hais cela. Prévoit-on d’enseigner d’urgence aux parents riches les moyens de prévenir le cynisme égoïste de leurs rejetons ? La perversion de ses cadres, n’est-ce pas pour une société un danger encore plus redoutable que des violences qui, au demeurant, en découlent largement ? Le paysage, on le voit, s’éclaircit. Les deux principaux champions supposés sortent du jeu, l’un pour une raison macrocosmique, l’autre pour un motif microcosmique. J’élimine également, même si je puis approuver plusieurs de leurs propositions, ceux qui, après m’avoir vanté leur originalité au premier tour, me donneront la consigne de voter au deuxième pour cette dame ou pour ce monsieur. Les consignes, c’est pour les bouteilles. Je vote pour désigner quelqu’un qui me convienne, un point c’est tout : débrouillez-vous avec vos tactiques. Voyons la suite. On devine peut-être que je n’ai pas une passion dévorante pour l’extrême droite. Reste un cas particulier, François Bayrou. J’estime sa manière, son courage, son indépendance. Mais l’Europe est entre nous : de toutes mes forces, je refuse cette bouillie. Je me dirigerais donc tout droit vers un bulletin blanc si je n’avais une solide dent contre ceux qui ont décidé de mêler ces bulletins-là aux bulletins nuls. Il ne me resterait alors, si les dés étaient jetés, qu’à me déclarer partisan de l’abstention et à me fâcher tout rouge contre les sacripants qui feindraient de voir dans cette position désolante, mais inévitable, un dédain de la politique. C’est exactement le contraire. Si je m’abstiens, Mesdames, Messieurs, ce sera votre faute. Mais tout peut encore changer…
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On nous a offert le DVD de l’Abécédaire de Gilles Deleuze. Nous n’en sommes qu’à la lettre H. Payez-le vous ! Donnez-le aux jeunes ! Je le parcours ici à la hussarde parce que Vox populi me réclame. Deleuze : « La majorité qui est personne et la minorité qui est tout le monde » : pas beau ça ? L’amour qui n’est possible que si l’on saisit le point de démence de l’être aimé : pas juste ça ? L’hypocrisie des Droits de l’homme : vous voyez le contraire ? L’écriture qui est affaire universelle et non pas individuelle : vous préférez le dernier Angot à Paris ? La haine des colloques, des lieux où l’on va « parler ». L’idée de « l’être aux aguets ». Ces humains qui n’ont pas de monde, ces animaux qui en ont un. 68 comme intrusion du réel, donc du devenir, contre toutes les abstractions. Et ce quelque chose de trop fort dans la vie qui, bien plus que la faiblesse de l’humain, explique la boisson, la drogue, les trucs peu avouables ? Ça ne vous dit rien ? Moi, si. Visiblement Deleuze est épuisé. Dans le miroir, le visage de Claire Parnet le surplombe, un regard d’une renaissance sans majuscule. Je suis d’accord. Présent.
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Dieu aidant, ou Allah, ça va se calmer. Pourquoi le pape a-t-il introduit dans sa leçon sur la foi et la raison une vacherie de notre vieille connaissance Manuel II Paléologue, mystère et boule de gomme ! La vieille animosité contre l’islam qui traînaille toujours dans la conscience chrétienne ? Pas certain. Plutôt le plaisir érudit de citer le livre d’un bon confrère, Théodore Khoury, où il a pêché la citation explosive. Quoi qu’il en soit, tous ceux qui, dans une foi ou dans une autre, croient en un Dieu secourable, ont des raisons de se réjouir. Il n’est pas si fréquent que TF1 fasse sa une avec le logos de Jean et les sourates du Coran ! Peut-être, de part et d’autre de la Méditerranée, l’incident suscitera-t-il des vocations théologiques ? On peut aussi se demander ce qui se serait passé si aucun micro n’avait été branché à Ratisbonne ni aucune télévision en terre d’islam. Plus de disputes. Le texte pontifical eût été expurgé, avant publication, du passage incriminé, les savants musulmans auraient calmement donné leur point de vue, tout se serait passé le plus interculturellement du monde. Autrement dit, la communication, c’est la guerre. C’est pourquoi elle oblige l’humanité à des progrès rapides et profonds, sans elle, malgré elle, contre elle.
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J’étudie avec beaucoup d’intérêt le discours du pape, mais c’est la parole de Deleuze qui m’émeut. Est-ce mon christianisme qu’elle fait étrangement revenir en force ? Je ne sais pas, je sens bizarrement un lien, je ne peux pas en dire plus, tout cela est extrêmement confus. Et puis pourquoi cette vieille manie de classer, d’étiqueter ? Je ne m’en guérirai donc jamais ? Toujours cette crainte secrète de la résonance ! Pourtant, c’est ce qui résonne qui raisonne ! Les théologiens de ma jeunesse m’ont enseigné la théologie de la même manière qu’on me propose aujourd’hui la politique : en en restreignant le champ, en en étouffant l’écho. Le but est le même, saintement terroriste ou démocratiquement terroriste, mais terroriste. Le but, c’est que je ne sente pas ce que je sens. Ou plutôt, que je ne sente pas tout ce que je sens. Que je respecte la ligne de courtoisie, comme à la poste : au-delà, ce ne sont plus mes affaires ; au-delà, ils savent. La perception, dit Deleuze, pas la morale. On veut bien que j’aie une perception (opinion, autonomie, etc.) mais à condition que j’accepte qu’on me la bride comme un moteur trop dangereux entre mes mains novices. À condition que je veille moi-même à la brider, que je tire moi-même gentiment ma ligne de courtoisie. J’ai droit aux chatouilles du monde, pas à la plénitude de vivre : baisouillages d’alentours, disait Sartre. L’intox citoyenne d’aujourd’hui, c’est l’intox religieuse poussée à sa perfection – et vidée de sa substance. Et si, en plus, elle est féminine, grand chelem ! Mais moi, je ne veux pas massacrer ma perception, je ne veux pas qu’on me fasse honte de ma perception ! Non parce qu’étant la mienne, elle aurait plus de valeur qu’une autre ! Le contraire ! Parce que c’est par là que je rejoins les autres, par là qu’ils me rejoignent, parce que, sans ces étreintes secrètes, puissantes, terribles, taquines, la vie est encore plus conne que TF1 ! Je n’ai pas donné ma vie à la panne minable qu’on voulait me faire jouer. Un refus premier, radical, immense, pourtant infiniment modeste, m’a toujours sollicité, me sollicite encore. M’inciter à en refuser la morsure, c’est vouloir me rendre fou. La perception, pas la morale. Ce mot me touche au-delà de ce que je peux dire. Il efface tout et régénère tout. Oui, comme Clavel à sa manière, comme Deleuze à la sienne, en 68, j’ai senti le réel. Ce n’est pas que je sois plus nostalgique de cette année-là que de mon premier couteau suisse ! Les barricades et Dany, moi, vous savez… Mais il faut bien qu’un amour commence quelque part ! Les gens que vous aimez, vous les rencontrez dans l’intemporel et le nulle part ? La vie, avant 68, je l’aimais en douce. Nous cachions nos amours. Soudain, en mai, on a décidé de vivre ensemble. La vie ! Pas les idées qu’on a sur elle ! Pas les bonnes intentions qu’on décaisse pour en faire bénéficier les autres. La vie, là, à portée. Qui prend notre raison sur ses genoux, gentiment, et lui explique. Elle dit qu’il faut sortir des bonnes intentions, qu’elles sont pires que les mauvaises parce qu’elles se heurtent moins vite à elles-mêmes, parce qu’elles sont des gamines prétentieuses ! Qu’il faut fermer la comptabilité de la mauvaise conscience et jeter la clef à l’égout. Fermer ce qui enferme, ce qui enferme noblement, ce qui enferme intelligemment, ce qui enferme généreusement ! Fermer boutique ! Ceux qui disent que c’est impossible, regardez la trouille qu’ils se payent ! Mais Deleuze l’a bien vu, qui ne croyait guère aux révolutions : si vous agitez contre leurs abstractions d’autres abstractions réductrices, vous êtes pires qu’eux et vous crèverez plus vite.
