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La communauté, c’est nous

LE MARCHÉ XVIII

Elle tire ses deux caddies sur quelques mètres, revient vers ses deux valises à roulettes, les conduit un peu au-delà des caddies qu’à leur tour elle va mener cinq pas plus loin, tout cela avec une élégance que son petit feutre rond et la cape noire jetée sur ses épaules feraient presque liturgique. La première fois, on s’y trompe : elle cherche un taxi, sans doute. Elle ne cherche rien, et n’a rien. Dans ces bagages impeccables, tout ce qu’elle possède, ses habits, des couverts, deux ou trois livres ; elle processionne patiemment dans les rues du quartier avec cet équipage, l’air un peu agacé d’une femme du monde qui aurait perdu son chauffeur. Elle marche comme on tricote, une maille à l’endroit, une maille à l’envers, mais que tricote-t-elle au juste ? Je me dis que la vérité de son voyage est plus forte que sa misère, que sa folie peut-être. Mais c’est une facilité. Et je n’ai plus rien à penser.
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J’apprends de ce spécialiste des randonnées pédestres que ne s’intéresser ni à la topographie du terrain ni aux noms des plantes, c’est marcher idiot. J’aurai décidément tout raté. La prochaine fois, j’emporterai des manuels d’onomastique végétale et je prierai les bœufs et les ânes de rencontre de valider mes connaissances.
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Nous serions tous fous si, dans l’expérience que notre enfance a faite du monde, les choses s’étaient strictement identifiées aux noms qu’on nous a appris à leur donner, ne laissant ainsi aucun jeu entre signifié et signifiant et nous interdisant toute créativité. Notre capacité de bonheur tient peut-être à l’équilibre délicat qui s’est établi en nous entre les mots et les choses. Que le nœud en soit trop serré, nous voici menacés par le formalisme. C’est le cas inverse que je connais le mieux : une enfance empêtrée trop tôt dans d’incompréhensibles passions d’adultes, matraquée d’émotions inexprimables, et dont les désirs naissants sont condamnés à bouillir dans le chaudron fermé par la peur et la honte. Pour les gens de cette sorte, les relations entre les mots et les choses restent orageuses ; les réconcilier sera l’affaire de toute leur vie. Parfois -c’est alors l’angoisse- les mots désertent les choses, ou bien celles-ci échappent à leur contrôle, revendiquant leur antériorité sauvage. Parfois, au contraire, de n’être ni habituelle ni vraiment naturelle, la rencontre inattendue des mots et des choses est si violente qu’elle se manifeste par une explosion de vitalité, un incendie de joie. On peut envier de tels tempéraments pour leur enfance persistante ou les plaindre d’être si constamment problématiques. En tout cas, la vie leur coûte cher : ils l’aiment d’autant plus.
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Certains d’entre nous ont ainsi à donner des noms nouveaux à des choses restées inapprivoisées, tandis que d’autres doivent apprendre à laisser filtrer un peu d’air dans la prison des mots : nous avons tous rendez-vous, finalement, au même carrefour incertain.
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Je regrette souvent de n’avoir aucune formation économique. Cela m’interdit d’entrer dans bien des débats et m’oblige à chercher, pour comprendre certaines interventions, un biais qui me soit accessible. Cette démarche est pénible, mais parfois assez féconde. Comme je suivais assez mal, ce matin, la démonstration de Frits Bolkestein sur France-Inter, j’ai mis en œuvre ma stratégie de contournement. Cette fois, elle a payé. À un auditeur qui lui demande pourquoi il déplore que la France ait mis en place une procédure de référendum pour ratifier la Constitution européenne, il répond, de manière surprenante, que la démocratie n’est pas faite pour les gens peureux. Compris, Frits, votre truc, c’est les patrons d’industrie qui roulent des mécaniques et à qui on apporte le café avec deux sucres ! Pas besoin d’en savoir plus : gardez vos salades ! Si mon pâtissier m’annonce que l’hygiène lui paraît, dans sa profession, une qualité superfétatoire, je n’ai pas besoin de savoir comment il fabrique ses éclairs au chocolat pour aller les acheter ailleurs.
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Le président de Total s’étonne de l’indifférence que portent les Français à leurs belles entreprises championnes. Un jour, peut-être, il comprendra, et ce sera son chemin de Damas. À l’instant de l’illumination, il voudra s’enfuir. Inutile : on aura déjà eu le temps de l’éjecter.
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On veut à tout prix que je sois pessimiste parce que je pense que l’Occident, s’il n’est pas capable de se décoloniser de soi-même, n’a aucun avenir digne de ce nom. Je ne vois pas en quoi le non-sens de la modernité m’empêcherait de porter un regard amical et confiant sur mes semblables. Nous roulons dans une bagnole pourrie, voilà tout. Il faut la mettre à la casse et repartir à pied si nous n’avons pas assez de sous pour nous en payer une autre. Où est le drame ? À moins d’avoir des actions dans l’usine : ce n’est pas mon cas. Étrange, quand même, cette solidarité des pauvres, non pas avec les riches (ce serait héroïquement fraternel), mais avec l’argent des riches, les soucis qu’il leur procure et les énormes bêtises qu’il leur fait commettre.
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Une aspiration populaire profonde s’autodétruit dès que les technocrates qui feignent de la représenter commencent à bavarder pourcentage. L’esprit de Mai 68, si l’on gratte un peu, est toujours vivant : Grenelle, c’est un bébé mort-né.
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Un salarié n’est plus qu’une volaille prête à cuire dès qu’il envisage ses relations avec l’entreprise autrement que pour ce qu’elles sont réellement : un travail bien fait contre un salaire correct, et bien le bonsoir, M’sieurs Dames. « Rien de plus ? s’étranglent managers et consultants, rien de plus chaleureux, rien de plus généreux, rien de plus humain ? » Rien de plus, en effet, tant que vous vous ferez payer pour avoir l’esprit large.
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En 1962, la revue La Table Ronde, dont j’étais alors le secrétaire de rédaction, souhaitait consacrer un numéro spécial à Jacques Maritain. Le philosophe répondait ainsi, le 12 octobre, à la lettre dans laquelle je lui avais fait part de ce projet : « Cher Monsieur. Je vous remercie cordialement de votre aimable lettre que je viens de recevoir. Je suis très touché de l’idée qu’a eue le Conseil de rédaction de La Table Ronde pour son numéro de décembre et ma gratitude à votre égard, comme à l’égard de Stanislas Fumet et des autres membres du Conseil, est très vive pour cette amicale et généreuse pensée. Après cela, je ne saurais vous cacher mon désir et mon instante prière que vous vouliez bien renoncer à un projet qui contrarierait beaucoup mon présent besoin de solitude et de silence. Je suis maintenant très retiré du monde : et autant je chéris la fidélité et l’affection de mes amis, autant je me sens déconcerté (pour ne pas dire plus) à la seule pensée d’un « hommage » à mon « œuvre ». Je ne mérite aucun hommage. Quant à l’œuvre, elle est à présent interrompue ; et le mieux pour elle est de l’abandonner, comme je le fais moi-même, entre les mains de Dieu, qui est maître de l’avenir. J’ai confiance que vous comprendrez mes sentiments à ce sujet et saurez les faire partager à nos amis. Dites-leur aussi que je leur serai doublement reconnaissant de m’apporter, en renonçant à ce témoignage public, un autre témoignage d’amitié qui répond aux plus intimes désirs du vieil homme que je suis. Je suis heureux que vous m’ayez donné leurs noms, en sorte que je puisse avoir dans le cœur une pensée de gratitude pour chacun d’eux. Veuillez agréer, cher Monsieur, avec l’expression renouvelée de mes remerciements, celle de ma meilleure sympathie. »
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Cette lettre est longtemps restée pour moi une référence secrète. Elle ouvrait un chemin, elle en fermait d’autres. Un peu plus tard, j’ai lu chez un autre écrivain catholique, Jean Sulivan, un propos qui mettait mon admiration sens dessus dessous : « Pourquoi refusez-vous les honneurs, puisqu’ils ne sont rien ? » Cette boutade n’a rien changé à mes sentiments, mais elle m’a aidé à comprendre que la vie intérieure n’est pas un jeu de rôles, même éthéré, qu’elle ne copie aucun modèle, qu’elle est souple, et modeste, et incertaine, et changeante, et multiple : qu’elle est la vie, quoi !
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Un aveu. « Diana, dit le commentateur de la radio, était médiatique ; Camilla est plus énigmatique. » Ce qui est médiatique est donc sans énigme, univoque et plat. Faute avouée, faute à moitié pardonnée.
