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Et ce sera la démocratie…

LE MARCHÉ XXVII

La lettre de motivation exigée par les entreprises, mais aussi par toutes sortes d’écoles, instituts, administrations ou associations, est l’un des rites les plus significatifs de la décivilisation occidentale. Cette pénible cérémonie constitue l’épreuve initiatique par laquelle le candidat renonce à sa subjectivité, c’est-à-dire à soi-même, et se présente humblement à ceux qui vont le recruter comme fondamentalement menteur. La lettre de motivation n’a qu’un but : tenir celui qui l’écrit en le contraignant à manifester publiquement sa soumission et à s’en sentir vaguement déshonoré. Le cinéma nous l’a assez appris, les grands truands et les petits voyous n’agissent pas autrement : les nouveaux venus dans le gang ou dans la bande, ils les mouillent dans un crime ou un vol de mobylette. Désormais universelle, cette pratique contribue efficacement à fabriquer des « personnalités rapportées ». En reconnaissant d’emblée que la réussite excuse, justifie, nécessite le mensonge, le candidat se livre tout entier aux intérêts du groupe qu’il sollicite, s’agenouille devant ses valeurs, autre nom de ses intérêts, et se déclare prêt à célébrer sans réticence son esprit de corps. Cette lettre, qui le tient quitte de lui-même, va être la mère de ses démissions ultérieures. Naturellement, toute passion inférieure tâchant de s’arrimer à une raison supérieure, les membres du groupe ne manqueront pas de mettre en avant les intentions les plus pures et le feront avec d’autant plus de conviction qu’ils éprouvent l’obscur besoin de conjurer l’amertume secrète que leur vaut leur propre sujétion. Quant au candidat, porté et assourdi par la satisfaction bruyante des siens, il se dit in petto qu’après tout personne n’échappe à la formalité et qu’il serait assez prétentieux d’être le seul à la contester. Si rien ne vient modifier les paramètres de son intelligence, il lui restera alors quelques décennies de platitude plus ou moins prospère pour se raconter que cette page d’écriture n’était qu’une ruse inévitable et que son vrai moi flotte bien au-dessus de ces contingences, en un mot pour contresigner et valider son irrémédiable défaite.
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Je venais d’apprendre mon succès au Brevet élémentaire, prudemment passé à la fin de la troisième. Seul dans la cour du patronage, l’abbé lisait son bréviaire sur un banc. Je lui ai sobrement annoncé la bonne nouvelle puis, avec une discrétion peut-être un peu calculée, me suis dirigé vers la chapelle où je suis resté quelques minutes. « Tu n’es pas un ingrat », m’a-t-il dit quand il m’a vu sortir. Ces mots m’ont laissé stupide. Je venais donc de régler mes comptes avec Dieu ? Lui rembourser ma dette, comme chez l’épicier ? Quel procédé misérable ! Quelle manière de traiter avec Dieu ! Fait-on la part du Créateur comme celle du lion, comme celle du diable ? J’avais un énorme besoin de croire : sans que j’ose vraiment me l’avouer, cette logique petite-bourgeoise m’en détournait. Toute ma vie, j’aurai cru en contre, contre une religion de greffiers, contre le bavardage trop savant ou trop exalté qui voulait en dissimuler la mesquinerie. Non, je n’étais pas venu remercier Dieu comme le président d’un jury céleste, comme un commerçant qui fait crédit, comme un flic compréhensif. J’avais besoin de contact, d’étreinte, de mystère chaud ; je ne voulais pas d’une religion qui fasse signer au cœur sa lettre de motivation. Dieu superior summo meo, dit saint Augustin, mais aussi interior intimo meo : plus haut que les altitudes que je suis capable d’imaginer, mais plus intérieur que ce que je peux ressentir d’intime. La foi, pour moi, c’est cette jonction-là. Comment elle se trouve ou se perd, qui la possède ou non, je n’en sais rien. Je la décèle parfois en moi à l’état de désir, ou plutôt de soupir. Rien de plus. Dans le domaine sexuel, l’intime de l’intime, le lamentable divorce du naturel et du surnaturel faisait des ravages. Faute, absolution ; faute, absolution : le logiciel de l’enfer. Dieu applique le règlement et ne veut rien savoir d’autre. Mourir, c’est solder son compte.
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Était-ce dans Quick et Flupke ? Sur la première image, un petit garçon ravi joue au train électrique avec son père. Sur l’image suivante, il sort de sa chambre en pleurant et se précipite dans les bras de sa mère : « Papa veut toujours faire dérailler la loco ! » Un intellectuel, ce papa-là ; les apocalypses l’excitent.
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En vieillissant, on apprend à tirer ses peurs de la malle et à les apprivoiser les unes après les autres. Attention, toutefois ! Le fond de la malle peut réserver des surprises. Et voilà ! Une peur de plus !
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Le gros poisson citoyen de l’aquarium mondialisé gobe inlassablement les informations qui passent à sa portée.
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Les soixante coups de Gabin vont bientôt sonner à l’horloge : mon ami syndicaliste raccroche. D’un ton las, il évoque ses anciens patrons de la banque, ses collègues, des militants : la routine. Puis se prend à rêver. Ce qui a changé, finalement, c’est qu’au temps de la monstrueuse répression sexuelle dont Dany a guéri l’humanité, les gens, dans la boîte, en parlaient, en parlaient même tellement, et de si drolatique manière, que le futur retraité, bousculé par ses souvenirs, s’en étrangle. Avant d’entrer dans certains bureaux, raconte-t-il, il était indiqué de tousser plusieurs fois. Aujourd’hui, ça bamboche comme pas possible tous les week-ends, mais rien ne filtre jamais. Pas la moindre gaudriole pour dérider les partenaires sociaux. Du Bentham amélioré, chacun contrôle tous les autres. Sale climat, pense le syndicaliste. La dissociation absolue, le rhumatisme unidimensionnel, la castration fondamentale. Si, pour que la beauté surgisse, il faut, comme le croyait Pierre Reverdy, que des réalités apparemment sans lien entrent en relation, comment y aurait-il encore beauté, ou vie, ou vérité, quand rien ne rencontre plus rien ?
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Mes bavardages ont distrait bien des gens dans les entreprises ! Je voyais dans leurs yeux s’abattre toutes sortes de barrières. Cette société sans grâce, comme ils la prenaient soudain de haut, au moins jusqu’à la fin de la séance ! Leur hiérarchie, comme ils la foulaient aux pieds jusqu’à la reptation au sol du lendemain ! Parfois mes critiques arrivaient jusqu’à leurs enfants : elles leur seraient utiles pour les concours.
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Le Comité d’entreprise d’une grande banque d’affaires m’a invité à venir parler de Mai 68. Tout a été fait pour que personne ne l’ignore. Dans le gigantesque édifice, archi-luxueux, des affiches partout, des panneaux lumineux sur lesquels défilent, gloire des gloires, des citations tirées du Marché. À deux pas du restaurant d’entreprise, où mille cinq cents salariés finissent leur déjeuner, une salle immense nous a été réservée. Onze personnes s’y présenteront, dont trois organisateurs. Le contraire m’eût étonné, presque embarrassé. Voici la problématique que j’avais choisie. Le pouvoir et la contestation sont maintenant d’accord. Sarkozy veut en finir avec 68 et Cohn-Bendit donne pour titre à son livre Forget 68. Parfait. Mais si les événements ne sont plus qu’une ombre ou un rêve, pourquoi se donner tant de mal pour les exorciser ? Réponse : parce que nous sommes en plein Ionesco. Mai, c’est le cadavre irrépressible d’Amédée ou Comment s’en débarrasser ? Un cadavre plein de vie, qui ne cesse de grandir, et dont les efforts conjugués des anciens adversaires ne viendront pas à bout. Pas plus que les individus, les sociétés ne contrôlent leur mémoire, ni leur oubli. Mai, dans l’arrière-fond de notre conscience, c’est l’instant où la société occidentale flaire sa mort prochaine et, comme elle le peut, hurle son désir de vie. Et ça, c’est peu dire que ce n’est pas terminé : ça commence à peine. Toutes les différences que Daniel Cohn-Bendit peut repérer entre les années soixante et ce début poussif du XXIe siècle n’y changeront rien. La pub vomira ce qu’elle voudra, l’Histoire a une dimension intérieure, une densité, une intensité à laquelle les chroniqueurs à la mode et les politiciens réalistes n’ont pas accès. Pour comprendre 68, il faut changer radicalement de niveau d’intelligence, de niveau de perception, de niveau d’être. Tant que la vie restera, aux yeux des élites, cette minable compétition pour le pouvoir qui rassasie leurs appétits minuscules, aucun de ces regardez-moi n’aura intérêt à parler de cette révolution-là, encore moins à la provoquer. Mais, de tout cela, 68 se fout, le présent idem et l’avenir itou. Qu’on parle encore de Mai dans cinquante ans ou qu’on en ait tout oublié n’a pas la moindre importance. Quelque chose d’irrémédiable a été senti par tous et pensé par quelques-uns : la flèche a atteint son but, la technocratie est ferrée. De 68, quand même ce serait seulement au plus secret des consciences, « la flamme brûle encore et peut se ranimer ». S’il n’en était pas ainsi, les mille quatre cent quatre-vingt-neuf absents n’auraient certainement pas refusé de venir mettre leur brillant grain de sel, une fois de plus, dans un inoffensif dialogue des morts.
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Il y a Point barre, il y a aussi C’est bon. Dans cette illustre librairie de province, les piles de Césaire n’attendent plus que le dernier souffle du grand homme pour monter en ligne. Le téléphone sonne, un responsable décroche. « C’est bon ? demande-t-il avec inquiétude, c’est bon ? ». Puis, à la cantonade, ton de commandement : « Allez. C’est bon ! » C’est ainsi que j’ai appris la mort de ma mère. J’étais allé la voir la veille au soir. Le samedi matin, un employé de la maison de retraite m’a appelé. « Je vous téléphone pour vous dire… Enfin, pour vous prévenir… » Un silence. Et, tout à coup : « Enfin, je veux dire… C’est bon. » Les mots de la tribu moderne classent les événements et archivent les destins à la chaîne ; les cœurs n’en souffrent pas moins. Que voulez-vous, une mort, même s’il est encore convenable de tirer une tête de circonstance, c’est la dernière étape de la production, l’ultime tri sélectif. Au suivant ! Pourtant, pas trop de tristesse. Si je tends la bonne oreille, ou l’oreille incurablement optimiste, il m’arrive de percevoir dans ce C’est bon l’écho déformé du Tout est grâce de Bernanos.
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De temps en temps, merci, un mot qui fait plaisir. En visitant, à Saint-Denis de la Réunion, une belle exposition Odilon Redon, je tombe en arrêt devant le titre que l’artiste a donné à l’un de ses dessins : « Moi, la première conscience du chaos. » Mon cheval et mon royaume pour cette phrase-là ! Oui, c’est comme chaos que je m’éprouve, et quelque chose me dit que je ne suis pas le seul. Non pas un de ces chaos démonstratifs et cabots, comme en vit tant il y a quarante ans, qui disaient la terreur et l’effroi, quand ce n’était pas la sottise. Plutôt un chaos timide, incertain, un chaos désolé d’être là, navré d’encombrer. Un fond de teint, un fond d’écran, un fond d’être. Un chaos qui m’isole et me fait présent malgré moi, entrave et aiguillon, irréductible à tout ce que je peux faire, dire, penser, sentir. Un chaos muet qui gronde. Une nuit plus lumineuse que les clartés du monde qui l’entoure, reflets sinistres de la pire des absences, l’absence de rien.
