L’ailleurs est là

 

LE MARCHÉ LXVIII

Marché 68 ! Je n’échapperai pas à ce clin d’œil. « Ça vous fait quel âge ? » m’avait soudain demandé Bruno Frappat en 2002. Ma réponse l’avait mis en joie. « Naturellement ! », s’était-il écrié. J’avais soixante-huit ans. J’en ai treize de plus mais, quelque part, toujours l’âge de Mai. Un mot là-dessus ?
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Ça n’aura pas échappé à Bruno Frappat, je n’aurai jamais été un soixante-huitard bien crédible, et pas seulement parce qu’en 68, je n’en avais déjà plus l’âge. Horreur des manifs, des assemblées générales et de toute espèce d’enrégimentement, perplexité sceptique devant les choses en –isme, méfiance des équipes, toujours susceptibles, comme on le sait, de tourner au club, de virer au clan et de finir en gang, sens sourcilleux de l’individualité, dispositions progressistes plus que modérées, références culturelles classiques et – in cauda venenum – énorme considération pour Charles de Gaulle, mon dossier serait mauvais. Seule pièce à décharge, ma chevelure où quelques fils blancs s’obstinent à témoigner qu’elle fut longue. Il s’en est fallu de quelques cheveux, en somme, que je ne devienne un adversaire de Mai.
Ξ
Mais quoi ? Plante-t-on sa tente dans la boutique où l’on a acheté ses lunettes ? Si l’on a rencontré l’amour au supermarché, va-t-on passer sa vie à rêver de la famille Leclerc ? Et si les toiles exposées sont des croûtes, retiendra-t-on son émotion, à l’instant de quitter le musée, devant le chef-d’œuvre qui attend qu’on le reconnaisse ?
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Il y eut de très belles choses en 68, et de très laides. Ni les unes ni les autres n’auraient pu, par elles-mêmes, retenir si longtemps mon attention. Je ne suis pas allé photographier les barricades, je n’ai pas rapporté de pavés chez moi. Je ne me suis pas gravement demandé si, avant d’en gratifier les CRS, les étudiants les assaisonnaient d’un doigt de maoïsme, ou les relevaient d’une goutte d’anarchie, ou les agrémentaient d’une pincée de surréalisme. L’effervescence populaire était sympathique, jusqu’à l’arrivée des voyous. Les filles étaient jolies, souvent belles, mais ne disaient pas moins de bêtises que les garçons. Et pourtant, à moins d’être bouché, on sentait qu’il se passait quelque chose ou, plutôt, que quelque chose passait. Mais le compte n’y était pas : la somme des signes de 68 ne faisait pas 68.
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Pas plus, à l’évidence, que la somme des commentaires. Que n’a-t-on compris ! Que n’a-t-on interprété ! Celui-ci a voulu voir dans les événements le triomphe de l’individualisme libéral. Celui-là en a fait une affaire de génération. Pour cet autre, c’est un épisode glorieux des luttes ouvrières. Certains ont voulu l’enserrer dans les filets de la science, d’autres lui ont fait un procès en immoralité. Les analystes les plus écoutés s’acharnent toujours à opposer manifestations étudiantes et manifestations ouvrières, ce qui est un contresens majeur que je me sens en droit de dénoncer puisque j’avais pour interlocuteurs et des étudiants et des ouvriers. Le plus stupéfiant reste l’excommunication dont le Cardinal Lustiger, probablement affolé, a frappé Mai 68 : « Il n’y a pas de place pour l’Évangile dans cette foire. »
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J’avais douze ans en 1945, ce temps-là reste environné de mystère, c’est une réserve de sens enfermée à double tour. La Guerre d’Algérie et 68 furent les deux événements politiques majeurs de la première partie de ma vie. Deux ans à Alger : je suis, pour l’administration, un ancien combattant et je sens que, si je ressassais trop ces souvenirs, je pourrais vite en devenir la caricature. Comprenne qui pourra, je ne sens pas cette menace quand il s’agit de Mai.
Ξ
La Guerre d’Algérie, je sais d’où elle vient, quelles décisions, quels choix y ont, de part et d’autre, contribué : si ces décisions, ces choix avaient été autres, elle n’eût pas eu lieu ou elle eût été différente. Personne n’a fait 68. Ça s’est passé. C’est arrivé. Partisans et adversaires de Mai ont eu autant d’influence sur lui que le chant du coq sur le lever du soleil. Dans la brisure d’une société, d’une civilisation, d’un monde, quelque chose est apparu qui était à la fois infiniment étranger et infiniment familier à tous et à chacun, un quelque chose que tous et chacun ont immédiatement affublé de l’interprétation qui leur semblait la plus vraisemblable, celle qui le rangeait le mieux dans la sécurité de leurs habitudes mentales particulières. Et qui, par là, par ce seul mouvement, le niait. Nier, est-ce parfois la seule façon de reconnaître ?
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La Guerre d’Algérie est devenu un souvenir, Mai 68 reste une question. Comme si le logiciel de l’histoire et celui de la pensée s’étaient mis en carafe. Et comme si, du coup, la question, tel un feu rampant, était là, sous nos pieds, brûlante, insaisissable. Insupportable et irrépressible.
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De cette réalité simple et complexe, Hannah Arendt donne l’explication la plus lumineuse qui soit. On la trouve dans la préface de la seconde édition de La Crise de la culture (1968, précisément), ouvrage dont le titre original est Between Past and Future, quand elle parle d’un « petit non espace-temps au cœur même du temps ». On ne peut pas en douter : Mai en est l’exemple saisissant.
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En ce sens, Il n’appartient ni au passé ni à l’avenir. Il ne constitue pas non plus une circonstance exceptionnelle, inouïe. C’est un événement ordinaire, une de ces fenêtres de conscience (au sens où l’on parle de fenêtres de tir) qu’on pourrait dire naturelles si toute une civilisation ne se mobilisait pas pour les masquer, et que seul le délabrement du voile dont elles sont recouvertes permet d’apercevoir. Pas une existence qui n’ait rencontré quelques-uns de ces « instants privilégiés ». La particularité de « l’instant privilégié » de Mai a été de se présenter en même temps à une foule d’existences et d’éclairer ce qui leur était commun : en 68, les gens parlaient de leurs affaires, de toutes leurs affaires, et d’abord du sens de leur existence, de leurs désirs, de leurs relations, de la société qu’ils voulaient bâtir. Quoi de plus normal, si j’ose encore dire ? Seule la rareté de la circonstance lui conférait cette apparente originalité.
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Tant que, vaille que vaille, explique Hannah Arendt, une société garde une apparence de sens, les citoyens peuvent se dispenser de l’inquiétante exploration de leur liberté et, sans trop de dommages apparents, en laisser le redoutable privilège « au petit nombre de ceux qui font de la pensée leur affaire essentielle ». Mais quand le coup de cymbale de Mai annonce, en dépit des réussites matérielles de l’époque, ou à cause d’elles, le début de l’interminable agonie où une société va s’épuiser, quand il devient évident qu’elle n’a plus à proposer que des exigences formelles et des rites mécaniques, quand son message devient absurde ou inaudible, quand son sens se dessèche et s’effrite, on ne peut plus faire semblant de ne pas voir ce qu’on voit. Alors ce partage des rôles et des soucis devient caduc. Alors, même si presque personne n’est prêt à affronter la situation nouvelle, chacun devine que l’angoisse et l’urgence ôtent toute légitimité et toute utilité à la frontière prudemment élevée entre penseurs et non-penseurs. Chacun voit surgir, entre un passé et un avenir soudain lointains, la question de son existence et la nécessité d’y répondre. Les uns l’accueillent avec un enthousiasme d’autant plus affiché qu’il masque une angoisse violente, les autres avec un scepticisme dégoûté qui en dit long sur les désirs qu’ils refoulent. Ces différences, sur lesquelles des jeux politiques maniaques comptent toujours pour se survivre encore et encore, deviennent, jour après jour, un peu plus négligeables.
Ξ
Qu’on moque tant qu’on voudra mon étrange fidélité à Mai, les rieurs en oublieront les allégeances moins désintéressées de nos bricoleurs de politique, et les fruits qu’elles portent. J’abandonnerais d’ailleurs à l’instant Mai 68 si les commentaires dont on l’a recouvert, le fanatisme absurde de ceux qui se voulaient et se veulent encore ses partisans et le fanatisme non moins absurde de ceux qui tenaient et tiennent encore à le combattre et le dénigrer ne cachaient le refus têtu, jaloux, violent, infantile, de comprendre notre présent. Or, c’est de notre présent que je veux parler, c’est notre présent qui m’obsède, rien d’autre.
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L’approche la plus juste, parce que la plus vivante, est à chercher, à mon sens, dans un dialogue entre Philippe Sollers et Maurice Clavel (le même Lustiger qui honnissait Mai 68 le tenait curieusement pour un prophète) qui, sous le titre Délivrance, fut publié en 1977 par les éditions du Seuil. Il s’agissait de la transcription du débat qui les avait réunis quelques mois auparavant dans une émission de France Culture, Parti pris, animée par Jacques Paugam. Je vais citer quelques bribes de ce texte, choisies presque au hasard. La supériorité de ce petit livre sur l’immense bibliothèque qu’ont suscitée les événements tient, selon moi, à deux raisons. D’une part, ce dialogue rend immédiatement sensible le climat intellectuel et spirituel de ce mois de mai, tel que pouvaient le percevoir non seulement des adultes bienveillants, mais aussi les jeunes, ceux au moins que l’idéologie n’asphyxiait pas. D’autre part, précisément parce qu’il a cette modestie et ce courage, cet échange est bien moins un propos sur 68 qu’un propos de 68. En visant son époque, c’est le cœur de la nôtre qu’il touche, preuve, s’il en faut, que la question posée il y aura bientôt cinquante ans est, reste et restera longtemps la seule vraiment pertinente, la seule vraiment sérieuse, et qu’on se condamnera au simulacre tant qu’on ne lui aura pas loyalement répondu.
Ξ
En tête de ce livre, la photocopie d’une lettre manuscrite arrivée à un bureau de France Culture. J’ai plaisir à la recopier, même si elle a coupé une l à Philippe Sollers, qui en a vu repousser bien d’autres. La voici :
Paris, le 2-8-1976,
Monsieur ou Madame 4718A,
Je vous écris au nom d’une foule de copains et de copines qui réclament d’une seule voix la publication des entretiens Solers-Clavel… que vous avez suggérée vous-même. On est fous d’enthousiasme, mais pas très intellectuels, on a eu du mal à tout suivre, on n’a jamais lu une ligne de Kant, alors, alors… faudrait reprendre ça posément… C’est qu’on se sent bien concernés quand même.
Merci d’avance.
Nous attendons.
Julie.
Les professeurs de Julie se sont-ils réjouis d’entendre leur élève s’exprimer ainsi ? Ont-ils senti que ce que transmet ici l’affreux sacrilège de Mai s’inscrit dans la plus pure tradition de notre histoire ? Que ce qui nous unit vraiment, c’est dans cette attention généreuse, dans cette simplicité, dans cette joie exigeante que nous avons la meilleure chance de le trouver ? La recette en vient de loin, mais 68, en la réactualisant, lui donne sa pleine saveur. Sans cette épice-là, cette soupe serait restée fade.
Ξ
Cocasse. Ainsi, il y a quarante-six ans, quand cette bande de copains et copines s’est mis en tête d’écrire à France-Culture, c’est une fille qui a tenu la plume et conduit la manœuvre. Était-ce pour rassurer les pédagogues du futur ? Non. C’est comme dans la chanson, tout simplement, celle qui met en musique le poème de ce calotin réactionnaire et homophobe qu’était Louis Aragon : « Lorsque la musique est belle / Tous les hommes sont égaux. »
Ξ
La Pureté Systématisée va sévir. La société est étendue devant elle, nue comme le patient dont le dermatologue explore les recoins de la peau à la recherche de quelque tache suspecte. « N’est-ce pas un stéréotype que j’aperçois là ? », demande le Professeur. « C’en est un ! », hurlent les étudiants. » « Et ça, là, regardez-bien, qu’en dites-vous ? » « Un futur stéréo, c’est clair que c’est déjà sombre, Monsieur ! » « Bien. Alors ? » « On opère, Monsieur, on opère ! »
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Rien à voir avec la loi, avec ce qu’elle définit, ce qu’elle doit définir, ce qu’il faut qu’elle définisse à sa hauteur de loi, avec sa puissance de loi, avec son impuissance de loi. Là, on veut fabriquer de l’égalité à coups de bistouri. Le Professeur Gros-Doigts va trancher dans la chair obscure du langage. Dans le tissu confus des habitudes il sait, lui, où est l’ivraie, où le bon grain. Il sait même modérer l’élan de ses étudiants qui charcuteraient peut-être un peu trop, tant le marron foncé jette le soupçon sur le marron clair, et le marron clair sur le beige soutenu. Anankè sténai, disait Aristote, il faut s’arrêter, il faut bien s’arrêter… M. Gros-Doigts est un humaniste. M. Gros-Doigts est l’anti-Mai absolu. Il veut bien faire, il ne fait pas bien.
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De l’autobus bloqué par l’embouteillage, je contemple une classe de tout petits qui marchent en se donnant gentiment la main. Filles et garçons s’entendent-ils si mal ? Je le répète, M. Gros-Doigts et ses sentencieux disciples veulent bien faire. Le problème, c’est qu’ils sont dyslexiques. Rien de plus, rien de moins : des dyslexiques lourds. Ils lisent à l’envers, ils lisent que la musique sera belle quand tous les hommes seront égaux. C’est le contraire qui est écrit : « Lorsque la musique est belle (d’abord, et comme cause NDLR) / Tous les hommes sont égaux (ensuite, et comme conséquence NDLR) » Ceci n’est pas un détail, dit Magritte. Je crois même qu’aujourd’hui tout se joue là-dessus. Regardez bien cette phrase, les enfants. Il n’est pas écrit que la musique sera belle quand toutes les inégalités auront mordu la poussière, quand toutes les injustices seront venues s’agenouiller devant nous, quand notre meilleur ennemi, celui qui est responsable de tout, nous aura signifié sa soumission par courrier ultra-recommandé. Je vous le répète, c’est le contraire qui est écrit. Faites bien attention. C’est l’opposé. L’inverse.
Ξ
Lisons d’ailleurs la suite :

Lorsque la musique est belle
Tous les hommes sont égaux
Et l’injustice rebelle
Paris ou Santiago