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Dans cette maison de campagne où je passe le week-end, je suis chargé de recevoir le technicien qui vient vérifier la chaudière du chauffage central et de l’interroger sur le fonctionnement de la machine. Des pédagogues de ce tonneau vous réconcilieraient avec la technique. Il est patient, prêt à reprendre, sous un nouvel angle, les explications mal comprises ; il corrige mes sottises comme si elles allaient de soi mais souligne mes progrès avec chaleur. J’admire surtout l’usage qu’il fait du vocabulaire assez restreint dont il dispose. Ainsi du mot conneries, qu’il emploie tantôt au singulier, tantôt au pluriel, et auquel il donne deux significations bien distinctes. Premier sens : erreurs. « Attendez, Monsieur, je réfléchis un petit peu, je ne veux pas vous raconter de conneries ! » Deuxième sens : propos à ne pas prendre au premier degré, trait d’imagination, comparaison, exemple approximatif, hypothèse. « Tenez, pour bien vous faire comprendre, je vais vous dire une connerie… » Je le prétends sans la moindre ironie : cet homme est un véritable humaniste, un des rares que j’aie rencontrés ces temps-ci. Je ne plaisante pas. Il est humaniste parce qu’il a un souci énorme du vrai, et qu’il accepte la possibilité de se tromper, ce qui confère à son propos fermeté et gravité. Il est humaniste parce que, tout en distinguant ces deux dimensions, son langage se déploie dans la double perspective du réel et de l’imaginaire. Il est humaniste parce qu’il se met, sans aucun esprit de supériorité, à la portée du cancre qu’il a la charge de former. Il est humaniste, enfin, parce que, chemin faisant, il me fait part des observations recueillies chez ses clients, parce que sa leçon de chaudière débouche sur des anecdotes surprenantes, piquantes, touchantes, parce que, dans cette grange où nous parlons, toute une région se met à vivre, toute une humanité. Il lui serait infiniment plus facile d’apprendre ce que doit savoir un homme politique ou un chef d’entreprise qu’à ces derniers de retrouver le tour d’esprit dont il est, à son insu, le dépositaire. L’élite, c’est lui et les gens qui lui ressemblent. Rafraîchissante leçon de chauffage.
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« La gloire d’être simple sans plus attendre » (Verlaine)
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Plus de télé depuis un certain temps. Quand ce truc disparaît, comme on s’en fout ! Reste la radio. À la rigueur, si les petits camarades ne me faisaient pas de blagues, j’arriverais à lire la météo marine sans pouffer de rire. Mais je serais bien en peine d’expliquer sérieusement que les obsèques de Jean-Paul II se sont soldées par « un bilan spirituel exceptionnel. »
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Cette femme, sauf avis contraire des spécialistes, n’a pas voyagé idiot. Dans tous les coins du monde où elle est allée, elle a tâché de comprendre et de se faire comprendre, cherchant à ne pas heurter les croyances ni les mœurs des gens qu’elle rencontrait. Mais le mieux peut être l’ennemi du bien. Je me demande si son acharnement à respecter les « codes », surtout si ses interlocuteurs en usaient de la même manière à son égard, n’a pas asséché ses rencontres. Ailleurs comme ici, les codes sont vides. Ce sont d’honorables coquilles fabriquées par les millénaires ou les siècles, auxquelles on a sans doute tort de trop demander. Sous prétexte de considération pour les manières des autres, ne cherche-t-on pas surtout à protéger les siennes ? Je me méfie du culturalisme de la courbette mentale : c’est un exercice mondain. Parlant d’où je parle, je me fais confiance pour me faire entendre de mon interlocuteur ; et je lui fais confiance, à lui, pour deviner, d’où il m’entend, ce que je sais mal traduire dans ses signes habituels. Autrement dit, je fais le pari que nous sommes tous deux capables de transgresser nos codes : la transgression des codes, voilà une bonne définition de l’expression, voilà le vrai principe d’une révolution culturelle sans dogme ni violence. Casser les images ! Casser les images et les images des images ! À vrai dire, nous n’avons pas le choix : sinon, autant nous déguiser en Japonais, en Persans ou en Indiens, et parler à notre miroir. Les codes sont le résidu de l’expression inauthentique.
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Sur cette question des codes, voir le formidable débat qui oppose deux sinologues, François Jullien et Jean-François Billeter. Mieux vaut lire leurs œuvres que d’écouter les chroniques de Jean-Marc Sylvestre sur le thème : la Chine est puissante, la Chine fait du fric, la Chine rigole de nos hésitations. Cette démagogie sommaire qui veut nous faire honte d’être plus petits que les plus gros, c’est peu dire qu’elle me répugne : j’y vois l’essence même de la barbarie, je m’en sens comme physiquement agressé, elle me condamne au dédain. De telles analyses, scandaleusement partiales, ne relèvent que de la propagande. Il est vrai que le libéralisme sauvage déferle sur la Chine, mais pourquoi ne pas faire savoir ici que les Chinois informés sentent le danger, qu’ils mesurent, par exemple, ce que pourrait être une révolte des campagnes favorisée par l’accroissement des inégalités ? Qu’ils répètent, en insistant sur la fin de la formule, que le modèle chinois actuel veut être l’économie de marché à caractère social ? Pourquoi ne pas dire aux Français que le gouvernement chinois, qui n’a sans doute pas un besoin urgent des commentaires de Jean-Marc Sylvestre, vient de lancer, sous le slogan de la politique de l’harmonie, une idée nouvelle et forte : le développement parallèle de l’économie et du progrès social ? Ce qui l’emportera finalement en Chine, personne ne peut le deviner. Par contre, en ne témoignant pas de ce que nous savons, en ne tentant pas de briser, ici et ailleurs, le cercle maniaque et violent de l’exaltation par l’argent, nous nous faisons à nous-mêmes autant et plus de mal que nous n’en faisons à nos amis chinois.
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Pour soi-même, pour la société où l’on vit, l’exigence, encore l’exigence, toujours l’exigence. Pour les autres, pour les sociétés auxquelles on n’appartient pas, le témoignage droit, l’amitié positive, un langage sincère et dépourvu de passion. L’Occident fait le contraire : absolutiste et moralisateur pour les autres, il est toute complaisance pour ses propres tares. La raison ? Il n’est plus nulle part.
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J’ai besoin des autres et, si nul que je sois, les autres peuvent avoir besoin de moi. Voilà pourquoi j’ai toujours cherché l’indépendance, propédeutique de toute relation. Et détesté l’autonomie, cette prétentieuse bulle d’air qu’un peu d’ironie crève si bien.
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Pour laisser son nom dans l’Histoire, une seule solution, pour un révolutionnaire : tout brûler. Le problème, c’est qu’il se retrouve alors nez à nez avec des cendres. Les dégâts « partiels » infligés par les émeutiers aux cathédrales comme aux temples bouddhistes ont quelque chose de dérisoire. Seules ont la tête coupée les statues que les insurgés ont pu atteindre en se haussant sur la pointe de leurs petits pieds, comme les enfants qu’attirent les confitures. Aux étages supérieurs des édifices, la transcendance leur fait un bras d’honneur, ou les pardonne, ou les ignore.
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Difficile de vivre dans cette société. Dans la plupart des situations, on fait semblant et on rit aux anges ; une fois sur cent, on prend la mouche, et on ne la lâche plus. Si on ne se fâchait jamais, on aurait honte de soi ; si on s’indignait trop souvent, bonjour le neurologue.
