Les bois et les livres

LE MARCHÉ XXVI

Dans la salle d’accueil de l’abbaye cistercienne de Fontenay, cet extrait d’une lettre de saint Bernard : « On apprend plus de choses dans les bois que dans les livres ; les arbres et les rochers vous enseigneront des choses que vous ne sauriez entendre ailleurs. » Pas celles qu’imagine le citadin en ses rêves conditionnés. La nature est belle mais indifférente, impartiale, brutale ; les roucoulades régionalistes ne lui vont pas, ni les apitoiements sur les ancêtres, ni les sentiments graisseux. Elle s’en fout. Ses rythmes nient l’histoire. Elle nous condamne à nous-mêmes, nous établit où nous sommes. Elle impose l’immobilité comme la règle évidente de toutes choses et annule du même coup désespoir et espérance. Ici et pas ailleurs, mon petit bonhomme, tu n’es le maître de rien. Silex et flamme. À Fontenay, une pensée de René Char est accolée à celle de saint Bernard : « Si nous habitons un éclair, il est le cœur de l’éternel. » Fixité et silence. Le vrai ne courtise pas le temps, il le zèbre.
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La vérité ne fait pas toujours plaisir. En pleine fièvre d’après 68, un ami m’avait expliqué qu’une prison me serait bien plus profitable que toutes les libérations. C’était alors un homme sensible et triste, un pessimiste que saisissait parfois un rire franc et gai. Tout nous opposait. Son père était un seigneur des assurances françaises ; lui, il avait à faire l’inventaire du désastre. Le sentir lié, garrotté, entravé jusqu’à la moelle me donnait un prétexte facile pour repousser sa suggestion. Peut-être n’avait-il pas tort ? Mais choisit-on sa libération ? Choisit-on sa prison ?
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Une praticienne de l’âme se désole de voir ses confrères psychanalystes et comportementalistes s’empoigner comme des chiffonniers. Des psys agressifs, s’écrie-t-elle, c’est aussi absurde que des vampires végétariens ou des diététiciens obèses ! Je ne sais de quelle école se réclame cette belle âme mais, à coup sûr, elle ne m’aura pas pour confrère. Les psys teigneux, les prêtres libidineux, les médecins tabagiques et les juges influençables ne m’empêchent pas de dormir. Je n’irai pas jusqu’à leur décerner des brevets de vertu mais est-ce que j’en mérite, moi ? Si la réponse est négative, dois-je renoncer à ce que je fais ? Ce qui me troublerait, m’angoisserait, m’affolerait, me ferait douter du ciel comme de la terre serait d’imaginer, ne serait-ce qu’un quart d’instant, qu’il existe un seul psychiatre sans vanité, un seul prêtre sans fantasmes, un seul juge sans parti pris, un seul serviteur de l’État qui ne soit d’abord le serviteur de soi-même, un seul écologiste non polluant, un seul quelque chose enfin qui ne soit constamment titillé par son envers détesté, harcelé par son démon, persécuté par sa bête noire ! « Mes enfants, nous disait l’abbé au catéchisme, ne parlez jamais de pureté : quand on prononce ce mot-là, on pense tout de suite à son contraire ! »
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Picasso et Senghor savaient que la force de l’expression artistique réside dans sa capacité à ne jamais lâcher le sauvage primordial, inaugural. La leçon s’est perdue. Désormais un écrivain soucieux de sa réputation prend ce qu’il appelle sans rire une posture, c’est-à-dire une pose inspirée par le rôle qu’il se donne et l’importance qu’il s’accorde. Ainsi posturé, il fabrique sa pensée devant le client comme, dans les foires, la barbe à papa et les pommes d’amour. Et ça marche parce que les clients ne savent plus comment on achète de la pensée. Ils s’occupent sottement des mots, des idées, des intentions. Ils ne se méfient pas du style. Ils ne savent plus qu’une pensée, ça se flaire, ça se soupèse, qu’un texte vaut surtout par ses lignes de fuite, par ses décrochements, par ses accidents, par son pouvoir de désorienter, de dérouter. Toujours penser à Verlaine : « Le temps d’un sein nu entre deux chemises ». Un texte qui ne me conduit pas furtivement au sein du monde, au sein des choses est un texte pour rien. Un texte, c’est une sonde posée sur le monde : ce n’est pas la sonde qui est intéressante, c’est ce qu’elle sonde.
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Picasso et Senghor, direz-vous, avaient le sauvage à disposition : il leur suffisait de ne pas fermer les yeux. Mais l’homme selon le marketing, l’homme selon TF1, l’homme selon le test ADN ? Jean-Pierre Chevènement s’est trompé : chez nous, les sauvageons ne poussent plus. De Neuilly à Clichy-sous-Bois, il ne se fabrique plus que des fleurs artificielles. Une culture sans culture tente de produire ce prodige : un être sans nature, sorte de canard décapité qui court à pas pressés vers la fosse à purin. Non sans visiter au passage, dans l’espoir de s’y ressourcer, les deux stands bio du tourisme et de l’érotisme. Pourquoi pas, si ça lui plaît ? Ok d’accord, comme on dit au super ! Ne comptez pas sur moi pour faire des histoires là-dessus ! À cela près que ce tourisme-là et cet érotisme-là, ce tourisme planifié et cet érotisme programmé, articles de braderie, ne relèvent plus de la nature, mais de sa pétrification ou de sa dispersion. Le sauvage, alors ? Le sauvage, aujourd’hui, c’est l’aventure de vivre, la traversée de la vie sans autre boussole que ce lien ténu, bien plus fragile que fort mais bien plus fort que fragile, qui nous relie aux autres, au monde, à la vie, à nous-mêmes. Le sauvage, pour moi, c’est de me confier à l’être, à cette facette du cristal de l’être que je suis seul à voir scintiller et qui m’assure, du même coup, que des milliards d’autres facettes scintillent auxquelles je n’ai pas accès mais dont la présence m’est attestée par cette impossibilité elle-même, que je ne suis ni l’être ni le privilégié de l’être mais seulement l’heureux enfant d’une famille très nombreuse, que cette grâce ne me vient d’aucun pouvoir, d’aucune raison, d’aucune loi, et qu’elle est très experte à reconnaître ceux qui prétendraient l’encarter, sous prétexte de complicité préalable, dans leurs sales attentions, dans leurs vertus vicieuses, dans leur sagesse lugubre, dans leur anorexie spirituelle, dans leurs permissions vérolées.
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Il y avait une fabrique de fleurs artificielles, précisément, dans la petite rue du Soleil, proche de la Place des Fêtes, où j’ai vécu quelque temps au début des années quatre-vingt. Le chauffeur de taxi qui m’avait conduit, avec mes trois valises, à mon nouveau domicile croyait savoir que, de tout Paris, c’était la rue où l’on assassinait le plus. Je ne me souviens pourtant que d’une seule violence, celle de la musique. Un automobiliste un peu sourd avait laissé sa voiture sous mes fenêtres en oubliant un autoradio qui, de toute sa puissance, envoyait la Symphonie héroïque à l’assaut du quartier. La porte de la fabrique s’était brusquement ouverte. Un gros homme en blouse blanche, qui semblait au comble de l’anxiété, était sorti. S’était dirigé furieusement vers la voiture. Collait son nez contre les glaces. Tentait vainement d’ouvrir les portes. Comme un loup, en faisait le tour. Revenait secouer, l’une après l’autre, les poignées des portières. Du plat de la main, frappait sur la carrosserie. Et, se croyant seul, grommelait le seul vrai mot d’amour désolé qui puisse retentir dans un être : « Je déteste la musique ! Ah ! Que je déteste la musique ! »
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Hugo et Zola, nous dit-on, étaient des bourgeois : qui douterait de leur courage, de leur droiture, de la générosité de leur combat pour la justice ? Et pourquoi ne pourrait-on, au XXIe siècle, se dire toujours bourgeois et encore de gauche ? Apparemment, on le peut, et assez aisément. Trop, peut-être. Les grands bourgeois critiques du XIXe siècle dénoncent ce qu’ils ont sous les yeux : les injustices patentes, les effets pervers, les plaies visibles de la révolution industrielle. Chrétiens ou athées, ils le font avec énergie et lucidité, souvent avec génie. Mais ils ne mettent nullement en question les fondements culturels ni le socle anthropologique de l’ère nouvelle. Ce procès-là leur est inaccessible : le fait technique est là, le mythe naissant du progrès l’interprète et l’exalte. Seuls quelques utopistes ou quelques victimes le mettent en doute. Mais les temps ont changé. Ce ne sont plus seulement les dysfonctionnements, les aberrations, les injustices, les inégalités de la modernité qui sollicitent notre vigilance et éveillent notre critique, c’est son essence même, son obsession de la logique causale, des objectifs, des résultats, de la compétition et, finalement, sa conception d’une humanité qui soigne ses terreurs en s’imaginant absurdement vouée à la conquête, à l’image des soldats de plomb que le dernier scandale fait sortir de leur boîte. Qu’y puis-je, moi, si cette vision du monde et de l’homme est celle sur laquelle s’est modelée et se modèle la bourgeoisie, celle à laquelle elle confie son avenir, sa fortune, ses rêves, ses enfants, et dont elle partage plus volontiers avec la troupe les principes que les bénéfices ? Et qu’y puis-je si cette vision-là, qui a eu ses mérites, qui a eu de grands mérites, est désormais périmée, caduque, forclose ? Et qu’y puis-je encore si un Hugo ou un Zola de ce siècle aurait à mettre en jeu bien plus que sa fortune et que sa réputation, s’il lui faudrait transformer radicalement sa vision du monde et, comble de virtuosité, le faire sans chercher aucun secours du côté de la culpabilité, en s’appuyant simplement sur une raison renouvelée dans ses fondements, sceptique sur le scepticisme lui-même, poreuse à l’élan, naïvement et presque imprudemment confiante, amoureuse d’une certaine idée, non terroriste et chaleureuse, de la pauvreté.
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Sinon ? Sinon la pensée bourgeoise doit choisir entre le cynisme et la dénonciation vertueuse, deux artifices cousins. La fureur affairiste et le prurit moralisateur ont en effet ceci de commun qu’ils font perdre, un à un, tous les points de contact avec la réalité. Fuite dans l’action, fuite dans la pureté, deux façons d’exalter le moi qui rejettent au second plan ce qu’on pourrait appeler une sensibilité actuelle, c’est-à-dire un effort constant, fervent, pour sentir, sous les affûtiaux sordides qu’on lui impose, battre le cœur d’un peuple, pour deviner ce dont il souffre, ce qu’il espère, ce qu’il désire, pour chercher ses lignes de fuite, pour entrevoir, à l’infini, l’horizon qu’elles désignent. Ce cœur à cœur, ce corps à corps avec le monde, la révolution industrielle et ses suites nous l’ont rendu presque impossible en enfonçant entre nous, comme des coins inutiles, toutes sortes d’obligations, de sujétions, de révérences qu’une meute d’esclaves diserts ne cesse de multiplier et de commenter. Que faire ? L’action n’a pas la réponse : ce qu’elle serait censée défaire, c’est précisément ce qu’elle tisse. La morale n’a pas la réponse : elle n’est plus qu’un saupoudrage de principes. La pensée bourgeoise classique, je veux dire la pensée de droite et la pensée de gauche, la pensée socialiste et la pensée libérale, n’est plus capable d’étreindre le monde ; elle est condamnée, pour parler comme Sartre, aux « baisouillages d’alentours ».