J’ai tort de comprendre que la lutte contre les injustices n’est pas un préalable ? J’ai tort de comprendre qu’elle est, au contraire, la conséquence logique et nécessaire d’une recherche infiniment plus ample ? J’ai tort de comprendre que cette recherche – de la beauté, de la vie, de quelque communion des êtres dans ce qui les rassemble et dans ce qui les dépasse, et forcément, par là, de quelque transcendance – a quelque chose à voir avec une naissance ? J’ai tort de comprendre qu’une telle recherche est forcément hésitante, interrogative, infiniment ouverte, prête à toutes les révolutions ? J’ai tort de comprendre qu’elle ne peut se faire ni normative ni défensive, ni corrective ni méfiante, qu’elle ne peut pas être l’affaire d’une équipe, d’un club, d’un clan, d’un gang ? J’ai tort de comprendre qu’elle ne doit pas prendre à son compte l’esprit de puissance et de mesquinerie qu’elle condamne ? J’ai tort de comprendre qu’on ne changera pas la société par des billevesées partiales, médiocres et peureuses, mais en s’en prenant au dur, au rugueux, à l’âpre de ce qui nous accable ? J’ai tort de comprendre que ceux qui, voyant cela aussi bien que moi, mais ne se décidant pas à joindre la parole à la pensée ni le geste à la parole, servent, volontairement ou involontairement, ce qu’ils voudraient – mais n’osent pas – combattre ? J’ai tort de comprendre que nous n’avons le choix qu’entre affronter des perspectives immenses ou faire semblant ? J’ai tort de comprendre que les pleurnicheries, les égosillements, les indignations et les vibratos sont autant de réactions infantiles ? J’ai tort de comprendre que ce que nous avons à affronter nous dépasse tous ? J’ai tort de comprendre que, comme Christophe Colomb, c’est l’inconnu qui nous fait peur ? J’ai tort de comprendre que le pire adversaire est en nous-mêmes, discutailleur et pusillanime ?
Ξ
Si on le leur explique gentiment, les enfants comprendront. Mais faire entrer ça dans un crâne que la modernité a asséché, tout à la fois gonflé et rapetissé, encombré, mécanisé ! Dans un crâne intelligent, avec plein de programmes dedans ! Dans un crâne adapté, un crâne à l’aise, souriant, si gentiment ahuri, si impeccablement à côté de la plaque ! Lui faire admettre que c’est le contraire ! Et pourtant, c’est le contraire. Quand s’élève, au milieu du champ de ruines, sur le fumier collectif où s’entassent inégalités, injustices, non-sens et incurable connerie, la musique d’une vie, ses accords miraculeux, ses enchaînements ratés, ses fausses notes déchirantes – je parle de la musique de cette vie-là, de la vraie musique de cette vraie vie-là, de la brave et moqueuse et tragique musique de cette vraie vie-là, je ne parle pas de quelque piteuse reproduction d’une foutaise cérébrale, ni de quelque peinturlure spirituelle soufflée par la vanité, ni de quelque hypocrite jérémiade, je parle d’une musique qui ne doit rien aux leçons de morale, qui ne doit rien aux excités de la libération, qui ne doit rien à personne ou qui, ce qu’elle doit, ne sait pas à qui elle le doit, je parle d’une musique composée cent pour cent maison, et qui surprend celui qui la sifflote -, cette musique-là, quand les premières notes en frémissent, ce qui est vivant commence à s’étirer et ce qui, en secret, n’a pas choisi la vie se met à bafouiller des avis confus avant de replonger dans le sommeil, sa vraie patrie.
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J’ai promis de citer des bribes de Délivrance. Voici la première, de Clavel, critique d’un Mai 68 châtré par les idéologies, d’une « contestation intériorisant et aiguisant à son paroxysme, sans remède, la contradiction qu’elle prétendait surmonter : définition de la névrose obsessionnelle, se défendant contre l’angoisse par les mécanismes qui l’exaltent. »
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C’était vrai en 68. C’est toujours vrai. Les tombereaux d’abstractions déversés sur le capitalisme et sa société de consommation, l’épandage généralisé d’idéologie chargé de les écœurer, la cataracte de citations et de références qui devait les engloutir ne les ont pas empêchés de refaire rapidement surface. Pas un instant, d’ailleurs, ils n’ont coulé : Mai fut pour eux une belle séance de formation qui renouvela leurs thèmes, leur marketing, leur management et leur ouvrit comme jamais la clientèle de la jeunesse. Ils étaient touchants, pourtant, ces apôtres des choses en –isme et, pour la plupart, sincères. Mais, entre le sentiment et la raison, entre le cœur et l’esprit, entre le lyrisme et l’analyse, les connexions ne fonctionnaient pas. Ils piquaient les mots de la révolution sur une hâte de jeunes bourgeois ivres d’organiser et pressés de réussir. Ils changeaient les paroles mais gardaient la musique. Ils n’étaient pas à la hauteur de l’événement et préparaient pour leurs héritiers les délices des innombrables Grenelles qui suivraient celui qui enterra définitivement leurs rêves prudents : on ne leur avait pas appris qu’ils ne pourraient pas changer la vie sans toucher à la leur. D’autres jeunes, qui faisaient moins de tapage, devinaient plus juste et demeuraient tout perplexes. Que voyons-nous d’autre aujourd’hui ? Quelle réponse à la férocité d’une société de communication chaque jour mieux équipée pour semer la haine et le désarroi ? La morale, la pire tisane bourgeoise, la morale partout, la morale dans l’éducation, la morale dans la politique, la morale dans la justice, une morale haineuse qui vous claque au nez son guichet, une morale étroite incapable d’inspiration, sorte de guide-chant asthmatique pour l’hymne au progrès. Une morale servile, une morale honteuse qui, avec l’approbation et la considération de Tousse-Quicompte and Co, fait la pute pour la techno-finance en aggravant fièrement d’un second tour de clé le verrouillage des destins. Une différence pourtant entre hier et aujourd’hui. Les cervelles échauffées de 68 ne savaient pas qu’elles travaillaient pour la société qu’elles condamnaient. Elles étaient folles, mais elles étaient droites. Les moralistes d’aujourd’hui ne peuvent pas ignorer ce qu’ils protègent, ce qu’ils font oublier, ce qu’ils justifient.
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Patauger dans l’intimité des gens, c’est possible en démocratie ? J’éclate de rire quand je songe aux prêtres de mon enfance. Ils n’étaient pas d’une extrême largeur d’esprit ni entièrement dépourvus de tentations mais je n’en ai jamais vu un seul essayer de nous piéger pour le plaisir de nous voir succomber, pour jouir de nous condamner. Comique de pourfendre leur obscurantisme quand on laisse poser des pièges sur Internet pour repérer les obsédés sexuels sans que les champions des valeurs s’en émeuvent le moins du monde, sans que personne ne se bouche le nez, sans que cela dissuade les innombrables disciples électroniques du Docteur Folamour d’investir leur potentiel de créativité pour chercher les moyens les plus propres à faire s’entre-surveiller et s’entre-haïr les gens. Je ne suis pas de ceux qui affectent de prendre le parti des assassins contre celui des victimes. Mais dans cette association de balances en quoi je vois se transformer la société, je prendrai systématiquement le parti des dénoncés contre celui des dénonciateurs. Et ce ne sera pas pour approuver les premiers, ce sera pour accabler les seconds. Et ce ne sera pas pour nier les torts des premiers, ce sera pour désigner les torts infiniment plus grands des seconds. Les fautes contre l’esprit, les fautes d’orgueil sont plus graves que les fautes de faiblesse, voilà ce qu’on m’a appris. Et l’on a eu raison de me l’apprendre car cela protège, d’un coup d’un seul, et les individus et la société. Avec le corollaire qu’il faut se montrer infiniment prudent et mesuré avant de s’en prendre aux fautes de faiblesse des autres et bien vérifier si d’aventure le ménage ne devrait pas commencer chez soi. Pour les fautes contre l’esprit, au contraire, on y va franco. Aucune hésitation. Il ne s’agit pas de ma vie, ni de mes passions, ni de mes pulsions, ni de la vie, des passions, des pulsions de quiconque. C’est de raison qu’il est question et de jugement. Peut-on construire une société sur la fourberie ? Peut-on attendre de bons résultats de cette cuisine ? La raison tranche, point final.
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Elle tranche, c’est vrai, et il faut la croire. Mais ce n’est pas si facile. Et pour qui a vécu 68, les souvenirs affluent. Ces corps qui devaient se rapprocher et chanter le bonheur et l’amour, voici, quand ils ont enfreint la loi, qu’on se plaît à vous les exhiber enchaînés. Une voix en moi se désole : « Ce n’était donc qu’un rêve ? » Mais une autre lui répond : « Non, ce n’était pas un rêve. Rappelle-toi Jouhandeau : Que tout n’est qu’allusion. C’était là, c’était quelque part, rappelle-toi Jankélévitch : Quelque part dans l’inachevé. Alors les gonds se mettent à grincer, mais la porte s’ouvre.
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Pas seulement la raison, pas seulement la loi. La porte ouverte, entrouverte, entrebâillée, extérieur et intérieur s’échangent, se compénètrent, s’entraiment. Entre nous et le monde, ce ne sont pas des fiançailles à la campagne. Ça saigne, ça hurle. Mais tout est allusion et, quelque part, la musique… Aucun besoin de décorer le monde, de le faire plus beau qu’il n’est. Jouhandeau, Jankélévitch, pourquoi pas Léandre de Dijon aussi, capucin du XVIIe siècle ? Importants les guillemets pour un propos comme celui-ci, il vient de loin, de loin dans le temps, de loin dans la conscience : « L’amour sacré rend la pesanteur légère, l’amour profane fait la légèreté pesante. » Si vous saviez comme je me sens profane ! Et la réponse, comme un lob : Sacré crétin, ça t’étonne ?
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Tout le monde a les foies. Nous sommes à l’ère des foies. La parole est à Monsieur le Ministre : « J’ai les foies ». Le conférencier s’installe, sourit, toussote et commence : « J’ai les foies. » Et vous, Mademoiselle, quelle chanson allez-vous interpréter ? « J’ai les foies. » Les pauvres ont les foies blancs, les riches ont les foies gras. C’est si bon quand ça déraille, c’est si bon les bêtises, mais les bêtises fières, les bêtises de cambré ! Avec le nom que j’ai, si je ne rigole pas un peu, bonjour le surmoi ! Gaffe, bonhomme ! Si, par hasard je m’oriente vers le « langage riche et fleuri » que les psychiatres décèlent chez le tireur de Libé, ils en concluront que j’ai « des tendances à l’affabulation ». Et si j’accuse, si peu que ce soit, les médias de manipuler l’opinion, la cabane est en vue. Ma Doue benniget, on en est revenu là ! Où es-tu Ronald Laing ? Où es-tu David Cooper ? La bonne nouvelle, c’est qu’à les lire et les entendre les gens des médias vont très bien dans leur tête.
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Villa Manrèse, à Clamart. Une propriété des jésuites où l’on vient en retraite. J’étais dans la douzaine de gamins du patronage qu’on y avait emmenés passer la journée. Une instruction d’une heure le matin, une autre l’après-midi, dans l’intervalle déjeuner et jeux à volonté dans le parc, l’immense parc. Nous jouions aux Trois mousquetaires, j’étais Athos, comme d’habitude, nous nous étions fabriqué des épées, pas croyable comme la piété pousse à la bagarre. L’après-midi, nous sommes arrivés en nage à la chapelle pour l’instruction, c’était grand, c’était beau, c’était reluisant de cire et de silence. L’obscurantiste de service nous a expliqué que la morale, ce n’est pas les panneaux d’interdiction, les voies interdites, les sens uniques. Ça, nous a-t-il dit, c’est bon pour les voitures. Pour les humains, pour les enfants de Dieu, la morale c’est les grands panneaux qui indiquent des villes merveilleuses, des sites grandioses, avec de grandes flèches qui suggèrent que le chemin sera long. Ne vous inquiétez pas si vous vous perdez, ajoutait-il, à quoi serviraient les panneaux si les gens ne se perdaient pas ?
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Délivrance n’est pas un modèle de bénignité mondaine, mais j‘en trahirais l’esprit si je ne faisais pas sentir que la violence, même verbale, n’y est nullement le dernier mot. Comme chez Péguy, comme chez Jeanson, tout s’y écrit au nous. Non pas une leçon de cuistres, de fonctionnaires de la vertu. Une main dans la chevelure du copain, une main amicale qui l’ébouriffe. J’imagine que la vie de Julie en a été décoiffée, comme bien d’autres. La question de l’humanisme et de l’autotranscendance humaine, qui en est le thème majeur, est restée centrale dans l’œuvre de Philippe Sollers. Et j’ai cru sentir, en évoquant parfois ces souvenirs avec Jacques Paugam, qui fut l’initiateur de cette rencontre, qu’elle pouvait demeurer dans une conscience comme un événement inclassable, comme un obstacle qui l’avait déstabilisée, comme un scandale.
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Le constat est sévère. On jugera de son actualité, et de ce que pèsent de vérité et de courage les ricanements sur 68. « L’humanisme étriqué, qui finit à la trique. » dit Clavel. Et Sollers : « Partout aujourd’hui, c’est ce que je ressens, la pensée est en résidence surveillée. » Et aussi : « Il y a, pourrait-on dire, comme une passion nécrophile de l’humanité. C’est la fascination pour la lettre qui tue, la lettre morte. » Toujours Sollers : « A priori, tout ce qui dépasse, tout ce qui pose une question, tout ce qui essaie d’aller plus loin que cette couveuse de morts vivants, sera censuré, combattu, freiné, arrêté. » Dans la sévérité, c’est vrai, d’autres ont fait plus fort depuis. L’originalité de 68, dont ce livre me paraît donner une idée juste, ne réside pas seulement dans sa virulence, mais surtout dans sa générosité. Les événements sont une invitation, une adresse, presque une supplique, ils vous tirent par la manche comme un enfant. Mai 68 n’est pas une parole de spécialistes qui s’adressent à des ignorants. De purs qui prêchent la vertu à des impurs. Ni une parole du haut à l’intention du bas, ni une parole du bas à l’intention du haut. Où est ce haut, d’ailleurs, où ce bas ? 68 est parmi. 68 parle de partout. De partout, mais de l’intérieur de partout. « Il ne faut pas changer le monde, dit Clavel, il faut changer ce monde en accouchant l’autre monde, dont il est gros. » Car – tout 68 tient dans ces mots : « L’ailleurs est là. »
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Comment n’aurait-on pas cherché à ridiculiser Mai ? De toutes les manières, il y prête le flanc. Il est sévère. Il est encore plus amical que sévère, ce qui est beaucoup plus difficilement pardonnable. Il ne renonce jamais à combattre mais en s’interdisant toujours de juger. Il a la fibre de la mystique autant et plus que celle de la politique, qu’il ne méprise pas mais remet à sa juste place. Son registre, celui de la parole libre, exclut les arrangements. Multiple par construction, il est irréductible à une inspiration particulière. Toutes les intuitions qui le portent, même quand elles sont contradictoires, se hissent au faîte d’elles-mêmes : le bouquet où explosent leurs feux est une étonnante alliance d’ordre et de désordre. Mai ne fréquente pas les boutiques où s’entassent démagogues et experts. Il est sans ressentiment. Il a de l’humour. Infiniment populaire en ce qu’il est le produit de tous, il est aussi infiniment aristocratique en ce qu’il est, du même mouvement, le produit du meilleur de chacun. Surgi des profondeurs et voué à y retourner, il ne se préoccupe guère de réserver sa place dans le wagon de la très provisoire réalité. Enfin, raison des raisons qui obligent à l’éliminer, son mépris radical des montages imbéciles de l’actualité le fait absolument actuel, redoutablement actuel, amoureusement actuel. Voilà pourquoi Maurice Clavel aimait le journalisme, et surtout celui qu’il avait inventé, le journalisme transcendantal. On ne s’y bouscule pas. Dommage. Il faudrait réessayer.
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Ce Mai dont je parle, je l’ai rencontré là où ne le cherchaient ni ses amis ni ses ennemis. À la périphérie des événements, dans des conversations avec des étudiants, des ouvriers, des cadres, des artistes, des écrivains, avec une foule de gens ordinaires soudain désinhibés. Je me suis peu intéressé aux discours ambitieux d’idéologues plus ambitieux encore : d’autres l’ont assez fait. J’ai passionnément observé l’impact des événements sur des gens qui n’en avaient pas été les vedettes et n’en deviendraient pas les profiteurs. J’en ai été émerveillé. Quelque chose se réveillait, ou naissait, ou renaissait, qui s’adressait à l’intelligence autant qu’au cœur. Cela aurait pu ne jamais arriver, ou arriver à un autre moment. Cela arrivait à cet instant. Soit. Pas de meilleure illustration de l’apologue du doigt, de l’idiot et de la lune. Les événements, c’était le doigt. Seule comptait la musique sur laquelle ils dansaient, sur laquelle dansent encore, comme des folles, les ombres chinoises de notre vilain présent.
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Un « petit non espace-temps au cœur même du temps ». J’invite les humanistes inquiets qui s’étonneraient de ce que la formule d’Hannah Arendt leur semblerait celer d’irrationnel – les mêmes esprits rationnels qui s’appliquent à croire dur comme fer aux lois du marché et de la communication – à relire les dernières lignes de l’Avertissement à l’Europe, cette magnifique mise en garde contre la guerre que Thomas Mann, dont on aurait bien du mal à récuser la raison humaniste, publiait en 1937. Les voici : « L’humanisme européen est-il devenu incapable d’une résurrection qui rendrait à ses principes leur valeur de combat ? S’il n’est plus capable de prendre conscience de lui-même, de se préparer à la lutte dans un renouveau de ses forces vitales, alors il périra et avec lui l’Europe, dont le nom ne sera plus qu’une expression purement géographique et historique. Et il ne nous restera plus qu’à chercher dès maintenant un refuge hors du temps et de l’espace. » Est-ce l’idéalisme, est-ce une ironie désenchantée qui inspirait à l’auteur de La Mort à Venise un propos si proche de celui d’Hannah Arendt ? Je ne sais rien, en tout cas, de plus actuel que cette manière de frapper à la porte de la pensée-cachot où nous sommes enfermés. Je ne sais au juste ce que nous cherchons, sans doute un humanisme de grand large – le contraire de celui dont on nous punit – un humanisme paradoxal, indissociablement perfection et négation de ce que nous évoque le mot, peut-être cet humanisme autotranscendant dont parle Maurice Clavel. L’évidence, c’est que nous ne le décrèterons pas. Que nous ne le fabriquerons pas. Que nous ne le négocierons pas. Que nous le trouverons je ne sais où, nous ne savons où, sauf si ce nous, soudain, à la faveur de quelque circonstance inattendue, se met à signifier autre chose qu’une coalition d’intérêts, de souvenirs, de peurs, sauf si ce nous, soudain, comme en 68, s’élargit à tous ceux qui, sans oser le dire, ont entraperçu le monde. Comme un corps, au temps où on le cachait. Ni vu ni connu / Le temps d’un sein nu / Entre deux chemises.
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« Nous serons, dit encore Maurice Clavel, par une effraction du dedans de nous, rendus à nous-mêmes. » Du dedans de nous quelque chose cherche à fracturer la serrure de la pensée-cachot. Du dedans de nous quelque chose cherche à fracturer la serrure de la sensibilité-cachot. Du dedans de nous quelque chose cherche à fracturer la serrure de ce monde-cachot. « Songez la mort, disait Marot, songez le tort qu’elle a ! » Songez la serrure, songez le tort qu’elle a ! Est-ce qu’un prisonnier sérieux pense à autre chose ?
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Étrange société. Chacun, au fond de sa cellule, agite l’énorme trousseau de clefs qui ouvre les cellules de tous les autres. Qui aura pitié de vous, de vous, de toi, de moi ?
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Radio. Une dame qui semble connaître la question parle des violences faites aux femmes. Elle veut convaincre les victimes de porter plainte et décline les trois mauvaises raisons qu’elles auraient, selon elle, de ne pas le faire. La honte serait la première. La peur des représailles, la deuxième. L’embarras d’une longue procédure, la troisième. Rien d’autre, vraiment ? Rien qui ressemblerait, je ne sais pas, moi, à du sentiment, même illusoire, à l’espoir fou que ça puisse s’arranger, à un attachement malgré tout avec un cause toujours au psy. Ou à la conscience d’une mauvaise passe, des problèmes de couple peut-être, ou le travail, ou l’argent, ou la maladie, ou autre chose. Ou à un rêve de pardon, à l’idée inavouable que le pardon, le pardon… Et puis les enfants, les enfants… Tout cela n’est pas prévu ? On coche une des trois cases et on file au commissariat ? Combien seront-elles à penser que, décidément, ce qui se raconte de l’autre côté du poste, du pouvoir, de la science, n’a rien à voir avec la vie, rien de rien, avec la leur en tout cas ? Combien seront encore plus convaincues d’être seules et d’avoir à le rester ? Combien seront à la fois épouvantées et vaguement soulagées de sentir, avec un embarras bizarre qui ne les embarrasse pas, avec une sorte de honte amusée, que le poste, le pouvoir et la science, c’est con, c’est vraiment con ? Mais j’y pense : si, en douce, c’était-cela, précisément cela, que la dame voulait qu’elles sentent ? Si, en les aidant, elle leur faisait des confidences cryptées, si c’était elle qui leur demandait de l’aider ? Elle qui n’a probablement affaire ni à une brute ni à un ivrogne, si elle était, elle aussi, une femme à qui l’on fait violence ? Si, terrifiée par la vérité mensongère des statistiques, elle imposait à sa parole de mimer leur frigidité ? Si elle avait peur de ce qui se passe en elle ? Si l’obligation de réussir qu’elle s’impose férocement pour bien se martyriser (n’en aurait-elle donc pas fini avec l’abominable manie sacrificielle qui persécuta tant de belles jeunesses ?) la conduisait fatalement à ses trois hypothèses maigrichonnes, trois comme les trois points des dissertations, trois comme les trois questions des interviewers, trois comme les trois marches du podium ?
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Sous les mots, entendre les voix. Cruelles ou tristes, tristes parce que cruelles, cruelles parce que tristes. Ou triomphantes, sûres d’elles, seules à en mourir. Entendre chaque voix. Ce qui me pousse à ignorer celle-ci, ce qui veut assourdir celle-là, de quelque raison, de quelque principe, de quelque sentiment que je le pare, est pervers, lâche, stupide. Entendre chaque voix et lui répondre avec la même absolue liberté. On vous ment, vous savez. Parler de 68, ce n’est pas traîner une filandreuse nostalgie de baba cool fatigué par son joint. C’est parler de nous, d’un nous inscrit dans l’histoire et devenu presque trans-historique par la magie de la poésie, du désir, de l’imaginaire, de la vérité, de la grâce, de je ne sais quoi. En 68, on a appris à regarder, à sentir, peut-être à aimer un brin. On a essayé de moins se soucier de son avenir, de son image, de ne pas entrer dans la carrière où les aînés se sont endormis. On a cherché à deviner ce qui se préparait. On s’est souvent perdu, sans en faire un drame. On s’est rapproché des autres tout en restant très loin, forcément. Ou plutôt, on s’est rapproché du mouvement des autres quand ils s’approchaient un peu d’eux-mêmes, quand ils tiraient leur révérence à l’importance et aux importants.
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« Qui êtes-vous pour parler ainsi ? » La question n’est pas neuve, mais elle m’est régulièrement posée. Autrefois elle m’envoyait un peu dans les cordes. Maintenant je sais répondre. Qui je suis ? Voici mon nom, la date et le lieu de ma naissance. Quoi de plus ? Quoi d’autre ? Vous faut-il aussi la date de ma mort ?
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Apostrophe typiquement soixante-huitarde, mais qui a radicalement changé de sens, Roland Barthes n’aurait pas manqué de le voir. C’était, à l’époque, une manière d’interroger les puissants, de questionner la légitimité de leur pouvoir politique, financier, culturel. Et même religieux : en 1970, lors du sacre du cardinal Daniélou, des tracts jetés par poignées de la galerie supérieure de l’église tombèrent sur l’assistance : « De qui es-tu évêque ? Et par le choix de qui ? Quel peuple t’a élu ? » Aucun pouvoir n’échappait à un interrogatoire de ce genre, ni celui des professeurs, ni celui des médecins, particulièrement des psychiatres, ni celui des parents ou de la famille, sans parler des militaires ni des juges. Le soupçon allait bien au-delà des justifications formelles que les suspects pouvaient présenter : d’où provenaient donc leurs diplômes, sinon du pouvoir en place, c’est-à-dire de l’exécrable oppression bourgeoise ? Cette « contestation intériorisant la contradiction qu’elle prétendait surmonter » m’a laissé quelques souvenirs curieux qui sont loin d’être les meilleurs. Ces temps sont révolus. Maintenant, c’est à des gens comme moi, qui ne donnent des ordres qu’à leur Twingo et ont un mal de chien à se faire obéir de leur ordinateur qu’on demande désormais des comptes, et de qui l’on exigera bientôt, dans quelque affaire qu’ils veuillent mettre leur grain de sel, qu’ils produisent les pièces qui leur en donnent le droit. Attention toutefois. Il ne s’agit plus de quelques jeunes gens qui jouent aux inquisiteurs parce que mélanger trotskisme et maoïsme, ça rend pompette. Il ne s’agit plus d’excès marginaux, il ne s’agit plus d’absurdités naïves. Le monde resserre son étreinte sur le monde. Chacun de nous devient son ambassadeur exceptionnel auprès de tous les autres. Aujourd’hui même, on m’annonce qu’un hurluberlu tient à s’installer dans le bide d’un anaconda et qu’un blaireau d’outre-Rhin prétend obliger les immigrés à parler la langue de Goethe quand ils dégustent en famille leur couscous ou leur pilaf de boulgour d’Anatolie. Une demi-heure de sieste et tout se brouille. Normal : tout ça, c’est pareil. Même processus d’absorption, de digestion, de fusion et confusion. Tout le monde dans la gueule de l’anaconda, tout le monde. Et, pour contrôler la manœuvre, pour s’assurer que tout le monde y chante bien la Lorelei, mais pas en turc, pour avoir à l’œil, en même temps, le boulgour, le serpent, les immigrés, l’hurluberlu et le blaireau, la rationalité française saura mettre en place, dans sa meilleure tradition humaniste, un processus de télésurveillance des plus pointus, turlututu.
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Lambeaux du décor. Pans du non-sens quotidien. « En amour aussi, il faut être exigeant. » « La marque France. » « Un tabou tombe : les urgences seront désormais payantes, en Angleterre, pour les étrangers. » « Gagnant gagnant. » « Il en a peut-être le droit, mais il en a perdu le droit moral. » « Le Tour de France, ce n’est pas que du dopage. » « Il faut jouer collectif. » « Les valeurs motocyclistes. » « Une réforme pour le XXIe siècle : favoriser la compétitivité des régions. » « Que faut-il en penser ? » « Osez les valeurs. » « La confiance est un élément psychologique. » « L’apprentissage, c’est s’initier à la culture de l’entreprise. » « Il a dérapé. » « L’entreprise France. » « Culturez-vous. » « La mécanique de la haine. » « Faire réussir la France. » « Concret. » « Gros clash chez Ruquier. » « En amour, j’ai décidé de ne plus rien laisser au hasard. » « Une aventure humaine. » « J’aime l’entreprise. » « Les responsables au sens large : politique, médias. » « Soyons pragmatiques. » « Il faut faire de la pédagogie. » « J’aime ma banque. » « La France est le mauvais élève de l’Europe. » Et, naturellement, tous en chœur, les amis : « L’humain d’abord ! »
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Cette image d’un livre de mon enfance, qui me terrifiait : une forêt d’arbres mous avec, sur leur tronc, un immense œil glauque, qui s’avançaient en arrachant lentement leurs racines à la terre. Invulnérabilité du néant. Rien à construire, rien à combattre. Cauchemar.
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« Changer ce monde en accouchant l’autre monde, dont il est gros. », dit Clavel. Et l’autre qui s’installe dans le ventre de l’anaconda, comme si, pour ne pas mourir, il lui fallait dénaître ! Cherche-t-il à s’assurer qu’il n’a pas d’autre choix qu’affronter la réalité ? Deux ou trois explorations comme celle-là, deux ou trois bides, et il se décidera à vivre ? Faudra-t-il qu’il expérimente le confort de l’abdomen politique, pédagogique, économique, social, culturel, religieux pour accepter enfin sa solitude dans un monde qu’il n’a pas choisi ?
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Une vie est soutenue par un réseau d’instants. Quand les sirènes de Montrouge se mettaient à hurler, l’instituteur nous disait simplement, avant de nous faire descendre en bon ordre dans les caves de l’immeuble qui faisait face à l’école : « Prenez votre masque à gaz. » Nous obéissions sans angoisse, un peu émoustillés, en pleine confiance. Nous partions en rangs, deux par deux, vers le portail de l’école, avec, en bandoulière, la grande boîte cylindrique de métal qui contenait le masque. Un de nos camarades – il s’appelait Pannequin – marchait avec des béquilles : il partait le premier, aidé par un employé. Tout cela était simple et paisible, presque joyeux. Nous n’ignorions pourtant pas ce que signifiait l’alerte, ni ce que nous voulaient les avions.
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On s’inquiète parfois de souvenirs de guerre presque trop sereins, comme si la paix ne savait pas en susciter de tels. Je ne crois pas qu’on regrette jamais la guerre : on regrette la vérité d’une situation, la simplicité et la profondeur d’un instant qu’on porte en soi comme une référence, comme une réplique à l’absurde et à la confusion, comme une espérance surgie du danger, comme une exigence. Les sirènes qui interrompaient la classe et le débarquement de Mai au milieu de la société de consommation étaient, en ce sens, des expériences cousines, des occasions d’allègement. Quand nous descendions à la cave, nous ne prenions que notre masque à gaz et notre manteau, cartable et cahiers restaient dans la classe. Mai, lui aussi, a frappé de péremption bien des habitudes. Et la vieillesse, que demande-t-elle d’autre, au fond, qu’un peu d’abandon ?
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Notre suffisante modernité veut oublier Mai 68 ? Qu’elle l’oublie, elle ne s’oubliera pas éternellement elle-même. Qu’elle oublie Mai 68, et Décembre 14, et les mois et les années qui suivront, elle n’oubliera pas que le béton de ses projets est bâti sur cet oubli. Elle n’oubliera pas qu’elle oublie. Elle n’oubliera pas que ce « petit non espace-temps au cœur même du temps », comme le dit magnifiquement Hannah Arendt, « chaque génération nouvelle et même tout être humain nouveau en tant qu’il s’insère lui-même entre un passé infini et un futur infini, doit le découvrir et le frayer laborieusement à nouveau. » Elle oubliera ses erreurs, elle oubliera ses fautes. Elle n’oubliera pas cet oubli. Il restera devant elle comme un reproche amoureux, elle n’oubliera pas qu’elle a refusé de quitter sa cabine, de laisser ses plans en plan et de monter sur le pont, seule, sans communicants, comme une grande, la nuit, par temps d’orage, et que la demande en a été réitérée, pour cette nuit ou pour la prochaine, ou pour l’autre, ou l’autre encore, on ne peut rien contre un reproche d’amour, le tuerait-on qu’il renaîtrait plus fort.
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Faire avec… Comme ce mot sonne triste. Gentils bourgeois, cessez de vous raconter des histoires, votre copain Sisyphe est malheureux comme une godasse ! C’est un monument de haine silencieuse, ce bonhomme ! Je l’ai vu dans tant de regards, Sisyphe, dans tant de gens qui s’empressaient de faire avec des bouts de vie pour mieux faire sans la vie. On subit la nécessité, on s’y résigne : on ne fait pas avec. Qui veut faire avec la nécessité veut, au vrai, faire sans la liberté. Époque avaricieuse. Faire avec les mots, sans leur écho. Avec les autres, sans leur parfum. Avec les idées, sans les songes. Avec la vertu, sans amour. Avec le plaisir, sans désir. Avec l’instant, sans l’éternité. Et pourtant, les bras vous en tombent, personne qui ne rêve de « le découvrir et le frayer laborieusement à nouveau », ce tout petit non espace-temps, notre maison natale à tous. Mai 68 ne dénudait pas seulement les corps, vous savez. Le temps d’un cœur nu entre deux images
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S’il n’y avait que le plafond de verre ! À force de Grenelles et de déjeuners afférents, on arrangerait ça. Mais ce plafond de plomb, de béton, d’argent, ce poids, cette interdiction permanente de survoler le territoire occidental ! Cette castration, cette excision ! Vous compterez les petites cuillers plus tard, s’il vous plaît, et vous vous les répartirez tout ce qu’il y a de plus paritairement ! Mais d’abord, ouvrez les fenêtres, bordel ! On étouffe, ici ! Comme je voudrais m’appeler courant d’air ! Comme je me fous du reste ! Dans cette bouillie, je ne peux croire, je ne peux aimer. Ouvrez les fenêtres ! Aérez vos microbes !
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« Chaque génération nouvelle et même chaque être humain nouveau. » Cette philosophe est une magnifique formatrice. Nous ne sommes pas seuls au monde mais la conscience de ce petit non espace-temps, précise-t elle, si elle peut être indiquée par le passé, ne peut être ni transmise par lui ni héritée de lui. C’est bien cela que dit Hannah Arendt, et je le transcris fidèlement : ni transmise ni héritée. Je vois d’ici les stagiaires noter ou pianoter : Ni trans-mi-se ni hé-ri-tée. Un peu long à écrire, silence studieux. Puis là-bas, au bout de la table, un stylo se lève, une tête se dresse. Mais alors ? Oui, Madame, c’est bien ça, le monde commence avec toi. Comme chantait Piaf, avec ses stéréotypes dans les yeux, dans la voix, dans le ventre. Comme Michel de Certeau a voulu qu’on le chante sur son cercueil.   L’ailleurs est là.

