Réouverture

LE MARCHÉ XXVIII

L’élection présidentielle. J’attends la parole simple et large qui, sans apporter solution à rien, donnerait sens à tout. Mais non. Le monde comme je le vois, comme je le sens, comme il me blesse, personne n’en parle. Alors, comme un pronostiqueur hippique, je procède par interdits. Sans tenir compte de leur étiquette, j’élimine les candidats qui mettent en cause ce qui me tient le plus à cœur. Je ne pourrai pas voter pour Nicolas Sarkozy. On peut vouloir du bien au peuple américain, on ne saurait approuver un malfaisant qui ridiculise son pays en affolant le monde. Je ne veux pas devenir, par président interposé, l’ami de l’Ahuri pétrolifère. Sottise, confusion intellectuelle, délire religieux, inculture, irréflexion criminelle, dévotion à l’argent : il faut vraiment saluer ça ? J’ai apprécié que Jack Lang traite ce type de crétin. Les diplomates froncent le nez, bien sûr, et j’entends leurs raisons ; la plupart du temps, elles sont bonnes. Mais quand l’écart entre les propos policés et le sentiment général devient un gouffre ? Sans qu’il y ait là comparaison, quelle politesse n’a-t-on pas déployée, dans les années trente, à l’égard de ce M. Hitler ? Était-ce nécessaire ? Je ne pourrai pas non plus voter pour Ségolène Royal. À cause d’un détail d’une immense gravité, qui touche à l’essentiel et révèle tout. Elle a reparlé d’une sorte de formation destinée aux parents des jeunes en difficulté. Cette idée me glace. Le système qui envoie ses pompiers éteindre le feu qu’il a allumé chez les pauvres, c’est trop d’hypocrisie pour moi. L’idée renvoie hélas ! à ce que je n’ai cessé de constater, depuis vingt ans, chez les socialistes : ils éludent les problèmes réels, calent devant les difficultés les plus lourdes et s’en tirent en faisant monter dans le bon peuple la mayonnaise tournée de leur morale. Je hais cela. Prévoit-on d’enseigner d’urgence aux parents riches les moyens de prévenir le cynisme égoïste de leurs rejetons ? La perversion de ses cadres, n’est-ce pas pour une société un danger encore plus redoutable que des violences qui, au demeurant, en découlent largement ? Le paysage, on le voit, s’éclaircit. Les deux principaux champions supposés sortent du jeu, l’un pour une raison macrocosmique, l’autre pour un motif microcosmique. J’élimine également, même si je puis approuver plusieurs de leurs propositions, ceux qui, après m’avoir vanté leur originalité au premier tour, me donneront la consigne de voter au deuxième pour cette dame ou pour ce monsieur. Les consignes, c’est pour les bouteilles. Je vote pour désigner quelqu’un qui me convienne, un point c’est tout : débrouillez-vous avec vos tactiques. Voyons la suite. On devine peut-être que je n’ai pas une passion dévorante pour l’extrême droite. Reste un cas particulier, François Bayrou. J’estime sa manière, son courage, son indépendance. Mais l’Europe est entre nous : de toutes mes forces, je refuse cette bouillie. Je me dirigerais donc tout droit vers un bulletin blanc si je n’avais une solide dent contre ceux qui ont décidé de mêler ces bulletins-là aux bulletins nuls. Il ne me resterait alors, si les dés étaient jetés, qu’à me déclarer partisan de l’abstention et à me fâcher tout rouge contre les sacripants qui feindraient de voir dans cette position désolante, mais inévitable, un dédain de la politique. C’est exactement le contraire. Si je m’abstiens, Mesdames, Messieurs, ce sera votre faute. Mais tout peut encore changer…
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On nous a offert le DVD de l’Abécédaire de Gilles Deleuze. Nous n’en sommes qu’à la lettre H. Payez-le vous ! Donnez-le aux jeunes ! Je le parcours ici à la hussarde parce que Vox populi me réclame. Deleuze : « La majorité qui est personne et la minorité qui est tout le monde » : pas beau ça ? L’amour qui n’est possible que si l’on saisit le point de démence de l’être aimé : pas juste ça ? L’hypocrisie des Droits de l’homme : vous voyez le contraire ? L’écriture qui est affaire universelle et non pas individuelle : vous préférez le dernier Angot à Paris ? La haine des colloques, des lieux où l’on va « parler ». L’idée de « l’être aux aguets ». Ces humains qui n’ont pas de monde, ces animaux qui en ont un. 68 comme intrusion du réel, donc du devenir, contre toutes les abstractions. Et ce quelque chose de trop fort dans la vie qui, bien plus que la faiblesse de l’humain, explique la boisson, la drogue, les trucs peu avouables ? Ça ne vous dit rien ? Moi, si. Visiblement Deleuze est épuisé. Dans le miroir, le visage de Claire Parnet le surplombe, un regard d’une renaissance sans majuscule. Je suis d’accord. Présent.
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Dieu aidant, ou Allah, ça va se calmer. Pourquoi le pape a-t-il introduit dans sa leçon sur la foi et la raison une vacherie de notre vieille connaissance Manuel II Paléologue, mystère et boule de gomme ! La vieille animosité contre l’islam qui traînaille toujours dans la conscience chrétienne ? Pas certain. Plutôt le plaisir érudit de citer le livre d’un bon confrère, Théodore Khoury, où il a pêché la citation explosive. Quoi qu’il en soit, tous ceux qui, dans une foi ou dans une autre, croient en un Dieu secourable, ont des raisons de se réjouir. Il n’est pas si fréquent que TF1 fasse sa une avec le logos de Jean et les sourates du Coran ! Peut-être, de part et d’autre de la Méditerranée, l’incident suscitera-t-il des vocations théologiques ? On peut aussi se demander ce qui se serait passé si aucun micro n’avait été branché à Ratisbonne ni aucune télévision en terre d’islam. Plus de disputes. Le texte pontifical eût été expurgé, avant publication, du passage incriminé, les savants musulmans auraient calmement donné leur point de vue, tout se serait passé le plus interculturellement du monde. Autrement dit, la communication, c’est la guerre. C’est pourquoi elle oblige l’humanité à des progrès rapides et profonds, sans elle, malgré elle, contre elle.
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J’étudie avec beaucoup d’intérêt le discours du pape, mais c’est la parole de Deleuze qui m’émeut. Est-ce mon christianisme qu’elle fait étrangement revenir en force ? Je ne sais pas, je sens bizarrement un lien, je ne peux pas en dire plus, tout cela est extrêmement confus. Et puis pourquoi cette vieille manie de classer, d’étiqueter ? Je ne m’en guérirai donc jamais ? Toujours cette crainte secrète de la résonance ! Pourtant, c’est ce qui résonne qui raisonne ! Les théologiens de ma jeunesse m’ont enseigné la théologie de la même manière qu’on me propose aujourd’hui la politique : en en restreignant le champ, en en étouffant l’écho. Le but est le même, saintement terroriste ou démocratiquement terroriste, mais terroriste. Le but, c’est que je ne sente pas ce que je sens. Ou plutôt, que je ne sente pas tout ce que je sens. Que je respecte la ligne de courtoisie, comme à la poste : au-delà, ce ne sont plus mes affaires ; au-delà, ils savent. La perception, dit Deleuze, pas la morale. On veut bien que j’aie une perception (opinion, autonomie, etc.) mais à condition que j’accepte qu’on me la bride comme un moteur trop dangereux entre mes mains novices. À condition que je veille moi-même à la brider, que je tire moi-même gentiment ma ligne de courtoisie. J’ai droit aux chatouilles du monde, pas à la plénitude de vivre : baisouillages d’alentours, disait Sartre. L’intox citoyenne d’aujourd’hui, c’est l’intox religieuse poussée à sa perfection – et vidée de sa substance. Et si, en plus, elle est féminine, grand chelem ! Mais moi, je ne veux pas massacrer ma perception, je ne veux pas qu’on me fasse honte de ma perception ! Non parce qu’étant la mienne, elle aurait plus de valeur qu’une autre ! Le contraire ! Parce que c’est par là que je rejoins les autres, par là qu’ils me rejoignent, parce que, sans ces étreintes secrètes, puissantes, terribles, taquines, la vie est encore plus conne que TF1 ! Je n’ai pas donné ma vie à la panne minable qu’on voulait me faire jouer. Un refus premier, radical, immense, pourtant infiniment modeste, m’a toujours sollicité, me sollicite encore. M’inciter à en refuser la morsure, c’est vouloir me rendre fou. La perception, pas la morale. Ce mot me touche au-delà de ce que je peux dire. Il efface tout et régénère tout. Oui, comme Clavel à sa manière, comme Deleuze à la sienne, en 68, j’ai senti le réel. Ce n’est pas que je sois plus nostalgique de cette année-là que de mon premier couteau suisse ! Les barricades et Dany, moi, vous savez… Mais il faut bien qu’un amour commence quelque part ! Les gens que vous aimez, vous les rencontrez dans l’intemporel et le nulle part ? La vie, avant 68, je l’aimais en douce. Nous cachions nos amours. Soudain, en mai, on a décidé de vivre ensemble. La vie ! Pas les idées qu’on a sur elle ! Pas les bonnes intentions qu’on décaisse pour en faire bénéficier les autres. La vie, là, à portée. Qui prend notre raison sur ses genoux, gentiment, et lui explique. Elle dit qu’il faut sortir des bonnes intentions, qu’elles sont pires que les mauvaises parce qu’elles se heurtent moins vite à elles-mêmes, parce qu’elles sont des gamines prétentieuses ! Qu’il faut fermer la comptabilité de la mauvaise conscience et jeter la clef à l’égout. Fermer ce qui enferme, ce qui enferme noblement, ce qui enferme intelligemment, ce qui enferme généreusement ! Fermer boutique ! Ceux qui disent que c’est impossible, regardez la trouille qu’ils se payent ! Mais Deleuze l’a bien vu, qui ne croyait guère aux révolutions : si vous agitez contre leurs abstractions d’autres abstractions réductrices, vous êtes pires qu’eux et vous crèverez plus vite.
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Question aux éditions Odile Jacob : à quand la réédition de l’introuvable livre de Michel Henry, Du communisme au capitalisme ? Plutôt actuel, non ?
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« Le pouvoir, confiait François Mitterrand à Jean-Pierre Chevènement, c’est la noblesse de la politique. » Cet étrange propos de socialiste ne me choque pas. Mitterrand était d’autrefois. Il était de son enfance, d’une belle et nombreuse famille, d’une province où des parfums sans avenir fécondaient des ambitions romanesques. Il était le fruit inventif et génial d’un univers ordonné. J’ai connu des gens de cette sorte. Culture, intelligence, quelques camaraderies privilégiées, ils faisaient plus que de porter le monde qui les avait faits, ils étaient ce monde. Le présent ? Un décor qu’ils voyaient à peine, le champ de manœuvres de leurs rêves. Ils feignaient poliment de s’y intéresser, tentaient parfois de l’aimer un peu, de loin. Dans un de ses discours, François Mitterrand parle de la ressource humaine. Dans sa bouche, ce mot de manager me fait rire. S’il avait eu la moindre idée de l’horreur qu’il recouvre, il aurait hurlé. C’est en toute innocence que je le vois inventer la réconciliation des Français avec l’entreprise. L’histoire l’occupait, l’art, la poésie. L’époque sur laquelle il régnait, il ne lui était pas difficile de la dominer de la tête et des épaules. Mais le cœur était ailleurs, il devait faire semblant. D’où la solennité, l’apparat ; ça tient à distance, ça protège les choses du dedans. D’où les mots-valises de la politique dans lesquels il essayait de fourguer en fraude au monde moderne, en tâchant de parler comme lui, un peu du sens d’autrefois. Socialisme, progrès, pourquoi pas ? Il y croyait. Comme on peut y croire. Un homme épatant, François Mitterrand. Et, comme eût dit Marguerite Duras, une politique désastreuse, forcément. Il n’embrayait pas sur une époque bien contente, elle, d’avoir affaire à un type aussi rassurant : tout pouvait changer sans cesser de continuer. On avait les idées larges : le fric, la pub, la culture faisaient ménage à trois. Vraiment, de tout cœur, bon repos à François Mitterrand. Si je rejette sa politique, je salue en lui un humanisme qui n’était pas une pose. Mais ce temps-là est fini. Ses héritiers sont les enfants du non-sens et, le non-sens, ce n’est pas à l’ENA que ça se soigne. Chez eux, l’humanisme à la Mitterrand est une pièce rapportée. Il sonne creux.
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Un ordre sécrète une logique qu’on finit par prendre pour la raison. Un jour, l’ordre s’effrite: il reste une mélancolie et l’avenir est en deuil : l’histoire de François Mitterrand. Le peuple sentait la solidité de son assise ; son talent était de lui faire oublier qu’elle n’était que survivance. Ses successeurs ont tiré la mauvaise pioche : ils ont l’obligation historique d’être géniaux, de refonder une raison vivante sur les ruines d’une raison morte. Est-ce autre chose, vivre ? Tout ce qu’on m’a vendu pour de la raison dans mon enfance et dans ma jeunesse, je sentais bien que c’était trop étroit pour en être vraiment. Allez l’expliquer aux autres quand vous ne pouvez pas vous l’expliquer à vous-même ! Allez discuter quand tout le pouvoir est en face ! On sort du jeu, on se révolte. La famille n’avait pas raison, l’école n’avait pas raison, l’Université n’avait pas raison, les groupes cathos n’avaient pas raison. Non, non et non. On prend l’habitude de dissimuler, de tricher, de mentir. À force de rester en tête-à-tête avec sa révolte comme la victime avec son ravisseur, on finit par y prendre goût, on trouve la posture intéressante : alors, de salvatrice, la révolte devient carcérale. Seule solution, récupérer le terrain perdu, et bien au-delà. Moscou est en flammes, reprenons la sainte Russie ! Se refaire une raison comme on se refait une santé : plus large, plus forte, plus vibrante, plus aventureuse, plus souple. Comment ? En affrontant le non-sens, l’apparence, l’absurde. Descente aux enfers et remontée. Combat avec/contre/pour soi-même comme fondement de tout. La plupart, il est vrai, ne le livrent pas et y voient une grande chance. Pour la sieste, c’est vrai que c’est mieux. Libre à eux, mais qu’ils ne se lancent pas trop dans la politique : elle les rendrait transparents. On verrait qu’ils sont comme leur héritage : vides, vides, trois fois vides.