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Que ne le célèbre-t-elle, pourtant, l’Homme ! Cette vénération m’a toujours gêné. J’aimais les belles majuscules dont on honorait la Guêpe, le Saumon, l’Araignée dans les manuels d’autrefois. L’Homme avec H, ça m’a toujours paru idiot : trop ou trop peu, bancal, assez vulgaire finalement, parler pour ne rien dire, gonflette ; forte envie de rigoler. Pas étonnant que nous soyons ainsi hypermajusculés dans les lieux où l’on se balance le plus cordialement de nous, de notre premier tee-shirt comme de nos envies d’absolu, je veux dire dans l’entreprise. Peut-être un lecteur de ce site aura-t-il oublié ce détail, justifiant ainsi gentiment mon petit effet ? Le premier manager qui eut l’idée lumineuse de voir dans l’Homme le capital le plus précieux n’était ni un Américain, ni un Japonais, ni un Chinois, ni un Anglais, ni un Français. C’était un certain Joseph Staline qui déclara, le 4 mai 1935, dans un discours prononcé au Kremlin à l’occasion de la promotion des élèves de l’Académie de l’Armée Rouge : « Il faut enfin comprendre que, de tous les capitaux précieux existant dans le monde, le plus précieux et le plus décisif, ce sont les hommes, les cadres. »
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Plusieurs auteurs n’ont pas manqué de rappeler ce détail, cette proximité de l’ADN communiste et de l’ADN libéral. À mon avis, les chevaliers de la raison que pourraient être les penseurs occidentaux s’ils cessaient de se conduire en domestiques de la rationalité frigide, sont très loin d’en avoir tiré toutes les conséquences. C’est pourquoi je suggère que, dans les entreprises, toute référence lyrique à la place éminente de l’Homme, à sa vocation de finalité des finalités, etc., soit immédiatement saluée par cette exclamation enthousiaste : « Bravo, chef, vous parlez comme Staline ! » Triple avantage. Primo, cela inciterait le management à trouver autre chose, ce qui ne serait pas gagné. Secundo, cela permettrait de distinguer parmi les salariés ceux et celles qui, au moins fantasmatiquement, ne sont pas entièrement dépourvus de certains attributs auxquels le Premier ministre fait allusion avec une remarquable persévérance. Tertio, s’il apparaissait qu’une plaisanterie aussi innocente, et qui devrait être prononcée sur un ton enjoué, admiratif, presque affectueux, nullement racaille, faisait non seulement grincer trop de dents managériales mais constituait une menace pour la carrière de ceux qui l’auraient risquée, il serait alors possible, dans l’entreprise et ailleurs, de commencer à se demander sérieusement dans quel genre de démocratie l’on vit.
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Débat sur le commerce équitable. En un sens, c’est peanuts : en France, 0,05% du commerce total. Ses opposants y voient un alibi, une rassurante tête de gondole pour tirer l’autre commerce, l’inéquitable, le sérieux. Ses partisans ne sont pas loin de partager ce pessimisme ; mais, dans certains cas, ça marche et, quand ça marche, ce n’est pas si mal. Alors, pourquoi pas ? Emblématique, ce débat ! Pareil partout. Se lancer dans des activités qui, d’une manière ou d’une autre, tourneront nécessairement à leur contraire ou se condamner à la dénonciation permanente, à la lucidité vengeresse, au piétinement d’un refus globalisé secrètement alimenté par ce qu’il déteste : deux attitudes intenables. À moins de comprendre que l’action comme la critique, pour accéder au sens, doivent aujourd’hui se référer à autre chose qu’à elles-mêmes, qu’il leur faut à la fois retrouver des fondements plus authentiques et accepter leurs propres limites. Dans l’action, on ne saurait oublier ses pincettes, ou ses distinguos. L’esprit d’entreprise ? Sans doute. L’esprit de l’entreprise, sûrement pas. Renoncer un instant à la maîtrise de ce qu’on fait, céder à la séduction des « démarches de groupe », c’est capituler. On ne peut sérieusement agir sans être au clair sur les manipulations possibles, sans garder constamment en soi une possibilité de refus. Ainsi peut-on être utile, au moins un temps, avant de se faire virer. Le même discernement s’impose également à l’attitude critique. Les rebelles ont ma sympathie. Mais attention. L’orgueil est une prison plus sûre que la lâcheté. Et surtout, il y a grand risque, en s’opposant trop systématiquement, de se laisser envahir par ce qu’on condamne et de s’isoler dans une protestation de moins en moins audible et de moins en moins authentique. Donc, là aussi, les pincettes, de longues pincettes. Conclusion : ni l’action, ni la pureté critique ne sont, en elles-mêmes, la solution à quoi que ce soit. Où qu’on soit, quoi qu’on choisisse, l’urgent est le décrochage, la recherche du point blanc des alchimistes, cette indifférence active où l’on est à mille lieues des zizanies de l’actualité et, à cause de cela, infiniment proche des êtres, même des plus lointains. Je ne parle pas ici en gourou soucieux de ses lecteurs ; leur confort psychologique n’est pas mon souci. J’essaye de parler en homme raisonnable, en classique. L’être humain n’est pas un vermicelle sur la soupe du monde. C’est en lui que se répare le monde quand il a perdu de vue ses intérieurs, ses sources, ses chants. Cette certitude, même teintée du scepticisme qu’il faut, ouvre parfois la porte à de grandes joies ; quand elles ne sont pas de la partie, la tristesse elle-même est moins triste.
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Une phrase de Bernanos m’a souvent intrigué : « On ne parle pas debout à des hommes couchés. » C’est la boutade d’une âme violente, elle n’est pas à prendre à la lettre. Personne n’est toujours debout, personne n’est toujours couché. Dans sa version hard, ce propos sent l’excès, la jeunesse panache, la droite flamboyante. Dans une version plus soft, au contraire, je le trouve pénétrant. C’est l’invitation à la distance qui rapproche, à l’écart qui unit. Tout n’est pas toujours partageable ni transposable tout de suite. C’est vrai des êtres humains, c’est vrai des formes sociales. Une amie, il y a bien longtemps, parlant à la fois de ses sentiments et de ses pensées, avait eu ce très beau mot : « C’est difficile de garder ! » Vrai. Tout n’est pas toujours à mettre tout de suite dans le circuit. Il faut fermer à clef le placard aux alcools forts. Générosité n’est pas gaspillage. Si tout le monde est toujours moitié couché moitié debout, brusquer les éveils et les réveils peut saboter les chemins du vrai dans les autres et en soi. De la même manière, tout ce qui s’émeut dans les êtres n’a pas à chercher son immédiate traduction sociale, politique, culturelle. Le lien entre la vie intérieure et le monde est affaire de filtration, d’allusion, de frôlement, d’échappée, d’ambiguïté plutôt que de traduction systématique, d’engagement trop volontariste ou d’organisation. Je sens le raplapla et le zimboumboum, par exemple, dans un programme politique qui se voudrait fondé sur la morale, sur l’éthique.
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Les employés de mon agence France Telecom sont très gentils. Je leur en fais compliment. Je ne leur cache pas non plus que j’ai moins d’amitié pour la boîte qui les emploie. Ils en sont navrés. « Mais, Monsieur, c’est normal ! Maintenant, nous sommes une société ! »
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Grande satisfaction de vanité : il n’y a que 10% des gens de ma génération pour s’être mis à l’ordinateur et à Internet. Ouf ! Je ne suis pas si ringard que ça ! Je profite immédiatement de ce brevet de modernité pour dire tout le mal que je pense de cet instrument grotesque, le téléphone portable. Une fois admis qu’il y a un bon ou un moins mauvais usage de tout, y compris du diable, il faut accuser ce maudit engin d’attenter à la fois à notre solitude et à un des aspects les plus profonds de nos relations avec les autres. La solitude, c’est, à certains moments, de se condamner à soi-même : la possibilité d’ouvrir un portable transforme l’expérience en simulacre. L’engin maudit annule tout, triomphe de tout, de la forêt vierge, du désert, de la marche anonyme dans un quartier de Paris. Il en étouffe l’écho, en ferme la profondeur, en scie les prolongements imaginaires. J’imagine deux amoureux qui en sont à la rupture. C’est de silence qu’ils ont besoin, et de paix : la sale petite boîte noire, le doxaphone, leur est un prétexte aux bavardages inutiles, elle les incite à gratter leurs plaies et leur suggère de dérisoires arrangements. Toute ma vie, comme on dit dans les quartiers pauvres, j’ai pris les transports, le bus, le métro, le train de banlieue. Tout n’y était pas toujours exaltant mais la diversité des êtres dans leur fatigue partagée, dans leur dodelinante résignation, a toujours eu pour moi un grand sens. J’aime ces situations ordinaires, superficielles avec profondeur. J’aime ces histoires mensongères qu’on plaque sur le visage des gens, ces instants d’intérêt soudain, ces désirs furtifs, ce désappointement de voir disparaître une femme que je regardais, j’aime ces banalités immenses que le silence tient en suspens, j’y sens flotter de l’inconnu familier. Nous nous y engloutissons ensemble, nous les provisoires ; ensemble, nous nageons entre apparence et réalité, entre illusion et vérité. C’est bien, c’est notre vrai pays, cela ; nous y sommes moins mauvais qu’ailleurs. Il nous fait échapper à la prétentieuse comédie qu’il suffit soudain d’un tintement pour réveiller. Terrifiant. Une seule sonnerie et chacun de nous, pour tous les autres et pour soi-même, redevient un étranger.