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De Philip Roth, mon conscrit comme on dit encore dans les campagnes, à propos d’un des personnages de La Tache : « Elle n’avait pas la force de perdre ses illusions sur sa force. »
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« En mai 68, par éclairs, nous fûmes nous-mêmes la communauté », écrit Bernard Sichère dans son bel essai Il faut sauver la politique (Lignes-Manifeste). Cette formule d’une puissante simplicité, lourde, dans la mémoire de quelques-uns, de tant d’espérance et de tant de déceptions, je ne sais s’il y a beaucoup de gens aujourd’hui pour oser en deviner le sens. Que la communauté ne soit pas cette entité abstraite qui flotte au-dessus de nos têtes pour nous rappeler à la raison, à l’altruisme et au devoir, mais une dimension physiquement perceptible de notre propre corps, qu’elle soit constitutive de nous-mêmes en même temps que nous sommes constitutifs d’elle, ce n’était là ni rêverie, ni construction de l’esprit. Un éclair, comme dit Sichère, une perception instantanée et stupéfiante, une révélation du naturel, les retrouvailles avec une réalité toujours refusée. Chacun essayait ensuite vainement, naïvement, de retrouver l’instant perdu. Combien de fois l’ai-je guetté, jusqu’au ridicule, le retour de 68 ! Une crise boursière, une élection perdue, un mouvement social : ça allait recommencer ! Pour nous consoler, il nous restait les formules, l’intrépidité rhétorique ; Lacan, rappelle Sichère, préconisait de « fonder un lien social nettoyé d’aucune nécessité de groupe » ! Reste que nous avons vécu ces moments dans une grande ferveur. Nous en avons tout de suite mesuré l’exigence. Il n’est pas vrai que nous nous soyons réfugiés dans des fantasmes narcissiques ou dans la mégalomanie. Nous n’avons pas pris tous nos désirs pour des réalités. Les enfants gâtés de la bourgeoisie, solidement amarrés à la bassesse par l’argent, ont trouvé en Mai l’occasion idéale de satisfaire leurs caprices habituels et de s’en inventer de nouveaux. Nous n’avons pas, nous, jeté toute l’autorité avec l’eau du bain : nous avons commencé laborieusement, douloureusement, un tri qui nous occupe toujours. Fini, le sujet supposé savoir. Fini en politique, fini en art, fini en morale, fini en religion. Finie la reddition au grand chef, au grand esprit, à la grande âme, au grand frère. Pendant un temps, nous avons fait cette expérience étrange de descendre, corps et âme, dans les entrailles de notre société ; l’aventure finie, il nous est resté sur la peau comme une marque, un signe, une trace des autres. C’est ainsi que nous rêvions, que nous imaginions, que nous pensions, que nous espérions. Pas d’abord avec les fumées de l’intellect. Pas d’abord avec la chair. Pas avec l’âme telle qu’on nous l’avait présentée. Avec cette marque, avec ce signe, avec cette trace qui, tout à la fois, nous rendait plus solitaires que nous ne l’aurions jamais redouté et plus proches des autres que nous ne l’aurions jamais espéré. Et le temps passait, et le siècle s’abêtissait, et nous ne nous reconnaissions en rien. Et nous nous écartions de tout sans jamais rien abandonner.
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Daniel Cohn-Bendit met son grain de sel dans le référendum français. Bienvenue ! Il ridiculise notre complexe d’Astérix. Soit. Mais attention, Dany ! Astérix, vous le savez bien, c’est la version timide, populaire, autocritique de Cyrano. Et Cyrano, vous ne l’ignorez pas, c’est la version flonflon de Ruy Blas. Et Victor Hugo, vous l’avez lu dans Péguy, ce n’est pas très loin du Cid, ni d’Horace. Voyez-vous, Dany, la culture populaire, c’est un fil électrique dénudé, ça vous bousille une pensée, surtout lorsqu’elle se prétend héritière de 68. Astérix mène à Corneille, et à la fierté d’être du petit bonhomme gaulois, que vous ne méprisez ni plus ni moins, je veux le croire, que le petit bonhomme germain. Un gars de 68 ne méprise pas le peuple, Dany. Il sait quelles tortures, quels débats cornéliens se cachent derrière sa bonhomie conforme et cette trouille qu’il lui faut toujours justifier ; un gars de 68 sait ce qui pèse sur un peuple, il ne rigole pas avec ça. On dit que vous êtes un « symbole de la révolte » métamorphosé en « héros du conformisme ». Pour vous parler franc, je n’en crois rien. Vous avez commencé en agitateur, vous finissez en politicien bourgeois : un plan de carrière honorable, somme toute, mais qui n’a rien d’inédit. Des barricades à Strasbourg, ou la politique comme exaltation de soi : voilà un titre pour vos mémoires. Je vais vous dire, Dany. Il n’y a jamais rien eu entre l’esprit de Mai et vous : vous en êtes l’exacte antithèse. Tout cela est un malentendu, et peut-être une arnaque. Vous étiez déjà, et vous êtes encore, du côté du gros animal, comme ces patrons d’industrie qui s’étonnent que Fabius puisse dire non quand le monde économique européen dit oui : le gros animal et 68, Dany, ça ne marche pas ensemble. Je suis sûr qu’au fond vous vous foutez, autant que moi, de la Constitution de Giscard. Mais le peuple, cette fois, s’il disait non, vous renverrait pour toujours à ce que vous n’avez jamais cessé d’être : un conservateur opportuniste, un suceur de roues qui joue les échappés, un suive-en-queue, comme on dit à la Réunion. Bienvenue, Dany ! Il nous faut maintenant parler sérieusement.

(14 avril 2005)

Le grand écart

LE MARCHÉ XVII

Avant de franchir pour la dernière fois la porte du jardin, elle se baisse pour ôter d’un massif une feuille morte. D’une phrase, satisfecit souriant où vibre une fraîche ironie, elle rend les honneurs à trente ans de sa vie : « Nous aurons passé ici une bonne retraite », dit-elle. Et soudain, à côté de l’alerte et grave nonagénaire, voici le jeune Claudel, le presque ado Claudel qui, du haut de ses dix-neuf ans, lui fait écho. C’est dans Tête d’Or. L’empereur a été blessé au combat ; on l’a laissé pour mort sur le champ de bataille, la tête enveloppée de linges. Mais il se réveille, arrache ses pansements et prononce, en haletant, ces stupéfiantes paroles : « Combien – y a-t-il de temps – que j’étais vivant ? »
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La vieille dame et le jeune homme voient juste. La vie n’est pas ce que nous appelons la vie, la retraite non plus, ni l’esprit, ni le corps, ni rien. L’échappement, le génie de l’équivoque, voilà ce qui, pour Merleau-Ponty, définit l’homme. J’ai besoin de ce climat pour respirer. Je veux bien être dans le monde, dans l’époque ; je ne veux pas être du monde, de l’époque. S’étouffer dans le polochon du temps, en faire son terrain, sa pelouse, son champ de bataille, quelle platitude, quel ennui ! S’imaginer d’un autre monde, quelle folie ! Il me faut cet aller et retour, l’« état de transport », l’échappée pour je ne sais où. Le grand écart, figure majeure de la danse. Prendre ses grandes distances, comme on disait à l’école : les autres tout près, mais seulement au bout du bras, mes doigts effleurent leur épaule. « Tout est allusion », disait Jouhandeau. Sur la terre et dans l’Histoire, nous sommes des locataires provisoires. Ce n’est pas ainsi que nous vivons ? Soit. Mais c’est ainsi que nous sommes.
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Cet ami avait, comme on dit, vécu, et vivait encore beaucoup. À sa mode. À son seul plaisir, comme la Dame à la licorne du Musée de Cluny. Nous parlions de cet emploi si tenace, si fort, du mot vivre : un viveur, faire la vie… Soudain il s’interrompit. « Tu sais ce que c’est, le meilleur ? », me dit-il. Il hésita un peu, comme devant un aveu difficile. Et lâcha : « Le doux plaisir de ne rien faire. » Je ne crus nullement avoir affaire à une conversion. Pour lui, si je ne me trompe, la vie continue. Que me disait-il ? Que le plaisir est autre chose que le plaisir, la liberté plus que la liberté. Que tout est occasion d’échappement, que rien n’est cloué à soi et que, par conséquent, il faut bien s’y faire, rien n’est désespérant.
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Un petit livre épatant : les Leçons sur Tchouang-tseu de Jean-François Billeter. (Allia) On y découvre, entre autres personnages savoureux, ce sage nommé Le Grand Caché qui passe son temps à se taper sur les cuisses et à sautiller comme un moineau. Et qui, tout à coup, vous assène : « Je vais au hasard, je divague et, dans mon errance, je vois cela qui ne trompe pas. »
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Le travail intellectuel n’est pas celui du tribunal, pas celui de l’infirmerie, pas celui de l’école, pas celui du chantier. Il consiste à mieux comprendre quelle partition nous a été attribuée dans l’opéra fabuleux, et à la jouer, même si elle tient en trois mesures. Le reste est vieillerie dont on se raconte, pour ne pas l’envoyer au tri sélectif, que ça peut encore servir…
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Cet ouvrier parle de Florence Aubenas, qu’il a rencontrée au travail. Il dit, propos accablant pour le monde où nous sommes, qu’elle a un côté humain. Jadis, une interview de Brel, où il énonçait des vérités premières sur l’amitié, avait pris des allures de révélation messianique. Après quelques millénaires de civilisation, l’humanité est devenue une disposition qu’on salue, une particularité qu’on signale.
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Dans d’admirables textes de Tchouang-tseu, des charrons ou des cuisiniers parlent avec tant de profondeur de leur métier et des découvertes qu’on peut faire en construisant une roue ou en découpant un bœuf qu’on ne s’étonne pas de les voir traiter d’égal à égal avec l’empereur, qu’ils interpellent sans le moindre esprit de flagornerie : le niveau de langage et le degré d’être que supposent de telles conversations rendent cette simplicité toute naturelle. « Lorsque la musique est belle, tous les hommes sont égaux. » Impossible aujourd’hui. Les travailleurs, me dit un ami, sont devenus des accessoiristes. La compétence première exigée dans une entreprise, celle à laquelle sont subordonnés tous les apprentissages et toutes les qualités, c’est l’obéissance, généralement désignée par l’euphémisme savoir être. Encore y a-t-il des degrés dans l’art d’obéir. La servilité trop marquée ne convient pas. Un bon esclave ménage la susceptibilité de son maître ; une image de négrier blesserait sa délicatesse. L’obéissance doit être prévenante, active, participative. Les plus habiles, qui savent à quel instant il conviendra de reculer et de présenter leurs excuses, la nuancent d’un simulacre de contestation qui confirme au seigneur la supériorité des valeurs démocratiques.