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Post-scriptum
Oui, c’est vrai, tu as raison, je ne montre pas assez comment il nous touche ce « petit non espace-temps au cœur même du temps », de quelle manière il pointe son nez dans ce monde foutraque. Ce n’est pas que je le sache mieux que les gens, tu le vois bien, mais enfin il faut essayer. Alors je vais faire le savant, à vingt ans ça t’impressionnait, je n’avais aucune raison de m’en priver et maintenant ça te fait rigoler : gagnant gagnant en quelque sorte ! Donc je m’assois et je prophétise. Il vient par voie inchoative et par voie apophatique. C’est-à-dire (l’inchoatif) comme quelque chose qui est tout juste en train de commencer (mais dont on ne doute pas de la qualité, de la vitalité, de l’avenir) et comme quelque chose (l’apophatique) qui fonctionne par la négative, qui ne dit pas ceci est, cela est mais ceci n’est pas, cela n’est pas. Tu vois que ce ne sont pas des idées opposées, mais complémentaires : une naissance écarte. Il me semble donc que je reconnais le bonjour que me fait le petit non espace temps à la fois à ce qu’il annonce une présence ou au moins une nouveauté – idée ou sentiment ou sensation – et à ce qu’il repousse, récuse ou déclasse des idées, des sentiments, des sensations que je connais très bien ou trop bien. Voilà pour l’individu, mais comme tu es irréductiblement sociale, ça ne te suffit pas. Et là, je suis bien embarrassé. Est-ce que ça se transmet par diffusion des expériences individuelles ? Pour l’essentiel, sans doute. Ce qui nous renvoie à la question de l’expression, aujourd’hui entièrement faussée : plus on parle sur les médias, plus on se tait. Car, comme le dit Hannah Arendt, s’il n’est ni hérité ni transmis, ce non espace-temps peut être indiqué. Difficile de dire comment, on a dans la tête trop de références mécaniques, statistiques, programmatiques. Au fond, ce que nous cherchons est peut-être bien plus près de nous que nous ne le pensons. À condition d’être modeste, de ne pas vouloir savoir « comment ça marche » mais seulement de repérer la présence de ce qu’on cherche. Nous avons parlé de deux choses tout à l’heure. De ce Marché et de l’affaire Zemmour. Et s’il y avait un lien, le hasard est si malin ? Tu as toutes les raisons du monde de ne pas être d’accord avec toutes ses thèses mais nous noua accordons sur une évidence : cet homme n’est pas celui qu’on dit. Depuis le temps qu’on écoute Ça s’dispute, on s’est fait une idée des deux compères. Et aussi de ceux qui les interrogent, Maya, Léa, Pascal Praud. On aimait bien cette émission, on s’y retrouvait presque chez nous. Une table, trois chaises, on dit ce qu’on a dans la tête, ça va, on se sent bien, pas besoin qu’un gros ballot se torde les méninges pour en essorer un « concept ». La seule émission qu’on ne loupait pas. Et quel duo, quelles tentations opposées ! L’un toujours près de se laisser glisser sur la pente du sentiment, l’autre toujours en danger d’être collé au garde-à-vous par la raison. Et les deux sachant parfaitement à qui ils ont affaire. Chapeau à Nicolas Domenach pour son message, c’est vrai qu’ils se sont engueulés, mais aussi aimés et respectés. (Le respect sans amour, ça ne tient pas la route.) Tu vois, à mon avis, cette émission, d’autres devaient la sentir insupportable parce que trop vraie, trop désirable. On a tellement faussé le goût des gens ! Sous les attaques contre Zemmour, je sens des choses confuses, mais profondes. Ce qu’on lui reproche d’avoir dit en Italie (et qu’il n’a pas dit, au témoignage même du journaliste) n’est pas, me semble-t-il, le fond de l’affaire, mais un détonateur idéal. D’ailleurs, s’il l’avait dit, en quoi cela justifierait-il que des individus et des associations se substituent aux tribunaux et exercent de telles pressions ? Est-ce ainsi qu’on rétablit l’ordre démocratique ? Mais alors pourquoi ? Ni la haine, ni la jalousie. Bien plus grave, bien plus fort. Le vrai problème, précisément, c’est le petit non espace-temps que libère le dialogue Zemmour-Domenach, cette fenêtre de parler ouvert, de franche contradiction. Parce qu’ils vont au bout de leur intelligence, parce qu’ils vont au bout de leur passion. Parce qu’ils sont vraiment là où ils sont, comme ils sont, qualités et défauts compris, dans un monde où personne n’est plus où il est. Parce qu’ils sont plus forts que le média et que ça, ça détonne, ça fait hurler, ça fait tellement envie ! À eux aussi, on demande d’où ils parlent. La vérité, c’est comme le feu qui avance sur la mèche. Un brin de vérité, même si ce n’est qu’un brin, et toute la com s’effondre, politique et économie avec elle. Mon schéma a l’air de fonctionner. D’un côté, quelque chose est né : la conscience de ce que peut apporter un débat sans concession qu’on va maintenant pouvoir comparer à la gnognote hypocrite qu’on nous cuisine déjà (et là, pas de pitié pour les cuistots !). Ça, ce sera un progrès : les gens vont se rendre compte. Et, de l’autre côté, quelque chose est écarté dont feront les frais ceux qui ont pris le risque de cette sottise. Ils auront bonne mine, les messieurs-dames des associations quand ils viendront nous parler de tolérance, de liberté et de débat démocratique ! Pour ma part, je te promets que tu assisteras à un festival d’amabilités montrougiennes ! Mais, au fond de moi, tu sais bien que je ne leur en veux pas. On ne va pas réinventer les bons et les méchants. Tout ça, c’est une épopée en cours, tout ça c’est de la vie en fabrication, tout ça – pourvu qu’ils aient tous la générosité de s’en apercevoir -, c’est un effort terrible de libération. Chacun y tient le rôle qu’il peut. Je dis chacun (et chacune ! merci, scrupuleux surmoi). Je veux dire chaque personne réelle, vivante, où qu’elle soit, qui qu’elle soit. En ce sens, si on la prend par le bon bout, cette querelle peut être très utile. Mais n’oublions pas quand même que c’est l’entreprise, cette abstraction inerte, ce mannequin bourré de fric, qui a exécuté l’émission. Belle leçon d’éthique, non ? On va expliquer ça aux jeunes, naturellement ? Mépris du public, mépris de la réflexion, trouille et brutalité, vive l’éthique de l’entreprise, vive les médias, vive la démocratie ! Et qu’on retienne bien la leçon : la vie, les médias n’en veulent pas. Ce qui leur plaît, c’est la mort arrangée.