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Au beau milieu d’une tartine à la confiture d’orange, j’entends que deux cents chercheurs vont se rassembler à Grenoble pour étudier la crise de la société française. Bête comme je suis, j’y crois encore : silence tout le monde ! L’ambassadeur des chercheurs a la voix douce et le parler nuancé. Oui, la société française est en crise. Non, cela ne peut plus durer. Oui, il faut la gouverner autrement. Comment ? demande la journaliste. Très simple. Il faut que les gens adhèrent aux analyses et aux constats qui s’imposent. Cette fois, c’est en trop. Je déclare la guerre. J’ouvre les hostilités. Que le diable embrouille les chercheurs et que les spams les étouffent ! Ils vont donc se rassembler à Grenoble. Deux cents, soit une dizaine de gros, quelques moyens et un paquet de petits. Ils vont se mettre d’accord sur deux ou trois idées ; celles des gros feront le rosbif, celles des moyens les patates, les petits y ajouteront le cresson et serviront bien chaud. Des idées pas nécessairement idiotes, bien sûr. Des constats. Il pleut. La nuit, tous les chats sont gris. J’ai mal au dos. Bush est un âne. Cette catégorie-ci devient plus nombreuse que celle-là. Etc. Des constats qui porteront des noms modestes – propositions, hypothèses, rapports d’étape – mais qui, en douce, vont devenir des vérités, les pires des vérités, celles qui ne s’avouent pas, les vérités hypocrites ; et ces vérités planquées, il faudra que les citoyens se les assimilent, il faudra qu’ils y adhèrent. Heureusement, ils ne le feront pas. Tout ça ne les occupera pas plus de trente secondes. Ils se diront qu’il y a des gens qui ont le cerveau vraiment bien irrigué. Que Zidane, lui, c’est plutôt les jambes, voilà. Puis ils reprendront leurs occupations. Et ils auront raison. Ces gens-là, c’est moi ; les chercheurs, ce n’est pas moi. Ces gens-là ont la droiture de se sentir paumés ; les chercheurs ne l’ont pas. Boîtes à fiches, disait Péguy. Qu’on les asticote un peu trop, vous allez les entendre brailler à l’obscurantisme, à l’irrationnel, au complot contre la démocratie, contre l’intelligence ! Comme si l’intelligence, c’était eux ! Chercheurs et chercheuses, perdez toute illusion : l’intelligence, ce n’est pas vous. Même si je ne vous fais pas le coup du populisme. Même si l’intelligence ne se promène pas dans le métro aux heures de pointe, même si elle ne fait pas la queue au super.
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Les gens de peu, les non chercheurs, même si le bourbier où ils pataugent dépasse leur comprenette et la mienne, même s’ils rament comme des malades, même s’ils ne savent pas où ils vont et s’ils en sont à se regarder les uns les autres pour deviner de quel côté ça avance, une barque, savent qu’ils ne sont pas intelligents. Mais il leur arrive encore de trouver, dans les tombereaux de conneries qui les submergent, des choses qui brillent, des bouts de verre, de je ne sais quoi, des reflets. Ils ne peuvent rien en faire, donc ils n’en parlent pas, et ça ne les rend pas plus malins. Ça les maintient, malgré tout, à une certaine hauteur. Les chercheurs, eux, rien ne les protège plus de rien. Ils se sont confiés aux modes, aux surfaces, aux urgences médiatiques. Ne leur est-il donc jamais arrivé, une nuit, comme le héros d’Umberto Eco, de faire l’amour dans un lieu sans grâce avec un être dont ils n’ont jamais su le nom et dont l’impitoyable et obstiné souvenir s’est définitivement glissé, comme un pied dans une porte, entre eux et les mots ? On ne leur reprocherait pas de ne pas être intelligents : on leur reproche d’avoir choisi, en toute connaissance, de ne plus être intelligents. « Moi, je ne cherche pas, je trouve. », disait Picasso. Ne pas entendre ce beau propos comme une vaniteuse provocation. Si nous ne trouvons pas, c’est qu’il nous plaît de nous divertir à chercher, de faire les malins à chercher, de perdre notre temps à chercher. Sans doute, pour ce sacrilège, m’enverront-ils Descartes à la tête : qu’ils prennent soin de relire auparavant les Méditations métaphysiques, cette célébration de l’évidence intérieure. Ou Pagès, ou Mendel, ou Desroches, ou Enriquez, ou bien d’autres. Quant à eux, à leur guise ; qu’ils se fassent, autant qu’il leur plaît, les supplétifs de la mousse : ils l’accompagneront à l’égout.
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Dans ma tête, comme des refrains, des idées simples semées autrefois par des gens épatants. Je ne sais plus trop à qui j’en suis redevable. Forget ? Etienne Borne ? Jankélévitch ? Peu importe. Secret et mystère, par exemple. Inutilité du secret. Le secret, c’est que Mme Dupont couche avec M. Durand. Ça alors, dites donc ! L’instant d’après, circulez, plus rien à voir. Le secret, c’est ce qui, à peine révélé, s’évanouit. Toujours couillon, le secret, comme dirait… Le mystère, plus j’y regarde, plus ça s’approfondit ; plus j’y puise, plus ça donne ; plus je comprends, moins je comprends. Ces profs, ces bons, ces grands profs parlaient aussi du sérieux et du grave. Le sérieux, c’est une construction ; comme on dit au Québec, ça n’a pas de bon sens. Ça marche avec le secret : langage social, bricole, excitation, Clearstream. Le grave s’impose comme tel, il est du côté du mystère, il a l’odeur de la vie.
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À l’école, on va désormais privilégier les compétences sur les connaissances : invention d’ignares incompétents.
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Gare de Nemours, encore. Je lisais un papier sur les prêtres de la Légion du Christ, sortes d’athlètes supposés de la chasteté sanglés dans leurs soutanes rétro. Ils veulent, paraît-il, conquérir les intellectuels et les managers. Pour les seconds, selon moi, c’est dans la poche. Ces inquiétants apôtres ont besoin de réalité truquée. Le fric, lui, a besoin d’idéal truqué. Échange équitable ! Un sentiment d’horreur me glace. Regarde plutôt le monde, imbécile ! À deux pas de moi, sur un banc, deux ados enlacés, quelques mots très sourds, comme une fumée qui monte d’un amas d’étoffe rugueuse. Cette fin d’après-midi, qu’elle est matinale ! Chut !

(14 mai 2006)

La tentation de Grenelle

LE MARCHÉ XXV

Quand on me prouverait par a + b que mon existence n’a été qu’une longue suite d’appétits et de concupiscences diversement camouflés, je n’en demeurerais pas moins certain que la largeur et la profondeur d’une vie tiennent au degré de dépossession joyeuse qu’elle a atteinte. Cette dépossession, certes, n’est pas la mutilation rituelle et sacrificielle que tant d’esprits supposés libres reprochent si véhémentement aux religions de leur avoir infligée alors même que, plus délurés en paroles qu’en actes, ils font leurs masochistes délices des humiliations où les jette la vulgarité de l’époque. Voilà cinquante ans que je suis au corps à corps avec le catholicisme de ma jeunesse et je ne tiens pas encore quittes de mes reproches ceux qui, sous couleur de faire grandir en nous le surnaturel, nous enseignaient à y rabougrir le naturel. Mais, nom de Dieu, le pèlerinage de Chartres avait quand même plus de gueule qu’une section du Parti socialiste ou qu’un congrès de DRH ! Reste que la dépossession dont je parle, le langage religieux lui-même peut la fausser. Il est magnifique et effrayant, ce mot d’Hölderlin qui constitue le leitmotiv de Blanche ou l’oubli : « Ce que nous cherchons est Tout. » Vous, moi, nous, encombrés contradictoires, prisonniers jacassants, sémaphores désordonnés, organisateurs de vide, mal désirants, trompeurs de temps, « ce que nous cherchons est Tout. » Et la prise de conscience, fulgurante ou méfiante, amoureuse ou rétive, de ce destin de liberté porte en elle, comme son enfant, le désir et l’exigence de la dépossession, désir exigeant, exigence désirable.
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Comment il naît, ce désir, de quoi il se nourrit, comment il se fraie son chemin, qui le saurait, ne serait-ce que pour un seul être, ne serait-ce que pour soi-même, serait Dieu ! Pourtant, plus que le respect, plus que la frigide tolérance, c’est de pressentir en autrui ce forage, ce démantèlement, cette capacité d’abandon, ce mouvement d’avalanche qui me le fait proche. Nous communiquons dans l’épaisseur des ombres, nous venons ensemble à une lumière dont nous ne savons ni le nom ni l’origine. Et nous y venons comme malgré nous, tous signes égarés, juste assez présents pour signaler notre absence. Et tous nos jalons sont des promesses d’oubli, et toutes nos boussoles sont à jeter à la mer.
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La République était belle sous l’Empire. Cette parole poudrée, ces accents d’indignation qu’imposent aux riches les persécutions que leur font subir les pauvres, cette aristocratique propension à glousser qui ruine, génération après génération, l’ambition toujours renouvelée de paraître comme tout le monde : je le dis comme je le pense, je vais finir par regretter cet anglophone de Baron. Ne croyez pas que je plaisante, ce départ fera date. Même en mettant le mot au féminin, le shakespearien Baron n’a pas de successeur. Honneur à la lucidité des patrons qui se sont choisi pour cheftaine cette Laurence Parisot qui peut tout comprendre et tout admettre de tout parce que la référence des références, l’entreprise, est aussi solidement enracinée en elle que la foi dans le cœur des Templiers. L’entreprise, c’est son éternité à disposition, sa drogue bénéfique, son intarissable fontaine de sens. Comme les mystiques de leurs apparitions, elle en parle sur le mode mineur, mais avec un frémissement de ravissement. L’entreprise, dit-elle, c’est comme le vélo, il faut toujours pédaler ! Quelle chance pour elle d’être habitée par un absolu aussi repérable, aussi familier ! Tout est possible, et n’importe quoi, pourvu que seule compte la croissance de l’entreprise. Pourvu que seul compte le progrès de la croissance de l’entreprise. Pourvu que seul compte le maintien du progrès de la croissance de l’entreprise. Pourvu que seule compte la volonté de maintenir le progrès de la croissance de l’entreprise. Exit, avec le Baron, l’ombre de ces deux cents familles dont la dureté, ne serait-ce qu’en l’offensant, avait encore à voir avec notre misérable humanité. Nous voici au temps des certitudes qui planent, nous voici au temps des épures. Dans la baraque de foire du Medef, le monde est ce décor en carton-pâte qui défile derrière Laurence ; et elle, indifférente à tout, souriante, apaisée, déterminée, pédale. Il faut l’imaginer malheureuse.
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RER C. « Hier, un mec a manqué de respect à mon copain, dit une fille à une autre. Tu sais ce qu’il a fait, mon copain ? Il a pris son crayon à bille et il lui a planté dans le bras. Le sang pissait de partout. Morte de rire, j’étais. » Vous voulez la suite ? Vous voulez savoir en quoi et comment le mec a manqué de respect au copain de la fille ? C’est simple : il lui a parlé. Vous avez bien entendu : il lui a parlé.
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Vous arrivez à parler avec les gens, vous ? À parler vraiment ? À causer comme on disait autrefois ? Comme deux voisins dont les jardins sont séparés et reliés par un ruisseau et un pont et qui, sans se demander à qui appartient le pont, viennent parfois s’appuyer sur la rambarde, regardent les poissons, s’intéressent au temps qu’il fait en eux… Vous y arrivez, vous ? Moi, de plus en plus mal. Sauf avec quelques pauvres qui se sont faufilés entre les mailles.