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Dans la philosophie thomiste, le but du travail, manuel ou intellectuel, c’est la délectation de l’esprit. Je n’avais pas, à dix ans, une connaissance très précise de ces penseurs, mais je trouvais intolérable, grotesque, déraisonnable, vaguement obscène, la dramatisation des adultes qui me conjuraient d’étudier davantage et me promettaient, dans le cas contraire, enfer et damnation. J’ai un souvenir très précis des violences auxquelles l’incitation aux vertus scolaires peut conduire une famille : le sadisme suit toujours de près la certitude de faire le bien. Je prends d’instinct la défense des enfants qu’on morigène devant moi, j’ai besoin de les protéger contre ce déferlement d’angoisse mal maîtrisée, contre ces voix soudain solennellement métalliques, contre l’abominable fascisme éducatif qui se transmet – pour leur bien ! – de génération en génération. Un enfant se remet plus facilement d’avoir été un cancre et un feignant que d’avoir vu ceux qu’il voudrait aimer le plus dresser devant lui le tréteau de leurs peurs. Parents, voici mon conseil : signez d’avance, à la rentrée, les cahiers de notes de vos enfants et, de toute l’année, quoi qu’on vous raconte, n’y mettez plus le nez. Ainsi parle le Grand Caché !
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Pour les militants, tout est ici ; pour les esthètes, tout est ailleurs : deux facilités tristes. Tout ce qui a du sens est entre ici et ailleurs. C’est pourquoi aucune place ne nous est réservée ; jamais, pour rien, nulle part. Nous sommes les uns pour les autres ces cavaliers aux montures ruisselantes de sueur qui s’apportent des nouvelles du tout proche et du très loin.
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Dans Billeter : « Confucius à Lao-tseu : « Ça y est, j’ai trouvé. (…) Cela faisait longtemps que je résistais à la transformation ! Et dire que je voulais transformer les autres ! » « Cette fois, tu y es », dit Lao-tseu. »
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Dans toutes ces émissions sur Auschwitz, ce qui m’a vraiment touché, c’est un admirable dialogue entre Simone Veil et l’un de ses compagnons de déportation. On y voyait, précisément, que, même dans l’horreur de l’horreur, il y a encore possibilité d’échappement. J’ai aimé entendre parler de la beauté de la neige sur les arbres du camp, j’ai aimé la manière dont ces deux témoins montraient, presque en souriant, les matricules tatoués sur leur bras. Je voudrais savoir parler de ces sourires. Tout le malheur qu’on imagine, et bien plus, y était encore enclos, mais comme déposé, au sens de la lie dans une bouteille. Nous étions en plein pays de vérité, devant l’évidence que ce qu’il y a de plus terrifiant dans le mal, c’est qu’il n’est rien et que, dès lors, si ténu qu’il soit, si menacé, si héroïquement arraché à la souffrance, le moindre chant le montre dans son néant et finit, malgré tout, par tirer harmonie de ses ravages. Plutôt que de trop mettre en scène l’horreur, ou son décor, c’est cette musique qu’il faut faire entendre aux enfants ; c’est elle qui les protègera, c’est elle qui, autant qu’il sera possible, les immunisera. Le reste m’a moins convaincu, notamment les allusions à cette loi Gayssot qui mettait Jacques Derrida mal à l’aise. Je n’entre pas dans le débat juridique. Je dis ce que je sens. Quelque chose me souffle que, précisément parce que Auschwitz est Auschwitz, le juge souverain ne peut être que la conscience. Je crains que l’interdit et la sanction, en formalisant le débat, ne contribuent à en atténuer la nécessaire violence. En un mot, cette loi, à mes yeux, est en dessous de la situation, elle se trompe de niveau d’être. Je vois bien qu’en ne légiférant pas on prend le risque d’intolérables dénégations : comment faire autrement quand c’est l’instance de la conscience qui a le dernier mot ? Mais quelle valeur de formation peut avoir une adhésion contrainte ? Je partage l’indignation, la colère, le plus jamais ça qui sont, en quelque sorte, la matière de la loi Gayssot ; je ne partage pas le pessimisme autoritaire qui lui donne sa forme. C’est de ne pas s’exercer, ou de ne plus s’exercer que dans les domaines subalternes, que la liberté s’étiole et dépérit.
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Le roman de Pierre Mari, Résolution, a les excellentes critiques qu’il mérite. Aux yeux de l’auteur, une des plus précieuses réactions est venue du patron de l’hôtel où il descend quand il anime ses sessions de formation à Paris. Il l’attendait dans le hall ce matin-là, avec ses félicitations et deux livres à signer, un pour lui-même, l’autre pour son fils qui allait, il en était certain, dévorer ce roman. « Comprenez, M. Mari. Il vient de quitter la DRH de sa grande boîte d’informatique pour ne pas se faire abîmer la vie. »
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Chez un vieux, le cynisme peut parfois être fatigue, ressentiment, découragement : péché véniel. Chez un jeune, c’est un défaut de fabrication du cœur et de l’esprit. Sauf miracle, non récupérable.
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J’aime ces personnages du roman de Philip Roth, La Tache, qui « partent en quête d’une existence bien à eux ». J’aime le regard du romancier sur cette collection de paumés et de victimes, sur ces dindes et ces brutes qui ne sont des dindes et des brutes que pour autant qu’ils se refusent à eux-mêmes, et qu’un simple pas de côté conduit, sinon au bonheur, du moins, même dans la souffrance, même dans l’échec, à un sentiment plénier de la vie où la joie digère l’amertume, où, comme dit la Bible, « la solitude fleurit ». La Tache est un livre terrible et salutaire qui ne nous fait grâce d’aucune des dimensions de la révolte. Que se serait-il passé pour Coleman, ce professeur noir que la couleur de sa peau peut aisément faire passer pour un blanc, et qu’on accuse à tort, et pour cause, d’avoir proféré des propos racistes, si cette bévue du destin ne l’avait arraché à l’ennui de la routine ? Travailler au prestige d’une faculté ou d’une entreprise, cela remplit-il une vie ? Philip Roth décrit superbement l’accumulation, l’enchevêtrement d’éruptions existentielles que provoque ce clinamen imprévu. Rien ne paraît pouvoir stopper la réaction en chaîne, au point que le cadre où se situe l’action, une université champêtre et gaiement ordinaire, semble peu à peu s’évaporer, comme si la seule réalité américaine sérieuse, qu’elle triomphe ou qu’elle avorte, qu’elle s’exprime ou qu’elle reste latente, était une rage trop longtemps contenue, une insurrection secrète contre le monde, contre les autres et contre soi qu’absorbe, la plupart du temps, une plate morosité, mais qui, à certains instants, fusent en jaillissements exaltés. Ah ! nous n’en sommes plus aux moutons et aux chèvres de l’Ardèche, ni aux garçons de Nanterre dans les chambres des filles ! Ah ! nous n’en sommes plus aux bavardages des soixante-huitards, déjà parfumés d’une éloquence parlementaire qui s’est arrondie depuis avec leur bedon ! La Tache n’invite pas au délire politique, pas non plus à la volonté de changer le monde, qui suppose un levier en état de fonctionnement. La Tache exprime l’idée simple et terrifiante que tous les hommes, toutes les femmes sont à vif, que c’est comme ça, qu’il n’y a rien à en dire, rien à en faire, que les pensées générales sont des sottises et les remèdes des impostures. A-t-on assez observé comment ce roman met à distance ironique les problématiques les plus gargouillantes de la pensée occidentale, celle de l’identité notamment, à laquelle tout le monde, moi avec, s’est, durant un temps, laissé prendre ? Fini tout ça : la technique avale tout, et s’en fout. Nous n’éviterons pas un rendez-vous terrible avec nous-mêmes. À la casse, les décorations culturelles ! On ne nous attend pas à la pommade que nous appliquons sur la peine des autres, mais à la ferme passion avec laquelle nous épousons notre solitude. Sans autre promesse, sans autre garantie que le banco de cette Faunia qui est allée au bout du malheur : « Elle rit, femme au rire facile. Malgré tout ce qu’elle sait de la réalité, malgré le vain, l’irrésistible désespoir de sa vie, malgré le chaos, l’indifférence, elle danse ! » C’est peu ? Peut-être…
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Les militantes de « Ni putes ni soumises » n’ont rien d’antipathique, bien au contraire, mais le nom qu’elles ont donné à leur mouvement m’embarrasse, le ni putes plus encore que le ni soumises. Je ne doute nullement qu’elles ne soient ni ceci ni cela, mais cette respectabilité proclamée a le parfum éventé des vertus petites-bourgeoises. Les associations d’idées sont farceuses : je me suis retrouvé au patronage, où je faisais partie des chouchous, comme tous les enfants de l’école privée, ces merveilleuses petites âmes payantes. Il m’était difficile de comprendre comment l’abbé, qui ne cessait de nous parler dévouement et charité, pouvait entrer dans de telles colères contre ceux qu’il appelait les voyous de la communale. Je me sentais le premier de ces voyous, le voyou en chef, c’était troublant et délicieux. Cela n’a jamais cessé. À chaque fois qu’on définit un camp des bons, je me sens projeté dans le camp des mauvais. L’absurdité de la protection morale dont mon enfance et ma jeunesse ont été accablées a développé en moi, je ne sais comment, l’impossibilité du pharisaïsme moral. Des inimitiés vigoureuses, certes, et même quelques haines solides ; jamais cette supériorité vulgaire. Peut-être le cinéma a-t-il joué un rôle là-dedans, ce Palais des Fêtes de Montrouge où nous allions toutes les semaines, où cette famille pudibonde levait bizarrement tous ses interdits en me laissant tout voir, tout éponger, tout rêver. Ah ! Ginette Leclerc ! Ah ! Anouk Aimée ! Et ces ambiances de boîtes de nuit, ces bandits gominés, ces brutes hautaines ! Tout cela était tellement plus fort, tellement plus vrai que les jeunes gens distingués de Louis-le-Grand, ces arrivistes du cerveau, ces dociles qui avaient déjà encagé leurs rêves ! Je n’aime pas qu’on se décerne des brevets de vertu. Pour ma part, je m’en garderai. Primo, raison suffisante, parce que mon curriculum me l’interdit. Secundo, raison décisive, parce que le rien de ce qui est humain ne m’est étranger s’accommode mal des airs effarouchés. Vous n’êtes pas des putes, chères militantes ? Certes. Mais, s’il vous plaît, vivez cela comme une chance plutôt que d’en tirer vanité. Et ne trouvez pas dans vos malheurs l’occasion de blesser celles qui, bien qu’elles fassent les putes, comme on dirait en italien, ne le sont pas plus que vous.