(21 décembre 2014)

Trahir la trahison

MARCHÉ  LXVII

Quand sa complicité avec Péguy m’a sauté aux yeux, je ne pouvais que me désoler de ne l’avoir jamais évoquée avec Francis Jeanson 1. Leurs livres pourtant, derrière ma table de travail, échangent sans doute depuis longtemps des clins d’œil. À gauche, parmi les Péguy, Notre jeunesse et Notre patrie, l’un et l’autre dans la Collection blanche de Gallimard. À droite, au milieu des Jeanson, Notre guerre 2. Jusqu’à ce que, l’autre jour, dans Notre jeunesse, je retrouve ceci : « Quand par impossible un homme de cœur refuse d’entrer dans les jeux politiques, dans les abus de cette politique qui est elle-même un abus, […], les politiciens ont accoutumé de le nommer d’un petit mot bien usé aujourd’hui : volontiers ils nous nommeraient traître. […] Qu’on le sache bien, c’est ce traître que nous avons été et que nous serons toujours. C’est ce traître, notamment, éminemment, que nous avons toujours été dans l’affaire Dreyfus et dans l’affaire du dreyfusisme. Le véritable traître, le traître au sens plein, au sens fort, au sens ancien de ce mot, c’est celui qui vend sa foi, qui vend son âme, qui livre son être même, qui perd son âme, qui trahit ses principes, son idéal, son être même, qui trahit sa mystique pour entrer dans la politique correspondante, dans la politique issue, passant complaisamment par-dessus le point de discrimination. »

Cette fois, je n’allais pas manquer les premières phrases de la conclusion de Notre guerre : « On nous a reproché de trahir. Mais notre seule « trahison », c’est d’avoir dénoncé et fait voler en éclats cette fausse communauté, formelle, juridique et toute en surface – sous le couvert de laquelle la réalité nationale ne cessait de se défaire, par un abandon chaque jour plus désastreux à l’amertume de l’impuissance et de l’échec. Et la véritable TRAHISON, c’est le reniement – actif ou par simple laisser-aller – des ressources profondes de ce pays, des seules chances de réalisation d’une communauté effective, de tout ce qui peut enfin constituer le vrai ressort d’une France au travail. »

Tout y est, même cette France au travail qui aurait ravi Péguy, et qui ne renvoie ni aux solennités bourratives des médéfiens ni à quelque piteuse et noirâtre punition. J’ai vu Jeanson travailler, nous avons travaillé ensemble, c’était la fête, la fête en semaine, un mélange de ferveur et de sourire, il faisait de la réalité avec du rêve, jamais la moindre emphase, jamais d’indignation étranglée, plaisir de vivre, plaisir de penser, plaisir de fidélité, un brin d’ironie amicale quand il approuvait, une nuance d’humour quand il désapprouvait. L’exercice ne tenait qu’à un fil, mais il était solide.

Voyons donc ce que ces traîtres ont dans la tête. Apparemment, ils s’entendent assez bien. Non pas des jumeaux, ni des frères, plutôt des cousins et des amis, mais que d’affinités ! On peut entrer dans le propos de l’un avec les mots de l’autre, chacun des deux textes appelle l’autre et le prépare. Quelque logiciel qu’on choisisse, un jeu de correspondances s’établit, une sorte d’étreinte amicale des pensées. Le lieu d’où parle Péguy conduit nécessairement au lieu d’où parle Jeanson. Et le lieu d’où parle Jeanson suppose nécessairement le lieu d’où parle Péguy. Ce qui, me semble-t-il, les réunit c’est d’avoir été, l’un et l’autre, extraordinairement présents à leur temps sans jamais se soumettre aux leçons que la myopie des importants prétendait lui infliger. Péguy croyait au Ciel, Jeanson n’y croyait pas. Comme Honoré d’Estienne d’Orves et Gilbert Dru y croyaient, comme Gabriel Péri et Guy Moquet n’y croyaient pas :

Quand les blés sont sous la grêle
Fou qui fait le délicat
Fou qui songe à ses querelles
Au cœur du commun combat

Péguy et Jeanson nous inspirent ensemble.

Il faut en finir avec ce fantasme. Nous ne sommes pas devant le monde comme le technicien devant les cadrans de son tableau de bord. S’il en était ainsi, si telle était notre situation, nous n’aurions pas de quoi plastronner : le monde nous piloterait comme la machine pilote le technicien. L’idée d’un face-à-face avec le monde est une construction paresseuse et conformiste. En réalité, nous ne cessons d’osciller entre le monde et nous-mêmes. Nous ne pouvons nous imaginer ni vraiment sans lui ni vraiment avec lui. À la fois image et réalité, terrain de jeux et source d’inspiration, dépositaire de toutes les contradictions, il est tout ce qu’on veut, sauf la saleté qu’on en fait.

Il n’est jamais notre seul paysage. Quand il sollicite notre attention, notre propre paysage intérieur est, lui aussi, sollicité. Entre le monde et nous se trouve ce point de discrimination dont parle Péguy – il l’appelle aussi point de discernement -, sorte de charnière vivante autour de laquelle s’organise ce que nous percevons du monde et ce que nous percevons de nous-mêmes. Ainsi, quand nous considérons l’Histoire, et donc la politique, notre regard ne peut jamais échapper à la sollicitation d’un autre versant du panorama – on l’appellera mystique, ou fondamental, ou poétique, ou autrement – qui nous tourne vers nous-mêmes. À l’inverse, si nous tentons de nous isoler dans la considération de nous-mêmes, nous sommes reconduits à l’Histoire et donc à la politique. Notre condition est donc, et restera, itinérante, hasardeuse. En un mot pérégrine : libre, mais étrangère. Il faut beaucoup de temps à un être humain pour admettre qu’il est un errant, pour garder un peu de sourire quand s’effritent sous ses doigts les prises qui lui semblaient les plus fiables. S’il y parvient, il lui faut encore échapper à l’illusion grossière d’être propriétaire de son corps et, pourquoi pas, sur le modèle mercantile, fabricant de ses désirs.

On voit aisément comment, dans l’univers chrétien de Péguy, le point de discernement fait le départ entre le temporel et le spirituel. Rien de cela chez Jeanson, mais la nécessité d’une rupture avec l’Histoire et la politique n’y est pas moins présente. Le point de discernement, chez lui, c’est l’instant du surgissement de la liberté, l’instant où l’entreprise révolutionnaire rend les hommes « trop impatients pour se contenter du rythme de l’Histoire, trop exigeants pour admettre qu’il n’y ait rien d’autre à faire dans le monde – par hasard le leur – que d’y préparer, dans la résignation à leur propre échec, le triomphe de quelque lointaine humanité. » En effet, « sans cette impatience, la lutte se dégrade en vaine rhétorique, et chaque génération se sacrifie pour rien – ayant cessé d’éprouver en elle-même l’appel de cette liberté qu’elle prétend élaborer pour les générations suivantes. »

Même et différente rupture avec la logique du monde, avec son rythme. Même et différente trahison objective de l’administration des choses. Même désobéissance à leurs administrateurs réifiés. Deux manières différentes d’affirmer la transcendance de l’être humain qui, aux yeux du monde bourgeois et de son double critique, apparaissent fort légitimement comme l’avers et l’envers du même refus et relèvent donc assez naturellement de la même sanction et de la même punition. Tout cela est tout à fait logique. Tout cela va très bien. Tout cela est en ordre. Mais, plus tout cela est en ordre, plus éclate la nécessité de la trahison qu’on reproche à Péguy et à Jeanson, et plus en apparaît la vraie nature : il s’agit de la trahison d’une trahison, de la trahison d’une fidélité devenue, à force de silence servile, mensongère et honteuse.

L’affaire Dreyfus, la Guerre d’Algérie : parmi bien des épreuves encore plus lourdes de conséquences, sans doute les deux plus singulières du siècle dernier, les plus singulièrement françaises. Dans les deux cas, la question posée à Péguy et à Jeanson par l’Histoire est la même et appelle la même réponse. Ce que soulève de mystique la défense de Dreyfus – parce que l’Affaire touche à l’essence même de l’humanité – Péguy ne veut pas que la politique le dévore, l’enferme dans la prison des idéologies, en fasse l’otage des partis. Pareillement, à ce que soulève de fondamental la Guerre d’Algérie, qui touche aussi à l’essence même de l’humanité, Jeanson conteste qu’il n’y ait que deux réponses possibles, celle du cynisme socialiste de Guy Mollet ou de Robert Lacoste et celle des rhétoriciens des intentions, des proclamations, des protestations, des indignations et des pancartes. Ainsi, tandis que Péguy s’oppose à ce qu’on noie la mystique dans la politique, Jeanson s’oppose à ce qu’on l’en exclue. Confondre et séparer sont deux manières de tuer, ou de ne pas aimer. L’un et l’autre, dans des situations inverses et au nom de visions du monde apparemment aussi différentes qu’il est possible, affirment la même exigence, la même impatience, la même conviction. Se faisant eux-mêmes témoins de ce qu’ils croient et de ce qu’ils désirent, ils choisissent de le manifester dans leur existence par la parole libre jointe à l’action intrépide et le mettent en œuvre, l’un et l’autre, par les moyens pauvres qui sont à leur disposition, les Cahiers et le Réseau.

Ce dont ils témoignent, qu’on l’appelle comme on veut. Âme, cœur, conscience, fondamental, perception fine, urgence existentielle, générosité. L’essentiel est que le mot fasse surgir du vivant, de l’insolemment vivant, de l’irréfutablement, de l’imprévisiblement, du glorieusement (et pourtant du timidement) vivant, du lumineusement (et pourtant du mystérieusement) vivant, de l’amicalement (et pourtant du contradictoirement) vivant, de l’aventureusement vivant. L’essentiel est de comprendre que l’un et l’autre, quand ils répondent aux arrangements tactiques et à la plate résignation dont ils témoignent, le font en pensant comme ils sentent, en parlant comme ils pensent, en agissant comme ils parlent, opposant ainsi au bafouillage négocié des valets de chambre du On des individualités qui refusent précisément de déchoir en On. Qu’une trahison de ce genre ne soit rien d’autre, en effet, que la trahison d’une trahison, beaucoup de gens qui n’en doutent pas restent pourtant terrifiés par la cascade de conséquences qu’entraînerait pour eux-mêmes ce constat et hésitent à l’affronter. Bien orgueilleux celui qui les accablerait. Ils comprendront un jour ou l’autre qu’il n’y a au fond rien d’étonnant dans l’aventure de Péguy, rien d’étonnant dans celle de Jeanson. Que l’étonnant, c’est que nous les trouvions étonnantes et que nous soyons là à les analyser, à les commenter, à les admirer révérencieusement, à bader devant elles comme des cruches.

Et nous ne nous étonnerions pas de la vie que nous menons ?

Notre patrie. Notre jeunesse. Notre guerre. Le nous est naturel à ceux dont la tâche première, sur cette terre, est de s’éprouver vivants. Ce n’est pas le nous des vendeurs, ni le nous des estrades, ni le nous des vestiaires, ni le nous de l’équipe, du club, du clan, du gang. Ce n’est pas le nous des vertueux. Ni le nous des familles. Ni le nous des libérés. Ni le nous des malins. Ni le nous des victimes. Ni le nous des copains. C’est un nous vaste et intime qui se renouvelle comme la mer.

Un nous paisible et violent quand monte le lait de la colère, du refus, de la révolte, de la rage. Pas un nous pédagogique. Pas un nous de conférencier, disert et explicatif. Un nous sinistré et fervent, brûlé par toutes sortes de feux, feux du dedans, feux du dehors. Non pas un nous présentable. Non pas un nous représentable. Le nous de la solitude habitée.

Les vertus que nous aimons chez les autres en disent long sur nous-mêmes. Ceux qui sont encore tout froissés par les colères de Péguy devraient lire ce portrait de Jaurès orateur qu’il traça au temps où ils étaient amis : « Autant il avait de joie exubérante et saine, autant la joie florissante s’échappait de son corps, de ses mains et de ses yeux quand il parlait pour convertir, autant ceux qui le connaissaient bien devinaient en lui un arrière-plan de sincère tristesse quand il parlait pour combattre. Jamais il ne s’est profondément réjoui de ces ignominies bourgeoises qui paraissent illustrer la doctrine socialiste et qui paraissent avancer l’heure de la révolution sociale. Sans doute le sursaut d’indignation que donne à tout homme juste le spectacle d’une scandaleuse injustice bourgeoise pouvait lui sembler un facteur de la révolution sociale. En ce sens il pouvait, dans la fièvre du combat, crier la joie amère qu’il avait à voir la société ennemie s’enfoncer ainsi dans sa pourriture et précipiter sa propre ruine. Mais comme on sentait bien que cette joie de fièvre et d’amère indignation n’était pas entière, n’était pas son habituelle et innocente joie de convertisseur 3 !

Cohérence de Péguy. Ce qu’il aime dans Jaurès, c’est cette amitié pour les êtres que rien ne peut enfermer, ni l’équipe, ni le parti, ni les opinions, cet en deçà ou cet au-delà de la militance qui lui donne son sens, sa noblesse, sa gratuité, son souffle. Détestation des inquisiteurs et des fichiers. Mais aussi détestation des arrangements, des politicailleries. Quand le même Jaurès enfermera l’affaire Dreyfus dans la politique, quand cet antibourgeois en fera ainsi une affaire bourgeoise, une affaire bourgeoise de gauche, la colère, protestation des grands fonds, sera à la mesure de la déception. Cette trahison-là, pour rouvrir l’espace ainsi fermé, il n’y aura plus d’autre choix que de la trahir. Il faudra trouver en soi, pour le rendre au monde, l’espace qui lui a été volé.

Je parle de Péguy, je pense à notre présent. Un petit praticien du vide feint de s’épouvanter : la France est en crise alors qu’autour d’elle les bons élèves profitent et font leur lard. C’est lui qui m’effraie, pas ce qu’il raconte. Qu’il est sot ! Comme ce qu’on fait de ces gens-là est sot ! Ces fabriques d’importants, définitivement stériles, accueillent beaucoup de jeune intelligence mais, loin de la cultiver, l’alourdissent ou la dessèchent.

Entre le monde et moi, ce point de discernement, cette charnière discriminante par quoi, grâce à quoi, tout à la fois je m’affirme et m’efface. Et si je l’oublie, ce point ? Cette charnière, si je la fais sauter ? Qui suis-je, alors ? Un héros, peut-être ? Un aventurier ? Une machine particulièrement désirante ? Un créateur ? Je suis un fou qui affole le monde, qui divise la vie contre elle-même. Je suis un joueur écrasé par son échec qui n’a d’autre réponse à ses pertes que des pertes plus grandes. Ce qu’il ne fallait pas séparer, même dans la contradiction, ma conscience et le monde, mon ressentiment jouit de le disloquer. Ce que je suis ? Un pauvre homme qui a peur de lui-même, que terrifie et met en déroute le moindre désordre qui le traverse, de l’esprit ou de la chair, un niais qui rêve d’une vie sans blessure. Celui-là que finissent toujours par fabriquer les clans et les clubs, de quoi qu’ils se réclament.