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L’arête du poisson 68, ce ne sont pas les manifs étudiantes, les slogans, les braillements, les gauchistes, etc. Tout cela grouille de tant de fantasmes et de symboles que le moins doué des historiens y trouve encore aisément de quoi faire son beurre. L’arête, ce sont les grèves ; celle-là va rester durablement plantée dans le gosier de Clio. Comment expliquer un mouvement d’une telle ampleur et d’une telle durée au plus fort de ces années que la gentillesse bien informée de Jean Fourastié imaginait glorieuses ? Alors qu’une croissance, sinon à la chinoise, du moins à l’allemande, témoignait de l’excellente santé économique du pays, une croissance qui, sans doute, ne frustrait guère les riches, mais dont les moins riches, et même les pauvres, n’étaient, ô miracle, nullement exclus ? Alors que les réfrigérateurs et les machines à laver faisaient leur entrée solennelle dans les cuisines, que les téléviseurs commençaient à présider les salles de séjour ? Que toutes sortes de petites voitures toussotaient gaiement sur les routes, et même sur des embryons d’autoroutes ? Pour venir à bout de ce mystère, un historien tirait de sa poche, l’autre jour, deux curieuses hypothèses. Selon la première, les grèves de 68 se situaient dans la continuité des mouvements sociaux des années précédentes. La seconde mettait en avant l’attitude mimétique d’un monde ouvrier fasciné par les révoltes étudiantes. Deux explications absurdes.
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Pour liquider la première, il suffit de se reporter à l’article de Wikipédia sur les grèves en France. Si, en 1963, les grandes grèves des mineurs, spécifiques à une profession qui se savait menacée et probablement condamnée, avaient conduit à enregistrer 6 millions de journées non travaillées, on n’en dénombrait, pour l’ensemble des quatre années suivantes, de 1964 à 1967, que 10,2 millions, soit une moyenne annuelle de 2,5 millions de journées. Pour la seule année 68, en revanche, on a compté 150 millions de journées non travaillées, soit soixante fois plus ! À moins qu’un arrosoir malencontreusement percé par un serpent assoiffé ou myope n’ait provoqué les inondations du Nil, cette première hypothèse campe nettement en deçà de la limite du sérieux.
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La seconde, qui n’en est guère moins éloignée, témoigne d’une méconnaissance des êtres qui me la rend profondément antipathique. Ainsi ces 150 millions de journées seraient dues à la fascination de la classe ouvrière pour des incendiaires de bagnoles, des bourreaux de véhicules au jargon incompréhensible ? Voyons donc ! Avec de telles motivations, ceux des grévistes qui auraient échappé à la matraque policière auraient péri sous les coups du rouleau à pâtisserie conjugal. « Non, mais des fois ! Tu fais grève pour ces morveux, maintenant ? T’es pas bien ? » Durant les dernières émeutes de banlieue, j’ai observé avec amusement, dans un gros village de l’Yonne, les mêmes comportements qui m’avaient frappé, en 68, dans une petite ville de Seine-et-Marne : plus une voiture ne couchait dehors. Entraide générale contre les barbares ! Les moteurs et les carrosseries d’abord ! Gare qui peut ! En 68, elles représentaient déjà tant, ces caisses, pour les familles ouvrières ! À tort, je veux bien, mais accroche-t-on toujours ses rêves où l’on veut ? La petite ville où j’habitais était le siège d’une grosse usine Jeumont-Schneider. Ce nom était un test d’appartenance sociale : les ouvriers prononçaient Schnéderre, les bourgeois et les gens dans le coup Schneidre. Je disais Jeumont. Je connaissais bien les syndicalistes de cette usine, et notamment le secrétaire de la CGT, Jean Audin, qui participa à la rédaction du fameux Programme commun. Nous parlions beaucoup. J’admirais sa lucidité sur les étudiants. Leur bavardage l’amusait, l’agaçait souvent, le fâchait parfois. J’aimais sa manière comique de décrire leurs tribulations trotsko-érotiques. Mais il m’expliquait surtout ses copains de l’usine. Non, vraiment, ils ne tenaient pas à ressembler à ces ostrogoths. Mieux valait d’ailleurs pour eux ne pas se pointer dans l’usine en grève : il y aurait de la fessée dans l’air. N’empêche, les copains réfléchissaient, les copines aussi, beaucoup. Dans quelques années, certains de leurs enfants pourraient se retrouver dans la même situation : il fallait quand même faire un effort pour comprendre ce que les gamins du quartier Latin avaient dans la caboche. C’était un solitaire, Jean Audin, quand il ne haranguait pas ses troupes. Je n’ai jamais rencontré personne qui fût aussi libre de tous les préjugés possibles, les siens, ceux du groupe, de la classe, du clan, de la tribu. Son détachement tranquille et ironique conférait à sa simplicité une hauteur admirable. Il montrait aux ouvriers de Jeumont que ces étudiants illuminés avaient touché, presque malgré eux, quelque chose d’essentiel. Les copains s’en doutaient, d’ailleurs, mais hésitaient à le reconnaître. Ces petits bourgeois prétentieux qui voulaient tout leur apprendre, et même l’amour, ils avaient toutes les raisons de les détester. L’exact contraire d’une fascination, d’un mimétisme : plus ils s’éprouvaient différents des étudiants, plus la conscience de cette différence, les laissant seuls avec eux-mêmes, les obligeait à regarder comme jamais le monde, l’avenir, la vie, leur vie.
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Mai a été un dévoilement et, pour beaucoup, un déniaisement. On a vu ce qu’on ne voulait pas voir. Des événements finalement très limités se sont, pour ainsi dire, échappés d’eux-mêmes, se sont mis à parler de ce qui n’était pas eux. Le filigrane est monté à la surface du papier, s’est fait texte. Cette banale révolte d’étudiants a parlé à chacun de son existence propre et de l’existence humaine. Le monde était toujours le monde, les autres toujours les autres ; pourtant, un court instant, on a hésité à les identifier, on a tissé avec eux, malgré soi, un rapport étrange. Les autres étaient vivants, vraiment vivants, presque trop vivants parfois et, par là, inquiétants. L’absolu s’invitait dans le quotidien, l’aspirait, le révélait. On se sentait chargé d’une pesanteur légère, d’une antériorité retrouvée. Chacun s’éprouvait proche des autres, mais entièrement distinct : ce sentiment trop violent, trop élaboré, semait la panique dans le cœur et l’esprit des jeunes. Impossible, dans tout cela, de « démêler le tien du mien » ! Personne, jamais, n’aurait les clefs de soi-même, mais l’évidence de cette impossibilité, la toute présence d’autrui, loin de fondre les consciences dans je ne sais quelle tisane de théoricien, éveillait en chacun le sentiment presque sauvage d’être quelqu’un, inexplicablement quelqu’un. Quelqu’un avec, quelqu’un pour, mais quelqu’un. Une contingence historique banale avait à ce point épousé le désir secret de chacun que le dialogue avec le monde était devenu, pour un temps, débat avec soi-même. Ce printemps n’a pas duré, bien sûr. Mais il a vraiment existé. Il n’était fait que d’existence : il ne peut mourir. Retour du refoulé ? Dialectique berquienne du fondamental et de l’historique ? Ou, dans le langage de Péguy, du mystique et du politique ? Surgissement transcendantal ?
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De Gaulle, en tout cas, avait compris. La visite à Massu, la vacance du pouvoir durant quelques heures, c’est l’instant où l’historique se heurte au fondamental et, forcément, décroche. C’est le déchirement, le trou noir ; mort et renaissance, l’empereur de Chine descend aux enfers. D’un côté, la politique ; de l’autre, le sens : soudain, la jonction est impossible. David Rousset m’a raconté à l’époque qu’il avait parlé de la jeunesse avec le Général, de la fascination qu’exerçait sur elle Che Guevara. « Si j’avais leur âge, avait répondu De Gaulle, je ferais comme eux… » Croyait-il encore à sa politique, à son langage ? Il lui restait la mauvaise humeur, affecter de voir un monôme dans la révolte étudiante. Sans doute rêvait-il d’écart, de distance. Sa page d’histoire était écrite. Le voyage d’Irlande, la solitude. Il était arrivé quelque chose…
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Quelque chose ? Ouverture serait le mot. Mais qu’est-ce aujourd’hui ? S’aérer la cervelle ? S’obliger à écouter gentiment ses petits camarades pour mieux leur river leur clou ? Faire du pied aux plus impatients, aux plus fragiles pour les rallier à sa cause et à ses intérêts ? Bavardage. Petite bière sans alcool, sans houblon et sans eau. Pâtée pour consultants. Ouverture est à prendre au sens chirurgical : organes qui saignent et palpitent. Pour quelques jours, en 68, le corps social est sur le billard. Dans son amour réparateur, le grand Chirurgien l’a décidé : « On ouvre ! » Et tout est à nu : on est nu avec soi-même, avec les autres, avec le monde. Absolu et sens. Prendre sens, s’il vous plaît, dans ses deux sens, le sens et les sens, qui sont en relation vectorielle. Car la logique des sens exige par elle-même un sens, elle l’appelle ; juste le contraire d’une morale parachutée, contraignante ou permissive, dans les deux cas aliénante. Ce mot Ouverture, bien sûr, rameute des fantasmes de mort et de guérison. Il ne faut pourtant pas se laisser prendre à la métaphore. Le passage sur le billard n’est pas la préparation à la guérison : c’est la guérison elle-même. L’Ouverture n’est pas l’acte de chirurgie esthétique, ou culturelle, ou sociale, ou politique, ou morale, qui remettrait le train sur les rails, les pendules à l’heure, les compteurs à zéro. C’est la vie elle-même. Non pas le moyen, le but ; plus exactement, le but dans le moyen, le moyen reconnaissant et engendrant le but. Vivre, c’est se laisser opérer, se laisser ouvrir. Car l’Ouvert a les propriétés d’une personne : « Ami, viens à l’Ouvert. » Une personne comme vous et moi qu’on jettera dans la terre mais qu’on n’enterrera pas dans le temps.
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Nous ne cessons d’aspirer à une Ouverture à laquelle, pourtant, nous ne consentons pas. Plus qu’à la prunelle de nos yeux, nous tenons à quelque domaine réservé, et peu importe si nos vices l’ont construit, ou nos vertus, ou nos points de vue, ou nos manies. Nous voulons, avant tout, savoir qui nous sommes ; nous entendons disposer d’une identité dont le miroir puisse nous renvoyer une image acceptable, à peu près cohérente. C’est cela vouloir être un acteur, et c’est dérisoire. Quand l’Ouverture nous sollicite, nous comprenons même que c’est parfaitement humiliant ; le supposé acteur est un histrion juste capable de jouer des pannes. En 68, ce n’est pas un individu ou une série d’individus qui se trouvent soudain en présence de l’Ouvert, c’est une société tout entière. Comment cette intrusion ne réveillerait-elle pas, comme autant de répliques au séisme qu’elle provoque, toutes les formes possibles de fermeture ? Ce fut cela, Mai. Chacun l’épousa dans son langage et chacun, pourtant, le répudia. Mais ce durable rejet – tout le monde le sent et personne ne veut le savoir – n’est rien d’autre que la continuation de l’Opération. Mai, c’est chacun de nous et nous tous ensemble en tant que nous refusons, avant toute forme politique particulière qu’il a prise ou qu’il prendra, l’esprit même de la décivilisation occidentale.
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Chacun voulait ouvrir, et chacun fermait. Chacun songeait ouverture et pensait, parlait, agissait fermeture. Les plus drôles, les plus enfantins furent incontestablement les communistes et la CGT. Dans leurs instances dirigeantes, les Jean Audin n’étaient pas légion. J’avais tort de le lui rappeler : il le savait tellement ! Le matérialisme du Parti, dialectique ou non, le mettait hors jeu, voilà tout ; l’air de l’Ouverture l’étouffait. Plus gros, plus encombré, plus cadenassé, il souffrait plus que les autres. Sans être forcément pire. Car les maos, les trotskistes, les situationnistes, les anars, les libertaires, les ceci et les cela, et même les militants du sexe, sans compter les innombrables défenseurs de toutes les causes légitimes de la terre, y compris peut-être – ô cher Maurice Clavel ! – ceux qui systématisaient un peu trop la transcendance, ne faisaient pas autrement : tout le monde voulait ouvrir et tout le monde fermait.