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Seul résultat des manifestations lycéennes, quelques jeunes langues bien pendues vont bientôt s’agiter dans les couloirs des congrès politiques et se passionner pour les aventures du baron Thibault et du camarade Seillière. Pauvres gosses ! En songeant à certains destins, je me dis que le pire n’est pas toujours le pire. La prison de la forme, du déclaré, du manifesté, du signifié sans signifiant, on ne la quitte plus, on l’emmène dans son paquetage, plus on la crache plus elle vous tient. Quelle misère ! Non, le pire n’est pas toujours le pire. De nos jours, le moisi est peut-être encore le moins malsain. « La liberté, c’est de faire de la musique avec ce qu’on a en soi de plus ignoble ». J’ai pensé à Genêt quand j’ai trouvé cette phrase, dans le métro, il y a bien longtemps, en lisant le Kalevala de ma voisine par-dessus son épaule. Voilà un refuge détestable. Mais c’est un refuge.
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Nous avons mieux. Laisser partir le cœur sans visa. Le laisser errer comme Le Grand Caché. J’ouvre au hasard un volume des Œuvres complètes de François Mauriac : une page du Bloc-Notes de mai 1959. Quel vent frais ! Mais oui, on peut vivre ! Mauriac et Henry Miller, ces deux-là, on me l’accordera, ne sont pas cousins germains. Ce soir-là, ils étaient les invités de Pierre Dumayet à la télévision. Miller, écrit Mauriac, « répond avec une sincérité qui nous touche dès les premières paroles. Il dit qu’il ne recherche pas l’obscène ; quand il rencontre ce qui relève du sexe, il ne l’escamote pas : c’est du même ordre à ses yeux que le boire et le manger. » Mauriac admire que Miller réponde à toutes les lettres, qu’il épargne à ses correspondants les angoisses qu’il a lui-même connues. Et il termine ainsi, avec une superbe simplicité : « À sa descente de l’estrade, je vais à lui. Nous nous serrons la main. Malicieux et gentil, il m’a écouté lui aussi, et me dit que je parlais si bien que j’avais l’air de dicter un roman. C’était la première fois qu’il paraissait à la télévision. Il ajoute : « Ce sera la dernière. » Je le sens blessé. Grande sympathie tout à coup pour lui. Je lui demande où il habite : « À Montmartre… » Je suis au moment de le prier de me laisser l’y conduire en auto. Mais quelqu’un l’accompagne, son éditeur peut-être. Je crains d’être indiscret… Une occasion perdue. Comme tant d’autres. Tout ce que nous aurons manqué ! Toutes les rencontres qui ont dépendu de nous… Mais presque toujours nous passons à côté. Adieu, Henry Miller. »
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« Je vais à lui. (…) Je crains d’être indiscret… (…) Presque toujours nous passons à côté. Adieu, Henry Miller. » Vivre, je vous dis.
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Si quelque chose a changé en moi, c’est que j’ai perdu le goût de faire la leçon aux gens. J’imagine quelques sourires dubitatifs. Je ne dis pas que j’en ai fini avec cette manie, mais que j’en sens de plus en plus l’inanité. Se débarrasse-t-on si aisément du tabac ou de l’alcool ? Il ne m’est pas plus facile de me défaire de l’obligation imbécile d’être exemplaire qui me fut imposée, et contre laquelle j’aurai lutté toute ma vie, tantôt en feignant d’y consentir, tantôt en n’étant plus exemplaire du tout. Non que je sois indifférent. Tout le contraire. C’est l’obligation de donner l’exemple qui stérilise, qui rend hypocrite, qui entraîne sur les terres arides de la volonté de puissance. Tout ça est à la surface de moi comme, sur un mur, les vieilles affiches déchirées d’un cirque médiocre. Les arrache qui voudra, elles ne comptent plus. Elles ne témoignent plus que de cette étrange indifférence fervente dont je me sens envahi. L’âge ?
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En politique, comme dans beaucoup de domaines, je suis devenu agnostique. Un peu comme le patriarche argentin du beau film de Vicente Minelli, Les quatre cavaliers de l’Apocalypse, dont un de ses fils dira, après sa mort : « C’était l’homme primitif, il était neutre. » Il y a en effet des situations où cette primitivité – ou cet échappement, ou ce fondamental – ne peut pas, ne peut plus embrayer sur les données du temps, où l’on est obligé de les enjamber du regard et de s’occuper d’autre chose. Cela se passait souvent ainsi, en formation, quand les gens me décrivaient par le menu des procédures administratives auxquelles je ne comprenais rien, s’enflammaient dans le récit de bisbilles minuscules, faisaient assaut de subtilité et de susceptibilité. Sans doute mettaient-ils mon silence et mon impassibilité sur le compte d’un souci d’impartialité. Ils se trompaient. Je me taisais parce que j’écoutais à peine, parce que je n’avais rien à dire, parce que je n’avais aucune opinion. J’étais trop occupé à les deviner, eux, trop attentif à leur voix, à leurs gestes, à la façon dont leur corps se débrouillait de leurs mots, à ce qui s’échangeait entre eux, ou non, à la naissance d’un rire, à l’instant où il s’étoufferait, à la densité de leur fatigue, à tout ce qui semblait aller de soi, et qui n’allait pas de soi. J’avais l’impression de remonter vers leur source, qui était aussi la mienne ; leurs mots étaient comme des joncs, comme les herbes agitées par le vent qui signalent la présence du ruisseau.
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En France, entre Français, ils tiennent leurs réunions en anglais. Les pauvres gens ! À mon avis, leurs épouses doivent se faire effacer les rides et tirer la peau. Ça marche ensemble : repartir de zéro. Ils y resteront.