Le point de discernement, la charnière discriminante ne sont pas des dispositifs de sécurité, des sonnettes d’alarme. Ce sont de puissantes batteries qui mettent constamment en tension nos relations avec le monde, qui sollicitent en nous toutes sortes d’énergies, et même celles que nous préférerions ignorer, qui nous conduisent à nous-mêmes en nous écartant impitoyablement de l’idée que nous nous faisons de nous. Ce point, cette charnière, c’est comme un moteur, quelque chose comme un jaillissement lumineux bifide qui projette sa lumière sur nous et sur le monde, qui nous introduit dans son intimité en même temps qu’il nous écarte de lui, qui nous propose paradoxalement, en l’éloignant de nous, d’en prendre une vision toujours plus vaste, toujours plus ample. Celui qui oublie le point de discernement, celui qui fait sauter la charnière, le voici à l’instant le gentil citoyen d’une démocratie tiédasse et poussive. Il s’écrie, sur le ton qu’il faut, que le monde est un désastre. Il avoue qu’il participe lui-même de ce désastre. Ses faux aveux, ses fausses confidences, sa fausse sincérité, tout est compris dans son forfait-citoyenneté. Il ne doute pas un instant que la lucidité collective s’édifiera sur les aveuglements individuels, l’affirmation collective sur les dénégations individuelles, la vérité collective sur les mensonges individuels. Il espère une mort aussi confortable que la vie qu’il ne vit pas,

Quelque chose s’est brisé dans l’attelage des mots et des choses. Ils n’ont jamais été moins libres que depuis qu’ils font chambre à part : condamnés à se répéter éternellement, à s’auto-engendrer, ils sont soumis comme jamais à des forces élémentaires, intraitables, inhumaines. Les mots n’embrayent plus sur les choses, les choses n’appellent plus les mots. Pour donner le change, les mots se font moralisateurs, une manière de mimer l’action. Et l’argent pousse de gros soupirs, comme s’il cherchait du sens, l’idiot. Rien à attendre de mieux de la politique, de celle-ci ou d’une autre, la difficulté est hors de sa portée. Un seul reproche à faire à nos bricoleurs : ils font semblant, ils ne veulent pas avouer qu’il faut chercher ailleurs, ça leur fait trop peur. S’ils ne se décident pas à rendre leur tablier et à rentrer dignement dans leur douar d’origine, comme Cincinnatus ou Lamartine, il leur faut dire au peuple, à chacun des individus qu’on rassemble arbitrairement dans ce mot ambigu, qu’ils continueront à assurer, dans l’intérêt de tous, les tâches qui leur ont été confiées, mais que désormais, pour l’essentiel, c’est à ceux qu’on appelle citoyens de parler, que la politique est devenue leur affaire, et qu’on va, sur ce point, violenter, sans la moindre hésitation, la logique de la société technocratique. Que les questions qui se posent sont trop fondamentales pour relever de la compétence de simples représentants. Il faudrait en somme qu’on comprenne, sans se fâcher, sans le leur reprocher trop méchamment, que les bricolos, tous les bricolos, sont à court d’idées, forcément à court d’idées. Il faudrait déclarer ouverte une période d’incandescente liberté, proclamer les grandes manœuvres de la liberté et que les citoyens s’en saisissent sans s’en laisser déposséder par personne, par les gargouillis d’aucun machin, et surtout pas par leur trouille, par leur frousse, par leur pétoche.

C’est rêverie ? Personne ne rendra son tablier ? Le peuple se taira en braillant ? Possible. Probable. Alors il faut creuser plus profond, descendre plus profond, s’installer plus profond. Regarder mieux. Apprendre à trahir plus profond la trahison.

Quand ils hésitent à rendre leur tablier, nos bricolos ont, il est vrai, une excuse de première. Voyez leur geste las en direction d’un groupe de jeunes fantômes tout de noir vêtus, grands élèves des anciennes écoles gavés de marketing, abrutis de gestion, ivres de petitesse, à qui l’on a appris que le prendre, le tablier, l’arracher à d’autres, s’en ceindre rageusement les reins, et l’esprit, et le cœur résume la vérité du monde, la gloire de vivre et la grandeur d’exister. Laisser la place à ceux-là ?

Les cartes Vermeil, disent-ils pour désigner les plus anciens des politiques. Imagine-t-on Hugo, Jaurès, Herriot ainsi traités ? Même si ces produits sont en rupture de stock, la jeunesse est inquiétante quand, ironisant sur les vieux, elle anticipe sa propre défaite. Il me rasait puissamment, bien sûr, ce M. Couvrat, ancien avocat ou magistrat je ne sais plus, quand, sous le grand marronnier du patronage, il me racontait sa vie, sa guerre, ses procès, jusqu’à ce que la fatigue me fasse danser d’un pied sur l’autre. J’essayais parfois de l’éviter, c’est vrai. Me moquer de lui, jamais. Bizarre. Jeune, j’ai toujours senti un lien profond avec les vieux. En partie – en partie seulement -, parce qu’ils soulignaient ma jeunesse. Mais aussi parce qu’ils me libéraient de la crainte de la perdre, qu’ils attestaient une permanence, qu’ils me donnaient du champ, de la profondeur de champ. Parce qu’ils me laissaient le temps de regarder fumer la soupe, de tourner un peu mon assiette. Ma vie n’était pas à bouffer.

Personne n’y pourra rien changer, jamais, nulle part. Le gratuit, c’est plus fort que le payant, plus vrai, plus heureux, plus amusant. Le payant, quand il parle d’autre chose que de lui-même, c’est toujours légèrement à côté. Le gratuit peut parler du payant : ça le fait rigoler. Le payant ne peut pas parler du gratuit : ça le fait enrager. Pour le payant, le gratuit est un payant de grand luxe, un payant qu’il ne peut pas se payer. C’est pourquoi le discours du payant tourne en rond, c’est pourquoi il essaye de se déguiser en gratuit, c’est pourquoi ça ne marche jamais.

Comment il a été sérieusement proposé à des bambins de la maternelle ou à des enfants du cours préparatoire et du cours élémentaire de réfléchir aux relations des petites filles et des petits garçons de leur classe en étudiant la toile célèbre de Renoir Madame Charpentier et ses enfants, je ne pose la question que pour avouer que je n’en ai pas la réponse 4. Pourquoi, du toboggan sur lequel on les a lancés, ces malheureux écoliers voient-ils défiler les considérations de Mme Astrid de la Motte sur les knickerbockers, le Prince impérial à Fontainebleau, les pantalons bouffants d’Amelia Bloomer, le vélo d’homme de Lisette, notre célèbre championne de 1890, sans compter mille et une explications sur le peintre et sa toile, sur ce qu’il a fait du corsage baleiné de la dame et des bandes bouillonnées de sa jupe, tout cela pour leur faire observer que le petit Paul est habillé en fille, qu’il porte la même robe que sa pauvre sœur Georgette qui restera, elle, condamnée à ce triste sort quand Paul rejoindra le clan glorieux des hommes pantalonnés, pourquoi les petits élèves devraient déduire de ce pastis non pas, certes, que l’auteur de cette épopée pour maternelle est muette, mais qu’il faut d’urgence libérer les petites filles de la classe, probablement sonnées par ces révélations, des abominables souvenirs qu’elles réveillent en elles, pourquoi j’arrive au bout de ma phrase presque aussi épuisé qu’à la fin du document sans avoir saisi un traître mot à l’histoire mais, sinon convaincu, du moins définitivement vaincu, questions, questions, trop de questions… Tel ce militant FLN tombé aux mains des paras qui pensait s’en tirer moins mal en hurlant à tue-tête qu’il s’appelait Ferhat Abbas, j’accepte tout, je reconnais tout, je me repens de tout. Je ne poserai qu’une question à Mme Astrid de la Motte. Pourquoi écrit-elle ceci à propos de cette Madame Charpentier dont Proust disait – elle regrette sans doute de l’avoir su trop tard – qu’elle était une « petite bourgeoise ridicule » : « On pourrait la comparer aujourd’hui à Françoise Nyssen, une femme présidente du directoire des éditions Actes Sud, dont le fondateur était son père, Arthur Nyssen. Cette maison d’édition publie de grands auteurs tels que Paul Auster, Alice Ferney, Nancy Houston (prix Femina en 2006), Jérôme Ferrari (prix Goncourt en 2012) ou Jeanne Benameur (grand prix RTL-Lire en 2013). » À Dieu ne plaise que je mette en doute, un seul instant, les qualités et les mérites de Mme Nyssen. Toutefois, est-il vraiment nécessaire à une réputation si bien établie que la maternelle de Forléans, le cours préparatoire de Marimbault, le cours élémentaire de Vollore-Ville, les garçons de Volmorange et les filles d’Avize, les bambins d’Avoine et les bambines de Vallerange, les écoliers d’Ainval-Septoutre et les écolières de Mongibaud, les élèves de Fain-la-Folie, d’Aumur et d’Andance – je sais presque par cœur Le conscrit des cent villages – chantent ses hauts faits et soutiennent sa renommée ?

Vous aurez beau dire et beau faire, cette petite bière acide et molle n’enivrera pas l’époque. Du tableau que vous commentez, il restera deux choses : une bourgeoise ridicule en beaux affûtiaux et l’œuvre d’un grand peintre. Le reste, quelque air offensé que vous preniez, n’est rien, il est misérable d’y chercher votre pitance, votre piteuse pitance. Vous voulez l’égalité ? Montrez aux enfants, à vos risques, ce que la putasserie des temps leur propose, apprenez-leur à s’en libérer, chassez de leur tête et de leur cœur les vilenies qu’on y entasse. Vous voulez l’égalité ? Imposez leur l’exemple de votre liberté, aucune inégalité n’y résistera, ni celle des sexes ni une autre. Vous ne ferez pas vivre une jeunesse en remâchant, en rabâchant, en ruminant, en dégustant vos aigreurs jouissives et compliquées. Personne n’est pur, pas même vous. Corvée de balayage, comme tout le monde. « L’adversaire n’est pas tout mauvais, l’ami n’est pas tout bon » disait encore Jeanson sans voir là une raison de se décourager. Il ne suffit pas de miauler trois minutes sa cause pour se trouver revêtu d’intouchabilité. La mondanité des opinions est encore plus bête que celle des petites cuillers.

N’avoir le culte de rien. L’étude des grands textes, si fortifiante qu’elle soit, n’est pas une potion magique. Quand une grande école de commerce se donne clairement pour but, par le moyen d’un processus que des observateurs ont appelé l’alternation 5, d’arracher leurs nouveaux étudiants aux passions littéraires ou philosophiques dont les prépas leur ont fourni la tentation pour les plonger dans ce que son conformisme tient pour la réalité, à savoir l’activisme lourdement désespéré des affaires, ne pas hurler au viol de la culture et ne pas saisir cette occasion de se faire le champion de je ne sais quel intellectualisme ou de quelque esthétisme. Là-dessus, pour ce qui me concerne, Montrouge veille au grain, et y veille bien. Si j’enrage – car j’enrage -, si je me bats – car je me bats -, ce n’est pas pour défendre un rôle social. Si je devais résumer en quelques mots mon expérience de la bourgeoisie cultivée quand, jeune homme pauvre entièrement étranger à ses pompes et à ses œuvres, mes études classiques me l’ont fait découvrir, je dirais ceci : les reliques sont magnifiques, l’âne qui les transporte en est bien un : il rue et il est soumis. Il ne m’a jamais fait oublier les reliques, elles ne l’ont jamais justifié.

Alternation. De quoi s’agit-il ? De faire passer de la littérature et de la philosophie à l’économie, voire à la gestion, les étudiants qui le souhaitent ? Très acceptable. De les protéger de l’enfermement que peut favoriser une culture classique minoritaire et de les aider à entrer de plain-pied dans le monde où ils vivent ? Rien à objecter.

Mais le fond de cette culture classique, quoi qu’il en soit de ceux qui l’enseignent et de ceux qui l’étudient, la trace qu’elle laisse quand, à une période de sa vie, on l’a vraiment méditée, c’est la qualité de liberté que suscite sa gratuité, son absolue gratuité. Il n’y a rien à gagner à lire les grands textes, rien en tout cas qui se puisse évaluer, mesurer, comptabiliser, jalouser. Si l’importance accordée aux examens et aux concours n’est pas une poussière insignifiante que vingt lignes d’un grand auteur suffisent à dissiper, c’est qu’on n’a rien compris, rien de rien. C’est qu’on veut faire du payant avec du gratuit : erreur 58781. La culture classique tient tout entière dans le forum qu’elle installe en secret dans l’esprit de ceux qui en bénéficient. Ce qui arrive à leur vie et ce qui s’agite dans leur tête entre en consonance avec des expériences venues de très loin qui l’accueillent et l’interrogent, transcrites dans des textes à qui l’art d’écrire a conféré une double dimension d’universalité et d’intimité, d’autorité et d’amitié, que toutes les âmes, à travers le temps, reconnaissent.

Aucune incompatibilité entre la culture classique et les tâches qui se rapportent à la vie économique, au commerce, à l’administration. Imagine-t-on les auteurs grecs et latins entièrement étrangers à ces soucis ? Si certains d’entre eux, particulièrement fortunés, ont consacré l’essentiel de leurs forces aux belles-lettres et aux arts (mais, au fait, n’est-ce pas encore le cas ?), beaucoup d’autres, comme nous disons si aimablement, ont plongé leurs mains dans un cambouis ou dans un autre. Il est arrivé à Platon de vendre de l’huile. Horace a été secrétaire au trésor. Cicéron était avocat. Plaute fut charpentier et machiniste de théâtre. Sophocle a été gestionnaire. Sénèque fut conseiller politique. Ovide magistrat. Tacite, Salluste étaient des hommes politiques, comme bien d’autres. Euripide, fils d’un petit commerçant, s’entraînait dur à l’athlétisme et à la danse dont il voulait faire son métier. Pourquoi donc, comme se le demande Yves-Marie Abraham, une école de commerce veut-elle « resocialiser les élèves, les amener à passer d’un monde à un autre et obtenir de leur part, au terme du processus, une adhésion pleine et entière à la réalité managériale. » ? Pourquoi changer le logiciel quand il suffit d’ajouter des fichiers ?

Mais les managers ont raison. Ajouter des fichiers ne suffit pas, il est nécessaire de changer le logiciel. Il y a une contradiction radicale, insurmontable, entre la culture classique et ce qu’ils proposent. Un gouffre qu’aucune amabilité, aucune séduction, aucune rouerie ne comblera jamais. La culture classique, faite de liberté, est un apprentissage de la liberté. Le management, né de la contrainte, est un apprentissage de la contrainte. Quand, sous prétexte de les familiariser avec l’entreprise, on invite les étudiants à jouer aux managers, on ne leur apprend pas à découvrir la réalité mais à la modeler et à la soumettre ; on ne leur montre pas sa diversité et sa complexité, on ne les aide pas à la comprendre et à l’aimer : on leur souffle les procédés et les trucs qui leur donneront le goût de la dominer et l’illusion qu’ils y parviendront, trucs et procédés qu’ils ne manqueront pas, on l’espère, de s’appliquer à eux-mêmes en sorte que le projet servile soit mis en œuvre, comme il convient, par des esprits serviles. La culture classique s’accommode parfaitement de l’entreprise, de la technique, de l’organisation, de la production, de la hiérarchie : elle est l’ennemie mortelle, irréconciliable, du management et des managers. Parfois, quand un banquet a réveillé en eux des émotions, ils la célèbrent sur ce ton ampoulé qui signe l’insincérité. Parfois, ils la travestissent en une décoration ridicule. Mais, au fond, ils lui déclarent toujours la guerre, la guerre totale, surtout quand gronde en eux la honte sourde d’avoir bénéficié de ses largesses. Aucune coexistence possible entre la culture classique et l’idéologie managériale. Guignol qui prétend le contraire. C’est bien une conversion, comme l’écrit Yves-Marie Abraham, que les managers cherchent à provoquer chez les étudiants issus des filières classiques. Ils veulent qu’ils changent radicalement de références. Ils veulent qu’ils reconnaissent la « pleine consistance » de l’univers de l’entreprise. Ils veulent qu’ils s’inclinent devant son « inévitabilité ». Ils veulent qu’ils fassent allégeance au destin le plus épais et le plus stupide qui soit : le pouvoir de l’argent. Pourquoi ? Parce que. Aucune raison sérieuse. Comme dans toute tyrannie, la plus effrayante des passions : les esclaves ont besoin d’esclaves.

Faire semblant. Jouer à faire semblant, mépriser le jeu, donc la vie, donc l’amour, donc la foi. Il faut lire le management naïvement, un peu comme l’histoire de la pomme dans le Jardin. Une minuscule démission originelle au plus secret du secret et tout est faux, les projets deviennent absurdes, les ambitions grincent, la joie est mitée, les voix se fêlent, le plaisir brandit des pancartes, l’étroit pourrit tout, plus c’est beau plus vite ça se corrompt, personne ne peut plus pardonner personne. Un machin a été placé sur la vie pour qu’elle n’accède pas à certaines fonctionnalités. Le management, ou la pensée châtrée. (Comme Shadow, ce brave gros père de chat qui s’aplatit tel un tigre dès que le vent fait bouger une feuille. Il a un ennemi, Shadow, il faut raconter ça à Mme Astrid de la Motte, un matou tout noir, comme celui de Montmartre, qui le persécute en poussant des cris affreux. La voisine le chasse comme elle peut. Normal, me dit-elle, il est entier, il est mauvais.)

Il est mauvais parce qu’il est entier. Beau sujet de controverse. Mais on ne m’a jamais placé dans l’oreille un filtre freudien. Je pensais aux managers que j’avais connus, à leurs efforts pour rassembler et réunir sous la houlette de leur fonction, de leur rôle dans l’entreprise, tous les aspects de leur existence, à totaliser comme disait Francis Jeanson. Les voir se contraindre à ce point et s’obliger à en paraître heureux était un spectacle parfois ridicule, parfois touchant, toujours un peu effrayant. Je les sentais aux prises avec une passion irrésistible et puérile qui rejoignait presque toujours, d’une manière ou d’une autre, ceux qui voulaient lui échapper ; les vrais résistants le payaient très cher, leur marginalisation les angoissait, leur angoisse les marginalisait.

On ne fait pas sans danger d’une fonction le centre de sa vie. J’observais comme ils étaient dépourvus quand frappait le malheur, le vrai malheur. Ils semblaient s’absenter d’eux-mêmes comme si souffrir était une séquence manquée, une erreur de programmation, un temps mort. J’entends encore leur silence à ces instants-là, une sorte de fraîcheur les frôlait, qu’ils chassaient. Enfermés volontaires dans la cage de Faraday de ce rationnel qu’ils imaginaient raisonnable, ils avaient parié de faire entrer toute leur vie dans cette prison, d’oublier le point de discernement, de bricoler la charnière discriminante, de basculer tout entiers du côté des choses mesurables et des résolutions simplistes, de tirer un trait sur eux-mêmes. J’observais comme ils parlaient de la musique, du théâtre, des livres. La culture semblait pour eux une périphérie aimable et badine, le repos du marcheur. Même ceux qui en parlaient le mieux semblaient n’y entrer jamais. Entiers, ils se voulaient entiers, au sens où c’est impossible, au sens où c’est la définition de  l’enfer. Ils voulaient ignorer qu’ils manquaient d’un manque ; quand le soupçon leur en venait, ils redoublaient de volonté, d’énergie, de discipline. Leur malheur me mettait en colère. Sans doute parce que j’étais comme eux. Mais aussi parce qu’il faisait du mal.