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Patrick Poivre d’Arvor parle de traversée du désert. Comme je le comprends ! Vingt ans à TF1, ça doit donner soif !
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1955, durant le pèlerinage de Terre sainte avec le Centre Richelieu. Nous passions au large de l’Acropole. Je regardais la mer en compagnie du jeune abbé Lustiger, mon aîné de sept ans, jour pour jour. Je me suis soudain entendu lui proposer d’aller un jour, tous les deux, plastiquer le Parthénon. Il m’a regardé avec intensité et m’a répondu qu’on ne lui avait jamais fait un plus grand plaisir. Provocation de jeunes gens, mais non dépourvue de sens. J’ai eu la sottise de faire confidence de cet échange à de beaux esprits élégamment humanistes, fournissant ainsi à leur fétichisme, bien inutilement, une inépuisable réserve d’indignation. Lulu, lui, comprenait. C’était un cri de rage et de détresse, un avertissement aussi : l’humain fermé sur lui-même, avec ses valeurs, sa morale, ses projets, sa beauté, ça pourrit vite, même sublime, et ça crève sec, surtout parfait. D’une belle mort, peut-être, mais il n’y a pas de belle mort. Toute ma vie, j’aurai pensé à Lustiger, avec autant de respect que de colère, dans une telle ambiguïté que je n’ai jamais imaginé pouvoir renouer avec lui. Je sentais dans sa façon de défendre le christianisme une fermeture plus effrayante encore que celle du Parthénon. Nous étions d’accord sur la transcendance, mais nous ne pensions pas à la même. Sa magnifique construction spirituelle et intellectuelle manquait, à mes yeux, de chair, de vérisme. Clavel voyait plus juste avec son idée d’autotranscendance humaine. Je me sentais à la fois si proche et si éloigné de Lustiger ! Ainsi vont peut-être les vraies relations.
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La société, c’est le collage, ou la réduplication, ou l’amplification de ce qui travaille et tourmente nos existences. Cette évidence majeure émerge en 68 de façon irrépressible. Vingt ans auparavant, en 1948, alors que la reconstruction du pays et le progrès de l’économie, sans oublier divers règlements de comptes, occupent tous les crânes, Jacques Ellul, dans un texte intitulé Présence au monde moderne, écrit ceci : « Ce n’est pas en s’attaquant directement [aux structures], en essayant de faire des modifications spectaculaires, en voulant reconstruire un monde de toute pièce que l’on peut arriver à un résultat. La seule attaque efficace contre les structures, c’est d’arriver à leur échapper, d’arriver à vivre en marge de cette société totalitaire, non pas en la refusant simplement, mais en la passant au crible. » 1948, dis-je ! En finira-t-on un jour avec le fétichisme de 68 ? Mai désigne la liberté et l’idiot regarde Mai. Ellul, lui, avait vu juste. On n’arrêtera pas le bulldozer technique. Il n’est pas susceptible d’être moralisé. Il donne une forme et une puissance nouvelles aux vieux démons de l’humanité, il en fait des valeurs. Il est, avec l’État et la production, « le nœud de la véritable religion moderne, la religion du fait acquis – religion de qui dépendent les religions inférieures du dollar, de la race ou du prolétariat, qui ne sont que des expressions de la grande divinité moderne, le Fait-Moloch. »
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Nous voulons ouvrir, et nous fermons. Ce que nous appelons civilisation est maintenant un rempart contre l’Ouvert. Seule nouvelle importante : ce rempart se fissure. Les enjeux se simplifient. De l’insignifiance triomphante, du dégoût et de la fatigue qu’elle engendre, peut naître une simplicité inouïe, primordiale, absolument moderne. Qu’espérer d’autre, que choisir d’autre ? Mourir dans un désespoir convivial, la langue fourchue, après quelques décennies d’insincérité, de précautions lugubres, de victoires lamentables ? Il est vrai que la béance de l’Ouvert nous est presque insupportable et qu’il est difficile d’échapper à la tentation de la combler. En un sens, personne n’y parvient jamais. Pourtant, s’engager dans cette aventure, même si l’on s’y perd, c’est se trouver, et le monde avec soi. Au hasard de mes lectures, ou de celles de mes proches, j’observe le pas de deux que les meilleurs esprits dansent avec l’Ouvert. Ils le désirent, ils le fuient. Ainsi ce magnifique Jacques Ellul qui, à trente-cinq ans, a compris son temps comme presque personne et qui, soudain, dans le texte dont je viens de parler, sort de sa boîte un Saint-Esprit auquel on peut certes croire ou ne pas croire, mais dont l’arrivée inopinée dans le paysage désolé du siècle évoque soudain une péripétie de théâtre de boulevard. Ainsi le grand Aimé Césaire, dont on me fait remarquer que le Discours sur le colonialisme comporte non pas une, mais deux conclusions. La première, conclusion selon l’Ouvert, dont Daryush Shayegan reprendra l’esprit, est invitation : il faut que l’Europe « galvanise les cultures moribondes et suscite les cultures nouvelles », qu’elle se fasse « réveilleuse de patries et de civilisations ». La seconde, conclusion selon le deus ex machina marxiste, exalte de façon navrante « la prépondérance de la seule classe qui ait encore mission universelle […] : le prolétariat. » Loin de moi d’ironiser sur Ellul et Césaire ! Mais ces géants ne sont pas des surhommes ; c’est aussi par leurs faiblesses qu’ils nous touchent et nous instruisent. Comme l’homme moderne a peur du grand écart ! Qu’il est habile à l’éviter ! Qu’il est rapide à se débarrasser des questions qui le troublent, à jeter à ses inquiétudes des réponses toutes faites, à s’annexer Dieu, l’Histoire, la vérité ! Comme il revient vite aux débats rassurants, aux indignations numérotées ! Sent-il à quel point cette attitude est meurtrière ? Et de quoi il se prive quand il chasse le trouble fécond qui est le socle de son intelligence, le foyer de sa sensibilité, l’énergie de son amour ?
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Le livre d’Ellul et celui de Césaire ont, l’un et l’autre, plus de cinquante ans. Ce qui a changé, c’est que nous sommes un peu plus méfiants avec les formulations imposées. Non que nous soyons devenus plus sages : la propagande nous a mithridatisés. Quand nous cherchons encore les solutions à nos maux dans des formules, des idées, des principes, nous savons, au fond de nous, que c’est en pure perte. La quête des solutions, ou des issues, est une pharmacopée inutile, souvent ridicule, parfois cruelle, toujours sotte. Dans son Traité du Style, Aragon l’avait déjà expédiée en enfer : « Nos hannetons, je veux dire nos ablettes, se croient dans ce qu’ils appellent un cul-de-sac et cherchent ce qu’ils appellent une issue. Issue à quoi, c’est ce que l’on se demande. Ce sont les possédés du mot impasse. » Impasse ? Quelle impasse ? Quel gendarme a installé ce panneau ? Sur l’ordre de qui ? Il n’y a pas d’impasse humaine. Toute âme humaine loge dans un château. Assiégée, elle peut s’enfuir par l’intérieur. Elle dispose pour cela d’un fabuleux réseau de galeries, de souterrains, de détours, de caches, de subterfuges. Ceux qui nous aident à explorer nos fondations, donc à accepter l’idée que nous sommes fondés, sont nos amis ; ceux qui nous en détournent, nos ennemis. Point barre.
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Ne pas trop lire, et seulement les livres qui protègent la béance.
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Au gré du vent, les feuilles d’un arbre de Judée habillent et déshabillent les tuiles de la maison d’en face. Je ne suis pas spécialement gai aujourd’hui. Becoming. Ça me va.
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Du très beau roman de Luis Sepúlveda, Le vieux qui lisait des romans d’amour, cette phrase pour les moments difficiles : « Il laissa toutes ses pensées s’apaiser comme les cailloux lorsqu’ils touchent le fond du fleuve. »
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Qu’importe d’avoir brisé le fil de tes idées
Si tu portes en toi le ciel de ton enfance
Aragon
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Vous n’aimez pas l’Europe qu’on vous propose ? De deux choses l’une. Ou bien on ne vous a pas suffisamment expliqué ses mérites. Entendez par là que vous êtes un imbécile. Ou bien on ne s’est pas mis à votre place, on n’a pas tenu compte de votre mal de vivre, on n’a pas assez dorloté votre « quotidien ». Entendez par là que vous êtes un débile léger. Mais voyez l’humilité du pouvoir ! Tout est de sa faute. Si vous pensez mal, c’est qu’il s’y est mal pris. Ainsi procède Clamence, le juge-pénitent de La chute : s’accuser pour mieux accuser. Pourquoi ? Parce que « quand nous serons tous coupables, ce sera la démocratie. »
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D’accord, certains supporters du PSG méritent d’être grondés. Mais la plupart de ces gracieux gentlemen, que demandent-ils donc à leurs champions chéris ? Des résultats. Quoi de plus naturel ? La culture des résultats, n’est-ce pas notre credo officiel ?
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À ceux qui protestent contre les mesures de contrôle d’Internet que le gouvernement compte prendre, la ministre de la Culture rétorque, copiant-collant ainsi une bonne demi-douzaine de ses collègues, qu’il ne s’agit nullement d’un flicage, mais d’une mesure de responsabilisation. Décidément, je n’ai pas le cuir assez dur. Voilà quarante ans que je vois tout ce qui dispose d’un pouvoir, réel ou supposé, considérable ou minuscule, se mettre en tête de responsabiliser les gens. Et je ne m’habitue pas ? Et quelque chose me souffle toujours qu’il y a de l’insulte là-dedans ? Qu’une réponse académique n’est pas, pour parler comme Bush, appropriée ? Je pourrais, si cela relevait de mes fonctions et s’ils le méritaient, faire cracher mes semblables au bassinet ou les précipiter au fond d’une geôle ; je ne pourrais pas, sans me sentir minable, me prendre pour leur professeur de responsabilité. Je n’oserais pas les regarder en face, je ne me sentirais plus partager avec eux notre condition précaire et ambiguë, je n’en tirerais plus de consolation. « Mesdames, Messieurs, je vais vous responsabiliser. » Je me vois d’ici. La honte !
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Plus vite, le TGV, plus vite ! En face de nous, un couple de la trentaine, tous deux farcis d’écouteurs et de jeux électroniques. Trois heures de voyage, ils ne se diront pas un mot. Pas de doute, ils sont ensemble : deux ou trois fois, elle s’est penchée vers lui et a boutiqué quelque chose dans son oreillette. À gauche, un couple et deux enfants remuants. La peine que se donnent ces gens vous arracherait des larmes. Double peine en vérité : tenir tête aux petits monstres et faire savoir aux voyageurs qu’ils sont des parents modèles. Et démocratiques. Le plus petit pleurniche pour que papa ouvre la fenêtre. Bref conciliabule de papa avec maman, puis de maman avec le grand frère. Elle peut alors communiquer au wagon le résultat de la consultation : trois voix contre une, la fenêtre restera fermée.
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Les Neuilléens habitent Neuilly : c’est tout naturel. Ils votent à droite : c’est leur affaire. Ils sont riches : chacun son destin. Ils enferment un gamin dans la démesure de son père : ça, non.

(18 juin 2008)

Les bois et les livres

LE MARCHÉ XXVI

Dans la salle d’accueil de l’abbaye cistercienne de Fontenay, cet extrait d’une lettre de saint Bernard : « On apprend plus de choses dans les bois que dans les livres ; les arbres et les rochers vous enseigneront des choses que vous ne sauriez entendre ailleurs. » Pas celles qu’imagine le citadin en ses rêves conditionnés. La nature est belle mais indifférente, impartiale, brutale ; les roucoulades régionalistes ne lui vont pas, ni les apitoiements sur les ancêtres, ni les sentiments graisseux. Elle s’en fout. Ses rythmes nient l’histoire. Elle nous condamne à nous-mêmes, nous établit où nous sommes. Elle impose l’immobilité comme la règle évidente de toutes choses et annule du même coup désespoir et espérance. Ici et pas ailleurs, mon petit bonhomme, tu n’es le maître de rien. Silex et flamme. À Fontenay, une pensée de René Char est accolée à celle de saint Bernard : « Si nous habitons un éclair, il est le cœur de l’éternel. » Fixité et silence. Le vrai ne courtise pas le temps, il le zèbre.
