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Aragon comme je l’ai cru

LE MARCHÉ LIX

Trente ans après, la mémoire et l’oubli ont fait leur œuvre, ensemble. Des gens et des événements, il reste l’ineffaçable qui, le plus souvent, est aussi l’injustifiable. Effaré de ce que faisaient de Mai 68, d’une même voix, ses chantres ambigus et ses détracteurs maniaques, j’ai écrit en 1998 un petit livre que je voulais un mémorial de la simplicité lucide et fraîche qui avait, à l’époque, envahi tant de consciences, et que je croyais, que je crois encore, toujours vivante, même si elle n’est plus qu’une petite touffe d’herbe dans le béton, in ti touf zerb dann béton comme on dit à la Réunion.
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Il y aura trente ans dans un mois, la radio m’avait réveillé avec une chanson d’Aragon, bien étrange à cette heure matinale. C’était Heureux celui qui meurt d’aimer, j’avais deviné tout de suite. Pour cet anniversaire-là, je m’étais promis de me taire. Sur les événements de Mai, je n’avais presque rien écrit, ce silence me pesait. Sur l’œuvre d’Aragon, au contraire, j’avais publié un livre en 1966, puis l’article de la première édition de l’Encyclopædia Universalis, d’autres textes encore dans la revue Europe et ailleurs, sans compter les conférences et les interventions. Je ne croyais pas avoir quelque chose d’utile à ajouter. Aragon et Elsa, j’en parle en famille ou avec les amis, et j’en parle, dans ce Marché, à d’autres amis, le plus souvent inconnus. Si j’expliquais cela à un jeune, je lui dirais ceci, plaçant mon vocabulaire sous son contrôle : en 98, si je m’étais tu, ça m’aurait frustré grave ; en 2012, garder tous ces souvenirs au chaud, ça le faisait.
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J’ai changé d’avis. Je vais parler d’Aragon. Conséquence indirecte, peut-être, de la controverse musclée qui a opposé deux spécialistes de son œuvre. En même temps que paraissait dans la Bibliothèque de la Pléiade des éditions Gallimard, sous sa direction, le tome V des Œuvres romanesques complètes d’Aragon, Daniel Bougnoux publiait, dans une collection dirigée par ce même Jean-Bertrand Pontalis dont je saluais la lucidité dans mon dernier Marché, un essai intitulé Aragon, la confusion des genres. Légataire testamentaire d’Aragon, Jean Ristat ne s’opposait pas à la publication de ce texte, à condition toutefois qu’en fût retiré un chapitre qu’il jugeait diffamatoire à son égard et à l’égard d’Aragon. Daniel Bougnoux y raconte une scène assez glauque, dont il fut l’unique spectateur, survenue en juillet 1973 dans la chambre qu’occupait Aragon à la résidence-hôtel du cap Brun, à Toulon. J’avoue ne pas avoir le goût d’en reproduire le détail. On le trouvera sans peine, si on juge nécessaire de le chercher, sur les sites des diverses publications qui ont cru devoir reproduire le chapitre en question, finalement retiré par son auteur, même s’il continue à protester contre ce qu’il tient pour une censure.
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J’étais embarrassé. L’essai de Daniel Bouchoux, qui ne me convainc pas entièrement, est intéressant. Le Sur Aragon de Ristat, écrit en dialogue avec Francis Crémieux, l’est aussi. Mais l’affaire, elle, par quelque bout que je la saisisse, ne me plaisait pas. Le chapitre ne me plaisait pas. « Avec Aragon, disait Daniel Bougnoux à Alain Veinstein le 22 novembre 2006 au cours d’un entretien sur France Culture, il y a une figure méconnue, de moins en moins méconnue, mais quand même c’est quelqu’un qui a été terriblement insulté, et moi, j’ai envie de le défendre. C’est un bon combat, à mes yeux. » Excellent combat, assurément, mais n’y a-t-il pas des choses qu’il serait plus amical de taire quand on veut défendre un ami terriblement insulté ? N’en finira-t-on jamais de commenter l’évidente bisexualité d’Aragon ? Jusqu’où faudra-t-il aller dans le déballage ? Tout dire ? Toujours ? À tout le monde ? Par principe ? Et si l’on blesse une mémoire ? Et si ce qu’on révèle fournit un alibi commode à la paresse du lecteur et, en faussant perspective et proportions, le fait finalement plus ignorant que s’il ne savait rien de rien ? L’intelligence ne doit pas savoir filtrer ? L’âme ne doit pas savoir se taire ? L’amitié ne doit pas savoir dissoudre ? La transparence, vraiment ? Quand il s’agit de l’être humain ? Se fier à la transparence, faire semblant d’y voir une vertu, ignorer que c’est l’arme absolue de l’intimidation, le silencieux du revolver des puissants, des clubs, des gangs, des mireurs d’œufs, comme dit Aragon, des vérificateurs des poids et mesures ? Comme s’il y avait plus fieffé menteur qu’un flic de la transparence ! Alors, quoi ? L’ardente obligation que nous impose la connaissance scientifique de tout décrire par le menu ? Là, on nous prend pour des enfants de chœur. Bref, le chapitre ne me plaisait pas. Mais voilà, la censure ne me plaisait pas non plus. Outre qu’elle n’a pas atteint son objectif puisque le texte contesté n’a pas échappé à la curiosité militante et si profondément désintéressée de médias qui ne cessent de tendre leur sébile à mon ordinateur, elle a fait bouillonner l’affaire dans la petite marmite de l’édition tout en étouffant le débat de fond sur la question gravissime qu’elle posait, bien au-delà de la personne et de l’œuvre d’Aragon. J’aurais de beaucoup préféré que Jean Ristat se contentât de prendre sa plume pour mettre en question non seulement la légitimité et l’utilité de ce dévoilement de l’intime, qui ne me sont nullement évidentes, mais aussi, peut-être, du point de vue de la critique littéraire, l’interprétation qu’en donne – ou plutôt que n’en donne pas – un témoin de toute évidence honnête et désolé, mais qui semble, trente-neuf ans après, aussi traumatisé qu’au premier jour, et dont l’amitié sincère et profonde qu’il nourrit pour Aragon paraît hésiter à congédier le sentiment de culpabilité que cherche désormais à imposer en toute chose l’esprit de la communication, je veux dire de la communicancance.
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Après avoir lu Aragon, la confusion des genres, j’ai acheté le numéro hors série que Le Monde vient de consacrer à Aragon, numéro qui s’ouvre précisément par un avant-propos et un long article de Daniel Bougnoux, lequel, à ce que j’imagine, a largement inspiré l’ensemble. J’y ai retrouvé des textes dont je ne me lasse pas, notamment l’admirable Richard II quarante que chantait Colette Magny, des passages de La Mise à mort, bien d’autres encore. J’y ai trouvé aussi – rien de neuf dans la République des Lettres -, outre des méchancetés surréalistes inutilement exhumées, la nouvelle que Le Fou d’Elsa « endort vite » Philippe Sollers. Puis j’ai feuilleté la bibliographie et aperçu, au sein d’une généreuse liste de trente ouvrages critiques, le titre de l’essai de Georges Raillard, publié en 1964. J’ai failli ne pas aller plus loin. Inutile de chercher Dupont quand on a trouvé Dupond, l’essai de Raillard et le mien se suivent depuis quarante-six ans dans les bibliographies d’Aragon avec l’inébranlable fidélité des amis de Tintin. Allons, un coup d’œil quand même ! Eh bien, macache ! Dupond est bien là, mais Dupont manque à l’appel. Il s’est enfui, ou on l’a viré.
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Cette absence ne m’a pas plu du tout. Et si je vois bien que je n’ai pas grand-chose à gagner en m’engageant dans ce qui risque de passer pour un exercice de vanité, ce désagrément m’est moins redoutable que la honte où me laisserait le silence : de cette affaire, en effet, si je ne parle pas, personne ne parlera, et quelque chose d’Aragon disparaîtra à jamais. Ce livre, qui a trouvé, en 1966, un assez large public, a laissé des traces auxquelles Aragon tenait, et auxquelles je tiens pour des raisons fortes. Si le milieu littéraire se prend aux cheveux pour savoir s’il faut ou non braquer les projecteurs sur une scène burlesque qui s’est déroulée devant un seul spectateur, la disparition d’un dialogue dans lequel Aragon s’exprime sur des sujets de première importance, et qui contient un document majeur pour sa biographie et celle d’Elsa Triolet, ne va pas manquer de l’empêcher de dormir. Pour ma part, voilà trente ans que je n’ai pas mis mon grain de sel dans les débats littéraires, j’aurais pu continuer ainsi. Mais non. Stop. Si je ne suis guère ici que l’âne qui porte les reliques, cet âne, encore capable de ruer très convenablement, ne laissera pas ses chères reliques filer en douce dans les chiottes de la communication.
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Mais, en trente secondes, la colère a cédé la place à un sentiment autrement plus fort : la joie de me voir offrir cette occasion en or de parler d’Aragon, la joie de l’accepter, la joie d’y répondre. Au fond, je n’attendais que cela. Je vais donc revenir sur les circonstances dans lesquelles j’ai écrit Aragon, le réalisme de l’amour, je vais raconter cette rencontre. Il ne s’agit pas d’un souvenir littéraire, je me fous des souvenirs littéraires. Je parle d’instants de sens qui, quarante-six ans après, ne diffuseraient plus rien pour moi s’ils ne concernaient que moi.
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1965. J’ai trente-deux ans, je viens d’écrire un roman, le premier livre publié par Simone Gallimard au Mercure de France. Clément Borgal, qui dirige aux éditions du Centurion, une maison du groupe catholique La Bonne Presse, la collection “Humanisme et religion”, souhaite que j’y publie un essai sur un auteur du XXe siècle de mon choix. Je propose Romain Rolland, dont je connais bien l’œuvre. L’idée n’enthousiasme pas l’éditeur qui me demande un autre nom. Et je m’entends prononcer celui d’Aragon, comme si c’était tout naturel, comme si je connaissais de lui autre chose que « Celui qui croyait au ciel/Celui qui n’y croyait pas » et Elsa, lu et relu à Alger en 1960. Absurde ? Pas du tout.
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Aimer d’abord, connaître après. Tu es belle parce que je t’aime : on peut, autant qu’on voudra, inverser les rôles et les sexes, mais pas l’idée, pas la pensée, pas la substance : c’est de cela que nous sommes faits, c’est l’amour qui crée, c’est l’amour qui a la clef du comprendre, jamais rien d’autre, nulle part, qui que nous soyons, quoi que nous fassions, disions, pensions, sentions. C’est Agapè qui crée, même si, sur cette terre, elle marche toujours main dans la main avec ce charmant petit bandit d’Eros qui, si haut qu’il chante, ne la lâche jamais, au grand jamais, ce qui épate encore plus les émancipés d’aujourd’hui que les chaisières d’antan. On m’a parfois demandé pourquoi le succès de ce livre ne m’avait pas poussé à continuer dans la critique. Pour Claudel, j’aurais bien voulu, mais j’arrivais trop tard. Pour les autres, pas la peine. Ils m’intéressaient, je les estimais, mais on ne peut pas aimer tout le monde. Je me rappelle le raffut, à la sortie du livre, quand Aragon et moi nous sommes retrouvés sur le plateau de Paris-Club, et que j’ai expliqué à Jacques Chabannes que la littérature française du XXe siècle, c’était Claudel et Aragon, Aragon et Claudel, point final. « Et Proust, insistait-il gentiment, il y a Proust, quand même, il y a la Recherche… ? » Niet. Proust, c’est passionnant, mais sa place n’est pas là. Je n’en démordais pas, ayant peut-être, à la fin, l’esprit ailleurs, car tous les invités du jour se tenant à l’époque en rond sur le plateau, je pouvais admirer les intervenantes suivantes, des mannequins de lingerie en soutien-gorge et petite culotte qu’Aragon (j’ai conscience du poids de cette révélation), qu’Aragon, je le jure sur le Who’s Who, considérait, lui aussi, avec une extrême attention.