Pauvre homme celui qui, lucide sur la faiblesse de ses semblables, en conçoit secrètement un grotesque sentiment de supériorité. Mais pauvre homme aussi celui qui, conscient de ce danger, en tire lâchement prétexte pour se taire.

Si je cherche ce qui me relie le plus profondément à mes semblables, je ne trouve ni les appartenances ni les opinions, ni même les inclinations, mais une solidarité très mystérieuse, sans aucun rapport avec ce qu’on désigne aujourd’hui par ce mot, et qui a vaguement à voir avec les tranchées, la boue, l’air, le ciel. Le sentiment de partager la même situation ordinaire sur laquelle se greffe de l’extraordinaire. Du banal et du poignant. De l’évident qui est lui-même mystère. Je ne parle pas seulement de l’euphorie qui nous saisit dans une circonstance heureuse. Je parle de ce à quoi la laideur et le dégoût eux-mêmes, pourvu que nous en ayons le cœur, peuvent nous conduire.

La première fois que j’ai éprouvé le sentiment terrible du déjà mort, plus redoutable que la vue d’un cadavre, j’avais onze ans, je venais de quitter le Cours Saint-Jacques de Montrouge, j’arrivais au Lycée Montaigne. Je dois cette expérience à deux ou trois petites racailles grandes bourgeoises, de pauvres gosses dont je ne savais que haïr le cynisme, la fatuité, l’air de distinction soumise qu’ils arboraient devant les professeurs et l’infâme vulgarité où ils se vautraient dès qu’ils avaient tourné le dos. Ce qui me troublait le plus n’était pas ce qu’ils étaient mais ce qu’ils semblaient ne pas être. Ce qui leur manquait plus que ce qu’ils montraient. Leur vie était déjà vieille, comme s’ils avaient commencé par la mort. Ils étaient condamnés à jouer faux, il n’est pas de châtiment plus sévère. Derrière les voyous du HBM se profilait un destin, on voyait dans leurs provocations l’image inversée d’un désir : les riches voyous de Montaigne semblaient avoir déjà été vidés de tout et n’avoir d’autre envie que de se débarrasser du reste.

Ils m’ont d’abord fasciné. Puis je les ai haïs et méprisés. Le temps a passé. Si je dis qu’ils ne m’inspirent plus rien, je ne dis pas qu’ils me soient indifférents. Ils désignent. Ils me donnent envie de parler. Non pas contre eux, non pas contre un souvenir. Peut-être sont-ils morts. Peut-être ont-ils vécu comme des misérables. Ou comme des héros, ou comme des saints. Je ne sais qu’une chose. Il ne faut pas avoir peur de l’horreur du monde. Il faut s’en laisser imprégner, l’attirer dans le piège de soi-même. Et parler. Il faut parler ce monde, le parler avec son cœur. Non pas commenter, non pas jacasser. Du fond de soi, parler et, quand on sent que parler n’est plus une parole, se taire. Parler. Avec amitié. Avec colère. Avec l’amitié de l’amitié et l’amitié de la colère. Nous voyons bien que le monde sonne creux, que la politique sonne creux, que l’enseignement sonne creux, que la culture sonne creux, que la vie elle-même commence à sonner creux. Tout le monde le sait, tout le monde tâche d’y remédier. Le problème, c’est que plus on veut injecter du plein dans ce vide, plus il sonne creux. Assez normal, si je puis me permettre. Sans doute n’a-t-on pas assez observé que ce qui fait sonner juste un être humain, ce n’est pas ce qui entre en lui, c’est ce qui en sort. Les élites ne savent pas ça, elles ne cessent de se remplir. Devenir une zélite, lugubre perspective !

Et si la crise, ce que nous appelons la crise, c’était à la fois une condamnation radicale de ce monde en toc et une invitation à commencer, à commencer dans les grands fonds, dans les hauts-fonds, dans les bas fonds ?

 « On veut se sentir essentiels. » dit une jeune femme à la radio, au nom des greffiers en colère. Essentiels comme greffiers ? Pourquoi ? Essentiels à quoi ? On ne demande pas l’essentiel à son métier, on lui en donne un peu, plutôt ; si c’est un métier honnête, qui aime la liberté, il vous le rend au centuple ; dans le cas contraire, bien le bonsoir. J’avais toutes les raisons de ronchonner, je n’ai pas raté l’occasion. Mais la voix était sincère, les mots n’inventaient pas l’émotion, j’étais d’accord avec quelque chose. Parce qu’elle mettait tout sur la table, tout son embrouillamini, et que l’embrouillamini des autres me rassure sur le mien. Elle ne trouvait pas son émotion dans les mots comme ses chemises dans l’armoire. Ses mots ne sortaient pas de la boîte à outils, ce n’étaient pas ces trucs émotigènes que l’on choisit dans la trousse selon qu’on a intérêt à faire pleurnicher l’auditeur, ou vibrer, ou frémir, ou s’attendrir, ou s’indigner. Les vins, je les confonds pas mal, sauf le morgon. Les mots des autres, je les repère, ceux de cette femme n’étaient pas chargés de faire le job, j’aime ça.

« On veut se sentir essentiels. » Tout son chaos est là, à fleur de peau, merci. Elle ne parle pas comme une zélite, elle ne nous terrorise pas avec de la clarté opérationnelle. En cinq mots, sans s’en rendre compte, elle dit son adhésion inconditionnelle au système et son refus radical du système. Qu’elle est fascinée. Qu’elle est révoltée. J’entends Jeanson approuver : « Bon début ! Tu la connais ? » Vive le chaos qui n’est pas un désordre. Vive le chaos qui est de l’ordre en genèse. Vive le chaos et, au cœur du chaos, vive l’étincelle d’amoureuse exigence qui ne se laisse jamais voir toute nue et qui, en douce, le sauve, l’inspire, l’ordonne, l’accouche. Vive le chaos qui trahit la mort.

(24 octobre 2014)

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Notes:

  1. Voir le Marché XLIII.
  2. Publié, en 1960, par les éditions de Minuit, ce livre fut saisi huit jours plus tard pour « provocation à la désobéissance ». Il a été réédité en 2001 par Berg International Éditeurs.
  3. La Préparation du congrès socialiste (Cahiers de la Quinzaine, février 1900)
  4. http://www.cndp.fr/ABCD-de-l-egalite/fileadmin/user_upload/doc/fichepedagogique_madamecharpentieretsesenfantsparaugusterenoir.pdf
  5. Abraham Yves-Marie, Du souci scolaire au sérieux managérial, ou comment devenir un  HEC, Revue française de sociologie 1/ 2007 (Vol. 48), p. 37-66 URL : www.cairn.info/revue-francaise-de-sociologie-2007-1-page-37.htm.

N’attrape pas cette société !