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Question aux éditions Odile Jacob : à quand la réédition de l’introuvable livre de Michel Henry, Du communisme au capitalisme ? Plutôt actuel, non ?
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« Le pouvoir, confiait François Mitterrand à Jean-Pierre Chevènement, c’est la noblesse de la politique. » Cet étrange propos de socialiste ne me choque pas. Mitterrand était d’autrefois. Il était de son enfance, d’une belle et nombreuse famille, d’une province où des parfums sans avenir fécondaient des ambitions romanesques. Il était le fruit inventif et génial d’un univers ordonné. J’ai connu des gens de cette sorte. Culture, intelligence, quelques camaraderies privilégiées, ils faisaient plus que de porter le monde qui les avait faits, ils étaient ce monde. Le présent ? Un décor qu’ils voyaient à peine, le champ de manœuvres de leurs rêves. Ils feignaient poliment de s’y intéresser, tentaient parfois de l’aimer un peu, de loin. Dans un de ses discours, François Mitterrand parle de la ressource humaine. Dans sa bouche, ce mot de manager me fait rire. S’il avait eu la moindre idée de l’horreur qu’il recouvre, il aurait hurlé. C’est en toute innocence que je le vois inventer la réconciliation des Français avec l’entreprise. L’histoire l’occupait, l’art, la poésie. L’époque sur laquelle il régnait, il ne lui était pas difficile de la dominer de la tête et des épaules. Mais le cœur était ailleurs, il devait faire semblant. D’où la solennité, l’apparat ; ça tient à distance, ça protège les choses du dedans. D’où les mots-valises de la politique dans lesquels il essayait de fourguer en fraude au monde moderne, en tâchant de parler comme lui, un peu du sens d’autrefois. Socialisme, progrès, pourquoi pas ? Il y croyait. Comme on peut y croire. Un homme épatant, François Mitterrand. Et, comme eût dit Marguerite Duras, une politique désastreuse, forcément. Il n’embrayait pas sur une époque bien contente, elle, d’avoir affaire à un type aussi rassurant : tout pouvait changer sans cesser de continuer. On avait les idées larges : le fric, la pub, la culture faisaient ménage à trois. Vraiment, de tout cœur, bon repos à François Mitterrand. Si je rejette sa politique, je salue en lui un humanisme qui n’était pas une pose. Mais ce temps-là est fini. Ses héritiers sont les enfants du non-sens et, le non-sens, ce n’est pas à l’ENA que ça se soigne. Chez eux, l’humanisme à la Mitterrand est une pièce rapportée. Il sonne creux.
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Un ordre sécrète une logique qu’on finit par prendre pour la raison. Un jour, l’ordre s’effrite: il reste une mélancolie et l’avenir est en deuil : l’histoire de François Mitterrand. Le peuple sentait la solidité de son assise ; son talent était de lui faire oublier qu’elle n’était que survivance. Ses successeurs ont tiré la mauvaise pioche : ils ont l’obligation historique d’être géniaux, de refonder une raison vivante sur les ruines d’une raison morte. Est-ce autre chose, vivre ? Tout ce qu’on m’a vendu pour de la raison dans mon enfance et dans ma jeunesse, je sentais bien que c’était trop étroit pour en être vraiment. Allez l’expliquer aux autres quand vous ne pouvez pas vous l’expliquer à vous-même ! Allez discuter quand tout le pouvoir est en face ! On sort du jeu, on se révolte. La famille n’avait pas raison, l’école n’avait pas raison, l’Université n’avait pas raison, les groupes cathos n’avaient pas raison. Non, non et non. On prend l’habitude de dissimuler, de tricher, de mentir. À force de rester en tête-à-tête avec sa révolte comme la victime avec son ravisseur, on finit par y prendre goût, on trouve la posture intéressante : alors, de salvatrice, la révolte devient carcérale. Seule solution, récupérer le terrain perdu, et bien au-delà. Moscou est en flammes, reprenons la sainte Russie ! Se refaire une raison comme on se refait une santé : plus large, plus forte, plus vibrante, plus aventureuse, plus souple. Comment ? En affrontant le non-sens, l’apparence, l’absurde. Descente aux enfers et remontée. Combat avec/contre/pour soi-même comme fondement de tout. La plupart, il est vrai, ne le livrent pas et y voient une grande chance. Pour la sieste, c’est vrai que c’est mieux. Libre à eux, mais qu’ils ne se lancent pas trop dans la politique : elle les rendrait transparents. On verrait qu’ils sont comme leur héritage : vides, vides, trois fois vides.
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À la télé, une séance de formation dans un hypermarché. Le salaud fait travailler les stagiaires sur la gestion des stocks. Ils n’arrivent pas à trouver la formule la plus avantageuse pour la boîte donc, logiquement, pour eux. Alors le salaud leur dit : « Mais quoi, vous n’aimez pas l’argent, non ? »
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Docteur Jekyll et M. Hyde, en voilà une bonne affaire. Elle était autrefois largement exploitée. De braves types s’imaginaient diaboliquement schizophrènes parce que des envies bizarres leur poussaient aux marges de leurs existences d’employés fidèles et de maris dévoués. Deux hommes en moi, c’était le titre du roman d’un honnête historien catholique, Daniel-Rops. Il n’en avait pas vendu des tonnes ; son Jésus en son temps, par contre, avait fait un malheur. Le cher François Mauriac, rencontrant l’historien et sa femme dans un cocktail, avait gentiment caressé le superbe manteau de fourrure de Mme Daniel-Rops en murmurant de sa voix brisée et charitable : « Doux Jésus ! » La version moderne de Docteur Jekyll et M. Hyde m’inquiète davantage. On la trouve chez des patrons et des hommes d’affaires portés à la religion ou entichés de révolution. Plus critique, tu meurs. Plus zhumain, tu meurs ! Au tu et à toi avec ton âme ! Vibrants comme des perceuses électriques ! Le cœur sur la main, la main sur le cœur. Puis, le lundi matin, bourrés de liberté, ils s’en vont tout gaîment, la tête hors du doute, aggraver la cruelle absurdité du monde.
