OSB

LE MARCHÉ XXXVIII

Deux films, Un Conte de Noël d’Arnaud Desplechin et Sagan de Diane Kurys. Deux auteurs de la même génération décrivent à peu près le même monde, une bourgeoisie française d’artistes et d’écrivains. « La thèse bourgeoise, écrit Stanislas Fumet, c’est que tout marche tout seul et par là même va de mieux en mieux. » Rien ne va bien dans la famille d’Un Conte de Noël, mais tout, en effet, y marche tout seul : mon fric est à moi, mon corps est à moi, mon talent est à moi, ma névrose est à moi, mon combat est à moi, nos problèmes sont à nous. Des personnages emmurés sur lesquels le regard du cinéaste tire de nouveaux verrous. « Lumière sur lumière », dit le Coran pour rendre compte de l’articulation entre la Création et la Révélation qu’on retrouve différemment dans les monothéismes du Livre. Ici, c’est ombre sur ombre, ténèbres sur ténèbres, bornes sur bornes, refus sur refus. Un progrès négatif, une folle capacité de régression. L’écrasement terrifiant des dimensions intérieures, le culte du fait – du fait social, économique, culturel, psychologique, du « Fait-Moloch », comme dit Ellul -, voilà qui définit plus sûrement la société bourgeoise que l’assujettissement à l’impôt sur la fortune. Ce culte, elle l’a imposé à tous, et d’abord aux antibourgeois. Le rap, par exemple. Sa façon de touiller les envies, les colères, les douleurs, comme si, de la production et de la promotion de cette tambouille égocentrique, allait surgir la révélation d’une identité. Grands mots et cœurs étroits, sur-place de l’être parmi l’agitation des choses, tel est, en smoking ou en jeans, à Deauville ou à Clichy-sous-Bois, l’esprit bourgeois. Un Conte de Noël, c’est le rap des riches.
Ξ
Je n’ai jamais ouvert un livre de cinéma. Pourquoi l’aurais-je fait ? J’ai gardé ma ferveur d’enfant pour cette grosse loupe clandestine posée sur le monde, ces confidences dans le noir sans cesse renouvelées. Chaque mercredi soir et chaque dimanche après-midi, du début octobre au 14 juillet, mes parents, ma grand-mère et moi allions nous asseoir au Palais des Fêtes de Montrouge : soit, en tenant compte des vacances, soixante-dix films par an. « Pas mal », disions-nous en sortant. Parfois, nous ne disions rien.
Ξ
La Sagan de Diane Kurys continuera en moi. Ce trio de femmes, la romancière, la cinéaste, l’actrice, a produit un miracle. J’ai rarement senti aussi fort ce qu’est, ce que peut être, dans ce monde de cow-boys surgelés, la puissance féminine : crier que rien, rien, rien n’est image, et même pas l’image, et surtout pas l’image ! Faire naître, faire naître ce qui n’est pas encore, ce à quoi il faudra donner un nom ! Faire naître ce qui ne peut se concevoir qu’au plus creux du corps, ou du cœur, ou de l’esprit, mais, dans tous les cas, à une profondeur d’enfouissement où l’on ne se soucie pas plus des bavardages en cours que du temps qu’il fait, où tout est écho, promesse, mystère, combat dans l’ombre. Où tout est attention et alerte. « Il y a les chagrins d’amour, bien sûr, dit superbement Sagan, mais il y a aussi les chagrins de soi-même. » Ce mot, à lui seul, justifie le choix de Diane Kurys.
Ξ
Bâclée, dit Sagan de sa vie. Aragon n’était pas plus content de la sienne : « Cette vie que j’aurai gâchée de fond en comble », soupirait-il. Un aigre personnage était tombé sur l’aveu du poète. Ah ! Ah ! clamait-il, vous voyez, il le dit ! Il a gâché sa vie ! De fond en comble ! Gâché, le mot est de lui ! Ça vous intéresse, vous, les types qui gâchent leur vie ? Davantage, pour ma part, que ceux qui sont certains de l’avoir réussie. « Il est parfois pis d’être exaucé que déçu », avertissait Louis Massignon.
Ξ
Il n’est plus de mise aujourd’hui de parler aussi net. Mais enfin, quelle erreur, Madame Kurys ! Les gazettes en jaunissent de dédain. Voyez Le Point. Votre héroïne « boit, fume, danse, joue, dîne, se ruine (…) C’est intéressant, à coup sûr, mais ce qui est encore plus sûr, c’est qu’en la scénarisant ainsi on filme des choses pittoresques qui n’ont que de lointaines accointances avec les obsessions de Sagan – qui, faut-il le préciser, était d’abord une toxico de la littérature. » En somme, vous avez manqué l’essentiel. En sortant de la salle, le spectateur ira « dévaliser une librairie » (Télérama) Votre ascenseur, Diane Kurys, ne s’arrête jamais au bon étage. Trop bas pour Le Figaroscope : « Plutôt que de chercher l’auteur et sonder les affres de l’écrivain, Diane Kurys a préféré ne voir en Sagan qu’un personnage qui brûle sa vie. » Trop haut, par contre, pour Les Inrocks, ivres de drôlerie : « La vie de Sagan racontée par Kurys : une catastrophe. (…) Ce dont manque fondamentalement ce Sagan, c’est d’esprit, cette chose pourtant si cinématographique qui fait la comédie depuis toujours, dans tous les cinémas du monde, et qui se trouvait sans doute au cœur de la vie de Sagan. » Rien de neuf dans Libération, non-conformisme dans le sens du vent : « La réalisation de Diane Kurys nous ramène à une poussive illustration fort peu inspirée et parfois ridicule. » Le dernier mot est pour Le Monde : « En s’attachant à tout ce qui a forgé la légende Sagan, Diane Kurys signe une sorte de digest people en oubliant ce qui aurait pu (ou dû) constituer l’essentiel : rendre attachante (voire sympathique) une femme blessée par on ne sait quoi, courant après une vie qu’elle n’aimait pas, orchestrant ses scandales dans une étouffante solitude. »
Ξ
Sympathique ! La Sagan de Kurys n’est pas assez sympathique ! Ni Roland Barthes, ni Signes du temps, la belle revue des Dominicains, n’auraient manqué cette perle. Toute notre vie sociale tient dans ce mot absurde : l’idée qu’on s’y fait des humains, formée hors d’eux par des instances consciemment ou inconsciemment manipulatrices, massificatrices, réductrices, castratrices, doit se réfléchir sur eux et s’imposer à eux – ou à leur paresse – comme sagesse et comme vérité ; la propagande médiatique les aidera savamment à percevoir comme inappropriée, ou délirante, ou marginale, ou antipathique, ou hostile toute image véridique que les contradictions de la réalité ou les ratés du système auront autorisée à se faufiler jusqu’à eux.
Ξ
Être blessé par on ne sait quoi, courir après une vie qu’on n’aime pas, sentir se creuser des gouffres d’incomblable solitude, est-ce si extravagant, si incompréhensible ? N’est-ce pas l’ordinaire des trains de banlieue ? Pour évoquer ces sentiments-là, Diane Kurys aurait-elle dû déployer les trésors de pédagogie qu’exige le succès d’un référendum européen ? Je ne sais si je suis seul dans ce cas, mais je ne peux plus ouvrir un journal ni m’installer devant une télévision sans qu’une voix ne me souffle : « Ce n’est pas cela, ce n’est pas du tout cela. » Je vois bien que le monde des médias est fait, comme un autre, de faussaires et d’honnêtes gens. Le drame, c’est que le discours des honnêtes gens y sonne souvent encore plus faux que celui des faussaires ; c’est qu’en voulant tempérer le non-sens, les bonnes âmes le servent bien mieux que les voyous qui y pataugent. Nous approcherions-nous d’une limite ?
Ξ
Petite cause, grands effets. Cette Sagan qui ne se prend ni pour une pasionaria ni pour une philosophe, cette très discutable petite flamme de vérité, cette pensée qui hoquette crânement, ces mots fragiles, ce bafouillage touchant : voyez comme il en faut peu pour qu’ils se fâchent tous, pour qu’ils se retrouvent tous, ou presque, à la lisière de leur néant consensuel, protégeant de leur corps leur univers de papier ! Qu’elles seraient faciles à enfoncer, mes amis, ces défenses ! Et pour vous, mes amies, comme ça vaudrait le coup, cette fois, d’être en première ligne ! Voyez comme elle fonctionne bien cette élusion dont Berque regrettait si fort que le nom ne figurât pas encore au dictionnaire ! Faites-la accoucher, vite, les temps sont arrivés, et, par là même, accouchez-vous aussi !
Ξ
Ah ! Si Diane Kurys nous avait proposé une réflexion sur l’écrivain, sur l’angoisse d’écrire, sur les femmes et la littérature, sur les relations entre le sexe et l’écriture, et autres contrées, comme on disait à Montrouge, découvertes à marée basse ! Avec ça, tranquillité assurée. Ahuris de tant de science, anéantis par la considération de ce qu’ils ignorent encore, les citoyens se défoulent en consommant davantage. Et de Sagan, objectif atteint, ils ne voient rien. Assurément, Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs, il eût été judicieux d’aborder ce thème en articulant les différentes thématiques de la sensibilité contemporaine à l’œuvre de Françoise Sagan qu’un colloque (national : une étoile ; européen : deux étoiles ; pays émergents inclus : trois étoiles) eût permis de collecter ! Mon œil ! Il se trouve que j’en ai rencontré pas mal, des écrivains, et des plus considérables : aucun, jamais, ne m’a parlé des affres de l’écriture. Sans doute ne voulaient-ils pas ôter le pain de la bouche des profs et des journalistes ; à moins, hypothèse également plausible, qu’ils ne m’aient trouvé trop con. Ils me parlaient du monde, de la vie, de leur vie, quelquefois de leurs amours, de leurs admirations toujours ; mais tout cela, jamais sous l’angle de la littérature. Sagan serait d’abord une toxico de la littérature ? Cette phrase est dépourvue de sens. Ou je suis une girafe de Mongolie, un presse-purée néo-calédonien. Personne n’a jamais été d’abord toxico de la littérature, pas plus que d’autre chose : la toxico est un dégât collatéral, une affection opportuniste. Jamais le mal de base. Sauf à Saint-Germain-des-Prés, à cause de l’air. Dire qu’un écrivain est d’abord un toxico de la littérature, c’est dire qu’un gamin est d’abord un toxico du joint ou de la clope : idée stupide, même avec la charlotte aux poires, rétrécissement de l’esprit, maniérisme social qui recèle, sous son ignorance, un mépris dégoûtant de la vie. Une grande part du malheur du monde tient dans ces craques-là, dans la volonté snobinarde de défaite qui s’y reflète, dans leur façon d’aplatir – de screeniser – le malheur et le désir. Au contraire des médiocres à qui s’étaler à la surface de l’écran suffisait, les grands films, au Palais des Fêtes, semblaient venir de derrière l’immense toile blanche, de plus loin, de plus avant, d’un arrière, d’un passé qui, telle la loco de Gabin, fonçait sur notre âme et lui apprenait ce qu’elle aimait.
Ξ
Peu importe si la Sagan de Kurys ressemble trait pour trait à la femme dont on nous a tant parlé : c’est le souffle d’une vivante qui anime l’étonnant personnage que joue – qu’habite plutôt – Sylvie Testud. L’esthétique de Diane Kurys prend d’emblée les choses comme Dante, par le centre de l’être, par le milieu du chemin de l’âme. (Ça, les consommateurs de culture ne comprennent pas, et c’est très bien ainsi : qu’ils aillent faire du vélib’ devant le Tour de France.) Elle entre, comme on disait autrefois, in medias res, en pleine moelle de l’affaire, tout de suite, illico, en plein cœur du match, du bon combat. Du match, oui, c’est ça. Si on perd, on descend en deuxième division, on quitte la division Vie pour aller végéter en division Société. Ou la division Existence pour aller glouglouter dans quelque division Valeur, Communication, Croissance, Révolution, que sais-je ?
Ξ
Son cœur ne voulait pas perdre. Jetée par hasard dans une mêlée de célébrité, d’argent, de vanité à laquelle elle sentait qu’il fallait surtout ne rien vouloir comprendre, elle a laissé le Grand Jeu la détruire et la fabriquer. Évidemment, ça lui a coûté beaucoup plus que ce que lui aurait demandé la société bourgeoise pour prix de sa tranquillité. Mais, quand on aime, est-ce que l’on compte ? Quand on aime, on n’est jamais tranquille. Jean Anouilh l’avait bien vu : c’est avec la tragédie qu’on est tranquille, avec le Fatum ; on prend des poses, on pleure, on crie que c’est injuste, on montre le poing aux dieux, au décor, aux caméras, on se laboure les bras de ses ongles en évitant quand même de faire saigner ses boutons ; puis, un jour, on décide qu’on n’y peut plus rien, et au lit pour toujours. Avec l’amour, pas question : c’est bien plus emmerdant que la tragédie, l’amour. Et aussi commode à attraper qu’un hérisson. Pas de théâtre possible. Vous êtes toujours devant lui, bras ballants, sans savoir quoi dire. En parler ? Une blague. Ne pas en parler ? Une blague. L’amour, c’est le bordel dans les rubriques. Comme les gens du RER, comme Augustin, Sagan « aimait aimer, ne sachant ce qu’elle aimerait ».
Ξ
De son vivant, son personnage ne gênait personne. Un gramme de délire est excellent pour les consommateurs avachis : il les épate, les réveille, leur fait délicieusement sentir qu’ils sont nuls, leur laisse penser que leurs rêves le sont moins, on les reprend plus facilement en main. À petite dose, ça n’abîme pas l’audimat. Une fille de vingt ans devenue le symbole de la réussite, et qui passe son temps à conchier cordialement les principes du monde qui l’a faite, quel appel d’air pour les besogneux ! Elle avait de l’argent et n’aimait pas l’argent : une Française, une vraie ! De quoi, tout à la fois, faire envie aux pauvres et les consoler de l’être. Du vivant de Sagan, ça passait bien : petit génie et noceuse, c’était un profil admissible. Le malheur des médiatiques, et le bonheur des quelques autres, c’est qu’il est devenu clair, grâce au film, que ce refus obstiné, loin d’être réductible au tempérament fantasque de la romancière, à son immaturité supposée, à sa prétendue légèreté, venait en réalité du plus aigu, du plus lucide, du plus impitoyablement généreux de son intelligente âme d’enfant. Que ce refus était sa vérité vraie. Alors les choses se sont compliquées. La jeune femme tumultueuse est devenue une gêneuse dont la révolte devait être maquillée en quelque objet d’étude ou autre rigolade. Car la Sagan de Kurys, l’essence saganesque, est finalement un long témoignage, désolé et accablant, sur la nullité des intérêts bourgeois, je veux dire naturellement, au-delà de Neuilly, des intérêts de toute la société occidentale, et bien davantage. De ces intérêts, l’argent n’est que le signe le plus sanglant ; ce que refuse d’abord cette Sagan-là, c’est l’idée qu’on puisse coller à soi-même, et qu’on ne puisse donc se justifier que par un rôle, si noblement humaniste qu’il se veuille. Pour elle, comme pour tous les vrais écrivains, la littérature était dans le sillage de sa vie, pas le contraire. Ses amours non plus n’étaient pas des étendards. Elles faisaient ce qu’elles pouvaient, ses amours, elles ne se prenaient pas pour l’Amour ; elles n’avaient besoin ni du ciel en carton des sentiments sublimes, ni de l’enfer de poche des libérations foireuses. Cette amoureuse savait qu’elle ne pouvait être à personne, et surtout pas à elle-même : là était son élan, là sa détresse, là sa vérité, là notre vérité à tous. Je ne sais rien de plus humblement juste que le cri que pousse l’héroïne de Diane Kurys quand elle apprend que sa compagne vient de mourir : « Qui va dormir avec moi ce soir ? » Sympathique, il paraît que Diane Kurys ne la fait pas assez sympathique
Ξ
Elle a eu, l’actrice l’a merveilleusement compris, l’immense courage d’aligner sa simplicité sur celle de Sagan. J’ai vu qu’un délicat dont j’ai perdu la trace reprochait au film sa linéarité : un bon client pour Desplechin. Commencer par la jeunesse et finir par la mort, il faut être un Créateur bien peu inspiré pour prendre les choses dans un ordre aussi ringard! Mais la Providence des lectures veille. J’étais à redécouvrir, une fois de plus, un livre prophétique de Stanislas Fumet, Le néant contesté (Fayard, 1972). On y lit, page 38 : « C’est son absolue sincérité avec elle-même, c’est son authenticité, qui branche une âme humaine sur le courant de l’universelle énergie créatrice. (…) L’authenticité, pour l’âme vivante, exclut tels arrangements psychologiques qui consistent à camoufler les attraits et les obstacles, elle pousse le sujet en ligne droite vers ce qu’il aime, de toute l’exigence de sa volonté dépouillée. » Kurys a bien vu Sagan. D’une âme aimante, d’un regard aimanté. Avec un soin infini, un respect amoureux, elle a contemplé sa ligne de vie, sa ligne droite, comme un doigt suit les traits d’un visage.