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C’était au début des années 70. L’animateur de la Maison des jeunes et de la culture de Montereau, un jeune intellectuel africain, m’avait invité à passer une soirée avec une vingtaine d’adolescents. À peine les avais-je interrogés que, bien entraînés aux visites, ils s’installaient solidement dans leur rôle de victimes. Il est vrai que, même si les Trente Glorieuses n’étaient pas encore terminées, leur situation n’était pas enviable ; mais ils en rajoutaient. Comme s’ils s’étaient répartis les rôles, chacun récita son chapitre du roman des grands ensembles. Le premier parla du chômage, le second des flics, un autre du bruit, un autre des bagarres, un autre de l’inconfort des logements, un autre de l’ennui. De discrets hochements de tête accompagnaient chaque intervention. L’image me venait d’une figure de danse folklorique, quand un danseur ou une danseuse sort du groupe pour son solo, puis y rentre sous les applaudissements. Ils ne mentaient pas, mais ils ne parlaient pas vrai. Les paroles étaient justes, la musique fausse. Que répondre ? Je leur dis que j’avais apprécié le climat d’amitié de leur groupe. Cette phrase, qui m’avait échappé, redoubla ma gêne. Je ne pouvais rien faire de mieux. Insister sur leurs difficultés, pleurer avec eux ? Les inonder de consolations vaseuses ? Je partis mal à l’aise, vaguement mécontent. Ce genre d’expérience ne sert à rien. Cinéma.
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Jean Guitton disait qu’il fallait chercher la vérité plutôt que la vie, que la vie est un mot incertain et complexe, que la vérité, elle, ne trompe jamais. Il n’avait sans doute pas tort mais, pour ma part, je n’imagine pas qu’une pensée puisse être plus décisive qu’un visage, qu’une idée puisse l’emporter sur un sentiment. J’ajouterais volontiers que c’est affaire de tempérament si je n’imaginais Guitton s’agitant dans sa tombe pour me signifier que, décidément, je ne comprends rien à rien.
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La lutte des classes va se terminer par le triomphe de la classe affaires.
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Un de ces derniers étés, dans un bistrot d’Asti, dans le Piémont, j’ai voulu vérifier une légende familiale selon laquelle un de nos ancêtres piémontais, Carlo Prato, serait l’auteur de refrains populaires très célèbres dans ces montagnes. Trois ouvrières étaient là, deux travaillaient à la vigne, la troisième chez un tailleur. Je leur ai demandé si elles connaissaient Ciaò Turin. Pour toute réponse, elles l’ont chanté en chœur. C’est une belle chanson triste de départ, une histoire d’émigration comme il s’en écrit dans tous les continents. J’ai renouvelé l’expérience dans deux ou trois villages, toujours avec succès. Une appartenance ignorée, quel bonheur !
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Je sais bien pourquoi, si je ne me surveille pas, je dis émigrés, émigration pour immigrés, immigration. Ma mère, mes oncles et tantes, venus en France à la fin des années 20, se disaient émigrés. Problème de langue ? Je ne crois pas. C’est le départ qui nous désigne, pas l’arrivée.

(15 mars 2005)

Changement de régime

LE MARCHÉ XVI

Même sans violences ni déprédations, la loi fait maintenant de l’évasion un délit. Elle a deux fois tort. D’une part, c’est une faute de jugement. On ne peut obliger un détenu à accepter son châtiment, à en reconnaître le bien-fondé, à le confesser bienfaisant et désirable : il suffit qu’il le subisse. Pas plus que le travailleur n’est payé pour adhérer à l’esprit de l’entreprise, le détenu n’est enfermé pour s’imprégner de l’esprit de la prison. Cette confusion entre le for interne et le for externe est la marque infaillible de l’esprit totalitaire. D’autre part, c’est une faute de goût. Envoyer au musée le romantisme de la cavale pacifique, c’est assassiner inutilement bien des rêves chez les prisonniers. Sans augmenter, c’est le moins qu’on puisse dire, la sécurité des gardiens.
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Un instant encore avec la Justice. Un très haut magistrat donne son sentiment sur ce bracelet électronique qu’on imposerait, après leur libération, aux délinquants sexuels dangereux, notamment aux pédophiles. Il fait sa démonstration en trois temps. Premier temps, les principes. Il est du devoir de la société de protéger les enfants contre de tels individus quand les psychiatres ne peuvent affirmer qu’ils ne sont plus dangereux. La contrainte est d’ailleurs toute relative. Le bracelet est discret et ne gêne que très modérément l’activité de l’ancien détenu. De toute façon, on ne peut mettre en balance ce désagrément et les risques que courent les enfants. Soit. Parfait. Très bien. Mais – deuxième temps – parlons faisabilité. Ce bracelet sera-t-il efficace ? Dans certaines circonstances, sans doute, oui, peut-être. Il faut pourtant reconnaître que, dans la plupart des cas, à moins que le criminel n’agisse dans les phares d’une voiture de gendarmerie, on n’aura pas le temps d’intervenir. Mais alors, pourquoi ? Pourquoi, demandez-vous ? Mais parce que les principes. Le troisième temps est un copier/coller du premier. Parce qu’il est du devoir de la société de protéger ses enfants contre de tels criminels quand les psychiatres ne peuvent affirmer qu’ils ne sont plus dangereux. Parce que la contrainte est d’ailleurs toute relative. Parce que le bracelet est discret et qu’il ne gêne que très modérément l’activité de l’ancien détenu. Parce que, de toute façon, on ne peut mettre en balance ce désagrément et les risques que courent les enfants. Voilà un raisonnement typique d’une époque pourrie d’idéologie qui se dit éprise de concret, d’une époque soumise à l’obligation de paraître, à la nécessité de résoudre, ou d’en avoir l’air.
Ξ
Quoi qu’on pense des intentions américaines, il serait inconvenant de confondre la criminelle expédition irakienne et l’opération humanitaire en Asie. La lamentable équipée de Bush, pure et simple invasion fondée sur le mensonge, la cupidité, la sottise et la violence, et qui trouve en face d’elle non pas seulement une poignée de terroristes, mais le mépris et la résistance du peuple qu’elle a martyrisé et qu’elle prétend maintenant relever de ses ruines, ne peut nous empêcher de nous féliciter de voir la même force matérielle sauver des vies dans les pays dévastés. On ne doit pourtant en rester ni à la colère ni à la gratitude ; le sentiment et la morale sont de très mauvaises optiques pour observer l’époque. L’une et l’autre opération, la douce et la dure, la méchante et la gentille, relèvent de la même obligation de paraître que le débat sur le bracelet électronique. Surplombant violence et générosité, une espèce de putasserie tragique mène le bal, à laquelle aucune autorité, de quelque ordre qu’elle soit et à quelque niveau qu’elle se situe, ne semble désormais en mesure d’échapper. Du président des États-Unis à la sous-chef de caisse de mon super, le pouvoir est devenu frime et souci d’importance. Effet des techniques nouvelles ? De la rage d’informer et de communiquer ? De la pandémie d’angoisse ? Se faire voir, être là, être dans le bon coup, exhiber tantôt ses biceps, tantôt ses neurones, tantôt son grand cœur : le risque de ce comportement nerveux et faiblard grandit avec l’étendue des responsabilités. Les États-Unis, encore en tête du hit-parade, en fournissent aujourd’hui l’exemple le plus éloquent. Quand d’autres pays leur raviront la suprématie, nous changerons d’exhibitionnistes.
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Ainsi annoncée, la nouvelle est assez guignolesque. J’ajoute qu’elle ne doit obliger personne à colorier la tour Eiffel : j’ai compris dans Tchouang-tseu pourquoi j’aime tant Lamartine. Je croyais que c’était pour le cœur, pour cette présence si chaude et si libre à lui-même, à ceux qu’il aimait, à son merveilleux Mâconnais, pour cette priorité constamment donnée à l’intériorité qui l’écarte des clans et des partis et le ramène chez lui après chaque aventure politique, pour cette âme que tout atteint et que rien ne déloge. Il y a cela, sans doute, mais, à lire les Leçons sur Tchouang-tseu de Jean-François Billeter, je vois que mon amitié pour le romantisme lamartinien me cachait quelque chose de plus profond. Ce n’est pas au sentiment de la nature qu’est adossé Lamartine. Ou, plutôt, ce sentiment s’adosse lui-même à une expérience plus fondamentale, à un affrontement du vide qui sépare le poète des autres et du monde en même temps qu’elle le relie à eux. Si les poèmes où il chante sa douleur – il eut bien des occasions de le faire – restent si sereins, c’est qu’on y ressent, comme à l’état pur, la puissance de cette solitude reliée. Il s’agit de cet autre régime d’activité de la conscience que suggère Billeter, d’un autre regard sur soi (et donc sur les autres et sur le monde), d’une autre façon de se penser (et donc de penser). De quoi est faite cette attitude ? De l’acceptation d’un déplacement constant. De la descente dans un en deçà d’où se projette un au-delà. De l’exil volontaire dans un ailleurs qui rapatrie. De la ferveur d’un doute qui affirme. Du refus de poser ses valises dans les problématiques fermées.
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Le jour béni où nous dirons ensemble que nous avons tous perdu notre chemin. Le jour béni où nous ne ferons plus semblant de savoir, ni d’agir, ni de penser, ni de sauver.