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Banlieues. Attention, sujet sérieux. À regarder en face. Museler ses passions. Ne pas parler en procureur, ne pas parler en avocat : ni pour fournir un exutoire à sa violence, ni pour soigner sa mauvaise conscience. La révolte à laquelle ont été acculés certains quartiers a de quoi faire frémir : c’est un drame pour les intéressés, une menace pour d’autres. D’évidence, les quartiers sont un symptôme de la société qu’on a eu la sottise de nous proposer et que nous avons la couardise d’accepter. Les quartiers racontent le fric, la chiasse consommatrice, la nullité des élites, la trouille identitaire, la voyoucratie publicitaire et communicationnelle, la prostitution de la pensée, le naufrage d’une éducation maquée au Medef, l’incurable bassesse d’une ancienne civilisation qui n’en finit pas de crever. Les quartiers racontent même Bush, et qu’il ne faut pas lui serrer la main. Mais, eux, les jeunes pris dans cette tourmente, il faut les regarder en face. C’est peu dire que beaucoup d’entre eux se sont enfermés dans la révolte : elle est devenue leur seule jouissance, amère et terriblement contagieuse. Ils ont tout perdu ; si rien ne change, ils ne reconquerront rien : il suffit de monter dans un train de banlieue pour comprendre dans quelle logique de régression ils sont entrés. La solution est-elle de ne rien faire en hurlant à la responsabilité collective ? Attendre, pour intervenir, que le problème global soit réglé, c’est les condamner. En un sens, bien sûr, il n’y a pas de problème des banlieues ; le problème des banlieues, c’est le problème de notre société, et bien au-delà. Mais, ce symptôme, si on ne le soigne pas, il va s’aggraver : ils en feront les frais, ce sera injuste. Cette violence doit cesser. Nous ne pouvons pas accepter que ces enfants se mettent dans un pareil danger ; nous ne pouvons pas accepter qu’ils fassent peser une telle menace sur d’autres. Il faudrait être bien sourd et bien stupide pour ne pas comprendre que, plus ils s’enferment, plus ils nous appellent. Il n’y a pas d’amour faible. Il faut intervenir. Le tout est de savoir pourquoi et comment. Non pas pour les réduire, pour les contrôler, pour les humilier, pour les emmerder : pour leur dire, même avec rudesse, que nous sommes là, que nous entendons y rester et que nous y resterons. Pas pour résoudre leurs problèmes, hélas ! Pour les empêcher de s’isoler et de nous isoler. Pour eux et pour nous. Il faut que les banlieues cessent d’être un enjeu démagogique, le lieu d’une prolifération de sensibilité fausse et intéressée : j’entends par là aussi bien la vulgarité des invitations au nettoyage que les gloussements humanitaires qui donnent accès aux médias. Il faut une remise en ordre. Mais une remise en ordre ne se fait pas dans le désordre. On doit savoir reconnaître les mérites de ceux qui auront à accomplir cette tâche difficile, mais on doit s’interdire de leur accorder l’ombre du début d’un commencement d’excuse s’ils manquent à la dignité avec laquelle elle doit être menée. Il faut leur expliquer que la manière dont ils l’exécuteront pèsera d’un grand poids sur la suite : leur parlant ainsi, on saisira une superbe occasion de les former. Il faut leur montrer qu’on ne les envoie pas contre l’ennemi, qu’un bout de territoire doit tout simplement être rendu à la sécurité. Il faut les habituer à l’idée, même si elle semble actuellement ubuesque, qu’une telle intervention pourrait éventuellement se dérouler ailleurs, à Neuilly-sur-Seine, par exemple. Un encadrement incapable d’obtenir de ses subordonnés l’attitude qui convient, un encadrement assez servile pour transformer une pareille mission en un exercice de reptation au sol devant un supérieur ou un politique, doit être considéré comme un encadrement incapable tout court, et sanctionné comme tel. Je suis persuadé qu’il y a une rencontre possible entre les gars des banlieues et les jeunes flics. Je suis persuadé que les uns et les autres le désirent plus fort encore qu’ils ne le refusent. Je suis persuadé que les uns et les autres ont besoin, pour eux-mêmes, de cet élargissement. Cette rencontre, il ne faut pas la truquer. Il ne faut pas déguiser les flics en footballeurs ; ces simagrées méprisantes faussent tout. Par contre, il faut transformer radicalement l’idée que ces flics se font de leur métier. Il faut qu’ils comprennent que, pour donner corps à l’esprit, il faut mépriser l’esprit de corps. L’esprit de corps, même si l’on vote à gauche, chez les flics ou chez les X, c’est ça le fascisme, c’est ça les faisceaux d’intérêt, c’est ça la saleté des adultes restés des sales gosses. Il faut qu’ils comprennent que l’esprit de corps ne marche jamais avec l’amitié, que c’en est la pourriture, le sida. Si l’on a la patience, les relations, forcément conflictuelles au début, s’apaiseront peu à peu. De l’ironie filtrera, des vannes, quelques mots. Les gangsters, là où il y en a, se retrouveront progressivement isolés. Difficile, certes. J’observe en tout cas que ni les chantres scandalisés de l’ordre ni les commentateurs attendris du désordre n’ont jusqu’à présent obtenu le moindre résultat. Pour cause : ils ne souhaitent pas en obtenir. La situation des banlieues les sert en ce qu’elle leur permet de prolonger les aboiements ou les bêlements qui sont leur fonds de commerce ; la situation des banlieues les sert en ce qu’elle leur est un écran – de peur ou de bons sentiments – entre le monde réel et eux. J’ose le dire : ces jeunes, ni ces pitbulls ni ces moutons ne les aiment. Une telle action, une telle formation-action ferait réfléchir la société tout entière. La levée de ce blocage créerait spontanément dans l’ensemble du pays une dynamique d’expression : c’est le cas à chaque fois qu’un nœud d’angoisse se dénoue. Ainsi, après avoir été symptômes, les quartiers deviendraient analyseurs. Ils y retrouveraient un lien réel avec le reste de la société ; ils y récupéreraient leur raison. Plus même : ils deviendraient les analyseurs de la démocratie elle-même. Impuissante à régler cette crise vitale, elle sera à bon droit sévèrement interpellée.
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Intervenir ? Et si ça tournait mal ? Mais comment cela pourrait-il bien tourner si on laisse ces jeunes aussi affreusement seuls, si on les abandonne à tous ces mots creux ? Une seule question, une seule angoisse. Y a-t-il encore assez de responsables pour vouloir que ça se passe bien ? Pour mettre de côté les tactiques, les avancements, les ambitions ? Je n’en suis pas sûr. Je n’en suis pas sûr du tout. Et puis, s’il n’y avait que les quartiers… De quoi ils sont le signe, il faudrait un Hypermarché pour le raconter. J’en étais à me demander par quel bout commencer quand un ami formateur m’appelle, tout remué. Il sort d’une session. Il est en train de développer une idée quand un stagiaire l’interrompt poliment et lui dit son étonnement de l’entendre employer des mots comme en effet, parce que, pourtant, donc, etc. Les autres sourient : ils se posaient aussi la question. Un formateur en communication leur a expliqué que ces mots-là ne servent à rien, qu’ils sont l’échafaudage qu’on retire quand la maison est construite, que ce sont de simples chevilles, qu’ils gâchent un discours, qu’il faut les éviter. Je ne ris pas, vous savez. Je ne mens pas. Ils ont dit ça. Et mieux même. Puisqu’on en était à se parler, une autre stagiaire, elle aussi, s’est étonnée. Non seulement cet ami emploie des donc et des en effet, mais il lui arrive de se servir de tournures négatives. « Jamais de négation, a dit le communicateur, ça casse une image, la négation. Rien que de l’affirmation. Être positif. Toujours positif. » Je vais dire les choses calmement. Ça, la plupart des tyrans du XXe siècle ne l’ont pas fait. Ils ont bourré le crâne des gens avec leurs âneries, ils leur ont fait brailler des slogans, chanter des inepties : la structure de la langue, ils ne l’ont jamais touchée. Ils n’ont jamais osé, ils n’ont même jamais songé y toucher. Seul le nazisme, que les démocrates mondialisés s’en souviennent, s’en est pris à la syntaxe et au lexique. Qu’on n’oublie jamais cela dans les entreprises, dans ces belles entreprises avec lesquelles nous sommes si gentiment réconciliés et où, la langue, on la sabote systématiquement, on l’attouche, on la viole. Où les excellents patrons humanistes payent grassement des saboteurs incultes que les excellents syndicalistes humanistes, l’air bonasse, regardent faire. Pourquoi interdirait-on aux gens d’articuler leur pensée et de dire non ? Chacun son idée et la course au fric pour tout le monde, c’est pas ça la liberté des veaux ? Et puis, qu’est-ce que ça change à la production, à la consommation, à la négociation ? Ce n’est rien, c’est pour rire, c’est la mode. « Vous dites que ça fait une pensée de pantin, avec des jambes sans genoux et des bras sans coudes ? Qu’est-ce que vous avez contre les pantins ? Nous sommes tous des pantins, mon pauvre vieux. Vous aussi. Excusez-moi. Un client. » Désarticuler les gens et les rendre incapables de refuser, ça s’appelle comment ? Les Droits de l’homme, ils roupillent ? Vous savez ce qu’on fait, vous savez ce qu’on devient quand on n’a plus le droit ni d’articuler ni de refuser ? On branle des mots au hasard. On devient une lavette, une lavette citoyenne. « Au début du siècle numéro 21, la civilisation occidentale s’était essentiellement consacrée à la production de lavettes citoyennes. » Je raconte ça à des gens. Ils ne réalisent pas. Ils croient que j’exagère. Que le plancher soit à ce point pourri, que les termites bouffent les meubles de famille, ils ne peuvent pas imaginer, ils ne veulent pas imaginer. L’amiante mentale, ils ne voient vraiment pas ce que ça peut être. Bruno Frappat rigole : il pense que c’est mon côté 68, il trouve ça sympa. Jean-Pierre Chevènement dit que je suis un original. Quelques formateurs savent, eux. Les grosses saletés, au début, il n’y a toujours que quelques types qui en parlent. Bien sûr que les banlieues, en un sens, sont une question annexe ! Mais ni les gars des banlieues ni les gars des entreprises ne sont des questions annexes. Il ne faut pas les laisser seuls.