Ξ
« N’a jamais rien prouvé le sang des martyrs ». Ce mot des Nourritures terrestres rencontré à quinze ans ne m’a pas fait bouger d’un iota dans une foi chrétienne sur laquelle, à l’époque, je me posais moins de questions qu’aujourd’hui, mais a commencé à me nettoyer d’un dolorisme dont le Vatican n’a plus, à ce que je vois, l’exclusivité : désacralisé et socialisé, il est devenu le moteur principal de la communication. Certes, le sang des martyrs est rouge. Certes, le sort des otages est effroyable. On ne peut faire le silence, bien sûr, mais il faut parler de cela autrement. Il s’agit moins d’émietter sur l’opinion une émotion convenue que de faire peser sur les bourreaux une condamnation morale de plomb, impitoyablement pensée et articulée. Une intervention de temps à autre pourrait y suffire si elle était vraiment grave, solennelle, sobre, impitoyable : mais pourrait-elle, dans ce cas, ne concerner qu’une victime ? Et puis, devant les malheurs profonds comme devant les grands bonheurs, les poètes reculent et les penseurs bredouillent ; ces altitudes inverses supportent mal les bavardages. Je ne puis me mettre à la place d’Ingrid Betancourt, mais je l’aurais souhaitée plus silencieuse. « Je trouverais très laid de devoir tant aux médias et de leur fermer aujourd’hui la porte », confie-t-elle à La Croix. Cette délicatesse ne me convainc pas. Je ne sais pas ce qu’en pense la Vierge de Lourdes, mais je trouve cette phrase bien peu chrétienne. Il y a des dettes qui ne se remboursent pas, des services qui ne se paient pas de retour, des dons sans contre-dons, de l’amour en suspens, de la grâce en trop.
Ξ
« L’espèce humaine vit sous une sorte de régime d’empoisonnement interne – si je puis dire – et je pense au présent et au monde dans lequel je suis en train de finir mon existence. Ce n’est pas un monde que j’aime. » Empoisonnement interne : ce mot de Claude Lévi-Strauss, prononcé à 96 ans, a fait sursauter le trouble, troublé, troublant trublion qu’est Philippe Sollers. « Et ce n’est pas un métaphysicien ! » s’est-il écrié tout de suite. Bien vu. Empoisonnement est un mot de médecin, de praticien, de formateur : il décrit de l’incontestable. L’empoisonnement interne, le prochain titre de Sollers ? S’y souviendra-t-il de son dialogue avec Maurice Clavel ?
Ξ
Stanislas Fumet, en 1972 : « Il n’est de remède pour l’avenir que dans une action téméraire qui ne consistera pas à se défendre sur place, mais à changer de place. » Dans le dernier Marché, je citais Jacques Ellul, en 1948 : « La seule attaque efficace contre les structures, c’est d’arriver à leur échapper. » Soit. Mais comment faire ?
Ξ
Dans un beau chapitre du Néant contesté, Fumet rapporte une conversation avec un moine spécialiste de Heidegger qui lui a fait hommage de quelques citations tirées d’une traduction de son cru des Chemins qui ne mènent nulle part. J’ai isolé celle-ci : « La véritable affirmation d’un être par lui-même ne saurait être en aucun cas le raidissement dans un état accidentel, mais bien l’abandon, la reddition au secret jaillissement de sa propre origine, aux sources de l’être. »
Ξ
Enfant, je projetais mes rêves dans un monde qui me semblait infiniment vaste, et qui l’était. Sa largeur rendait tolérable la médiocrité du présent ; mieux, se projetant sur ce moment sans grâce, elle tirait de lui toutes sortes d’étincelles inattendues qui, sans le rendre vraiment beau, lui donnaient une allure de sens, en faisaient une base de départ secrète et forte. « La foi est la substance des choses que nous espérons » : le présent de ma banlieue était un tremplin pour l’espérance et une invitation à la foi. Il me suffisait de marcher dans les rues de Montrouge, surtout le matin ou en fin d’après-midi, pour être saisi d’une ivresse qui ne devait rien à aucune drogue. En moins de cent mètres, les criailleries familiales s’étaient éteintes. Cent mètres plus loin, j’avais oublié les façades grises, le HBM, le ciment. Encore cent mètres, et je flottais dans le bonheur. Alors je sentais « être mon être ». Tout devenait allusion à une immensité impénétrable et généreuse. Parfois, rarement, je retrouve ce sentiment. Mais je ne peux plus compter sur le monde pour m’y aider, c’est cela qui a changé. Sans doute personne n’est-il assez fou pour tout exiger du monde, ni même pour lui demander beaucoup. Mais on est en droit d’attendre de lui, de temps à autre, un signe encourageant, un reflet qui rassure. Il n’en est plus capable. D’accord avec Lévi-Strauss : « Ce n’est pas un monde que j’aime. »
Ξ
Le raidissement dont parle Heidegger, celui qu’il a déjà entièrement paralysé ne l’éprouve plus comme une évidence. Il ne sent plus, ce camé, les progrès de ce que Jean-Claude Michéa appelle, avec Hobbes, « la guerre de tous contre tous ». Il ne voit plus se rejouer, jour après jour, la scène effrayante de Miracle à Milan où l’affrontement des intérêts sordides change les visages en museaux. Il ne flaire plus l’odeur de la mort dans cette furieuse « volonté d’exister » qui fait des opprimés d’aujourd’hui les oppresseurs de demain. La menace est son atmosphère, son pays. Il ne la craint plus. L’ami du néant, par quoi serait-il vraiment menacé ? Tel le désert, il avance.
Ξ
L’enfance pervertie, celle qu’on prend à contresens, absurde refuge. Quand même on voudrait oublier le mélange de sottise précautionneuse, de férocité satisfaite, de sadisme méticuleux et de vicieuse vertu en quoi se résume l’essentiel d’une éducation ordinaire, quand même on retiendrait de ses jeunes années une vraie pépite de bonheur, un vrai germe de sens prêt à s’épanouir, cet instant-là ne serait encore signe de rien. Quand la mémoire ouvre son cercueil, ce cadavre se décompose. La source dont parle Heidegger est le contraire du passé ; elle appelle le recueillement, pas la nostalgie. Elle ne se confond ni avec le lieu mystérieux d’où elle a surgi, ni avec les terres, ingrates ou fertiles, qu’elle a traversées. Elle est antérieure à tout ce que nous pouvons dire de nous-même, à tout instant que nous entreprendrions de ressusciter. Elle ne nous impose nullement l’oubli, mais elle marque de son signe – de son point blanc – chaque mouvement de notre mémoire ; ce jour de bonheur ou de malheur que nous voulons retenir, elle nous dit qu’il est mort, mais qu’elle, la source, coule en nous comme au premier jour, aussi neuve, aussi vive. Que rien ne l’interprète, que tout s’interprète en elle.
Ξ
S’approcher de la source, se tenir près d’elle : quelle épreuve aujourd’hui ! Tout conspire à faire de l’abandon une attitude héroïque. Un déluge d’informations nous détourne de notre cœur. La folie de l’efficacité ne cesse d’exiger de la pensée qu’elle fournisse des résultats, lui fixe des objectifs, lui impose des moyens, lui interdit le vagabondage décapant et les détours rafraîchissants. Le bureau d’études devient le modèle de toute activité intellectuelle. L’intelligence des autres, s’ils ne sont pas membres de l’équipe, devient une concurrente, une adversaire, une ennemie. La maladie communicationnelle nous presse, nous oblige à cibler notre effort (sensible, c’est sans cible, disait Bernard Lubat), à donner une forme à ce qui ne peut pas encore en prendre, à nous soucier de la promotion de la moindre miette d’intuition. Mais peut-être nous accommoderions-nous encore de ces contraintes si elles ne bénéficiaient de puissantes complicités internes. Chacun devine, en effet, que les paroles et les actes ne peuvent être désormais de quelque utilité s’ils ne sont l’extension d’un combat intérieur secret, intrépide, harassant. Au-delà du bouillonnement des passions, de la radiographie des « faits », de l’expression des opinions, du heurt des « éthiques », au-delà des idées et des intentions, le monde où nous vivons requiert un engagement personnel d’une absolue authenticité. Si féconde qu’elle soit, cette exigence a quelque chose d’effrayant, même pour les plus intrépides. Le jour où la facticité universelle les oblige à se retourner vers eux-mêmes, ils s’inquiètent en effet de retrouver dans leur cœur quelque chose de ses manières, de son verbiage, de sa vanité. En se révélant, le monde nous révèle ; il nous montre qu’il est en parfaite connivence non seulement avec nos tentations d’évitement, de divertissement, d’élusion, mais aussi, et surtout, avec ce que nous tenons depuis toujours, en toute bonne foi, pour le plus précieux de notre héritage.
Ξ
J’étais frappé par la facilité et la souplesse avec lesquelles les cadres issus des « bons milieux », et singulièrement de la bourgeoisie catholique, entraient dans les perspectives du management, y compris les plus dures. Des jeunes femmes et des jeunes hommes élevés dans la religion de l’amour et de la pauvreté se prenaient de passion pour le charabia prétentieux et guerrier qu’on leur enseignait et en faisaient leur langage. Ils étaient certes loin d’être les seuls, mais la juvénilité, l’ardeur, la conviction avec lesquelles ils le défendaient me troublaient. La cause qu’on leur présentait mettait en avant des valeurs rassurantes, créait entre eux une complicité de combat qui leur faisait croire à leur force et, surtout, exigeait des efforts qui satisfaisaient leur fort sentiment de culpabilité. Le tout, naturellement, en harmonie parfaite avec leurs intérêts immédiats : le paradis.
Ξ
Raidissement et, comme dit Maurice Bellet, rage de la perfection. Le catholicisme bourgeois n’est qu’un exemple, un peu plus naïf qu’un autre, de cette aberration. Un peu partout, le désir du beau, du bien, du vrai cède sournoisement la place à l’exaltation de l’effort, puis au sentiment de puissance que procure l’adhésion à des organisations lourdes et prestigieuses, ou qui rêvent de le devenir. Comme jadis les bonnes œuvres, la solidarité, leur héritière naturelle, réveille d’aigres frustrations. La vertu performe, le vice aussi ; seul gagnant, l’esprit comptable. La culture accumule, exhibe, démontre. Les esprits s’agrippent comme des doigts avares à ce qu’ils ont compris, et se méfient du reste. La quête de la justice s’engonce de parti pris, tourne à l’exaltation du moi, de son point de vue, de sa spécificité, de son excellence.
Ξ
« Penser, dit superbement Fumet, c’est céder. » Pas à l’opinion d’autrui, certes, ni à celle des puissants, ni à celle du plus grand nombre, ni à celle des savants, ni à celle de l’Histoire, ni même à la sienne, encore moins à la mode. À quoi je choisis, au fond de moi, de me rendre, je suis seul à le savoir ; encore ne suis-je pas certain de pouvoir en rendre compte. Céder, déposer les armes : dans le domaine de l’esprit, c’est l’acte le plus libre qui soit, le plus secret, le moins récupérable, le seul qui ne frustre pas, le seul qui permette de combattre sans ressentiment, sans recherche de justification ni de gloriole, sans retard ni impatience, ce qui doit être combattu.
Ξ
Sans cette reddition intime dont j’ignore la nature, sans cette distance un peu farouche qui me rapproche des autres, je suis le jouet des accidents, je suis une boule de billard qui proclame sa liberté. Comme ces mondains stupides qui pensent « fabriquer des événements », je me bricole un sens de papier, je m’invente des instants sans écho, vaguement reliés par des chevilles d’opportunité où je feins de voir mes valeurs, ou encore par une continuité de nécessité mollasse que je baptise liberté. Flottant dans le non-sens, ou dans ce que Fumet appelle le contre-être, je me raidis dans une affirmation de moi-même d’autant plus virulente que je la sais plus fragile, plus factice, plus puérile. Comment je m’avise que mon affirmation en tant qu’être passe par « l’abandon, la reddition au secret jaillissement de ma propre origine, aux sources de l’être », quel chemin il me faut, pour cela, me frayer parmi les signes menteurs qui me harcèlent et que je désire, au prix de quelle patience et de quels errements j’espère pourtant y parvenir, il me faudrait être poète pour commencer à l’entrevoir. Quant à l’itinéraire d’un autre, le poète serait-il aussi voyant et prophète, aucune lucidité ne le lui rendrait lisible. Par contre, que le monde où je vis soit menacé par cette « conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure » qu’avait dénoncée Bernanos, si je ne hurle pas cette évidence, c’est que je fais partie de la conspiration.
Ξ
OSB. En ces temps de réduction des effectifs des fonctionnaires, ne pas envoyer les Renseignements Généraux sur une fausse piste. OSB ne signifie nullement « organisation de sabotage et de banditisme ». Quitte à décevoir les Pères Bénédictins, qui font suivre leur nom des trois initiales de l’Ordo Sancti Benedicti, ce sigle n’annonce pas non plus un recrutement massif pour leurs couvents. Parlons clair. Ça veut dire : On S’en Branle. OSB est né dans certaines universités, parmi des professeurs jeunes qui ne sont pourtant pas des débutants. Ce n’est pas un parti, pas un mouvement, pas un club. OSB ne dispose d’aucune structure, ne mène aucune action particulière, n’oblige à réciter aucun catéchisme. Le sigle est né par hasard, d’une boutade lancée un jour de dégoût majeur. Qu’on n’agite pas trop vite un doigt vengeur : ces gens-là sont tout sauf des indifférents, des cyniques, des égocentriques. Au sens le plus fort du mot, ce sont des chercheurs. Ils ont pesé avec gravité le monde où ils évoluent et où ils voient leurs étudiants s’enfoncer comme dans un marais. Résultat : à tout ce que pense ce monde, à tout ce qu’il dit, à tout ce qu’il propose, à tout ce qu’il exige, à tout ce qu’il manigance, à tout ce qu’il veut conserver, transformer, supprimer, ils savent, ils savent pour eux, ils savent pour la jeunesse, que la réponse est : OSB. Ce n’est pas un cri de guerre. Ce n’est pas une révélation mystique. Ce n’est pas un appel politique. Ce n’est pas un mouvement culturel. Une provocation ? Si l’on veut, mais une provocation à, une invitation à. À quoi ? Je ne sais pas. Chacun trouvera. À chercher, peut-être, à tout chercher ? « Ce que nous cherchons est tout. » Ma génération aurait reculé, au moins en public, devant une formulation aussi verte. N’importe. « Des cerveaux bien irrigués », disait Stanislas Fumet de la plupart des intellectuels de son temps. OSB, affirmation par la négative, a raison de rappeler, même vigoureusement, à la cérébralité nerveuse et empotée de l’époque que l’intelligence, elle aussi, a ses sources secrètes.