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Je me suis mis à lire, à lire, à lire. Quand je découvrais, dans un texte ou dans un autre, le départ d’une avenue ignorée ou l’entrée d’une galerie secrète, je mesurais mon imprudence et passais vite de l’exaltation à l’accablement. Mais Aragon m’était devenu nécessaire, aussi vite que Paul Claudel l’avait été à mon adolescence quand j’avais entendu à la radio son Livre de Christophe Colomb. Il est vrai que j’étais passé, vers les vingt ans, par une phase de catholicisme doctrinaire qui avait laissé des traces ; mon enthousiasme pour Aragon, ce communiste, cet athée, n’était pas sans m’inquiéter un peu. J’aurais mis plus de temps à me débarrasser de ce scrupule sans la présence de Stanislas Fumet au Conseil de rédaction de la revue La Table ronde, dont j’étais alors secrétaire général. Il m’aida à concilier ce que j’imaginais inconciliable. Il connaissait bien mes deux héros. Ami du poète catholique, il devint président de la Société Paul Claudel. Mais le même Stanislas Fumet avait fondé avec Aragon, Auguste Anglès, Henri Malherbe et Jean Prévost, en février 1943, le périodique Les Étoiles, qui, comme Les Lettres françaises le faisaient en zone Nord, diffusa en zone Sud l’esprit de la Résistance. J’étais frappé de sa manière de parler d’Aragon. Une estime profonde, une compréhension souple, une indulgence rieuse pour ses jeux et, à certains moments, un silence léger qui n’était ni distance ni désaveu, mais comme une plongée en lui-même dont il remontait avec un sourire renouvelé. Quand j’ai découvert La Mise à mort, qu’Aragon m’avait fait lire, ce me fut une grande émotion d’y trouver, à la fin du chapitre intitulé Murmure, l’entrelacs des deux sensibilités poétiques qui me touchaient le plus :
« Te souviens-tu comment cela se passe au dernier acte de Tête d’Or ? Non, naturellement. C’est le Roi qui a voulu mourir. Ça, je ne me souviens plus du tout pourquoi il a voulu mourir, mais il a arraché ses pansements, il a rouvert ses plaies, saigné, terriblement saigné… tu vois ça d’ici, être l’a fui, il est mort, et puis non, tout se calme, il ouvre les yeux il parle : Combien – y a-t-il de temps – que j’étais vivant ? demande-t-il. Ainsi cette vie, apparemment revenue, à ses regards n’est que la mort. C’est presque tout ce que j’ai jamais retenu de Tête d’Or : qu’un garçon de dix-neuf ans nommé Claudel ait ainsi formulé l’informulable, ce sentiment que tout arrêt de conscience lève en moi depuis cette minute où tu es entrée, où tu as compris que j’étais… enfin que trois semaines de moi étaient mortes, et je n’avais pu trouver les mots pour te demander combien de temps il y avait, que j’étais… cela ne signifie plus la même chose, les mots meurent, s’altèrent, le sens se perd, se fourvoie, quand cela, quand cela, étais-je donc vivant ? qu’un garçon de dix-neuf ans ait ainsi formulé ce qui m’est informulable… »
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L’éditeur catholique est surpris de ma proposition, mais ne refuse pas de mettre un livre sur Aragon à son catalogue. Il voudrait seulement en savoir un peu plus sur mes intentions et se demande aussi, avec perplexité, ce que serait la réaction de la presse communiste. En réalité, cette initiative s’inscrit assez bien dans les préoccupations de l’époque. Le pontificat de Jean XXIII, le concile de Vatican II, d’un côté, les débats internes du Parti communiste, de l’autre, créent un climat favorable au dialogue. De part et d‘autre, les plus lucides sentent que le temps des anathèmes et des excommunications est passé, dans quelque langage qu’on les distribue. De l’urgence de cette confrontation, Roger Garaudy fait un article de foi. Ce désir d’ouverture va de pair, me semble-t-il, avec une prudence bien comprise : ni les uns ni les autres ne souhaitent se voir reprocher leur intolérance. Les éditions du Centurion acceptent donc de bon cœur l’idée qui m’est venue après une première rencontre avec Aragon aux Lettres françaises : lui proposer de publier des notes marginales dans mon texte. Il répond ceci à la lettre dans laquelle je lui soumets ce projet :
Cher Monsieur,
L’idée de votre éditeur me semble intéressante. Elle me tente. D’autant que ce que vous m’avez exposé de vos intentions appelle évidemment réponse. Là ou ailleurs. Mais pourquoi pas là, c’est-à-dire dans le livre même. Sous la forme d’une lettre, d’un commentaire en appendice, ou sous celle de notes marginales, cela dépend évidemment de l’essai lui-même, de ce qu’il sera. Dans le principe, je suis donc d’accord, sans bien entendu que ceci constitue un engagement formel. Non pour les raisons de je ne sais quelle prudence, mais parce que d’une part il faut que la lecture de votre texte me donne l’envie du commentaire, et que ce n’est pas couru (je ne sais écrire que poussé par une certaine nécessité, et suis d’autre part le siège d’une abominable perversité à l’égard de toute chose qui prend à mes yeux caractère de devoir…), et d’autre part que je suis un vieil homme avec ce que cela comporte parfois de lassitude.
Ceci dit, bien sûr, je ne demande qu’à vous voir. Si cela ne vous est pas trop difficile, je vous demanderais que ce ne soit pas la semaine prochaine, où mon pauvre temps déjà gémit d’encombrement. Le plus simple serait (les rendez-vous à distance, ou je les oublie, ou quelque chose survient qui les rend catastrophiques) que vous me téléphoniez de mardi en huit le matin (à partir de neuf heures). Nous nous entendrions, et je pense que vous voudrez bien me faire le plaisir de venir chez moi, plutôt qu’aux Lettres où il y a toujours quelqu’un qui piaffe derrière la porte pour une question du journal. D’autant, comme je vous le disais, qu’il faudrait peut-être que je vous donne perspective de ce que j’écris pour l’instant, et qui tout de même modifie un peu la figure des choses.
Très sympathiquement.
Aragon
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Quelques semaines plus tard, après avoir téléphoné à BAB 57-48, je prenais place pour la première fois dans le grand fauteuil à oreilles – le fauteuil d’Elsa – où ceux qu’Aragon appelait ses « essayeurs » venaient, parfois quatre ou cinq heures d’affilée, écouter des extraits du livre en cours ou, parfois, le livre tout entier. Il revint brièvement sur sa lettre pour me confirmer son accord de principe, sans engagement. Puis, sans transition, se mit à lire des pages de Blanche ou l’oubli. Ces séances m’auraient sans doute semblé harassantes si j’avais tenté d’opposer à ces vagues de rêves quelque chose comme une dérisoire lucidité critique. J’ai appris au 56 rue de Varenne qu’il est des circonstances où il faut savoir se taire. Non. Pas se taire : la fermer, la boucler en dedans. Outre Blanche ou l’oubli, j’ai ainsi entendu des nouvelles du Mentir-vrai, des poèmes inédits, des morceaux de préfaces aux Œuvres romanesques croisées. De temps en temps il interrompait sa lecture pour narrer avec une extraordinaire minutie et une passion intacte des événements de vingt ou quarante ans. Parfois Elsa entrait : « Je parie que Louis ne vous a rien donné à boire… »
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Aragon a publié plusieurs livres d’entretiens, avec Francis Crémieux, notamment, et avec Dominique Arban, mais c’est, à ma connaissance, la seule fois qu’il est intervenu directement dans le texte d’un essai. J’étais touché de sa confiance et n’avais aucune réticence à lui laisser le dernier mot. Ses notes corrigèrent quelques erreurs, nuancèrent ou critiquèrent certains de mes propos, notamment sur ses portraits de prêtres que je n’aimais pas trop, peut-être parce que je les trouvais trop indulgents. On reprit beaucoup, à l’époque, notre échange sur le réalisme socialiste. Je parlais de l’erreur qu’Aragon pourchasse « dans un certain réalisme socialiste, celle qui consiste à construire une réalité de réclame » Et j’affirmais que ce qu’il entend par réalisme « est une vision de l’homme total, en tant qu’il vit dans une histoire, mais aussi dans une histoire intérieure. » Il répondit ainsi : « C’est précisément cela, et cela seulement que j’appelle réalisme socialiste, l’autre n’est pas “un certain réalisme socialiste”, mais un prétendu réalisme socialiste. » L’affaire est loin d’être close. Imaginons qu’on remplace réalisme socialiste par réalisme de la postmodernité communicante…
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Henri Desroche a finement compris ce qu’étaient ces échanges entre chrétiens et communistes. Il a bien vu qu’il y avait non pas un, mais deux dialogues. Le débat entre celui qui croit au ciel et celui qui n’y croit pas, s’il veut s’enfermer au pays de l’abstraction, se heurte vite au mur des impossibles abandons. Il se condamne à de puériles cérébralités, et tourne court. Comme sur les routes du pèlerinage de Chartres, il ne mobilise guère, de part et d’autre, que des arguties, de la propagande et de la mauvaise foi. J’ai fait cette expérience, il ne m’en resterait qu’un souvenir détestable si j’oubliais la Beauce, la cathédrale au-dessus des blés, Péguy, l’ivresse de la marche, les vastes liturgies et la fatigue qui faisait encore plus lumineux le visage des belles jeunes filles. Entre chrétiens et communistes (Aragon ne voulait pas que je le dise marxiste), le débat Dieu existe/Dieu n’existe pas n’était pas l’essentiel. À l’ombre de cette problématique scolaire, il y avait, de chaque côté, un tout autre enjeu. Les uns et les autres étaient affrontés, dans leur camp lui-même, à des bouleversements radicaux qui les divisaient. Des deux côtés, quelques-uns sentaient la nécessité d’échapper aux attitudes trop rigides, trop défensives ; des deux côtés, la plupart des fidèles ou des militants se crispaient sur de prétendues vérités qui, sous leurs yeux, se vidaient de leur vérité. Quand Maurice Bellet renvoie aujourd’hui dos à dos la fureur doctrinaire et l’indifférence relativiste, il me ramène à ces dialogues avec Aragon dont je ne comprenais pas pourquoi ils me bouleversaient à ce point, comme si quelque chose en moi, tandis que je l’écoutais et – parfois – lui répondais, s’affirmait en se transformant, se confirmait en se disloquant, renaissait en s’évanouissant.
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La critique a bien voulu souligner qu’il n’y avait dans ce livre aucune entreprise de conversion. Je crains qu’elle ne se soit montrée indulgente. Si, en effet, je m’efforce de m’appuyer sur les textes, de les comprendre par l’intérieur et de me laisser entraîner par la logique et le mouvement qu’ils me suggèrent, un débat sur l’image, à la fin du livre, me fait retrouver, si j’ose dire, mes démons familiers – mais importés – de l’apologétique et de la démonstration. Quand je relis ces passages, je sens qu’ils sonnent légèrement faux. Aragon le perçoit immédiatement et signale avec humour : « Au vrai, sur la fin de ce livre, remarque-t-il, c’est toute la question de la métaphore qui se trouve ainsi diaboliquement rouverte. » Je lui ai été reconnaissant de cette note, elle m’a touché plus que ne l’aurait fait un compliment. En signalant l’instant où je perds de vue l’attitude dans laquelle je désire m’engager, il l’authentifie. Et non seulement il l’authentifie, mais il me fait savoir que c’est bien ainsi qu’il s’est, lui aussi, engagé dans ce dialogue, que nous avons essayé tous deux d’échapper, du même coup, à l’esprit doctrinaire et au relativisme, ces deux manières symétriques d’ignorer autrui, de le réduire à une épure ou, comme disent, d’une même voix, militaires et managers, à une cible. S’engager sur ce chemin, tout miser sur la relation, sur la compréhension du dedans, renoncer au vibrato étranglé de la certitude comme au constat maniaque et stérile des différences, c’est s’avancer en terrain découvert, c’est s’exposer au tir de toutes sortes de snipers ivres d’objectifs – le même mot désignant à la fois les exigences du contrat qu’ils ont signé et la violence qu’il leur impose.