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Les sociétés non plus ne doivent pas se laisser seules, surtout s’il n’y a qu’une Méditerranée entre elles. L’incident créé par le discours du pape est si révélateur ! J’ai beaucoup d’amis en terre d’islam, il faudrait que ce tout petit événement nous rapproche encore. À chaque rive sa tentation : la regarder en face, comprendre ce qu’elle signifie. Côté nord, le vieil esprit de supériorité. C’est de la tchatche, amis du sud ! L’Occident est péteux ! Il sait qu’il va mal. Il ne peut plus dire non à sa folie, il se désarticule. Côté sud, cette susceptibilité ! Vous faites un peu monter les enchères, non ? Vous endormez le peuple avec des colères artificielles ? Dangereux. L’évidence, c’est que les logiques de pouvoir, apparemment toutes-puissantes chez vous comme chez nous, sont blessées à mort. Notre stupide esprit de supériorité et votre discutable susceptibilité sont deux manières symétriques d’essayer de les réanimer. Inutile. Tous leurs déguisements sont maintenant repérés : politiques, économiques, religieux, et les autres. Elles disposent encore d’un énorme crédit virtuel, mais elles n’ont plus de prise réelle. Elles ne touchent plus ni les esprits, ni les cœurs : elles sont condamnées. La mondialisation a dévoilé leur nudité de la façon la plus impudique et la plus définitive. Il ne s’agit plus, ni pour vous ni pour nous, de savoir à quoi il faut nous raccrocher : toutes les prises connues ont lâché ou lâcheront. Il s’agit de nous faire présents les uns aux autres, et à l’avenir. Avec la puissance d’un élan venu de plus loin que nous, avec la largeur d’une raison qui dépasse nos singularités. Sans rien renier de ce que nous sommes, mais sans rien figer dans des formules, ni dans les peurs et les exigences qu’elles cachent. Votre Jacques Berque, notre Jacques Berque l’a dit lumineusement : « Non pas l’antique comme rabâchage, mais l’innové comme retrouvailles. » Plus de représentation entre nous, plus de solennités, plus de cinéma ! Réouverture des portes, de toutes les portes, chez vous et chez nous. À quand, tous ensemble, la fête de la Réouverture ?

(24 septembre 2006)

Zorro-la-calculette

LE MARCHÉ XXVII

Ils ne seraient pas vilains, ces bancs qu’on a installés dans les gares d’Ile-de-France. Le dessin en est élégant, la couleur agréable. Mais quel étrange matériau ! L’hiver, ils sont d’un abord si glacial et si glaçant pour la partie de l’anatomie humaine appelée à entrer en contact avec eux qu’on doute si leur conception n’est pas due à des spécialistes des hémorroïdes en mal de clientèle. Les accoudoirs dont ils sont nantis, beaucoup trop bas pour être utiles, ne servent qu’à séparer des fessiers. C’en était trop, l’autre jour, pour l’impatience d’une dame imposante. Elle s’est soudain dressée en nous livrant, à tue-tête, cette bouleversante confidence : « J’ai le cul au frigo ! » Une telle épreuve m’a ému, j’ai voulu savoir. On m’a chuchoté que c’étaient des épouvantails à SDF. Les pauvres, c’est  peu design ! De fait, pour élire domicile sur ces bancs, il les faudrait contorsionnistes, et de descendance lapone. Pauvre histoire, n’est-ce pas ? Mais j’étais resté debout, je pouvais rêver. J’étais dans l’entreprise qui fabrique ces bancs. Magnifique société. Gestion superbe. Management novateur et hardi. Technologie pointue comme bec de rapace. Dialogue social d’une qualité ! Hommes, cadres à rendre jaloux le petit père des peuples. Tradition, projets, confort des toilettes ! Ce jour-là, on fêtait quelque chose ; les grands chefs serraient des mains dans les ateliers, chaleureusement, humainement. Il y eut un discours, des applaudissements, puis un de ces petits silences où l’émotion aime à se recueillir. Soudain, venue d’on ne sait où, une voix tranquille s’éleva et constata : « Ils sont beaux, nos bancs, mais ils sont cons. » On venait de changer de démocratie.
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Il a quarante-deux ans ; quand on lui parle de ses soixante-dix bougies, il s’agace. Il dit qu’il a le temps. C’est vrai. Il a le temps. Enfin, peut-être. N’empêche. Ça fait toujours mal, un vieux jeune homme. Bien sûr, je me suis interrogé. Le dépit d’un ancien ? Je ne crois pas, je ne crois vraiment pas. Penser au grand âge, le mien ou celui des autres, fouettait ma jeunesse, bien sûr, lui donnait de l’entrain, et des couleurs, et de la fougue. Mais autre chose aussi. Le sentiment aigu de la fragilité. Ce vieillard, je l’étais déjà, je l’étais en puissance. Je ne m’en sentais pas moins jeune. Tout au contraire. Je portais Anchise sur mon dos. J’étais jeune pour lui, j’étais jeune pour moi, j’étais jeune pour tous, pour tout. Mais de là à penser que j’avais le temps ! Je sentais surtout que je n’avais rien du tout, que personne n’avait rien du tout, que l’exubérance du désir et les rhumatismes jouent dans le même camp. Je n’avais pas vingt ans : la jeunesse m’avait, et le monde avec moi. Et c’était infiniment joyeux. Avec un vilain arrière-goût, tout le monde connaît ça :

J’entends si bien le temps saigner
Que tout moment m’est le dernier

Il était vraiment trop triste, Aragon ! Mais lui donner des leçons d’espérance, j’aurais trouvé ça lamentable, comique. Tout était dans la musique. Tout est toujours dans la musique.
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Des femmes aux plus hautes fonctions ? M’est égal. Je choisirai un programme, pas un sexe, voilà tout, à supposer qu’il y ait quelque chose de potable dans les rayons. Mais on ne me fera pas dire qu’une plus large participation des femmes au pouvoir constitue en soi un progrès. Ce pourrait être le cas ; ce ne l’est pas. Quand les femmes entrent en piste, c’est le cirque qui y gagne, pas elles : ce qui signifie que tout le monde, hommes et femmes, y perd. Celles qui ne sont pas trop pressées d’arriver pourraient peut-être y réfléchir. Mais, moi, si j’étais une femme ? Si j’étais une femme, je penserais ce que je pense aujourd’hui, rien de plus, rien de moins : le pouvoir, je m’en foutrais. Jupe ou pantalon, il n’est aujourd’hui qu’un jeu d’ombres ; les vrais enjeux et la vraie liberté sont ailleurs, et cela l’emporte sur tout, et pour tout le monde. Les hommes ne le voient pas ? Certes ! Et alors ? Qu’est-ce qui oblige les femmes à être aussi tartes qu’eux ? Est-ce parce qu’elles se veulent autonomes qu’elles tiennent à les imiter ? Si j’étais femme, je dirais aux hommes, avec Montherlant, d’aller jouer avec cette poussière ; je le leur dirais mieux que je ne peux le faire, avec la puissance d’une ironie affectueuse.