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La vérité ne fait pas toujours plaisir. En pleine fièvre d’après 68, un ami m’avait expliqué qu’une prison me serait bien plus profitable que toutes les libérations. C’était alors un homme sensible et triste, un pessimiste que saisissait parfois un rire franc et gai. Tout nous opposait. Son père était un seigneur des assurances françaises ; lui, il avait à faire l’inventaire du désastre. Le sentir lié, garrotté, entravé jusqu’à la moelle me donnait un prétexte facile pour repousser sa suggestion. Peut-être n’avait-il pas tort ? Mais choisit-on sa libération ? Choisit-on sa prison ?
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Une praticienne de l’âme se désole de voir ses confrères psychanalystes et comportementalistes s’empoigner comme des chiffonniers. Des psys agressifs, s’écrie-t-elle, c’est aussi absurde que des vampires végétariens ou des diététiciens obèses ! Je ne sais de quelle école se réclame cette belle âme mais, à coup sûr, elle ne m’aura pas pour confrère. Les psys teigneux, les prêtres libidineux, les médecins tabagiques et les juges influençables ne m’empêchent pas de dormir. Je n’irai pas jusqu’à leur décerner des brevets de vertu mais est-ce que j’en mérite, moi ? Si la réponse est négative, dois-je renoncer à ce que je fais ? Ce qui me troublerait, m’angoisserait, m’affolerait, me ferait douter du ciel comme de la terre serait d’imaginer, ne serait-ce qu’un quart d’instant, qu’il existe un seul psychiatre sans vanité, un seul prêtre sans fantasmes, un seul juge sans parti pris, un seul serviteur de l’État qui ne soit d’abord le serviteur de soi-même, un seul écologiste non polluant, un seul quelque chose enfin qui ne soit constamment titillé par son envers détesté, harcelé par son démon, persécuté par sa bête noire ! « Mes enfants, nous disait l’abbé au catéchisme, ne parlez jamais de pureté : quand on prononce ce mot-là, on pense tout de suite à son contraire ! »
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Picasso et Senghor savaient que la force de l’expression artistique réside dans sa capacité à ne jamais lâcher le sauvage primordial, inaugural. La leçon s’est perdue. Désormais un écrivain soucieux de sa réputation prend ce qu’il appelle sans rire une posture, c’est-à-dire une pose inspirée par le rôle qu’il se donne et l’importance qu’il s’accorde. Ainsi posturé, il fabrique sa pensée devant le client comme, dans les foires, la barbe à papa et les pommes d’amour. Et ça marche parce que les clients ne savent plus comment on achète de la pensée. Ils s’occupent sottement des mots, des idées, des intentions. Ils ne se méfient pas du style. Ils ne savent plus qu’une pensée, ça se flaire, ça se soupèse, qu’un texte vaut surtout par ses lignes de fuite, par ses décrochements, par ses accidents, par son pouvoir de désorienter, de dérouter. Toujours penser à Verlaine : « Le temps d’un sein nu entre deux chemises ». Un texte qui ne me conduit pas furtivement au sein du monde, au sein des choses est un texte pour rien. Un texte, c’est une sonde posée sur le monde : ce n’est pas la sonde qui est intéressante, c’est ce qu’elle sonde.
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Picasso et Senghor, direz-vous, avaient le sauvage à disposition : il leur suffisait de ne pas fermer les yeux. Mais l’homme selon le marketing, l’homme selon TF1, l’homme selon le test ADN ? Jean-Pierre Chevènement s’est trompé : chez nous, les sauvageons ne poussent plus. De Neuilly à Clichy-sous-Bois, il ne se fabrique plus que des fleurs artificielles. Une culture sans culture tente de produire ce prodige : un être sans nature, sorte de canard décapité qui court à pas pressés vers la fosse à purin. Non sans visiter au passage, dans l’espoir de s’y ressourcer, les deux stands bio du tourisme et de l’érotisme. Pourquoi pas, si ça lui plaît ? Ok d’accord, comme on dit au super ! Ne comptez pas sur moi pour faire des histoires là-dessus ! À cela près que ce tourisme-là et cet érotisme-là, ce tourisme planifié et cet érotisme programmé, articles de braderie, ne relèvent plus de la nature, mais de sa pétrification ou de sa dispersion. Le sauvage, alors ? Le sauvage, aujourd’hui, c’est l’aventure de vivre, la traversée de la vie sans autre boussole que ce lien ténu, bien plus fragile que fort mais bien plus fort que fragile, qui nous relie aux autres, au monde, à la vie, à nous-mêmes. Le sauvage, pour moi, c’est de me confier à l’être, à cette facette du cristal de l’être que je suis seul à voir scintiller et qui m’assure, du même coup, que des milliards d’autres facettes scintillent auxquelles je n’ai pas accès mais dont la présence m’est attestée par cette impossibilité elle-même, que je ne suis ni l’être ni le privilégié de l’être mais seulement l’heureux enfant d’une famille très nombreuse, que cette grâce ne me vient d’aucun pouvoir, d’aucune raison, d’aucune loi, et qu’elle est très experte à reconnaître ceux qui prétendraient l’encarter, sous prétexte de complicité préalable, dans leurs sales attentions, dans leurs vertus vicieuses, dans leur sagesse lugubre, dans leur anorexie spirituelle, dans leurs permissions vérolées.
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Il y avait une fabrique de fleurs artificielles, précisément, dans la petite rue du Soleil, proche de la Place des Fêtes, où j’ai vécu quelque temps au début des années quatre-vingt. Le chauffeur de taxi qui m’avait conduit, avec mes trois valises, à mon nouveau domicile croyait savoir que, de tout Paris, c’était la rue où l’on assassinait le plus. Je ne me souviens pourtant que d’une seule violence, celle de la musique. Un automobiliste un peu sourd avait laissé sa voiture sous mes fenêtres en oubliant un autoradio qui, de toute sa puissance, envoyait la Symphonie héroïque à l’assaut du quartier. La porte de la fabrique s’était brusquement ouverte. Un gros homme en blouse blanche, qui semblait au comble de l’anxiété, était sorti. S’était dirigé furieusement vers la voiture. Collait son nez contre les glaces. Tentait vainement d’ouvrir les portes. Comme un loup, en faisait le tour. Revenait secouer, l’une après l’autre, les poignées des portières. Du plat de la main, frappait sur la carrosserie. Et, se croyant seul, grommelait le seul vrai mot d’amour désolé qui puisse retentir dans un être : « Je déteste la musique ! Ah ! Que je déteste la musique ! »
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Hugo et Zola, nous dit-on, étaient des bourgeois : qui douterait de leur courage, de leur droiture, de la générosité de leur combat pour la justice ? Et pourquoi ne pourrait-on, au XXIe siècle, se dire toujours bourgeois et encore de gauche ? Apparemment, on le peut, et assez aisément. Trop, peut-être. Les grands bourgeois critiques du XIXe siècle dénoncent ce qu’ils ont sous les yeux : les injustices patentes, les effets pervers, les plaies visibles de la révolution industrielle. Chrétiens ou athées, ils le font avec énergie et lucidité, souvent avec génie. Mais ils ne mettent nullement en question les fondements culturels ni le socle anthropologique de l’ère nouvelle. Ce procès-là leur est inaccessible : le fait technique est là, le mythe naissant du progrès l’interprète et l’exalte. Seuls quelques utopistes ou quelques victimes le mettent en doute. Mais les temps ont changé. Ce ne sont plus seulement les dysfonctionnements, les aberrations, les injustices, les inégalités de la modernité qui sollicitent notre vigilance et éveillent notre critique, c’est son essence même, son obsession de la logique causale, des objectifs, des résultats, de la compétition et, finalement, sa conception d’une humanité qui soigne ses terreurs en s’imaginant absurdement vouée à la conquête, à l’image des soldats de plomb que le dernier scandale fait sortir de leur boîte. Qu’y puis-je, moi, si cette vision du monde et de l’homme est celle sur laquelle s’est modelée et se modèle la bourgeoisie, celle à laquelle elle confie son avenir, sa fortune, ses rêves, ses enfants, et dont elle partage plus volontiers avec la troupe les principes que les bénéfices ? Et qu’y puis-je si cette vision-là, qui a eu ses mérites, qui a eu de grands mérites, est désormais périmée, caduque, forclose ? Et qu’y puis-je encore si un Hugo ou un Zola de ce siècle aurait à mettre en jeu bien plus que sa fortune et que sa réputation, s’il lui faudrait transformer radicalement sa vision du monde et, comble de virtuosité, le faire sans chercher aucun secours du côté de la culpabilité, en s’appuyant simplement sur une raison renouvelée dans ses fondements, sceptique sur le scepticisme lui-même, poreuse à l’élan, naïvement et presque imprudemment confiante, amoureuse d’une certaine idée, non terroriste et chaleureuse, de la pauvreté.
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Sinon ? Sinon la pensée bourgeoise doit choisir entre le cynisme et la dénonciation vertueuse, deux artifices cousins. La fureur affairiste et le prurit moralisateur ont en effet ceci de commun qu’ils font perdre, un à un, tous les points de contact avec la réalité. Fuite dans l’action, fuite dans la pureté, deux façons d’exalter le moi qui rejettent au second plan ce qu’on pourrait appeler une sensibilité actuelle, c’est-à-dire un effort constant, fervent, pour sentir, sous les affûtiaux sordides qu’on lui impose, battre le cœur d’un peuple, pour deviner ce dont il souffre, ce qu’il espère, ce qu’il désire, pour chercher ses lignes de fuite, pour entrevoir, à l’infini, l’horizon qu’elles désignent. Ce cœur à cœur, ce corps à corps avec le monde, la révolution industrielle et ses suites nous l’ont rendu presque impossible en enfonçant entre nous, comme des coins inutiles, toutes sortes d’obligations, de sujétions, de révérences qu’une meute d’esclaves diserts ne cesse de multiplier et de commenter. Que faire ? L’action n’a pas la réponse : ce qu’elle serait censée défaire, c’est précisément ce qu’elle tisse. La morale n’a pas la réponse : elle n’est plus qu’un saupoudrage de principes. La pensée bourgeoise classique, je veux dire la pensée de droite et la pensée de gauche, la pensée socialiste et la pensée libérale, n’est plus capable d’étreindre le monde ; elle est condamnée, pour parler comme Sartre, aux « baisouillages d’alentours ».