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Parler fait peur, sans doute. On préfère rester en tête-à-tête avec les déchets de sa vie et de ses idées. C’était ça, causer : retraiter gentiment les déchets, y trouver de braves petites perles de gentillesse, en rire ensemble, et puis à bientôt ! Le projet, la responsabilité abstraite et creuse que chacun se donne aujourd’hui de l’univers, quelle barbe, quelle fausse barbe ! Et, sans vouloir jouer à l’analyste, quel paravent transparent ! L’universel singulier de Spinoza, voilà le grand absent. On ne le fera pas oublier par le je je je. Je suis maître de moi comme de l’univers, mon corps est à moi, les proclamations d’indépendance sont le plus souvent des citations. Rien que de très naturel dans cet égocentrisme. Il n’épargne personne et procède souvent de très bonnes qualités initiales. Dans un autre univers mental que celui de notre modernité gâteuse, la personnalité pourrait, à partir de ce réflexe de défense, de ce sympathique reste d’enfance, s’épanouir lentement, à son rythme, à sa main… Parfait. Mais, voilà, ce temps n’est plus. La chiennerie brutale du monde durcit les intériorités plus encore que les formes sociales. Un conseil d’administration, ou un tribunal, ou un comité révolutionnaire, ou un conseil de classe sommeille en chacun de nous à la place, ou à côté, du cochon qui, aux temps barbares, y grognait, paraît-il, en maître.
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À propos de cochon, une citation radiophonique ni truquée ni tronquée. Un stratège de la grippe aviaire nous en a informés : « Ce virus s’humanise dans le porc ».
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Un petit garçon, dans le train, dont la silhouette un peu rondouillarde fait avec sa tête et ses lunettes comme une série de cercles concentriques. Le nez dans un livre, il n’a pas bougé un cil depuis le départ. Mais, en face de lui, un portable sonne. Un quarantenaire des plus distingués entre dans une communication gélatineuse avec son rejeton : « C’est vrai, mon chéri ? C’est vrai, mon amour ? Des lions, mon trésor ? Tu as vu des lions ? Des gros lions, mon ange ? Des vrais lions ? » Le portable ne peut en supporter davantage et tombe en carafe. Alors le triple cercle du petit garçon se tourne posément vers chacun de nous et, nous considérant acquis à son point de vue, articule d’une voix limpide, méprisante juste comme il faut : « Les vrais lions, ça n’existe pas. » Tu as de bonnes lunettes, petit ! Ce sont tous des faux.
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Il faut toujours être modéré : idée fanatique.
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Au PS du Nord, Ségolène Royal propose de « se commettre avec la société actuelle pour pouvoir la transformer ». Je ne me commettrai jamais avec ce projet hypocrite – de ce point de vue, le pire de tous – parce que je sais parfaitement que je n’ai aucun moyen de le transformer.
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Si j’étais juré aux Assises, je considérerais que, pour qui a commis un crime, ou en a favorisé les conditions, ou l’a laissé commettre, le fait d’avoir obéi aux ordres est une circonstance aggravante. Cette proposition, naturellement, ne concerne pas les pitbulls.
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« On s’appuie sur un coussin de paroles pour faire son solo », dit un écrivain africain. L’idée est élémentaire mais l’emploi du mot « coussin » en transforme le sens, en multiplie la force et donne à une formule banale une dimension de profonde intériorité. Où les avons-nous entendues, ces paroles légères et chaleureuses qui nous ont revigorés ? Qui les a prononcées ? Comment, plume après plume, l’avons-nous composé, ce coussin ? Des paroles souples pour un repos actif, pour des projets sans outrance, sans défi, sans angoisse, sans crainte : il faut toute une vie pour ce coussin-là ; nul commerce, même s’il fait dans les idées, ne le propose tout cousu. C’est le kit de l’attention discrète, panoramique, clandestine, des relations mystérieuses entre souvenirs, pensées, sensations apparemment hétéroclites et qu’unissent, en dépit des erreurs et des fautes, des liens inespérés, inouïs, incompréhensibles. Vive le coussin chaleureux et doux de la dépossession tranquille !
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Comme il trouve le ton juste, Philippe Sollers, quand il parle de l’insignifiance du monde ! Et comme j’approuverais sa suggestion d’en revenir, ou dans rester, à l’intime s’il n’était aujourd’hui devenu le privé : cette confusion, désormais universelle, m’interdit de le suivre plus loin que ses refus. L’intime, en effet, c’est le contraire du privé, c’est l’encore plus intérieur de l’être, son tout à fait intérieur. L’intime n’est pas à l’écart du monde : il en est le cœur secret et palpitant. Deus interior intimo meo, superior summo meo, dit saint Augustin : Dieu qui m’est plus intérieur que mon intimité et qui surpasse par son élévation tout ce que je peux imaginer de plus élevé. Oui, le contraire du privé. La vie intime, c’est la résonance sans fin ; la vie privée, c’est la déchetterie, les chiottes. Mais alors, comment vais-je faire ? Je suis sans illusions sur le caractère intrinsèquement pervers de la société où je vis. Je ne la crois pas perfectible. Je ne vois à l’horizon de ma vie, ni même de celle des jeunes, aucun recours sensé. Je ne pense pas qu’il soit possible, sans s’abuser soi-même, de se raconter qu’on joue un rôle utile dans ce cirque lamentable. Que vais-je donc faire de moi ? M’enfermer dans mon privé, dans mon clandé ? Nullement ! Ma solution, la banlieue me l’a soufflée dès l’enfance ; c’est mon truc, c’est mon coup de pot fondateur. Non que la veine populiste m’ait jamais tenté : le quart-monde n’est pas meilleur que Neuilly et les arrivistes sont pires que les arrivés. Mais la banlieue, du seul fait de son existence, enseigne l’écart ; elle apprend à se méfier des opinions et, d’abord, de celles qu’on professe soi-même. Les plus faibles ne résistent pas à ce régime. Ils gonflent les pectoraux et, copiant Rastignac, s’époumonent dans le sens du vent. Il est rude d’apprendre, dès le plus jeune âge, que le cirque social n’est qu’une insignifiante pellicule de la vie ; que la culture est, le plus souvent, une distraction de nantis indifférents ; que la morale est le prétexte des salauds. Que le lien avec le monde, il faut le tisser de sa propre substance. Comme ça vient, comme on le sent, presque sans parler, sans penser. À qui l’écoute bien, la banlieue enseigne que tout optimisme est futile qui ne traverse pas les apparences, qui dissocie espérance et dépossession. Lâcher d’une main et rattraper de l’autre, c’est ça, la mocheté. Ne craignez pas, pourtant, que je prône une normalité d’un autre genre. Comment le pourrais-je ? Chacun de nous est seul devant ce chantier de dépossession. Ni recette omnibus, ni projet commun. Le nous n’est pas à chercher ailleurs que dans l’étrange et imprévisible vibration qui, à l’improviste, saisit l’âme du solitaire, et la console, et la conforte, et la réjouit. Le nous n’est présent qu’aux espérances naïves. Le chercher dans les complicités d’intérêt, même légitimes, même sublimes, c’est l’offenser.
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Mais si l’on n’est pas né en banlieue ? Peu importe. La banlieue, c’est quand ce qui est n’est pas exactement ce qui est. Tout le monde connaît ça.
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Plusieurs entretiens en tête-à-tête, ces derniers mois, avec des gens qui, d’une manière ou d’une autre, exercent des responsabilités dans le monde des entreprises. Je les sens anxieux. Normal, la vie est dure ! Non, disent-ils, ce n’est pas cela. Quoi donc ? Ennuis familiaux, soucis de santé ? Pas spécialement. Alors ? Alors, je vous le donne en mille. Ils ont peur de la déprime, voire de devenir fous. Se moquent-ils de moi ? Certains d’entre eux bénéficient d’un équilibre psychique et social qui me ferait baver d’envie ! Non, ils ne se moquent pas. Ils ont confiance, c’est tout, et je leur en sais infiniment gré. Je n’ai pas cherché à aller plus loin dans les confidences. L’un d’eux m’a cité, en écho à ses angoisses, le propos d’un économiste libéral : « Nous sommes dans une phase psychiatrique du marché des actions. » L’aveu simple et courageux de mes interlocuteurs va droit au but : le monde où nous vivons, dominé par des fous, rend fous ceux qui y voient autre chose qu’une pathologie. Vous qui vous traînez au bas de l’échelle, continuez donc à rêver de promotion, mes chers amis, et surtout, pour garantir votre avenir, pas de conflits avec le patron, pas un mot plus haut que l’autre : si vous filez doux, le fantasme de Sainte-Anne récompensera votre motivation.
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Gare de Nemours. Chaque matin s’y renouvelle la première séquence des Vacances de Monsieur Hulot. La même préposée crache dans son micro, à destination du quai n°2, des annonces incompréhensibles dont elle semble s’enorgueillir d’accélérer, de jour en jour, le débit. Les voyageurs s’interrogent fébrilement. Le train a du retard ? Non, l’express va passer. Pas du tout, il vient sur l’autre voie. Un retard de combien ? Satisfaite de sa performance, la recordwoman sort de son bureau, casquette en tête, et de l’autre quai, à moins de six mètres de la foule, promène sur elle un regard martial. Hier, comme le rhume qui affectait l’artiste retombait en flaques particulièrement épaisses sur un bon millier de citoyens voyageurs, deux voix brisèrent en même temps le silence : celle d’un clochard un peu ivre qui ne prenait pas le train mais se souciait du bien public, et celle de votre serviteur. On ne choisit pas sa fraternité, voyez-vous. Vous me direz que les gens ont beaucoup de soucis dans la tête : pas plus que le clochard, après tout, pas plus que moi. La différence, c’est que, nous deux, nous n’avons pas peur des casquettes.
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La nuit commence à tomber. Sous les nuages lourds et immobiles, la plaine est comme un aveu. Voici le monde, il est là, voici sa force et son inquiétude. Voici nos églises et nos maisons, voici leur contour précis. Voici ce que nous sommes, et rien de plus, cela est dérisoire et grand. Dans la voiture, à l’orgue de Pierre Cochereau, l’effrayante fantaisie en fa mineur de Mozart où vibre, avec plus de solennité encore, le défi lancé au Commandeur. J’espère et je redoute ces moments où « le beau n’est plus que le premier degré du terrible » ». Plus de problèmes à résoudre, plus de questions à poser. On est devant une toute-puissance, on cherche à la défier, à soutenir son regard. Ce pourrait être de l’orgueil, de la présomption. Non. Don Juan n’est qu’un pécheur comme les autres, mais qui ne triche pas avec la grandeur ; les roucoulades des bons sentiments, il les laisse au médiocre et médiatique Ottavio. Don Juan sait que nous n’avons guère de choix qu’entre le grand style, qui ne vaut rien, et le petit, qui ne vaut pas plus. Et il souffre et il s’obstine. Ceux qui s’empressent de le condamner dans l’espoir de se justifier eux-mêmes n’ont aucune idée de la largeur et de la profondeur de ce Dieu qu’ils vendent comme une savonnette. Et tantôt, Don Juan rêve d’être tout – le grand style – et tantôt il dérêve de n’être rien – le petit style. Entre ces deux misères jumelles, sa vie ne cesse d’osciller, et la nôtre. Car nous ne sommes ni rien ni tout ; nous sommes des appelés et l’appel vient de plus profond que nous ne pouvons l’imaginer ; des appelés chacun par son nom, chacun par et dans son labyrinthe, par et dans ce qui lui semble le moins convenir à un tel appel. L’autre soir, dans cette plaine que Péguy disait « imprenable en photo », le mystère était comme un phare, un phare de diamant qui, de temps à autre, venait éclairer et élargir l’étroite bande de ma conscience. Et il me semblait que, si j’étais vraiment vivant, je parviendrais à faire écho, même d’infiniment loin, et dans l’indifférence absolue au goût d’autrui, à cet instant que personne d’autre que moi n’aura jamais vécu ; et que, le style, ce serait cela ; et que, prier, ce serait cela ; et qu’aimer, ce serait cela.