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À la télé, une séance de formation dans un hypermarché. Le salaud fait travailler les stagiaires sur la gestion des stocks. Ils n’arrivent pas à trouver la formule la plus avantageuse pour la boîte donc, logiquement, pour eux. Alors le salaud leur dit : « Mais quoi, vous n’aimez pas l’argent, non ? »
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Docteur Jekyll et M. Hyde, en voilà une bonne affaire. Elle était autrefois largement exploitée. De braves types s’imaginaient diaboliquement schizophrènes parce que des envies bizarres leur poussaient aux marges de leurs existences d’employés fidèles et de maris dévoués. Deux hommes en moi, c’était le titre du roman d’un honnête historien catholique, Daniel-Rops. Il n’en avait pas vendu des tonnes ; son Jésus en son temps, par contre, avait fait un malheur. Le cher François Mauriac, rencontrant l’historien et sa femme dans un cocktail, avait gentiment caressé le superbe manteau de fourrure de Mme Daniel-Rops en murmurant de sa voix brisée et charitable : « Doux Jésus ! » La version moderne de Docteur Jekyll et M. Hyde m’inquiète davantage. On la trouve chez des patrons et des hommes d’affaires portés à la religion ou entichés de révolution. Plus critique, tu meurs. Plus zhumain, tu meurs ! Au tu et à toi avec ton âme ! Vibrants comme des perceuses électriques ! Le cœur sur la main, la main sur le cœur. Puis, le lundi matin, bourrés de liberté, ils s’en vont tout gaîment, la tête hors du doute, aggraver la cruelle absurdité du monde.
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Banlieues. Attention, sujet sérieux. À regarder en face. Museler ses passions. Ne pas parler en procureur, ne pas parler en avocat : ni pour fournir un exutoire à sa violence, ni pour soigner sa mauvaise conscience. La révolte à laquelle ont été acculés certains quartiers a de quoi faire frémir : c’est un drame pour les intéressés, une menace pour d’autres. D’évidence, les quartiers sont un symptôme de la société qu’on a eu la sottise de nous proposer et que nous avons la couardise d’accepter. Les quartiers racontent le fric, la chiasse consommatrice, la nullité des élites, la trouille identitaire, la voyoucratie publicitaire et communicationnelle, la prostitution de la pensée, le naufrage d’une éducation maquée au Medef, l’incurable bassesse d’une ancienne civilisation qui n’en finit pas de crever. Les quartiers racontent même Bush, et qu’il ne faut pas lui serrer la main. Mais, eux, les jeunes pris dans cette tourmente, il faut les regarder en face. C’est peu dire que beaucoup d’entre eux se sont enfermés dans la révolte : elle est devenue leur seule jouissance, amère et terriblement contagieuse. Ils ont tout perdu ; si rien ne change, ils ne reconquerront rien : il suffit de monter dans un train de banlieue pour comprendre dans quelle logique de régression ils sont entrés. La solution est-elle de ne rien faire en hurlant à la responsabilité collective ? Attendre, pour intervenir, que le problème global soit réglé, c’est les condamner. En un sens, bien sûr, il n’y a pas de problème des banlieues ; le problème des banlieues, c’est le problème de notre société, et bien au-delà. Mais, ce symptôme, si on ne le soigne pas, il va s’aggraver : ils en feront les frais, ce sera injuste. Cette violence doit cesser. Nous ne pouvons pas accepter que ces enfants se mettent dans un pareil danger ; nous ne pouvons pas accepter qu’ils fassent peser une telle menace sur d’autres. Il faudrait être bien sourd et bien stupide pour ne pas comprendre que, plus ils s’enferment, plus ils nous appellent. Il n’y a pas d’amour faible. Il faut intervenir. Le tout est de savoir pourquoi et comment. Non pas pour les réduire, pour les contrôler, pour les humilier, pour les emmerder : pour leur dire, même avec rudesse, que nous sommes là, que nous entendons y rester et que nous y resterons. Pas pour résoudre leurs problèmes, hélas ! Pour les empêcher de s’isoler et de nous isoler. Pour eux et pour nous. Il faut que les banlieues cessent d’être un enjeu démagogique, le lieu d’une prolifération de sensibilité fausse et intéressée : j’entends par là aussi bien la vulgarité des invitations au nettoyage que les gloussements humanitaires qui donnent accès aux médias. Il faut une remise en ordre. Mais une remise en ordre ne se fait pas dans le désordre. On doit savoir reconnaître les mérites de ceux qui auront à accomplir cette tâche difficile, mais on doit s’interdire de leur accorder l’ombre du début d’un commencement d’excuse s’ils manquent à la dignité avec laquelle elle doit être menée. Il faut leur expliquer que la manière dont ils l’exécuteront pèsera d’un grand poids sur la suite : leur parlant ainsi, on saisira une superbe occasion de les former. Il faut leur montrer qu’on ne les envoie pas contre l’ennemi, qu’un bout de territoire doit tout simplement être rendu à la sécurité. Il faut les habituer à l’idée, même si elle semble actuellement ubuesque, qu’une telle intervention pourrait éventuellement se dérouler ailleurs, à Neuilly-sur-Seine, par exemple. Un encadrement incapable d’obtenir de ses subordonnés l’attitude qui convient, un encadrement assez servile pour transformer une pareille mission en un exercice de reptation au sol devant un supérieur ou un politique, doit être considéré comme un encadrement incapable tout court, et sanctionné comme tel. Je suis persuadé qu’il y a une rencontre possible entre les gars des banlieues et les jeunes flics. Je suis persuadé que les uns et les autres le désirent plus fort encore qu’ils ne le refusent. Je suis persuadé que les uns et les autres ont besoin, pour eux-mêmes, de cet élargissement. Cette rencontre, il ne faut pas la truquer. Il ne faut pas déguiser les flics en footballeurs ; ces simagrées méprisantes faussent tout. Par contre, il faut transformer radicalement l’idée que ces flics se font de leur métier. Il faut qu’ils comprennent que, pour donner corps à l’esprit, il faut mépriser l’esprit de corps. L’esprit de corps, même si l’on vote à gauche, chez les flics ou chez les X, c’est ça le fascisme, c’est ça les faisceaux d’intérêt, c’est ça la saleté des adultes restés des sales gosses. Il faut qu’ils comprennent que l’esprit de corps ne marche jamais avec l’amitié, que c’en est la pourriture, le sida. Si l’on a la patience, les relations, forcément conflictuelles au début, s’apaiseront peu à peu. De l’ironie filtrera, des vannes, quelques mots. Les gangsters, là où il y en a, se retrouveront progressivement isolés. Difficile, certes. J’observe en tout cas que ni les chantres scandalisés de l’ordre ni les commentateurs attendris du désordre n’ont jusqu’à présent obtenu le moindre résultat. Pour cause : ils ne souhaitent pas en obtenir. La situation des banlieues les sert en ce qu’elle leur permet de prolonger les aboiements ou les bêlements qui sont leur fonds de commerce ; la situation des banlieues les sert en ce qu’elle leur est un écran – de peur ou de bons sentiments – entre le monde réel et eux. J’ose le dire : ces jeunes, ni ces pitbulls ni ces moutons ne les aiment. Une telle action, une telle formation-action ferait réfléchir la société tout entière. La levée de ce blocage créerait spontanément dans l’ensemble du pays une dynamique d’expression : c’est le cas à chaque fois qu’un nœud d’angoisse se dénoue. Ainsi, après avoir été symptômes, les quartiers deviendraient analyseurs. Ils y retrouveraient un lien réel avec le reste de la société ; ils y récupéreraient leur raison. Plus même : ils deviendraient les analyseurs de la démocratie elle-même. Impuissante à régler cette crise vitale, elle sera à bon droit sévèrement interpellée.
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Intervenir ? Et si ça tournait mal ? Mais comment cela pourrait-il bien tourner si on laisse ces jeunes aussi affreusement seuls, si on les abandonne à tous ces mots creux ? Une seule question, une seule angoisse. Y a-t-il encore assez de responsables pour vouloir que ça se passe bien ? Pour mettre de côté les tactiques, les avancements, les ambitions ? Je n’en suis pas sûr. Je n’en suis pas sûr du tout. Et puis, s’il n’y avait que les quartiers… De quoi ils sont le signe, il faudrait un Hypermarché pour le raconter. J’en étais à me demander par quel bout commencer quand un ami formateur m’appelle, tout remué. Il sort d’une session. Il est en train de développer une idée quand un stagiaire l’interrompt poliment et lui dit son étonnement de l’entendre employer des mots comme en effet, parce que, pourtant, donc, etc. Les autres sourient : ils se posaient aussi la question. Un formateur en communication leur a expliqué que ces mots-là ne servent à rien, qu’ils sont l’échafaudage qu’on retire quand la maison est construite, que ce sont de simples chevilles, qu’ils gâchent un discours, qu’il faut les éviter. Je ne ris pas, vous savez. Je ne mens pas. Ils ont dit ça. Et mieux même. Puisqu’on en était à se parler, une autre stagiaire, elle aussi, s’est étonnée. Non seulement cet ami emploie des donc et des en effet, mais il lui arrive de se servir de tournures négatives. « Jamais de négation, a dit le communicateur, ça casse une image, la négation. Rien que de l’affirmation. Être positif. Toujours positif. » Je vais dire les choses calmement. Ça, la plupart des tyrans du XXe siècle ne l’ont pas fait. Ils ont bourré le crâne des gens avec leurs âneries, ils leur ont fait brailler des slogans, chanter des inepties : la structure de la langue, ils ne l’ont jamais touchée. Ils n’ont jamais osé, ils n’ont même jamais songé y toucher. Seul le nazisme, que les démocrates mondialisés s’en souviennent, s’en est pris à la syntaxe et au lexique. Qu’on n’oublie jamais cela dans les entreprises, dans ces belles entreprises avec lesquelles nous sommes si gentiment réconciliés et où, la langue, on la sabote systématiquement, on l’attouche, on la viole. Où les excellents patrons humanistes payent grassement des saboteurs incultes que les excellents syndicalistes humanistes, l’air bonasse, regardent faire. Pourquoi interdirait-on aux gens d’articuler leur pensée et de dire non ? Chacun son idée et la course au fric pour tout le monde, c’est pas ça la liberté des veaux ? Et puis, qu’est-ce que ça change à la production, à la consommation, à la négociation ? Ce n’est rien, c’est pour rire, c’est la mode. « Vous dites que ça fait une pensée de pantin, avec des jambes sans genoux et des bras sans coudes ? Qu’est-ce que vous avez contre les pantins ? Nous sommes tous des pantins, mon pauvre vieux. Vous aussi. Excusez-moi. Un client. » Désarticuler les gens et les rendre incapables de refuser, ça s’appelle comment ? Les Droits de l’homme, ils roupillent ? Vous savez ce qu’on fait, vous savez ce qu’on devient quand on n’a plus le droit ni d’articuler ni de refuser ? On branle des mots au hasard. On devient une lavette, une lavette citoyenne. « Au début du siècle numéro 21, la civilisation occidentale s’était essentiellement consacrée à la production de lavettes citoyennes. » Je raconte ça à des gens. Ils ne réalisent pas. Ils croient que j’exagère. Que le plancher soit à ce point pourri, que les termites bouffent les meubles de famille, ils ne peuvent pas imaginer, ils ne veulent pas imaginer. L’amiante mentale, ils ne voient vraiment pas ce que ça peut être. Bruno Frappat rigole : il pense que c’est mon côté 68, il trouve ça sympa. Jean-Pierre Chevènement dit que je suis un original. Quelques formateurs savent, eux. Les grosses saletés, au début, il n’y a toujours que quelques types qui en parlent. Bien sûr que les banlieues, en un sens, sont une question annexe ! Mais ni les gars des banlieues ni les gars des entreprises ne sont des questions annexes. Il ne faut pas les laisser seuls.
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Les sociétés non plus ne doivent pas se laisser seules, surtout s’il n’y a qu’une Méditerranée entre elles. L’incident créé par le discours du pape est si révélateur ! J’ai beaucoup d’amis en terre d’islam, il faudrait que ce tout petit événement nous rapproche encore. À chaque rive sa tentation : la regarder en face, comprendre ce qu’elle signifie. Côté nord, le vieil esprit de supériorité. C’est de la tchatche, amis du sud ! L’Occident est péteux ! Il sait qu’il va mal. Il ne peut plus dire non à sa folie, il se désarticule. Côté sud, cette susceptibilité ! Vous faites un peu monter les enchères, non ? Vous endormez le peuple avec des colères artificielles ? Dangereux. L’évidence, c’est que les logiques de pouvoir, apparemment toutes-puissantes chez vous comme chez nous, sont blessées à mort. Notre stupide esprit de supériorité et votre discutable susceptibilité sont deux manières symétriques d’essayer de les réanimer. Inutile. Tous leurs déguisements sont maintenant repérés : politiques, économiques, religieux, et les autres. Elles disposent encore d’un énorme crédit virtuel, mais elles n’ont plus de prise réelle. Elles ne touchent plus ni les esprits, ni les cœurs : elles sont condamnées. La mondialisation a dévoilé leur nudité de la façon la plus impudique et la plus définitive. Il ne s’agit plus, ni pour vous ni pour nous, de savoir à quoi il faut nous raccrocher : toutes les prises connues ont lâché ou lâcheront. Il s’agit de nous faire présents les uns aux autres, et à l’avenir. Avec la puissance d’un élan venu de plus loin que nous, avec la largeur d’une raison qui dépasse nos singularités. Sans rien renier de ce que nous sommes, mais sans rien figer dans des formules, ni dans les peurs et les exigences qu’elles cachent. Votre Jacques Berque, notre Jacques Berque l’a dit lumineusement : « Non pas l’antique comme rabâchage, mais l’innové comme retrouvailles. » Plus de représentation entre nous, plus de solennités, plus de cinéma ! Réouverture des portes, de toutes les portes, chez vous et chez nous. À quand, tous ensemble, la fête de la Réouverture ?