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J’ai raconté trop vite, dans le Marché XXXIX, le bref dialogue qui surgit quand, me lisant un texte, Aragon surprend mon regard sur le tableau accroché derrière lui, une toile abstraite, du bleu et du noir, où il n’est pas impossible d’imaginer une Crucifixion. « Ce n’est pas ce que vous pensez », me dit-il. Puis, très vite : « Accepteriez-vous que nous disions ensemble que nous n’en savons rien ? » Ensemble, oui, je l’acceptais, et ce n’était nullement une concession. De fait, je n’en savais rien. Et je n’imaginais pas davantage que la phrase qu’il venait de prononcer pût elle-même sous-entendre quelque chose, par exemple qu’il pouvait peut-être, d’une certaine manière, savoir ou, au contraire, qu’il y avait dans son non-savoir comme un savoir renversé. Non. Celui qui croyait au ciel ne savait pas, celui qui n’y croyait pas ne savait pas non plus. Mais quelque chose faisait que le dire ensemble changeait tout. Non que cet ensemble, à son tour, ouvrît sur une certitude, et donc sur un nouveau tour de valse métaphysique. Il n’ouvrait sur rien. Aragon était là, c’était Aragon. J’étais là, c’était moi. Vanité d’en parler. Vanité de ne pas en parler. Nous ne nous sommes jamais fait la moindre confidence.
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Un jour il avait brandi une feuille du manuscrit de mon essai, devenue la page 177. J’y évoque l’admirable texte du Fou d’Elsa qui raconte les amours tragiques de Chateaubriand et de Natalie de Noailles, et je cite ces six vers :
Ce n’est que bien plus tard et lorsque la folie
Emporta Dolorès aux rives de l’oubli
Que René comprendra que de lui tout commence
Ah la nuit dans ses bras trouve-t-elle semence
De lui vient le malheur Lucile ou Natalie
Et que tout ce qu’il aime est frappé de démence
J’avais placé un appel de note après Dolorès pour expliquer qu’il s’agissait de Natalie de Noailles. Puis, sans trop savoir pourquoi, pour le plaisir, pour le mystère, pour la musique, j’avais recopié ces deux autres vers sur Natalie :
En sa saison d’Espagne elle était Dolorès
Et lui va l’appeler Blanche dans ses amours
« Vous ne pouviez pas connaître Blanche », m’a-t-il dit avant d’ouvrir son manuscrit à la troisième partie de Blanche ou l’oubli, dont ils sont l’épigraphe.
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Mais voilà que je parle de moi… Reviens à la troisième personne, mon ami, celle dont on parle… Il y a un texte de Claudel sur la troisième personne, je ne l’ai pas retrouvé. Agapè ignore ce tiers-étant, Agapè dit toujours tu. Et tu, ça marche avec je, il n’y a que il qui marche tout seul, comme un gros ballot. Et Aragon, même si, en dépit de ses moqueries, je ne l’ai jamais appelé autrement que Monsieur, c’est-à-dire, le plus souvent, pas appelé du tout, n’a jamais été pour moi un il.
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Dans le numéro du Monde, ce très beau mot de Tristan Tzara : « En toutes choses, Aragon aura fait du zèle. » Vrai. L’enfant mal aimé, assez aimé pour savoir ce que c’est, pas assez pour en être apaisé et fortifié, et qui court après toute promesse, après toute ombre de tendresse ou d’amitié comme il court après les moineaux, l’enfant qui veut toujours – qui doit toujours – faire plus, plus qu’on ne lui demande, plus qu’il ne le peut, l’enfant qui prend trop d’assiettes à la fois et les casse, l’enfant toujours prêt à être utile, à faire plaisir, plaisir, plaisir. Et l’enfant grandit, et grandit aussi le manque, et le voilà à courir après n’importe quoi, et le visage de l’amour qui se transforme, se complique, s’alourdit, et la séduction qui s’aggrave, mais quand même tout est bon où palpite vaguement de la présence, du désir, tout est bon qui semble large, un peu plus large. Et le mot d’Elsa, quand il lui lit la première partie des Cloches de Bâle, ce tourbillon d’aventures : « Tu vas continuer longtemps comme ça ? » Elle a raison, de toute sa bonne volonté d’enfant il lui donne raison, il n’en fera jamais assez pour lui montrer qu’il sait qu’elle a raison. Elle a raison, mais on ne se refait pas une enfance.
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La bonne volonté, l‘extraordinaire bonne volonté d’Aragon. Cette carte postale du 10 août 1968, ce luxe d’explications sur un détail :
Cher Jean Sur (que je ne guérirai donc jamais de ce solennel Monsieur !) J’ai eu votre seconde lettre de Paris à Zurich. Nous ne rentrons à Paris que le 5, et comme je m’aperçois que vous serez au Québec du 17 au 8 septembre, je pense que cette carte vous atteindra mieux à Champagne-sur-Seine. Faites-moi signe à votre retour. J’aimerais bien vous voir et vous entendre.
Bien amicalement.
Aragon
Je lis que, dans son agonie, on l’a entendu murmurer : « Je fais ce que je peux » Le voilà, le mot de l’enfant qui vit au-dessus de son régime, l’enfant qui veut montrer qu’il aime, mais qui veut surtout montrer qu’il sait qu’on l’aime, l’enfant en désarroi, le généreux enfant en désarroi qui veut faire cadeau de sa reconnaissance.
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Le Parti, bien sûr, parce qu’il y a de la vie là-dedans, apparemment. Aragon n’y est pas entré, comme on le pense souvent, poussé par le besoin ou le plaisir de se sentir « engrené aux rouages d’une organisation de masse ». Il dit le contraire, expressément, quand il raconte qu’après l’intervention de Clara Zetkin à Tours, l’envie lui étant venue de s’inscrire au tout jeune Parti communiste français, il s’est rendu rue de Bretagne où un personnage inélégant lui a parlé de « l’envie de ne pas rester seul, de descendre dans la rue, pour se sentir les coudes avec d’autres, suer ensemble… Il faisait des deux mains la mimique d’un ruissellement de sa calvitie à sa bedaine. Je n’avais pas eu envie de rester. » Ses raisons étaient autrement complexes, et profondes. Il n’a pas vu dans le Parti communiste un moyen d’échapper à sa solitude, un creuset où il pourrait la fondre, mais plutôt un lieu où il pourrait la refonder, la remettre sur ses pieds. Énorme paradoxe : en adhérant au Parti, il a cherché une affirmation de lui-même, de sa singularité, de sa solitude. Et il y eut les déceptions, Staline, cette illusion tragique, l’aveuglement des dirigeants communistes français, la lente et douloureuse prise de conscience, jusqu’au chantage au suicide, en 1968, si le Parti ne condamnait pas formellement l’agression de Prague. L’enfant mal aimé ne peut pas se taire devant l’évidence du mal. Mais renier ce qu’il a aimé, c’est nier qu’il en ait été aimé, cela lui est insupportable et le replonge dans une intolérable détresse. Et tandis que les uns reprochaient à Aragon d’être beaucoup trop communiste ou, tout simplement, de l’être, les autres, caciques du Parti en tête, travaillaient méthodiquement et lourdement à sa légende dorée : il y a tant de manières de ne pas comprendre, tant de manières de refuser, tant de manières de ne pas aimer. Je notais, après 1968, que les réactions étaient les mêmes quand il s’agissait de sa vie avec Elsa. Les uns, excipant de leur libération supposée, daubaient sur une fidélité où ils voyaient une servitude, et le pressaient, plus ou moins grossièrement, de suivre leur exemple, arguant souvent de sa bisexualité. Les autres, athées ou croyants également inquiets de la rapidité des transformations en cours après Mai, redoublaient de dévotion à l’égard d’un couple idéalisé où ils voyaient secrètement un utile conservatoire des valeurs traditionnelles.
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Daniel Bougnoux cite fort opportunément cet extrait d’une lettre de Drieu la Rochelle à Jacques Doucet : « Vous et moi, Monsieur, nous sommes dans le siècle, Louis Aragon n’y est pas. Il a prononcé des vœux qui l’en excluent. La méditation perpétuelle de l’absolu fait à Aragon et à quelques autres des paupières crispées. Leurs regards coupent les choses, y font des angles qui nous blessent et qui semblent entamer la substance de ces choses. »
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Mon mauvais esprit a ramené ces regards qui « coupent les choses » à L’Hécatombe de Georges Brassens. C’est bien cela : Aragon suscite un fantasme de castration chez ceux qui se croient les familiers de « la ré, la ré, la réalité » et, d’une manière ou d‘une autre, apparatchiks ou communicancants, s’en font les champions, les interprètes officiels. Naïveté dérisoire, pitoyable, monstrueuse. Vous et moi, Monsieur, nous sommes dans le siècle : que c’est bête, que c’est creux, que c’est posé ! En ai-je vu pourtant de ces terrorisés agressifs qui carrent leurs fesses dans le fauteuil de l’époque en espérant qu’on leur confirmera que tout est là, qu’ils sont complets, exempts de toute surprise, définitivement tranquilles! Pauvres gens ! Que quelqu’un, non loin d’eux, reste debout, les voici qui s’évertuent à le faire s’assoir ou, s’ils n’espèrent pas y parvenir, se tiennent prêts à évacuer leurs fesses là où il le leur ordonnera, comme s’ils devinaient confusément qu’ils voyagent dans la vie en fraude, qu’ils n’ont pas composté leur billet d’insécurité, et que le contrôleur du destin ne l’oubliera pas.
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« Rien de tel qu’un flux de conscience pour mélanger les genres », écrit Daniel Bougnoux. Allusion au Traité du Style : « Avez-vous jamais vu un incendie, il n’y a rien de tel que le feu pour mélanger les genres ». La même chose, en somme, mais au feu près, qui carbonise cette tentative de réduction. Car le feu, voyez-vous, réchauffe, illumine, consume. Quelque idée que vous en ayez, il y a de la transcendance dans le feu. Un flux de conscience glisse, frétille un instant dans la poêle de la littérature, et ciao. Le mélange des genres, d’ailleurs, n’est pas leur confusion. Cuisiniers et peintres mélangent les couleurs et les arômes : diraient-ils qu’ils les confondent ? De quelle séparation se fait-on l’avocat ?
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En 1965, j’ignorais tout de l’univers des entreprises. Quand, deux ans après, mon métier de formateur me le fit découvrir, je me souvins des Beaux Quartiers, et des mots de Richard Grésendage, un soir, couché auprès de sa femme : « Tu sais comme Joseph Quesnel dit toujours les hommes-doubles que nous sommes aujourd’hui des hommes doubles L’un qui a une fonction dans la Société, l’autre qui n’a rien à voir avec celui-ci, parfois le déteste, qui est contradictoire avec lui l’homme quoi ! » J’admirais qu’Aragon ait pu sentir avec cette justesse, comprendre avec cette précision, dire avec cette simplicité. L’homme-double, les hommes-doubles. Il n’y a que des hommes-doubles, ou presque, dans les entreprises, des hommes et des femmes doubles, tous du même genre, et il n’y a rien à attendre de cette mutilation, de cette dilacération, rien que du mensonge et du malheur. L’entreprise pressent parfois ce mal, quand il la gêne dans ses ambitions. Mais elle est construite sur lui, pour lui ; elle ne peut proposer pour le guérir que des remèdes qui l’aggravent. Quand je me demandais comment il était possible que tant de gens de bonne volonté cèdent ensemble à une aussi énorme aberration, j’hésitais entre la colère et la résignation.
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Les explications ne manquaient pas. Celles des catholiques bourgeois que j’avais fréquentés, plus traditionnels que traditionalistes, et qui, devant toute difficulté, renvoyaient au péché originel et à ses conséquences, étaient grotesques d’inauthenticité. Une fois récité le Bénédicité rituel, je retrouvais chez eux, alourdie par une suffisance qui se donnait pour une affirmation spirituelle, l’atmosphère de violence coincée que sécrétaient les états-majors des entreprises. L’analyse de mon ami Henri Hartung, un protestant très marqué par ses séjours dans l’ashram de Ramana Maharshi, était plus fraternelle et plus franche, mais n’entretenait que de lointains rapports avec les évolutions de la société. Il y avait aussi, naturellement, mille et un professeurs de désaliénation. Toutes sortes de psys du dimanche, toujours un peu exaltés, assez distrayants, parfaitement inutiles. Et toutes sortes de marxistes, souvent des syndicalistes, plus habiles les uns que les autres à expliquer les immenses perspectives qu’ouvriraient leurs minuscules revendications, et qui invitaient les futurs camarades, pour accélérer la marche de l’Histoire, à distribuer leurs tracts, sans trop s’apercevoir qu’ils fournissaient une version augmentée de l’aliénation qu’ils condamnaient, d’où, sans doute, hormis les jours d’invectives programmées, leur complicité caractérielle avec les patrons détestés.