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Alain Touraine comprend que nous, Français, nous ne comprenons rien. Que nous sommes des gens obstinément fermés dans un monde admirablement ouvert et que c’est là l’origine de nos malheurs. Quant aux difficultés présentes, celle du CPE, par exemple, elles sont la conséquence de l’absence de croissance. Ainsi rumine ce philosophe imaginaire. « La croissance, vous dis-je, la croissance ! » À quelqu’un qui avait osé prétendre devant lui que la pensée d’Alain Touraine était nulle, Jacques Berque avait signifié qu’il était obligé, en conscience, de s’élever contre une telle assertion. « Non, cher ami, non, vous n’avez pas raison de dire que la pensée d’Alain Touraine est nulle. La vérité, c’est qu’elle est sous-nulle. »
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Contresens. J’ai cité quelque part de mémoire, sans revenir au texte latin, la fameuse réponse d’Ovide exilé sur les bords de la Mer Noire à l’ami qui le plaint de devoir vivre au milieu des barbares. Le poète lui répond : « C’est moi le barbare puisqu’ils ne peuvent me comprendre. » Traduction littérale : « … parce que je ne suis pas compris par eux. » J’avais écrit : « C’est moi le barbare puisque je ne les comprends pas. » Du point de vue de la langue, je mérite un zéro. Toutefois, la mauvaise note acceptée, je m’interroge sur la raison pour laquelle la mémoire m’a fourché. La différence entre les deux versions me semble importante. « C’est moi le barbare puisqu’ils ne me comprennent pas » constate, au nom de la raison, la relativité de la barbarie. C’est une position à la Glucksmann : parfaitement juste mais, à mon sens, formelle et non opératoire. En donnant malgré moi – et de manière abusive – une allure augustinienne à la réponse d’Ovide, j’en ai changé le contenu. Tout à coup, le constat s’intériorise. Ovide réalise qu’il est lui-même un de ces barbares qu’il a méprisés à Rome. On passe de la sociologie à l’ontologie, du culturel et du social au fondamental, du registre de l’esprit à celui de l’âme. L’égalité profonde des êtres humains n’est plus seulement établie par une considération rationnelle mais par un retour sur soi, par une expérimentation intime, par une sorte de conversion qui libère un sentiment d’humilité, conduit à la fraternité et change radicalement la vision qu’on a du monde. Bienheureuse faute de grammaire !
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L’incroyable bourde du CPE n’a pas d’explication rationnelle, même d’un point de vue conservateur, même d’un point de vue patronal, même d’un point de vue capitaliste. La vie politique, jusqu’ici borderline, vient de faire sa première incursion dans la folie. Toute circonstance, désormais vidée de réalité, n’est plus qu’une péripétie sur le chemin des ambitions présidentielles. Côté majorité, c’est évident. Dominique de Villepin, qui a naguère superbement fait face à une énorme crise internationale, semble tout ignorer du peuple qu’il dirige. Il alterne, comme Don Juan, entre le grand style et le petit style, sans avoir trouvé ni sa voie ni sa voix. On dit son langage assez vert : pour qui se noie dans les abstractions creuses, c’est là une défense assez classique. Son acolyte de l’Intérieur tente de se faire raisonnable et modéré. Mais, chassez le naturel… Cet homme voudrait se faire du mal qu’il ne parlerait pas autrement. À trois jours d’une manifestation décisive, ses nouvelles variations sur les racailles et les voyous ne pouvaient être appréciées que de quelques néo-poujadistes hébétés. Et des députés UMP, naturellement : mais ceux-là, tant qu’un bateau n’a pas encore entièrement coulé, sont d’accord pour toutes les cargaisons. Côté opposition, j’ai beau monter le son, je n’entends rien, sauf une petite musique connue, qui me fait peur. C’est un vilain bruit de Grenelle, cette vieille crécelle de la CGT. Comme elle s’est empressée, la CGT, d’accepter l’invitation de Villepin qui excluait les étudiants et les lycéens ! Comme elle a gentiment expliqué aux petits jeunes que, grâce à elle, Monsieur le Premier ministre les recevrait le lendemain ! Et comme ils ont eu raison, les petits jeunes, d’envoyer paître et l’invitation tardive et l’entremetteuse intéressée !
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Nous ne sommes pas en 68, bien sûr, mais en 68 non plus, nous n’étions pas en 68. Il n’y a jamais eu de parti 68, de pensée 68, de génération 68. Rien qu’une rapide fulgurance 68, comme une flamme sur des ossements : quelques-uns s’en sont laissé brûler et régénérer. Depuis, à son seul désir, dans sa seule logique, elle apparaît, disparaît, réapparaît ; à l’instant qu’elle choisira, le reste s’évaporera.
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Ce qu’on appelle, depuis près de quarante ans, la génération 68, il faut enfin lui donner son vrai nom : la génération Grenelle. Grenelle, ce n’est pas la caricature de l’esprit de Mai, c’en est le contraire. Ce n’en est pas le contraire : c’en est la négation. Le grand mouvement social de 68 trouva son origine hors de lui et ne vécut que de la renier. 68, c’est le recours aux intérieurs, à la gratuité, à un changement de régime de la pensée. Grenelle, c’est le carnaval des conservateurs réconciliés, c’est le nihilisme gras. Le mouvement social de 68 s’est d’emblée mutilé de son essence : cette mutilation, il a fallu la payer de quarante ans de réalisme merdeux et de honte secrète. L’affaire profita d’ailleurs infiniment moins aux salariés, que la crise et l’inflation ne tardèrent pas à dépouiller des avantages qu’on leur avait si facilement concédés de crainte qu’ils n’aient le temps de se réveiller tout à fait, qu’à une classe de privilégiés qui, depuis quarante ans, bouffent du fric et pissent des principes, se partagent les places et jouent les moralistes et, ciblant leur propagande, dans l’intérêt de leurs gangs, à l’exacte intersection de la veulerie universelle et de leur bénéfice particulier, prostituent d’un même mouvement et la liberté de chacun et le bien de tous. Jamais plus l’esprit de Grenelle, vous en prendriez pour toute votre vie ! Jamais plus cette satisfaction d’esclave d’avoir échappé à une grande chose. Lisez ce que vous voulez, mes amis, lisez Marx – dans le texte -, lisez Rousseau – dans le texte -, lisez les Evangiles – dans le texte : vous y trouverez des raisons différentes et convergentes de boycotter Grenelle.
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Le fond de l’affaire ? C’était un beau printemps d’imprudence. L’espérance se promenait toute nue dans les rues, dans une si affolante évidence de beauté que personne ne cherchait plus qui elle était ni comment elle s’appelait. Elle était vraiment celle qu’on voulait. Non pas, comme la Vérité, dans la pièce de Pirandello, qu’elle épousât les fantasmes divers de ses prétendants : il y avait réellement en elle l’étagement de toutes les vertus et de toutes les beautés possibles. Et chacun, sans effort ni mensonge, voyait dans cette passante le meilleur de ce qu’il croyait. La vie intérieure sortait de ses caches : on eût dit qu’elle était en permission. Jamais je n’ai senti aussi fort que le second commandement – l’amour du prochain – est semblable au premier – l’amour de Dieu ; qu’il est meilleur d’être un petit et un humble qu’un riche et un puissant. Et qu’il faille choisir entre Dieu et Mammon, c’était écrit dans tous les regards ! D’autres, sans s’abuser plus que moi, lisaient autre chose : l’exaltation de la vie, de l’amour, de l’espoir, de la beauté. Ils avaient raison, nous avions tous raison. Mai 68 ou l’irruption des transcendantaux. Ce fut bref, bien sûr, si bref ! Personne n’imaginait qu’on allait confondre la terre et le paradis ! Que les problèmes se trouveraient résolus ! Qu’on serait affranchi de l’argent, du pouvoir, de la misère ! Que des solutions « concrètes » s’imposeraient ! Que le temps des opinions et des querelles était révolu ! On rêvait, mais on rêvait juste : quelque chose d’autre, venu de très profond, très malaisément identifiable, aussi polysémique qu’on le voudra, s’était frayé un chemin dans les ténèbres des êtres humains, et s’était installé en eux, entre eux, au plus profond. Non pas dans les bourrasques tumultueuses et équivoques des passions, non pas dans les abstractions orgueilleuses et figées des crânes, encore moins dans de fumeuses et délirantes spéculations : plus près, plus simplement, plus classiquement oserai-je dire, c’est-à-dire à ce point de jonction de l’esprit et de la sensibilité que le XVIIe siècle appelait très précisément le cœur. Micro-événement et cataclysme. Les intérieurs ont rompu les barrages, brisé les grilles. Puis ont reflué vers les mystères où nul ne peut les poursuivre.
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J’appelle Grenelle la réaction de la bête. Non pas la bête immonde ! La bête ordinaire, vous, moi, la bête un peu bête, quoi ! Profondément perturbée, la bête. Incapable de comprendre ce qui s’était passé, mais nullement incapable de flairer la nouveauté, ni d’en frémir de peur et de désir, de rage et d’envie. Incapable par construction d’intégrer un événement qui la surplombe de plusieurs univers, mais incapable de se faire sourde à un appel soudain logé, par effraction, au plus creux de ses entrailles. Ah ! Qu’elle est laide et qu’elle est drôle, depuis Mai 68, la bête occidentale ! Et que son histoire est simple ! Et comme il serait bon de l’enseigner à l’école élémentaire ! Fermez vos cahiers, les enfants ! Je vais vous raconter.