LE MARCHÉ LXVI

Fini le temps où un mot, ce filioque que les chrétiens d’Occident voulaient ajouter au Credo pour signifier que le Saint-Esprit ne procédait pas seulement du Père mais aussi du Fils, allait changer la face du monde ! Rangés en éléments de langage et devenus des OGM de la parole et du texte, les mots se plaisent de plus en plus souvent à rappeler qui ils sont en tendant aux orateurs officiels le piège gentiment terroriste du lapsus. Faute de pouvoir rendre de meilleurs services, c’est leur manière de témoigner que les orteils de la pensée politique ne sont pas parfaitement à l’aise dans les baskets de leur expression.
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En nous suggérant comiquement, par exemple, que le précédent ministre de l’Économie et des Finances travaillait vaillamment à faire sortir la France de l’Europe, le lapsus – boule puante et fluide glacial – défend à sa manière la cause du langage. Il ne nous laisse pas oublier qui sont les mots, d’où ils viennent, ce qu’ils valent, qu’ils sont une Indochine ou une Algérie, qu’on ne gagnera pas contre leur lancinante rébellion, qu’on n’enchaînera pas leur liberté. Ce sont eux qui nous tendent les pièges, pas le contraire, comme l’imagine la niaiserie communicante ! Leur réseau descend incomparablement plus profond que le sien. Quoi qu’elle bafouille, ils l’enserrent et l’étoufferont.
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Les lapsus, ces gros orages rieurs, nettoient, si nous avons une once de généreuse humilité, le ciel de nos vaniteux arrangements. Ces tonitruants pataquès nous prennent par l’oreille et nous remettent devant notre ouvrage comme on nous remettait devant notre cahier. « Fais donc attention à ce que tu lis, nous disait-on, pense à ce que tu écris. » Aucun Grand Guignol médiatique, aucune prestidigitation technique, aucune salade idéologique, aucun ressentiment hâtivement grimé en salut universel ne nous dispensera jamais d’un instant de loyale attention. C’est là-dessus, après la grande épreuve du doute, que les existences chancelantes et les pensées bricolées peuvent se refonder, et avec elles le monde, même si l’adolescent attardé qui est en nous voit dans l’attention une punition archaïque, l’aliéné de l’apparence une mesquinerie, l’exalté de la construction une perte de temps. Elle les retrouvera tous dans le fossé quand elle resurgira de la terre où la porte dérobée des mots l’aura invitée à cheminer.
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Refonder l’existence du monde… Pourquoi pas celle du Monde aussi ? Voyez ce numéro d’il y a quelques semaines dans lequel était analysé un rapport de Jean Pisani-Ferry sur les difficultés de la France. Une mine d’or.
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Cette citation d’abord, qui fournit son titre à un article : « Les Français ne croient plus à la croissance. » À ou en ? Si l’on veut dire que les fins de mois sont dures et que les gens commencent à se fatiguer, faut-il vraiment un rapport pour l’établir ? Qu’est-ce que ne pas croire à la croissance ? Elle se fait attendre, certes, mais ce n’est pas l’Arlésienne. Si les jeunes ne l’ont pas connue, ils en ont entendu parler. Leurs grands-parents, qui l’ont embrassée sur les deux joues, l’ont racontée à leurs parents. Tout le monde sait qu’elle n’a pas déserté l’Europe tout entière et que d’autres, ailleurs, la fréquentent assidument. Un mauvais génie aurait-il jeté un sort à la France ? Allons ! On croit à la croissance comme on croit à la pluie, au beau temps, à la grippe, au tiercé : ça va, ça vient, un jour avec, un jour sans. On râle contre l’été pourri, mais on sait bien que le soleil existe. Ne pas croire à la croissance a peu de sens.
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Ne serait-ce pas plutôt en la croissance que les Français ne croiraient plus ? Vieille histoire du catéchisme. Croire à Dieu : croire qu’il existe. Croire en Dieu : croire qu’on peut se fier à lui. Et Pascal : « Qu’il y a loin de la connaissance de Dieu à l’aimer ! »
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L’absence de croissance ne fait pas désirer la croissance comme le désert fait désirer le point d’eau. Elle la démystifie, au contraire, elle la montre comme elle est, un fusil à deux coups qu’on recharge indéfiniment : la frustration par la fausse espérance aujourd’hui, la frustration par la fausse satisfaction demain. L’exercice est lassant, sa séduction s’épuise, les sociétés, elles aussi, se lassent. Les pauvres et les modestes n’exigent pas la croissance, ils appellent de leurs vœux un sort moins difficile. Ont-ils tort ? Sont-ils par trop ignorants, ces rustauds, de la réalité économique ? Les pétards des scandales qui éclatent à chaque coin de rue ne leur suggèrent-ils pas que leurs maux sont loin d’être tous imputables aux mauvais chiffres qu’on va bientôt leur annoncer ? Ne pas voir les choses à travers des vitres fumées ne les rend-il pas plus sensibles à quelques évidences ? Ne s’empresse-t-on pas d’expliquer qu’ils ne croient plus à la croissance pour ne pas avoir à constater qu’ils ne lui font plus confiance, qu’ils ne croient plus en elle ? Une politique en difficulté, c’est fâcheux. Mais un monde qui s’écroule…
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Ici, le tabou. Mépriser la croissance, le développement, le progrès, la mondialisation : c’est-à-dire, en un mot comme en mille, l’argent : c’est-à-dire, en un mot comme en mille, le désir tordu de la puissance : c’est-à-dire, en un mot comme en mille, les images qu’il suggère : c’est-à-dire, en un mot comme en mille, la servitude frustrante : c’est-à-dire, en un mot comme en mille, le refus de soi-même. Sous la menace des brodequins ou de l’eau, le suspect d’hérésie s’empresse d’affirmer qu’il croit correctement à la croissance : il veut dire, bien sûr – on ne lui en demande pas plus – qu’il croit qu’on peut parfois la constater. Ou à l’entreprise : il veut dire qu’il sait qu’elle existe et qu’elle pourrait être utile. Complice d’une ambiguïté qui l’arrange, l’inquisiteur n’insiste pas, il file regarder Canal Plus chez sa copine, tout le monde se quitte vivant et cocu. Personne n’a voulu faire attention, il y a eu du lapsus dans l’air. Personne n’a dit ce qu’il redoutait vraiment, ce qu’il espérait vraiment, ce qu’il désirait vraiment. La pudeur du corps est parfois excessive, celle de la pensée l’est toujours.
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Nous vivons sur fond d’angoisse fabriquée. Celui qui ose le suggérer n’a à craindre du Comité Central de la Mondialisation ni l’eau ni les brodequins ni la gégène : il suffira qu’on le désigne à la vertu des consommateurs comme un peureux, un trouillard, un dégonflé, un froussard, un pétochard, et qu’on lui en fasse honte. J’exagère ? À la une du même numéro du Monde, commentant le rapport de Jean Pisani-Ferry, un journaliste anonyme, – la plupart du temps, ce sont les clients des médias qui le sont, sauf à l’instant où ils s’abonnent – un journaliste désigne donc les trois causes des difficultés françaises. Les deux premières, d’ordre économique, n’appellent aucune réponse de mon incompétence. La troisième, d’une nature radicalement différente, m’a semblé extraordinaire. Cette troisième raison de nos malheurs, c’est « la peur de la mondialisation ».
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Ainsi, pour la première fois au monde et au Monde, le Grand Cirque de la Modernité est heureux de nous présenter le plus stupéfiant numéro de double contrainte jamais réalisé : une machinerie tout entière conçue pour dominer reproche à ceux-là mêmes qu’elle terrorise de se sentir terrorisés. Quel meilleur écho la brutalité de la pensée peut-elle faire à la brutalité de l’action ? Oublieux des glas qui ont déjà retenti, on balaie avec mépris les lâches inquiétudes qui sonnent encore le tocsin. Les esprits rebelles n’ont rien à dire du drame de l’époque, ni les sentiments sauvages, ni les manières d’être irréductibles : tout cela n’est que bizarrerie inutile, mauvaise volonté, pusillanimité, stupide obsession du complot. Rien de positif là-dedans. « C’est moi qui vous le dis – ego nominor leo -, moi qui m’appelle le Lion, moi qui suis le caïd, moi qui mondialise. C’est moi qui vous le dis, donc que chacun se le dise. Démocratiquement, s’il vous plaît. »
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Que faire alors ? Rêver. La liberté agitée des petits poissons dans l’épuisette, ça lasse. « Deux pas en avant, trois pas en arrière, disait Mao, jusqu’à la victoire. » J’ai lu avec plaisir que Julia Kristeva aimait beaucoup cette pensée. Moi aussi, pas nécessaire d’être maoïste. Le recours à l’antre. Le réseau anti-réseaux. La solitude habitée. Le commencement permanent. L’inchoatif : je viens, je vais venir, c’est en train de naître. Et naturellement l’enfance. Non pas comme éponge à regrets. Comme magasin d’armement. Janine Aeply, éditrice au Mercure de France dans les années soixante, m’en avait indiqué l’adresse en commentant laconiquement mon premier livre. « Celui-là, avait-elle dit, c’est l’enfance. »
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La peur. Porche de la libération si elle peut être partagée, enfer et prison quand elle ne le peut pas. Quand l’autobus me ramenait à Montrouge lesté d’une mauvaise note, ce qui n’était pas trop rare, une sorte de bas-relief publicitaire, au-dessus d’une charcuterie du carrefour Alésia, m’enseignait affectueusement la relativité des souffrances humaines. On y voyait une jolie petite fille consoler un énorme cochon rose en larmes : « Pleure pas, grosse bête, tu vas chez Noblet ! » Nous avons tous besoin de « n’aie pas peur », j’en ai eu ma collection. Un « n’aie pas peur » rieur quand la boule de coton hydrophile dégoulinante d’alcool à quatre-vingt-dix s’approche de mon genou ensanglanté. Un « n’aie pas peur » sans conviction mais qui part de plus profond le matin où, dans la cuisine, le médecin m’a immobilisé dans un drap pour m’opérer des végétations, et maintient sur ma bouche un tampon d’éther qui me fait lentement étouffer.
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Il parle comme Le Monde ce petit garnement qui veut que je profite avec lui d’une absence de l’abbé pour visiter son bureau et y dénicher la boîte de biscuits et la discutable boisson à l’anis qu’on appelle alors coco. Sa proposition m’indigne, je la refuse noblement. Il me répond d’un air dégoûté : « C’est parce que t’es pas cap’. T’as la trouille. T’as les foies. » Et même, ce qui enrichit mon vocabulaire : « T’as pas les couilles. » Mais, dans sa colère, je vois de la déception. Il veut les biscuits et le coco, mais il veut aussi qu’un secret vienne sceller notre amitié. Comme je regrette d’être si déplorablement bien élevé ! Lui-même, finalement, n’a pas l’air trop sûr de son coup, il est comme moi, il se demande s’il est lâche ou courageux. Un peu des deux, comme on répond au marchand de glaces : vanille et fraise. Je me rappelle qu’on s’est disputés, j’ai choisi pour la première fois un mot bien gros et bien gras dans le vocabulaire interdit, puis nous en sommes restés là. Nous nous faisions quand même un petit signe, après, quand nous nous croisions.
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Mais non, il ne parle pas comme Le Monde ! Dire que c’est la peur de la mondialisation qui fait que les choses vont mal, ce n’est pas parler. Ce n’était pas cela le journal que j’estimais, au temps où André Fontaine le dirigeait, quand, avec quelle fierté, je collaborais à sa fameuse page deux, la page Idées de Bruno Frappat. Un thème, trois articles, des confrontations loyales, parfois vives, personne n’aurait eu l’idée d’avancer des arguments de propagande.
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Il me dit que j’ai les jetons, les foies, mon copain, tout ce qu’il veut, mais c’est lui qui me le dit. Avec ses jetons et ses foies à lui. Avec son envie d’aller piquer le coco, un brin plus forte que ce qui le retient d’y aller, et qui veut faire basculer dans le même sens mon envie à moi, un fifrelin plus faible. Ce qui est bon, ce qui est mauvais, nous le pesons ensemble. Les adultes, c’étaient nous, nous les gosses, nous les mômes. Et quand je lui lance un gros mot, c’est ma manière maladroite de lui dire qu’on est du même bord, qu’il n’est pas plus du côté des voleurs que je ne suis du côté des gendarmes, que ce qu’il s’apprête à faire j’ai envie aussi de le faire, que je le ferais peut-être si j’étais plus audacieux, mais que j’ai quand même besoin de lui expliquer, parce que je l’aime bien, qu’au fond ça me dégoûte un peu. Nous ne nous faisons pas la leçon, nous ne nous installons pas sur quelque escabeau d’affirmation à la manière de ces vendeurs, dans les boutiques où l’on achète des téléphones, qu’on juche comme des prédicateurs sur de ridicules perchoirs et que les clients – béni soit le CAC 40 ! – regardent d’en bas.
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Cette cour poussiéreuse, j’y songe maintenant comme à une rivière où mon copain et moi nageons côte à côte, novices et maladroits, dans la même eau, dans le même doute, dans le même amour de la vie. Mais quand Le Monde me reproche d’avoir peur de la mondialisation, quand descend de je ne sais quelle instance glacée, désossé de toute pensée, scalpé de toute expérience vivante, ce jugement formolisé, alors cet amour de la vie me souffle un refus d’une implacable sévérité. Et je sens au fond de moi que c’est rigoureusement la même chose, que l’un implique l’autre, qu’une tendresse qui ne combat pas n’en est pas une.
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Est-il absurde de ne pas vouloir confier le sort du monde, je ne dis pas à des banquiers, à des hommes d’affaires, à des capitaines d’industrie, mais aux portions des cerveaux de ces banquiers, de ces hommes d’affaires et de ces capitaines d’industrie qu’on leur a appris à mobiliser pour s’occuper des affaires publiques ? J’ai eu à fréquenter ces gens. J’ai gardé un excellent souvenir de certains d’entre eux, un souvenir lointain du plus grand nombre, un très mauvais souvenir de quelques-uns. Mais si je cherche ce qu’ils ont en commun, la réponse est évidente : on les a formés à devenir les meilleurs représentants de ce que la modernité a de plus réducteur, de plus étroit et, finalement, de plus terroriste, de plus objectivement terroriste. Quelques-uns prennent conscience de ce danger et tentent de le conjurer, par exemple en s’aventurant audacieusement dans l’étude des arts et des lettres. Malheureusement, ils y apportent le plus souvent la logique de leur formation première, la nourrissant en quelque sorte d’aliments nouveaux. L’idée qu’ils se font de la culture, quand elle n’est pas mondaine, est opératoire, ce qui est plus fâcheux encore. Je les crois mal placés pour faire face aux tourments de l’époque et ne peux souhaiter les voir arriver aux commandes de la nation ni, a fortiori, à celles du monde. Je dois toutefois tempérer ce jugement. Il n’eût peut-être pas été très différent si j’avais surtout rencontré des avocats, des médecins, des professeurs ou des journalistes. Je tiens pour un fardeau inutile et encombrant un sentiment excessif d’appartenance à un corps. Il étouffe l’imagination, encadre l’intelligence et relève de l’immaturité plus que de la solidarité. On nous parlait naguère d’hapax, ces mots qui ne sont attestés qu’une fois et ne ressemblent qu’à eux-mêmes. Notre monde a besoin d’hapax citoyens plus que de militants ou de représentants,  c’est en eux qu’il résonne le mieux. À l’heure où l’ADN nous enseigne que la biologie elle-même, siège du déterminisme, s’individualise en chacun de nous, il est triste que l’esprit et la sensibilité, qui relèvent de notre singularité, ne sachent que se noyer dans une massification pitoyable. Aucune communauté humaine ne peut naître de ce dévoiement : au mieux une collectivité, au pire un troupeau, une horde avec des habitudes de dressage et quelques récompenses octroyées.
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Quelques lignes de la nouvelle d’Aragon Le Mentir-vrai ne cessent de me faire rêver. Elles livrent un secret de son enfance qu’il prête à Pierre, son héros : « Je traçais sur des bouts de papier des phrases qui n’avaient sens que de l’exaltation. J’en faisais de petits rouleaux que je glissais dans les marches de l’escalier de ma mère, souvent mal jointoyées. (…) J’imagine ainsi que dans les cachettes des maisons, sous des pierres de jardin ou des détritus dans les terrains vagues, il y a des enfants qui enfouissent leurs incompréhensibles secrets. Personne heureusement ne les retrouve, on en rirait, et rien au monde à penser ne me paraît plus insupportable. Le Monde réel est aussi fait de ces rêveries, je dirais même qu’il est bâti dessus. »
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J’ai quelquefois lu ce texte dans les sessions. Il touchait les petits et les humbles et suscitait en eux cette sorte de tristesse qui n’est pas triste, comme une eau qui revient à la terre. Il émouvait aussi les puissants et les riches, un instant, mais vite il les embarrassait. Je les voyais désolés de n’avoir aucun tiroir pour l’y ranger. Ils étaient pressés de trouver la transition, la sortie, le rebond, ils étaient acculés au mensonge, condamnés au théâtre.
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C’est un jeu amusant de chercher entre amis à quel personnage de la mythologie on aimerait s’identifier. Moi, c’est à Antée, fils de Gaïa, la Terre, à qui elle rend ses forces à chaque fois qu’il la touche. C’est vrai, le plus souvent ça marche, le bitume et la poussière de mon enfance me trahissent rarement, c’est comme un fond d’être à ma disposition, un décor vide, grisailleux, où s’impriment parfois des visages et des saynètes. Voici qu’un colporteur qui s’est un peu mélangé les pinceaux dans les numéros des siècles vient nous placer de la mondialisation sur le ton engageant qu’emploie « ce grand journal du soir dont le titre est écrit en lettres gothiques », comme l’appelaient à Alger les officiers du 5ème Bureau, toujours finement allusifs. Que fait-il, mon copain ? Il regarde le gars avec suspicion, s’approche tout près de lui puis, nez levé, yeux dans les yeux, lui pose avec ces mots ailés la question radicale et comme dirimante qui met rituellement fin à tout débat où risquent d’être confondues réalité et illusion : « T’as vu jouer Ben Hur en slip ? »
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Loin de moi de prétendre analyser, commenter, synthétiser les dénotations, connotations et implications d’un propos aussi chargé de signification, aussi lourd de non-dit. Je m’empresse de croire que le débat en aurait été clos et verrouillé, n’osant imaginer quelle suite funeste le destin aurait donné à la circonstance si d’aventure ce malheureux colporteur, ivre de masochisme, s’était mis en tête de nous expliquer qu’il lui fallait, pour que nous comprenions mieux son propos, nous faire un peu de pédagogie… Je tiens trop à la réputation de ce site pour en dire ici davantage.
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C’était un temps où, somme toute, le peuple résistait encore bien aux médias, même s’ils n’en avaient pas l’étiquette. On ne cherchait pas les valeurs de quelqu’un comme on retourne le col d’une chemise pour vérifier sa taille ou voir si elle va à la machine. On savait illico si quelque chose valait le coup, valait la chanson, valait le dérangement, valait le détour, on le savait sans le demander à personne, sans même se le demander à soi-même, on le savait par une sorte de participation intime à l’évidence. Mon copain de Montrouge comprendrait parfaitement, lui, que je n’ai pas peur de la mondialisation, pas plus que je n’avais peur de l’infusion de bourdaine que ma mère tentait de me faire boire quand une indigestion sanctionnait ma gloutonnerie, il saurait que je rejette l’une comme je refusais l’autre, que je déteste la mondialisation autant et plus que je détestais la bourdaine. Cette appréciation populaire immédiate, j’ai été très ému de la retrouver dans un des hommes les plus finement cultivés que j’aie rencontrés, ce Stanislas Fumet dont je suis heureux d’entretenir le souvenir. Je le vois écouter avec bienveillance, avec une attention infinie, l’interlocuteur qui lui vante quelque billevesée à la mode. Il écoute ce qu’on lui raconte, mais il écoute aussi l’interlocuteur lui-même, ce que disent ses silences. Non pas pour deviner comment il est fait, de quoi il souffre, ce qu’il désire. Il écoute comme on attend le passage d’un oiseau. Il cherche et tout à la fois il crée – il invente – en cet autre le déséquilibre fécond qui va le faire se reconnaître lui-même. Et celui-ci ne peut que rire, dès qu’il énonce quelque chose, de s’en trouver déjà si loin. Aussi, quand Fumet, plus gai et taquin que jamais sans que cela altère en rien son autorité, lâche « Je comprends, mais ça n’a pas de valeur. », c’est comme s’ils venaient de le dire à deux voix, comme s’ils renaissaient ensemble d’une énorme baliverne.
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Cet écrivain, cet artiste, ce penseur parlait comme mes copains de banlieue. Le peuple a ses raisons, voilà le titre d’un de ses livres. J’avais deux fois confiance. Et je continue à me méfier de ce qui, contre lui et contre eux, n’a que le souci obstiné, cruel et bête d’exister, comme on dit aujourd’hui quand on fait de la pub à son néant.
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De quoi me parlent-ils ensemble, ces gamins et ce vieux monsieur ? Pas du vert paradis, pas de l’innocence, pas de Mozart qu’on assassine. Ils parlent d’un point de départ, d’un même point de départ, celui par lequel les jeunes commencent leur course, celui par lequel les vieux la terminent. Ils disent que l’enfance est un point de départ, la vie un point de départ, la vieillesse un point de départ. Et ils se demandent si la mort elle-même ne serait pas un point de départ. Les gamins n’en savent rien, ça les inquiète ; le vieux monsieur le croit, il en sourit. S’ils me désignent un point de départ, un terminus a quo, ni lui ni eux ne me montrent par contre aucun point d’arrivée, aucun terminus ad quem. Ils me disent ensemble que l’avenir tient tout entier dans le commencement, qu’il n’en est pas la suite, encore moins la réalisation, qu’il en est le déploiement, la magnificence et la munificence, la gloire. Ils me disent que tout le monde est fauché dans son commencement. Que l’achevé nage dans l’inachevé, que l’enfance n’est pas une préparation à la mort, à la prudence, à l’organisation. Cet homme qui savait tout et ces enfants qui ne savaient rien se laissaient voir à leur point de vérité, comme on dit que l’eau est à son point d’ébullition. Les gens de cette espèce, plus le regard se pose sur eux, plus cela sent le voyage, un vagabondage puissant et farfelu dans une contrée inconnue où tout le monde se souvient d’être déjà allé.
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Philippe Murray avait raison de brocarder les avancistes. Ils fleurissent quand rien n’avance plus, et il y a longtemps que la société de consommation et de communication n’avance plus. Elle continue sur son erre, à la manière d’un paquebot que ne propulsent plus ses moteurs mais seulement l’énergie résiduelle qu’il a emmagasinée. Le pilote a su à l’instant que la machine avait lâché, mais une société n’est pas un paquebot. Cet instant-là s’y étire interminablement, rien ne prouve jamais que les moteurs soient en panne, on croit à ceci aujourd’hui, à cela demain, on navigue entre promesses et déceptions, tant de manœuvres sont à la disposition de tant de responsables ! C’est le temps de l’angoisse diffuse, omniprésente. Des remèdes, vite, des remèdes tout de suite, on cherchera plus tard à quoi. Qui verra que tout cela est un point de départ, qui verra que tout cela est une mue, un dépouillement, qui retrouvera-t-on sur la plus haute passerelle, debout et rieur ?