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Parfois, d’une troupe ou d’une autre, surgissait quelqu’un, ou le souvenir de quelqu’un. Jean Audin, le responsable CGT de Jeumont-Schneider, ou le Père Henri Sanson, rencontré à Alger, quelques autres encore. Ceux-là, d’où qu’ils viennent ou ne viennent pas, me semblaient constituer la plus sérieuse des familles, celle qui ne s’invente pas son passé, qui ne se tourne pas son film. Au fur et à mesure que mon métier de formateur m’immergeait dans l’épaisse frustration du travail, je refusais de prêter l’oreille à autre chose qu’à ces voix solitaires qui rendent l’atmosphère respirable et, à l’instant où elles font écho à la souffrance de tous, laissent derrière elles comme une traînée d’espérance. C’est ainsi que la poésie et les romans d’Aragon, en un coin de ma conscience, ont commencé à entrer en dialogue, en guerre, en conflit amoureux, avec l’immense champ de ruines que la confiance des travailleurs me permettait de découvrir.
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La poésie, bien sûr. Pas pour conjurer le malheur. Pas pour que le chant d’amour fasse oublier l’horreur, la sottise, la démission. Pour la force de la note juste, pour qu’elle opère la prétendue réalité. La poésie, et ceux qui l’ont chanté, Marc Ogeret et Catherine Sauvage en tête, qui accompagnèrent Aragon quand il vint parler, un soir, à ma demande, jusqu’à trois heures du matin, aux ouvriers de l’usine Jeumont-Schneider de Champagne-sur-Seine. Le Fou d’Elsa, ces années-là, m’accompagnait partout :
Quand tu rompis ta lance à la porte d’Elvire
T’en souviens-tu dis-moi du beau temps qu’il faisait
Et les yeux des remparts au loin qui te suivirent
Ressemblaient les fruits noirs saignant aux cerisaies
O paysage énorme à ta course ouvert comme
Un miroir où se heurte et s’étonne le vent
T’en souviens-tu dis-moi des chevaux et des hommes
Et de l’immense orgueil d’être jeune et vivant
Paysage énorme, la salle de formation ? Oui. Si l’on ne masque pas cette odeur de mort. Si l’on ne rêve pas de déplonger avant d’avoir plongé. Si l’on se défait de ce qu’on pense, de ce qu’on sait, de ce qu’on sent, s’il s’agit seulement de consentir. Ici aussi, une Grenade agonise, ici aussi on a ouvert les portes à l’ennemi. Qui on ? Quel ennemi ? Peu importe. Ça meurt, et pourtant ça peut chanter, tout est là. Pariant sur le chant, je ne savais plus très bien sur quoi je pariais. Comme si je l’avais jamais su ! En finir avec la manie de faire le point, avec le bilan, avec la saleté d’évaluer. Imaginer une Andalousie à partir de ce frisson de fragilité que tout le monde peut trouver en soi, qui ouvre tout. Chacune de ces femmes, chacun de ces hommes comme un univers prêt à reconnaître tous les autres univers, à les aimer. Si d’abord il se reconnaît. Si d’abord il s’aime. Quoi qu’il arrive. Comme on est loin d’ici, ici…
Moi si j’y tenais mal mon rôle
C’était de n’y comprendre rien
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La poésie, mais pas seulement. Dans La Mise à mort, au chapitre intitulé « Le miroir Brot », Aragon reprend les propos que tenait Richard Grésendage dans Les Beaux Quartiers. « Tu sais comme Joseph Quesnel dit toujours… les hommes-doubles… » Le miroir dont il s’agit est à trois faces. Devant lui, on ne parle plus de soi, ni de cet autre soi qu’on imagine ou qu’on construit, avec sa vie en deux parties, la professionnelle et la perso. On se regarde, on se réfléchit. Et tandis que les deux images attendues s’installent sur les faces latérales, un troisième personnage apparaît au centre du miroir – l’Indifférent, dit Aragon, après Watteau, qui est comme « le fléau entre les plateaux de la balance », comme ce plus qui empêche un et un de faire exactement deux. Le miroir à trois faces « agit comme un appareil à démêler les esquisses superposées, à pratiquer sur l’image complexe le travail inverse de celui par lequel on arrive au portrait-robot d’un homme vu par plusieurs personnes, à la résultante abstraite par quoi l’on prétend figurer le Français-type, par exemple. » Il est instrument de liberté, ce miroir, il annonce la révolution par le dedans. Car l’âme aussi, explique Aragon, peut se refléter dans les glaces. Son action est corrosive : elle interdit aux images latérales de composer la totalité du paysage, elle impose à leur complicité le grain de sable d’un déséquilibre, d’un manque. Ainsi, dans les séances de formation, ce troisième personnage en eux que les gens ne nommaient jamais quand ils confrontaient ce qu’ils appelaient leur vie professionnelle et leur vie perso, cet étranger si proche d’eux qu’ils redoutaient, capable de tout nommer sans être jamais nommé, un rien sans lequel c’est tout qui est rien. Et peu importe si, dans les séminaires ou dans le roman, les images se multiplient au fur et à mesure qu’on bouge les panneaux latéraux ou qu’on ajoute d’autres panneaux « biseautés même ». Cette profusion ne modifie rien, n’enseigne rien. « Quand tu serais dix ou vingt, en chicane ou en rond, qu’est-ce que ça nous apprendrait, quand avec un seul cœur, mon petit, on a déjà le vertige… » Rien, cela n’apprendrait rien. Il suffit d’y penser, de ne pas refuser d’y penser. Le personnage de La Mise à mort peut même supposer que l’image de l’Indifférent dans le panneau central n’est qu’une construction virtuelle, la projection, à partir d’une source lumineuse située derrière le miroir, des deux, des vingt, des mille reflets qui habitent les panneaux latéraux, une image constamment contestable, comme si un être humain se définissait à coups d’erreurs, par le progrès d’une absence, par l’élargissement d’un vide.
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Mais Fougère chante. Alors, tout change. Alors « le mystère n’est pas dans un jeu de miroirs, la complexité des reflets. C’est bien autre chose. Quand elle chante, c’est l’âme qu’on entend, et pas seulement la sienne… une âme qu’elle invente, peut-être, attribue à la Tosca ou à Manon, mais… c’est cela son art. Une connaissance profonde des êtres humains, une science de l’homme, de la femme. […] C’est à l’entendre que j’ai pris conscience d’être un homme. » Ainsi l’âme, dont les jeux du miroir ne savent dire que l’éloignement infini et la décourageante absence, se déploie dans le chant : « personne ne pouvait savoir que ce qui me bouleversait était d’avoir, rien que pour un tercet de la chanson, senti si merveilleusement prendre corps cet inégalable son de l’âme. […] Fichez-moi la paix. Quand elle chante, elle me déchire. Je sais bien alors que tout ce que j’écris, il y a des feux de bois qui se perdent. Rien ne compte plus que le vertige : être un homme, c’est pouvoir infiniment tomber. »
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Une note marginale d’Aragon m’avait beaucoup étonné. Pour résumer un commentaire sur Le Fou d’Elsa, j’avais écrit ceci : « La connaissance de l’amour, la connaissance-amour implique non la solution mais l’exaspération des contradictions. Connaître, dit Heidegger, c’est passer du centre à la périphérie. L’amour est passage à la périphérie, ek-stase. » Je ne m’attendais pas à le voir contester cette formule, qui me semblait faire assez précisément écho au chapitre du miroir Brot. Il la refusa pourtant en ces termes : « Cette impatience qu’on me donne toujours d’inverser les formules des philosophes : connaître, n’est-ce pas sur la conscience toute périphérique faire prédominer une conscience centrale ? » Je n’ai jamais résolu cette énigme. L’amour qu’il évoque dans La Mise à mort n’est-il pas tout entier passage à la périphérie ? Et ce Que serais-je sans toi ? sans cesse renouvelé à Elsa ?
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Quelques lignes de Daniel Bougnoux m’ont peut-être, indirectement, mis sur une piste. Les voici : « Le Contraire-dit, écrit sous le choc des événements de Tchécoslovaquie en refoule l’évidence par l’évocation (très indirecte ou oblique) d’un événement qui serait plus terrible encore, le ravage de la mort annoncée d’Elsa. L’ultime refuge d’une conscience confrontée à un traumatisme trop grand est de le nier désespérément. Il neige sur le trauma. Quand les images-écrans n’admettent pas de contraire, ou que les contenus de conscience du sujet ne s’opposent plus à rien, les psychanalystes parlent de forclusion, un état où le refoulement est inutile puisque la représentation insupportable n’a simplement pas lieu, et que pour le sujet de cette défense psychotique, rien ne manque. »
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Il m’est assez facile de réfuter cette éventualité de forclusion et de défense psychotique. Sans doute était-ce là un panneau latéral, celui de l’écrivain, qu’Aragon savait admirablement manier pour en faire bouger les images. Mais un autre panneau, tout aussi latéral sans doute, témoigne, lui, d’une absolue lucidité. Voici en effet la lettre par laquelle il répondait à celle qui lui avait annoncé la mort de mon père, le 6 avril 1969. On ne peut confier son angoisse avec plus de simplicité :
Mon cher ami,
Depuis avril, il y a dans mon sous-main un remords que j’évite, le refermant rapidement. La vue de ces cartons bordés de noir m’a toujours plongé dans une manière égoïste de désespoir, à la simple idée des mots stupides par lesquels seuls on peut y répondre.
Etes-vous seulement encore à Champagne ? Ce mot suivra-t-il un chemin vers vous ?
Toujours est-il que de temps en temps, Elsa me dit mais tu n’as toujours pas écrit à Sur. Il faut vous dire que l’âge n’aide rien. La maladie non plus. C’est à peu près (à quinze jours près) vers le temps où j’ai reçu cette carte de deuil que j’ai commencé un traitement pour une histoire qui affecte mes mains. Il ne semble pas que je doive l’arrêter, bien que fin mars le médecin me disait que ce serait achevé fin mai. Si bien que dans cette vie bizarre, avec à côté de moi, le cœur d’Elsa qui me fait de vilaines peurs – je ne sais trop comment me conduire, alors de temps à autre, je fais semblant.
Tout de même, ne doutez pas de mon amitié, de notre amitié. Téléphonez un jour pour qu’on se voie… j’aimerais que vous veniez tous les deux déjeuner, dîner, que sais-je…
Enfin ne m’en veuillez pas et faites signe.
Affectueusement.
Aragon
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L’œuvre, l’existence : deux régimes de pensée, deux panneaux latéraux qui n’aliènent pas le mystère. L’œuvre, chez Aragon, est exploration angoissante, Daniel Bougnoux a raison de le montrer. En elle le danger est à son paroxysme, la possibilité de libération aussi. Elle entrevoit des choses lointaines, comme un au-delà de l’existence qui est aussi son en-deçà. Elle se risque à frôler le mystère. Mais Aragon n’est pas fou : ces sorties-là ne s’improvisent pas, il faut savoir revenir au camp de base de l’existence. Qui n’est pas absorption par quelque réalité de réclame, socialiste ou non. Qui n’est pas consolation par le médiocre. Qui n’est pas défaite de l’esprit. Qui est attente et attention. Qui n’est pas retour au confort. Qui est commencement de l’aventure, préparation, intériorisation, méditation de l’aventure. Ce que ses adversaires, sans se l’avouer, ont reproché à Aragon, ce n’était pas son communisme, même pas sa célébration de Staline, encore moins le surréalisme de sa jeunesse, encore moins le mythe d’Elsa, encore moins sa complexité sexuelle. Ce qu’ils lui ont reproché, c’est d’avoir rendu évident que toute existence, à moins de n’être que mensonge, est un camp de base, seulement un camp de base. Ce qu’ils lui ont reproché, c’est de réduire à néant toutes les tentatives d’installation. Ce qu’ils lui ont reproché, c’est le « ce que nous cherchons est tout » de Hölderlin. Un de ses poèmes évoque « le point blanc qu’on voit au ventre des théières », ce point blanc de l’alchimie sur la peinture hollandaise qui l’avait intrigué, à la fois memento mori et signe d’infini. Il n’est rien dans sa vie, même pas l’épisode que raconte Daniel Bougnoux, qui n’ait été marqué de ce point blanc, qui n’ait tenté d’échapper à l’image unique, lugubrement rassurante : « Attendez-vous à pire », lui avait-il dit ce jour-là.