Ξ
D’accord, la femme est l’avenir de l’homme. Mais il faut regarder les textes de près. Savez-vous que, dans le même Fou d’Elsa où a fleuri la formule, il est parlé de « l’imparité merveilleuse qu’il y a entre l’homme et la femme » ? (p. 98, édition Gallimard, Collection blanche) Embarrassant, n’est-ce pas ? On trouve ce blasphème à la modernité dans un commentaire que Zaïd, le jeune disciple du personnage central du livre, le Fou, le Prophète, ajoute à un poème de son maître, L’Aube. La construction et les rimes en sont étranges, incertaines. Ce poème, je vous défie de le lire sans que les larmes vous viennent aux yeux. Vous y entendrez parler du monde où vous vivez :

Il ne roulait en moi que les dés de l’écho
Dont les hasards m’étaient écoles

Il en était ainsi avant pour le poète, avant elle, avant qu’elle ne vienne, avant Leïla, ou Elsa, ou Elvire. Pas l’infirmière de l’âme, pas le reposoir à fantasmes, pas l’apparition céleste, pas l’image sublimée de la mère. L’être impair, ni pire ni meilleur, mais inassimilable au même. Étrange poème, vraiment. Plus le chant d’amour monte, plus les vers se disloquent. À ceux qui reprochent à son maître la bizarrerie de son poème, Zaïd répond : « Est-ce que le soleil levant rime suivant la règle avec la terre qu’il inonde ? » Ainsi l’homme et la femme. « Il dit encore, plus tard y revenant, que la seule rime parfaite est l’homme et la femme qui ne riment point selon les traités. »
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« Cette part de l’obscur comme une grande rame plongeant dans les eaux ». Michel Cournot dit que ces mots de René Char le suivent. Que je le comprends ! Et quel cadeau de nous les faire connaître ! Il est là, exactement là, mon reproche majeur, mon reproche unique au monde moderne : cette part de l’obscur, il la cache, il l’occulte, il l’élude. Ou il la travestit, il la viole, il la quadrille de ses infamies marchandes, de ses obsessions subalternes. Il nous prive de nos bases et de nos sommets, du combat spirituel « aussi brutal que la bataille d’hommes », du grand djihad où nous attendent et la vérité et la liberté. Et c’est pourquoi le monde moderne, je n’ai jamais pu l’aimer. Ni par ce que j’ai de religieux ni par ce que j’ai de païen, ni par ce qui me précipite vers le bas ni par ce qui voudrait m’attirer vers le haut. Je le déteste pour moi et pour ceux que j’aime, et pour tous les autres, et pour les paumés qui l’alimentent. Je l’ai détesté dès mon plus jeune âge, chaque épisode de ma vie m’a fait le détester davantage, je mourrai en le détestant, riant à gorge déployée des leçons d’amour que n’auront cessé de me fourguer de lugubres apprentis de l’ennui et du malheur. Cette grande rame plongeant dans les eaux, image follement claudélienne, voilà la seule certitude que j’aie toujours voulu sauver : en moi, à chaque fois que je sombre ; dans les autres, dès qu’il m’a semblé qu’ils me prêtaient un peu de leur confiance. Je ne peux en dire plus. Mettez un mot sur ce mystère, recommandez-vous de lui, bâtissez sur lui je ne sais quelles complicités tordues : il s’évapore. Ramer ! Les gens disent qu’ils rament quand la vie est dure ! Ce n’est pas ça, ramer ! C’est du canotage au Bois de Boulogne, ça ! S’ils ramaient vraiment, ils ne prendraient pas cet air douloureux qu’un crétin arborait ce matin dans l’autobus parce qu’il le trouvait inconfortable ! C’est superbe de ramer, quand ça rame au-dessous de vous à des profondeurs dont l’ordinateur n’aura jamais idée ! C’est immense de se sentir relié par le monde du dessous à ce qui vous échappera toujours de vous et des autres ! C’est époustouflant d’oublier l’idée qu’on a de soi, de la vie, de tout ! Plongez, gratteurs de surfaces, mais plongez donc, bordel, plongez vers le haut !
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À propos de bordel, quelle démonstration ! Grâce aux Allemands, un trucage majeur vient de livrer ses secrets. La défense de la dignité des femmes, vous connaissez ? Alors, quoi ? Quand on déporte des femmes de l’Est pour soulager les beaufs chauffés par l’ambiance des tribunes, elle prend ses jours de RTT, la défense de la dignité des femmes ? Terrifiante fumisterie de ce qu’ils appellent tous les valeurs : comprendra-t-on un jour, oui ou non, de quoi il retourne ? Cessera-t-on un jour de faire semblant ? Quand elles s’incarnent dans des corps réels, avec des sexes et des seins et des cuisses et un dégoût qui monte, ils en font quoi de leurs valeurs ? Quel homme, quelle femme politique s’est risqué(e) à les défendre, ces encombrantes valeurs de chair et de sang ? Lequel, laquelle s’est dit qu’être battu(e) en s’opposant à quelques fumiers, c’était finalement bien plus intéressant que de dégoiser des laïus rédigés par d’autres devant l’argenterie de l’Élysée ? Exiger que le commerce de viande humaine, au moins, prenne ses congés pendant le Mondial, c’était excessif ? La construction européenne n’y aurait pas survécu, la pauvre chérie ? Oui, le peuple a raison, le gros peuple a raison, le gros jugement du gros peuple est le bon : ils sont tous du même côté, du côté de la calculette. Mais patientons. Les vertus publiques ne sortent pas par gros temps. Ils vont bientôt recommencer à donner des leçons de droits de l’homme au monde entier. Et si un pauvre gars abruti de management vicieux pète les plombs, un soir, devant sa femme, les Zorro-la-calculette en larmes organiseront des défilés. « C’est pas dangereux pour les sondages, les mecs, on peut s’indigner ! »
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La part de l’obscur, la nuit des corps, des esprits, des âmes, moins le pouvoir y touche, mieux nous nous portons. Qu’il enlève ses pattes de là. Les quelques règles classiques conçues il y a des millénaires suffisent, et des tribunaux pour les faire respecter. Artémis est une horreur, mais c’est un minuscule scandale au regard de l’insoutenable fumisterie moralisante à laquelle tout le monde semble se résigner. Hypocrite par construction, elle aggrave la lâcheté et la servilité des citoyens, elle truque leurs questions élémentaires, elle colonise leurs ressources fondamentales. Et pourtant l’affaire Artémis n’empêchera pas les menteurs de postillonner leurs valeurs, ni les imbéciles de les avaler. Après les culs bénis, les culs sociaux.
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Les firmes se considèrent désormais comme des « partenaires concurrentiels ». En français, ça se dit complices, non ?
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Addiction. Peste, quelle science ! Pourquoi pas accoutumance ou dépendance ? Parce que ça n’égaie pas l’élocution de la même pointe de sadisme branché ? Addiction, chez nous, sonne chirurgical, pharmaceutique. L’accoutumance à l’alcool, c’est du modéré : pas trop, petit, pas trop, garde la tête fraîche ! C’est gentil ; ça conseille. Fais gaffe ! Addiction est scientifique, impitoyable. Pas de complicité avec le monde, il est dangereux. Les humains avec les humains, les choses avec les choses. Fais voir tes mains si elles sont propres. Accoutumance renvoie à la raison, à la sagesse ; addiction, à la méfiance. Chacun dans son île, c’est la loi universelle ; les relations se distribuent du haut, l’Europe, le fric, le foot. Pas de familiarité avec la vie, s’il vous plaît ; elle est sérieuse et professionnelle. Pas de soucis, tout est prévu ; même la case bordel, on l’a vu. Accoutumance, c’est un plumeau ; addiction, une débroussailleuse. Accoutumance veille au grain : c’est ta santé qui nous intéresse. Addiction, c’est ENA, c’est chaisière : c’est le principe qui compte, le conseil d’administration, le comité central. Dans accoutumance à l’alcool, le mot important, c’est alcool. Dans addiction à l’alcool, c’est addiction. Accoutumance alerte sur la complexité de la chose ; addiction sacralise la rigueur du principe. Ne feriez-vous pas une addiction à l’amour, par hasard ? À la vie mystique ? Ne souffrez-vous pas d’une addiction à Dieu ? Reste pur, camarade partenaire concurrentiel, pur pour le progrès sans fin, sans commencement, sans queue, sans tête.