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La bête la plus stupide a assez d’intelligence pour comprendre les choses essentielles, même si elle n’entend rien aux imbécillités compliquées auxquelles vos pauvres et dévoués parents doivent faire semblant de s’intéresser pour vous épargner la faim et le froid et avoir l’air de ressembler à des citoyens. Donc, un matin de Mai 68, la bête occidentale s’est réveillée en grognant. Elle se sentait patraque. Elle a pris son petit déjeuner comme d’habitude, et a entendu, sur Europe I, le récit des événements de la nuit. Des histoires de barricades et de CRS, pas de quoi fouetter un chat, ça existe dans tous les pays. Pourtant, c’est à ce moment précis que la bête ressentit pour la première fois – allez donc savoir pourquoi ! – l’étrange malaise dont elle comprit tout de suite qu’il ne l’abandonnerait plus jusqu’à sa mort. Les savants disent qu’elle a commencé à souffrir d’un mal compliqué, une ambiguïté ontologique. Comment ça s’écrit ontologique ? Sans h au début, les enfants, sauf quand on parle de TF1 et de quelques autres exceptions à la règle que vous découvrirez tout seuls. C’est un mot un peu difficile, mais la réalité est simple. La bête a senti que la vie qu’elle avait vécue jusqu’à ce matin-là était en train de changer. Dans le frigidaire de sa tête, tout avait dépassé la date de consommation. C’était comme si quelqu’un sonnait en permanence à sa porte et si, au lieu de faire dring ! dring ! dring ! la sonnette jouait une musique très belle, une musique envoûtante, entraînante, donc une musique qui voulait l’entraîner. La grosse bête occidentale était perplexe. Elle était trop bien chez elle, et bien trop pot-au-feu, pour en sortir ; en même temps, elle avait une envie terrible de céder à la tentation. En outre, elle avait compris que la sonnette ne s’arrêterait plus. Naïve comme elle était, et comme elle est toujours, elle a demandé à des gens riches et parfois assez menteurs, qu’on appelle les consultants, de lui trouver une solution. Ils en avaient une. Ils lui expliquèrent que, pour ne plus entendre la jolie mélodie qui la perturbait, il lui fallait la couvrir des bruits ordinaires de la vie, des bruits Quotidiens (ils écrivaient ce mot avec un grand Q pour être payés davantage). Faire la vaisselle en choquant les assiettes les unes contre les autres, mettre la radio et la télé très fort, ouvrir en grand le robinet de la salle de bains, tirer plusieurs fois la chasse d’eau ; si on est amoureux, brailler je t’aime comme un âne au lieu de le murmurer, etc. « Rien de tel pour échapper à un appel réel, affirmaient les consultants, que de faire du bruit idiot. Cela s’appelle le divertissement et, en dépit de tous les efforts d’un certain Pascal – probablement un pseudonyme – pour nous savonner la planche, ça fonctionne toujours, spécialement en Amérique. »
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Pour les gosses, forcé de censurer ! Les boules, ils auraient ! Allez raconter à des mouflets que la bête occidentale ne peut plus ni sortir d’elle-même ni rentrer en elle-même, qu’elle est prisonnière de sa peau et qu’ils sont donc eux-mêmes des prisonniers, que l’éducation, l’école, les stages et tout le bordel, c’est pour leur apprendre à être de meilleurs prisonniers ! Que, plus les gens ont des gueules affranchies, plus ils sont taulards dans l’âme ! Comment dire aux enfants que la maison de Dame Tartine, le beau palais de beurre frais, les murs de chocolat, c’est plus vrai que ce qu’ils vont avoir statistiquement sous les yeux environ soixante-seize ans s’ils sont du sexe fort et quelques années de plus si ce n’est pas le cas ? Comment un gosse normal peut-il comprendre qu’on entende la sonnerie et qu’on n’aille pas ouvrir ? Que, pour les choses les plus simples de la vie, on invente des manœuvres tordues, des mots truqués, des saletés prétentieuses ? Que les usines et les campagnes ne servent plus à cultiver et à produire ce dont les gens ont besoin, mais à nourrir la folie d’une meute d’abrutis exaltés ? Cette bête qui, toute leur vie, les complexera en leur faisant croire qu’elle est au-dessus de tout, vous imaginez le temps qu’ils vont mettre avant de piger qu’elle est au-dessous, au-dessous d’elle-même, au-dessous d’eux, au-dessous de tout ? Que ce qui la rend folle, la putain de sale bête, à la fin, c’est qu’elle sait qu’elle n’arrivera jamais à être à hauteur d’homme et qu’eux, à peine sortis du ventre de leur mère, sans stage et sans apprentissage, à hauteur d’homme, ils y étaient déjà ? Et qu’il leur faudra fournir de terribles efforts pour simplement s’y maintenir ?
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Ma mère est morte ce 11 mars, à plus de quatre-vingt-dix-sept ans, me laissant une grande fatigue. Il y a quelque temps, elle avait été brièvement hospitalisée. Je l’avais trouvée au milieu d’un aréopage de médecins, d’internes, d’infirmières qu’elle considérait avec circonspection. Soudain, n’y tenant plus, elle avait laissé les blouses blanches à leurs spéculations et, se tournant vers moi, avait articulé de sa voix retentissante d’ancienne sourde : « S’ils s’imaginent qu’ils me font peur avec leurs histoires de cimetière ! » Tu savais comme tout le monde, ma pauvre petite mère, que beaucoup de choses, ici-bas, ne sont qu’histoires de cimetière. Mais, toi, tu le disais, et, loin de t’abattre, ça te donnait la pêche. Les autres font semblant, vois-tu, ça les déprime. Allons, pitié pour eux, et cachons nos sourires ! J’essaye de faire comme toi, de ne pas confondre la vie et les histoires de cimetière ; c’est sans doute pour obtenir ce résultat que tu m’as tant emmerdé, toi la mère italienne, heureusement unique, d’un fils également unique. Naturellement, je crains que mon oraison funèbre ne t’aille pas : de toute façon, rien ne t’allait jamais. À mon avis, c’est quand même celle qui te dégoûtera le moins. Au revoir. Et même si les anges sont des créatures inférieures aux humains, ne sois pas trop sévère avec eux, per favore !

(30 mars 2006)

Une correspondance X

LE MARCHÉ XXIV

Je reçois une lettre d’un polytechnicien qui a occupé des fonctions de tout premier plan dans une entreprise de tout premier plan et qui, depuis quelques années, anime, avec ses associés, une société de conseil qu’il a fondée. La voici :
« L’entreprise a eu une forme. Certains, comme moi, l’ont aimée, et à la mesure de leurs espoirs, ont souffert de ses nombreuses maladies. Tel Aristote (on a la mégalo qu’on peut) regardant la démocratie athénienne s’effondrer et en faisant enfin la théorie, je m’apprêtais à écrire quelque ouvrage sur les maladies de l’entreprise, celles qui suscitent mes révoltes, et donc, en contrepoint, par nécessité, une description de la santé, en creux de la pathologie (avec le maître Canguilhem).
« Et puis soudain je m’aperçois que l’entreprise perd sa forme, que son enveloppe se dissout, laissant nues ses tripes processorales, valences ouvertes vers les partenaires de hasard, en Europe de l’Est, en Cochinchine ou à Madagascar, les liens se nouant et se dénouant au gré des contrats. Est-il possible de penser une entreprise qui n’a plus de forme ? Est-il possible d’aimer, d’adhérer à une chose sans forme, sans pérennité ? Est-il possible de ne vivre que de contrats à durée déterminée ?
« Je n’ai plus envie de me plaindre sur le passé qui n’était que potentiellement intéressant. Mais je voudrais comprendre les formes à venir, les nommer, les décrire, infléchir (ça, ce n’est pas mégalo mais carrément fou) leur évolution. Savoir où ce que devient l’homme se placera dans ce circuit volatile et implacable.
« Si vous partagez quelques craintes, ou désirez me contredire, je passerai volontiers un peu de temps avec vous. »
J’ai tâché de démêler les mouvements divers que cette lettre a provoqués en moi. En manière de réponse, et sous la forme d’une série de notes en marge et de commentaires, je dépose ces réactions sur l’étal de ce Marché.
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Le lieu d’où parle mon correspondant est le plus signifiant qui soit : c’est le point où sa conscience rencontre le monde. Il ne fait pas un discours sur le monde. Il ne lâche pas la bride à sa subjectivité. Il parle comme un homme dans le monde, comme un homme au monde éprouvant, d’un même mouvement, ce qu’il sent de ce monde et ce qu’il sent de soi-même. Il procède par double creusement, double forage : en lui et dans le monde. Sa conscience ne prétend pas soumettre le monde à ses analyses toutes-puissantes, à ses jugements souverains. Sa subjectivité ne se veut pas transcendante. Cet homme est tout simplement présent au monde. Plus il s’examine, plus il interroge le monde. Plus il interroge le monde, plus il revient à lui-même. Plus s’affirme sa solidarité avec le monde, plus son expérience se fait originale et solitaire. Réciproquement, plus sa subjectivité s’affirme en tant que telle, plus il la sent perméable au monde et sollicitée par lui.
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L’aller et retour entre le monde et la subjectivité : toute conscience est capable de ce mouvement, mais rien n’en garantit jamais la réalisation effective. Le plus souvent, dans notre société, il ne se fait pas, ou se fait mal. Il est freiné par la sacralisation d’une rationalité dévoyée qui s’arroge une autorité tyrannique, d’une part, par l’éthique de soumission universellement répandue, d’autre part. Tous les pouvoirs sont en complicité pour que notre relation au monde reste banale, impersonnelle et conventionnelle. Cela ne signifie pas que nous soyons nécessairement inintelligents et insensibles. Il arrive que nous soyons intelligents et sensibles. À cela près que notre sensibilité et notre intelligence ne s’exercent presque jamais en même temps, comme si elles n’étaient plus en phase. L’irresponsabilité qu’autorise ce décalage permet d’ailleurs à l’une et à l’autre de ces facultés de se livrer à toutes ces pirouettes, acrobaties et facéties dont raffole notre société médiatique. Mais, les paillettes balayées, le constat des dégâts commence. Choisissant de jouer perso, l’intelligence et la sensibilité prennent l’habitude de camper de part et d’autre du gouffre qui sépare la conscience et le monde. Certes, ce gouffre, en même temps qu’il sépare la conscience et le monde, les relie. Ce gouffre est aussi un pont. Mais il n’est un pont qu’en tant qu’il est un gouffre : c’est le gouffre qui est le pont. Or, ce gouffre/pont, ni l’intelligence ni la sensibilité n’osent plus le considérer. Chacune de son côté, l’une et l’autre lui tournent le dos. Côté monde, l’intelligence pérore ; côté sujet, la sensibilité s’ébroue. Elles ne se disputent pas. Elles s’ignorent. Elles ne sont d’accord sur rien, sauf sur la nécessité de ne jamais entrer en contact et d’empêcher ainsi, à tout prix, la rencontre franche et immédiate du sujet et du monde, circonstance toujours fatale à l’ordre établi et aux bavardages subalternes.
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Plus l’éducation conduit les jeunes à dresser des barbelés entre leur subjectivité et le monde, moins ils pourront échapper à cette schizophrénie douce et apparemment aimable où ronronnent les citoyens des démocraties occidentales. D’un côté, adhérer au monde en tant que système dont la rationalité, réelle ou supposée, garantit le sens ; de l’autre, nourrir des fantasmes de liberté, d’autonomie, de bonheur individuel. La recette conduit infailliblement à une tolérance ennuyée et sans générosité, fondée sur la célébration des choses. Une fois douchés les premiers enthousiasmes, la tolérance se transformera non moins infailliblement en un ressentiment que viendront barbouiller une sagesse fatiguée et un altruisme convenu, cela même qu’à la fin des discours on appelle humanisme. Le monde comme équation, le monde comme problème à résoudre, le monde comme partie de bridge, voilà les rassurantes impostures proposées aux futures élites. Elles ont un cœur, bien sûr, ces élites ! Personne n’a le monopole du muscle creux ! Mais le leur bat sur le seul rivage de la subjectivité. L’humanisme moderne fait la part du cœur comme on fait la part du feu. À la première occasion, et sous prétexte de rationalité, ce cœur montrera ce qu’il est : un rouage de la mécanique.