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Memento mori et signe d’infini : Elsa. Elsa au milieu, Elsa au camp de base de l’exploration de l’avenir, de l’avenir en eux, « cet avenir, écrit-elle, qui était notre rêve et notre souci majeur, à toi et à moi. » Aucune contradiction. Aucune idéalisation. Dans l’existence, l’amour, en effet, est conscience centrale. Mais dans l’imaginaire, dans le rêve, au plus secret du désir, cette conscience centrale s’abolit, sort d’elle-même, passe à la périphérie. Impossible d’ignorer que ce retournement va se produire. Impossible de faire comme s’il s’était déjà produit. « Les temps du couple ne sont pas venus ». L’existence est un entre-deux. L’égalité de l’homme et de la femme est une égalité d’explorateurs, non pas de propriétaires, non pas de conquérants. Ce qu’est un homme, ce qu’est une femme, c’est leur amour qui le leur enseigne, ni les leçons d’autrefois ni celles d’aujourd’hui, infiniment plus vaines encore.
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Cet avenir qui était notre rêve… Ces mots sont extraits de la citation d’Elsa gravée sur leur tombe, à Saint-Arnoult. Quand le visiteur s’enquiert de son origine, on lui répond gentiment qu’il s’agit d’un extrait d’une préface aux Œuvres romanesques croisées. On lui envoie même des photos de la tombe, celles qu’il suffit d’un clic sur Internet pour se procurer. Que je ne manque donc pas cette occasion de cocher ma case d’histoire littéraire. De la re-cocher, plutôt, puisque les informations que j’ai transmises au Moulin ne semblent avoir intéressé personne. La photographie du manuscrit de ce texte, augmenté d’une phrase, a été publiée en 1966 dans Aragon, le réalisme de l’amour. Comme chaque volume de la collection devait comprendre huit photos, j’avais proposé à Aragon de choisir huit photos d’Elsa. « Merci, cher ami, m’avait-il dit, d’entrer dans le plus grossier de mes jeux. » Cette réponse m’avait tourmenté pendant assez longtemps, on a toujours du mal à prendre le jeu au sérieux. Conformément à son tempérament, il s’était mis sur-le-champ au travail et avait sorti devant moi des dizaines de photos, plus que ne pouvait en accueillir son bureau, et les avait installées sur le sol. Sept, sept seulement, furent agréées. Pour la huitième, je lui avais suggéré que nous demandions à Elsa la permission de photographier une page d’un de ses manuscrits. Il m’avait alors mis dans les bras plusieurs volumes des Œuvres romanesques croisées, m’invitant à chercher dans les préfaces. J’y avais trouvé un texte qui me semblait tout dire. Elsa n’en avait plus le manuscrit à sa disposition, elle le recopia donc.    « Un authentique faux manuscrit », me dit-elle. Il y avait beaucoup de sourire dans leur complicité. Sept ans après, la télévision présentait une émission sur eux, faite de témoignages et de documents filmés. La dernière image était celle de la tombe. Le texte d’Elsa était devenu leur épitaphe.
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« Je n’ai pas d’autre azur que ma fidélité » : Aragon voulait d’abord faire graver sur sa tombe ce vers des Yeux d’Elsa. Mais Elsa mourut la première, il préféra le texte que j’avais choisi. Une manière, peut-être, de passer du centre à la périphérie. Le voici :

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LE MARCHÉ XXXIX

Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, p. 36 de l’édition Pocket : « Je comprends (…) la passion, la folie, la duperie des récits de voyage. Ils apportent l’illusion de ce qui n’existe plus et qui devrait être encore, pour que nous échappions à l’accablante évidence que vingt mille ans d’histoire sont joués. Il n’y a plus rien à faire : la civilisation n’est plus cette fleur fragile qu’on préservait, qu’on développait à grand-peine dans quelques coins abrités d’un terroir riche en espèces rustiques, menaçantes sans doute par leur vivacité, mais qui permettaient aussi de varier et de revigorer les semis. L’humanité s’installe dans la monoculture ; elle s’apprête à produire la civilisation en masse, comme la betterave. Son ordinaire ne comportera plus que ce plat. »
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Dans cette accablante évidence, le fondement, le fardeau, mais aussi, selon moi, la paradoxale possibilité d’élan de toute réflexion sérieuse. Il faudrait pourtant des volumes entiers pour recenser les stratégies d’évitement individuelles et collectives que nous tentons de lui opposer. Lucidité oblige, nous nous gardons de la nier en bloc. Nous préférons un déni partiel, élégamment partiel, relatif, mesuré ; l’essentiel est de ne pas lui reconnaître la place centrale qui est la sienne. Ce refus sème la confusion et conduit à l’impuissance. Ce qui pourrait être vrai devient faux. Le vitalisme et la bonhomie dont on nous accable ont des relents fangeux. L’optimisme qu’on nous vend sonne comme une invitation au suicide. Le progrès est un prisonnier ligoté, la révolution une courtisane défraîchie. Une des roueries les plus courantes est d’adjurer ceux qui rechignent à participer au bonneteau universel d’avoir meilleur moral : des prêcheurs bourrés d’anxiolytiques et d’antidépresseurs sont là pour leur redonner confiance. Si la cure ne donne pas de bons résultats, ces propagandistes agréés peuvent se faire plus agressifs et reprocher avec hauteur et suffisance aux récalcitrants de déserter les vastes causes et les immenses principes à l’ombre desquels se dégustent les bénéfices secondaires de la névrose. Parmi ces missionnaires, une majorité de roublards qui ne méritent aucune tendresse particulière et une minorité d’âmes douloureuses dont il serait inamical de ne pas considérer la souffrance : mais, par cynisme ou par faiblesse de caractère, les uns et les autres brandissent l’altruisme comme un bouclier commode contre les bouleversements de tous ordres qu’entraînerait en eux la considération de l’accablante évidence. La bonté comme évasion et comme chantage, voilà un trait singulier de l’époque.
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Se persuader de cette évidence n’est pas une pose littéraire, pas plus qu’une capitulation : c’est le point de départ le plus simple, le plus honnête et, sans doute, le plus fraternel de tout débat avec soi-même ou avec autrui. Enfant, je pensais : « Ce n’est plus de jeu ». Cela ne signifiait nullement que je ne voulais plus jouer, ni que j’étais trop triste ou trop fatigué pour continuer la partie. Tout le contraire : cela voulait dire que le tour qu’avait pris le jeu était contraire au jeu, que le jeu, en effet, n’était plus le jeu, que tout était devenu absurde et décevant, que je ne voulais pas me forcer à faire semblant, à inventer des combats et des adversaires qui n’en étaient pas, à me fixer des buts stupides, à m’imposer des règles insensées. Même si, ensuite, je ne savais que faire, et s’il ne me restait qu’à bouder tandis que la farandole des autres, avant de se dissoudre en querelles, venait narguer mon embarras.
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Ils me menaçaient et criaient à la trahison. Je ne me voulais pourtant pas inamical. Mes ruminations d’isolé me laissaient plus embarrassé que satisfait. Loin de me complaire dans une solitude orgueilleuse, j’aurais préféré être comme eux, pour qui tout semblait si simple. Peut-être, incapable de me blinder, étais-je seulement plus fragile ? Dans les bavards d’aujourd’hui, je revois ces gamins : tout barbouillés de confiture de mensonge, ils n’étaient forts qu’en bande et ne songeaient qu’à se protéger.
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La nostalgie la plus puissante n’a pas d’objet repérable. C’est une nostalgie récurrente, une nostalgie de la nostalgie, une nostalgie de rien. Ceux qui l’éprouvent ne sentent derrière eux aucun pays de cocagne, aucun paradis. Si loin qu’ils remontent dans leurs sensations, c’est la dissonance qu’ils retrouvent, non pas l’harmonie. Cette expérience est très banale, mais il est difficile de rendre compte de la dissonance ; aussi beaucoup de gens préfèrent-ils s’inventer des enfances miraculeuses, se composer des souvenirs enchantés. Bien plus forte et bien plus féconde me semble la question d’Aragon :
Qu’est-ce qui vaut la peine alors qu’on le profère
Du profond de soi-même Enfin que signifie
Ce râle prolongé qu’à tout chant je préfère
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À cause d’Aragon, parenthèse dans l’accablante évidence. Un court papier de Patrick Besson sur Le roman inachevé me rend la présence du poète ; Besson l’avait pourtant d’abord détesté. Rares sont les écrivains qui arrachent des témoignages d’une telle sincérité, et pas seulement à leurs amis. On trouve ainsi sur Internet les textes admirables que Jean d’Ormesson écrivit à la mort du poète. Parmi les réactions à l’article de Patrick Besson, ces deux lignes d’un(e) anonyme – je parie pour une femme – me touchent infiniment : « J’habitais près de chez lui et lui avais demandé une dédicace. J’aurais dû lui dire que j’aimais ses poèmes, ce communiste tellement fils de Dieu. » Malgré le gentil style catho, je suis tellement d’accord ! La foi chrétienne, il me l’avait confirmé, ne serait jamais la sienne. Un jour, dans son bureau de l’appartement de la rue de Varenne, il avait surpris mon regard sur une toile abstraite accrochée derrière lui ; on pouvait y apercevoir quelque chose qui ressemblait à une Crucifixion. « Ce n’est pas ce que vous pensez », m’avait-il dit. Puis, très vite : « Accepteriez-vous que nous disions ensemble que nous n’en savons rien ? » Savoir ? Ah ! Certes. J’avais accepté sans hésitation. Et pourtant, sa voisine et lectrice n’a pas tort. Auprès de cet homme, les chrétiens officiels me semblaient parfois des professionnels de la vérité, la soutane des prêtres avait des reflets de manchettes de lustrine. Le respect appuyé qu’il témoignait au christianisme ne me touchait pas particulièrement. C’était l’époque du grand dialogue entre chrétiens et communistes : il y avait probablement un peu de politique là-dedans, même si son enfance avait été marquée par un certain abbé Flynn. Mon émotion était d’un autre ordre. Je ne me souciais nullement de chercher dans ses poèmes quelque écho secret à la foi. Je les prenais pour ce qu’ils étaient et me suggéraient, mais ils me touchaient à une telle profondeur qu’il m’était impossible d’imaginer qu’ils ne rejoignaient pas, à leur manière, ce que, certes, je ne savais pas, mais que je croyais vrai. Comment, pourquoi, et si, après tout, ce n’était qu’une illusion, cela m’était indifférent. Je sentais comme cette lectrice qu’une foi chrétienne qui n’eût pas vibré au regard que jetait Aragon sur l’être humain, et à la vérité de l’art avec lequel il l’approchait, eût été une assez lugubre production cérébrale. Le jour de ses obsèques, comme je l’avais fait, douze ans auparavant, à la mort d’Elsa, j’ai pensé à lui, à eux, de toute mon âme, mais je suis resté chez moi : entre lui et moi, il n’y avait ni religion ni parti.
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Mais non, je ne me suis pas écarté de l’accablante évidence ! Toute la poésie d’Aragon, je n’ai pas attendu d’être vieux pour m’en apercevoir, est un requiem. Jeune, j’étais plus sensible à ce qu’elle a de tragique ; désormais, la mélodie l’emporte, la sérénité qu’elle a conquise. Mais c’est bien cela : quelque chose est fini, et cette agonie, cette presque mort est une invitation à la vie. Ce n’est pas la fragilité qui obsède cette poésie, ni l’éphémère de nos sentiments et de nos entreprises. Ce n’est pas la mort comme terme, comme destin, comme ombre portée sur l’existence. Ce n’est pas leur finitude qui, aux yeux d’Aragon, rend les êtres humains si touchants, c’est qu’ils ne sont presque jamais eux-mêmes, que leurs mots, leurs actes, leurs projets meurent avant de naître. La vie ressemble en eux à la jambe du Boniface des Voyageurs de l’impériale, celle qui n’a pas souffert quand le pauvre garçon a été écrasé par une charrette de pierres. Elle n’a pas souffert, cette jambe, mais, d’avoir été épargnée, elle est plus effrayante encore que l’autre, méconnaissable.