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Quand j’entre dans un avion, je me sens important. Quand je monte dans un train, je suis heureux. Comment faire pour monter dans un train à chaque minute, à chaque seconde, à chaque souffle, à chaque regard ? Je ne peux quand même pas me faire contrôleur !
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Protester, râler, gueuler, ma mère m’a enseigné cette vertu dès mon plus jeune âge. Le jeu a perdu beaucoup de son charme. Le monde entier joue Shakespeare en boucle, pourtant : les traîtres, les délirants, les marchands de Venise, les yeux crevés des rossignols, la populace versatile, les rots des goinfres, rien ne manque. Précisément. Trop de boucs émissaires, plus de bouc émissaire. Le polémiste d’aujourd’hui doit être au four et au moulin : ce n’est plus de l’indignation, c’est de la monomanie criarde. L’index qui tremblote légèrement au bout du bras tendu – comme la ligne quand ça mord, peuchère ! – ça devient ridicule. L’autre jour, un procureur déniaise les jurés. Ce n’est pas sur ses victimes que l’accusé pleure, affirme-t-il, c’est sur lui-même ! Grotesque présomption ! Sonde-t-il les reins et les cœurs, ce procureur ? Ce ridicule, je le perçois quand, d’aventure, quelqu’un approuve ma colère et lui fait écho : je sens alors qu’il est urgent de changer de camp. Non vraiment, l’indignation et la polémique ne marchent plus. Peut-être parce que s’indigner, c’est toujours faire appel à un ordre, à une loi maternelle, rassurante. Mais la loi est en congé. Mon indignation se coince dans ma gorge, elle reste perchée en moi comme un chat sur un toit.
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Nous sommes plus mauvais que nos ancêtres ? Du tout ! Les temps ont changé, voilà tout. L’indignation, c’est l’étonnement devant la violence. Telle était la pose d’une société qui faisait de sa propre violence un ordre sacré, alimentant ainsi la fiction d’une brutalité foncièrement bonne, la sienne ; la violence interdite, coupable par définition, servait indirectement, elle aussi, à conforter l’ordre. Occultation de la violence, logique du bouc émissaire, René Girard a expliqué tout cela. Pour mille et une raisons, nous en sommes maintenant à la violence dévoilée : l’indignation tombe à plat, on peut dénoncer tranquille sur TF1. J’ai un peu honte de dire les choses d’une façon aussi sommaire, je les pressens plus que je ne les comprends. Le bien est toujours le bien, le mal reste le mal : mais nous, nous ne sommes plus exactement ce qu’étaient nos ancêtres. Ils étaient porte-parole, hérauts, sauveurs autoproclamés ou, tout simplement, partisans, petits soldats, militants. Ils étaient représentants en vérité comme d’autres en couches-culottes : la vérité les intéressait pendant les heures de travail. Ils étaient témoins ; concernés, sans doute, mais indirectement. Notre expérience du monde est désormais immédiate et partagée. Du monde, donc du bien et, plus souvent qu’à son tour, du mal. Nous jouons sans filet. C’est extrêmement dur, nous cherchons à éluder. Voilà pourquoi nous accordons une telle place à l’image, pourquoi nous nous acharnons à faire semblant, pourquoi nous multiplions les caricatures, les simulacres, les impostures. Nous sentons trop bien que nous ne sommes pas des images, que le temps du semblant est fini : cette évidence nous épouvante. La vraie vie en nous nous épouvante ! Nous sommes en live, quoi ! Mais un live qui ne s’inscrit sur aucun registre de représentation ! Autant dire dans la vie. Nous sommes vivants en direct ! Comme si c’était la première fois ! Hallucinant de simplicité ! Et les conséquences en chaîne, pour tous, pour tout, innombrables !
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Le magnifique Pessoa, entièrement ignoré de son temps, entassait ses manuscrits dans une malle. Moi, c’est le contraire. Je suis dans un grenier poussiéreux, à genoux devant un vieux coffre et je déballe, je déballe, je déballe ! Non pas remplir ! Vider ! Avec tendresse, bien sûr, mais vider. Avec respect. Respecter, c’est voir une deuxième fois, réenvisager. Cet homme de principes, je ne le suis plus, pas la peine de me le cacher. Me juge qui veut, je l’emmerde. Et moi-même, me jugeant, je m’emmerde. Au plus près, être au plus près, vivre au plus près, là où m’attend la distance infinie de l’être, pas dans les couinements cérébraux. Au plus près de mon immaturité qui gronde, au plus près de ce qui me harcèle en secret, au plus près de mon trouble, au plus près aussi de ce presque rien commun et incommunicable, de ce grand porche universel qui ne s’ouvre pour moi qu’en moi-même.
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Pas de cinéma avec autrui. Autrui n’est pas un camarade de colloque. J’ai besoin. Je suis en manque. Et je sais tellement quand ça ne va pas le faire ! Les solennités, les réserves, le quant-à-soi, les farouches autonomies, les susceptibilités, les admirations en miroir, les discutailleries, les commentaires interminables sur la connerie des temps, faire semblant d’être dans le même camp, notre bon combat à nous, la lutte finale, les complicités secrètes, oh ! qu’il est déprimant, ce vieux jeu toujours badigeonné de frais ! Et, derrière, plus sinistre encore que le tiroir-caisse, le tiroir-être, le souci de la gueule qu’on a ! J’ai besoin que l’autre déballe tout ça et le vire ; physiquement besoin. J’ai besoin qu’il soit là, besoin pour moi ! Mes rendez-vous, c’est dans les caves que je les donne, dans les greniers, dans les terrains vagues ! Je me fais mal comprendre. Je m’y prends si mal ! Mais comment pourrais-je m’y prendre bien ? En face, ça s’énerve. « Ma liberté ! Mon autonomie ! Ma différence ! » Peu importe. C’est pour mes pieds. Un pro encaisse sans s’étonner. Quelque chose est en train de changer, de s’ouvrir, je ne vois que ça, je ne sais que ça, je ne peux plus être triste, vous non plus. Je me fous du reste.
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Dans les récents temps anciens, que j’appellerai en riant prégirardiens, avant que René Girard n’ait eu cette merveilleuse intuition de la violence mimétique et de la logique du bouc émissaire, exercer le pouvoir, ça tenait debout. Tout provisoire qu’il fût, l’échafaudage était solide et utile : la culture classique, y compris dans la révolte, s’est appuyée sur lui. Au-delà des qualités et des défauts de ceux qui l’exerçaient, ni meilleurs ni pires que les princes d’aujourd’hui, leur gouvernement pouvait s’inscrire dans une logique cohérente. Le mystère avait été circonscrit et enclos, c’est-à-dire sacralisé ; de cette clôture, la vérité était censée procéder et, dans sa foulée, l’autorité. Le dévoilement de la violence et la révélation du lien intime qu’elle entretient avec le sacré ont tout changé. Les vieux systèmes d’autorité font eau de toute part ; aucune propagande ne les remettra en état. D’où, probablement, ce sentiment de déliquescence que l’opinion publique ressent avec finesse et dont elle accuse cruellement ses dirigeants. À tort et à raison. À tort, car ils ne sont pas responsables d’une métamorphose qui les dépasse infiniment : les meilleurs d’entre eux fabriquent, malgré eux, de l’absurde là où les pires de leurs prédécesseurs fabriquaient encore, malgré eux, du sens. À raison, car ils manquent de courage et d’imagination. Ils se cachent. Ils ne veulent pas voir. Ils font semblant. Et finissent par faire du pouvoir une activité perverse. Un bon dirigeant devrait avouer tout ce qu’il ne sait pas : d’abord effarouché par un tel aveu, le peuple en serait vite conforté dans le bien-fondé de ses propres doutes. Il pourrait commencer à réfléchir. Citoyen, chacun apprendrait à le devenir en s’intéressant au bien de la république, aux relations qu’il entretient avec ses voisins proches et lointains, cessant ainsi de se comporter comme l’esclave selon Aristote, comme « l’outil parlant ». Une autre manière d’exercer le pouvoir, voilà la révolution prioritaire. Elle ne dispense pas des autres tâches, mais elle les déclasse. Elle suppose de l’intelligence, de la culture, de l’amitié, de l’audace. Ce qui s’appelle communication. Chez les cancrelats.