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Il ne flotte pas droit ce ferry Société où nous sommes embarqués, comme on dit des cavaliers qui ont perdu le contrôle de leur cheval. Personne ne s’étonne donc quand le commandant, suivi de ses officiers rangés par ordre d’importance décroissante, défile dans les coursives en chantant à tue-tête qu’il faut se mettre en mouvement, en mouvement, en mouvement ? Pourquoi tricoter à cette future épave ce survêtement de sens quand il est clair qu’elle va bientôt offrir aux photographes l’image de son échouement ? Le meilleur tri sélectif, n’est-ce pas de séparer autant que possible, en préparant ses bagages, ce qui vaut et ce qui ne vaut pas, ce qui est vie et ce qui est mort ? Et à qui demander conseil si ce n’est à l’enfant qu’on porte en soi, à cet enfant-soi qui a tellement envie d’y aller de ses véridiques naïvetés ? Serait-ce parce que nous sommes fidèles à une grande chose entrée en agonie que nous demeurons si craintifs ? Mais non ! Elle susciterait le silence, la gravité, elle effacerait les haines et ferait oublier les rivalités, elle serait ferveur et communion. Est-ce là ce que nous voyons ?
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Nous voyons un feuilleton dont les supposées élites recyclent infatigablement les épisodes et que la fourchette d’argent des médias monte consciencieusement en neige. Nous voyons les pensées creuses nichées dans les grands mots, les indignations précuites en tête de gondole, les phobies collectives télécommandées, les aigres chicaneries de techniciens, la production non stop d’escarmouches dérisoires, les goujateries d’employés indélicats qu’on honore du mot bien trop beau de scandales. Nous voyons, le temps d’un sein nu entre deux slogans, une société devenue une usine à piétinement qui ne peut inspirer qu’un peu de colère, pas mal de dégoût et un camion d’indifférence.
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Quoi d’autre ? Ce pain est moisi. Cette eau est fétide. Ces fruits sont secs. Ces vaches-là n’ont pas de lait. Les deux pas en avant ne vont plus nulle part. Ce cinéma, ça ne marche pas. Et pourtant, se limitant à ce constat, on n’est pas content. On a ouvert en soi les vannes d’un regret lancinant, d’une lugubre insatisfaction dont tout ce qu’on pourra imaginer de divertissant ne divertira pas. L’adieu au monde non plus, ça ne marche pas.
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Les mots. Il faut les écouter avec la même attention, dans quelque bouche qu’ils se forment, indifférent aux camps, aux querelles, aux anathèmes. Je ne partage pas beaucoup de points de vue avec Pascal Lamy mais, l’autre jour, à la radio, il a choisi une expression plus éclairante que trois cents volumes de science politique. « Cette planète… » a-t-il dit, parlant de notre Terre. On sait que l’homme qui désigne ainsi cette grosse boule irrégulière qu’on appelle le plus souvent la planète, notre planète ou encore, quand on veut faire malin, notre vieille planète, a été pendant huit ans directeur général de l’Organisation mondiale du commerce. Je n’ai pas vérifié cette intuition mais je parie que l’expression n’est pas apparue tout de suite dans son langage, qu’elle y est venue peu à peu, subrepticement, projetée à l’air libre par un inconscient fort intelligent que je suis heureux de saluer.
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J’écris ces lignes à la campagne. Je peux parler de cette maison, de ce jardin, de ce village, de cette région. Je peux aussi parler de ce pays, à la rigueur de ce continent. Et même, comme tout le monde, de la planète. Mais de cette planète ? Il faudrait que je songe à une autre, à Mars, à Vénus, à Pluton. Que je parle de notre Terre comme de ce chocolat, pas de ceux de l’autre rangée. Ou de ce livre, à un mètre de moi, pas de ceux qui l’entourent, l’escortent, le soutiennent.
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Et Pascal Lamy ? J’imagine que la parcourir en tous sens, cette planète, lui a donné une conscience plus vive de ses limites et a envoyé plus loin son regard et sa réflexion. Mais le directeur général de l’OMC n’est pas celui de l’UNESCO. L’expansion, la conquête de nouveaux marchés, la compétition, le développement, voilà l’ordinaire d’un vocabulaire qui attire aussi l’attention sur la limite, mais tout autrement. Le voyageur médite, le businessman s’inquiète et trépigne. Aux yeux du premier, la limite est dépassement, aventure, spéculation intellectuelle, contemplation. Aux yeux du second, elle est frein, sanction, interdiction, échec. Il y a la trace de cette ambiguïté dans « cette planète ». D’un côté, une inquiétude intemporelle, de l’autre une fin de partie signifiée. Qui écrira ce beau roman ?
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Personnages principaux, ceux qu’on rencontre le plus souvent quand on dirige l’OMC, gens de pouvoir, financiers, hommes d’affaires pour qui la planète est un terrain de manœuvres quand elle n’est pas un champ de tir. Tous sont confrontés à un fantasme effrayant qui se précise chaque jour : elle devient trop petite, cette planète, pour le mythe qu’on lui a bâti sur mesure. On ne peut éternellement faire semblant : la mondialisation ne dormira pas encore longtemps dans ce lit trop petit. C’est vrai. Son essence est de reposer sur un délire qui ne supporte aucune limite, qui ne tire sa vraisemblance qu’à repousser toujours ses frontières, à retarder l’instant maudit où il rencontrera la réalité, où il se heurtera, comme l’Aiglon, à la flamme qui brûle ou à la pointe qui pique. Ce remuement infantile de matière ou de matières tient tout entier dans la promesse d’un plus, d’un encore, d’un toujours, d’un miracle automatique. Or, cette planète, il faut commencer à la regarder d’un peu loin, à douter d’elle. On en a trop souvent fait le tour, on va être obligé de chercher ailleurs. Qui on ? Ni vous ni moi, j’imagine, ni aucun de ceux qui trouvent en elle un signe, une allusion, qui entendent en elle une voix ou un silence, qui aiment en elle une compagne de sens, qui cherchent en elle le mystère dont ils sont faits. Qui on alors ? Les fous malheureux, ou les malheureux fous, qui se confient à l’ivresse de déchaîner la puissance des choses, les peureux diserts et nuancés qui leur font écho, et les domestiques de toutes livrées, épris du vivre-ensemble des têtards, qui leur lèchent réalistement les bottes en songeant, ce en quoi ils sont infiniment moins que des domestiques, qu’une condition subalterne, ils se le récitent chaque soir avant de s’endormir, dispense de toute responsabilité et, au fond, de toute existence autre que formelle, citoyennement formelle naturellement.
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Voici le secret qui transpire chaque jour un peu plus : la mondialisation et l’univers qui la porte, qui la couvre, qui la maque, c’est du passé. On a encore l’air d’inventer, mais ce n’est pas vrai : en réalité, on finit le job, comme disent les généraux quand on n’a pas encore tué assez de gens. La folie n’a plus assez d’espace. On est encore en marche avant, mais on a déjà programmé la marche arrière, même si – surtout ne le dites pas – la marche arrière elle-même est impossible : a-t-on jamais vu une vague revenir sur elle-même ? Il faudrait trouver autre chose, mais il n’y a plus rien. La troupe le sait qui commence à prendre ses aises. Ah ! Ces gens à poil devant la ministre de la Culture ! L’image restera, plus forte que les raisons du conflit. Ils l’interpellent, elle n’a pas le geste de colère qu’il faut, elle ne passe pas son chemin, elle entame, blanche de peur, un dialogue grotesque devant les policiers tétanisés. Instant étonnant. De part et d’autre, on oublie le sujet, on oublie les revendications dont on feint de parler. Le monde se met à nu. Le pouvoir ne peut rien. Nous arrivons au bout.
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Que peut-on faire d’une violence qui ne peut plus se faire oublier ni en se projetant éternellement en avant ni en rebroussant chemin ? La prendre sur la gueule si l’on est faible, la balancer sur la gueule des autres si l’on est fort. C’est très exactement ce qui arrive.
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Il m’a fallu réécouter pour en être certain. Patricia Chapelotte, une communicante de grand renom, quand on lui a demandé s’il lui est arrivé de mentir aux journalistes, a répondu : « Bien sûr. On arrange la vérité. On est des commerçants. » C’était dans l’émission Jeu d’influences, de Luc Hermann et Gilles Bovon, diffusée le 6 mai 2014 à 20h35, sur France 5.
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Pourquoi des commerçants ? Quand ma grand-mère se plaignait d’un boucher trop brusque ou d’une épicière grincheuse, elle disait précisément qu’ils n’étaient pas commerçants, c’est-à-dire attentifs, aimables, fiables. Dans les villages alentour, on a dû se sentir offensé. On trouve dans les boutiques des gens habiles, gros travailleurs pas nés d’hier, certes, mais qui ne mentent pas, et dont la bonne humeur favorise la communication, la vraie. Patricia Chapelotte doit avoir en tête d’autres échoppes.
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La communication ment. Peu m’importe si c’est Pierre, Paul ou Patricia. L’outil, la technique, la méthode, le projet que servent les communicants, et qui les sert, implique le mensonge, voilà ce que j’entends. Système nerveux, inspiratrice et fleuron de la modernité, cette activité ne se soucie pas de la vérité. Stéphane Fouks, il est vrai, dit le contraire et voit dans son métier un « exercice de la vérité ». Mais il ne parle en fait que de l’exactitude des informations données sur les produits, ce qui est loin de faire le tour de la question.
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La morale et la vérité – on s’en est persuadé une fois de plus, l’autre jour, en écoutant Hillary Clinton, si respectueusement interrogée par Caroline Fourest -, sont les deux jambes de la propagande de la mondialisation : sans elles, c’est le Brésil sans Neymar. Quoi qu’il en soit du débat interne à la profession, le formidable aveu de Patricia Chapelotte est donc un événement majeur : jusque-là contenue dans les limites de l’éthique et de la moralité convenue, la violence qu’exprime la communication s’en libère et tente pathétiquement de forcer le passage. Certains penseront à Prométhée, d’autres à « l’esprit qui toujours nie », comme disait Goethe du diable, d’autres encore entendront l’écho lointain des grands totalitarismes en phase terminale. Quoi qu’il en soit de ces allusions, il est clair que la communication, arrivée presque à bout de course comme le délire de puissance auquel elle fournit ses éléments de langage, interdite comme lui d’expansion et comme lui incapable de faire marche arrière, n’a plus, tel un dragon dans un mauvais film, qu’à se détruire elle-même, révélant ainsi ce qu’elle n’a jamais cessé d’être, ce qu’elle est et ce qu’elle sera jusqu’à ce qu’elle ait fini de glisser lentement sur son erre : rien.
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Patricia Chapelotte n’a aucune chance de m’entraîner dans son nihilisme pratique, mais je ne la combattrai pas avant de la saluer, et même de la saluer deux fois. Parce que sa déclaration, que j’exècre, est néanmoins courageuse : elle a choisi, ce qui est rarissime en ces temps de demi-habiles, de dire ce qu’elle pouvait se contenter de faire. Et surtout parce que, le disant, elle contribue au progrès d’un débat que la plupart des gros malins s’ingénient à masquer, à truquer, à nier.
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D’autres devront se contenter du léger mouvement de chapeau dû à notre commune condition humaine, en quelque état qu’elle se mette et que nous la voyions. J’étais de plus en plus morose au fur et à mesure que je prenais connaissance de la croisade qu’un « cabinet de prévention » entreprend de mener dans les entreprises et les administrations contre les « incivilités » qui, comme une enquête commandée par icelui cabinet l’a dûment établi, y règnent cruellement, quand une drôlerie est venue se piquer dans mon humeur chagrine pour m’arracher un sourire et me remettre en selle 1.
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Encore les mots… Dans un document largement et docilement évoqué par la presse, le directeur de cette société, avant de rédiger l’ordonnance censée éradiquer le mal, évoque « l’essor » de ces vilaines manières. Un consultant engagé comme plume auxiliaire lui eût sans doute suggéré d’arguer plutôt de leur tragique augmentation, ou de leur inquiétante multiplication, ou encore de leur inexorable contagion, voire de leur dramatique irruption, et de réserver le beau mot d’essor au chiffre d’affaires à venir qui, si l’on en croit les moyens déployés pour triompher de ce que les dociles et paresseuses gazettes n’hésitent pas à nommer un fléau, ne manquera pas de s’envoler très haut dans le ciel managérial. Fléau aussi m’a amusé, d’ailleurs, mais j’ai eu tort : avec cette idée de blé qu’il suggère, c’est bien le mot qu’il faut.
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Voyons. Personne n’avait encore remarqué à quel point ces incivilités sont pernicieuses ni quel poids elles font peser sur les salariés comme sur les entreprises et les administrations. Pour les premiers, les conséquences d’un phénomène qui aurait « la perversité silencieuse de l’amiante » seraient physiques autant que psychiques et iraient jusqu’à attaquer « les fondements identitaires de l’individu ». Bigre ! Quant aux organisations, ces attitudes inciviles en perturberaient le bon fonctionnement et saperaient « ce qui constitue leurs principaux « actifs incorporels » : la motivation et l’engagement des salariés à l’égard de leur travail et de leur entreprise. » Re-bigre !
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On notera évidemment quelque différence de degré d’être entre ces fondements identitaires et ces actifs incorporels, d’une part, et les incivilités en question, d’autre part. Il ne s’agit en effet, qu’on se rassure, ni d’attentats aveugles ni de déprédations sauvages, mais de ces incidents quotidiens qu’on trouve dans les familles nombreuses et les colonies de vacances sans qu’ils nécessitent l’intervention d’une armée de consultants. Voici la liste des forfaits et des crimes qui font trembler sur ses bases l’économie française : côté incivilités externes – celles qu’on reproche au public -, resquiller dans la file d’attente, parler trop fort, être accompagné d’enfants bruyants, ne pas dire bonjour, tutoyer sans réciprocité et même, ce qui est limite tragique, faire preuve d’irrespect par le regard ou la voix. Côté incivilités internes – celles qu’on reproche aux collègues – laisser les espaces communs sales ou en désordre, faire trop de bruit, couper la parole aux collègues, arriver en retard sans s’excuser et, comme le raton laveur de Prévert, ne pas dire bonjour.
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Voilà donc, comme on a l’aplomb de nous l’affirmer, ce qui inflige à 77% des salariés stress, anxiété et troubles du sommeil et qui, voyez la précision, affecte la productivité de 75% d’entre eux ! Je ne doute pas de l’exactitude de ces données, mais je mets ma main au feu qu’interrogés de la même manière, les membres de toute collectivité humaine, même la plus chaleureuse et la plus fervente, et même les moines du plus retiré des couvents, auraient en quelque manière à se plaindre du comportement de ceux avec lesquels ils vivent ou travaillent. Héloïse elle-même se plaindrait de voir toujours Abélard dans ses bouquins, et Philémon regretterait que Baucis rate la mayonnaise. Ces gens n’auraient toutefois aucun plaisir à faire état de ces embarras ou ne le feraient qu’avec humour : l’adhésion qu’ils donnent à une vie conjugale ou collective dans laquelle ils trouvent du sens mettrait immédiatement en perspective ces inévitables occasions d’agacement dont les officines de formation feraient bien de se demander si elles en sont elles-mêmes protégées. Mais les grandes entreprises n’ont plus rien à mettre en perspective pour la simple raison qu’elles n’ont pas de perspectives autres que brutales ou insignifiantes. Affirmer ou maintenir leur pouvoir est devenu leur obsession et on appelle désormais formateurs ceux qui les y aident. Elles vont donc, comme le fait la mondialisation toujours et partout, se servir des dégâts qu’elles provoquent pour resserrer leur emprise. Oui, ils souffrent de stress, d’anxiété, de troubles du sommeil, ces salariés. Eh bien ! Parfait ! Cela aussi sera mis sur leur compte, la machine à diviser tourne rond. En se frottant les mains, on va défendre Paul contre Pierre et Pierre contre Paul, la haine y retrouvera ses petits, le patron son importance, les affaires leur essor.
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Et cette malveillante bienveillance va justifier les grandes manœuvres d’une prétendue formation qui, certaine de posséder le secret des bonnes attitudes et indifférente au ridicule qu’il y a à donner des leçons de morale à des adultes, va fourrer son nez dans toutes les relations des salariés, celles qu’ils nouent avec le public comme celles qu’ils entretiennent avec leurs collègues.
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Côté relations avec le public, on formera les agents à « des techniques simples de prévention basées sur une communication positive et non violente ou des techniques de désescalade des tensions. » Comprenez qu’on va former les salariés à se désintéresser toujours plus des souffrances et des difficultés qu’on leur confie, comprenez qu’on va leur enseigner à jouir de la supériorité que leur donnent sur les clients la politesse de façade qu’ils leur opposeront et l’indifférence avare qu’elle masquera, comprenez qu’on va leur vanter comme une vertu cette froideur mécanique qui nous accueille sur les plateaux téléphoniques, comprenez que ces relations tronquées et précuites meurtriront les clients mais encore bien davantage les employés, comprenez qu’une fois encore le désintéressement des apôtres-managers organise la guerre de tous contre tous, comprenez que le seul gagnant, c’est Orwell, comprenez que la machine à décerveler va fonctionner partout. Fini le temps du client-roi, on va le discipliner maintenant, ce chieur, qu’il paye et qu’il se tire !
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Côté incivilités internes, on va « recueillir l’expression du vécu et des ressentis à travers différents moyens adaptés ». Le premier moyen adapté fait frémir : un « dispositif confidentiel de signalement et de soutien psychologique accessible par un numéro vert à tout salarié. » À quoi s’ajoute une « campagne d’affichage ou de communication interne [qui] désigne les comportements d’anxiété. » Je demande gravement au lecteur à quelles références historiques il songe quand quelqu’un a l’audace de désigner par voie d’affiches des comportements d’anxiété. Enfin, cerise sur le gâteau, « les nouvelles relations du collectif de travail sont consolidées par des ateliers de coopération qui réapprennent les mécanismes de cordialité, de bienveillance et de soutien ». Des centres de rééducation, en somme… Là encore, à quoi songe-t-on ?
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« Mécanismes de cordialité, de bienveillance et de soutien » ? La cordialité est un mécanisme ? Ceux qui ne sentent pas ce qu’il y a de stupide, ou plutôt de bébête, à accoler ces deux mots, prions pour eux Sainte Rita, patronne des causes désespérées. Mais si, l’espérance vous ayant désertés comme elle m’en fait souvent la surprise, vous restez comme moi bovinement atterrés, alors, mes bien chers frères, mes bien chères sœurs, comme dit Eddy, reprenez avec moi tous en chœur la profonde, la puissante objection que l’héroïne d’un des plus grands maîtres de la langue française oppose à ce genre de vilenie : « Mécanismes, mon cul ! »
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Qu’une queue de cochon, comme on disait chez les scouts, ait pu lier à ces « incivilités » la souffrance plus que réelle des salariés, cela en dit long sur les « acteurs » ! Mais pas de grands mots, pas d’indignations historico-métaphysiques. Personne n’a rien vu, voilà. Toute la presse, toute la grande presse, toute la presse moyenne, toute la petite presse s’est délectée de l’information qu’on lui a glissée et l’a recrachée telle quelle, ravie d’apprendre aux salariés qui forment son lectorat qu’ils sont un lot de gougnafiers, une collection de malappris, une portée de goujats. Toute la grande, moyenne et petite presse a avalé avec le même entrain diagnostic et thérapie. Le Figaro a avalé. Le Monde a avalé. L’Express a avalé. La Croix a avalé. Libération a avalé. Le Nouvel Obs a avalé. Le Point a avalé. Challenges, France Info, La Tribune ont avalé de concert et de conserve, j’en passe et des moins bons. Pas un vétéran blanchi sous le harnois, pas une pimpante stagiaire pour se dire que quand un papier gras laissé sur une table envoie un type en dépression, il doit quand même y avoir un truc, il a dû se passer quelque chose dans le monde, dans l’entreprise, quelque part, qui a un peu aidé la manœuvre. Investigateurs comme ils sont, nos Rouletabille informatisés, ils n’ont pas eu envie d’y aller voir ? Ils font copistes ou quoi ?
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Il y a pourtant des gens qui l’ont vu. Devinez qui. Les salariés eux-mêmes. C’est marqué dans le document, tout à la fin, pour ceux qui veulent aller plus loin, comme il est comiquement écrit. Quand on leur demande à quelles causes ils attribuent la montée des incivilités, 71% mettent en cause l’évolution de la société et des mentalités, 62% les nouvelles technologies et 29% le cadre professionnel. Parfait. Et si on s’occupait de ça alors, plutôt que de jouer les flics au profit des patrons ? Enfin. À quoi va donc aboutir une opération qui n’a rien à voir, ni de près ni de loin, avec la formation ? À alourdir le silence, à pourrir le climat, à fabriquer des faux bons, des faux méchants et des vrais jaunes, à jeter la querelle partout, à filer à chacun la haine de tous pour que, chaque salarié se reconnaissant enfin deux catégories d’ennemis, les collègues et les clients, les managers puissent tailler à volonté dans un tissu social effiloché, en lambeaux, dégueu. Tous les patrons veulent ça ? Tous les syndicalistes veulent ça ? Tous les journalistes veulent ça ? Et les formateurs ? Devenus pâtissiers ? Leur spécialité, c’est le flan ? Le flan à la managériale ? Vous ne voulez pas prendre de risques, les amis ? D’accord, mais faites gaffe, vous en prenez deux, un petit et un gros, un énorme. Le petit, c’est que vous vous accrochez à une planche pourrie. Le gros, l’énorme, c’est que vous allez vous débecqueter vous-mêmes.
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J’y suis dans cette société, et jusqu’au trognon ! Mais jamais je ne serai de cette société, jamais je n’y serai autrement qu’en refus. Ça sera ça, ma fidélité. La vertu, je ne connais guère, tellement moins que Péguy ! Le devoir m’a toujours emmerdé, tellement plus que Péguy ! Mais, dans cette société, non, jamais je n’y serai autrement qu’en refus. Je suis en exil avec ceux qui y vivent, ses affaires ne sont pas les miennes, je travaille à ce qu’elles ne soient pas les leurs. Je ne puis à la fois m’intéresser à mes semblables et me soucier de cette société, de ses valeurs, de ses fantasmes, de ses arrangements, de ses abcès qui crèvent. Il pourrait en être autrement, la société n’implique pas forcément ce recul, cette distance, ce dédain : aujourd’hui, elle est un décor pourri, s’occuper d’elle c’est veiller à ce qu’elle ne tombe pas sur la tête des comédiens, rien d’autre, rien de plus. Quand j’étais enfant, on me disait « N’attrape pas froid ! », on me disait « N’attrape pas mal ! ». Maintenant que je suis vieux, avec une jeunesse en moi dont je ne sais plus trop que faire, je dis de tout mon cœur à ceux que j’aime, comme on dégage les branchages que l’orage a jetés sur la route : « N’attrape pas cette société ! »

(3 août 2014)

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Notes:

  1. Voir sur Internet le dossier de presse du cabinet Éléas  Incivilités au travail, le vécu des Français.