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Que ne le célèbre-t-elle, pourtant, l’Homme ! Cette vénération m’a toujours gêné. J’aimais les belles majuscules dont on honorait la Guêpe, le Saumon, l’Araignée dans les manuels d’autrefois. L’Homme avec H, ça m’a toujours paru idiot : trop ou trop peu, bancal, assez vulgaire finalement, parler pour ne rien dire, gonflette ; forte envie de rigoler. Pas étonnant que nous soyons ainsi hypermajusculés dans les lieux où l’on se balance le plus cordialement de nous, de notre premier tee-shirt comme de nos envies d’absolu, je veux dire dans l’entreprise. Peut-être un lecteur de ce site aura-t-il oublié ce détail, justifiant ainsi gentiment mon petit effet ? Le premier manager qui eut l’idée lumineuse de voir dans l’Homme le capital le plus précieux n’était ni un Américain, ni un Japonais, ni un Chinois, ni un Anglais, ni un Français. C’était un certain Joseph Staline qui déclara, le 4 mai 1935, dans un discours prononcé au Kremlin à l’occasion de la promotion des élèves de l’Académie de l’Armée Rouge : « Il faut enfin comprendre que, de tous les capitaux précieux existant dans le monde, le plus précieux et le plus décisif, ce sont les hommes, les cadres. »
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Plusieurs auteurs n’ont pas manqué de rappeler ce détail, cette proximité de l’ADN communiste et de l’ADN libéral. À mon avis, les chevaliers de la raison que pourraient être les penseurs occidentaux s’ils cessaient de se conduire en domestiques de la rationalité frigide, sont très loin d’en avoir tiré toutes les conséquences. C’est pourquoi je suggère que, dans les entreprises, toute référence lyrique à la place éminente de l’Homme, à sa vocation de finalité des finalités, etc., soit immédiatement saluée par cette exclamation enthousiaste : « Bravo, chef, vous parlez comme Staline ! » Triple avantage. Primo, cela inciterait le management à trouver autre chose, ce qui ne serait pas gagné. Secundo, cela permettrait de distinguer parmi les salariés ceux et celles qui, au moins fantasmatiquement, ne sont pas entièrement dépourvus de certains attributs auxquels le Premier ministre fait allusion avec une remarquable persévérance. Tertio, s’il apparaissait qu’une plaisanterie aussi innocente, et qui devrait être prononcée sur un ton enjoué, admiratif, presque affectueux, nullement racaille, faisait non seulement grincer trop de dents managériales mais constituait une menace pour la carrière de ceux qui l’auraient risquée, il serait alors possible, dans l’entreprise et ailleurs, de commencer à se demander sérieusement dans quel genre de démocratie l’on vit.
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Débat sur le commerce équitable. En un sens, c’est peanuts : en France, 0,05% du commerce total. Ses opposants y voient un alibi, une rassurante tête de gondole pour tirer l’autre commerce, l’inéquitable, le sérieux. Ses partisans ne sont pas loin de partager ce pessimisme ; mais, dans certains cas, ça marche et, quand ça marche, ce n’est pas si mal. Alors, pourquoi pas ? Emblématique, ce débat ! Pareil partout. Se lancer dans des activités qui, d’une manière ou d’une autre, tourneront nécessairement à leur contraire ou se condamner à la dénonciation permanente, à la lucidité vengeresse, au piétinement d’un refus globalisé secrètement alimenté par ce qu’il déteste : deux attitudes intenables. À moins de comprendre que l’action comme la critique, pour accéder au sens, doivent aujourd’hui se référer à autre chose qu’à elles-mêmes, qu’il leur faut à la fois retrouver des fondements plus authentiques et accepter leurs propres limites. Dans l’action, on ne saurait oublier ses pincettes, ou ses distinguos. L’esprit d’entreprise ? Sans doute. L’esprit de l’entreprise, sûrement pas. Renoncer un instant à la maîtrise de ce qu’on fait, céder à la séduction des « démarches de groupe », c’est capituler. On ne peut sérieusement agir sans être au clair sur les manipulations possibles, sans garder constamment en soi une possibilité de refus. Ainsi peut-on être utile, au moins un temps, avant de se faire virer. Le même discernement s’impose également à l’attitude critique. Les rebelles ont ma sympathie. Mais attention. L’orgueil est une prison plus sûre que la lâcheté. Et surtout, il y a grand risque, en s’opposant trop systématiquement, de se laisser envahir par ce qu’on condamne et de s’isoler dans une protestation de moins en moins audible et de moins en moins authentique. Donc, là aussi, les pincettes, de longues pincettes. Conclusion : ni l’action, ni la pureté critique ne sont, en elles-mêmes, la solution à quoi que ce soit. Où qu’on soit, quoi qu’on choisisse, l’urgent est le décrochage, la recherche du point blanc des alchimistes, cette indifférence active où l’on est à mille lieues des zizanies de l’actualité et, à cause de cela, infiniment proche des êtres, même des plus lointains. Je ne parle pas ici en gourou soucieux de ses lecteurs ; leur confort psychologique n’est pas mon souci. J’essaye de parler en homme raisonnable, en classique. L’être humain n’est pas un vermicelle sur la soupe du monde. C’est en lui que se répare le monde quand il a perdu de vue ses intérieurs, ses sources, ses chants. Cette certitude, même teintée du scepticisme qu’il faut, ouvre parfois la porte à de grandes joies ; quand elles ne sont pas de la partie, la tristesse elle-même est moins triste.
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Une phrase de Bernanos m’a souvent intrigué : « On ne parle pas debout à des hommes couchés. » C’est la boutade d’une âme violente, elle n’est pas à prendre à la lettre. Personne n’est toujours debout, personne n’est toujours couché. Dans sa version hard, ce propos sent l’excès, la jeunesse panache, la droite flamboyante. Dans une version plus soft, au contraire, je le trouve pénétrant. C’est l’invitation à la distance qui rapproche, à l’écart qui unit. Tout n’est pas toujours partageable ni transposable tout de suite. C’est vrai des êtres humains, c’est vrai des formes sociales. Une amie, il y a bien longtemps, parlant à la fois de ses sentiments et de ses pensées, avait eu ce très beau mot : « C’est difficile de garder ! » Vrai. Tout n’est pas toujours à mettre tout de suite dans le circuit. Il faut fermer à clef le placard aux alcools forts. Générosité n’est pas gaspillage. Si tout le monde est toujours moitié couché moitié debout, brusquer les éveils et les réveils peut saboter les chemins du vrai dans les autres et en soi. De la même manière, tout ce qui s’émeut dans les êtres n’a pas à chercher son immédiate traduction sociale, politique, culturelle. Le lien entre la vie intérieure et le monde est affaire de filtration, d’allusion, de frôlement, d’échappée, d’ambiguïté plutôt que de traduction systématique, d’engagement trop volontariste ou d’organisation. Je sens le raplapla et le zimboumboum, par exemple, dans un programme politique qui se voudrait fondé sur la morale, sur l’éthique.
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Les employés de mon agence France Telecom sont très gentils. Je leur en fais compliment. Je ne leur cache pas non plus que j’ai moins d’amitié pour la boîte qui les emploie. Ils en sont navrés. « Mais, Monsieur, c’est normal ! Maintenant, nous sommes une société ! »
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Grande satisfaction de vanité : il n’y a que 10% des gens de ma génération pour s’être mis à l’ordinateur et à Internet. Ouf ! Je ne suis pas si ringard que ça ! Je profite immédiatement de ce brevet de modernité pour dire tout le mal que je pense de cet instrument grotesque, le téléphone portable. Une fois admis qu’il y a un bon ou un moins mauvais usage de tout, y compris du diable, il faut accuser ce maudit engin d’attenter à la fois à notre solitude et à un des aspects les plus profonds de nos relations avec les autres. La solitude, c’est, à certains moments, de se condamner à soi-même : la possibilité d’ouvrir un portable transforme l’expérience en simulacre. L’engin maudit annule tout, triomphe de tout, de la forêt vierge, du désert, de la marche anonyme dans un quartier de Paris. Il en étouffe l’écho, en ferme la profondeur, en scie les prolongements imaginaires. J’imagine deux amoureux qui en sont à la rupture. C’est de silence qu’ils ont besoin, et de paix : la sale petite boîte noire, le doxaphone, leur est un prétexte aux bavardages inutiles, elle les incite à gratter leurs plaies et leur suggère de dérisoires arrangements. Toute ma vie, comme on dit dans les quartiers pauvres, j’ai pris les transports, le bus, le métro, le train de banlieue. Tout n’y était pas toujours exaltant mais la diversité des êtres dans leur fatigue partagée, dans leur dodelinante résignation, a toujours eu pour moi un grand sens. J’aime ces situations ordinaires, superficielles avec profondeur. J’aime ces histoires mensongères qu’on plaque sur le visage des gens, ces instants d’intérêt soudain, ces désirs furtifs, ce désappointement de voir disparaître une femme que je regardais, j’aime ces banalités immenses que le silence tient en suspens, j’y sens flotter de l’inconnu familier. Nous nous y engloutissons ensemble, nous les provisoires ; ensemble, nous nageons entre apparence et réalité, entre illusion et vérité. C’est bien, c’est notre vrai pays, cela ; nous y sommes moins mauvais qu’ailleurs. Il nous fait échapper à la prétentieuse comédie qu’il suffit soudain d’un tintement pour réveiller. Terrifiant. Une seule sonnerie et chacun de nous, pour tous les autres et pour soi-même, redevient un étranger.
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Au beau milieu d’une tartine à la confiture d’orange, j’entends que deux cents chercheurs vont se rassembler à Grenoble pour étudier la crise de la société française. Bête comme je suis, j’y crois encore : silence tout le monde ! L’ambassadeur des chercheurs a la voix douce et le parler nuancé. Oui, la société française est en crise. Non, cela ne peut plus durer. Oui, il faut la gouverner autrement. Comment ? demande la journaliste. Très simple. Il faut que les gens adhèrent aux analyses et aux constats qui s’imposent. Cette fois, c’est en trop. Je déclare la guerre. J’ouvre les hostilités. Que le diable embrouille les chercheurs et que les spams les étouffent ! Ils vont donc se rassembler à Grenoble. Deux cents, soit une dizaine de gros, quelques moyens et un paquet de petits. Ils vont se mettre d’accord sur deux ou trois idées ; celles des gros feront le rosbif, celles des moyens les patates, les petits y ajouteront le cresson et serviront bien chaud. Des idées pas nécessairement idiotes, bien sûr. Des constats. Il pleut. La nuit, tous les chats sont gris. J’ai mal au dos. Bush est un âne. Cette catégorie-ci devient plus nombreuse que celle-là. Etc. Des constats qui porteront des noms modestes – propositions, hypothèses, rapports d’étape – mais qui, en douce, vont devenir des vérités, les pires des vérités, celles qui ne s’avouent pas, les vérités hypocrites ; et ces vérités planquées, il faudra que les citoyens se les assimilent, il faudra qu’ils y adhèrent. Heureusement, ils ne le feront pas. Tout ça ne les occupera pas plus de trente secondes. Ils se diront qu’il y a des gens qui ont le cerveau vraiment bien irrigué. Que Zidane, lui, c’est plutôt les jambes, voilà. Puis ils reprendront leurs occupations. Et ils auront raison. Ces gens-là, c’est moi ; les chercheurs, ce n’est pas moi. Ces gens-là ont la droiture de se sentir paumés ; les chercheurs ne l’ont pas. Boîtes à fiches, disait Péguy. Qu’on les asticote un peu trop, vous allez les entendre brailler à l’obscurantisme, à l’irrationnel, au complot contre la démocratie, contre l’intelligence ! Comme si l’intelligence, c’était eux ! Chercheurs et chercheuses, perdez toute illusion : l’intelligence, ce n’est pas vous. Même si je ne vous fais pas le coup du populisme. Même si l’intelligence ne se promène pas dans le métro aux heures de pointe, même si elle ne fait pas la queue au super.
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Les gens de peu, les non chercheurs, même si le bourbier où ils pataugent dépasse leur comprenette et la mienne, même s’ils rament comme des malades, même s’ils ne savent pas où ils vont et s’ils en sont à se regarder les uns les autres pour deviner de quel côté ça avance, une barque, savent qu’ils ne sont pas intelligents. Mais il leur arrive encore de trouver, dans les tombereaux de conneries qui les submergent, des choses qui brillent, des bouts de verre, de je ne sais quoi, des reflets. Ils ne peuvent rien en faire, donc ils n’en parlent pas, et ça ne les rend pas plus malins. Ça les maintient, malgré tout, à une certaine hauteur. Les chercheurs, eux, rien ne les protège plus de rien. Ils se sont confiés aux modes, aux surfaces, aux urgences médiatiques. Ne leur est-il donc jamais arrivé, une nuit, comme le héros d’Umberto Eco, de faire l’amour dans un lieu sans grâce avec un être dont ils n’ont jamais su le nom et dont l’impitoyable et obstiné souvenir s’est définitivement glissé, comme un pied dans une porte, entre eux et les mots ? On ne leur reprocherait pas de ne pas être intelligents : on leur reproche d’avoir choisi, en toute connaissance, de ne plus être intelligents. « Moi, je ne cherche pas, je trouve. », disait Picasso. Ne pas entendre ce beau propos comme une vaniteuse provocation. Si nous ne trouvons pas, c’est qu’il nous plaît de nous divertir à chercher, de faire les malins à chercher, de perdre notre temps à chercher. Sans doute, pour ce sacrilège, m’enverront-ils Descartes à la tête : qu’ils prennent soin de relire auparavant les Méditations métaphysiques, cette célébration de l’évidence intérieure. Ou Pagès, ou Mendel, ou Desroches, ou Enriquez, ou bien d’autres. Quant à eux, à leur guise ; qu’ils se fassent, autant qu’il leur plaît, les supplétifs de la mousse : ils l’accompagneront à l’égout.