(24 septembre 2006)

Zorro-la-calculette

LE MARCHÉ XXVII

Ils ne seraient pas vilains, ces bancs qu’on a installés dans les gares d’Ile-de-France. Le dessin en est élégant, la couleur agréable. Mais quel étrange matériau ! L’hiver, ils sont d’un abord si glacial et si glaçant pour la partie de l’anatomie humaine appelée à entrer en contact avec eux qu’on doute si leur conception n’est pas due à des spécialistes des hémorroïdes en mal de clientèle. Les accoudoirs dont ils sont nantis, beaucoup trop bas pour être utiles, ne servent qu’à séparer des fessiers. C’en était trop, l’autre jour, pour l’impatience d’une dame imposante. Elle s’est soudain dressée en nous livrant, à tue-tête, cette bouleversante confidence : « J’ai le cul au frigo ! » Une telle épreuve m’a ému, j’ai voulu savoir. On m’a chuchoté que c’étaient des épouvantails à SDF. Les pauvres, c’est  peu design ! De fait, pour élire domicile sur ces bancs, il les faudrait contorsionnistes, et de descendance lapone. Pauvre histoire, n’est-ce pas ? Mais j’étais resté debout, je pouvais rêver. J’étais dans l’entreprise qui fabrique ces bancs. Magnifique société. Gestion superbe. Management novateur et hardi. Technologie pointue comme bec de rapace. Dialogue social d’une qualité ! Hommes, cadres à rendre jaloux le petit père des peuples. Tradition, projets, confort des toilettes ! Ce jour-là, on fêtait quelque chose ; les grands chefs serraient des mains dans les ateliers, chaleureusement, humainement. Il y eut un discours, des applaudissements, puis un de ces petits silences où l’émotion aime à se recueillir. Soudain, venue d’on ne sait où, une voix tranquille s’éleva et constata : « Ils sont beaux, nos bancs, mais ils sont cons. » On venait de changer de démocratie.
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Il a quarante-deux ans ; quand on lui parle de ses soixante-dix bougies, il s’agace. Il dit qu’il a le temps. C’est vrai. Il a le temps. Enfin, peut-être. N’empêche. Ça fait toujours mal, un vieux jeune homme. Bien sûr, je me suis interrogé. Le dépit d’un ancien ? Je ne crois pas, je ne crois vraiment pas. Penser au grand âge, le mien ou celui des autres, fouettait ma jeunesse, bien sûr, lui donnait de l’entrain, et des couleurs, et de la fougue. Mais autre chose aussi. Le sentiment aigu de la fragilité. Ce vieillard, je l’étais déjà, je l’étais en puissance. Je ne m’en sentais pas moins jeune. Tout au contraire. Je portais Anchise sur mon dos. J’étais jeune pour lui, j’étais jeune pour moi, j’étais jeune pour tous, pour tout. Mais de là à penser que j’avais le temps ! Je sentais surtout que je n’avais rien du tout, que personne n’avait rien du tout, que l’exubérance du désir et les rhumatismes jouent dans le même camp. Je n’avais pas vingt ans : la jeunesse m’avait, et le monde avec moi. Et c’était infiniment joyeux. Avec un vilain arrière-goût, tout le monde connaît ça :

J’entends si bien le temps saigner
Que tout moment m’est le dernier

Il était vraiment trop triste, Aragon ! Mais lui donner des leçons d’espérance, j’aurais trouvé ça lamentable, comique. Tout était dans la musique. Tout est toujours dans la musique.
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Des femmes aux plus hautes fonctions ? M’est égal. Je choisirai un programme, pas un sexe, voilà tout, à supposer qu’il y ait quelque chose de potable dans les rayons. Mais on ne me fera pas dire qu’une plus large participation des femmes au pouvoir constitue en soi un progrès. Ce pourrait être le cas ; ce ne l’est pas. Quand les femmes entrent en piste, c’est le cirque qui y gagne, pas elles : ce qui signifie que tout le monde, hommes et femmes, y perd. Celles qui ne sont pas trop pressées d’arriver pourraient peut-être y réfléchir. Mais, moi, si j’étais une femme ? Si j’étais une femme, je penserais ce que je pense aujourd’hui, rien de plus, rien de moins : le pouvoir, je m’en foutrais. Jupe ou pantalon, il n’est aujourd’hui qu’un jeu d’ombres ; les vrais enjeux et la vraie liberté sont ailleurs, et cela l’emporte sur tout, et pour tout le monde. Les hommes ne le voient pas ? Certes ! Et alors ? Qu’est-ce qui oblige les femmes à être aussi tartes qu’eux ? Est-ce parce qu’elles se veulent autonomes qu’elles tiennent à les imiter ? Si j’étais femme, je dirais aux hommes, avec Montherlant, d’aller jouer avec cette poussière ; je le leur dirais mieux que je ne peux le faire, avec la puissance d’une ironie affectueuse.
Ξ
D’accord, la femme est l’avenir de l’homme. Mais il faut regarder les textes de près. Savez-vous que, dans le même Fou d’Elsa où a fleuri la formule, il est parlé de « l’imparité merveilleuse qu’il y a entre l’homme et la femme » ? (p. 98, édition Gallimard, Collection blanche) Embarrassant, n’est-ce pas ? On trouve ce blasphème à la modernité dans un commentaire que Zaïd, le jeune disciple du personnage central du livre, le Fou, le Prophète, ajoute à un poème de son maître, L’Aube. La construction et les rimes en sont étranges, incertaines. Ce poème, je vous défie de le lire sans que les larmes vous viennent aux yeux. Vous y entendrez parler du monde où vous vivez :