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Ce sentiment d’étrangeté tragique, la modernité le pousse au paroxysme. La morale utilitaire, le devoir autiste, les catafalques solennels des valeurs, les objurgations risibles ou dégoûtantes des doctes et des puissants, sans même parler du reste, du pire, du gros animal, de la vie-de-bureau, comme dit si justement Téodor Liman : autant d’images et de restes du néant. Si nos concitoyens n’avaient pas conscience de ce désastre, pourquoi passeraient-ils la moitié de leur temps à déplorer les crimes d’hier et l’autre moitié à conjurer les catastrophes de demain ? Pourquoi, à ce présent qu’ils n’osent pas affronter, laisseraient-ils seulement quelques pleurs et quelques spasmes ? L’habile petite bourgeoise avare que notre époque ! Et prétentieuse avec ça ! Haute comme trois pommes, et qui vous fait la leçon ! Elle est nulle, la pauvrette, et elle le sait ! Ah ! Si elle pouvait comprendre ! Si elle cessait de bavarder, si elle se contentait de chanter Aragon ! Elle reviendrait à elle, et peut-être à plus qu’elle.
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La rue en pente douce, juste à droite du bureau de poste dont les vaillants habitants de la commune tâchent, à coups de pétitions, de prolonger l’existence jusqu’à ce qu’un serf de communication leur explique qu’on va le leur fermer au nez en sorte d’améliorer le service, porte un nom qui nous avait intrigués : rue du Ha-ha. Une blague locale ? Le surnom d’un personnage pittoresque ? Que nous ignorions de choses ! La réponse se trouvait dans un essai du passionnant sociologue américain Richard Sennett que le hasard nous fit feuilleter, La ville à vue d’œil. Nous entrons à la poste, désormais, yeux baissés et cœur contrit : plus de dix pages savantes, dans ce livre, sur ce que nous prenions pour le souvenir d’une soirée trop arrosée d’Irancy !
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S’il se trouve un lecteur aussi mal informé que nous, qu’il sache que le ha-ha est tenu, par Sennett, pour rien moins qu’un événement capital dans l’histoire de l’urbanisme. C’est un fossé pourvu d’une clôture en contrebas qui entoure un pré où paissent des chevaux ou du bétail. Les promeneurs qui les observent admirent que ces animaux puissent vivre dans une si belle liberté sans être sujets à aucune tentation d’évasion. Ce système du fossé a été utilisé, un peu au hasard, au XVIIe siècle ; avec les Lumières, il a pris toute sa place dans l’esthétique de l’aménagement de la nature. Dans la ville d’inspiration médiévale, la vie s’organise à l’ombre, ou dans la lumière, du religieux. Les maisons s’agglutinent comme elles le peuvent autour de la cathédrale, principe de transcendance et donc de sens. Le ha-ha est une des inventions qui témoignent, au contraire, de la volonté de l’homme d’intervenir dans la nature, d’unifier autour de lui la nature sauvage et la nature cultivée. Horace Walpole expliquera plus tard qu’il s’agissait de libérer le jardin « de sa régularité rigide, pour qu’il puisse s’assortir à la campagne sauvage à l’extérieur ».
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Le même Horace Walpole, selon Sennett, explique le nom de ha-ha par les cris que poussaient les promeneurs lorsqu’ils découvraient le fossé inattendu. Gageons que ces ha ! ha ! étaient de deux sortes. De félicité, d’abord, pour saluer la beauté du parc et l’urbanité des animaux. De surprise, et sans doute de déception, ensuite, lorsqu’ils arrivaient devant le fossé et n’avaient plus à applaudir qu’à un stratagème somme toute élémentaire, à une astuce judicieuse.
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La modernité, c’est le ha-ha universel. Commençons par le reconnaître : il faut bien du talent à ses architectes et à ses jardiniers. Il en faut aussi beaucoup à ceux qu’on a mille fois raison d’appeler ses acteurs : tout cela n’est rien d’autre, on le sait, qu’une représentation, qu’un mauvais cinéma.
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Dans le cercle qu’entoure le fossé, le bétail, les chevaux, parfois les ânes : en un mot, les importants, ceux qui sont là pour faire admirer leur intelligence, leur réussite, leur pouvoir, la finesse de leur sensibilité, la modernité de leurs opinions. Et naturellement, bien sûr, leur sagesse et leur liberté, qu’ils savent pourtant l’une et l’autre illusoires puisque limitées, et même régies, par le fossé. Autour d’eux, dans la vaste ou morne plaine, les citoyens-consommateurs se pressent pour les admirer ; leur vie pourrait être un long déniaisement puisqu’ils passent de l’enthousiasme que suscite en eux la liberté des importants (les premiers ha ! ha !) à la considération désabusée de leur captivité (les seconds ha ! ha !). Mais il existe une troisième catégorie d’acteurs. Aux fenêtres du château, ou de la belle demeure, qui trône au centre du domaine, les propriétaires observent la comédie. Ils ont deux raisons de ne pas en être dupes : ils surplombent le fossé et ce sont eux qui, pour leur propre plaisir et pour le bonheur de gruger leurs semblables, ont imaginé le système.
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Fonctionnement ternaire. Les gens du rond n’ont aucun intérêt à déchirer les apparences. C’est si délicieux d’exhiber une liberté imaginaire, surtout quand on raconte et se raconte qu’il s’agit d’une liberté pour les autres, que s’exhiber, c’est donner. Ils se lient donc les uns aux autres par un pacte secret, délicieux, nécessaire : oublier le ha-ha. Gare à celui qui vendrait la mèche ; mais qui en aurait vraiment envie ? D’autant que, dans le rond, on peut s’amuser à se séduire réciproquement ; on peut aussi brûler son agressivité résiduelle et se prendre à la gorge dans toutes sortes de querelles pittoresques. Autour de la piste, la foule accepte volontiers, elle aussi, de ne pas regarder les choses de trop près. Il y a bien quelques remous près du ha-ha, quand ceux qui y arrivent découvrent la supercherie, mais les hurlements d’enthousiasme des autres, trop éloignés pour comprendre, les intimident ; ils n’osent pas manifester trop fort leur dépit ; il leur arrive même de se persuader, grâce à de prodigieux efforts d’intelligence, que leurs yeux, en fait, les trompent. On ferait erreur en imaginant que les privilégiés installés à leurs belles fenêtres, un verre de vin du terroir à la main, considèrent la situation avec cynisme. Du tout. Le cynisme est toujours l’enfant illégitime de quelque vérité ; et la vérité, autant que ceux qui sont en bas, ils la fuient. Au spectacle de ces foules apparemment si heureuses, une grande tendresse loufoque les envahit : le bonheur des autres, ils l’ont inventé. Ils songent avec émotion qu’il y a quelque chose de plus vrai que la vérité de la tête. Le ha-ha qu’ils ont fait creuser ne mérite plus qu’ils y pensent. La vérité est dans le cœur. À cette idée, de grosses larmes mouillent le vin du terroir.
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Gentil ha-ha, ha-ha féroce. Les passions qui s’échangent dans la société mondialisée ont peu à voir avec des exhibitions de chevaux ou de bovins. Le ha-ha, désormais, c’est le monde. Tous les acteurs, ceux du rond, ceux de la prairie, ceux des fenêtres, se savent pris ensemble dans un grand cercle qui entoure celui où paissent les importants et les bovins. Leur choix est simple : rester dans le rôle que le destin leur a attribué ou progresser, c’est-à-dire passer de la prairie au rond et du rond aux fenêtres. Au fur et à mesure que la conscience du ha-ha comme seul horizon humain s’affine, ces changements de rôle sont de plus en plus fréquents et de plus en plus aisés : on dit qu’ils font avancer la justice sociale et le développement économique, on les applaudit à grands cris. La seule question épineuse qui subsiste, c’est celle de la possibilité de progrès offerte aux privilégiés du ha-ha, aux gens des fenêtres : existe-t-il encore pour ceux-là des perspectives de carrière ? Il en existe. Le ha-ha mondialisé, en effet, ne se développe pas seulement dans l’espace ; il ne se contente pas de conquérir, les unes après les autres, les différentes strates et classes sociales en en phagocytant les langages divers : il approfondit en même temps son emprise dans la conscience des acteurs. Arrivés au sommet du cursus, les privilégiés peuvent repartir de l’échelon le plus bas, la prairie, pour un nouveau tour de piste. Il leur faut seulement, pour y être autorisés, renouveler leur regard. Ceux qui accèdent à cette position prestigieuse sont les spécialistes, les experts. Leur expérience leur permet d’observer la situation avec des yeux de connaisseurs ; plutôt que les chevaux ou les ânes, c’est la totalité du spectacle que leur regard en abyme envisage cette fois-ci ; au tour suivant, contemplant leur contemplation, ils affineront leur critique. Mouvement de spirale, aussi inépuisable que l’illusion de progrès qu’il procure. Le ha-ha jusqu’au cadavre. Mais une femme honnête n’a pas de plaisir et un homme moderne n’a pas de cadavre.
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L’opération mimétique symbolisée par le ha-ha est ainsi passée de l’esthétique à l’éthique. Elle n’est plus destinée, comme au XVIIIe siècle, à l’agrément de quelques-uns. Elle gouverne désormais l’activité, voire l’existence, de tous les êtres humains qu’elle précipite dans la folie ordinaire du paraître : transformation quantitative en même temps que changement qualitatif. C’est pourquoi le vertige du sens taraude désormais les acteurs du ha-ha, même si rien ne leur est moins accessible : le principe même du ha-ha, c’est le non-sens. Voici donc ces malheureux aux prises avec un insurmontable défi : pour tenter d’échapper à l’angoisse, faire du sens avec du non-sens. Autant demander à un poisson de sortir de l’eau. Peu à peu, le mensonge du système isole ces naïfs et truque toutes leurs relations. Le jour vient où ils ne peuvent plus nier leur faillite. Que faire ? Il les faudrait tout-puissants : ils n’ont prise sur rien. Alors, se raconter des histoires, faire semblant, faire les malins, les prophètes, les héros, les sauveurs, mimer la sincérité, inventer des mots, bricoler des idéaux. Puis, la fatigue aidant, se laisser choir. Puis clapoter. Puis claboter.
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Je répète donc, avec Claude Lévi-Strauss et avec le vieux Papou que j’évoquais dans le Marché XXIX : il n’y a plus rien à faire. Peu me chaut que des agités de tout poil me contredisent en entassant plans, projets et perspectives dûment badigeonnés de pieuses intentions. L’incapacité où ils sont de s’arrêter, centrifugés qu’ils sont dans la roue de leur loterie, est à mes yeux la preuve que cette prétendue action n’est qu’une bruyante inactivité. Voir, sur ce point, les machines de Tinguely et de Niki de Saint-Phalle. Une action digne de ce nom se reconnaît à ce qu’elle commence et à ce qu’elle finit : sept jours pour la Création, dont un de repos, aucun dépassement de temps ni d’honoraires.
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Il existe des esprits de bonne volonté qui, conscients du monde où ils vivent et désireux de le rendre un peu plus vivable, prennent sur eux de lui ouvrir quelques voies pacifiques et sensées. J’ai de la considération pour leur optimisme lucide et modéré ; il m’est parfois une tentation. En France, chacun à sa manière, Hubert Védrine et Jean-Claude Guillebaud, par exemple, me paraissent œuvrer dans ce sens : rompre avec le manichéisme et les idéologies sommaires, chercher les voies du dialogue, percevoir et promouvoir ce qui rapproche. Ainsi faisait également Ettore Gelpi ; ainsi font bien des gens dans le monde, parfois au milieu des pires contradictions. Je partage avec tous ceux-là une commisération navrée pour la thèse du choc des civilisations. Bush le fils se dirigeant vers la sortie, l’inventeur de ce produit, s’il persistait dans cette voie, pourrait bientôt promener son bonnet d’âne dans le rond du ha-ha.