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Parenthèse 1. Une éducation digne de ce nom est aujourd’hui nécessairement clandestine, transgressive et paradoxale. Cette transgression est l’affaire des parents au moins autant que celles des enfants. Ce qui compte dans l’école, c’est ce qui permet aux enfants d’augmenter leur poids spécifique d’êtres humains : c’est là la finalité de l’enseignement, du dialogue avec les maîtres et de tout le climat créé, ou à créer, dans l’institution scolaire ; la réussite sociale est une finalité secondaire ; quant à l’insertion sociale entendue comme la distribution des itinéraires scolaires en fonction des mouvements de l’économie et des caprices de la finance, elle n’est pas une finalité du tout. On ne peut vouloir le bien de ses enfants en instillant en eux, dès leur plus jeune âge, la peur de vivre, en développant en eux des comportements de hamsters agités. Le dialogue entre les parents et les maîtres ne s’entend que comme une entente discrète et affectueuse pour aider leur liberté à éclore. Il n’existe pas de situations où cette éclosion aille de soi ; il n’existe pas de situations où elle soit impossible.
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Parenthèse 2. Le désir de rétablir le courant entre la subjectivité et le monde, le regard critique posé sur le passé comme sur le présent, ces attitudes sont proprement extraordinaires chez un polytechnicien qui, de plus, exerce comme consultant. Je connais trop peu mon correspondant pour deviner son itinéraire. J’imagine qu’il n’a pas toujours été jonché de pétales de roses et que l’angoisse et le doute ont fait partie du voyage. Nonobstant les maniaques distributeurs d’anxiolytiques, cette forme d’angoisse existentielle doit être considérée pour ce qu’elle est : une chance bien plus qu’un danger. Plutôt que de rêver sottement à la paix infantile d’avant les problèmes, il vaut mieux méditer sur la bonne fortune que représente l’angoisse, comprendre qu’elle est d’abord tension vers la liberté et aider les autres à s’en apercevoir. Il faut se livrer à cet exercice avec d’autant plus d’énergie et de détermination qu’à peu près tout ce qui a voix au chapitre des chanoines médiatiques manie désormais avec sadisme l’arme de destruction massive qu’est la geignardise démobilisatrice.
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Le passé, dit mon correspondant, était potentiellement intéressant. Il l’était en effet par ce qu’on pouvait imaginer qu’il ouvrirait, par ce sur quoi on pouvait espérer qu’il déboucherait. Au début des années 80, j’ai écrit, sur la vie des entreprises, un livre tout pétri d’optimisme. Il me semblait que la bonne volonté pourrait l’emporter, que la formation, par exemple, dont on parlait tant à l’époque, saurait assouplir, réchauffer, humaniser. La formation n’a rien assoupli ni réchauffé parce que les cadavres ne s’assouplissent ni ne se réchauffent. Un peu par naïveté, un peu par crainte, les formateurs de bonne foi – je crois que j’en étais – prenaient leur souffle pour celui du macchabée institutionnel qu’ils s’imaginaient pouvoir réanimer. Nous n’en sommes plus à ces plaisanteries. Quelque chose est mort, vraiment mort. Quoi au juste, toute la question est là. Dans l’état du cadavre, l’autopsie est malaisée.
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Ce qui est mort ? Une logique tordue, poussée comme un champignon sur le tronc de la société industrielle. Un cancer. Mais là s’arrête la comparaison biologique. Si quelque chose est mort et bien mort, un quelque chose qui n’est pas à réanimer, qu’il faudrait être un abruti pour songer à réanimer, si de ce quelque chose qui est en nous nous pouvons dire, comme dans la chanson de mon enfance, que n i ni, c’est fi-ni, nous, nous sommes vivants, jusqu’à ce qu’il plaira à Dieu bien vivants, nous sommes vivants d’une vie qui ne demande à personne l’autorisation de continuer, qui aura devant elle, comme d’habitude, des jours noirs parmi des jours roses, mais qui n’a aucune intention, nonobstant les difficultés à prévoir, de renoncer au scénario assez performant qu’elle a mis au point depuis un certain nombre de millions d’années.
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Première ineptie : nous sommes vivants, donc le monde est vivant. Deuxième ineptie : le monde est mort, donc nous sommes morts. Réalité : nous sommes vivants dans un monde mort. Mais je ne connais personne, je n’imagine personne en qui la joie d’être vivant soit un sentiment moins fort que la tristesse de vivre dans un monde mort.
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Je reviens à mon correspondant et aux entreprises, dont on nous dit imprudemment qu’elles sont au cœur de la modernité. Il est rare qu’un consultant ait une vision aussi large, qu’il ose s’engager d’une manière aussi profonde, aussi simple. Il est rare qu’un consultant soit animé par d’autres pulsions que la folie du pouvoir et l’épaisse, la grasse, l’écœurante sottise qui en suinte nécessairement. Que n’aurait-il pu me raconter, mon correspondant ? Que les entreprises, du fait de la mondialisation, rencontrent des situations nouvelles et des difficultés inédites. Qu’elles affrontent une concurrence redoutable. Que les problèmes sociaux y sont de plus en plus pesants, même si la peur bâillonne les salariés. Que la précarité et la flexibilité généralisées rendent l’atmosphère irrespirable. Que les cadres ont franchi depuis belle lurette le Rubicon de la contestation. Que plus les communicateurs communiquent, plus les gens se taisent et se haïssent. Que la formation est devenue la grand-messe de l’insignifiance (non pas, comme disent à la radio des gens qui n’ont sans doute pas connu leur grand-mère, la grande messe). Et, bien sûr, que la technique, etc.
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Une étude. Une série d’études. L’appel à des compétences indiscutables. Des séminaires où l’on découvre que le mal est encore plus sérieux qu’on ne l’imagine. L’invention de thérapies ad hoc. Le triptyque éprouvé : le mal, le médecin, la guérison. Ce n’est pas du tout de cela que parle mon correspondant et, surtout, ce n’est pas du tout comme cela. De quoi alors et comment ? Du lien social dont les mailles sont distendues et qu’il faut réparer comme l’épuisette du gamin ? Lamentable bricolage. Le monde n’est pas le Bazar de la plage. De la perte de la moralité ? De la nécessité de revenir à l’éthique ? On peut revenir où l’on veut : de toute façon, personne n’a bougé d’un poil. Mon correspondant, lui, même s’il en doute, a bougé : toute la question est là. Il a fait les deux minuscules pas de géant auprès desquels toutes les compétences du monde, toute l’éthique du monde, tous les bouillonnements critiques du monde ne sont que piétinement, rabâchage et gonflette. Deux pas minuscules in petto et, pourvu qu’ils soient honnêtes, la face du monde en est changée. Deux pas qui font comprendre ce qui est mort, ce qui était mort depuis longtemps. Deux pas qui laissent sur le sol la boue de ce qui est mort. Non pas chercher ce qui est mort et s’en écarter : se mettre à marcher comme un vivant et découvrir, le temps d’en sourire, ce qu’on trimbalait sous ses semelles.
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Si l’on a la chance d’avoir ses deux jambes, poser un pied sur le versant monde du gouffre et l’y laisser, l’autre restant, si j’ose dire, du côté de soi-même. L’inconfort, naturellement. Et si le gouffre venait à s’élargir, un grand écart un peu douloureux. Cet exercice est-il vraiment utile ? Non. Si l’on y réfléchit bien, il n’est même pas nécessaire de faire un pas. Comme on disait à l’école, les jours fastes, en regardant le cahier de textes : « Il n’y a même rien à faire ! » Cette position acrobatique, en effet, c’est la nôtre ; nous sommes voltigeurs de naissance. Dressés à nous raconter des histoires de stabilité, de sécurité, de cohérence, de continuité, de conformité à nous-mêmes, paralysés par les règles de fonctionnement que nous nous sommes laissé imposer, nous rechignons à reconnaître ce déséquilibre. Un pied de chaque côté du gouffre, c’est pourtant notre posture de toujours ! Nous ne sommes pas à ouvrir, telles les huîtres du Nouvel an : nous sommes ouverts ! Ouverts, même si nous faisons tout pour ne pas le paraître, surtout à nos propres yeux, même si nous nous acharnons à rester cohérents, c’est-à-dire droitement, convenablement, correctement, rationnellement, vertueusement fermés. Cohérents comme les managers, comme les tyrans, comme les donneurs de leçons, comme les champions de l’éthique, ou de la morale, ou d’un bout de terrain, ou d’une couleur, ou de n’importe quoi d’autre forcément baptisé Justice ! Cohérents avec notre monomanie, notre monovertu, notre monocertitude, notre monopassion, notre mono-identité ! Jusqu’au jour où l’illusion de cette cohérence s’effrite. On réalise alors qu’on ne s’appartient pas, qu’on ne s’est jamais appartenu, qu’on n’a aucune raison d’être à soi-même son tyran. On s’entrebâille la porte, on se l’ouvre un peu plus large, puis grande, toute grande. Pourquoi la prendre en si mauvaise part, cette belle expression, pourquoi la regarder de haut, pourquoi la charger de noirceur ? On se laisse aller. On se laisse aller : c’est mieux que sécher sur pied.
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Le second pas qu’a fait mon correspondant l’a débarrassé du langage des problèmes et des solutions. Constat et solution : ce schéma naïf, producteur infatigable et inusable dévoreur de culpabilité et de répétition, il a compris qu’il était à peine un alphabet, à peine un solfège. Que la maladie de l’entreprise ne relevait pas de la pharmacopée de la gestion, ni de la sociologie, ni de la communication. Il a surtout compris que la maladie de l’entreprise, qui est la maladie du monde moderne zoomée au maximum, est aussi sa maladie, la vôtre, la mienne. Nous ne sommes pas les médecins du monde, nous sommes ses compagnons de chambre. Nous souffrons du même mal, contre lequel il n’est pas de médecine parce qu’au fond, ce n’est pas vraiment un mal.