Il ne roulait en moi que les dés de l’écho
Dont les hasards m’étaient écoles

Il en était ainsi avant pour le poète, avant elle, avant qu’elle ne vienne, avant Leïla, ou Elsa, ou Elvire. Pas l’infirmière de l’âme, pas le reposoir à fantasmes, pas l’apparition céleste, pas l’image sublimée de la mère. L’être impair, ni pire ni meilleur, mais inassimilable au même. Étrange poème, vraiment. Plus le chant d’amour monte, plus les vers se disloquent. À ceux qui reprochent à son maître la bizarrerie de son poème, Zaïd répond : « Est-ce que le soleil levant rime suivant la règle avec la terre qu’il inonde ? » Ainsi l’homme et la femme. « Il dit encore, plus tard y revenant, que la seule rime parfaite est l’homme et la femme qui ne riment point selon les traités. »
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« Cette part de l’obscur comme une grande rame plongeant dans les eaux ». Michel Cournot dit que ces mots de René Char le suivent. Que je le comprends ! Et quel cadeau de nous les faire connaître ! Il est là, exactement là, mon reproche majeur, mon reproche unique au monde moderne : cette part de l’obscur, il la cache, il l’occulte, il l’élude. Ou il la travestit, il la viole, il la quadrille de ses infamies marchandes, de ses obsessions subalternes. Il nous prive de nos bases et de nos sommets, du combat spirituel « aussi brutal que la bataille d’hommes », du grand djihad où nous attendent et la vérité et la liberté. Et c’est pourquoi le monde moderne, je n’ai jamais pu l’aimer. Ni par ce que j’ai de religieux ni par ce que j’ai de païen, ni par ce qui me précipite vers le bas ni par ce qui voudrait m’attirer vers le haut. Je le déteste pour moi et pour ceux que j’aime, et pour tous les autres, et pour les paumés qui l’alimentent. Je l’ai détesté dès mon plus jeune âge, chaque épisode de ma vie m’a fait le détester davantage, je mourrai en le détestant, riant à gorge déployée des leçons d’amour que n’auront cessé de me fourguer de lugubres apprentis de l’ennui et du malheur. Cette grande rame plongeant dans les eaux, image follement claudélienne, voilà la seule certitude que j’aie toujours voulu sauver : en moi, à chaque fois que je sombre ; dans les autres, dès qu’il m’a semblé qu’ils me prêtaient un peu de leur confiance. Je ne peux en dire plus. Mettez un mot sur ce mystère, recommandez-vous de lui, bâtissez sur lui je ne sais quelles complicités tordues : il s’évapore. Ramer ! Les gens disent qu’ils rament quand la vie est dure ! Ce n’est pas ça, ramer ! C’est du canotage au Bois de Boulogne, ça ! S’ils ramaient vraiment, ils ne prendraient pas cet air douloureux qu’un crétin arborait ce matin dans l’autobus parce qu’il le trouvait inconfortable ! C’est superbe de ramer, quand ça rame au-dessous de vous à des profondeurs dont l’ordinateur n’aura jamais idée ! C’est immense de se sentir relié par le monde du dessous à ce qui vous échappera toujours de vous et des autres ! C’est époustouflant d’oublier l’idée qu’on a de soi, de la vie, de tout ! Plongez, gratteurs de surfaces, mais plongez donc, bordel, plongez vers le haut !
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À propos de bordel, quelle démonstration ! Grâce aux Allemands, un trucage majeur vient de livrer ses secrets. La défense de la dignité des femmes, vous connaissez ? Alors, quoi ? Quand on déporte des femmes de l’Est pour soulager les beaufs chauffés par l’ambiance des tribunes, elle prend ses jours de RTT, la défense de la dignité des femmes ? Terrifiante fumisterie de ce qu’ils appellent tous les valeurs : comprendra-t-on un jour, oui ou non, de quoi il retourne ? Cessera-t-on un jour de faire semblant ? Quand elles s’incarnent dans des corps réels, avec des sexes et des seins et des cuisses et un dégoût qui monte, ils en font quoi de leurs valeurs ? Quel homme, quelle femme politique s’est risqué(e) à les défendre, ces encombrantes valeurs de chair et de sang ? Lequel, laquelle s’est dit qu’être battu(e) en s’opposant à quelques fumiers, c’était finalement bien plus intéressant que de dégoiser des laïus rédigés par d’autres devant l’argenterie de l’Élysée ? Exiger que le commerce de viande humaine, au moins, prenne ses congés pendant le Mondial, c’était excessif ? La construction européenne n’y aurait pas survécu, la pauvre chérie ? Oui, le peuple a raison, le gros peuple a raison, le gros jugement du gros peuple est le bon : ils sont tous du même côté, du côté de la calculette. Mais patientons. Les vertus publiques ne sortent pas par gros temps. Ils vont bientôt recommencer à donner des leçons de droits de l’homme au monde entier. Et si un pauvre gars abruti de management vicieux pète les plombs, un soir, devant sa femme, les Zorro-la-calculette en larmes organiseront des défilés. « C’est pas dangereux pour les sondages, les mecs, on peut s’indigner ! »
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La part de l’obscur, la nuit des corps, des esprits, des âmes, moins le pouvoir y touche, mieux nous nous portons. Qu’il enlève ses pattes de là. Les quelques règles classiques conçues il y a des millénaires suffisent, et des tribunaux pour les faire respecter. Artémis est une horreur, mais c’est un minuscule scandale au regard de l’insoutenable fumisterie moralisante à laquelle tout le monde semble se résigner. Hypocrite par construction, elle aggrave la lâcheté et la servilité des citoyens, elle truque leurs questions élémentaires, elle colonise leurs ressources fondamentales. Et pourtant l’affaire Artémis n’empêchera pas les menteurs de postillonner leurs valeurs, ni les imbéciles de les avaler. Après les culs bénis, les culs sociaux.
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Les firmes se considèrent désormais comme des « partenaires concurrentiels ». En français, ça se dit complices, non ?
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Addiction. Peste, quelle science ! Pourquoi pas accoutumance ou dépendance ? Parce que ça n’égaie pas l’élocution de la même pointe de sadisme branché ? Addiction, chez nous, sonne chirurgical, pharmaceutique. L’accoutumance à l’alcool, c’est du modéré : pas trop, petit, pas trop, garde la tête fraîche ! C’est gentil ; ça conseille. Fais gaffe ! Addiction est scientifique, impitoyable. Pas de complicité avec le monde, il est dangereux. Les humains avec les humains, les choses avec les choses. Fais voir tes mains si elles sont propres. Accoutumance renvoie à la raison, à la sagesse ; addiction, à la méfiance. Chacun dans son île, c’est la loi universelle ; les relations se distribuent du haut, l’Europe, le fric, le foot. Pas de familiarité avec la vie, s’il vous plaît ; elle est sérieuse et professionnelle. Pas de soucis, tout est prévu ; même la case bordel, on l’a vu. Accoutumance, c’est un plumeau ; addiction, une débroussailleuse. Accoutumance veille au grain : c’est ta santé qui nous intéresse. Addiction, c’est ENA, c’est chaisière : c’est le principe qui compte, le conseil d’administration, le comité central. Dans accoutumance à l’alcool, le mot important, c’est alcool. Dans addiction à l’alcool, c’est addiction. Accoutumance alerte sur la complexité de la chose ; addiction sacralise la rigueur du principe. Ne feriez-vous pas une addiction à l’amour, par hasard ? À la vie mystique ? Ne souffrez-vous pas d’une addiction à Dieu ? Reste pur, camarade partenaire concurrentiel, pur pour le progrès sans fin, sans commencement, sans queue, sans tête.
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Quand j’entre dans un avion, je me sens important. Quand je monte dans un train, je suis heureux. Comment faire pour monter dans un train à chaque minute, à chaque seconde, à chaque souffle, à chaque regard ? Je ne peux quand même pas me faire contrôleur !
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Protester, râler, gueuler, ma mère m’a enseigné cette vertu dès mon plus jeune âge. Le jeu a perdu beaucoup de son charme. Le monde entier joue Shakespeare en boucle, pourtant : les traîtres, les délirants, les marchands de Venise, les yeux crevés des rossignols, la populace versatile, les rots des goinfres, rien ne manque. Précisément. Trop de boucs émissaires, plus de bouc émissaire. Le polémiste d’aujourd’hui doit être au four et au moulin : ce n’est plus de l’indignation, c’est de la monomanie criarde. L’index qui tremblote légèrement au bout du bras tendu – comme la ligne quand ça mord, peuchère ! – ça devient ridicule. L’autre jour, un procureur déniaise les jurés. Ce n’est pas sur ses victimes que l’accusé pleure, affirme-t-il, c’est sur lui-même ! Grotesque présomption ! Sonde-t-il les reins et les cœurs, ce procureur ? Ce ridicule, je le perçois quand, d’aventure, quelqu’un approuve ma colère et lui fait écho : je sens alors qu’il est urgent de changer de camp. Non vraiment, l’indignation et la polémique ne marchent plus. Peut-être parce que s’indigner, c’est toujours faire appel à un ordre, à une loi maternelle, rassurante. Mais la loi est en congé. Mon indignation se coince dans ma gorge, elle reste perchée en moi comme un chat sur un toit.
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Nous sommes plus mauvais que nos ancêtres ? Du tout ! Les temps ont changé, voilà tout. L’indignation, c’est l’étonnement devant la violence. Telle était la pose d’une société qui faisait de sa propre violence un ordre sacré, alimentant ainsi la fiction d’une brutalité foncièrement bonne, la sienne ; la violence interdite, coupable par définition, servait indirectement, elle aussi, à conforter l’ordre. Occultation de la violence, logique du bouc émissaire, René Girard a expliqué tout cela. Pour mille et une raisons, nous en sommes maintenant à la violence dévoilée : l’indignation tombe à plat, on peut dénoncer tranquille sur TF1. J’ai un peu honte de dire les choses d’une façon aussi sommaire, je les pressens plus que je ne les comprends. Le bien est toujours le bien, le mal reste le mal : mais nous, nous ne sommes plus exactement ce qu’étaient nos ancêtres. Ils étaient porte-parole, hérauts, sauveurs autoproclamés ou, tout simplement, partisans, petits soldats, militants. Ils étaient représentants en vérité comme d’autres en couches-culottes : la vérité les intéressait pendant les heures de travail. Ils étaient témoins ; concernés, sans doute, mais indirectement. Notre expérience du monde est désormais immédiate et partagée. Du monde, donc du bien et, plus souvent qu’à son tour, du mal. Nous jouons sans filet. C’est extrêmement dur, nous cherchons à éluder. Voilà pourquoi nous accordons une telle place à l’image, pourquoi nous nous acharnons à faire semblant, pourquoi nous multiplions les caricatures, les simulacres, les impostures. Nous sentons trop bien que nous ne sommes pas des images, que le temps du semblant est fini : cette évidence nous épouvante. La vraie vie en nous nous épouvante ! Nous sommes en live, quoi ! Mais un live qui ne s’inscrit sur aucun registre de représentation ! Autant dire dans la vie. Nous sommes vivants en direct ! Comme si c’était la première fois ! Hallucinant de simplicité ! Et les conséquences en chaîne, pour tous, pour tout, innombrables !
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Le magnifique Pessoa, entièrement ignoré de son temps, entassait ses manuscrits dans une malle. Moi, c’est le contraire. Je suis dans un grenier poussiéreux, à genoux devant un vieux coffre et je déballe, je déballe, je déballe ! Non pas remplir ! Vider ! Avec tendresse, bien sûr, mais vider. Avec respect. Respecter, c’est voir une deuxième fois, réenvisager. Cet homme de principes, je ne le suis plus, pas la peine de me le cacher. Me juge qui veut, je l’emmerde. Et moi-même, me jugeant, je m’emmerde. Au plus près, être au plus près, vivre au plus près, là où m’attend la distance infinie de l’être, pas dans les couinements cérébraux. Au plus près de mon immaturité qui gronde, au plus près de ce qui me harcèle en secret, au plus près de mon trouble, au plus près aussi de ce presque rien commun et incommunicable, de ce grand porche universel qui ne s’ouvre pour moi qu’en moi-même.