Ξ
J’attends naturellement qu’on s’insurge contre le nihilisme d’OSB. J’attends la pieuse expression de cette indignation et l’encourage à se manifester sans délai. Celles et ceux qui feignent aujourd’hui de ne pas comprendre que le vrai nihilisme est là, parmi nous, dans nos cœurs, dans nos esprits, dans nos corps, qu’il est quotidien, concret, convivial, citoyen, libéral, socialiste, patronal, syndical, conservateur, révolutionnaire, snob, populaire, banlieusard, centrevillard, public, privé, croyant, incroyant, chaste, bambochard, qu’il prolifère dans la marge et dans la page, qu’il habite la totale totalité de la société française, européenne, occidentale, sans parler de ses « avancées » et de ses « percées » ailleurs ; celles et ceux qui n’ont pas la droiture d’âme minimale pour sentir qu’OSB et tout ce qui lui ressemble, c’est un effort terrible, inspiré à parts égales par le dégoût et par l’amitié, pour tendre un miroir à tous les cadavres, dominants et dominés, dans la folle espérance qu’une seule cellule y soit encore vivante, qu’OSB, c’est le courage de croire que moins par moins, ça fait plus, que le nihilisme n’est mortel qu’autant qu’on n’ose pas le regarder en face et prononcer son nom, qu’on le chouchoute et le civilise, qu’on le dorlote et l’institutionnalise, qu’on le pelote et qu’on le décore, qu’on l’épargne et qu’on l’investit, qu’on le nuance et qu’on le commente, qu’on le raisonne et qu’on le moralise, celles-là, ceux-là, qu’ils se lèvent et qu’ils s’indignent ! Et si, regardant autour d’eux, ils constatent que personne ne se lève, qu’ils se demandent alors où a bien pu passer cet ennemi redoutable, et qui l’a désigné, et ce que signifie le silence lourd qui s’est soudain abattu sur la foule.
Ξ
Une soirée de solitude avec TF1 (On est toujours seul avec TF1, voilà un slogan porteur, non?) m’a reconduit – mais oui, mais oui ! – à Heidegger. La chaîne des regrets infinis y proposait une série sur le thème de la police scientifique. Si bien fait, tout ça, que je commençais à avoir honte de mes moqueries. Intéressant, rondement mené, du boulot de pros. De jeunes inspecteurs des deux sexes, plus nobélisables les uns que les autres, vous racontent facile trois générations rien qu’en flanquant un bouton de culotte dans leurs machines. Sympathiques avec ça, des gens comme le critique du Monde les aime ! Je vais vous dire : humains, des gens humains. Pas tout à fait comme vous et moi. Presque, mais en un peu mieux quand même, disons humains plus. La société idéale : technique, chaleureuse, fliquée soft. Le beau monde ! Les braves gens ! La bonne chaîne !
Ξ
Ils me plaisaient. Je guettais leurs mimiques, leurs petites provocs de séduction, leurs bouderies, leur façon de sourire chacun de son côté. Je ne les quittais pas des yeux. Puis, peu à peu, j’ai perdu le fil. Des micro-coupures, d’abord, puis des pannes de plus en plus longues, puis plus rien, juste une grande panne. J’avais remarqué leur langage un peu décalé, comme s’ils parlaient de très loin, comme si la distance avait raboté les voix. Le doublage, peut-être. Mais non. Leur manière d’être, tout simplement. Ils ne parlaient pas, ils émiettaient des mots. Ils ne sentaient pas, ils enregistraient et traduisaient des vibrations. Ils n’étaient pas ensemble, chacun était entouré par les autres. J’avais été séduit par un gang d’apparences, par une bande d’épiphénomènes. Ils étaient le redoublement docile et superfétatoire de quelque chose dont leur être – et donc leur langage, et donc leurs sentiments supposés – était prisonnier. Ils ne s’appartenaient pas. Même pas des liserons sur un massif qui, au moins, s’y installent et colonisent. De purs appendices, le dernier étage d’un pétard. Mais alors, le centre, où ? Aucun doute : le centre, c’est le job technique ; technique, donc forcément policier. Là est leur réalité, leur source, leur destin. Ils en sont les gentils restes, les signaux sexy, les marionnettes en live.
Ξ
Sur ma table, une autre des citations de Heidegger offertes à Stanislas Fumet m’attendait. Je l’avais lue trop vite : « La technique est, dans l’affirmation de la puissance et de la volonté de s’imposer de l’homme, l’organisation inconditionnelle de l’assurance absolue sur la base d’une aversion universelle et objective du Pur Rapport. »
Ξ
Je ne sais ce que Heidegger entend exactement par « Pur Rapport », notion qui m’effraie un peu. À cette précision près, ces trois lignes, écrites à une époque où la technique était encore loin d’avoir pris la place que nous lui connaissons, résument tout. L’« affirmation de puissance » des grands patrons, leur « volonté de s’imposer », je les ai vues. Comment la technique sert leur démesure, lui fournit un champ de manœuvres idéal, la rationalise et en démultiplie les effets, je l’ai vu. Quelle infranchissable muraille elle édifie entre eux et les gens ordinaires, je l’ai vu. Comment la froide exaltation où elle les conduit, et qu’alimentent toutes sortes de justifications faciles, les détourne peu à peu, sinon du Pur Rapport, au moins de relations sans préjugés ni préalables avec des semblables qu’ils ont de moins en moins besoin de rencontrer, je l’ai vu.
Ξ
La colère, souvent, quand je contemplais les dégâts : l’affolement angoissé des travailleurs, le vernis de mensonge qui recouvre tout, les cascades d’abstractions, la cruauté latente. Puis, quand je les considérais pour eux-mêmes, ces dirigeants, la perplexité l’emportait. Quelques-uns, généralement haut placés, ne résistaient même plus à leur délire rationnel : le shoot permanent. La plupart cherchaient maladroitement à sauver quelque chose d’eux-mêmes. Je voyais dans quelle nostalgie, dans quelle émotion sincère et naïve les jetaient des mots comme humain, relations humaines, et même ce facteur humain qui fait désormais surgir une tête aimable farcie de braves idées fausses. Face à cet humain mythique, les grands patrons redevenaient des adolescents devant l’amour ; ils le célébraient avec une piété de touristes chantant les louanges du grand soleil ou de la mer devant des paysans ou des pêcheurs circonspects. Pour ces touristes de l’humain, relations humaines prenait une connotation vacancière ; ils y trouvaient une odeur de sacré et un arrière-goût de dissipation. Ces mots-là leur rendaient le monde simple et merveilleux d’où ils avaient été chassés par quelque chose qui avait pris le pouvoir en eux, sur eux, ce quelque chose qui, pourtant, dans la plupart des circonstances, leur garantissait l’« assurance absolue » qui les faisait flotter au-dessus des préoccupations des autres.
Ξ
Il y a longtemps que l’inhumanité plus ou moins volontairement produite par notre société est montée, comme par capillarité, dans les zones de l’intelligence, de la culture, de la sensibilité que nous avons la sottise, ou la lâcheté, d’imaginer protégées. Paradoxe terrifiant : ceux qui souffrent le plus, ceux que blessent les arêtes les plus vives de la modernité, les pauvres, les petits, les provisoires, les sans grade, sans ceci, sans cela, sont les moins malades ; atténuer leurs souffrances, c’est aussi les rendre plus fous. Au super, je ne quitte pas des yeux la caissière, c’est comme si je devenais elle, j’en apprends plus que dans les livres. Il n’est pas un de ses mots, un de ses gestes, une seule expression de son visage qui ne témoigne de son indifférence, de sa lassitude, de sa répulsion. Le bonjour fatigué qu’on l’oblige à me lancer. « Vous avez la carte de fidélité ? » Je réponds par une plaisanterie pénible, espérant qu’elle y verra de la bonne volonté. Le torrent de bonheur qui l’envahit quand un client trouve, je ne dirai même pas une parole gentille, une parole tout simplement, un son qui ait l’air d’une parole. Je ne sais que penser. S’il tenait à moi que ça s’arrête ! Elle souffre, mais le jour où elle souffrira moins, le jour où elle sera surveillante, où elle montera surveillante… La voici, précisément, la surveillante, oui, déjà, je ne me trompe pas, je lis sur son visage un reflet de cette « assurance absolue »… Le jour où elle sera surveillante, la caissière, elle souffrira moins, c’est parfaitement vrai ; mais elle sera bien plus malade, c’est encore plus vrai !
Ξ
Carrefour et Leclerc, un jour, je le sais bien, changeront tout cela : plus de caissières, plus de protestations, un robot, j’aurai écrit pour rien. Mais je ne crois pas être le plus naïf. Libre de ce gros caillot de souffrance, la capillarité se fera plus aisée, plus fluide, le dégoût se mêlera plus finement à la soumission, l’horreur ira plus fort, plus vite, plus haut ! « La thèse bourgeoise, c’est que tout marche tout seul et par là même va de mieux en mieux. » Mais la thèse bourgeoise est fausse, même si elle est partout. Si la technique est bonne ou mauvaise, qu’on le demande aux gamins qui passent le bac. Nous voyons, en tout cas, qu’aux deux sens du mot elle précipite : elle accélère et, jour après jour, elle dépose au fond des consciences une charge de résignation plus lourde. Il m’arrive d’espérer que cette épreuve sera salutaire. Bienheureuse faute qui nous a valu un tel Rédempteur ! dit la tradition chrétienne à propos du péché originel. L’humanité se félicitera-t-elle un jour de l’épreuve que lui aura infligée le règne technique ? Y a-t-il un lien entre ces deux poussées d’orgueil ? Entre ces deux pesanteurs ? Tout cela m’est très obscur. Je crois cependant que ceux que Henri Hartung appelait les Princes du management sentent confusément que la situation se gâte. Leurs adversaires rituels le voient moins clairement qu’eux : le regard moral, sur le monde comme sur soi, manque généralement de largeur. Eux sont plus engagés, plus pervers, plus prométhéens, plus tragiques, j’oserai dire plus métaphysiques. Ils commencent à sentir que le temps de la dénégation, de l’élusion, du mensonge est derrière eux. C’est pour cela qu’ils vont tirer dans la foule, à tout hasard, leurs dernières cartouches de dénégation, d’élusion, de mensonge.
Ξ
Que tout marche tout seul… Claude Imbert ne dit pas autre chose quand il s’interroge sur l’imbroglio européen : « Alors, que faire, sinon, dans son dortoir, veiller au chevet de la Belle au bois dormant ? Continuer de modeler le corps de l’Europe : ses muscles économiques, ses armes, ses lois. En espérant qu’un jour ce qu’on appelle « l’âme » lui viendra de surcroît. » L’appel à l’âme, geste bourgeois classique. Il le faut d’autant plus solennel qu’on sait parfaitement que, dans ces conditions, elle ne viendra pas. Le lapin est assuré, il arrangera tout le monde. Au passage, rien n’interdit d’ailleurs de mettre les textes cul par-dessus tête. Si j’ai bonne mémoire, le surcroît, dans les Évangiles, ce n’est pas l’âme, c’est le reste. Les bourgeois ont toujours du mal à comprendre qu’elle n’est pas là pour jouer les utilités. S’il n’y a plus de solution, merci de ne pas la sonner : assumez, les gars !
Ξ
À cela près, Claude Imbert n’a pas tort : pas de solution pour l’Europe. C’est là la conséquence d’un problème d’accouchement. L’Europe politique est venue au monde par l’argent et la technique, sans parler de la peur : séquelles irréversibles. Europe marché ou Europe puissance, rien n’y changera rien. Aucune leçon n’a été tirée de cet accident d’obstétrique puisqu’il est en train de se renouveler avec une autre patiente, à qui l’on veut tout le bien du monde, l’Union méditerranéenne. La médecine concrétiste qu’on lui réserve l’enverra malheureusement rejoindre l’Europe aux urgences : dans dix ans, Claude Imbert appellera l’âme à son chevet.
Ξ
Je suggère qu’on demande avis, si l’on cherche un projet pour cette Union méditerranéenne, à ce chanteur et animateur algérien qui s’est exprimé sur France-Inter, le samedi 26 juillet, vers 19 heures, et dont j’ai mal compris le nom. Il a dit des choses simples, fortes, vraies. Par exemple, qu’il fallait parler de culturo-social, plutôt que de socio-culturel, et que cette inversion changeait tout. Parce que ce qui est premier, absolument premier, c’est la parole humaine, les liens et le sens qu’elle crée, la hiérarchie de vérité qu’elle impose aux préoccupations du moment, l’horizon qu’elle leur ouvre. Je veux bien que, disant cela, ce jeune homme n’ait pas découvert l’Amérique. Mais son intuition est droite, intelligente, profonde ; elle répond à l’attente des êtres et aux besoins de nos sociétés. S’il ne se trouvait personne, dans les officielles et internationales instances, pour le sentir, on pourrait toujours, en effet, s’occuper de curer la Méditerranée. Cela favoriserait une franche fraternisation entre technocrates de toutes les rives. Et puis, nettoyer les écuries de Sisyphe, il n’y a pas de mal à cela.
Ξ
Il ne s’agit pas d’émerger dans le néant, mais d’émerger du néant. Où ai-je vu cette idée ? Émerger dans le néant : négocier ma place dans le cirque, la durée de mon numéro, sa situation dans le programme, le montant de mon contrat ; chercher en quoi je peux intéresser, me déguiser en cas, travailler mon image, mon « relationnel » ; verser dans la même casserole mon meilleur, mon moins bon, mon mauvais : bien lier la sauce, ma sauce, ma sauce à moi ; en la liant, me lier à elle, la vendre, me vendre, être fait prisonnier, mourir en revendiquant. Et émerger du néant ? D’abord, sans doute, s’apercevoir qu’il existe. Pour le reste, je ne peux pas dire. Le cri de Paul Claudel dans Le Soulier de Satin, sans doute : « Délivrance aux âmes captives ! »

(29 juillet 2008)

Vacillements

LE MARCHÉ XXXVI

L’antidépresseur qui permet de se supporter serait un placebo ? Terrifiant. Les gens apprendraient, de but en blanc, qu’ils sont capables de ne pas dépendre ? Mais ils vont en perdre les nerfs ! Une association, vite !
Ξ
Quand le bientôt Directeur général délégué du Nouvel Observateur et ex-P.-D.G. de la Fnac énonce comme une évidence que « l’indépendance, c’est d’être viable économiquement », il scelle dans nos esprits le socle d’une dépendance bien plus redoutable encore, mais à laquelle tout ce qui compte dans ce cher vieux pays viendra rendre un hommage fervent ou résigné, sans se douter qu’il se prosterne devant une sottise. Si être indépendant, c’est dépendre de l’argent, autant supprimer le mot du dictionnaire. Sans doute, de nos jours, peu de projets peuvent-ils faire l’impasse sur les finances ; mais une chose est de s’en soucier, d’en relever le défi, une autre d’en faire la condition première de l’action, sa matrice. La viabilité économique, sorte de vertu selon les choses qui s’enseignera bientôt en première année de maternelle, n’est un préalable que pour les projets dont l’essence, quoi qu’ils feignent d’agiter d’éthéré, d’idéal ou d’humaniste, est économique. Pour les projets fondamentalement liés, à leur corps défendant, ou tolérant, ou désirant, à l’argent. Pour les projets habitués à le saluer machinalement, comme on salue sa vieille tante. On peut comprendre que M. le bientôt, etc. n’en ait pas été avisé : il existe pourtant des projets qui n’ont aucune vieille tante de ce genre à saluer. Et même si M. l’ex- etc. est et sera payé pour ne pas s’en douter, ces projets-là sont supérieurs aux autres du point de vue des finalités comme du point de vue des moyens. Les projets pauvres valent mieux que les projets riches ; les moyens pauvres valent mieux que les moyens riches. Les premiers, s’ils sont droits, ont une petite chance de barboter dans l’être ; les seconds, même s’ils le sont, ne feront, au mieux, qu’y mouiller leurs orteils. Les projets d’emblée soumis à la viabilité économique, même s’ils sont très honorables, restent, en dépit d’une illusion universellement partagée, des projets secondaires, nullement aptes à donner quelque sens que ce soit aux évolutions de l’humanité, seulement capables d’en renforcer la sujétion à des forces à tous égards inférieures à elle. Même si la philosophie était restée muette sur ce point, la simple observation quotidienne suffirait à nous persuader que le train des moyens riches dispose d’une sirène retentissante, mais ne va nulle part. Le train des moyens riches nous conduit de l’argent à l’argent, de l’argent comme moyen à l’argent comme fin : avant même d’être parti, il est arrivé. Sa destination, c’est lui-même. Il est à soi-même son propre butoir. C’est pourquoi, de ce train-là, si l’on veut voyager autrement que sur place, il est sage de sauter. Appelons cela le saut métaphysique, ou saut de la liberté. Il consiste en un changement de plan, en une manière différente de lire le monde et de l’habiter, en une modification du niveau d’être auquel on se place. Ce sport, sorte de chamboule-tout existentiel qui garantit de fortes émotions et des découvertes inattendues, se pratique pourtant dans l’immobilité et dans une clandestinité qui échappe à toutes les positions sociales identifiées. Les fans du saut existentiel sont bien plus nombreux que ceux du saut à l’élastique. Dans le RER, au super, nous ne cessons de croiser des gens qui, sans toujours oser se l’avouer, ont sauté ; aucune caméra ne les repérera jamais. Même parmi les autres, parmi les plus obstinés et les plus féroces des voyageurs de l’absurde, on ne trouverait personne que l’idée d’une telle rupture n’ait, une fois ou l’autre, taquiné. Quitte à démoraliser M. le futur et ex- etc., l’action politique consiste en ceci et, à parler strict, uniquement en ceci : faire savoir à ces gens qu’ils ne sont pas seuls. C’est là, comme on dit, tisser du lien social. À cela près que le fil qui le tisse, ce lien, est tout sauf social. Que le lien social ne lie que pour asservir, jamais pour réunir. Que le signe social n’est signe de rien du tout pour personne. Les vendeurs de ces 4×4 dont le nom résonne comme des cris de poulets salueront sans doute, en élargissant leur surface publicitaire, la place centrale qui sera réservée à cette perspective dans le Nouveau Nouvel, etc.