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Nous ne sommes pas les contrôleurs des poids et mesures du monde. Nous n’en sommes pas les instituteurs : c’est lui qui nous institue. Trop de soigneurs de monde, trop de diagnostics, trop de thérapies, trop de sauveurs ! Il y a de l’avarice et de la petitesse dans ce trop d’attention. Tant de gens surveillent le monde comme le lait sur le feu, de crainte qu’il ne déborde et ne les déborde, de crainte qu’il ne ressemble plus assez à l’idée qu’ils se font d’eux-mêmes ! Dans quel miroir se regarderaient-ils alors ? Plus de miroir ? Se présenter à l’inconnu ? Terrifiant. Pour oublier ce cauchemar, travailler au monde, y travailler encore, y travailler toujours. Inventer la nécessité de produire. Inventer des ennemis, des méchants, des salauds. Tout pour ne pas se laisser aller, tout pour se retenir. L’œil critique, toujours l’œil critique : critique, mais incritiquable ! La vérité comme scalpel, jusqu’à s’en tuer ! Mon correspondant n’en est plus là. C’est rare. Sacré progrès. Il s’est installé au rez-de-chaussée de lui-même, à hauteur d’homme, de plain-pied avec le grand désordre où tout est irréversiblement réversible. « Change, change, demeure ! »
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Cinq voyages en Chine depuis un an et demi. Je m’étais immergé dans les grands textes. « Les anciens philosophes, m’a dit un diplomate fort distingué, n’ont plus aucune importance pour nous. » Presque vrai, semble-t-il, même si quelques jeunes s’intéressent encore à eux. Je n’ai vu que Pékin et, à Pékin, la société bourgeoise chinoise qu’emploie une grande entreprise française en cours de privatisation. Superbe et terrifiant. Que ces gens sont doués, rapides, aériens ! Des oiseaux, mais des oiseaux en volière. « Vous n’avez pas le droit de critiquer la compétition, m’a fait remarquer le même interlocuteur, c’est un slogan gouvernemental. » Aucune contradiction, à mon sens, entre les deux verrous de la société chinoise, le communiste et le libéral. Le saint empereur, le saint Mao, le saint Fric, trois cartes de la même famille. Depuis quelques siècles, obéissance et silence, en engrangeant, s’il est possible, quelques bénéfices secondaires : tout le monde semble content comme ça. Les hommes nuancent leur énergie furieuse par une gentillesse d’une belle simplicité. Les femmes semblent s’être incorporé la logique de pouvoir, l’avoir avalée comme une perle, comme un grain d’uranium qui donne à leur grâce, à leur fascinante intelligence, à leur indémontable ironie un éclat un peu métallique. Les Français ? Prêcheurs et sadomasochistes. Quand c’est l’heure de commander, ils y vont gaiement. Le reste du temps, ils baissent la tête, battent leur coulpe, s’humilient excellemment. Ils disent que, pour parler à des gens d’une autre culture, l’essentiel est de connaître leurs codes. Le business libère chez les Chinois une formidable agressivité. De cet ingénieur plus que doué, plus que compétent, je n’ai obtenu, en cinq semaines de dialogue, que ce refrain : « La seule chose qui compte, c’est d’avoir davantage de contrats pour vivre mieux. » Pour comprendre l’Occident, aller en Chine. Et m’expliquer, si on le peut, les aspects positifs de la mondiocolonisation.
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J’aime la vérité que laissent filtrer le doute, la souffrance, l’espérance modeste dont témoigne la lettre que j’ai recopiée. La simplicité va à la simplicité. L’expression de vos doutes appelle celle des miens : nous voici sur un terrain non miné ; votre indépendance n’a rien à craindre, la mienne non plus ; nos mots tissent une toile de confiance et de lucidité. L’ouvert va à l’ouvert. « Un parler ouvert, dit Montaigne, ouvre un autre parler et le tire hors, comme fait le vin et l’amour. » Qu’est-ce donc qu’un parler ouvert ? Quelle différence entre un parler ouvert et un parler fermé ? Celle-ci, peut-être : si vous me parlez fermé, vous cherchez à me conduire là où vous voulez que j’aille ; si vous me parlez ouvert, vous me reconduisez à un départ. Le parler fermé est nécessairement inauthentique : seule compte pour vous la conclusion à laquelle vous voulez que je parvienne. Vous m’attendez au tournant. Votre parler fermé est comme un bâti de couturière qui cédera rapidement la place à la couture définitive ; vous-même ne le prenez pas au sérieux. Naturellement, pour me faire oublier que vous me parlez fermé, et pour l’oublier vous-même, vous vous faites le fondé de pouvoir d’une grande cause, d’une idée noble, d’un sentiment immense ; vous me vendez de la civilisation, de la liberté, de la religion, de la justice. Si, au contraire, vous me parlez ouvert, vous n’avez rien à me vendre, vous ne cherchez à me conduire nulle part. Vous m’invitez à soupeser avec vous le poids de vos paroles. Votre parler ouvert, si modeste qu’il soit, est profond et large. Large, parce que je me sens d’emblée partie prenante de ce que vous me dites. Si différents que soient nos points de vue, nous envisageons ensemble le monde où nous vivons ensemble. Profond parce que, loin de me clouer à l’instant, vous m’invitez à parcourir ma durée intérieure et à en nourrir ce présent que nous partageons.
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« L’entreprise perd sa forme », dit-il. Voilà qui me ramène en Chine, à une brève, à une furtive conversation avec une jeune Chinoise à qui, de quinze à vingt ans, on a enseigné les vieux philosophes, Lao-tseu notamment, et qui, depuis, les fréquente avec un bonheur toujours renouvelé. Ce jour-là, presque sans y toucher, elle m’avoue dans quelle contradiction la jette désormais la lecture des grands textes. Ils l’invitent à la sérénité, à la modestie, à la discrétion, au silence : l’entreprise lui parle développement personnel, compétition, conquête, réussite matérielle, évaluation. À plusieurs reprises, j’ai tenté de reprendre avec elle cette conversation. Elle a éludé ce bavardage inutile. Le gouffre. On ne commente pas le gouffre.
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Au moins faut-il le nommer. Les affres interculturelles qui font vendre du colloque sont des fumisteries. Cette jeune cadre chinoise taoïste et le vieux catho français révolté que je suis s’entendent et se comprennent immédiatement. Le gouffre, ce n’est pas non plus l’ordinateur qui l’a creusé, ni l’avion dans lequel je suis venu. Le gouffre, c’est que nous nous laissons faire et que nous ne nous laissons pas aller.
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Les larmes viennent aux yeux des responsables français quand, sous couvert d’anonymat, je leur rapporte la substance d’une conversation comme celle-là. On ne sait pas comme c’est sensible, un manager. La mésange – ou parus major – qui vient picorer la boule de graisse qui s’est épanouie grâce à nous sur un arbre de Judée en prend des allures de déménageuse, de catcheuse. Que des propos aussi profonds aient pu être tenus dans leur entreprise, voilà qui leur va droit au cœur, justifie leur vocation, les emplit de bonté professionnelle et ouvre en eux les écluses jumelles de leur âme, celle du rêve et celle de la réussite. Ils sont fiers d’avoir choisi de si bons éléments. Voir leurs affaires nimbées d’une telle dimension humaine les réconforte. Ils y retourneront avec un appétit décuplé.
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Rien à faire, je vous dis. Dès qu’un embryon de mésange de complicité intérieure s’établit entre quelqu’un et le système foireux qu’il a la faiblesse de servir, la roue de son esprit se voile et les rayons de son cœur se tordent. Cette mécanique est implacable. Rien ne lui est opposable. Elle gagne toujours ; elle gagne, comme on dit au bridge et aux échecs, contre toute défense. J’en connais qui tentent de jouer au plus fin avec elle : la confiance de ces anciens bons élèves en leurs performances méningées cache mal la fragilité qu’ils demandent à l’institution de leur faire oublier. On ne triche pas avec le gouffre.
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Le racisme anti-managers ne serait pas plus acceptable qu’un autre. Non qu’il soit injuste de les titiller : moins de tam-tam autour de la guerre économique, et personne ne s’occuperait plus d’eux. Pourtant l’entreprise n’est que le cas de figure le plus spectaculaire, parce que le plus innovant et le plus fanatique, de la décivilisation occidentale. Un récent propos d’Alain Minc me paraît ouvrir une piste féconde pour l’intelligence de ce processus. Selon le président du conseil de surveillance du Monde, on a tort de reprocher aux médias, notamment au petit écran, d’avoir une mauvaise influence sur la population. La télé, pour Alain Minc, reflète tout simplement la réalité ; elle nous renvoie notre image. Quelle chance, ai-je pensé, qu’Alain Minc ne préside pas le conseil de surveillance des chaînes de télévision ! Il devrait alors avoir à l’œil non pas les gens des médias, mais les téléspectateurs ! Il faudrait un mot nouveau pour désigner la fonction. Commissaire du peuple, peut-être ?
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Ce qui reste de l’expérience humaine quand, privée de sa singularité vivante, coupée de ses arrière-plans, châtrée de sa contradiction intime, en un mot dévitalisée, elle devient un produit qu’on colporte, Tchouang-tseu le désigne par une formule sans équivoque : les excréments. Une fois dépouillée de son principe vital, toute réalité matérielle, intellectuelle ou spirituelle, devient excrémentielle. Par bien des aspects, la télévision me semble encourir un jugement de cette nature. Non que je fasse ici le dégoûté et que je veuille m’égosiller contre la pornographie. L’excrémentiel n’est pas lié au sujet traité mais à sa mutilation. Rien n’empêche théoriquement un film porno, s’il se trouvait habité par ce je ne sais quoi, ce presque rien – ce gouffre retrouvé – qui restitue à la réalité sa profondeur de champ, d’être vraiment vivant. Et rien ne garantit qu’un spectacle hautement culturel ne puisse devenir excrémentiel. L’excrémentiel n’est pas la conséquence de la grossièreté du choix, mais de la trahison de l’être, de l’évacuation de l’être, de la reconduite de l’être à la frontière.
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Délicats que nous sommes, nous voulons laisser excrémentiel à Tchouang-tseu ? Préférons donc résiduel, ou mieux fané, avec sa rassurante connotation florale. L’important est que le terme choisi évoque non seulement une dégradation, mais encore un état impossible à amender, à réanimer. C’est une image de cette sorte qui se présente à l’esprit de mon correspondant quand il considère ce qu’est devenue l’entreprise. Il fait ce constat sans plaisir et après mûre réflexion. Comment une collectivité de personnes bien vivantes exerçant une activité incontestablement utile peut devenir un non-être, c’est un grand mystère. Il faut une foi vigoureuse dans l’humanité pour oser l’affronter.
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Des témoignages comme celui de cette jeune femme chinoise, j’en ai recueilli plus d’un dans mon activité de formateur. C’était toujours une épreuve périlleuse que de les évoquer, même avec discrétion, devant un haut responsable. Il fallait une confiance solidement établie ; c’était rarement le cas. De toute façon, je savais que j’allais contraindre cet homme à un exercice trop difficile pour lui. L’émotion avec laquelle il accueillait mon témoignage n’était pas feinte ; ce que mon récit avait d’improbable et ce qu’il allait entraîner pour lui de douloureux l’exacerbait. Qu’il existe des couleurs ne meurtrit pas un aveugle, qu’il existe des sons n’accable pas un sourd : la liberté, la gratuité, la simplicité sont des poignards pour qui n’a pas choisi d’en vivre.
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Devant l’excrémentiel ou le fané, l’indignation et la révolte ne marquent pas une énorme différence avec la résignation et l’acceptation. Si, comme je le crois, l’ensemble du discours médiatique, politique, culturel, relève aujourd’hui de cette catégorie du fané, l’angle sous lequel on l’aborde est de peu d’importance : la vraie question, dans l’entreprise comme dans la sphère médiatique, est celle de la relation qu’on entretient avec ce fané, des culpabilités qu’elle nourrit, des élans qu’elle interdit ou dont elle protège, de la mort qu’elle garde au chaud, de la vie qu’elle laisse au frigo.

(13 janvier 2006)