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Pas de cinéma avec autrui. Autrui n’est pas un camarade de colloque. J’ai besoin. Je suis en manque. Et je sais tellement quand ça ne va pas le faire ! Les solennités, les réserves, le quant-à-soi, les farouches autonomies, les susceptibilités, les admirations en miroir, les discutailleries, les commentaires interminables sur la connerie des temps, faire semblant d’être dans le même camp, notre bon combat à nous, la lutte finale, les complicités secrètes, oh ! qu’il est déprimant, ce vieux jeu toujours badigeonné de frais ! Et, derrière, plus sinistre encore que le tiroir-caisse, le tiroir-être, le souci de la gueule qu’on a ! J’ai besoin que l’autre déballe tout ça et le vire ; physiquement besoin. J’ai besoin qu’il soit là, besoin pour moi ! Mes rendez-vous, c’est dans les caves que je les donne, dans les greniers, dans les terrains vagues ! Je me fais mal comprendre. Je m’y prends si mal ! Mais comment pourrais-je m’y prendre bien ? En face, ça s’énerve. « Ma liberté ! Mon autonomie ! Ma différence ! » Peu importe. C’est pour mes pieds. Un pro encaisse sans s’étonner. Quelque chose est en train de changer, de s’ouvrir, je ne vois que ça, je ne sais que ça, je ne peux plus être triste, vous non plus. Je me fous du reste.
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Dans les récents temps anciens, que j’appellerai en riant prégirardiens, avant que René Girard n’ait eu cette merveilleuse intuition de la violence mimétique et de la logique du bouc émissaire, exercer le pouvoir, ça tenait debout. Tout provisoire qu’il fût, l’échafaudage était solide et utile : la culture classique, y compris dans la révolte, s’est appuyée sur lui. Au-delà des qualités et des défauts de ceux qui l’exerçaient, ni meilleurs ni pires que les princes d’aujourd’hui, leur gouvernement pouvait s’inscrire dans une logique cohérente. Le mystère avait été circonscrit et enclos, c’est-à-dire sacralisé ; de cette clôture, la vérité était censée procéder et, dans sa foulée, l’autorité. Le dévoilement de la violence et la révélation du lien intime qu’elle entretient avec le sacré ont tout changé. Les vieux systèmes d’autorité font eau de toute part ; aucune propagande ne les remettra en état. D’où, probablement, ce sentiment de déliquescence que l’opinion publique ressent avec finesse et dont elle accuse cruellement ses dirigeants. À tort et à raison. À tort, car ils ne sont pas responsables d’une métamorphose qui les dépasse infiniment : les meilleurs d’entre eux fabriquent, malgré eux, de l’absurde là où les pires de leurs prédécesseurs fabriquaient encore, malgré eux, du sens. À raison, car ils manquent de courage et d’imagination. Ils se cachent. Ils ne veulent pas voir. Ils font semblant. Et finissent par faire du pouvoir une activité perverse. Un bon dirigeant devrait avouer tout ce qu’il ne sait pas : d’abord effarouché par un tel aveu, le peuple en serait vite conforté dans le bien-fondé de ses propres doutes. Il pourrait commencer à réfléchir. Citoyen, chacun apprendrait à le devenir en s’intéressant au bien de la république, aux relations qu’il entretient avec ses voisins proches et lointains, cessant ainsi de se comporter comme l’esclave selon Aristote, comme « l’outil parlant ». Une autre manière d’exercer le pouvoir, voilà la révolution prioritaire. Elle ne dispense pas des autres tâches, mais elle les déclasse. Elle suppose de l’intelligence, de la culture, de l’amitié, de l’audace. Ce qui s’appelle communication. Chez les cancrelats.
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« L’essence de la vérité, écrit Emmanuel Levinas, c’est le partage. » Sans doute, mais il s’agit d’un partage effectivement ou potentiellement universel. Le partage au sein du parti, du groupe, du clan, voilà la sottise, la lâcheté et le crime. Peu avant un voyage au Québec, il y a une trentaine d’années, j’avais été reçu par deux hauts fonctionnaires de je ne sais quel organisme officiel de la francophonie. C’était peu après 68, il y avait de l’enthousiasme dans l’air. J’expliquais à mes interlocuteurs, sur un mode sans doute un peu trop lyrique, qu’une dialectique franco-québécoise pouvait être un magnifique point d’appui pour des initiatives culturelles. Je me rappelle leurs regards de connivence devant l’intrusion de ce non-spécialiste ; j’ai toujours dans l’oreille leur ironie élégante, légère, que je faisais mine de ne pas percevoir. Pour qu’elle devienne plus mordante, plus méchante, j’outrais mon propos. Sans doute voulais-je mener l’expérience jusqu’au bout et comprendre, une fois pour toutes, qu’il est inutile de déranger les morts.
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Ne pas confondre sincérité et authenticité. Être sincère, c’est dire ce qu’on sent, et d’abord se l’avouer. Cela demande de la lucidité et du courage ; il faut vaincre toutes sortes de préjugés et d’idées reçues, desserrer les freins de la sensibilité et de l’intelligence, s’affranchir des contraintes du milieu, de l’époque, oser décevoir des affections, des amitiés. Si, pour l’essentiel, on y réussit, on se retrouve à peu près correctement face à soi-même : c’est un légitime sujet de fierté. Mais la conscience ne vous tient pas quitte. Elle veut mettre à feu le second étage de la fusée. Elle susurre : « Tu as compris que tu étais ceci, et non cela. Que tu es ainsi, et non autrement. Parfait. Et alors ? » Cet et alors ? voilà l’essence de l’humain. « Et ta sœur ? » demandaient, d’une même voix, poètes surréalistes et militants ouvriers quand quelqu’un venait d’établir, dans un domaine ou un autre, la cartographie définitive de ses positions et de ses postures. J’aime cette interpellation familière. « Tu n’es pas seul, mon ami, tu ne peux te penser seul, tu es avec. Tu es avec et tu ne peux parler qu’avec. » Parler avec ta sœur, précisément, raccourci pudique pour désigner le monde fraternel. Sinon ? Sinon, c’est cette naïveté moderniste qu’Aragon, dans Les Aventures de Télémaque, prête à son héros : « Je suis Télémaque, un homme, libre mouvement lâché sur la terre, pouvoir d’aller et de venir. » À quoi Mentor répond : « On jurerait entendre une boule de billard. » Sincérité sans authenticité : langage de boule de billard, et qu’importe où elle roule. Il est difficile de faire entendre que l’être humain ne colle pas à soi-même, qu’il est, au tréfonds de son humanité, principe de détachement. Une de ces navrantes figurines pour confiseries qui font office d’animatrices culturelles à France-Inter cherchait l’autre jour à percer les secrets d’un couple. Lui, il était comme ci, pas comme ça. Elle, comme ça, pas comme ci. « Mais alors, constatait l’innocente avec une désolation piquée de perversité light, mais alors, entre vous, ça ne peut pas fonctionner ? » « Va te faire voir, patate ! » lui eût-on conseillé à Montrouge, non sans justesse. L’aimable dindinette était là au cœur de l’imposture d’aujourd’hui, elle en décrivait le symptôme le plus révélateur : l’idée que l’être humain fonctionne. Des beaux quartiers aux banlieues chaudes, si vous proposez à un jeune une explication dans laquelle il sent confusément une menace pour cette assiette de nouilles tièdes qu’il appelle sans rire son autonomie, il vous lance, sûr de mettre dans le mille : « C’est vous qui le dites ! » À quoi la seule réponse possible, le dernier moyen d’assurer le contact, si l’on avait le bras moins faible que Don Diègue, serait la légitime, la salutaire paire de claques assortie de ce constat : « C’est aussi moi qui te la donne ! » Remède dangereux : vous verriez refluer vers vous, à l’instant, la valeur à la bouche et la pédagogie au canon, l’armée en déroute de la trop incertaine bataille d’Artémis. Ils le tiendraient, leur bouc émissaire !
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Je ne sais pas de quoi procède l’authenticité. À coup sûr, elle n’est pas le cache-sexe de la sincérité. Je sais que je suis moi. Je ne le sais même que trop. L’admettre a été un rude combat. Passons. Tout ce mal pour ne pas trop se déguiser ! Et à peine se sent-on enfin presque égal à soi-même qu’on s’aperçoit que l’équation est fausse. Le compte n’est pas bon. Je ne suis pas la somme de ce que je trouve en moi. Il manque quelque chose, comme lorsque deux centimes d’euro disparus mettent trois pages de registre comptable en folie. Les centimes d’euro, on les retrouve. Les centimes d’authenticité, jamais. D’un côté, une somme d’expérience et de réflexion, de mémoire et de jugement, de désirs et de blessures: un être humain, quoi ! De l’autre, deux centimes d’authenticité qui, sans articuler la moindre explication, vous mettent l’Artémis dans toute l’existence. Et même pas d’effets collatéraux positifs ! Rien. L’authenticité n’entraîne aucun bonus, aucune infaillibilité, aucune invulnérabilité. Au contraire, c’est le triomphe de l’à vif, du doute, de l’embarras. Avec un tout petit grain de certitude, peut-être, mais insaisissable, et qui ne supporte pas l’atmosphère extérieure.
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Vous voulez faire preuve d’authenticité ? C’est déjà raté. Bavardage, intentionnalité, principes, bêtises. L’authenticité, on la suit sans savoir qui elle est, comme un dragueur suit un jupon : un mélange de goût et d’habitude pour fuir l’ennui, pour échapper au tout fait, au trop beau, au tout n’importe quoi. Un obscur besoin d’exister. De correspondre, plutôt, d’exister en correspondant. À quoi ? Je ne sais pas. Tout cela est assez décourageant à raconter : en vérité, il n’y a rien à raconter. Authentique, vous ne savez jamais si vous l’êtes ; d’ailleurs vous vous en foutez. L’authenticité vous pète entre les doigts comme une fusée du 14 juillet. Vous ne la reconnaissez jamais qu’a posteriori, aux dégâts qu’elle a provoqués. Le plus souvent, elle vous laisse embarrassé, comme si vous aviez proféré une énormité. Vous vous sentez gamin, nettement au-dessous de tout.
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Puis vous revenez à la vie ordinaire. Elle a changé. Quelque chose fait bouillonner les choses, les êtres, les mots. La réalité a pris du volume. On la dirait enceinte d’une absence plus réelle qu’elle. Tout est là, à sa place, mais comme provisoirement, accidentellement. Tout manque à sa place, disait superbement Lacan. Vous-même, à votre place, vous vous sentez manquer ; c’est un sentiment très désagréable. Il vous faut du temps pour comprendre que votre place, c’est la place de celui qui ne trouve pas sa place. Un peu plus de temps encore pour admettre que les autres sont comme vous. Beaucoup, beaucoup plus de temps pour vous dire qu’il y a là un mystère profond et qu’il n’y a pas de solution à chercher à ce qui n’est pas un problème. Alors, plus vous vous sentez présent, plus vous laissez tomber, plus vous vous laissez tomber. Comme le dit Aragon, ma mauvaise fréquentation : « Être un homme, c’est pouvoir infiniment tomber. » Selon les heures et la digestion, la tristesse l’emporte, ou la joie. Une tristesse, mais heureuse. Une joie, mais inatteignable. Cette fois, vous êtes mis à feu, vos vices et vos vertus avec vous. Tous vos comptes sont faux, et c’est parfait comme ça.
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Vertu ?