Ξ
Épanouissement. Pour Maurice Clavel, fantasme de tête de veau à l’étal du boucher. Je penche plutôt pour la plénitude du chou pommé. Souhaiter à cette rose de s’épanouir, n’est-ce pas s’accommoder secrètement de sa mort ? L’épanouissement, c’est trop ou trop peu. Trop pour la raison, qui n’y croit pas. Trop peu pour le désir, qui veut plus. La beauté de ce bouton de rose dépasse d’emblée l’image de la fleur qu’il deviendra peut-être. Son épanouissement, vérité difficile à admettre, n’est qu’un possible parmi d’autres. J’aime cette fleur, je n’attends d’elle que ce qu’elle est. Sa fragilité ne m’inquiète ni ne me déçoit. Sa faiblesse est la voie royale qui surplombe déjà et sa gloire et sa mort.
Ξ
Au foyer de Nanterre, on organise des soirées de poésie pour les clochards et les sans abri. Honneur à celles et à ceux qui en ont eu l’idée ! « Ça ouvre le cœur », dit l’un de ces malheureux. Oui. Mais j’écris cela dans une pièce douillette, près d’un feu de bois : un instant, j’en suis troublé. Alors, j’ai honte. Non pas de la pièce douillette, non pas du feu de bois. De cette pudeur avare.
Ξ
« Tout n’est qu’aventure sans objet, dit cet acteur américain, si le moi profond n’est pas engagé. » Ces banalités un peu solennelles ne me déplaisent pas. Mais à quoi puis-je donc reconnaître que mon moi profond est engagé ? Peut-être à ce mélange affolant de certitude et de doute qui, d’un même mouvement, me fait chercher refuge en moi-même et m’en expulse.
Ξ
Les femmes sont les égales des hommes. Il est donc nécessaire et urgent de le manifester en tous lieux, en toutes circonstances et en tous domaines. Sur l’égalité des salaires, je trouve les femmes trop patientes. L’affaire devrait être réglée, et l’aurait probablement été depuis longtemps si leurs théoriques alliés s’étaient montrés plus offensifs. Sur le fond de la question, je suis très marqué par les souvenirs de mon enfance populaire. Certains spectacles de la rue, certaines conversations familiales me font toujours frémir d’horreur. Les injustices commises à l’égard des femmes dégradent l’humanité tout entière : la solution n’est donc pas à chercher dans la complicité biologique des sexes. Celle des femmes n’est pas plus sympathique que celle des hommes. En flattant en elles cette tentation, on nourrit leur ressentiment sans servir leur cause. Une certaine manière de bercer les femmes de mélopées critiques ou sarcastiques n’a pour effet – ou pour but – que de leur fermer l’accès à leur singularité et d’organiser leur soumission sophistiquée à la décivilisation consommatrice. Aucune vraie libération, si lourde qu’ait été l’oppression, ne peut s’envelopper de rancœur.
Ξ
Cet ami met son zèle lucide et généreux à intervenir, par la parole et par la plume, dans les causes les plus variées. Neuf fois sur dix, j’approuve ses combats et partage ses analyses. Pourtant, je résiste. Contaminées par le climat ambiant, les interventions de ce genre me semblent de plus en plus frappées d’irréalité : il leur arrive même de servir efficacement ce qu’elles veulent condamner. Le temps est venu d’affronter le sentiment d’insaisissable que nous impose le jeu de la politique, de la culture, des médias. Nous devrions nous exercer humblement à le décrire, à en montrer les effets dans nos existences privées et dans la vie publique. Comme autrefois l’absurde de Camus, la nausée de Sartre, l’enthousiasme cosmique de Teilhard de Chardin, l’héroïsme tragique de Malraux, il faudrait faire sentir – hors de toute visée idéologique, théorique, et surtout apologétique – la facticité universelle de notre société. Cette recherche devrait être conduite avec une extrême simplicité, un immense désir d’authenticité. Quelques romans s’approchent de cet objectif, mais la forme romanesque, trop lourde d’intentions et d’histoire, n’est pas celle qui convient le mieux. Les temps vont trop vite. Si Baudrillard, Debord, Lejeune ont dit beaucoup, rien ne serait plus détestable que de durcir en dogme la pensée de ces initiateurs ; elle est un appel à l’invention, une invitation à la libération de la subjectivité, ou plutôt, pour reprendre le mot fécond de Pierre Emmanuel, de la transsubjectivité. Des griots, il nous faut des griots. Des trouvères de la liberté. Des troubadours de l’espérance. Qui aideraient chacun à s’affirmer dans ce qu’il éprouve, dans cet inexprimé presque inexprimable, commun et incommunicable, qui le fait se sentir vrai parmi les autres vrais. Ceux qui s’engagent dans cette aventure se délestent sans chichis de leurs opinions vaines, ils sautent du train de leurs préjugés. Sans doute voient-ils accourir d’un peu partout des cohortes de bons apôtres appointés, endoctrinés, catéchisés, moralisés, qui les supplient de se reprendre et leur prouvent, par raison démonstrative, qu’ils ne sentent pas ce qu’ils sentent, qu’ils ne le peuvent ni ne le doivent. Belle occasion de tout réapprendre à ces enrégimentés : que la vie n’est pas un théâtre, que la pensée n’est pas un discours, que les autres ne sont pas un jury, que nul ne va nulle part qui ne passe pas par soi-même. Ou, comme disait Duns Scot dont je viens d’entendre parler dans un déjeuner familial, « ad personalitatem requiritur ultima solitudo ». La personnalité requiert l’ultime solitude. Et non pas d’abord l’adhésion, l’intégration, la participation, la communication, etc. De l’utilité d’avoir un philosophe dans sa famille.
Ξ
Un Monde des Livres qui tapisse un placard depuis plus d’un an m’enseigne par la voie négative ce qu’un homme moderne convenable doit penser. Il s’agit d’un papier fort sévère de Roger-Pol Droit sur Heidegger que les pots de confiture n’ont heureusement pas trop endommagé. Je n’ai certes rien à ajouter à la controverse sur un philosophe que je ne jure pas avoir vraiment compris, mais dont quelques formules m’ont touché en plein cœur, ou plutôt à l’exacte intersection de la pensée et du cœur. Je passe sur plusieurs reproches philosophiques ou littéraires que Roger-Pol Droit fait à Heidegger pour m’en tenir aux chefs d’accusation majeurs. Heidegger, dit ce critique, « affirme que « la science ne pense pas », affiche continûment sa haine du cosmopolitisme et de la modernité, son mépris pour la rationalité, sa détestation de la technique, sa surestimation abusive du rôle des poètes. » Et, peut-être plus mondain que philosophe, ajoute immédiatement : « Ces aberrations bien connues n’intéressent pas grand monde entre Berkeley et Pékin. » Non ? De Berkeley à Pékin, on est à ce point idiot ? On tient les poètes pour de gentils rossignols ? On vénère la technique ? On se prosterne devant la rationalité ? On imagine une pensée de la science qui nicherait ailleurs que dans le doute du scientifique ? J’étais donc un heideggérien sans le savoir ?
Ξ
Je le constate sans plaisir parce que j’ai beaucoup aimé travailler dans le service public : ses idéaux se sont effondrés aussi vite que le Mur de Berlin. Dans les années 90, les syndicats EDF gonflaient encore les pectoraux : devrait-on leur passer sur le corps, ils ne lâcheraient rien de leur idéal ! Pas un agent, à l’époque, qui, en fronçant le sourcil devant la poussée managériale, ne célébrât avec émotion les temps héroïques de la nationalisation. Je sentais bien ce qu’il y avait d’un peu appliqué dans ces élans ; emporté par mon action, je ne m’y attardais pas trop. Tout cela était finalement mythique. Les convictions résistent mal aux avantages qu’elles procurent. Si les agents EDF avaient cru ce qu’ils disaient, ils se seraient révoltés. Sauf à décider pour eux, en sorte de se protéger soi-même, que leurs conditions matérielles le leur interdisaient : cette indulgence intéressée, plus possessive qu’il n’y paraît – d’allure surmoïque, dirait peut-être Jean-Claude Michéa – est à la racine de l’imposture sociale. Viabilité économique du désir et de l’esprit ! Ma Doué !
Ξ
À leur décharge, il est vrai que, pour ne pas se laisser engloutir, il faut y mettre du sien ! Sur France-Inter, on nous massacre deux matinées de suite avec l’embrouille suivante : pour comprendre ce que veut dire service public, il suffit de connaître le sens de service et celui de public. Que deviendraient les banquets de nos belles provinces si l’on raisonnait ainsi avec trou normand ? Prendre les mots au pied de la lettre, les vider de leur substance, nier l’humanité qui, tant bien que mal, bon gré mal gré, y a fait quelque temps son nid : des bribes, il ne reste plus que des bribes, des épluchures de sens. Mais à quoi jouent donc ces gens-là ? Et pourquoi ? Pourquoi ?
Ξ
Je n’étais pas un inconditionnel du service public, mais je l’aimais bien. Comparé aux pitreries managériales, il prenait un petit air héroïque. Mais fournir de l’électricité ou du gaz aux Français, même avec de bonnes intentions, ne crée pas d’assez fortes raisons de vivre. L’humain plonge ses racines plus profond, ou plus haut. Un historique sans fondamental, eût dit Berque. Quand les cyclones de la technique, de l’économie mondialisée et de la propagande qui, eux, venaient de loin, se sont associés et renforcés, la barque des bonnes intentions a chaviré.
Ξ
Une lettre de motivation ? Pourquoi ? Vous pouvez avoir à vérifier mes compétences. Mes raisons, elles, ne sont qu’à moi.
Ξ
J’avoue tout. Je ne conseillerais jamais à des jeunes d’entrer dans une entreprise même si, ce qui est pure fantaisie, on devait leur y promettre toutes les sécurités. Je le dis sans colère, comme une conviction acquise : l’entreprise n’est pas un bon terreau pour le végétal humain. Les médiocres s’y enferment dans leur médiocrité, les meilleurs y perdent leurs qualités ou sont contraints de les mettre en veilleuse. De la base au sommet, l’entreprise développe les petites habiletés et cisaille les grands élans. Elle entraîne irrésistiblement vers le bas. Il faut s’y montrer plus avisé qu’intelligent, plus calculateur qu’inspiré, plus malin que diplomate. Ou se taire, ronger son frein, se mitonner son ulcère. C’est le lieu des fausses rencontres, de l’expression truquée, des enthousiasmes mimétiques, de la soumission à la force des choses ou plutôt à ceux qui se sont soumis, pour en tirer avantage et gloriole, à la force des choses. On s’accoutume à l’entreprise comme à une drogue : moins par plaisir ou par goût que parce qu’on se croit incapable de la quitter. Il serait léger, voire injuste, de rendre les dirigeants entièrement responsables de cet état de choses. Ce serait d’ailleurs leur faire un trop grand honneur : dans leur immense majorité, ce sont des suiveurs qui se prennent pour des prophètes. Mieux vaut chercher les raisons de la faillite du côté du destin, ou de l’histoire des deux derniers siècles. L’entreprise est probablement la première institution au monde où le poids des choses, loin d’être contrebalancé, comme il le fut presque toujours, par des instances de l’humain, est devenu sa voie, sa vérité, sa vie.
Ξ
Les parlotes actuelles sur le stress sont misérables. Il est risible d’y participer quand on prétend défendre les intérêts des salariés. Stress est un mot d’évitement, rien d’autre. Inutile de faire semblant d’en chercher les tenants et les aboutissants, de se demander s’il est ou non une maladie professionnelle, de chercher quel massage, quelle gymnastique, quelle pitrerie en atténuera le mieux les effets. Le stress est la conséquence directe de l’idéologie managériale, elle-même conséquence directe de la mondialisation économique, elle-même conséquence directe de l’idéologie qui la porte. En dupant les salariés sur la nature de leurs maux, et donc sur les moyens d’y remédier, les syndicats jouent délibérément le jeu patronal. Il existe un seul et unique remède au stress. Il tient en trois lettres qui forment un mot, il est vrai, de moins en moins usité : Non. Libre aux syndicats de ne pas le prononcer pour ne pas nuire aux intérêts du progressisme économique auquel ils collaborent avec ferveur et discipline. Libre à eux de continuer à couper les dépressions en quatre. Libre à eux de se donner des airs de sauveurs en aménageant des salles de repos, ou de détente, ou de relaxation, ou de dénégation. Libre à eux d’opposer au méchant stress de droite le gentil stress de gauche, au stress patrons le stress copains. La réalité, c’est que cette nouvelle couche de fumisterie alourdira nécessairement la souffrance. Un fauteuil de relaxation n’a jamais empêché personne de broyer du noir. Au contraire. La détente qu’il procure favorise la lucidité. On s’y voit menacé par ses adversaires et roulé par ses amis. Pendant que les vertèbres se décoincent et que les muscles se détendent, la tête turbine comme jamais. On s’y sent encore plus seul qu’ailleurs : le dernier cri, en quelque sorte, du confort moderne.
Ξ
Deux livres récents sur François Mauriac. Aux questions que j’étais venu lui poser, dans les années 60, alors que je préparais un article sur lui, il avait répondu avec patience et gentillesse. Puis, je ne sais plus par quel détour, il en était venu à parler de la pureté ; alors sa voix brisée s’était animée. Il s’était tourné vers ma jeune collaboratrice venue prendre des notes : « La pureté, Mademoiselle, la pureté… » Il m’est arrivé d’en sourire. C’était pourtant un propos magnifique, d’une absolue simplicité, d’une franchise souveraine, d’une familiarité amicale et respectueuse. Une âme charnelle parlait à une autre âme charnelle. Les mots, la prononciation, tout était brûlant et aérien, infiniment libre et droit. Quand je songe à cet instant, une hache fend d’un seul coup la sottise du temps, et la mienne. D’un côté, retombe le moralisme cruel, ses divagations frustrées, les vilaines raisons qui les orchestrent, ses vérités mortes, sa haine jamais avouée du corps ; de l’autre, la libération à quatre sous, ce triste oiseau aux ailes coupées, ses démonstrations épaisses, ses rodomontades pitoyables. J’aurai eu à me défendre de l’un, puis de l’autre ; bien mal dans les deux cas.  Sur Mauriac, un bon vieux scoop d’une cinquantaine d’années pointe à nouveau le nez : les tentations homosexuelles de l’auteur de Genitrix. Bon courage à ceux qui écriront là-dessus. Il faudra tout dire, tout mettre ensemble, les petites histoires et les grands débats, ce qui est du corps et ce qui est de l’âme, et l’impossible jonction. Il faudra parler d’Asmodée, le jeune dieu qui soulève les toitures et révèle les secrets des familles. Il faudra montrer la passion de Mauriac pour ce Jésus qui, tout à la fois, foudroie, garantit et transfigure ses rêves d’enfant. Tâche presque impossible, pas seulement quand il s’agit de Mauriac. Sur les sujets qui touchent à l’être, le silence n’est pas toujours malsain, ni hypocrite. Il aurait évité, par exemple, de donner de Mauriac l’image trop attendue d’un homme qu’une passion inassouvie des jeunes gens faisait « souffrir comme un damné ». La réalité devait être plus complexe. J’entends encore Mauriac murmurer : « Je suis un homme très tenté. » Sa voix, à cet instant, était d’une telle justesse, si indemne d’exhibition et de componction, qu’elle renvoyait symétriquement au même néant les vieilles inhibitions et les transgressions tapageuses. Elle congédiait d’une seule vibration et les douaniers véreux de la vérité, pressés d’en réserver le chemin à leurs frustrations, et les publicitaires de la satisfaction, affairés à la garder disponible en rayon jusqu’à sa date de péremption.