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Qui n’approuverait cet optimisme raisonnable ? Hubert Védrine démontre que l’affaire de Géorgie ne se laisse pas saisir par des systématisations simplistes. Songerait-il à Bernard-Henri Lévy ? Le problème majeur que me pose ce penseur, c’est celui de son rapport aux transports. Je parle ici des transports ordinaires, nullement des métaphoriques : train, avion, diligence, métro, patin à roulettes, coche d’eau. Pourquoi notre philosophe s’est-il imposé, par exemple, un aller et retour coûteux, et peut-être dangereux, à Tbilissi, quand il pouvait, au mot près, dans son bureau, ou dans son salon, ou dans son lit, dicter la déclaration qu’il nous en a rapportée ? Cette épuisante exaltation verbale nous fait apprécier, en tout cas, les analystes qui ne jouent pas avec nos nerfs. Même s’ils ne nous convainquent qu’à moitié. Nous rassureraient-ils seulement sur les maux du passé ? Quelles angoisses Jean-Claude Guillebaud ou Edgar Morin veulent-ils apaiser en nous, ou en eux, en promettant une “modernité métisse” ? Que les inspirateurs de la politique mondiale ne soient plus seulement des Américains et des Européens, mais aussi des Chinois, des Arabes, des Indiens, des Africains, d’autres encore, j’y consens volontiers. C’est parfait, aucun inconvénient à cela, bien au contraire. Mais en quoi le métissage résout-il la question du sens ? Aide-t-il même à la poser ? Ne risque-t-il pas de la noyer ? Vertige horizontal, comme on dit à Montréal. La question demeure. Être posée par tous et pour tous, non plus par et pour quelques-uns, la renforce comme un cyclone.
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De chaque voyage, on peut rapporter des images aimables. Sur le marché d’Helsinki, près du port, de blondes et gentilles jeunes filles préparent des repas simples et exquis que les promeneurs dégustent, assis sur un banc, devant une table étroite couverte d’une toile cirée dont ils assurent eux-mêmes l’entretien. D’énormes mouettes attaquent en piqué d’immenses poêles de petits poissons, de pommes de terre, de boulettes de viande, de saucisses. Les jeunes filles retirent les pièces les plus menacées et, sans rancune, les jettent dans une bassine à laquelle les assaillants ont librement accès. Tant qu’il restera des jeunes filles pour faire la part des mouettes, y aura-t-il lieu de désespérer ?
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On se plaît à penser des choses de ce genre, il faut bien se remonter le moral. On a tort, mais on a raison. Tort : les instants privilégiés ne sont pas là pour nous rassurer. Ce sont des réserves inappréciables, inanalysables, inexploitables. Vouloir se rassurer, c’est cela le pessimisme. Les jolies images n’empêchent aucune Guerre de Troie d’éclater. Et pourtant, c’est vrai, elles font du bien. Elles n’annulent pas le désespoir, elles piquent en lui l’espérance comme une gousse d’ail dans un gigot ; ou encore, comme les boulettes de viande et les pommes de terre sur le port d’Helsinki, elles la font mijoter en nous, l’espérance, à feu doux. Il suffit d’une jeune fille aux mouettes pour que le curseur, où que nous le placions entre optimisme et pessimisme, ne mesure plus rien. Pessimisme, optimisme, ce ne sont pas des mots de l’intérieur, ce ne sont pas des mots de vérité. Langage de contrôleur, langage de comptable qui s’intéresse aux alentours de la vie, aux habits de la vie, aux papiers de la vie, à ce qu’on appelle bizarrement les conditions de la vie, comme si la vie, telle une capricieuse vedette, posait ses conditions. Pessimisme, optimisme, c’est l’ordinaire de l’ennui, la Bourse descend, le PS se réunit en congrès, Lyon a encore gagné, quelque part il y a eu dix-huit morts et quatre cents disparus, où ça déjà ? Je tartine des pages et des pages, mais je n’ai qu’une idée : si nous sommes tellement en panne, c’est que nous tentons d’échapper à une évidence qui nous terrifie par son ampleur, par sa profondeur, par sa diversité univoque, par son exigence, par sa générosité, par son amour : c’est la vie qui nous intéresse, rien que la vie, seulement la vie. Non pas la vie comme nous la voulons, comme nous l’imaginons, comme nous souhaitons la maquiller, la dresser, l’organiser pour en jouir. La vie elle-même, la vie en elle-même, la vie qui dépossède.
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Le monde comme il est, il existe des artistes pour le voir. Au Kiasma, par exemple, le Musée d’art contemporain d’Helsinki. Si ces productions sont vraiment de l’art, c’est une question subalterne : interroger les spécialistes. À Helsinki comme à Stockholm, elles me frappent par leur vigoureuse franchise. L’appartement est un ensemble de cinq toiles qui en représentent les différentes pièces : salon, chambre des parents, des enfants, etc. Les cinq toiles sont entièrement noires. Si les gens venaient s’asseoir devant cette œuvre, en couple ou en famille, il ne leur faudrait pas dix minutes pour dire ce qu’ils ne disent jamais, et qu’ils savent. Même s’ils n’ont pas lu Françoise Dolto dont la voix déplore actuellement, dans une pub, que tant de parents, sans doute ceux qui n’ont pas lu ses livres, soient laissés dans l’ignorance. Pas d’accord. Je ne crois pas que, sur les choses essentielles, sur ce qu’on pourrait appeler les arts premiers de la vie, les gens soient ignorants. Ils ne veulent pas dire, tout simplement. Ils en savent trop, et ce qu’ils savent est trop gros, trop lourd, trop dissonant, trop étranger à ce qui se raconte. Les livres des spécialistes leur sont précieux, mais comme cadenas.
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Au Kiasma toujours, une vidéo montre une jeune femme à sa toilette, de dos devant un miroir embué. Son image, d’abord floue, se fait peu à peu plus précise, plus contrastée ; puis affirmative, puis impérieuse et, finalement, agressivement rigide. La jeune femme, elle, s’estompe, se dilue, s’évanouit. Une pétrification en direct.
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Cette œuvre aussi, composée d’une seule phrase maintes fois répétée avec, à chaque fois, l’amputation d’une lettre. La phrase, c’est : « Je ne suis pas encore prêt à voler. » Et chaque refus de l’envol le rend plus incertain, plus difficile, jusqu’à ce que l’impossibilité ne puisse même plus s’avouer. La procrastination, la névrose du trop tôt. Ou la névrose du trop tard, dont parlait Paul Ricœur. Une lucidité sans lumière, aveuglée par l’angoisse, paralysée. Qu’attend-il, ce citoyen, pour s’envoler ? Il consulte les statistiques ? Il vérifie la faisabilité de l’exploit ? Il s’assure de son expertise ? Il mesure la scientificité de l’expérience ? Il évalue ses performances ? Il attend des nouvelles de son analyste ? Il négocie avec son assureur ? Il se concerte avec les autorités civiles et religieuses ? Il travaille à la couverture médiatique ? Il s’enquiert de la légitimité de son projet ? Il l’inscrit dans une perspective sociétale ?
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Un physicien, qui est aussi un spécialiste du Talmud, explique que, pour créer le monde, il a fallu que Dieu, qui tenait toute la place et auprès de qui rien ne pouvait exister, se retire, s’absente, s’exile ; c’est ce retrait qui a rendu la création possible. Ce Dieu-là n’est pas le boss dont Obama, fidèle en cela à Bush le fils, promet de « faire le boulot ». C’est l’Émigrant, ou l’Émigré, c’est l’Être ailleurs. Pour ce savant, il y a, sur ce point, concordance entre la théologie et la physique : les particules de la matière, comme d’ailleurs les lettres qui composent les mots, sont mises en scène, ou plutôt mises en vie, par le vide ou l’intervalle qui les sépare. La création serait donc retrait, dépossession. Juste le contraire, remarque ce physicien, des fantasmes de toute-puissance qu’alimentent les jeux électroniques. Cette idée du retrait me semble extrêmement féconde. J’ai retrouvé la même grâce du départ dans un film magistral que je viens de découvrir, Une hirondelle a fait le printemps, de Christian Carion. Juste avant la trentaine, une jeune femme réalise un projet qui l’obsède depuis plusieurs années : acheter une ferme, et l’exploiter. Rien à voir avec le mythe soixante-huitard des moutons en Ardèche. Aucun naturalisme, pas le moindre romantisme. Pas de guitare, pas de joint au coin du feu. L’histoire simple et forte d’un écart, d’un exil qui rapatrie.
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Exister. S’en tenir à une musique qu’on est seul à entendre, dans laquelle chante pourtant l’humanité entière. S’en remettre à elle pour répondre aux séductions, aux risques, aux dangers. Ne se soumettre à rien qu’elle ne puisse approuver, ne rien accepter qui l’ignore ou la rejette. S’exercer à en reconnaître la couleur et le rythme dans la diversité des situations. Ne pas mettre trop vite des mots sur les choses, encore moins sur les gens, encore moins sur soi-même. L’héroïne de Christian Carion vit ainsi. Elle s’écarte. Ce n’est pas l’écart de la misanthropie, de la supériorité, du mépris, de la délicatesse offensée, du génie incompris : elle prend l’être comme on prend l’air, comme on prend le vent.
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Parabole évangélique de la perle : « Le Royaume des Cieux est semblable à un négociant en quête de perles fines : en a-t-il trouvé une de grand prix, il s’en va vendre tout ce qu’il possède et achète cette perle. » J’ai pensé à ce texte en regardant le film de Christian Carion. Malgré les mauvais souvenirs de jeunesse, le forcing des prêtres, leur pub insidieuse pour que de pauvres gamins empêtrés d’eux-mêmes s’inventent une « vie spirituelle ». Finalement ces bêtises n’ont rien pu gâcher. Il y a une fonction curative de la sottise ; elle nettoie le terrain, elle a quelque chose d’écologique (je ne dis pas que la proposition se renverse). Toujours est-il que lorsque je sens que quelqu’un a trouvé une perle de grand prix, cela me rend infiniment heureux. Et ce film, c’est une histoire de perle.
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Les chemins de la liberté. Un élan d’abord vague fondé sur une nécessité. Matériaux du projet : de la joie et de la souffrance ; dans les deux cas, de la vérité ressentie. Naissance progressive d’un sentiment d’affirmation à peu près intransmissible ; très vite, l’évidence de l’écart. Si l’on ne s’englue pas dans l’image, un projet va lentement s’élaborer à partir de cet élan. Résultat : ce qui s’appelle une vie, du oui et du non. Plutôt que de fatiguer les collégiens et les lycéens avec les impératifs éthiques et les larmoiements inauthentiques, leur faire voir ce film et, si l’on en est capable, le leur expliquer. On atteindra plus sûrement ainsi le résultat citoyen recherché. Sauf, naturellement, si ces impératifs et ces larmoiements sont des taupes du conformisme.
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Ce qui est prodigieux dans cette Hirondelle, c’est la netteté et la profondeur du trait : un travail de gravure. Une délicatesse et une fermeté de neurochirurgien. L’évidence intérieure. L’évidence antérieure, surtout, le moteur à l’arrière. Un envol puissant. Une subtilité aérienne et un dégagez-moi ça sans états d’âme. L’action se situe à l’instant où l’élan va donner naissance au projet, où il en établit les fondations, où la certitude va devoir se chercher quelques prises supplémentaires. Il faudrait expliquer aux ados comment fonctionne cette liberté libre, leur faire voir les dispositifs sur lesquels elle s’appuie. Leur montrer d’abord ce radar dont elle est munie et qui, sans aucune possibilité d’erreur, lui désigne ses vrais amis. Comment, d’emblée, entre cette jeune femme (Mathilde Seigner) et le vieux paysan caractériel et tendre (Michel Serrault) dont elle achète le domaine, c’est à la vie et à la mort. Comment ils se renforcent en se combattant, comment ils se fabriquent ensemble, comment ils s’orientent l’un l’autre en se désorientant.
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Et puis, mes enfants, faudrait-il continuer, à côté du radar à liberté, vous avez la machine à prendre ses distances. Plus cette jeune femme vit de l’intérieur, plus elle se laisse piloter par l’antérieur – qui n’est pas le passé, mais le présent et l’avenir qui continuent de s’y fabriquer, qui ne finissent jamais de s’y innover -, plus elle écarte de son univers ce qui ne peut plus s’y accorder. Les relations avec le copain d’avant et le job de formatrice en informatique s’éclairent autrement, s’inscrivent dans une perspective nouvelle. Ce n’est pas un chemin de Damas. Elle ne brûle pas ce qu’elle a adoré. C’est le surgissement de l’accablante évidence dont parle Lévi-Strauss, le sentiment d’une insupportable répétition, l’impossibilité soudaine de faire semblant, de jouer un rôle, de tourner à vide. Mais, en mettant la conscience à nu, en la raclant, en la récurant, en y traquant la mauvaise foi, l’évidence lui rouvre l’imprévisible, le gratuit, l’injustifiable. Et puis ? Et puis rien. Des regrets, de temps en temps, dont il faudra vérifier l’inanité. Elle quittera la ferme, elle y reviendra. Dernière image : elle marche dans la campagne parmi son troupeau de chèvres. Plus rien à voir.