Et non pas par vertu car nous n’en avons guère
Et non pas par devoir car nous ne l’aimons pas

Péguy. Peu importe, écrivant cela, à quoi il pense. Tout est dit.
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Ménage. Voirie. À peine fini France-Brésil, je zappe. Sur une autre chaîne, Tapie explique que l’équipe de France est nulle, nulle à chier : évident, puisque la plupart de ses joueurs – faute de fric, d’artiche, de blé, de flouze, de fraîche, de grisbi, d’oseille, d’osier, de pépètes, de pognon, de tune – doivent s’expatrier. Un pataquès comme ça, ça ne s’invente pas ! Bravo, l’artiste ! Mais le prophète en vient aux choses sérieuses. Comment qu’ils sont, les Français, dites donc ! On leur demande s’ils sont heureux : ils répondent, à une très forte majorité, qu’ils le sont. On leur demande si les autres Français sont heureux : ils répondent, à la même majorité, qu’ils ne le sont pas. Allez vous y reconnaître ! Ho ! ho ! ho ! ho ! Ha ! ha ! ha ! ha ! La très hypothétique pensée de Tapie ne hante pas mes songes ; je ne peux toutefois oublier quel cas ont fait de cette lumière les vedettes de la gauche. J’espère pour lui qu’il en rit toujours. Ô cristalline finesse des éléphants et de leur immense cornac ! S’y fie qui veut, moi je me gare. La fausse contradiction de Tapie, il suffit d’avoir écouté les gens cinq minutes pour ne pas s’en étonner. Vous demandez à un employé s’il est heureux. À l’instant, tous les réflexes se déclenchent. Ne pas parler vraiment de soi. Ne pas se mettre en avant. Ne pas frimer avec des idées générales. Garder ses états d’âme au chaud. Penser au bonheur à ras de terre, ça fait plus modeste : finir le mois, garnir le frigo. Sur ce plan, on ne peut pas dire que c’est la cata permanente. Il y a pire, bien pire. « Oui, Monsieur, oui, je suis heureux. » Vous lui demandez alors si les autres le sont. La question l’écarte un peu de lui-même, sa tête se met en vacances. Parler des autres, c’est plus sérieux que parler de soi, plus facile aussi. Depuis les cathédrales et la révolution, il y a des gens qui prennent les autres au sérieux. En pensant à eux, ils disent leur cœur : « Non, Monsieur, non, ils ne sont pas heureux. » Si vous n’avez pas les portugaises ensablées par le fric, l’artiche, etc., vous n’entendez plus ni je ni ils. Vous entendez nous. Un nous sans prétention, terriblement humble, sans réplique. « Non, Monsieur, non, nous ne sommes pas heureux. » Ménage. Voirie.
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Tous les désaccords avec Dominique de Villepin que j’ai pu entasser ne me font pas oublier sa superbe réaction à la guerre de Bush. Un moment de vraie noblesse résiste à tout. Qu’est-ce qui s’est donc passé ? Voici mon roman. De grandes aspirations, des élans qui isolent, du Chateaubriand là-dedans. Une jeunesse non hexagonale. Il respire plus large. N’est pas ami d’Edouard Glissant qui veut. Mais il existe des mélanges détonants. La vilaine greffe du pouvoir sur la poésie. L’ENA, cet Artémis des ambitieux. Le romantisme de la puissance. On ne passe pas impunément de Chateaubriand à EADS. De Gaulle comme phare, mais aussi comme prétexte. N’avait-il pas, lui aussi, le sentiment de la grandeur ? Halte-là ! Ce n’était pas le même. L’argent, il savait que ça se tient en laisse, que ça ne fait jamais partie de l’épopée. De Gaulle respectait les intendants fidèles mais ne ratait jamais une occasion d’humilier les managers prétentieux. Il venait de la dissidence, pas de l’ENA. Villepin n’a pas cette chance. Il n’a pas compris que le non à Bush et le non au référendum, c’est le même, métaphysiquement le même. Villepin est dans le faux plein. Il manque d’un manque. Il sait le monde, il ignore le peuple. Le peuple, pas le populo, pas l’opinion publique revue par les consultants. Mais il a marqué un beau but contre Bush. Son parti, c’est zéro moins zéro plus zéro ; lui, je ne l’enterre pas. Je lui souhaite une révolution intérieure, beaucoup de solitude. Connaître le peuple, c’est se connaître soi-même. Je ne peux m’empêcher de lui souhaiter bon courage. Ce qu’il a fait, les autres ne l’avaient pas fait et ne l’auraient pas fait. Vous savez ce qu’ils racontent ? S’ils ont suivi Papa Bush, c’était pour libérer le Koweït ! Et ta sœur ?
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Ce n’est pas Versailles, ce jardin, mais il y en a quand même un bon petit bout. Au moment de pousser la tondeuse, l’apprenti jardinier raisonne en cartésien. Sérier les difficultés. Aujourd’hui, jusqu’aux pommiers : demain, au-delà. Et par bandes successives, à la manière des bœufs qui tracent le sillon. Conclusions. Ennui : le jardinier se sent devenir train de banlieue. Épuisement : mal au dos du fait des constants demi-tours. Ce matin, mon ami, tu pars pour n’importe où. Tu suis la tondeuse et ta fantaisie. Amples courbes féminines, décrochages soudains, un coup vers les groseilles, un autre vers l’ombre du poirier. Tu ne réfléchis pas, tu n’échafaudes aucune stratégie. Un jardin, ça ne se conquiert pas, ça s’épouse. Demain tu regarderas tes traces d’aujourd’hui, elles te suggéreront d’autres aventures. La nature, c’est toi ; et c’est elle qui pense. Tu vois bien que tout est à l’envers. Quand tu es sous le cerisier, à essayer de devancer les oiseaux, l’arbre change de sens. Il descend du ciel, les cerises sont des petites boules de Noël.
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D’ici au prochain Marché, courant septembre, nous allons travailler à une réorganisation de Résurgences. L’occasion en est la sortie, début octobre, des quatre premiers ouvrages d’une collection Vox populi à laquelle je pensais depuis longtemps, et qu’un jeune éditeur de Metz a bien voulu accueillir. Résurgences consacrera une place importante à ces petits livres d’entretiens. Voici comment je les présente : Le peuple n’est pas une machine à valider les problématiques des partis, des médias, des puissants. Il a ses raisons. Il est capable de juger et de sentir, de suggérer et de vouloir. Dans un monde en perpétuelle transformation, dans une démocratie menacée par les groupes de pression, le vote est un moyen d’expression nécessaire mais radicalement insuffisant. La collection Vox populi publie des témoignages d’hommes et de femmes de tous les âges et de toutes les conditions sociales désireux de parler d’eux-mêmes, de parler du monde, de parler d’eux-mêmes dans le monde.