Ξ
Au flanc d’un camion, ce message d’espoir : « Une autre idée de la pomme de terre. »
Ξ
Les médias sont des préservatifs. Ils barrent la route à certains virus et empêchent la vie de passer.
Ξ
CO2, le nouveau péché originel. Les grandes causes exigent humour et modestie. Il y a une bigoterie écologiste. Sauver les âmes, sauver la planète. Bonnes œuvres et tri sélectif.
Ξ
J’appréciais ses qualités. Maintenant à la retraite, il a exercé de hautes fonctions dans une entreprise nationale. Je reprends contact. Un immense mail m’arrive. Un seul sujet, ou à peu près : comment et pourquoi une coalition de jaloux et de méchants l’a empêché d’accéder à l’échelon supérieur. Merdre !
Ξ
Chacun a le devoir de comprendre comment fonctionne la lugubre mécanique sociale. Mais chacun a le droit de décider de s’y comporter comme elle ne fonctionne pas. Il faudra qu’on m’explique, si l’on accueille cette idée par des éclats de rire sous-tendus d’indignation contenue, à quel genre de liberté on croit.
Ξ
Tant pis si c’est une idée fixe, il faut que je revienne sur l’affaire. Aucune sympathie pour les guerres napoléoniennes : dois-je bouder les décrets signés à la lueur de l’incendie de Moscou ? Je ne suis pas un partisan de Nicolas Sarkozy : dois-je m’obliger à afficher du mépris pour le projet de suppression de la publicité sur les chaînes et radios publiques ? S’il peut le faire, qu’il le fasse. Cela pourrait rapporter de l’argent à un petit nombre de bouffe-tout qui en ont déjà trop ? Tant pis pour eux. Cela rapportera aussi, tant mieux pour nous tous, un peu de liberté à un grand nombre d’individus qui en manquent cruellement. Mais j’affabule. Que Nicolas Sarkozy soit l’initiateur de ce projet n’est pas la vraie raison de cette levée de boucliers. Ni même, bien qu’on puisse les entendre, les inquiétudes des gens des médias pour leur propre situation. La vraie raison, je crois l’avoir sentie dans les propos d’une journaliste. La télé que souhaite Sarkozy, disait-elle en substance, est nostalgique : c’est celle de son enfance. Jusque-là, je la suivais assez bien. Mais elle ajoutait que cette télé-là était « complètement dépassée dans le contexte concurrentiel actuel ». Elle touchait là au fond du problème. Et me donnait envie de m’asseoir en face d’elle, au fond d’un café, devant un empilement de soucoupes.
Ξ
Les élites, au-delà de leurs très accessoires différences d’opinions, sont associées au monde moderne, à ses projets, à son langage, à ses intérêts. Ce n’est pas vrai des petits, des obscurs, des sans grade. Pour eux, ce monde est un bloc de fatalité qu’ils ne se mêlent pas d’analyser. Non que la lucidité leur manque, ni qu’ils n’en pensent rien : un cocktail de sagesse, de prudence, de résignation, de méfiance, de dégoût les convainc de l’inutilité de composer avec lui. Ils ne veulent pas le comprendre, ils ne veulent pas le savoir. Ils jouissent de ses avantages, souffrent des blessures qu’il leur inflige, haussent les épaules quand il leur devient insupportable. C’est comme ça. Ne pas parler trop vite d’indifférence, de lâcheté. Les petits avalent le monde moderne tout rond. Il leur reste sur l’estomac. Ils ne le discutent pas, mais ne le digèrent pas non plus. Ils ne l’assimilent pas, ne s’en nourrissent pas.
Ξ
Les élites, elles, dissèquent la modernité, la commentent, l’évaluent. Elle leur squatte constamment l’esprit, c’est leur modèle, leur patron. Elles s’en imprègnent, s’en imbibent. À force de parler d’elle, elles finissent par parler pour elle. À force de s’en faire les interprètes, elles finissent par s’en faire les avocats. Les obscurs sont dans un rapport de fatalité avec le monde moderne : les élites sont avec lui dans un rapport de nécessité. Toucher à la pub dans le service public devient une incongruité, un manque de savoir vivre, un attentat contre les mœurs établies. Quand cette journaliste parle d’une mesure « complètement dépassée dans le contexte concurrentiel actuel », elle révèle la profondeur de sa dépendance, la gravité de son addiction. La pub, pas nécessaire ? Elle qui existe si fort ? Qui est si puissante ? S’indigner du désordre du monde en s’inclinant respectueusement devant le poids des choses : c’est la stratégie des élites, leur névrose.
Ξ
Leur soumission fondamentale à la modernité s’orne de toutes sortes de protestations compensatoires, le plus souvent formelles ou morales. Loin d’être toujours illégitimes, elles procèdent pourtant d’une intention mensongère. Par le militantisme moral, par l’émulsion langagière qu’il provoque, les élites tâchent de faire oublier leurs capitulations majeures, et de masquer la honte secrète où elles les jettent. Mais la réalité est là. Vivre le monde moderne comme nécessité, c’est beaucoup moins honorable que de le vivre comme fatalité. Les élites ne peuvent échapper que par miracle à la rouerie, à la mauvaise foi, au distinguo douteux. Les sans grade ont choisi la meilleure part. On peut encore trouver chez eux, même si c’est à l’état de traces ou de résidu, un peu de stoïcisme. Les élites ne disposent plus d’aucune réserve de sens. Elles n’ont devant elles qu’une fuite éperdue, et inutile. Leur seule possibilité de salut, par quoi elles retrouvent leur dignité, c’est de redécouvrir en elles, sans un regard sur les gravats parmi lesquels elles évoluent, la vaillance de l’intelligence et la patience de la sensibilité. C’est-à-dire de manifester, dans la vie quotidienne, le courage de l’ambiguïté silencieuse. Puis, quand les circonstances l’exigent, l’héroïsme de la rupture implacable.
Ξ
Une fois par semaine, le samedi matin, ils entrent au cyber, s’assoient dos à dos devant les ordis. Il lui envoie un mail : « Je t’aime ». Elle l’ouvre et répond : « Moi aussi. » Ça leur coûte un euro chacun. Chevaleresque, il paye. Chevaleresque, elle le laisse payer. Ils s’en vont main dans la main. La modernité vient de crever.
Ξ
Je suis ainsi fait que j’ai le besoin impérieux de défendre quiconque est attaqué dans son existence propre. Plus : l’envie me vient de plaider pour l’aberration montrée du doigt, d’en souligner les aspects plaisants. Dans les reproches qu’on fait au bling-bling présidentiel, je ne vois guère que l’aigre vertu de gens qui ont l’avantage d’une familiarité plus ancienne avec l’argent et ont eu tout loisir de peaufiner la distinction de leurs relations avec lui. Cela dit, place aux choses sérieuses. Le retour de la France dans l’Otan, décision qui place notre pays de facto sous influence américaine, m’indigne, me blesse, me révolte. La politique se fait selon l’esprit : sinon, ouvrir boutique. Elle est distance intellectuelle et affirmation morale. L’une et l’autre interdisent d’aligner la France sur les intérêts les plus lourds et les plus discutables de l’Occident. L’une et l’autre interdisent de mépriser ce goût que l’Histoire a donné au peuple français de faire entendre sa voix sans morgue ni volonté de puissance, mais non plus sans crainte ni esprit de soumission. L’une et l’autre interdisent de priver le monde d’un recours qui, dans l’affaire irakienne comme dans tant d’autres, a déployé une puissance pacifique infiniment supérieure à celle des différents bavardoirs internationaux. On accable la jeunesse, et on la méprise, quand on borne son intelligence à des problématiques agonisantes, ses ambitions à des réussites faisandées. Je pressens avec angoisse les insolubles contradictions dans lesquelles une telle décision va jeter les jeunes, les travailleurs, les familles. J’entends déjà l’alibi grandiose qu’elle fournira à une volière de tyranneaux illettrés, à un bassin de requins bien peignés. Ni géopoliticien ni diplomate, je connais comme ma poche les dégâts que provoque un abandon de ce genre quand l’écho en parvient à la conscience des humbles. Proprement désolant. Accablant. D’une certaine manière, bien sûr, c’est la fin des illusions. Je ne crois pas un instant que ceux qui protestent aujourd’hui contre cette décision l’annuleront s’ils reviennent un jour au pouvoir. Je ne cherche pas davantage de recours à gauche contre cette démission que je n’en ai cherché à droite contre la politique mitterrandienne de « réconciliation avec l’entreprise » qui allait exactement dans le même sens. La fin des illusions, oui. Mais, comme l’annonça fièrement Maurice Schumann à l’instant où la France sembla avoir tout perdu : « Nous entrons maintenant dans le temps de l’espérance. »
Ξ
Trop facile de rêver ! Pourtant, je rêve. Stanislas Fumet, Edmond Michelet, les gaullistes de gauche, les chrétiens engagés, Pierre Emmanuel, les discussions avec Francis Jeanson au bar du Pont-Royal, les week-ends chez Jacques Berque, les colères de Gaston Miron contre les saboteurs de la langue, les débats entre chrétiens et communistes sur les choses premières, Aragon venant lire devant les ouvriers de Jeumont-Schneider, à ma demande, des poèmes dont ils ne comprenaient pas grand-chose, mais qu’ils sentaient beaux. Ah ! cette soirée ! Jusqu’à quatre heures du matin, relayé de temps en temps par une chanson de Catherine Sauvage, il ne leur avait pas épargné un seul vers du Voyage d’Italie, immense évocation de la vie de Marceline Desbordes-Valmore ! Et les bagarres, qu’elles étaient vivantes, les bagarres ! Quand Mauriac avait arrangé à sa façon le malheureux Joseph Laniel (un homme de droite, NDLR) ! M’est avis qu’il ne pensait ce jour-là ni aux garçons ni aux filles, plutôt à se tordre de rire !
Ξ
Je rêve, oui. Parfois c’est un peu triste, un tout petit peu. Mieux valait ne pas les mettre trop souvent ensemble, tous ceux-là. Pourtant, malgré tout ce qui les séparait, ils avaient comme une même odeur de vérité. Ils s’échappaient d’eux-mêmes. Ils faisaient place. Ils donnaient envie de jeter entre eux les ponts les plus audacieux. « Soit, m’avait dit un jour Jean Guitton, Aragon et moi, nous nous rencontrons sous votre crâne ! Mais seulement là !» Vrai. Sous son crâne, on faisait se rencontrer des gens, on fabriquait des collages de pensées ! Le beau jeu ! Le grand jeu ! Allons, bonhomme, rêve, rêve sans honte ! Mais n’oublie pas l’avertissement de Jacques Berque : « Rêver, c’est mourir peut-être, si cela veut dire lâcher pied devant les duretés de l’action et du combat. Au contraire, si cela veut dire émouvoir en soi les possibles, en appeler d’un présent inerte au rapatriement du passé et de l’avenir, c’est permettre l’action créatrice. Mais si l’alternance reste lâche? Alors, le positif et le négatif fondent dans ces limbes, envasent les contradictions, opposent à la violence des renouvellements la pente des accoutumances. »
Ξ
Un peuple, une société, un monde est en train de crever d’un cancer qui lui court de partout ; l’oreille tendue vers le poste, les gens se demandent s’il vaut mieux soigner le cor du pied gauche ou l’œil-de-perdrix du pied droit. Ils n’ont pas encore compris, ces braves dépanneurs universels, que les malades, c’est eux. Ils souffrent d’un manque de fer, ces poussins, il faut leur faire manger des lentilles ! Et, pour les mirettes, des myrtilles ! Diagnostic d’un praticien de l’école berquienne : carence de fondamental, carence gravissime, carence létale. Entre eux et les choses, entre eux et les autres, trop de préservatifs mentaux. La vie ne leur va plus au cœur et ils ne vont plus en son cœur. Ils sont désamorcés. On leur raconte qu’ils sont des acteurs ! Les pauvres ! Des pétards abandonnés qui se tortillent sur la prairie pour la distraction des vaches ! De temps en temps, ils se calment, et ne rêvent plus que de s’arranger. Mais les arrangements, c’est toujours direction nulle part.
Ξ
La flamme olympique vacille, on dirait. C’est honnête de sa part.

Le signe Sarko

LE  MARCHÉ  XXXV

Élégance : « Il aimait tellement la vie qu’il vivait chacun de ses instants comme s’il devait être le dernier. » J’ai vu des gens au bord de la mort (traduisez : en situation de fin de vie) se condamner à cette dégustation exaltée de l’instant. « N’est-ce pas, disaient-ils du fond de leur lit à ceux qui leur rendaient visite (traduisez : dont le projet était de faire en sorte d’installer avec eux une relation d’écoute et d’aide), n’est-ce pas que nous vivons un excellent moment ? » Rien ne me paraît aussi triste, aussi pathétique et, d’une certaine manière, aussi révoltant que cette ultime tentative d’élusion. Elle est tellement plus douloureuse, tellement moins naturelle, que la simple pensée de la mort ! Mon ami Michel Thompson avait plus de sobriété. « Je suis au bout du rouleau », me confia-t-il simplement.
Ξ
L’instant n’est pas le hochet du bonheur. C’est beaucoup plus qu’un fruit à cueillir : une porte ouverte sur un absolument autre, sur un entièrement nouveau que pourtant je reconnais. Un basculement imprévu dans un mystère qui m’est à la fois étranger et familier. À l’évidence, l’instant me désigne quelque chose, m’invite à aller plus oultre. En repliant ses ailes sur le sentiment qu’il me révèle, je le trahis. Non qu’il se cache au-delà de ce sentiment : il s’y tient tout entier, au contraire, mais comme invitation, comme proposition. Ce qu’il désigne, je l’ignore ; mais je sais qu’il désigne. Rien en lui à décrypter, à utiliser. La puissance dont il est porteur est une invitation à contempler, à espérer ; la jeter dans le cabas de l’expérience, la peser sur la balance des plaisirs, c’est la faire s’évanouir. L’instant s’offre en appelant. Il se rapporte à un commencement absolu, proclame un commencement absolu. Vivre un instant comme s’il était le dernier, c’est le prendre à contresens ; ce contresens, plus lugubre que la mort, est la seule mort que nous puissions réellement rencontrer. Chaque instant est nécessairement le premier, même et surtout le dernier.
Ξ
Il l’avait expliqué à Jean Guitton, c’était l’inspiration soudaine d’un instant, sans presque qu’il y réfléchît, qui avait poussé Jean XXIII à lancer le concile de Vatican II. Il disait qu’il faisait comme Abraham, qu’il mettait un pas devant l’autre dans la nuit. Je pense peu souvent à Abraham mais, pour vivre, je mets moi aussi un pas devant l’autre dans la nuit ; et elle est parfois bien noire, la nuit. Qui fait autrement, au moins pour ce qui compte vraiment ?