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Dans ma tête, comme des refrains, des idées simples semées autrefois par des gens épatants. Je ne sais plus trop à qui j’en suis redevable. Forget ? Etienne Borne ? Jankélévitch ? Peu importe. Secret et mystère, par exemple. Inutilité du secret. Le secret, c’est que Mme Dupont couche avec M. Durand. Ça alors, dites donc ! L’instant d’après, circulez, plus rien à voir. Le secret, c’est ce qui, à peine révélé, s’évanouit. Toujours couillon, le secret, comme dirait… Le mystère, plus j’y regarde, plus ça s’approfondit ; plus j’y puise, plus ça donne ; plus je comprends, moins je comprends. Ces profs, ces bons, ces grands profs parlaient aussi du sérieux et du grave. Le sérieux, c’est une construction ; comme on dit au Québec, ça n’a pas de bon sens. Ça marche avec le secret : langage social, bricole, excitation, Clearstream. Le grave s’impose comme tel, il est du côté du mystère, il a l’odeur de la vie.
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À l’école, on va désormais privilégier les compétences sur les connaissances : invention d’ignares incompétents.
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Gare de Nemours, encore. Je lisais un papier sur les prêtres de la Légion du Christ, sortes d’athlètes supposés de la chasteté sanglés dans leurs soutanes rétro. Ils veulent, paraît-il, conquérir les intellectuels et les managers. Pour les seconds, selon moi, c’est dans la poche. Ces inquiétants apôtres ont besoin de réalité truquée. Le fric, lui, a besoin d’idéal truqué. Échange équitable ! Un sentiment d’horreur me glace. Regarde plutôt le monde, imbécile ! À deux pas de moi, sur un banc, deux ados enlacés, quelques mots très sourds, comme une fumée qui monte d’un amas d’étoffe rugueuse. Cette fin d’après-midi, qu’elle est matinale ! Chut !

(14 mai 2006)

La tentation de Grenelle

LE MARCHÉ XXV

Quand on me prouverait par a + b que mon existence n’a été qu’une longue suite d’appétits et de concupiscences diversement camouflés, je n’en demeurerais pas moins certain que la largeur et la profondeur d’une vie tiennent au degré de dépossession joyeuse qu’elle a atteinte. Cette dépossession, certes, n’est pas la mutilation rituelle et sacrificielle que tant d’esprits supposés libres reprochent si véhémentement aux religions de leur avoir infligée alors même que, plus délurés en paroles qu’en actes, ils font leurs masochistes délices des humiliations où les jette la vulgarité de l’époque. Voilà cinquante ans que je suis au corps à corps avec le catholicisme de ma jeunesse et je ne tiens pas encore quittes de mes reproches ceux qui, sous couleur de faire grandir en nous le surnaturel, nous enseignaient à y rabougrir le naturel. Mais, nom de Dieu, le pèlerinage de Chartres avait quand même plus de gueule qu’une section du Parti socialiste ou qu’un congrès de DRH ! Reste que la dépossession dont je parle, le langage religieux lui-même peut la fausser. Il est magnifique et effrayant, ce mot d’Hölderlin qui constitue le leitmotiv de Blanche ou l’oubli : « Ce que nous cherchons est Tout. » Vous, moi, nous, encombrés contradictoires, prisonniers jacassants, sémaphores désordonnés, organisateurs de vide, mal désirants, trompeurs de temps, « ce que nous cherchons est Tout. » Et la prise de conscience, fulgurante ou méfiante, amoureuse ou rétive, de ce destin de liberté porte en elle, comme son enfant, le désir et l’exigence de la dépossession, désir exigeant, exigence désirable.
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Comment il naît, ce désir, de quoi il se nourrit, comment il se fraie son chemin, qui le saurait, ne serait-ce que pour un seul être, ne serait-ce que pour soi-même, serait Dieu ! Pourtant, plus que le respect, plus que la frigide tolérance, c’est de pressentir en autrui ce forage, ce démantèlement, cette capacité d’abandon, ce mouvement d’avalanche qui me le fait proche. Nous communiquons dans l’épaisseur des ombres, nous venons ensemble à une lumière dont nous ne savons ni le nom ni l’origine. Et nous y venons comme malgré nous, tous signes égarés, juste assez présents pour signaler notre absence. Et tous nos jalons sont des promesses d’oubli, et toutes nos boussoles sont à jeter à la mer.
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La République était belle sous l’Empire. Cette parole poudrée, ces accents d’indignation qu’imposent aux riches les persécutions que leur font subir les pauvres, cette aristocratique propension à glousser qui ruine, génération après génération, l’ambition toujours renouvelée de paraître comme tout le monde : je le dis comme je le pense, je vais finir par regretter cet anglophone de Baron. Ne croyez pas que je plaisante, ce départ fera date. Même en mettant le mot au féminin, le shakespearien Baron n’a pas de successeur. Honneur à la lucidité des patrons qui se sont choisi pour cheftaine cette Laurence Parisot qui peut tout comprendre et tout admettre de tout parce que la référence des références, l’entreprise, est aussi solidement enracinée en elle que la foi dans le cœur des Templiers. L’entreprise, c’est son éternité à disposition, sa drogue bénéfique, son intarissable fontaine de sens. Comme les mystiques de leurs apparitions, elle en parle sur le mode mineur, mais avec un frémissement de ravissement. L’entreprise, dit-elle, c’est comme le vélo, il faut toujours pédaler ! Quelle chance pour elle d’être habitée par un absolu aussi repérable, aussi familier ! Tout est possible, et n’importe quoi, pourvu que seule compte la croissance de l’entreprise. Pourvu que seul compte le progrès de la croissance de l’entreprise. Pourvu que seul compte le maintien du progrès de la croissance de l’entreprise. Pourvu que seule compte la volonté de maintenir le progrès de la croissance de l’entreprise. Exit, avec le Baron, l’ombre de ces deux cents familles dont la dureté, ne serait-ce qu’en l’offensant, avait encore à voir avec notre misérable humanité. Nous voici au temps des certitudes qui planent, nous voici au temps des épures. Dans la baraque de foire du Medef, le monde est ce décor en carton-pâte qui défile derrière Laurence ; et elle, indifférente à tout, souriante, apaisée, déterminée, pédale. Il faut l’imaginer malheureuse.
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RER C. « Hier, un mec a manqué de respect à mon copain, dit une fille à une autre. Tu sais ce qu’il a fait, mon copain ? Il a pris son crayon à bille et il lui a planté dans le bras. Le sang pissait de partout. Morte de rire, j’étais. » Vous voulez la suite ? Vous voulez savoir en quoi et comment le mec a manqué de respect au copain de la fille ? C’est simple : il lui a parlé. Vous avez bien entendu : il lui a parlé.
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Vous arrivez à parler avec les gens, vous ? À parler vraiment ? À causer comme on disait autrefois ? Comme deux voisins dont les jardins sont séparés et reliés par un ruisseau et un pont et qui, sans se demander à qui appartient le pont, viennent parfois s’appuyer sur la rambarde, regardent les poissons, s’intéressent au temps qu’il fait en eux… Vous y arrivez, vous ? Moi, de plus en plus mal. Sauf avec quelques pauvres qui se sont faufilés entre les mailles.
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Parler fait peur, sans doute. On préfère rester en tête-à-tête avec les déchets de sa vie et de ses idées. C’était ça, causer : retraiter gentiment les déchets, y trouver de braves petites perles de gentillesse, en rire ensemble, et puis à bientôt ! Le projet, la responsabilité abstraite et creuse que chacun se donne aujourd’hui de l’univers, quelle barbe, quelle fausse barbe ! Et, sans vouloir jouer à l’analyste, quel paravent transparent ! L’universel singulier de Spinoza, voilà le grand absent. On ne le fera pas oublier par le je je je. Je suis maître de moi comme de l’univers, mon corps est à moi, les proclamations d’indépendance sont le plus souvent des citations. Rien que de très naturel dans cet égocentrisme. Il n’épargne personne et procède souvent de très bonnes qualités initiales. Dans un autre univers mental que celui de notre modernité gâteuse, la personnalité pourrait, à partir de ce réflexe de défense, de ce sympathique reste d’enfance, s’épanouir lentement, à son rythme, à sa main… Parfait. Mais, voilà, ce temps n’est plus. La chiennerie brutale du monde durcit les intériorités plus encore que les formes sociales. Un conseil d’administration, ou un tribunal, ou un comité révolutionnaire, ou un conseil de classe sommeille en chacun de nous à la place, ou à côté, du cochon qui, aux temps barbares, y grognait, paraît-il, en maître.
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À propos de cochon, une citation radiophonique ni truquée ni tronquée. Un stratège de la grippe aviaire nous en a informés : « Ce virus s’humanise dans le porc ».
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Un petit garçon, dans le train, dont la silhouette un peu rondouillarde fait avec sa tête et ses lunettes comme une série de cercles concentriques. Le nez dans un livre, il n’a pas bougé un cil depuis le départ. Mais, en face de lui, un portable sonne. Un quarantenaire des plus distingués entre dans une communication gélatineuse avec son rejeton : « C’est vrai, mon chéri ? C’est vrai, mon amour ? Des lions, mon trésor ? Tu as vu des lions ? Des gros lions, mon ange ? Des vrais lions ? » Le portable ne peut en supporter davantage et tombe en carafe. Alors le triple cercle du petit garçon se tourne posément vers chacun de nous et, nous considérant acquis à son point de vue, articule d’une voix limpide, méprisante juste comme il faut : « Les vrais lions, ça n’existe pas. » Tu as de bonnes lunettes, petit ! Ce sont tous des faux.
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Il faut toujours être modéré : idée fanatique.
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Au PS du Nord, Ségolène Royal propose de « se commettre avec la société actuelle pour pouvoir la transformer ». Je ne me commettrai jamais avec ce projet hypocrite – de ce point de vue, le pire de tous – parce que je sais parfaitement que je n’ai aucun moyen de le transformer.
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Si j’étais juré aux Assises, je considérerais que, pour qui a commis un crime, ou en a favorisé les conditions, ou l’a laissé commettre, le fait d’avoir obéi aux ordres est une circonstance aggravante. Cette proposition, naturellement, ne concerne pas les pitbulls.
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« On s’appuie sur un coussin de paroles pour faire son solo », dit un écrivain africain. L’idée est élémentaire mais l’emploi du mot « coussin » en transforme le sens, en multiplie la force et donne à une formule banale une dimension de profonde intériorité. Où les avons-nous entendues, ces paroles légères et chaleureuses qui nous ont revigorés ? Qui les a prononcées ? Comment, plume après plume, l’avons-nous composé, ce coussin ? Des paroles souples pour un repos actif, pour des projets sans outrance, sans défi, sans angoisse, sans crainte : il faut toute une vie pour ce coussin-là ; nul commerce, même s’il fait dans les idées, ne le propose tout cousu. C’est le kit de l’attention discrète, panoramique, clandestine, des relations mystérieuses entre souvenirs, pensées, sensations apparemment hétéroclites et qu’unissent, en dépit des erreurs et des fautes, des liens inespérés, inouïs, incompréhensibles. Vive le coussin chaleureux et doux de la dépossession tranquille !