(juillet 2006)

Et ce sera la démocratie…

LE MARCHÉ XXVII

La lettre de motivation exigée par les entreprises, mais aussi par toutes sortes d’écoles, instituts, administrations ou associations, est l’un des rites les plus significatifs de la décivilisation occidentale. Cette pénible cérémonie constitue l’épreuve initiatique par laquelle le candidat renonce à sa subjectivité, c’est-à-dire à soi-même, et se présente humblement à ceux qui vont le recruter comme fondamentalement menteur. La lettre de motivation n’a qu’un but : tenir celui qui l’écrit en le contraignant à manifester publiquement sa soumission et à s’en sentir vaguement déshonoré. Le cinéma nous l’a assez appris, les grands truands et les petits voyous n’agissent pas autrement : les nouveaux venus dans le gang ou dans la bande, ils les mouillent dans un crime ou un vol de mobylette. Désormais universelle, cette pratique contribue efficacement à fabriquer des « personnalités rapportées ». En reconnaissant d’emblée que la réussite excuse, justifie, nécessite le mensonge, le candidat se livre tout entier aux intérêts du groupe qu’il sollicite, s’agenouille devant ses valeurs, autre nom de ses intérêts, et se déclare prêt à célébrer sans réticence son esprit de corps. Cette lettre, qui le tient quitte de lui-même, va être la mère de ses démissions ultérieures. Naturellement, toute passion inférieure tâchant de s’arrimer à une raison supérieure, les membres du groupe ne manqueront pas de mettre en avant les intentions les plus pures et le feront avec d’autant plus de conviction qu’ils éprouvent l’obscur besoin de conjurer l’amertume secrète que leur vaut leur propre sujétion. Quant au candidat, porté et assourdi par la satisfaction bruyante des siens, il se dit in petto qu’après tout personne n’échappe à la formalité et qu’il serait assez prétentieux d’être le seul à la contester. Si rien ne vient modifier les paramètres de son intelligence, il lui restera alors quelques décennies de platitude plus ou moins prospère pour se raconter que cette page d’écriture n’était qu’une ruse inévitable et que son vrai moi flotte bien au-dessus de ces contingences, en un mot pour contresigner et valider son irrémédiable défaite.
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Je venais d’apprendre mon succès au Brevet élémentaire, prudemment passé à la fin de la troisième. Seul dans la cour du patronage, l’abbé lisait son bréviaire sur un banc. Je lui ai sobrement annoncé la bonne nouvelle puis, avec une discrétion peut-être un peu calculée, me suis dirigé vers la chapelle où je suis resté quelques minutes. « Tu n’es pas un ingrat », m’a-t-il dit quand il m’a vu sortir. Ces mots m’ont laissé stupide. Je venais donc de régler mes comptes avec Dieu ? Lui rembourser ma dette, comme chez l’épicier ? Quel procédé misérable ! Quelle manière de traiter avec Dieu ! Fait-on la part du Créateur comme celle du lion, comme celle du diable ? J’avais un énorme besoin de croire : sans que j’ose vraiment me l’avouer, cette logique petite-bourgeoise m’en détournait. Toute ma vie, j’aurai cru en contre, contre une religion de greffiers, contre le bavardage trop savant ou trop exalté qui voulait en dissimuler la mesquinerie. Non, je n’étais pas venu remercier Dieu comme le président d’un jury céleste, comme un commerçant qui fait crédit, comme un flic compréhensif. J’avais besoin de contact, d’étreinte, de mystère chaud ; je ne voulais pas d’une religion qui fasse signer au cœur sa lettre de motivation. Dieu superior summo meo, dit saint Augustin, mais aussi interior intimo meo : plus haut que les altitudes que je suis capable d’imaginer, mais plus intérieur que ce que je peux ressentir d’intime. La foi, pour moi, c’est cette jonction-là. Comment elle se trouve ou se perd, qui la possède ou non, je n’en sais rien. Je la décèle parfois en moi à l’état de désir, ou plutôt de soupir. Rien de plus. Dans le domaine sexuel, l’intime de l’intime, le lamentable divorce du naturel et du surnaturel faisait des ravages. Faute, absolution ; faute, absolution : le logiciel de l’enfer. Dieu applique le règlement et ne veut rien savoir d’autre. Mourir, c’est solder son compte.
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Était-ce dans Quick et Flupke ? Sur la première image, un petit garçon ravi joue au train électrique avec son père. Sur l’image suivante, il sort de sa chambre en pleurant et se précipite dans les bras de sa mère : « Papa veut toujours faire dérailler la loco ! » Un intellectuel, ce papa-là ; les apocalypses l’excitent.
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En vieillissant, on apprend à tirer ses peurs de la malle et à les apprivoiser les unes après les autres. Attention, toutefois ! Le fond de la malle peut réserver des surprises. Et voilà ! Une peur de plus !
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Le gros poisson citoyen de l’aquarium mondialisé gobe inlassablement les informations qui passent à sa portée.
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Les soixante coups de Gabin vont bientôt sonner à l’horloge : mon ami syndicaliste raccroche. D’un ton las, il évoque ses anciens patrons de la banque, ses collègues, des militants : la routine. Puis se prend à rêver. Ce qui a changé, finalement, c’est qu’au temps de la monstrueuse répression sexuelle dont Dany a guéri l’humanité, les gens, dans la boîte, en parlaient, en parlaient même tellement, et de si drolatique manière, que le futur retraité, bousculé par ses souvenirs, s’en étrangle. Avant d’entrer dans certains bureaux, raconte-t-il, il était indiqué de tousser plusieurs fois. Aujourd’hui, ça bamboche comme pas possible tous les week-ends, mais rien ne filtre jamais. Pas la moindre gaudriole pour dérider les partenaires sociaux. Du Bentham amélioré, chacun contrôle tous les autres. Sale climat, pense le syndicaliste. La dissociation absolue, le rhumatisme unidimensionnel, la castration fondamentale. Si, pour que la beauté surgisse, il faut, comme le croyait Pierre Reverdy, que des réalités apparemment sans lien entrent en relation, comment y aurait-il encore beauté, ou vie, ou vérité, quand rien ne rencontre plus rien ?
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Mes bavardages ont distrait bien des gens dans les entreprises ! Je voyais dans leurs yeux s’abattre toutes sortes de barrières. Cette société sans grâce, comme ils la prenaient soudain de haut, au moins jusqu’à la fin de la séance ! Leur hiérarchie, comme ils la foulaient aux pieds jusqu’à la reptation au sol du lendemain ! Parfois mes critiques arrivaient jusqu’à leurs enfants : elles leur seraient utiles pour les concours.
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Le Comité d’entreprise d’une grande banque d’affaires m’a invité à venir parler de Mai 68. Tout a été fait pour que personne ne l’ignore. Dans le gigantesque édifice, archi-luxueux, des affiches partout, des panneaux lumineux sur lesquels défilent, gloire des gloires, des citations tirées du Marché. À deux pas du restaurant d’entreprise, où mille cinq cents salariés finissent leur déjeuner, une salle immense nous a été réservée. Onze personnes s’y présenteront, dont trois organisateurs. Le contraire m’eût étonné, presque embarrassé. Voici la problématique que j’avais choisie. Le pouvoir et la contestation sont maintenant d’accord. Sarkozy veut en finir avec 68 et Cohn-Bendit donne pour titre à son livre Forget 68. Parfait. Mais si les événements ne sont plus qu’une ombre ou un rêve, pourquoi se donner tant de mal pour les exorciser ? Réponse : parce que nous sommes en plein Ionesco. Mai, c’est le cadavre irrépressible d’Amédée ou Comment s’en débarrasser ? Un cadavre plein de vie, qui ne cesse de grandir, et dont les efforts conjugués des anciens adversaires ne viendront pas à bout. Pas plus que les individus, les sociétés ne contrôlent leur mémoire, ni leur oubli. Mai, dans l’arrière-fond de notre conscience, c’est l’instant où la société occidentale flaire sa mort prochaine et, comme elle le peut, hurle son désir de vie. Et ça, c’est peu dire que ce n’est pas terminé : ça commence à peine. Toutes les différences que Daniel Cohn-Bendit peut repérer entre les années soixante et ce début poussif du XXIe siècle n’y changeront rien. La pub vomira ce qu’elle voudra, l’Histoire a une dimension intérieure, une densité, une intensité à laquelle les chroniqueurs à la mode et les politiciens réalistes n’ont pas accès. Pour comprendre 68, il faut changer radicalement de niveau d’intelligence, de niveau de perception, de niveau d’être. Tant que la vie restera, aux yeux des élites, cette minable compétition pour le pouvoir qui rassasie leurs appétits minuscules, aucun de ces regardez-moi n’aura intérêt à parler de cette révolution-là, encore moins à la provoquer. Mais, de tout cela, 68 se fout, le présent idem et l’avenir itou. Qu’on parle encore de Mai dans cinquante ans ou qu’on en ait tout oublié n’a pas la moindre importance. Quelque chose d’irrémédiable a été senti par tous et pensé par quelques-uns : la flèche a atteint son but, la technocratie est ferrée. De 68, quand même ce serait seulement au plus secret des consciences, « la flamme brûle encore et peut se ranimer ». S’il n’en était pas ainsi, les mille quatre cent quatre-vingt-neuf absents n’auraient certainement pas refusé de venir mettre leur brillant grain de sel, une fois de plus, dans un inoffensif dialogue des morts.
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Il y a Point barre, il y a aussi C’est bon. Dans cette illustre librairie de province, les piles de Césaire n’attendent plus que le dernier souffle du grand homme pour monter en ligne. Le téléphone sonne, un responsable décroche. « C’est bon ? demande-t-il avec inquiétude, c’est bon ? ». Puis, à la cantonade, ton de commandement : « Allez. C’est bon ! » C’est ainsi que j’ai appris la mort de ma mère. J’étais allé la voir la veille au soir. Le samedi matin, un employé de la maison de retraite m’a appelé. « Je vous téléphone pour vous dire… Enfin, pour vous prévenir… » Un silence. Et, tout à coup : « Enfin, je veux dire… C’est bon. » Les mots de la tribu moderne classent les événements et archivent les destins à la chaîne ; les cœurs n’en souffrent pas moins. Que voulez-vous, une mort, même s’il est encore convenable de tirer une tête de circonstance, c’est la dernière étape de la production, l’ultime tri sélectif. Au suivant ! Pourtant, pas trop de tristesse. Si je tends la bonne oreille, ou l’oreille incurablement optimiste, il m’arrive de percevoir dans ce C’est bon l’écho déformé du Tout est grâce de Bernanos.
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De temps en temps, merci, un mot qui fait plaisir. En visitant, à Saint-Denis de la Réunion, une belle exposition Odilon Redon, je tombe en arrêt devant le titre que l’artiste a donné à l’un de ses dessins : « Moi, la première conscience du chaos. » Mon cheval et mon royaume pour cette phrase-là ! Oui, c’est comme chaos que je m’éprouve, et quelque chose me dit que je ne suis pas le seul. Non pas un de ces chaos démonstratifs et cabots, comme en vit tant il y a quarante ans, qui disaient la terreur et l’effroi, quand ce n’était pas la sottise. Plutôt un chaos timide, incertain, un chaos désolé d’être là, navré d’encombrer. Un fond de teint, un fond d’écran, un fond d’être. Un chaos qui m’isole et me fait présent malgré moi, entrave et aiguillon, irréductible à tout ce que je peux faire, dire, penser, sentir. Un chaos muet qui gronde. Une nuit plus lumineuse que les clartés du monde qui l’entoure, reflets sinistres de la pire des absences, l’absence de rien.
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L’arête du poisson 68, ce ne sont pas les manifs étudiantes, les slogans, les braillements, les gauchistes, etc. Tout cela grouille de tant de fantasmes et de symboles que le moins doué des historiens y trouve encore aisément de quoi faire son beurre. L’arête, ce sont les grèves ; celle-là va rester durablement plantée dans le gosier de Clio. Comment expliquer un mouvement d’une telle ampleur et d’une telle durée au plus fort de ces années que la gentillesse bien informée de Jean Fourastié imaginait glorieuses ? Alors qu’une croissance, sinon à la chinoise, du moins à l’allemande, témoignait de l’excellente santé économique du pays, une croissance qui, sans doute, ne frustrait guère les riches, mais dont les moins riches, et même les pauvres, n’étaient, ô miracle, nullement exclus ? Alors que les réfrigérateurs et les machines à laver faisaient leur entrée solennelle dans les cuisines, que les téléviseurs commençaient à présider les salles de séjour ? Que toutes sortes de petites voitures toussotaient gaiement sur les routes, et même sur des embryons d’autoroutes ? Pour venir à bout de ce mystère, un historien tirait de sa poche, l’autre jour, deux curieuses hypothèses. Selon la première, les grèves de 68 se situaient dans la continuité des mouvements sociaux des années précédentes. La seconde mettait en avant l’attitude mimétique d’un monde ouvrier fasciné par les révoltes étudiantes. Deux explications absurdes.
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Pour liquider la première, il suffit de se reporter à l’article de Wikipédia sur les grèves en France. Si, en 1963, les grandes grèves des mineurs, spécifiques à une profession qui se savait menacée et probablement condamnée, avaient conduit à enregistrer 6 millions de journées non travaillées, on n’en dénombrait, pour l’ensemble des quatre années suivantes, de 1964 à 1967, que 10,2 millions, soit une moyenne annuelle de 2,5 millions de journées. Pour la seule année 68, en revanche, on a compté 150 millions de journées non travaillées, soit soixante fois plus ! À moins qu’un arrosoir malencontreusement percé par un serpent assoiffé ou myope n’ait provoqué les inondations du Nil, cette première hypothèse campe nettement en deçà de la limite du sérieux.
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La seconde, qui n’en est guère moins éloignée, témoigne d’une méconnaissance des êtres qui me la rend profondément antipathique. Ainsi ces 150 millions de journées seraient dues à la fascination de la classe ouvrière pour des incendiaires de bagnoles, des bourreaux de véhicules au jargon incompréhensible ? Voyons donc ! Avec de telles motivations, ceux des grévistes qui auraient échappé à la matraque policière auraient péri sous les coups du rouleau à pâtisserie conjugal. « Non, mais des fois ! Tu fais grève pour ces morveux, maintenant ? T’es pas bien ? » Durant les dernières émeutes de banlieue, j’ai observé avec amusement, dans un gros village de l’Yonne, les mêmes comportements qui m’avaient frappé, en 68, dans une petite ville de Seine-et-Marne : plus une voiture ne couchait dehors. Entraide générale contre les barbares ! Les moteurs et les carrosseries d’abord ! Gare qui peut ! En 68, elles représentaient déjà tant, ces caisses, pour les familles ouvrières ! À tort, je veux bien, mais accroche-t-on toujours ses rêves où l’on veut ? La petite ville où j’habitais était le siège d’une grosse usine Jeumont-Schneider. Ce nom était un test d’appartenance sociale : les ouvriers prononçaient Schnéderre, les bourgeois et les gens dans le coup Schneidre. Je disais Jeumont. Je connaissais bien les syndicalistes de cette usine, et notamment le secrétaire de la CGT, Jean Audin, qui participa à la rédaction du fameux Programme commun. Nous parlions beaucoup. J’admirais sa lucidité sur les étudiants. Leur bavardage l’amusait, l’agaçait souvent, le fâchait parfois. J’aimais sa manière comique de décrire leurs tribulations trotsko-érotiques. Mais il m’expliquait surtout ses copains de l’usine. Non, vraiment, ils ne tenaient pas à ressembler à ces ostrogoths. Mieux valait d’ailleurs pour eux ne pas se pointer dans l’usine en grève : il y aurait de la fessée dans l’air. N’empêche, les copains réfléchissaient, les copines aussi, beaucoup. Dans quelques années, certains de leurs enfants pourraient se retrouver dans la même situation : il fallait quand même faire un effort pour comprendre ce que les gamins du quartier Latin avaient dans la caboche. C’était un solitaire, Jean Audin, quand il ne haranguait pas ses troupes. Je n’ai jamais rencontré personne qui fût aussi libre de tous les préjugés possibles, les siens, ceux du groupe, de la classe, du clan, de la tribu. Son détachement tranquille et ironique conférait à sa simplicité une hauteur admirable. Il montrait aux ouvriers de Jeumont que ces étudiants illuminés avaient touché, presque malgré eux, quelque chose d’essentiel. Les copains s’en doutaient, d’ailleurs, mais hésitaient à le reconnaître. Ces petits bourgeois prétentieux qui voulaient tout leur apprendre, et même l’amour, ils avaient toutes les raisons de les détester. L’exact contraire d’une fascination, d’un mimétisme : plus ils s’éprouvaient différents des étudiants, plus la conscience de cette différence, les laissant seuls avec eux-mêmes, les obligeait à regarder comme jamais le monde, l’avenir, la vie, leur vie.