Ξ
Je rentre chez moi, l’autre jour, par grand vent. Devant la boulangerie, le jeune homme maigre qui y mendie presque toujours installe à grand-peine le carton sur lequel il va s’asseoir. Quand il y réussit enfin, le gobelet qu’il a posé devant lui s’envole. Il voit mon air navré et me réconforte d’un sourire. Je me sens, à cet instant, aussi pauvre, aussi démuni que lui. Et aussi jeune. Mais mon journal, à son tour, m’est arraché de la main par ce vent farceur qui va le plaquer au fond de l’auvent de la banque, où des gens retirent des billets. Il s’ouvre et se déploie parmi la clientèle, poursuivi par un vigile aussi jeune et aussi maigre que le mendiant ; quand il parvient à le récupérer, il me le tend dans un éclat de rire qui allège sa journée et la mienne.
Ξ
Presque rien, une de ces modifications à la Michel Butor qui sont à la fois l’énigme et la grâce de nos journées. Mais les nouvelles du front politique ont sonné, ce jour-là, plus faux encore que d’habitude. Enfin ! Ce qui a du prix dans notre vie, nous le mûrissons en nous-mêmes attentivement, laborieusement, entre angoisse et espérance, parmi les déchirements de l’esprit, du cœur, du corps. Nous le tournons et le retournons, le pesons et le soupesons, comme c’est notre condition d’hommes de le faire, incertains non seulement de parvenir à une bonne décision, mais encore de vouloir vraiment le meilleur. Tout ce qui a du sens pour nous, nous le moulinons et le mijotons vaillamment, aussi bien ou aussi mal que nous en sommes capables, sans que la montagne de nos échecs n’accouche de notre découragement. Est-ce si peu de chose, la politique, qu’elle puisse ne jamais toucher en nous aucune corde vraiment sensible, qu’elle nous soit un parcours imposé de déclarations creuses, de rhétorique en promotion, de séductions grossières, de déplorations recuites, d’enthousiasmes réchauffés, d’indignations sélectives, d’invectives rituelles ? Est-ce si peu de chose, ce vivre ensemble dont on nous rebat les oreilles, qu’il ne sollicite jamais en nous que le photocopieur d’idéologies ou le haut-parleur d’intérêts minables ? Ma conscience de citoyen, si ce n’est pas l’uniforme que m’en taillent les médias, est-ce autre chose que la voix de mon cœur, que la plongée – si approximative et discutable qu’elle soit – dans ce que je sens, dans ce que je vois, dans ce que j’entends, dans ce que je comprends, dans ce que je désire pour les autres et pour moi ? Pourrais-je pourtant faire état de cette manière de voir dans une réunion publique ? Combien de temps me laisserait-on la parole avant que ne tombe, de la tribune, la suffisance ironique des spécialistes et que l’assemblée ne s’en délecte à mes frais ? Moi qui ne suis ni un élu, ni un politologue, ni un journaliste, ni un sociologue, ni un expert de quoi que ce soit, d’où puis-je parler pour donner mon sentiment sur les affaires publiques, sinon de moi-même ? Si tout me décourage de le faire, que dois-je penser de la société où je vis ? Si tout est fait pour cadenasser ce qu’on appelait magnifiquement mon for interne, comment puis-je croire que les autres aient recours au leur ? Mais alors, que racontent-ils, au juste ?
Ξ
Au juste. On rapporte qu’au soir du 10 mai 1981, dans une brasserie de la place de la Bastille, Aragon passait majestueusement d’un groupe à l’autre, inclinant son feutre gris sur les convives enjoués et leur demandant, entre mémoire et oubli : « Que fêtons-nous donc ce soir, au juste ? »
Ξ
Remplacer la parole du haut par la parole du bas. C’est malheureusement un peu plus compliqué qu’on ne le dit. L’image de la lune dans l’étang, c’est toujours la lune, même légèrement frémissante, même inversée. Il faudrait que l’étang reprenne vie, c’est une autre histoire. Il faudrait qu’on y voie autre chose que la projection du haut. Il faudrait que le bas se sente penser, se sente parler. Énorme travail, à la limite de l’impossible. Il faudrait que l’étang ouvre – ou rouvre – son théâtre, que de bonnes bactéries y dévorent les mauvaises. Il faudrait que les gens du bas préfèrent leur théâtre au cinéma du haut. Qu’ils le croient – et qu’ils le fassent – plus vrai, plus fort, plus vivant, plus intelligent, plus généreux, plus souple, plus drôle !
Ξ
J’ai mille raisons d’approuver le livre magistral de Jean-Claude Michéa, L’Empire du moindre mal, (Éditions Climats). Il touche au fondamental, au sous-jacent, à l’expérience intime du monde. Il ne s’enferme jamais dans l’opinion. Au-delà de la concurrence des marques politiques et de leur racolage, il saisit la vie publique dans l’inquiétante uniformité que le plus attardé des citoyens perçoit lumineusement, même et surtout quand le flicage des uns et des autres l’oblige à dire, voire à penser, le contraire. La très large information que propose ce livre est efficacement structurée autour de quelques références majeures. Les multiples notes qu’il déploie, feu d’artifice de perspectives inattendues, font de ce texte une maison du Sud ouverte à tous les soleils. Bonheur aujourd’hui miraculeux, je n’ai pu que répondre : « Oui, mais oui, bien d’accord… ». De plus, l’auteur n’a pas de botte secrète, il sent avec une finesse douloureuse dans quel cas nous nous sommes mis et termine sur une note d’inquiétude maîtrisée ; cette droiture et cette simplicité me réveillent comme un bon café intrépide et chaleureux.
Ξ
Qui ose manifester un peu de goût pour la gratuité est généralement tenu pour un milliardaire. Dix fois, si ce n’est vingt, des dirigeants d’entreprise dont les revenus étaient cent fois supérieurs aux miens ont objecté à mes interventions, faute de meilleurs arguments, qu’elles étaient le fait d’un aristocrate dispensé de tout souci matériel. Belle occasion pour eux de faire peuple et de resserrer leurs liens avec les troupes ! Je leur proposais en riant de les raccompagner chez eux dans mon métro. En réalité, les soucis ordinaires ont toujours frappé à ma porte, toujours. Mon théâtre n’a jamais été le one man show d’un excentrique privilégié. Autour de la table, quand ces patrons-là en étaient à ces critiques imbéciles, les gens savaient qu’ils avaient tort, mais se gardaient le plus souvent de le dire. L’intérêt du devenir des luttes, naturellement.
Ξ
Les bonnes bactéries de notre fonds propre contre les vilaines bactéries de la pensée rapportée : voilà le conflit principal de nos théâtres individuels et collectifs. L’humain est là, et même probablement, par-dessus le marché, le divin. Je ne crois pas être le seul à trouver ce travail décourageant, à chercher à m’en dispenser. Mais c’est me condamner à faire semblant, à hausser le ton pour tout et n’importe quoi, à prendre des chevaux de bois pour des purs-sangs, à me fabriquer des ennemis comme des gaufres. La pensée rapportée, ça vous épuise pour rien. La qualité est économique, disait ma mère : c’est vrai pour la pensée comme pour les chemises. Mieux vaut chercher le fonds propre, le regard propre. À quoi les gamins qui font en ce moment un potin infernal sous ma fenêtre n’auraient tort que formellement d’opposer le regard sale. Lécher les pieds des problématiques des autres et les bottes de leurs indignations, c’est sale. Le regard propre ? Le regard que je ne vide pas de moi-même. Celui qui, en moi, vient d’avant moi, qui me fait voir le monde en même temps qu’il me fait me voir moi-même. Qui, en moi, malgré moi, sans moi, puise, plus profond que moi, une grande pelletée d’être et me la lance au visage dans un éboulement de mots confus.
Ξ
Le fonds propre, le regard propre. Toute mon idée de la formation tenait dans cette idée raisonnable et folle. Je n’avais à apporter aux stagiaires, pour leur en faire sentir le prix, qu’un atome de bonne volonté dans un océan de doute. Quand nous l’approchions d’un peu plus près, ce regard propre, nous entrions en pleine musique. L’un de nous était le soliste, vibrant de liberté farouche, les autres l’orchestre, écho et déploiement.
Ξ
Les bouffis d’activisme industriel ne manquaient pas de moquer mon idéalisme forcené. L’idéaliste en question, qui a passé sa vie dans le métro et au super, n’ignore pourtant pas du tout l’univers des choses. Le croiraient-ils ? Il l’aime. Il a même une propension très lamartinienne à accorder une âme aux objets familiers. Il lui arrive, voyez la folie, de bavarder, sans trop savoir s’il plaisante ou non, avec un sucrier ou un balai. Les choses, il les aime, il y a de la vie en elles, elles sont très affectueuses. Les salles de formation n’étaient pas d’une folle beauté mais nous nous y sentions bien. Les machines et les instruments que nous trouvions ici ou là ne nous gênaient pas du tout : ils étaient très attentifs à ce que nous racontions. Rien de plus judicieux qu’une photocopieuse ! Que dire de la sagesse un peu lascive d’une lampe de bureau ! Et ces bonnes tables rectangulaires qui en ont tant vu, tant supporté ! Non, non, même dans l’entreprise, les choses sont de braves filles. Le malheur, l’horreur, le dégoût, c’était lorsqu’un chargé d’asphyxie venait tartiner notre patience de sa jovialité intéressée.
Ξ
Il suffit qu’un de ces types se pointe dans une réunion ou sur un écran pour que l’évidence éclate : il n’y a pas un pet de vérité dans ce langage-là. En français ou en anglais, en bleu, en rose, en rouge, en écarlate, dans la foulée de Bush ou celle de Lénine, il ne pourrait conduire les gens, s’ils lui prêtaient vraiment attention, qu’au suicide ou au meurtre. Ils s’en défendent en faisant semblant de ne pas l’entendre, c’est leur façon de préférer la mort lente. Il suffit pourtant d’un rai de simplicité frauduleusement introduit dans la place (et j’étais l’un de ces émissaires secrets, ah ! que je suis heureux de l’avoir été !) pour que ce bavardage s’effondre sous nos yeux comme une crème et que le domestique patelin ne soit plus qu’un gamin pressé par la colique.
Ξ
Comment marche le progrès ? Comment marche la vie ? En avançant, dites-vous ? Blair Tony vient de résumer en une phrase la philosophie que lui a enseignée sa fulgurante carrière : il y a les gens qui avancent et ceux qui stagnent. Puissante pensée d’un grand homme toujours drôle quand il est sérieux. La vie avance, sans doute, elle avance. Elle. Pas nous. Nous, nous suivons. Nous attendons. Comme ma petite nièce de la Réunion dans son école maternelle. Le matin, on arrive, on s’assoit sur le tapis, et on attend. Cette enfant assise sur le tapis résume chacune de nos vies. « Ne rien faire, ne rien sentir, voilà ma grande aventure. » Le paresseux inefficace qui a dit cela, et qu’on aurait viré, s’appelait Michel-Ange. Le progrès, c’est d’être là, sur le tapis de la vie, avec un petit sourire quand on rencontre un autre visage. Le progrès, c’est de rentrer en soi, de ne rien y chercher, de se contenter de ce qu’on y trouve. Le progrès, ce n’est pas de progresser ; le progrès, c’est de régresser pour récupérer, pour reconnaître, pour raccommoder, pour s’approcher humblement du mystère et mieux l’écouter. Les crabes marchent sur le côté. L’allure des humains dignes de ce nom est plus complexe. Pour avancer, il leur faut reculer ; et pour monter, descendre. Ils compriment au maximum le ressort de la vie qui est en eux jusqu’à ce que, sans rien leur expliquer de ses raisons, il les catapulte où ça lui chante. Bien sûr, il existe aussi des gens qui confondent la vie avec une course en sac et vont devant eux aussi loin et aussi vite qu’ils le peuvent jusqu’à la bûche. Ainsi font les tyrans, les managers, les chauffards, les illuminés. Droit vers l’avant, blair au vent.
Ξ
Nous sommes cette petite fille sur son tapis. Sauf si notre âme est restée possédante, ou aspire à le devenir ; chacun de nos instants, alors, même si nous nous époumonons à le gonfler, est le dernier, et c’est parfait comme cela. Imaginez qu’elle s’agite comme une folle, cette petite fille, qu’elle se mette en tête d’entasser Pélion sur Ossa, qu’elle se fixe des objectifs : elle se dissout, se disloque, la voici toute étroite, toute riquiqui, furieuse de l’être, nerveuse, batailleuse, inutile, inutile ! Et menteuse, nécessairement. Heureusement qu’elle a de bonnes maîtresses !
Ξ
Je m’interromps. Lassitude. Les malheureux dont je parle sont en train d’imaginer que je leur conseille des trucs un peu chinois qui, mis en musique par des experts, pourraient bien être utiles à l’entreprise. Expliquer, en fin de compte, ne sert à rien. Ceux qui n’entendent pas tout seuls la rumeur du monde, personne ne peut rien pour eux. Désolé. Ceux qui ne sentent pas l’odeur de la peste, désolé. Ceux qui n’ont pas mesuré la largeur, ni la longueur, ni la profondeur, désolé. Je perds mon temps à leur faire perdre le leur. Qu’ils lisent Camus, peut-être, ou Malaparte. Qu’ils se familiarisent avec cette odeur de pourriture, cette odeur généralisée de pourriture généralisée. Qu’ils cessent de chercher des perles précieuses dans le fumier. Qu’ils n’essaient pas de s’en tirer en se spécialisant dans un petit combat tout à fait aux pommes, celui qui épouse le mieux le sens de leurs poils ! La peste, je vous dis ! Il n’y a pas le feu, c’est la peste, pas si grave ! Cette société sent mauvais, elle pue, elle cocotte, elle cogne, elle schlingue, elle tape, elle renifle, elle dégage ! Mais les mauvaises odeurs, elles aussi, peuvent créer de la fraternité.
Ξ
Le paradoxe du progressiste (et Jean-Claude Michéa montre parfaitement que le libéralisme est un progressisme, nullement un conservatisme, en sorte que nous avons affaire, au mieux, à plusieurs progressismes ou, plus probablement, au même tabac dans des emballages différents), le paradoxe du progressiste, c’est qu’il pense beaucoup plus au passé qu’à l’avenir. Sa tension vers l’objectif à atteindre, qui réduit son champ de vision en imposant à ce prophète de disgracieuses œillères, le fixe aussi, surtout s’il est sincère, sur l’obsession d’un présent à dépasser qu’il a précisément la hantise constante de ne pas dépasser, ou pas assez. Le progressiste met ses espoirs dans un horizon qui recule toujours, mais ce maudit présent à quitter et à oublier devient un modèle négatif qui le paralyse ; en quelque sorte, une paire d’œillères de secours.
Ξ
J’aimerais parler des adultes avec Jean-Claude Michéa. Il a raison de penser que la négation plus ou moins libertaire ou désordonnée de l’adulte a puissamment aidé la pensée libérale en lui servant de caution affective. Certains sociologues loufoques de 68 ont été en effet de très efficaces porteurs de valises pour les domestiques de la modernité chargés d’organiser le dynamitage de l’humain. Et j’accorde volontiers à Jean-Claude Michéa que la figure de l’adulte qui s’efforce d’allier la maîtrise de soi à la sérénité du jugement et à la rectitude de la pensée, loin d’être un souvenir pittoresque, reste le plus urgent de nos besoins. Cela dit, j’aurais aimé qu’il insistât davantage sur l’ardente obligation faite à plusieurs générations de déconstruire cette notion d’adulte. Sans doute l’histoire de chacun donne-t-elle plus ou moins d’urgence à cette tâche. Il se peut même que, dans certains cas, elle soit inutile, ou nuisible. Mais, pour beaucoup, cette démolition a été, et est souvent encore, un préalable indispensable, un travail de voirie sans lequel nulle construction n’est sérieuse, ni même possible. Les adultes, tels que je les ai rencontrés dans mon enfance et ma jeunesse, ne m’ont pas convaincu. Ils étaient trop souvent lugubres, craintifs, étroits. Ce qu’on pouvait leur accorder de plus vrai, c’était leur malheur : il est terrible et injuste qu’un enfant doive sauver les grands par leur malheur. La plupart de mes aînés ne m’aidaient pas beaucoup à vivre, sauf dans leurs instants de folie, quand ils riaient, quand ils jouaient, quand ils n’étaient plus des adultes. Ceux que j’admirais, que j’enviais, que j’avais envie d’imiter évoluaient dans un univers si extravagant qu’ils créaient moins en moi le goût de devenir adulte que l’angoisse de ne pas rester adolescent. Je plaide donc auprès de Jean-Claude Michéa pour la rémanence d’un peu d’adolescence – si possible lucide – dans l’adulte. Ce mot, d’ailleurs, me gêne toujours un peu. C’est un participe passé : a-t-on jamais fini de grandir ? Adolescent a pour lui d’être un participe présent. La solution serait peut-être dans un monstrueux barbarisme. Faisons comme si adulte était la contraction de ad ulteriora, vers les choses les plus lointaines, vers le plus oultre. Les écrivains du siècle dernier, pourtant plus savants que nous, n’hésitaient pas à chahuter l’étymologie. Nous y perdrons peut-être l’estime des latinistes, mais nous y retrouverons l’esprit adolescent. Aller ad ulteriora, c’est le contraire d’atteindre l’objectif, ce slogan des idiots qui savent tout d’avance.