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Comme il trouve le ton juste, Philippe Sollers, quand il parle de l’insignifiance du monde ! Et comme j’approuverais sa suggestion d’en revenir, ou dans rester, à l’intime s’il n’était aujourd’hui devenu le privé : cette confusion, désormais universelle, m’interdit de le suivre plus loin que ses refus. L’intime, en effet, c’est le contraire du privé, c’est l’encore plus intérieur de l’être, son tout à fait intérieur. L’intime n’est pas à l’écart du monde : il en est le cœur secret et palpitant. Deus interior intimo meo, superior summo meo, dit saint Augustin : Dieu qui m’est plus intérieur que mon intimité et qui surpasse par son élévation tout ce que je peux imaginer de plus élevé. Oui, le contraire du privé. La vie intime, c’est la résonance sans fin ; la vie privée, c’est la déchetterie, les chiottes. Mais alors, comment vais-je faire ? Je suis sans illusions sur le caractère intrinsèquement pervers de la société où je vis. Je ne la crois pas perfectible. Je ne vois à l’horizon de ma vie, ni même de celle des jeunes, aucun recours sensé. Je ne pense pas qu’il soit possible, sans s’abuser soi-même, de se raconter qu’on joue un rôle utile dans ce cirque lamentable. Que vais-je donc faire de moi ? M’enfermer dans mon privé, dans mon clandé ? Nullement ! Ma solution, la banlieue me l’a soufflée dès l’enfance ; c’est mon truc, c’est mon coup de pot fondateur. Non que la veine populiste m’ait jamais tenté : le quart-monde n’est pas meilleur que Neuilly et les arrivistes sont pires que les arrivés. Mais la banlieue, du seul fait de son existence, enseigne l’écart ; elle apprend à se méfier des opinions et, d’abord, de celles qu’on professe soi-même. Les plus faibles ne résistent pas à ce régime. Ils gonflent les pectoraux et, copiant Rastignac, s’époumonent dans le sens du vent. Il est rude d’apprendre, dès le plus jeune âge, que le cirque social n’est qu’une insignifiante pellicule de la vie ; que la culture est, le plus souvent, une distraction de nantis indifférents ; que la morale est le prétexte des salauds. Que le lien avec le monde, il faut le tisser de sa propre substance. Comme ça vient, comme on le sent, presque sans parler, sans penser. À qui l’écoute bien, la banlieue enseigne que tout optimisme est futile qui ne traverse pas les apparences, qui dissocie espérance et dépossession. Lâcher d’une main et rattraper de l’autre, c’est ça, la mocheté. Ne craignez pas, pourtant, que je prône une normalité d’un autre genre. Comment le pourrais-je ? Chacun de nous est seul devant ce chantier de dépossession. Ni recette omnibus, ni projet commun. Le nous n’est pas à chercher ailleurs que dans l’étrange et imprévisible vibration qui, à l’improviste, saisit l’âme du solitaire, et la console, et la conforte, et la réjouit. Le nous n’est présent qu’aux espérances naïves. Le chercher dans les complicités d’intérêt, même légitimes, même sublimes, c’est l’offenser.
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Mais si l’on n’est pas né en banlieue ? Peu importe. La banlieue, c’est quand ce qui est n’est pas exactement ce qui est. Tout le monde connaît ça.
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Plusieurs entretiens en tête-à-tête, ces derniers mois, avec des gens qui, d’une manière ou d’une autre, exercent des responsabilités dans le monde des entreprises. Je les sens anxieux. Normal, la vie est dure ! Non, disent-ils, ce n’est pas cela. Quoi donc ? Ennuis familiaux, soucis de santé ? Pas spécialement. Alors ? Alors, je vous le donne en mille. Ils ont peur de la déprime, voire de devenir fous. Se moquent-ils de moi ? Certains d’entre eux bénéficient d’un équilibre psychique et social qui me ferait baver d’envie ! Non, ils ne se moquent pas. Ils ont confiance, c’est tout, et je leur en sais infiniment gré. Je n’ai pas cherché à aller plus loin dans les confidences. L’un d’eux m’a cité, en écho à ses angoisses, le propos d’un économiste libéral : « Nous sommes dans une phase psychiatrique du marché des actions. » L’aveu simple et courageux de mes interlocuteurs va droit au but : le monde où nous vivons, dominé par des fous, rend fous ceux qui y voient autre chose qu’une pathologie. Vous qui vous traînez au bas de l’échelle, continuez donc à rêver de promotion, mes chers amis, et surtout, pour garantir votre avenir, pas de conflits avec le patron, pas un mot plus haut que l’autre : si vous filez doux, le fantasme de Sainte-Anne récompensera votre motivation.
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Gare de Nemours. Chaque matin s’y renouvelle la première séquence des Vacances de Monsieur Hulot. La même préposée crache dans son micro, à destination du quai n°2, des annonces incompréhensibles dont elle semble s’enorgueillir d’accélérer, de jour en jour, le débit. Les voyageurs s’interrogent fébrilement. Le train a du retard ? Non, l’express va passer. Pas du tout, il vient sur l’autre voie. Un retard de combien ? Satisfaite de sa performance, la recordwoman sort de son bureau, casquette en tête, et de l’autre quai, à moins de six mètres de la foule, promène sur elle un regard martial. Hier, comme le rhume qui affectait l’artiste retombait en flaques particulièrement épaisses sur un bon millier de citoyens voyageurs, deux voix brisèrent en même temps le silence : celle d’un clochard un peu ivre qui ne prenait pas le train mais se souciait du bien public, et celle de votre serviteur. On ne choisit pas sa fraternité, voyez-vous. Vous me direz que les gens ont beaucoup de soucis dans la tête : pas plus que le clochard, après tout, pas plus que moi. La différence, c’est que, nous deux, nous n’avons pas peur des casquettes.
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La nuit commence à tomber. Sous les nuages lourds et immobiles, la plaine est comme un aveu. Voici le monde, il est là, voici sa force et son inquiétude. Voici nos églises et nos maisons, voici leur contour précis. Voici ce que nous sommes, et rien de plus, cela est dérisoire et grand. Dans la voiture, à l’orgue de Pierre Cochereau, l’effrayante fantaisie en fa mineur de Mozart où vibre, avec plus de solennité encore, le défi lancé au Commandeur. J’espère et je redoute ces moments où « le beau n’est plus que le premier degré du terrible » ». Plus de problèmes à résoudre, plus de questions à poser. On est devant une toute-puissance, on cherche à la défier, à soutenir son regard. Ce pourrait être de l’orgueil, de la présomption. Non. Don Juan n’est qu’un pécheur comme les autres, mais qui ne triche pas avec la grandeur ; les roucoulades des bons sentiments, il les laisse au médiocre et médiatique Ottavio. Don Juan sait que nous n’avons guère de choix qu’entre le grand style, qui ne vaut rien, et le petit, qui ne vaut pas plus. Et il souffre et il s’obstine. Ceux qui s’empressent de le condamner dans l’espoir de se justifier eux-mêmes n’ont aucune idée de la largeur et de la profondeur de ce Dieu qu’ils vendent comme une savonnette. Et tantôt, Don Juan rêve d’être tout – le grand style – et tantôt il dérêve de n’être rien – le petit style. Entre ces deux misères jumelles, sa vie ne cesse d’osciller, et la nôtre. Car nous ne sommes ni rien ni tout ; nous sommes des appelés et l’appel vient de plus profond que nous ne pouvons l’imaginer ; des appelés chacun par son nom, chacun par et dans son labyrinthe, par et dans ce qui lui semble le moins convenir à un tel appel. L’autre soir, dans cette plaine que Péguy disait « imprenable en photo », le mystère était comme un phare, un phare de diamant qui, de temps à autre, venait éclairer et élargir l’étroite bande de ma conscience. Et il me semblait que, si j’étais vraiment vivant, je parviendrais à faire écho, même d’infiniment loin, et dans l’indifférence absolue au goût d’autrui, à cet instant que personne d’autre que moi n’aura jamais vécu ; et que, le style, ce serait cela ; et que, prier, ce serait cela ; et qu’aimer, ce serait cela.
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Alain Touraine comprend que nous, Français, nous ne comprenons rien. Que nous sommes des gens obstinément fermés dans un monde admirablement ouvert et que c’est là l’origine de nos malheurs. Quant aux difficultés présentes, celle du CPE, par exemple, elles sont la conséquence de l’absence de croissance. Ainsi rumine ce philosophe imaginaire. « La croissance, vous dis-je, la croissance ! » À quelqu’un qui avait osé prétendre devant lui que la pensée d’Alain Touraine était nulle, Jacques Berque avait signifié qu’il était obligé, en conscience, de s’élever contre une telle assertion. « Non, cher ami, non, vous n’avez pas raison de dire que la pensée d’Alain Touraine est nulle. La vérité, c’est qu’elle est sous-nulle. »
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Contresens. J’ai cité quelque part de mémoire, sans revenir au texte latin, la fameuse réponse d’Ovide exilé sur les bords de la Mer Noire à l’ami qui le plaint de devoir vivre au milieu des barbares. Le poète lui répond : « C’est moi le barbare puisqu’ils ne peuvent me comprendre. » Traduction littérale : « … parce que je ne suis pas compris par eux. » J’avais écrit : « C’est moi le barbare puisque je ne les comprends pas. » Du point de vue de la langue, je mérite un zéro. Toutefois, la mauvaise note acceptée, je m’interroge sur la raison pour laquelle la mémoire m’a fourché. La différence entre les deux versions me semble importante. « C’est moi le barbare puisqu’ils ne me comprennent pas » constate, au nom de la raison, la relativité de la barbarie. C’est une position à la Glucksmann : parfaitement juste mais, à mon sens, formelle et non opératoire. En donnant malgré moi – et de manière abusive – une allure augustinienne à la réponse d’Ovide, j’en ai changé le contenu. Tout à coup, le constat s’intériorise. Ovide réalise qu’il est lui-même un de ces barbares qu’il a méprisés à Rome. On passe de la sociologie à l’ontologie, du culturel et du social au fondamental, du registre de l’esprit à celui de l’âme. L’égalité profonde des êtres humains n’est plus seulement établie par une considération rationnelle mais par un retour sur soi, par une expérimentation intime, par une sorte de conversion qui libère un sentiment d’humilité, conduit à la fraternité et change radicalement la vision qu’on a du monde. Bienheureuse faute de grammaire !
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L’incroyable bourde du CPE n’a pas d’explication rationnelle, même d’un point de vue conservateur, même d’un point de vue patronal, même d’un point de vue capitaliste. La vie politique, jusqu’ici borderline, vient de faire sa première incursion dans la folie. Toute circonstance, désormais vidée de réalité, n’est plus qu’une péripétie sur le chemin des ambitions présidentielles. Côté majorité, c’est évident. Dominique de Villepin, qui a naguère superbement fait face à une énorme crise internationale, semble tout ignorer du peuple qu’il dirige. Il alterne, comme Don Juan, entre le grand style et le petit style, sans avoir trouvé ni sa voie ni sa voix. On dit son langage assez vert : pour qui se noie dans les abstractions creuses, c’est là une défense assez classique. Son acolyte de l’Intérieur tente de se faire raisonnable et modéré. Mais, chassez le naturel… Cet homme voudrait se faire du mal qu’il ne parlerait pas autrement. À trois jours d’une manifestation décisive, ses nouvelles variations sur les racailles et les voyous ne pouvaient être appréciées que de quelques néo-poujadistes hébétés. Et des députés UMP, naturellement : mais ceux-là, tant qu’un bateau n’a pas encore entièrement coulé, sont d’accord pour toutes les cargaisons. Côté opposition, j’ai beau monter le son, je n’entends rien, sauf une petite musique connue, qui me fait peur. C’est un vilain bruit de Grenelle, cette vieille crécelle de la CGT. Comme elle s’est empressée, la CGT, d’accepter l’invitation de Villepin qui excluait les étudiants et les lycéens ! Comme elle a gentiment expliqué aux petits jeunes que, grâce à elle, Monsieur le Premier ministre les recevrait le lendemain ! Et comme ils ont eu raison, les petits jeunes, d’envoyer paître et l’invitation tardive et l’entremetteuse intéressée !