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Dans un couloir de Gabriel Péri-Asnières-Gennevilliers, (un héros et deux villes pour une station de métro), un prophète hirsute est assis sur le sol au milieu d’une marée de sacs en plastique. Il y en a là trente, quarante, cinquante peut-être, serrés autour de lui comme les poussins autour de la poule. Dans cette station de pauvres, personne n’irait lui reprocher de bloquer plus de la moitié du couloir. La foule contourne avec respect ce vieil homme majestueux bardé de ses remparts dérisoires. Parfois, se penchant autant qu’il le peut, il va redresser, du bout du bras, un de ses compagnons de misère : il a à cœur que tous tendent bien haut leurs poignées vers le ciel. Puis il regarde fixement devant lui. J’aime ce mémorial de la détresse et de la fragilité humaine, plus émouvant que ceux des architectes. À chacun de mes passages, je m’arrête quelques minutes, à distance respectueuse de l’ermite. Dans une autre station, on le trouverait encombrant ; toutes sortes de gens raisonnables et humanitaires auraient les mots qu’il faut pour le chasser. Ici, il ne tient pas trop de place : il tient sa place, tout simplement. Quand les pauvres le saluent de leur silence tranquille, ils songent que, dans un quelque part inconnu, la leur les attend.
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Pour être sûr d’avoir réussi sa vie, il faut être un imbécile ; pour être certain de l’avoir ratée, un orgueilleux.
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Le dernier CD de cette chanteuse : « Que du bonheur ! » Ces amateurs sont repartis avec six buts dans leur valise mais ont réussi à transformer un penalty : « Que du bonheur ! » Le dernier message, dans le langage des aveugles, des mains qui vont s’engloutir : « Que du bonheur ! »
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Histoire d’O réapparaît. Mon émoustillement n’y avait d’abord repéré qu’une fort agréable pimentade. C’est mieux que ça. À certains moments, cheminement assez rare, le trouble conduit à l’émotion. Quelqu’un souligne qu’on y sent trop souvent la pose. Exact. Mais compare imprudemment cet abandon érotique, qui serait pur trucage, à l’abandon de la religieuse, réputé authenticité absolue. Un peu simple. Toutes nos vacations sont farcesques, non ? Chassez le théâtre, il revient au galop !
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Quand un smicard lira dans le relevé annuel que lui enverra la Sécurité sociale qu’il a coûté mille euros à la collectivité, il fera le fier et le bravache, grommellera « c’est toujours ça de pris » mais craindra en secret d’y être allé trop fort. Devant le même relevé, le nanti se promettra de ne plus négliger sa santé.
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Une église de village. Le curé nous fait part de sa découverte : les rois mages n’étaient pas des rois. Bien, je peux penser à autre chose. Cette vieille dame, à gauche, profil d’aigle, regard légèrement ahuri de qui vient d’atterrir sur un continent hostile, c’est l’ancienne châtelaine. La propriété est vendue mais elle aura le droit d’y mourir. À droite, une villageoise au sourire moqueur, éclatante de santé. Je donne des sous-titres aux regards qu’elles échangent. « Vous faites semblant d’être de là-haut et de la haute, raille la seconde, mais vous êtes de la terre, comme moi. » « Juste, répond l’altière châtelaine, mais si vous n’étiez pas sûre d’être, vous aussi, de là-haut, vous n’oseriez pas m’adresser la parole. » La fille de la terre et l’amie des idées se retrouveront à la boucherie-charcuterie. Ou presque. La villageoise, à l’intérieur, complète sa commande. La châtelaine se contentera d’écraser son nez contre la vitrine. Les langoustes à la mayonnaise, c’est trop cher, décidément trop cher : on ne peut plus, mon ami, on ne peut plus.
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La société française tient tout entière dans le bureau de poste de Paris-Daumesnil, au demeurant fort convenablement reconstruit il y a une dizaine d’années. Mais le contenu n’a pas suivi le contenant. De la porte d’entrée aux guichets, des cordages délimitent une file, véritable diagonale du Fou, où les clients patientent à la queue leu leu. Conséquence de cette judicieuse utilisation de l’espace, 75% des locaux deviennent aussi inutiles que les friches autour du béton. Seule explication possible : on a voulu limiter les interventions des techniciens de surface. Aux heures de pointe, la file obstrue carrément la porte, interdisant l’entrée aux entrants et la sortie aux sortants, les jetant les uns contre les autres, sous l’œil attentif des caméras, dans une fraternelle mêlée que survolent divers noms d’oiseaux. Pour limiter les mouvements, le stratège local a fait fermer les boîtes à lettres naguère installées à l’intérieur des locaux. Par temps de pluie, chacun serre contre son cœur la facture de France Telecom qu’il va poster dehors si, d’aventure, il a trouvé les machines à affranchir en état de distribuer autre chose que des excuses pour la gêne occasionnée. Faites comme vous l’entendez, camarade receveur ! Voyez : les clients sont d’accord, les postiers aussi. Tout le monde est d’accord, camarade manager ! Voulez-vous que nous passions un peu l’aspirateur ? Que nous vous aidions à calculer votre prime de productivité ? Ma France aux yeux de tourterelle me l’a dit à l’oreille : cette fois, elle s’en tape, et pour de bon !
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On m’a beaucoup interrogé, ces temps-ci, sur ma pratique religieuse. J’ai dit la vérité. Je vais à l’église aux grandes fêtes, trois ou quatre fois par an. Affirmation d’une adhésion intérieure, refus d’une mobilisation plus précise. Je tricherais si je ne faisais pas ces quelques gestes, je tricherais si j’en faisais davantage. Il est vrai qu’à vingt ans j’aurais vomi cette attitude : tout ou rien, la révolte ou l’immersion. À qui me les demande, je donne mes raisons comme je peux, sans aucunement prétendre être dans le vrai. Une ou deux fois, pourtant, quelque chose m’a alerté. Une manière de prendre trop de précautions, de montrer trop de scrupules, comme si la question était d’une scandaleuse indiscrétion. Qu’est-ce donc que cet écho, cet écho très ancien que j’entends dans la voix de mes interlocuteurs ? Qui donc avait pour moi les mêmes égards un peu suspects ? Qui semblait secrètement rassuré par mes mauvaises réponses, et les accueillait avec la même compassion ? J’y suis ! Mon voisin de table, à Louis-le-Grand, ce dadais laborieux et gris, fils de la bibliothèque de son père, dont l’apitoiement désolé, au fur et à mesure qu’il faisait la liste des livres que je n’avais pas lus, masquait de plus en plus mal sa satisfaction de ne pas avoir en moi un concurrent trop dangereux. Celui-ci, tu ne le connais pas ? Comme c’est dommage ! Celui-là non plus ? Je te le prêterai, bien sûr. Non, non, chers amis soucieux de mon âme, je ne vous prendrai pas votre place au concours du Paradis !
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Allons, ce n’est pas à ma pratique religieuse qu’on s’intéresse si fort ! Tant de gants pour me demander si je vais à la messe, et quand ? Pas la peine d’avoir pâli sur Freud : c’est à ma vie sexuelle qu’en douce on pose des questions. Ils auront beau jurer le contraire : pour les catholiques bien élevés, le salut se joue toujours au-dessous de la ceinture. Ça ne changera donc jamais ? Combien faudra-t-il de décennies et de révolutions pour qu’ils jettent sur ces choses un seul regard de simplicité ? Tout est léger à une certaine espèce de catholiques. Amour, politique, société, bienfaisance, culture : dans ces parages-là, ils sont comme les oiseaux dans le ciel. Tout leur est occasion de joyeux pépiement parce que tout leur paraît y faire diversion au monstre qui dort au creux de sa tanière, ou de la leur. Dans ce que le sexe ne semble pas trop contaminer, vous les trouvez si guillerets, si agiles, si taquins ! Je ne veux ni ne peux pourtant me moquer d’eux : l’ironie me reconduirait vite à moi-même, et elle aurait raison. Je n’aurai pas vécu comme eux. Ai-je cédé ? Affronté ? Les mots sont les mots. Je ne vais pas me féliciter d’avoir connu le désordre, je ne vais pas me pavaner dans mes contradictions. Il y eut des fêtes inattendues, mais tant de déceptions, de douloureuses ambiguïtés, tant d’angoisses. De la terreur, parfois. Je ne profiterai pas de l’air du temps pour prendre le genre avantageux du libéré. Je n’aime pas l’ombre des confessionnaux ; elle triche avec la lumière. Mais je n’aime pas non plus la lumière trop vive des sensualités triomphantes ; elle triche avec l’ombre. Il me faut de la lumière avec de l’obscur, de la nuit avec un désir de matin ; c’est là qu’est le vrai, c’est là que je rencontre tout le monde, et même ceux qui voudraient mépriser la vie, et même ceux qui voudraient ignorer la mort. Au bout du compte, je n’aurai pas trouvé grand-chose. Pas plus que ceux que j’attaque un peu, sans doute ; moins, peut-être. Mais un vide s’est creusé en moi, que je reconnais dans beaucoup de mes semblables, et que je peine à trouver chez ces chrétiens qui ne me sont pourtant pas des étrangers. Je les sens occupés. Quand je parle avec eux, il me semble que je les regarde et qu’eux, ils me soupèsent.