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« L’essence de la vérité, écrit Emmanuel Levinas, c’est le partage. » Sans doute, mais il s’agit d’un partage effectivement ou potentiellement universel. Le partage au sein du parti, du groupe, du clan, voilà la sottise, la lâcheté et le crime. Peu avant un voyage au Québec, il y a une trentaine d’années, j’avais été reçu par deux hauts fonctionnaires de je ne sais quel organisme officiel de la francophonie. C’était peu après 68, il y avait de l’enthousiasme dans l’air. J’expliquais à mes interlocuteurs, sur un mode sans doute un peu trop lyrique, qu’une dialectique franco-québécoise pouvait être un magnifique point d’appui pour des initiatives culturelles. Je me rappelle leurs regards de connivence devant l’intrusion de ce non-spécialiste ; j’ai toujours dans l’oreille leur ironie élégante, légère, que je faisais mine de ne pas percevoir. Pour qu’elle devienne plus mordante, plus méchante, j’outrais mon propos. Sans doute voulais-je mener l’expérience jusqu’au bout et comprendre, une fois pour toutes, qu’il est inutile de déranger les morts.
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Ne pas confondre sincérité et authenticité. Être sincère, c’est dire ce qu’on sent, et d’abord se l’avouer. Cela demande de la lucidité et du courage ; il faut vaincre toutes sortes de préjugés et d’idées reçues, desserrer les freins de la sensibilité et de l’intelligence, s’affranchir des contraintes du milieu, de l’époque, oser décevoir des affections, des amitiés. Si, pour l’essentiel, on y réussit, on se retrouve à peu près correctement face à soi-même : c’est un légitime sujet de fierté. Mais la conscience ne vous tient pas quitte. Elle veut mettre à feu le second étage de la fusée. Elle susurre : « Tu as compris que tu étais ceci, et non cela. Que tu es ainsi, et non autrement. Parfait. Et alors ? » Cet et alors ? voilà l’essence de l’humain. « Et ta sœur ? » demandaient, d’une même voix, poètes surréalistes et militants ouvriers quand quelqu’un venait d’établir, dans un domaine ou un autre, la cartographie définitive de ses positions et de ses postures. J’aime cette interpellation familière. « Tu n’es pas seul, mon ami, tu ne peux te penser seul, tu es avec. Tu es avec et tu ne peux parler qu’avec. » Parler avec ta sœur, précisément, raccourci pudique pour désigner le monde fraternel. Sinon ? Sinon, c’est cette naïveté moderniste qu’Aragon, dans Les Aventures de Télémaque, prête à son héros : « Je suis Télémaque, un homme, libre mouvement lâché sur la terre, pouvoir d’aller et de venir. » À quoi Mentor répond : « On jurerait entendre une boule de billard. » Sincérité sans authenticité : langage de boule de billard, et qu’importe où elle roule. Il est difficile de faire entendre que l’être humain ne colle pas à soi-même, qu’il est, au tréfonds de son humanité, principe de détachement. Une de ces navrantes figurines pour confiseries qui font office d’animatrices culturelles à France-Inter cherchait l’autre jour à percer les secrets d’un couple. Lui, il était comme ci, pas comme ça. Elle, comme ça, pas comme ci. « Mais alors, constatait l’innocente avec une désolation piquée de perversité light, mais alors, entre vous, ça ne peut pas fonctionner ? » « Va te faire voir, patate ! » lui eût-on conseillé à Montrouge, non sans justesse. L’aimable dindinette était là au cœur de l’imposture d’aujourd’hui, elle en décrivait le symptôme le plus révélateur : l’idée que l’être humain fonctionne. Des beaux quartiers aux banlieues chaudes, si vous proposez à un jeune une explication dans laquelle il sent confusément une menace pour cette assiette de nouilles tièdes qu’il appelle sans rire son autonomie, il vous lance, sûr de mettre dans le mille : « C’est vous qui le dites ! » À quoi la seule réponse possible, le dernier moyen d’assurer le contact, si l’on avait le bras moins faible que Don Diègue, serait la légitime, la salutaire paire de claques assortie de ce constat : « C’est aussi moi qui te la donne ! » Remède dangereux : vous verriez refluer vers vous, à l’instant, la valeur à la bouche et la pédagogie au canon, l’armée en déroute de la trop incertaine bataille d’Artémis. Ils le tiendraient, leur bouc émissaire !
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Je ne sais pas de quoi procède l’authenticité. À coup sûr, elle n’est pas le cache-sexe de la sincérité. Je sais que je suis moi. Je ne le sais même que trop. L’admettre a été un rude combat. Passons. Tout ce mal pour ne pas trop se déguiser ! Et à peine se sent-on enfin presque égal à soi-même qu’on s’aperçoit que l’équation est fausse. Le compte n’est pas bon. Je ne suis pas la somme de ce que je trouve en moi. Il manque quelque chose, comme lorsque deux centimes d’euro disparus mettent trois pages de registre comptable en folie. Les centimes d’euro, on les retrouve. Les centimes d’authenticité, jamais. D’un côté, une somme d’expérience et de réflexion, de mémoire et de jugement, de désirs et de blessures: un être humain, quoi ! De l’autre, deux centimes d’authenticité qui, sans articuler la moindre explication, vous mettent l’Artémis dans toute l’existence. Et même pas d’effets collatéraux positifs ! Rien. L’authenticité n’entraîne aucun bonus, aucune infaillibilité, aucune invulnérabilité. Au contraire, c’est le triomphe de l’à vif, du doute, de l’embarras. Avec un tout petit grain de certitude, peut-être, mais insaisissable, et qui ne supporte pas l’atmosphère extérieure.
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Vous voulez faire preuve d’authenticité ? C’est déjà raté. Bavardage, intentionnalité, principes, bêtises. L’authenticité, on la suit sans savoir qui elle est, comme un dragueur suit un jupon : un mélange de goût et d’habitude pour fuir l’ennui, pour échapper au tout fait, au trop beau, au tout n’importe quoi. Un obscur besoin d’exister. De correspondre, plutôt, d’exister en correspondant. À quoi ? Je ne sais pas. Tout cela est assez décourageant à raconter : en vérité, il n’y a rien à raconter. Authentique, vous ne savez jamais si vous l’êtes ; d’ailleurs vous vous en foutez. L’authenticité vous pète entre les doigts comme une fusée du 14 juillet. Vous ne la reconnaissez jamais qu’a posteriori, aux dégâts qu’elle a provoqués. Le plus souvent, elle vous laisse embarrassé, comme si vous aviez proféré une énormité. Vous vous sentez gamin, nettement au-dessous de tout.