Ξ
Il faudrait considérer la politique comme le peintre regarde sa toile sur le chevalet, comme une vie en devenir dont on ne peut percevoir le sens si l’on ne tente pas de se représenter la dynamique qui la supporte et la crée. Peu avant de mourir, Odilon Redon disait, dans une lettre, sa « joie d’avoir su vivre », c’est-à-dire d’avoir mis « autant que possible la logique du visible au service de l’invisible. » Les analyses les plus aiguës des critiques les plus lucides restent vaines s’ils ne se demandent pas de quoi les opinions, les idées, les comportements qu’ils examinent sont le signe. Aujourd’hui plus que jamais, la politique est à regarder avec les yeux d’Achille, par-dessous, pour chercher ce qui la fonde et la surplombe. Il nous faut penser en contre-plongée, prendre tout l’aquarium de la vie dans la même lumière, les petits poissons et les gros, les cœlacanthes et les merlans, et même le regard de la fille qui y admire son reflet, et même le billet de métro qu’un gamin y a laissé tomber. Non pas rêver la vie. Juste le contraire : la songer. Rêver, c’est fuir, se protéger. Songer, c’est se laisser submerger. Écoutez-voir, disait Elsa Triolet. L’époque n’est pas douée pour cet exercice ; sans colonne vertébrale, pas de souplesse possible.
Ξ
Ainsi la politique de Nicolas Sarkozy. Je suis mécontent de la plupart des décisions qui ont été prises. Les cadeaux aux riches, si ce n’est pas complice, c’est naïf. Faire supporter aux pauvres des frais de santé que la France d’après-guerre, exsangue et ruinée, leur épargnait, c’est indécent : si vraiment on ne peut faire autrement, il faut alors traiter la mondialisation comme le pire des méfaits. Un ministre qui coche ses expulsés comme on marque les points au billard, c’est odieux et ridicule. Une justice qui ferait la part trop belle à la peur et au ressentiment deviendrait un antre d’injustice. Le droit du travail mérite mieux que d’être charcuté par des experts au cœur dur et à l’esprit mou. Rafistoler l’Europe à la sauvette, sous la table, sans référendum, c’est bafouer le jugement populaire ; cette tricherie devrait au moins interdire les trémolos démocratiques. « Travailler plus pour gagner plus » est un slogan archaïque et désolant : pour proclamer aujourd’hui le bonheur par le travail, il faut ne connaître de l’entreprise que la salle à manger du patron. Sait-on qu’à l’heure où Laurence Parisot multipliait ses tendres appels à la petite famille syndicale pour qu’elle vienne fêter les rois au complet, une saleté nommée « amélioration continue de l’efficacité », qui chatouille agréablement le sadisme patronal, courait plus vite que la grippe dans les bureaux et les ateliers, synthèse de deux méthodes de flicage dont l’une a l’âge du dernier Poilu de 14-18. Passons sur l’idée, rattrapée par les cheveux, de faire évaluer les ministres par un cabinet de consultants. Côté positif, je retiens avec joie deux mesures importantes. Sous réserve d’inventaire, l’Union méditerranéenne ; elle aurait plu à Jacques Berque. En finir avec la pub sur les chaînes et les radios publiques, je vais y revenir, est aussi une excellente idée.
Ξ
Toutefois, au-delà du peu que j’approuve et de tout ce que je réprouve dans sa politique, Nicolas Sarkozy crée en moi, comme en beaucoup d’autres, une interrogation que je rêve souvent de passer par-dessus bord mais qui, si j’y réussissais, remonterait vite à la surface. Je n’en aurais pas fini avec ma perplexité en me déclarant sarkophobe comme la couverture du Nouvel Obs me le suggère. Je souris de ce vilain mot inventé par des gens qui ne cessent de mâcher de l’autre et de ruminer du différent. Ce phobe, interdit partout ailleurs, retrouve donc sa légitimité si Sarko le précède ? Qu’est-ce qu’un xénophobe, un homophobe ? Quelqu’un, m’enseigne-t-on, qui ne veut rien comprendre aux étrangers ou aux homosexuels, qui a peur d’eux parce qu’il redoute de voir s’écrouler cette construction fragile qu’il appelle vaillamment son identité, parce qu’il craint (ou peut-être obscurément rêve) d’être comme eux, d’être eux. Un sarkophobe est donc quelqu’un qui ne veut rien comprendre à Sarkozy, qui a peur de lui parce qu’il craint (ou peut-être obscurément rêve) d’être comme lui, d’être lui.
Ξ
Un ami médecin me l’avait signalé et un psychanalyste l’a récemment confirmé dans un article de Libération : le président de la République provoque un phénomène d’identification/répulsion. Je ne crois pas en présenter de symptômes majeurs. J’observe pourtant que les objections que je fais à sa politique, même si je suis prêt à les défendre mordicus, me laissent insatisfait. Je les crois pertinentes, mais elles restent légères au regard de ce que je sens ou de ce que je sens que les autres sentent. Sans toucher faux, elles ne touchent pas vraiment juste. Elles sont loin de fermer le dossier Sarkozy : peut-être ne l’ouvrent-elles même pas.
Ξ
On peut tout reprocher à ce président, sauf la dissimulation. Avec ses convictions tonitruantes et son tempérament explosif, cet Asmodée soulève les toitures ; par ses qualités comme par ses défauts, il radiographie avec entrain la politique française, et peut-être un peu plus. Je tiens qu’il n’y a pas de plus grand danger que cet homme pour la conception de la société qu’il s’oblige à défendre : il la promène toute nue par tous les temps. L’opposition la plus redoutable, c’est lui.
Ξ
Dans les sessions, les signes venaient rarement d’où on les attendait. Pas souvent du militant du coin, ni du catho de service. Très exceptionnellement d’un intello. Plutôt d’un marginal, d’un sceptique, d’un forcené de travail, parfois d’un patron étonné de se sentir si bien parmi nous. De quelqu’un qui, ce jour-là, se trouvait en porte-à-faux avec soi-même. Les signes aiment bien les fêlures, les failles ; ils s’y logent comme les araignées dans les poutres. Il leur faut du désordre, de l’imprévu, du souterrain, de l’improbable, du désolant, du désastreux. De belles âmes nous expliquaient la société idéale : c’était reposant et inutile. D’autres jetaient dans leurs furieux monologues des décennies de frustration refoulée ; au plus fort de l’émotion, l’heure du déjeuner sonnait. « Casser la croûte, disait quelqu’un, c’est ça aussi, la réalité. » Aux signes, on ne demande pas de passeport, ni de brevet de sérieux. Ils nous arrivent sur les ailes de messagers qui ne nous sont pas toujours sympathiques. Les accepter est un bon exercice d’assouplissement des articulations du cœur, même si, au début, elles craquent un peu. D’ailleurs, comment faire autrement ? Imposerez-vous au vent sa feuille de route ? La liberté, faut-il qu’elle nous ressemble ?
Ξ
Nicolas Sarkozy projette sur nous son débat intime. Il le fait comme on peut le faire, parfois avec sincérité, parfois en trichant un peu, ou beaucoup. J’en suis moins choqué que le Nouvel Obs mais si, d’aventure, quelque information piquante m’était soufflée à l’oreille, ce site en ignorerait tout : ces gens-là et moi, nous ne sommes pas du même monde. Le débat intime d’un être humain, c’est l’expression du heurt inévitable entre son désir et les suggestions qui lui sont venues et lui viennent des autres, de l’époque, de l’espace mental où il se meut. Le plus souvent, ce débat est atténué, étouffé, policé, encadré, bordé par d’innombrables protections et garde-fous ; quelques-uns l’avouent et tentent de le partager. Il y faut un tempérament particulier : celui de l’actuel président n’échappe à personne. Et des circonstances : le pouvoir, avec la solitude dos au mur qu’il crée, peut y inciter.
Ξ
La prude extrême gauche s’écrie : « Ses conflits personnels, c’est son affaire, pas la nôtre ! » Pas si sûr. J’ai dans la mémoire ce que pouvait allumer dans un groupe une individualité que d’obscures raisons faisaient soudain éclater. Après un moment de surprise, les autres participants montraient vite leur agacement, leur réprobation, leur fureur. Le provocateur les avait cherchés, il allait les trouver ! Certes, mais il les avait également aidés à se trouver eux-mêmes. L’affaire pouvait tourner à la bataille rangée ou se terminer dans les rires, dans les confidences, dans des discussions confuses. Ce tohu-bohu n’était pas toujours très éclairant, mais il sentait le vrai. Je ne disposais que d’un seul pouvoir, que je me gardais d’utiliser : profiter de mon rôle pour couper court, pour relativiser, pour ironiser, pour revenir à du connu, pour passer à l’ordre du jour, pour déclarer dignement, comme l’extrême gauche, que là n’était pas notre affaire.
Ξ
L’hypoménè, l’attention patiente, l’ignorée des esprits efficaces. Elle filme en contre-plongée ce qu’aplatissent les idéologies, rehausse de couleurs ce que les moralistes voient en noir et blanc, rend leur troisième dimension aux consciences binaires désolées. Elle guette le haut qui vient du dessous, elle détecte la vie, de quelque façon qu’elle apparaisse, terne ou coruscante, harmonieuse ou grinçante. Flaireuse de signes, l’attention attend tranquillement que quelque part ça s’accorde ou, au contraire, ça se désaccorde : les deux scénarios lui conviennent très bien.
Ξ
L’équation qu’un autre doit résoudre, qui peut faire autre chose que l’imaginer ? Imaginons. D’un côté, pour Nicolas Sarkozy, le monde où il vit : l’ambition forcenée, l’argent où l’on nage comme des goujons, l’absurde tout est possible, la connivence obligée avec ceux qui pensent savoir parce qu’ils ont, l’habileté comme réponse à tout, la profonde tristesse des riches devant l’ingratitude paresseuse des pauvres, les hochements de tête affligés qui changent le cigare en encensoir, pas mal d’inquiétude pour soi-même, des tas de petites transgressions frétillantes de presque gaîté, les jours, les heures à bourrer d’importance, la charmante illusion qu’on se donne de penser, et cette vieillerie qui vous harcèle et se prend pour une jeunesse. Tout cela, d’un côté. Et de l’autre, vous, moi : un être humain aussi inclassable qu’un autre, ses désirs, ses rêves. Cocktail habituel. Mais, un jour, parce que l’objectif est atteint, l’obligation, même si l’on court la planète, de se reposer, de se re-poser. Alors la bagarre commence : Sarko 2008.
Ξ
Vous insistez et, comme Olivier Besancenot, vous dites que ces débats intimes ne vous concernent pas. Soit. Mettez cette donnée-là entre parenthèses. Vos arguments sont les meilleurs du monde, raisonnables et généreux. Très bien. Shuntez l’explosion souterraine que provoque dans le pays ce conflit intrasarkozyen. Préférez-lui les défilés enthousiastes, les colloques chaleureux, les concertations utiles, le « travail concret sur le terrain ». Mais laissez-moi vous dire : en expliquant, avec l’émotion qu’il faut dans la voix, même si elle est sincère, qu’on ne s’occupe pas des états d’âme d’un président quand tant de gens ne mangent pas à leur faim et ne trouvent pas de logement, en sucrant ainsi chez vos concitoyens, naturellement tout prêts à vous croire, toute dimension symbolique, c’est-à-dire en les rendant incapables de comprendre un traître mot non seulement à Sarkozy (ce n’est pas dramatique) mais au monde où ils vivent (ce l’est beaucoup plus) et à eux-mêmes (ce l’est infiniment), vous méprisez, en ceux-là que vous voulez aider, la dimension première de l’humain et vous vous rendez incapables, quelque colère théorique que vous piquiez, d’apporter jamais une réponse sérieuse à leurs maux. Je veux bien qu’on vous décerne tous les brevets de progressisme et de démocratie. J’admets de grand cœur que vous êtes de bons bougres. Vous souffrez pourtant – vous n’êtes pas assez sots pour l’ignorer – d’un rétrécissement acquis de la comprenette ; et les raisons pour lesquelles vous vous résignez à cette infirmité, le volontarisme agressif de votre ton l’atteste, ne sont pas toutes si bonnes que cela. Cette indulgence pour vous-mêmes, si d’aventure vous aviez choisi le même métier que moi, aurait fait de vous, croyez-moi, des formateurs très, très, très appréciés des patrons à sept briques. Votre chanson n’est pas la leur, certes, mais vous la chantez sur la scène qu’ils vous désignent, ça leur suffit largement. Vous ne prenez pas vos grandes distances, vous acceptez de jouer sur un terrain raccourci, vous n’affrontez pas le large, vous avez peur du vaste parce que vous avez peur de vous. Vous aimez votre prison. Vous n’irez nulle part.
Ξ
C’est ce terrain-là, précisément, que Sarkozy met en scène. Sans doute ne l’a-t-il pas choisi. Je me tue à le répéter et personne n’y prend garde : il existe, cet homme, dans la littérature. C’est Toussaint Turelure, le dévorant capitaliste vu par le génie de Paul Claudel, autre capitaliste, mais – au dire d’Aragon, camarades ! – le plus grand écrivain français du XXe siècle. Oui, Sarkozy met en scène, devant nous, la société moderne. Telle qu’il la voit de sa fenêtre, naturellement, il n’est pas au RMI ! Mais la fenêtre est une chose, la société française en est une autre. Sarkozy joue son débat intime dans cette société. Pas un citoyen, même s’il s’oppose point par point à toutes ses initiatives, qui ne désire secrètement l’imiter, qui, de ne pas y parvenir, de ne pas pouvoir ni vouloir s’y risquer, ne le haïsse et ne se haïsse. Déconsidérer le théâtre du président au motif de la politique qu’il mène, de ses accointances avec les riches, de ses montres, n’est pas seulement une légèreté, c’est une marque effroyable de sectarisme, d’inattention, d’inintelligence ; c’est, ou ce sera, déconsidérer de la même manière le théâtre de ceux qui n’ont ni yacht ni toquantes, de ceux qui n’ont pas de bol et pas de Bolloré. Vous refuserez le théâtre du chômeur et celui de la caissière comme vous refusez celui du président parce que vous refusez la transcendance de l’individu. Vous refusez la transcendance de l’individu parce que vous êtes incapables d’imaginer qu’il puisse être autre chose que le pitoyable dernier échelon d’une hiérarchie, parce que vous avez, comme les managers, besoin qu’il soit « celui dont on s’occupe ». Et si vous avez ce besoin, c’est qu’il vous faut transformer en amitié générale et abstraite cette amitié singulière et unique que vous êtes incapable de lui porter. Et si vous êtes incapable de la lui porter, c’est parce que vous ne pouvez pas vous la porter d’abord à vous-mêmes, parce que vous êtes, jusqu’au cœur de vos contestations, les victimes consentantes – naïves ou perverses, c’est vous qui le savez – du mensonge consubstantiel à l’Occident. Personne n’est ni trop pauvre ni trop riche pour avoir droit à sa représentation du monde et pour parler en son nom propre. Personne n’est ni trop pauvre ni trop riche pour se libérer des grilles imposées par les technocrates et les moralistes, ennemis du vrai parce qu’ennemis du théâtre. Shakespeare, pour les pauvres et les exclus comme pour les autres, ce n’est pas plus tard, ce n’est pas demain, ce n’est pas quand les conditions en seront remplies, c’est tout de suite. Et si vous ne le voulez pas tout de suite, le théâtre, et comme il vient, et d’où il vient, c’est que vous le haïssez comme vous vous haïssez. Pas de contrôle, s’il vous plaît, sur le degré d’être. Pas de fracture anthropologique. Pas de niveau de salaire, pas de surface d’appartement au-dessus ou au-dessous de quoi l’on ne serait pas capable de sentir de quoi il retourne quand quelqu’un, même si l’on a toutes les raisons du monde de le vouer aux gémonies, se met à manger le morceau. La politique économique et sociale de Nicolas Sarkozy est mauvaise. La vision du monde sur laquelle elle s’appuie est détestable et archaïque. Son théâtre, si discutable qu’il soit (dites-moi lequel ne l’est pas, ne le serait pas) est loin d’être inutile : les rangés de tous les horizons l’ont senti.