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Nous ne sommes pas en 68, bien sûr, mais en 68 non plus, nous n’étions pas en 68. Il n’y a jamais eu de parti 68, de pensée 68, de génération 68. Rien qu’une rapide fulgurance 68, comme une flamme sur des ossements : quelques-uns s’en sont laissé brûler et régénérer. Depuis, à son seul désir, dans sa seule logique, elle apparaît, disparaît, réapparaît ; à l’instant qu’elle choisira, le reste s’évaporera.
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Ce qu’on appelle, depuis près de quarante ans, la génération 68, il faut enfin lui donner son vrai nom : la génération Grenelle. Grenelle, ce n’est pas la caricature de l’esprit de Mai, c’en est le contraire. Ce n’en est pas le contraire : c’en est la négation. Le grand mouvement social de 68 trouva son origine hors de lui et ne vécut que de la renier. 68, c’est le recours aux intérieurs, à la gratuité, à un changement de régime de la pensée. Grenelle, c’est le carnaval des conservateurs réconciliés, c’est le nihilisme gras. Le mouvement social de 68 s’est d’emblée mutilé de son essence : cette mutilation, il a fallu la payer de quarante ans de réalisme merdeux et de honte secrète. L’affaire profita d’ailleurs infiniment moins aux salariés, que la crise et l’inflation ne tardèrent pas à dépouiller des avantages qu’on leur avait si facilement concédés de crainte qu’ils n’aient le temps de se réveiller tout à fait, qu’à une classe de privilégiés qui, depuis quarante ans, bouffent du fric et pissent des principes, se partagent les places et jouent les moralistes et, ciblant leur propagande, dans l’intérêt de leurs gangs, à l’exacte intersection de la veulerie universelle et de leur bénéfice particulier, prostituent d’un même mouvement et la liberté de chacun et le bien de tous. Jamais plus l’esprit de Grenelle, vous en prendriez pour toute votre vie ! Jamais plus cette satisfaction d’esclave d’avoir échappé à une grande chose. Lisez ce que vous voulez, mes amis, lisez Marx – dans le texte -, lisez Rousseau – dans le texte -, lisez les Evangiles – dans le texte : vous y trouverez des raisons différentes et convergentes de boycotter Grenelle.
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Le fond de l’affaire ? C’était un beau printemps d’imprudence. L’espérance se promenait toute nue dans les rues, dans une si affolante évidence de beauté que personne ne cherchait plus qui elle était ni comment elle s’appelait. Elle était vraiment celle qu’on voulait. Non pas, comme la Vérité, dans la pièce de Pirandello, qu’elle épousât les fantasmes divers de ses prétendants : il y avait réellement en elle l’étagement de toutes les vertus et de toutes les beautés possibles. Et chacun, sans effort ni mensonge, voyait dans cette passante le meilleur de ce qu’il croyait. La vie intérieure sortait de ses caches : on eût dit qu’elle était en permission. Jamais je n’ai senti aussi fort que le second commandement – l’amour du prochain – est semblable au premier – l’amour de Dieu ; qu’il est meilleur d’être un petit et un humble qu’un riche et un puissant. Et qu’il faille choisir entre Dieu et Mammon, c’était écrit dans tous les regards ! D’autres, sans s’abuser plus que moi, lisaient autre chose : l’exaltation de la vie, de l’amour, de l’espoir, de la beauté. Ils avaient raison, nous avions tous raison. Mai 68 ou l’irruption des transcendantaux. Ce fut bref, bien sûr, si bref ! Personne n’imaginait qu’on allait confondre la terre et le paradis ! Que les problèmes se trouveraient résolus ! Qu’on serait affranchi de l’argent, du pouvoir, de la misère ! Que des solutions « concrètes » s’imposeraient ! Que le temps des opinions et des querelles était révolu ! On rêvait, mais on rêvait juste : quelque chose d’autre, venu de très profond, très malaisément identifiable, aussi polysémique qu’on le voudra, s’était frayé un chemin dans les ténèbres des êtres humains, et s’était installé en eux, entre eux, au plus profond. Non pas dans les bourrasques tumultueuses et équivoques des passions, non pas dans les abstractions orgueilleuses et figées des crânes, encore moins dans de fumeuses et délirantes spéculations : plus près, plus simplement, plus classiquement oserai-je dire, c’est-à-dire à ce point de jonction de l’esprit et de la sensibilité que le XVIIe siècle appelait très précisément le cœur. Micro-événement et cataclysme. Les intérieurs ont rompu les barrages, brisé les grilles. Puis ont reflué vers les mystères où nul ne peut les poursuivre.
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J’appelle Grenelle la réaction de la bête. Non pas la bête immonde ! La bête ordinaire, vous, moi, la bête un peu bête, quoi ! Profondément perturbée, la bête. Incapable de comprendre ce qui s’était passé, mais nullement incapable de flairer la nouveauté, ni d’en frémir de peur et de désir, de rage et d’envie. Incapable par construction d’intégrer un événement qui la surplombe de plusieurs univers, mais incapable de se faire sourde à un appel soudain logé, par effraction, au plus creux de ses entrailles. Ah ! Qu’elle est laide et qu’elle est drôle, depuis Mai 68, la bête occidentale ! Et que son histoire est simple ! Et comme il serait bon de l’enseigner à l’école élémentaire ! Fermez vos cahiers, les enfants ! Je vais vous raconter.
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La bête la plus stupide a assez d’intelligence pour comprendre les choses essentielles, même si elle n’entend rien aux imbécillités compliquées auxquelles vos pauvres et dévoués parents doivent faire semblant de s’intéresser pour vous épargner la faim et le froid et avoir l’air de ressembler à des citoyens. Donc, un matin de Mai 68, la bête occidentale s’est réveillée en grognant. Elle se sentait patraque. Elle a pris son petit déjeuner comme d’habitude, et a entendu, sur Europe I, le récit des événements de la nuit. Des histoires de barricades et de CRS, pas de quoi fouetter un chat, ça existe dans tous les pays. Pourtant, c’est à ce moment précis que la bête ressentit pour la première fois – allez donc savoir pourquoi ! – l’étrange malaise dont elle comprit tout de suite qu’il ne l’abandonnerait plus jusqu’à sa mort. Les savants disent qu’elle a commencé à souffrir d’un mal compliqué, une ambiguïté ontologique. Comment ça s’écrit ontologique ? Sans h au début, les enfants, sauf quand on parle de TF1 et de quelques autres exceptions à la règle que vous découvrirez tout seuls. C’est un mot un peu difficile, mais la réalité est simple. La bête a senti que la vie qu’elle avait vécue jusqu’à ce matin-là était en train de changer. Dans le frigidaire de sa tête, tout avait dépassé la date de consommation. C’était comme si quelqu’un sonnait en permanence à sa porte et si, au lieu de faire dring ! dring ! dring ! la sonnette jouait une musique très belle, une musique envoûtante, entraînante, donc une musique qui voulait l’entraîner. La grosse bête occidentale était perplexe. Elle était trop bien chez elle, et bien trop pot-au-feu, pour en sortir ; en même temps, elle avait une envie terrible de céder à la tentation. En outre, elle avait compris que la sonnette ne s’arrêterait plus. Naïve comme elle était, et comme elle est toujours, elle a demandé à des gens riches et parfois assez menteurs, qu’on appelle les consultants, de lui trouver une solution. Ils en avaient une. Ils lui expliquèrent que, pour ne plus entendre la jolie mélodie qui la perturbait, il lui fallait la couvrir des bruits ordinaires de la vie, des bruits Quotidiens (ils écrivaient ce mot avec un grand Q pour être payés davantage). Faire la vaisselle en choquant les assiettes les unes contre les autres, mettre la radio et la télé très fort, ouvrir en grand le robinet de la salle de bains, tirer plusieurs fois la chasse d’eau ; si on est amoureux, brailler je t’aime comme un âne au lieu de le murmurer, etc. « Rien de tel pour échapper à un appel réel, affirmaient les consultants, que de faire du bruit idiot. Cela s’appelle le divertissement et, en dépit de tous les efforts d’un certain Pascal – probablement un pseudonyme – pour nous savonner la planche, ça fonctionne toujours, spécialement en Amérique. »
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Pour les gosses, forcé de censurer ! Les boules, ils auraient ! Allez raconter à des mouflets que la bête occidentale ne peut plus ni sortir d’elle-même ni rentrer en elle-même, qu’elle est prisonnière de sa peau et qu’ils sont donc eux-mêmes des prisonniers, que l’éducation, l’école, les stages et tout le bordel, c’est pour leur apprendre à être de meilleurs prisonniers ! Que, plus les gens ont des gueules affranchies, plus ils sont taulards dans l’âme ! Comment dire aux enfants que la maison de Dame Tartine, le beau palais de beurre frais, les murs de chocolat, c’est plus vrai que ce qu’ils vont avoir statistiquement sous les yeux environ soixante-seize ans s’ils sont du sexe fort et quelques années de plus si ce n’est pas le cas ? Comment un gosse normal peut-il comprendre qu’on entende la sonnerie et qu’on n’aille pas ouvrir ? Que, pour les choses les plus simples de la vie, on invente des manœuvres tordues, des mots truqués, des saletés prétentieuses ? Que les usines et les campagnes ne servent plus à cultiver et à produire ce dont les gens ont besoin, mais à nourrir la folie d’une meute d’abrutis exaltés ? Cette bête qui, toute leur vie, les complexera en leur faisant croire qu’elle est au-dessus de tout, vous imaginez le temps qu’ils vont mettre avant de piger qu’elle est au-dessous, au-dessous d’elle-même, au-dessous d’eux, au-dessous de tout ? Que ce qui la rend folle, la putain de sale bête, à la fin, c’est qu’elle sait qu’elle n’arrivera jamais à être à hauteur d’homme et qu’eux, à peine sortis du ventre de leur mère, sans stage et sans apprentissage, à hauteur d’homme, ils y étaient déjà ? Et qu’il leur faudra fournir de terribles efforts pour simplement s’y maintenir ?
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Ma mère est morte ce 11 mars, à plus de quatre-vingt-dix-sept ans, me laissant une grande fatigue. Il y a quelque temps, elle avait été brièvement hospitalisée. Je l’avais trouvée au milieu d’un aréopage de médecins, d’internes, d’infirmières qu’elle considérait avec circonspection. Soudain, n’y tenant plus, elle avait laissé les blouses blanches à leurs spéculations et, se tournant vers moi, avait articulé de sa voix retentissante d’ancienne sourde : « S’ils s’imaginent qu’ils me font peur avec leurs histoires de cimetière ! » Tu savais comme tout le monde, ma pauvre petite mère, que beaucoup de choses, ici-bas, ne sont qu’histoires de cimetière. Mais, toi, tu le disais, et, loin de t’abattre, ça te donnait la pêche. Les autres font semblant, vois-tu, ça les déprime. Allons, pitié pour eux, et cachons nos sourires ! J’essaye de faire comme toi, de ne pas confondre la vie et les histoires de cimetière ; c’est sans doute pour obtenir ce résultat que tu m’as tant emmerdé, toi la mère italienne, heureusement unique, d’un fils également unique. Naturellement, je crains que mon oraison funèbre ne t’aille pas : de toute façon, rien ne t’allait jamais. À mon avis, c’est quand même celle qui te dégoûtera le moins. Au revoir. Et même si les anges sont des créatures inférieures aux humains, ne sois pas trop sévère avec eux, per favore !

(30 mars 2006)