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Si on trouve cela ennuyeux, on peut toujours crier contre Wall Street. Ou aller voir La Belle Personne : du vide farci de néant. D’autant que ses jeunes interprètes ne nous font grâce de rien. Après avoir joué des personnages nullissimes dans lesquels on chercherait en vain quelque trace d’amour, ou de désir, ou d’amitié, ou même de vice, et dont le seul souci, quoi qu’ils fassent ou ne fassent pas, qu’ils jouissent ou ne jouissent pas, est de se demander de quoi ils vont avoir l’air, les voici, poussés aux fesses par les commerciaux, qui viennent nous expliquer sur les radios que leur « génération » se pose beaucoup de problèmes et que tout cela, comme bien vous pensez, c’est parce que cette foutue croissance s’est barrée. Propos rassurants : le jour où ils n’auront plus rien à jouer, ces jeunes gens se feront journalistes économiques. Conclusion : si, comme on a le culot de nous le faire croire, il existe quelque rapport entre cette bouillie sans sel et La Princesse de Clèves, alors le Marché de Résurgences, mes amis, c’est L’Iliade !
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Tombeau pour le collège, de Mara Goyet. Le témoignage d’une prof en ZEP au cœur de la mêlée, qui y prend tous les coups, mais s’y construit. Elle est de la même race que l’héroïne de l’Hirondelle mais la mise à distance, ici, se fait sur place. Une immigration dans la conscience, un foisonnement de questions justes, le déblaiement des souterrains. Il y faut de la santé. Ici aussi, le radar à liberté détecte des amitiés solides. J’en vois au moins une, insolite : Paul Claudel. Mara est d’ailleurs le nom d’un personnage de l’Annonce faite à Marie. Claudel en ZEP, dans le cœur d’une jeune femme de trente-cinq ans, quelle surprise ! Mais, quand on y pense, le navire de son Christophe Colomb est aussi désespérant qu’un collège de banlieue : plus de viande salée, plus d’eau, les matelots, à tout hasard, bricolent un syndicat. J’avais quinze ans quand je suis monté à bord. En ZEP aussi, quand plus rien ne souffle dans les voiles, quand on ne sait plus que faire ni penser, quand la machine à prendre ses distances a écarté les illusions de bonheur et les illusions de malheur, quand ces consuméristes que cette jeune prof n’arrive pas, comme on dit dans le 9-3, à calculer ont fui comme des rats, en ZEP aussi, il leur reste le soleil !
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J’aime beaucoup, s’il faut parler moderne, la déconstruction de l’élève que je trouve dans ce livre. L’élève, ça n’existe pas. Le salarié non plus, d’ailleurs. Nous vivons parmi les fantômes. L’élève, c’est le produit d’appel des pédagogues et des parents. Le salarié, la tête de gondole des politiques, des patrons, des syndicalistes, des consultants. Tout le monde sait cela, ou le sent, même si personne ne peut en tirer la moindre conséquence. Peu importe. Jean Guitton disait que les vertus, plus que des préceptes à appliquer, étaient des étoiles piquées dans le ciel pour nous illuminer. La déconstruction de l’élève, du salarié et, plus généralement, de la société en tant qu’elle est censée fonctionner et distribuer des rôles aux acteurs, voilà un satellite de poche pour le pays des étoiles.
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Mieux vaudrait n’avoir aucune mémoire, la propagande passerait mieux. Chaque matin au réveil, je me le répète : l’Afghanistan n’est pas l’Algérie. Et pourtant… Le ministre de la Défense grandiloque : « C’est le combat de la démocratie contre l’obscurantisme ». À Alger, il y a un demi-siècle, les penseurs du Cinquième Bureau s’en allaient répétant que l’enjeu de la guerre était la défense de la civilisation chrétienne contre le marxisme ; l’Algérie indépendante, à coup sûr, deviendrait communiste ! Mais non, l’Afghanistan n’est pas l’Algérie. Et pourtant… Nous ne voulons pas nous couper de la population, disent les stratèges français de Kaboul. Leurs glorieux aînés non plus. Ils avaient mis en place des actions sanitaires et sociales, d’ailleurs utiles, mais dont ils avaient la sottise d’imaginer qu’elles séduiraient les Algériens au point de les faire renoncer à l’indépendance. Mais non, l’Afghanistan n’est pas l’Algérie. Et pourtant… On nous explique que les opérations militaires ne suffiront pas et que le conflit afghan ne pourra être résolu sans un effort de développement du pays. On y avait déjà pensé il y a cinquante ans, et au plus haut niveau : cela s’appelait le Plan de Constantine, ce fut infiniment inutile. Mais non, l’Afghanistan n’est pas l’Algérie. Vous voyez bien : aujourd’hui, nos forces combattent des insurgés ; les Algériens, eux, étaient des rebelles.
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Mais, c’est vrai, l’Afghanistan n’est pas l’Algérie. Nous n’y engageons pas cinq cent mille hommes. Il n’y a pas de Pieds Noirs à Kaboul. C’est moins notre affaire que celle des États-Unis. Et surtout, rien ne s’use plus vite que la propagande. Ce chaud partisan de la poursuite des opérations, las de débiter des craques et de donner des leçons de civilisation, n’a plus qu’un argument assez piteux dans sa giberne : si nous partions, bien d’autres Européens seraient tentés de nous emboîter le pas. Voilà qui trahit une forte motivation. Certes, on comprend ce pauvre homme : nul ne peut indéfiniment faire semblant. Mais alors, qu’est-ce qui les retient de partir s’ils n’ont pas de raisons sérieuses de rester ? Une chose simple, enfouie plus profond que le pétrole ou le gaz : ils n’osent pas. Ce pays n’ose pas, ces gens n’osent pas. Occidentite aiguë : mélange de sagesse précautionneuse, de bavardage solennel, de désir de sieste, de politesse, de ressentiment. Ne pas penser selon soi-même, préférer les grands mots creux, les hochements de tête entendus. Surtout ne pas être seul, ne pas s’écarter des plus puissants. « On est mieux avec eux que sans eux », dit ce dirigeant d’EDF qui vient de passer un accord avec une firme chinoise. Être un gros. Si l’on n’est pas un assez gros, chercher un plus gros et se mettre dans son camp. Réflexe de récréation à l’école élémentaire : « Je suis dans ton camp. » Le but, c’est de peser. Vingt siècles de civilisation chrétienne, sans compter les Lumières et la révolution : tout est dans le poids qu’on pèse. Mais je suis injuste. La motivation des motivations, la plus délicieusement pudique, c’est notre légendaire courtoisie : nous restons parce que nous pensons aux femmes afghanes. Tiens donc ! Vous ne vous rappelez pas ? L’Afghanistan n’est pas l’Algérie, bien sûr. Mais penser aux femmes algériennes – on disait musulmanes – c’était déjà une délicatesse du Cinquième Bureau. Le 13 mai, on les emmenait même au spectacle sur le Forum. Gratis.
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C’était quelque chose, ce Cinquième Bureau ! J’y ai pris le goût de lire Shakespeare en entendant un de mes camarades de service militaire répéter à chaque absurdité majeure qu’il nous était donné d’entendre : « La vie est une histoire de fous racontée par un idiot. » Un commandant tout anguleux qui se prenait pour Savonarole promenait dans Alger et dans tout le pays une ahurissante conférence de trois heures sur la guerre psychologique. Son chauffeur profitait de ces flots d’éloquence pour aller négocier des merguez qu’il envoyait à la charcuterie familiale des Landes. Les motivations des officiers étaient des plus diverses. Tandis que les képis pensants se battaient pour nos valeurs, un vieux lieutenant au nez très rouge expliquait aux troufions admiratifs que le supplément de solde qu’il touchait en Algérie serait investi dans la boule à eau chaude dont il comptait équiper son pavillon. Tout cela, entre tragédie et opérette, dans une incroyable atmosphère de complot, de secrets éventés, de paranoïa et de paperasserie. Déconcertant : le sang et le rire, à la fois. Shakespeare, mais Courteline aussi. Ravi d’apprendre le haut degré de motivation de nos troupes d’Afghanistan, j’ai repensé à cette nuit durant laquelle mon camarade shakespearien et moi avions pour mission de protéger l’épouse d’un fonctionnaire du Gouvernement général, un Algérien qui avait choisi le camp français. Cette femme avait reçu des menaces ; elle habitait une maison isolée, à vingt kilomètres d’Alger. La nuit était très noire, nous n’avions jamais tiré une balle de notre vie et ne disposions que d’un chargeur chacun. En ce temps-là, même s’ils ne le disaient pas à la radio, les soldats étaient parfois un peu inquiets. Mais l’Afghanistan n’est pas l’Algérie.
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On me le dit en souriant : dans ce Marché, les mêmes auteurs reviennent toujours. Oui. Je parle de ce qui compte pour moi, voilà tout. Ces livres-là sont arrivés dans ma vie et m’ont touché ; je ne cherche à les vendre à personne. Par contre, si j’espérais être un tout petit peu utile – « c’est un rêve modeste et fou » -, j’aimerais suggérer à mes lecteurs de faire comme moi, de ruminer, leur vie durant, les quelques grandes œuvres qu’ils ont vraiment rencontrées, celles qui, du même mouvement, les ont fait entrer en eux-mêmes et les en ont fait sortir. Si diverses qu’elles soient, et peut-être si contradictoires, elles sont notre solitude animée, notre cloître en plein monde. Le contraire du supermarché, de la superlibrairie, de la superculture. Quand, indifférents aux rayons aguichants, nous passons dans les allées du monde avec ces quelques vrais amis que la vie nous a offerts, c’est vers les humains qu’ils tournent notre regard, pas vers des piles de papier.
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Alain Minc n’est pas une de mes sources, mais son intelligence désabusée, ce matin, m’a intéressé. Avec une perfidie gentille, Nicolas Demorand l’interroge sur la soumission des élites. Minc répond qu’il fait ce qu’il peut pour ne pas trop y céder, mais que la question ne se pose pas seulement en termes individuels : comment nier les déterminismes sociaux ? Et il ajoute en souriant : « Il faut bien être un peu marxiste dans la vie ! » Acceptons l’hypothèse humoristique d’un Minc marxiste. Michel Henry, lui, n’eût pas accepté cette façon de l’être ; il y aurait probablement vu un contresens radical. En tout cas, ce marxisme-là, réduit au constat du poids des choses et des rapports sociaux, chantre désolé de la nécessité et, par là, grand producteur d’idées généreusement révolutionnaires et de comportements platement conformistes, c’est un grand soulagement pour moi d’apprendre de ce philosophe qu’il est une contrefaçon. Comment l’homme qui, dans sa jeunesse, dans un instant de fulgurance, s’indigne de constater que ce que l’individu éprouve comme le plus vrai, ce que son cœur et son esprit lui montrent de plus évident, c’est cela que la vie sociale méprise et rejette le plus, comment ce Karl Marx pourrait-il avoir donné naissance à tant de bataillons bornés, à tant de cruels sous-offs de la pensée, à tant d’esclaves en manque de fouet, à tant de manipulateurs de la souffrance humaine ? J’ai été obsédé toute ma vie par l’immense docilité avec laquelle mes frères humains cèdent au gros animal social. J’ai toujours vu dans cette soumission l’œuvre du diable ; d’un diable tantôt déguisé en banquier tantôt en progressiste, d’un diable militant ou d’un diable affairiste, d’un diable bourgeois ou d’un diable antibourgeois, d’un diable révolté ou d’un diable missionnaire.
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Des jeunes gens en tabassent d’autres : à l’instant, on crie au racisme. Ce père a perdu son fils à la guerre. Ses camarades l’assurent de leur professionnalisme, il fait comme s’il en était rasséréné. Cet autre, pour un coup de poing, se précipite chez les juges. Chaque jour nous apporte son colis de lapsus, de réactions affolées, de consciences en déraillement. Les faits divers, naguère diversion commode aux questions sérieuses, nous les renvoient désormais à la tête l’une après l’autre, impitoyablement. Mouvement terrible, mais salutaire s’il se trouve des gens capables d’ausculter cette société non pas dans l’intérêt du client qui les paye, mais pour elle-même. Qui se plantent devant elle, la regardent dans les yeux et, sans demander avis à personne, disent ce qu’ils voient. Un rêve ?