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Puis vous revenez à la vie ordinaire. Elle a changé. Quelque chose fait bouillonner les choses, les êtres, les mots. La réalité a pris du volume. On la dirait enceinte d’une absence plus réelle qu’elle. Tout est là, à sa place, mais comme provisoirement, accidentellement. Tout manque à sa place, disait superbement Lacan. Vous-même, à votre place, vous vous sentez manquer ; c’est un sentiment très désagréable. Il vous faut du temps pour comprendre que votre place, c’est la place de celui qui ne trouve pas sa place. Un peu plus de temps encore pour admettre que les autres sont comme vous. Beaucoup, beaucoup plus de temps pour vous dire qu’il y a là un mystère profond et qu’il n’y a pas de solution à chercher à ce qui n’est pas un problème. Alors, plus vous vous sentez présent, plus vous laissez tomber, plus vous vous laissez tomber. Comme le dit Aragon, ma mauvaise fréquentation : « Être un homme, c’est pouvoir infiniment tomber. » Selon les heures et la digestion, la tristesse l’emporte, ou la joie. Une tristesse, mais heureuse. Une joie, mais inatteignable. Cette fois, vous êtes mis à feu, vos vices et vos vertus avec vous. Tous vos comptes sont faux, et c’est parfait comme ça.
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Vertu ?

Et non pas par vertu car nous n’en avons guère
Et non pas par devoir car nous ne l’aimons pas

Péguy. Peu importe, écrivant cela, à quoi il pense. Tout est dit.
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Ménage. Voirie. À peine fini France-Brésil, je zappe. Sur une autre chaîne, Tapie explique que l’équipe de France est nulle, nulle à chier : évident, puisque la plupart de ses joueurs – faute de fric, d’artiche, de blé, de flouze, de fraîche, de grisbi, d’oseille, d’osier, de pépètes, de pognon, de tune – doivent s’expatrier. Un pataquès comme ça, ça ne s’invente pas ! Bravo, l’artiste ! Mais le prophète en vient aux choses sérieuses. Comment qu’ils sont, les Français, dites donc ! On leur demande s’ils sont heureux : ils répondent, à une très forte majorité, qu’ils le sont. On leur demande si les autres Français sont heureux : ils répondent, à la même majorité, qu’ils ne le sont pas. Allez vous y reconnaître ! Ho ! ho ! ho ! ho ! Ha ! ha ! ha ! ha ! La très hypothétique pensée de Tapie ne hante pas mes songes ; je ne peux toutefois oublier quel cas ont fait de cette lumière les vedettes de la gauche. J’espère pour lui qu’il en rit toujours. Ô cristalline finesse des éléphants et de leur immense cornac ! S’y fie qui veut, moi je me gare. La fausse contradiction de Tapie, il suffit d’avoir écouté les gens cinq minutes pour ne pas s’en étonner. Vous demandez à un employé s’il est heureux. À l’instant, tous les réflexes se déclenchent. Ne pas parler vraiment de soi. Ne pas se mettre en avant. Ne pas frimer avec des idées générales. Garder ses états d’âme au chaud. Penser au bonheur à ras de terre, ça fait plus modeste : finir le mois, garnir le frigo. Sur ce plan, on ne peut pas dire que c’est la cata permanente. Il y a pire, bien pire. « Oui, Monsieur, oui, je suis heureux. » Vous lui demandez alors si les autres le sont. La question l’écarte un peu de lui-même, sa tête se met en vacances. Parler des autres, c’est plus sérieux que parler de soi, plus facile aussi. Depuis les cathédrales et la révolution, il y a des gens qui prennent les autres au sérieux. En pensant à eux, ils disent leur cœur : « Non, Monsieur, non, ils ne sont pas heureux. » Si vous n’avez pas les portugaises ensablées par le fric, l’artiche, etc., vous n’entendez plus ni je ni ils. Vous entendez nous. Un nous sans prétention, terriblement humble, sans réplique. « Non, Monsieur, non, nous ne sommes pas heureux. » Ménage. Voirie.
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Tous les désaccords avec Dominique de Villepin que j’ai pu entasser ne me font pas oublier sa superbe réaction à la guerre de Bush. Un moment de vraie noblesse résiste à tout. Qu’est-ce qui s’est donc passé ? Voici mon roman. De grandes aspirations, des élans qui isolent, du Chateaubriand là-dedans. Une jeunesse non hexagonale. Il respire plus large. N’est pas ami d’Edouard Glissant qui veut. Mais il existe des mélanges détonants. La vilaine greffe du pouvoir sur la poésie. L’ENA, cet Artémis des ambitieux. Le romantisme de la puissance. On ne passe pas impunément de Chateaubriand à EADS. De Gaulle comme phare, mais aussi comme prétexte. N’avait-il pas, lui aussi, le sentiment de la grandeur ? Halte-là ! Ce n’était pas le même. L’argent, il savait que ça se tient en laisse, que ça ne fait jamais partie de l’épopée. De Gaulle respectait les intendants fidèles mais ne ratait jamais une occasion d’humilier les managers prétentieux. Il venait de la dissidence, pas de l’ENA. Villepin n’a pas cette chance. Il n’a pas compris que le non à Bush et le non au référendum, c’est le même, métaphysiquement le même. Villepin est dans le faux plein. Il manque d’un manque. Il sait le monde, il ignore le peuple. Le peuple, pas le populo, pas l’opinion publique revue par les consultants. Mais il a marqué un beau but contre Bush. Son parti, c’est zéro moins zéro plus zéro ; lui, je ne l’enterre pas. Je lui souhaite une révolution intérieure, beaucoup de solitude. Connaître le peuple, c’est se connaître soi-même. Je ne peux m’empêcher de lui souhaiter bon courage. Ce qu’il a fait, les autres ne l’avaient pas fait et ne l’auraient pas fait. Vous savez ce qu’ils racontent ? S’ils ont suivi Papa Bush, c’était pour libérer le Koweït ! Et ta sœur ?
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Ce n’est pas Versailles, ce jardin, mais il y en a quand même un bon petit bout. Au moment de pousser la tondeuse, l’apprenti jardinier raisonne en cartésien. Sérier les difficultés. Aujourd’hui, jusqu’aux pommiers : demain, au-delà. Et par bandes successives, à la manière des bœufs qui tracent le sillon. Conclusions. Ennui : le jardinier se sent devenir train de banlieue. Épuisement : mal au dos du fait des constants demi-tours. Ce matin, mon ami, tu pars pour n’importe où. Tu suis la tondeuse et ta fantaisie. Amples courbes féminines, décrochages soudains, un coup vers les groseilles, un autre vers l’ombre du poirier. Tu ne réfléchis pas, tu n’échafaudes aucune stratégie. Un jardin, ça ne se conquiert pas, ça s’épouse. Demain tu regarderas tes traces d’aujourd’hui, elles te suggéreront d’autres aventures. La nature, c’est toi ; et c’est elle qui pense. Tu vois bien que tout est à l’envers. Quand tu es sous le cerisier, à essayer de devancer les oiseaux, l’arbre change de sens. Il descend du ciel, les cerises sont des petites boules de Noël.
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D’ici au prochain Marché, courant septembre, nous allons travailler à une réorganisation de Résurgences. L’occasion en est la sortie, début octobre, des quatre premiers ouvrages d’une collection Vox populi à laquelle je pensais depuis longtemps, et qu’un jeune éditeur de Metz a bien voulu accueillir. Résurgences consacrera une place importante à ces petits livres d’entretiens. Voici comment je les présente : Le peuple n’est pas une machine à valider les problématiques des partis, des médias, des puissants. Il a ses raisons. Il est capable de juger et de sentir, de suggérer et de vouloir. Dans un monde en perpétuelle transformation, dans une démocratie menacée par les groupes de pression, le vote est un moyen d’expression nécessaire mais radicalement insuffisant. La collection Vox populi publie des témoignages d’hommes et de femmes de tous les âges et de toutes les conditions sociales désireux de parler d’eux-mêmes, de parler du monde, de parler d’eux-mêmes dans le monde.

(juillet 2006)