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Mai a été un dévoilement et, pour beaucoup, un déniaisement. On a vu ce qu’on ne voulait pas voir. Des événements finalement très limités se sont, pour ainsi dire, échappés d’eux-mêmes, se sont mis à parler de ce qui n’était pas eux. Le filigrane est monté à la surface du papier, s’est fait texte. Cette banale révolte d’étudiants a parlé à chacun de son existence propre et de l’existence humaine. Le monde était toujours le monde, les autres toujours les autres ; pourtant, un court instant, on a hésité à les identifier, on a tissé avec eux, malgré soi, un rapport étrange. Les autres étaient vivants, vraiment vivants, presque trop vivants parfois et, par là, inquiétants. L’absolu s’invitait dans le quotidien, l’aspirait, le révélait. On se sentait chargé d’une pesanteur légère, d’une antériorité retrouvée. Chacun s’éprouvait proche des autres, mais entièrement distinct : ce sentiment trop violent, trop élaboré, semait la panique dans le cœur et l’esprit des jeunes. Impossible, dans tout cela, de « démêler le tien du mien » ! Personne, jamais, n’aurait les clefs de soi-même, mais l’évidence de cette impossibilité, la toute présence d’autrui, loin de fondre les consciences dans je ne sais quelle tisane de théoricien, éveillait en chacun le sentiment presque sauvage d’être quelqu’un, inexplicablement quelqu’un. Quelqu’un avec, quelqu’un pour, mais quelqu’un. Une contingence historique banale avait à ce point épousé le désir secret de chacun que le dialogue avec le monde était devenu, pour un temps, débat avec soi-même. Ce printemps n’a pas duré, bien sûr. Mais il a vraiment existé. Il n’était fait que d’existence : il ne peut mourir. Retour du refoulé ? Dialectique berquienne du fondamental et de l’historique ? Ou, dans le langage de Péguy, du mystique et du politique ? Surgissement transcendantal ?
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De Gaulle, en tout cas, avait compris. La visite à Massu, la vacance du pouvoir durant quelques heures, c’est l’instant où l’historique se heurte au fondamental et, forcément, décroche. C’est le déchirement, le trou noir ; mort et renaissance, l’empereur de Chine descend aux enfers. D’un côté, la politique ; de l’autre, le sens : soudain, la jonction est impossible. David Rousset m’a raconté à l’époque qu’il avait parlé de la jeunesse avec le Général, de la fascination qu’exerçait sur elle Che Guevara. « Si j’avais leur âge, avait répondu De Gaulle, je ferais comme eux… » Croyait-il encore à sa politique, à son langage ? Il lui restait la mauvaise humeur, affecter de voir un monôme dans la révolte étudiante. Sans doute rêvait-il d’écart, de distance. Sa page d’histoire était écrite. Le voyage d’Irlande, la solitude. Il était arrivé quelque chose…
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Quelque chose ? Ouverture serait le mot. Mais qu’est-ce aujourd’hui ? S’aérer la cervelle ? S’obliger à écouter gentiment ses petits camarades pour mieux leur river leur clou ? Faire du pied aux plus impatients, aux plus fragiles pour les rallier à sa cause et à ses intérêts ? Bavardage. Petite bière sans alcool, sans houblon et sans eau. Pâtée pour consultants. Ouverture est à prendre au sens chirurgical : organes qui saignent et palpitent. Pour quelques jours, en 68, le corps social est sur le billard. Dans son amour réparateur, le grand Chirurgien l’a décidé : « On ouvre ! » Et tout est à nu : on est nu avec soi-même, avec les autres, avec le monde. Absolu et sens. Prendre sens, s’il vous plaît, dans ses deux sens, le sens et les sens, qui sont en relation vectorielle. Car la logique des sens exige par elle-même un sens, elle l’appelle ; juste le contraire d’une morale parachutée, contraignante ou permissive, dans les deux cas aliénante. Ce mot Ouverture, bien sûr, rameute des fantasmes de mort et de guérison. Il ne faut pourtant pas se laisser prendre à la métaphore. Le passage sur le billard n’est pas la préparation à la guérison : c’est la guérison elle-même. L’Ouverture n’est pas l’acte de chirurgie esthétique, ou culturelle, ou sociale, ou politique, ou morale, qui remettrait le train sur les rails, les pendules à l’heure, les compteurs à zéro. C’est la vie elle-même. Non pas le moyen, le but ; plus exactement, le but dans le moyen, le moyen reconnaissant et engendrant le but. Vivre, c’est se laisser opérer, se laisser ouvrir. Car l’Ouvert a les propriétés d’une personne : « Ami, viens à l’Ouvert. » Une personne comme vous et moi qu’on jettera dans la terre mais qu’on n’enterrera pas dans le temps.
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Nous ne cessons d’aspirer à une Ouverture à laquelle, pourtant, nous ne consentons pas. Plus qu’à la prunelle de nos yeux, nous tenons à quelque domaine réservé, et peu importe si nos vices l’ont construit, ou nos vertus, ou nos points de vue, ou nos manies. Nous voulons, avant tout, savoir qui nous sommes ; nous entendons disposer d’une identité dont le miroir puisse nous renvoyer une image acceptable, à peu près cohérente. C’est cela vouloir être un acteur, et c’est dérisoire. Quand l’Ouverture nous sollicite, nous comprenons même que c’est parfaitement humiliant ; le supposé acteur est un histrion juste capable de jouer des pannes. En 68, ce n’est pas un individu ou une série d’individus qui se trouvent soudain en présence de l’Ouvert, c’est une société tout entière. Comment cette intrusion ne réveillerait-elle pas, comme autant de répliques au séisme qu’elle provoque, toutes les formes possibles de fermeture ? Ce fut cela, Mai. Chacun l’épousa dans son langage et chacun, pourtant, le répudia. Mais ce durable rejet – tout le monde le sent et personne ne veut le savoir – n’est rien d’autre que la continuation de l’Opération. Mai, c’est chacun de nous et nous tous ensemble en tant que nous refusons, avant toute forme politique particulière qu’il a prise ou qu’il prendra, l’esprit même de la décivilisation occidentale.
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Chacun voulait ouvrir, et chacun fermait. Chacun songeait ouverture et pensait, parlait, agissait fermeture. Les plus drôles, les plus enfantins furent incontestablement les communistes et la CGT. Dans leurs instances dirigeantes, les Jean Audin n’étaient pas légion. J’avais tort de le lui rappeler : il le savait tellement ! Le matérialisme du Parti, dialectique ou non, le mettait hors jeu, voilà tout ; l’air de l’Ouverture l’étouffait. Plus gros, plus encombré, plus cadenassé, il souffrait plus que les autres. Sans être forcément pire. Car les maos, les trotskistes, les situationnistes, les anars, les libertaires, les ceci et les cela, et même les militants du sexe, sans compter les innombrables défenseurs de toutes les causes légitimes de la terre, y compris peut-être – ô cher Maurice Clavel ! – ceux qui systématisaient un peu trop la transcendance, ne faisaient pas autrement : tout le monde voulait ouvrir et tout le monde fermait.
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Patrick Poivre d’Arvor parle de traversée du désert. Comme je le comprends ! Vingt ans à TF1, ça doit donner soif !
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1955, durant le pèlerinage de Terre sainte avec le Centre Richelieu. Nous passions au large de l’Acropole. Je regardais la mer en compagnie du jeune abbé Lustiger, mon aîné de sept ans, jour pour jour. Je me suis soudain entendu lui proposer d’aller un jour, tous les deux, plastiquer le Parthénon. Il m’a regardé avec intensité et m’a répondu qu’on ne lui avait jamais fait un plus grand plaisir. Provocation de jeunes gens, mais non dépourvue de sens. J’ai eu la sottise de faire confidence de cet échange à de beaux esprits élégamment humanistes, fournissant ainsi à leur fétichisme, bien inutilement, une inépuisable réserve d’indignation. Lulu, lui, comprenait. C’était un cri de rage et de détresse, un avertissement aussi : l’humain fermé sur lui-même, avec ses valeurs, sa morale, ses projets, sa beauté, ça pourrit vite, même sublime, et ça crève sec, surtout parfait. D’une belle mort, peut-être, mais il n’y a pas de belle mort. Toute ma vie, j’aurai pensé à Lustiger, avec autant de respect que de colère, dans une telle ambiguïté que je n’ai jamais imaginé pouvoir renouer avec lui. Je sentais dans sa façon de défendre le christianisme une fermeture plus effrayante encore que celle du Parthénon. Nous étions d’accord sur la transcendance, mais nous ne pensions pas à la même. Sa magnifique construction spirituelle et intellectuelle manquait, à mes yeux, de chair, de vérisme. Clavel voyait plus juste avec son idée d’autotranscendance humaine. Je me sentais à la fois si proche et si éloigné de Lustiger ! Ainsi vont peut-être les vraies relations.
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La société, c’est le collage, ou la réduplication, ou l’amplification de ce qui travaille et tourmente nos existences. Cette évidence majeure émerge en 68 de façon irrépressible. Vingt ans auparavant, en 1948, alors que la reconstruction du pays et le progrès de l’économie, sans oublier divers règlements de comptes, occupent tous les crânes, Jacques Ellul, dans un texte intitulé Présence au monde moderne, écrit ceci : « Ce n’est pas en s’attaquant directement [aux structures], en essayant de faire des modifications spectaculaires, en voulant reconstruire un monde de toute pièce que l’on peut arriver à un résultat. La seule attaque efficace contre les structures, c’est d’arriver à leur échapper, d’arriver à vivre en marge de cette société totalitaire, non pas en la refusant simplement, mais en la passant au crible. » 1948, dis-je ! En finira-t-on un jour avec le fétichisme de 68 ? Mai désigne la liberté et l’idiot regarde Mai. Ellul, lui, avait vu juste. On n’arrêtera pas le bulldozer technique. Il n’est pas susceptible d’être moralisé. Il donne une forme et une puissance nouvelles aux vieux démons de l’humanité, il en fait des valeurs. Il est, avec l’État et la production, « le nœud de la véritable religion moderne, la religion du fait acquis – religion de qui dépendent les religions inférieures du dollar, de la race ou du prolétariat, qui ne sont que des expressions de la grande divinité moderne, le Fait-Moloch. »
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Nous voulons ouvrir, et nous fermons. Ce que nous appelons civilisation est maintenant un rempart contre l’Ouvert. Seule nouvelle importante : ce rempart se fissure. Les enjeux se simplifient. De l’insignifiance triomphante, du dégoût et de la fatigue qu’elle engendre, peut naître une simplicité inouïe, primordiale, absolument moderne. Qu’espérer d’autre, que choisir d’autre ? Mourir dans un désespoir convivial, la langue fourchue, après quelques décennies d’insincérité, de précautions lugubres, de victoires lamentables ? Il est vrai que la béance de l’Ouvert nous est presque insupportable et qu’il est difficile d’échapper à la tentation de la combler. En un sens, personne n’y parvient jamais. Pourtant, s’engager dans cette aventure, même si l’on s’y perd, c’est se trouver, et le monde avec soi. Au hasard de mes lectures, ou de celles de mes proches, j’observe le pas de deux que les meilleurs esprits dansent avec l’Ouvert. Ils le désirent, ils le fuient. Ainsi ce magnifique Jacques Ellul qui, à trente-cinq ans, a compris son temps comme presque personne et qui, soudain, dans le texte dont je viens de parler, sort de sa boîte un Saint-Esprit auquel on peut certes croire ou ne pas croire, mais dont l’arrivée inopinée dans le paysage désolé du siècle évoque soudain une péripétie de théâtre de boulevard. Ainsi le grand Aimé Césaire, dont on me fait remarquer que le Discours sur le colonialisme comporte non pas une, mais deux conclusions. La première, conclusion selon l’Ouvert, dont Daryush Shayegan reprendra l’esprit, est invitation : il faut que l’Europe « galvanise les cultures moribondes et suscite les cultures nouvelles », qu’elle se fasse « réveilleuse de patries et de civilisations ». La seconde, conclusion selon le deus ex machina marxiste, exalte de façon navrante « la prépondérance de la seule classe qui ait encore mission universelle […] : le prolétariat. » Loin de moi d’ironiser sur Ellul et Césaire ! Mais ces géants ne sont pas des surhommes ; c’est aussi par leurs faiblesses qu’ils nous touchent et nous instruisent. Comme l’homme moderne a peur du grand écart ! Qu’il est habile à l’éviter ! Qu’il est rapide à se débarrasser des questions qui le troublent, à jeter à ses inquiétudes des réponses toutes faites, à s’annexer Dieu, l’Histoire, la vérité ! Comme il revient vite aux débats rassurants, aux indignations numérotées ! Sent-il à quel point cette attitude est meurtrière ? Et de quoi il se prive quand il chasse le trouble fécond qui est le socle de son intelligence, le foyer de sa sensibilité, l’énergie de son amour ?
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Le livre d’Ellul et celui de Césaire ont, l’un et l’autre, plus de cinquante ans. Ce qui a changé, c’est que nous sommes un peu plus méfiants avec les formulations imposées. Non que nous soyons devenus plus sages : la propagande nous a mithridatisés. Quand nous cherchons encore les solutions à nos maux dans des formules, des idées, des principes, nous savons, au fond de nous, que c’est en pure perte. La quête des solutions, ou des issues, est une pharmacopée inutile, souvent ridicule, parfois cruelle, toujours sotte. Dans son Traité du Style, Aragon l’avait déjà expédiée en enfer : « Nos hannetons, je veux dire nos ablettes, se croient dans ce qu’ils appellent un cul-de-sac et cherchent ce qu’ils appellent une issue. Issue à quoi, c’est ce que l’on se demande. Ce sont les possédés du mot impasse. » Impasse ? Quelle impasse ? Quel gendarme a installé ce panneau ? Sur l’ordre de qui ? Il n’y a pas d’impasse humaine. Toute âme humaine loge dans un château. Assiégée, elle peut s’enfuir par l’intérieur. Elle dispose pour cela d’un fabuleux réseau de galeries, de souterrains, de détours, de caches, de subterfuges. Ceux qui nous aident à explorer nos fondations, donc à accepter l’idée que nous sommes fondés, sont nos amis ; ceux qui nous en détournent, nos ennemis. Point barre.
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Ne pas trop lire, et seulement les livres qui protègent la béance.
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Au gré du vent, les feuilles d’un arbre de Judée habillent et déshabillent les tuiles de la maison d’en face. Je ne suis pas spécialement gai aujourd’hui. Becoming. Ça me va.
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Du très beau roman de Luis Sepúlveda, Le vieux qui lisait des romans d’amour, cette phrase pour les moments difficiles : « Il laissa toutes ses pensées s’apaiser comme les cailloux lorsqu’ils touchent le fond du fleuve. »
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Qu’importe d’avoir brisé le fil de tes idées
Si tu portes en toi le ciel de ton enfance
Aragon
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Vous n’aimez pas l’Europe qu’on vous propose ? De deux choses l’une. Ou bien on ne vous a pas suffisamment expliqué ses mérites. Entendez par là que vous êtes un imbécile. Ou bien on ne s’est pas mis à votre place, on n’a pas tenu compte de votre mal de vivre, on n’a pas assez dorloté votre « quotidien ». Entendez par là que vous êtes un débile léger. Mais voyez l’humilité du pouvoir ! Tout est de sa faute. Si vous pensez mal, c’est qu’il s’y est mal pris. Ainsi procède Clamence, le juge-pénitent de La chute : s’accuser pour mieux accuser. Pourquoi ? Parce que « quand nous serons tous coupables, ce sera la démocratie. »
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D’accord, certains supporters du PSG méritent d’être grondés. Mais la plupart de ces gracieux gentlemen, que demandent-ils donc à leurs champions chéris ? Des résultats. Quoi de plus naturel ? La culture des résultats, n’est-ce pas notre credo officiel ?
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À ceux qui protestent contre les mesures de contrôle d’Internet que le gouvernement compte prendre, la ministre de la Culture rétorque, copiant-collant ainsi une bonne demi-douzaine de ses collègues, qu’il ne s’agit nullement d’un flicage, mais d’une mesure de responsabilisation. Décidément, je n’ai pas le cuir assez dur. Voilà quarante ans que je vois tout ce qui dispose d’un pouvoir, réel ou supposé, considérable ou minuscule, se mettre en tête de responsabiliser les gens. Et je ne m’habitue pas ? Et quelque chose me souffle toujours qu’il y a de l’insulte là-dedans ? Qu’une réponse académique n’est pas, pour parler comme Bush, appropriée ? Je pourrais, si cela relevait de mes fonctions et s’ils le méritaient, faire cracher mes semblables au bassinet ou les précipiter au fond d’une geôle ; je ne pourrais pas, sans me sentir minable, me prendre pour leur professeur de responsabilité. Je n’oserais pas les regarder en face, je ne me sentirais plus partager avec eux notre condition précaire et ambiguë, je n’en tirerais plus de consolation. « Mesdames, Messieurs, je vais vous responsabiliser. » Je me vois d’ici. La honte !
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Plus vite, le TGV, plus vite ! En face de nous, un couple de la trentaine, tous deux farcis d’écouteurs et de jeux électroniques. Trois heures de voyage, ils ne se diront pas un mot. Pas de doute, ils sont ensemble : deux ou trois fois, elle s’est penchée vers lui et a boutiqué quelque chose dans son oreillette. À gauche, un couple et deux enfants remuants. La peine que se donnent ces gens vous arracherait des larmes. Double peine en vérité : tenir tête aux petits monstres et faire savoir aux voyageurs qu’ils sont des parents modèles. Et démocratiques. Le plus petit pleurniche pour que papa ouvre la fenêtre. Bref conciliabule de papa avec maman, puis de maman avec le grand frère. Elle peut alors communiquer au wagon le résultat de la consultation : trois voix contre une, la fenêtre restera fermée.
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Les Neuilléens habitent Neuilly : c’est tout naturel. Ils votent à droite : c’est leur affaire. Ils sont riches : chacun son destin. Ils enferment un gamin dans la démesure de son père : ça, non.

(18 juin 2008)