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Étrange, cette constance avec laquelle les gens installés dans une vision du monde globale la contredisent dans leurs réactions élémentaires. Pas de procureurs plus inflexibles que les chrétiens. Et pas de plus fieffés snobs que les communistes, me disait Aragon. Heureusement, il existe ailleurs des gens authentiques. Renaud, par exemple, qui chante si bien les banlieues et les blousons volés, et qui expose son portrait dans le métro pour lutter contre les téléchargements illégaux. Voilà ce qu’est un véritable socialiste, un bon neveu de Tonton : le sentiment populaire et la fibre anar, d’un côté, le réalisme économique, de l’autre. J’ai vu une de ces affiches. Les visages de quatre chanteurs y étaient présentés mais, seul, celui de Renaud avait été lacéré. Les autres, probablement, n’étaient même pas décevants. Si on trouve le coupable, je demande à témoigner en sa faveur. Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs du Tribunal, ce garçon était en état de légitime défense : c’était ça ou la schizophrénie.
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Ce colloque, il y a près de trente ans, à Biarritz. Je prenais un verre avec d’autres intervenants, près de la plage. Il y avait là un essayiste catholique, père d’une dizaine d’enfants et d’une quarantaine de livres, venu avec sa femme. Quelqu’un interrogeait cette dame sur la façon dont elle se débrouillait d’une telle famille et d’un mari si occupé. Elle eut un mot terrible, et splendide. Elle faisait ce qu’elle pouvait pour lui, bien sûr. Elle tapait ses manuscrits à la machine. Un beau tas de papier ! Un instant de silence, puis elle se tourne vers son mari. « Il n’y en a qu’un que je n’ai pas voulu taper. Tu sais lequel ? » Il le sait. Elle le laisse dire. Il lâche, avec un sourire : « Mon livre sur le couple. » « Celui-là, dit-elle, encore effrayée, je ne pouvais vraiment pas ! »
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Pascal : « Je blâme également, et ceux qui prennent parti de louer l’homme, et ceux qui le prennent de le blâmer, et ceux qui le prennent de se divertir ; et je ne puis approuver que ceux qui cherchent en gémissant. » (1Pensée 421)
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Pascal : « S’il se vante, je l’abaisse ; s’il s’abaisse, je le vante ; et le contredis toujours, jusqu’à ce qu’il comprenne qu’il est un monstre incompréhensible. » (Pensée 420)
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Mmes et MM. les Préfets viennent, si j’ose dire, de découvrir l’Amérique : les Français, découragés, baissent les bras. Il est réjouissant de voir ces serviteurs de l’État sortir du discours convenu, pré-fait, si j’ose encore dire. Dans un document qu’il eût été avantageux de soumettre pour avis à la Commission nationale de syntaxe, ils constatent : « Les Français ne croient plus en rien. C’est même pour cela que la situation est relativement calme, car ils estiment que ce n’est même plus la peine de faire part de son point de vue, ou de tenter de se faire entendre. » Tout cela est vrai. Les préfets voient clair. Je voudrais leur dire un seul mot : bravo ! Il va pourtant me falloir reprendre le sentier ingrat de l’admonestation. En effet, à pister leur lucidité jusqu’à ce qu’elle débouche sur l’aveu de leur crainte, on apprend que celle-ci a un nom, un nom familier : Jean-Marie Le Pen. Ce qui, dans les inquiétudes de nos compatriotes, tracasse le corps préfectoral, c’est que « le Front national continuera à s’en nourrir et continuera à faire de très bons scores. » Bien. Une énième campagne, aussi inutile, voire contre-productive, que les précédentes, se profile donc à l’horizon. Le Pen multipliera les provocations. Le petit peuple médiatique, plus menteur que Pinocchio, feindra de les prendre au tragique et montera sur ses grands mots. Personne n’osera piper, de crainte d’être taxé de fascisme. Il y aura des élections. Au mince bataillon des fidèles du Front national, s’aggloméreront, le temps d’une grosse colère, les déçus et les sacrifiés du moment. On parlera des discours. On marchera des défilés. On fera semblant d’estimer l’issue incertaine. Les sondeurs seront aux quatre cents coups fourrés. Finalement, divine surprise, Le Pen sera vaincu, les préfets rouleront des mécaniques républicaines, et les électeurs se congratuleront d’avoir conjuré un grand péril citoyen ; le sentiment d’être des héros leur fera oublier leurs misères pendant trois bonnes semaines. Puis un sociologue particulièrement avisé flairera que quelque chose, à nouveau, est en train de clocher. Il estimera doctement qu’il y a, dans ce pays, plus qu’un malaise : un mal-vivre, carrément, et peut-être un mal-être. Si les circonstances l’exigent, il n’hésitera pas à diagnostiquer un vivre invivable, ou une non-vie, ou un pseudêtre, ou n’importe quoi. Le Nouvel Obs se demandera si un Mai 68 (bien plus féroce que le premier !) n’est pas en vue. Des sympathisants de droite et de gauche en débattront équitablement. Une fois de plus, ils évoqueront, en s’étranglant de respect, les hommes et les femmes de ce pays, lesquels et lesquelles s’en foutront. Les éditeurs, réflexion faite, appuieront l’hypothèse visionnaire de l’hebdo : le quarantième anniversaire des pavés ne sera pas loin. Préfets et préfètes publieront alors un rapport de synthèse qui, etc.
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En 1934, Aragon s’attaquait à un livre qui allait devenir le premier roman du cycle du Monde réel : Les Cloches de Bâle. Il avait commencé par ce qu’il connaissait le mieux, l’évocation de son enfance et la description de la société bourgeoise. Les cent premières pages, brillantes et décourageantes, racontent les aventures galantes d’une demi-mondaine, Diane de Nettencourt, sur fond de magouilles politiques et de coups financiers. Ces pages, il les lut un jour à Elsa. Il a raconté lui-même la scène : « Quand j’eus fini ma lecture, tu gardas un assez long temps de silence, cela se passait rue Campagne-Première, je m’en souviens comme si j’y étais. J’eus le temps de penser plusieurs choses. Puis tu me dis très simplement : et tu vas continuer longtemps comme ça ? » Il en finit instantanément avec les aventures de Diane, fit de ce prénom le titre de la première partie du roman et se lança dans la deuxième, y mettant en œuvre un autre régime d’activité de la conscience. Ce fut Catherine, et le vrai début des Cloches de Bâle.
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« Tu vas continuer longtemps comme ça ? » Le vrai début de ce siècle, ce serait que chacun pose la même question à tous les autres, en commençant pas soi-même. Sinon, autant tirer au sort parmi les médecines qu’on nous propose : celles qui ne nous tueront pas nous rendront idiots. Que faut-il donc comprendre ? Ceci : il ne s’agit plus de comprendre, tout le monde a compris. Il suffit d’oser penser ce qu’on pense, ni plus ni moins, et, sans exaltation ni timidité, sans obligation d’héroïsme mais sans égard pour les risques encourus, de le dire. « Celui qui pense plus n’est véritablement celui qui pense plus que s’il est aussi celui qui dit plus. »
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Je reprenais contact avec cet ami perdu de vue depuis nos années d’étudiants et le Centre Richelieu, dont il avait été, comme moi, un des responsables. Au téléphone, une voix de femme m’accueille. La fiancée d’il y a cinquante ans ? Je balance prudemment mon nom, je parle sur des œufs. À peine un instant, puis un rire, un beau rire, mélancolique, amusé, désabusé, profond. Depuis quelques cafés aux terrasses du quartier Latin, nous ne nous étions pas dit un mot, la rieuse et moi. Et soudain, dans la voix de quelqu’un dont je ne sais rien, dont je ne devine rien, comme s’il y avait un demi-siècle de… Je n’ose pas dire de vie commune, bien sûr, mais c’est cela. Dans une voix singulière, toute une histoire qui la dépasse, qui me dépasse, et dans laquelle, pourtant, je me sens m’insérer comme un petit rouage, un petit rouage déposé vivant par un horloger habile. Ce qu’il en fut pour elle, pour moi, de tout ce temps, qu’importe ? Ce rire qui scelle un oubli profond, ce rire comme un cachet, c’est aussi un envoi.

(23 janvier 2005)