Ξ
Ce que désigne Sarkozy n’intéresse curieusement personne. C’est lui qu’on regarde : le doigt et la lune. Je n’ai pas trouvé beaucoup de commentaires sur la petite phrase qu’il a confiée, ai-je lu, à Rachida Dati, le soir de son élection : « Il y a un au-delà de l’ambition. » Elle est d’une ambiguïté parfaitement tureluresque, de l’ambiguïté même du désir. L’au-delà, quel au-delà ? Un au-delà plus ambitieux encore, plus conquérant, plus glorieux ? Ou un au-delà qui serait radicale négation de tout cela, mépris d’enfer pour ces bêtises, rupture anthropologique, solution de continuité, pari pascalien ? Je n’ai pas la réponse. Mais que le débat soit celui-là, c’est gros comme le Palais de l’Élysée. Pour le président, comme pour les secrétaires, les techniciens, les chômeurs.
Ξ
Voyez la façon, plus maurrassienne que pascalienne, qu’a Nicolas Sarkozy de parler de la religion. Je comprends que Peppone s’en émeuve. Je lui conseille pourtant de ne pas se fâcher trop vite. Le Dieu que Sarkozy tente de fourguer aux Français, Don Camillo ne l’aime pas plus que lui, et peut-être encore moins ; au vrai, il n’a jamais rêvé que de lui faire sa fête. Ce n’est pas son Dieu, ce n’est pas non plus celui d’Abraham, ni celui de Jésus, ni celui de Mohammed. C’est l’idole qui protège les coffres-forts, qui fait glouglouter les rombières, c’est le dieu consultant des Renseignements Généraux, le dieu digestif pour banquiers, le dieu des annonceurs du Noël de la Une, le dieu censé guider les pruneaux qu’on balance de l’autre côté des barbelés. Que c’est triste d’en revenir là ! Si jeune, comment peut-on sortir avec ce chapeau melon ?
Ξ
Ce dieu-là, c’est l’idole universelle que l’Occident a vendue au monde entier. Elle surplombe les présidents et les autres comme un gros nuage noir dont ils voudraient en vain se débarrasser. Ou comme un ciel de carton piqué d’étoiles en papier, un firmament bricolé tout exprès pour s’épargner la contemplation de l’autre, le vrai, bien trop anxiogène ! C’est le dieu des petits arrangements entre désespérés, le dieu des ordres qu’on se donne à soi-même, le dieu des raisons inventées et des responsabilités limitées. Ce dieu du malgré tout et du quand même, ce Dieu pervers dont a parlé Maurice Bellet, ce dieu qui jamais ne s’abandonne, ce dieu qui pose les limites et les barrières, ce dieu qui impose les préalables et les conditions, il n’est pas un de nous qui, sous l’un quelconque de ses avatars, ne l’ait fait ministre de ses affaires intérieures et ministre de ses relations extérieures.
Ξ
Chacun de nous est aux prises avec ce dieu-là, avec ce dieu d’enfer, avec ses soupçons, sa patience, ses raisons, ses systèmes, sa folie. Il était là bien avant l’Occident, sans doute, mais quel étrange pacte il a fait avec lui et quelle stupide fierté nous mettons toujours à l’honorer ! Faut-il que nous ayons peur du vide (« C’est Rien qui vous fait peur », dit Christophe Colomb à ses matelots dans la pièce de Claudel) pour continuer bravement, de toute notre intelligence soumise, à jouer ce jeu de dupes qui nous fait esclaves de nos conquêtes, malades de nos raisons, victimes de nos projets !
Ξ
« Cet ardent sanglot qui coule d’âge en âge » ! L’instant le plus lourd, dans les sessions, c’était un peu avant que quelqu’un ne parle vraiment. Ne parle ! Bien grand mot ! Ne laisse entrevoir, plutôt, et pour un instant, et malgré soi, dans un trouble qui imposait silence à tous, quelque chose de son combat contre le dieu pervers. Alors, dans ces salles banales, parmi les choses amicales, la vie se reconnaissait. Cet instant-là, que j’avais la lucidité d’attribuer à un miracle, je doutais toujours qu’il reviendrait. Je ne doutais même pas : quand je voyais avec quelle violence ces femmes et ces hommes célébraient le culte de ce qui les blessait, quelle rage les faisait tirer sur eux-mêmes de nouveaux verrous, quel plaisir vengeur ils y prenaient et quelle effrayante complicité cette volupté tissait entre eux, j’étais sûr que le miracle nous avait abandonnés. Et il venait. L’eau fraîche, l’eau vive, on a toujours tort de proclamer que la source en est tarie.
Ξ
Un autre personnage de Claudel compléterait bien Turelure : l’Irrépressible. La façon qu’a le président de revendiquer sa vie privée, ses vacances et son bonheur me fait rire. J’écoutais à la TSF, enfant, une déjà vieille chanson de Mayol, Viens Poupoule : « Le samedi soir après l’turbin / L’ouvrier parisien / Dit à sa femme : Comme dessert /J’te paie l’café-concert… » Je ne sais si Sarkozy est un prolétaire de luxe, mais je constate avec satisfaction que le vernis a craqué. C’est maintenant à l’Élysée qu’on proclame que l’activité de la société est tout entière devenue un job, un turbin, une obligation grisâtre qui vaut surtout par les congés qu’elle procure. La surprise du chef. Imaginez que, sans cynisme, personne, à aucun niveau, ne fasse plus semblant. Tabula rasa.
Ξ
Ce sont les mêmes chaînes, non, avec fermoir en or ? Les mêmes rêves, version chic. La même vie privée… de quoi ? La croissance, la compétition, l’effort pour gagner, ses prédécesseurs enrubannaient ces assommantes âneries de beaux sentiments, en enrobaient l’amande dans une douce confiture rhétorique, y piquaient quelque pointe de scepticisme, de bonhomie, d’indifférence. Mais il y a du forcené chez l’irrépressible Nicolas Sarkozy. Comme il ne peut pas, ou encore, s’avouer la vérité, il ne lui reste qu’à s’étourdir d’un mensonge auquel il ne croit pas. « Ô forcené qui se débat chaque nuit dans les lieux communs qu’il s’est construit, les dilemmes abstraits les chants sourds qui peuplent l’âme de fantômes de fontaines (…) forcené qui fais semblant de t’en tirer en ricanant ». Que ce dieu pervers est tyrannique !
Ξ
L’amour, la sexualité – et quand ce serait l’anarchie ? – est-ce si étonnant qu’il y ait recours, ne serait-ce que pour marquer quelques pauses dans ce rôle d’asphyxié asphyxiant qu’il se condamne à jouer ? Les tribulations de la chair qu’il rend publiques, tribulationes carnis, ne m’indignent ni ne me choquent. Tout prend sens qui se relie au drame de quelqu’un, tout est obscène qui ne peut s’y rattacher, qu’on ne sait y rattacher. Je ne doute pas que la démocratie morale et pudique (pudique, mais bavarde) que nous promet Ségolène Royal purifiera ces mœurs sulfureuses. Je me demande toutefois si cette ligne vertueuse, au-delà de la succession de François Hollande et/ou de Nicolas Sarkozy, ne la conduira pas à briguer celle de Geneviève de Fontenay. En tout cas, ce n’est pas du tout par cet « étalage », où je vois plutôt l’aveu de tourments qui nous concernent tous, que Nicolas Sarkozy me déplaît. Fermement hostile à la politique qu’il conduit, je ne trouve pas que le sens soit absent de sa présidence, même s’il ne se découvre que par la voie négative, même si c’est un sens apophatique, un sens par le noir, par le vide, par l’ambigu. Moi qui suis un lourd et un grossier, un pécheur et un trouble, moi qui n’oserais jamais jeter sur les errances d’autrui un autre regard que celui d’une fraternité silencieuse et désolée, j’entends bien le Tout ça n’vaut pas l’amour qui se fredonne à l’Élysée, et il me plaît dans la bouche de ce président-là, même quand il sonne triste, comme il me plairait dans toute autre bouche. Je ne vois pas là, vous savez, une comédie de boulevard. Je les prends au sérieux, ces mots, au pied de la lettre. Tout ce qui nous occupe tellement, ça ne vaut pas l’amour : voilà, c’est si simple ! Vous souriez ? Vous pensez que les amours présidentielles sont trop ceci, pas assez cela ? Vous n’aspirez pas, vous aussi, à la succession de GDF, quand même ? Vous êtes des spécialistes en amour, comme disait Michel Thompson ? Vous dites qu’il ne faut pas tout confondre ? Bizarre. Et tous ces cornichons en costard qui s’escriment à bander pour les entreprises : la confusion ne vous gêne pas, dans ce sens-là ?
Ξ
Feu de joie. Non pas par renversement d’un pouvoir, c’est retourner le sablier. Par renversement des cœurs. Farceuse Providence, desseins mystérieux ! Ça fout le camp par le sommet, voilà ce qui emmerde L’Obs ! Sarko, agent double ? Bien sûr, un vrai de vrai, un agent double qui ne sait pas qu’il l’est, qui ne veut pas l’être. Agent double malgré soi. Il m’est arrivé de rencontrer des agents doubles conscients, organisés, appointés : ces types-là sont à se tordre, des personnages de bande dessinée ! Le véritable agent double, celui qui frappe discrètement à chacune de nos portes, celui que Francis Jeanson appelle le traître objectif, c’est un personnage comme un autre qui, pour d’insaisissables raisons, se met à laisser vivre en lui l’infernale contradiction qui le ravage. Il la déteste mais, sans elle, il n’est rien, et il le sait. Sarkozy est ce personnage, peut-être allons-nous commencer à le sentir dans sa politique elle-même.
Ξ
Au fond, l’agent double dont je parle, c’est quelqu’un qui ne se résigne pas à ne pas vivre. C’est un fondamentaliste : non pas du crâne ou des principes, bien sûr, mais du cœur. Cela n’en fait certainement pas un petit saint. Le cœur, pour ceux qui en douteraient, c’est très confus. Selon moi, au fond de l’agent double tel que je le conçois, il y a une surréalité clandestine, une obsession immense d’autrui, la certitude – ingérable – que le sens est charnel ou n’est pas. J’ai placé Résurgences sous le patronage de deux poètes, mon ami Gaston Miron, le Québécois, mort il y aura bientôt douze ans, et ce Léon-Paul Fargue qu’un professeur de première, M. Robert Pignarre, grand amoureux de théâtre, a fait découvrir au petit banlieusard éperdument paumé que j’étais et que je suis toujours. Alors, voici, c’est un extrait d’Accoudé, un texte tiré du recueil Haute solitude : « Dans le murmure de notre attente, un soir pathétique, quelque créature viendra. Nous la reconnaîtrons à sa pureté clandestine, nous la devinerons à sa fraîcheur de paroles. Elle viendra fermer nos yeux, croiser nos bras sur notre poitrine. Elle dira que notre amour, tout cet amour qu’on n’a pas vu, tout cet amour qu’on a piétiné, qu’on a meurtri, oui, que notre amour n’est plus que notre éternité. Alors, mon âme, tandis que je serai allongé et déjà bruissant, tu iras t’accouder à la fenêtre, tu mettras tes beaux habits de sentinelle, et tu crieras, tu crieras de toutes tes forces. On entendra. Qui est ce on ? Qui, demandes-tu ? Mais toutes les âmes le savent. »
Ξ
Les réactions d’enfants frustrés qui ont suivi l’annonce de la suppression de la pub sur les chaînes publiques en disent long, elles aussi. On parle d’une mesure ambiguë, dangereuse. Peut-être bien. Mais elle est arrivée si soudainement qu’elle aurait pu susciter – même si la raison avait imposé ensuite de se reprendre – quelque chose comme un très bref élan, un infime mouvement de joie mêlé de regret. Rien, au moins sur les antennes publiques ; les taxis de l’information bloquent tout. Quelle chance pourtant, et qu’importe d’où elle vient ! Moins d’argent ? Qu’on fasse une chaîne pauvre, les gens n’attendent que ça ; aux sondeurs, ils donnent ce qu’ils donnent aux chiottes. Un bras d’honneur à ce Barnum, une fois, deux fois, trois fois, ça n’intéresse personne ? Un grand coup d’amitié pour ce peuple, c’est de l’utopie ? Les journalistes et leurs syndicats, c’est miss Maaf qu’ils préfèrent ? Une manœuvre, disent-ils. Et alors ? Ils ne se sentent pas capables de la retourner ? Je me rappelle une réplique de Francis Jeanson, au début des années 70, quand nous travaillions ensemble à la formation des animateurs des Maisons de la Culture. Je lui brossais, ce jour-là, un tableau apocalyptique des récupérations qui nous attendaient. « Tu as raison, m’avait-il répondu, ton analyse est parfaite. Eh bien ! Récupérons la récupération. » Nous n’en sommes pas là, me semble-t-il, mais à des remarques grinçantes et jalouses sur la bouteille de champagne que Bouygues ne va pas manquer de déboucher. Quelle horreur ! Comme ils les obsèdent tous, ce Bouygues et ceux qui lui ressemblent ! Qu’ils baignent donc dans les euros, s’ils aiment ça, qu’ils nagent dans les dollars, qu’ils mijotent dans l’inutile, qu’ils rissolent dans le luxe et qu’ils en dégorgent de satisfaction ! S’ils y tiennent, qu’ils se fassent perfuser de thune, bourrer de pèze, gaver d’oseille, qu’on leur injecte, si telle est leur volupté, de la fraîche par tous les orifices, qu’on les farcisse de fric, qu’on les glace de pognon, que sais-je ? Mme Royal ne veut pas qu’on sucre la pub des chaînes publiques parce que ça ferait plaisir à Bouygues ! C’est insensé, une réaction comme ça ! Je me moque autant du plaisir de Bouygues que de son déplaisir ; le plaisir en question, d’ailleurs, c’est du venin à effet retard. La bouteille de champagne de Bouygues ! Je rêve ! Mais Mme Royal, elle, même une seconde, elle n’a pas rêvé. Une chaîne où l’on évoquerait simplement les grandes choses des gens et du monde. Une chaîne comme un rappel permanent, pauvre et luxueux, à la contingence et à la simplicité. Une chaîne dont le parler ouvert, à la Montaigne, ouvrirait d’autres parlers et les tirerait hors, comme font le vin et l’amour. Une chaîne comme un contrepoint tranquille et modeste à tout ce que les autres continueraient à vomir. Ni excitée, ni pédante ; ni démagogue, ni rare. Qui ne donnerait de leçons à personne, qui ne prophétiserait sur rien. Une chaîne au ras du visible pour l’entraîner vers l’invisible, le vôtre, le mien, un autre, n’importe lequel, ils ont tous même terminus. Rieuse. Drolatique, farceuse, amoureuse. La chaîne du mystère des intérieurs ! Et Madame de la Gauche en est à compter le champagne de Bouygues ?

(9 février 2008)