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Le ha-ha

LE MARCHÉ XXXIX

Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, p. 36 de l’édition Pocket : « Je comprends (…) la passion, la folie, la duperie des récits de voyage. Ils apportent l’illusion de ce qui n’existe plus et qui devrait être encore, pour que nous échappions à l’accablante évidence que vingt mille ans d’histoire sont joués. Il n’y a plus rien à faire : la civilisation n’est plus cette fleur fragile qu’on préservait, qu’on développait à grand-peine dans quelques coins abrités d’un terroir riche en espèces rustiques, menaçantes sans doute par leur vivacité, mais qui permettaient aussi de varier et de revigorer les semis. L’humanité s’installe dans la monoculture ; elle s’apprête à produire la civilisation en masse, comme la betterave. Son ordinaire ne comportera plus que ce plat. »
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Dans cette accablante évidence, le fondement, le fardeau, mais aussi, selon moi, la paradoxale possibilité d’élan de toute réflexion sérieuse. Il faudrait pourtant des volumes entiers pour recenser les stratégies d’évitement individuelles et collectives que nous tentons de lui opposer. Lucidité oblige, nous nous gardons de la nier en bloc. Nous préférons un déni partiel, élégamment partiel, relatif, mesuré ; l’essentiel est de ne pas lui reconnaître la place centrale qui est la sienne. Ce refus sème la confusion et conduit à l’impuissance. Ce qui pourrait être vrai devient faux. Le vitalisme et la bonhomie dont on nous accable ont des relents fangeux. L’optimisme qu’on nous vend sonne comme une invitation au suicide. Le progrès est un prisonnier ligoté, la révolution une courtisane défraîchie. Une des roueries les plus courantes est d’adjurer ceux qui rechignent à participer au bonneteau universel d’avoir meilleur moral : des prêcheurs bourrés d’anxiolytiques et d’antidépresseurs sont là pour leur redonner confiance. Si la cure ne donne pas de bons résultats, ces propagandistes agréés peuvent se faire plus agressifs et reprocher avec hauteur et suffisance aux récalcitrants de déserter les vastes causes et les immenses principes à l’ombre desquels se dégustent les bénéfices secondaires de la névrose. Parmi ces missionnaires, une majorité de roublards qui ne méritent aucune tendresse particulière et une minorité d’âmes douloureuses dont il serait inamical de ne pas considérer la souffrance : mais, par cynisme ou par faiblesse de caractère, les uns et les autres brandissent l’altruisme comme un bouclier commode contre les bouleversements de tous ordres qu’entraînerait en eux la considération de l’accablante évidence. La bonté comme évasion et comme chantage, voilà un trait singulier de l’époque.
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Se persuader de cette évidence n’est pas une pose littéraire, pas plus qu’une capitulation : c’est le point de départ le plus simple, le plus honnête et, sans doute, le plus fraternel de tout débat avec soi-même ou avec autrui. Enfant, je pensais : « Ce n’est plus de jeu ». Cela ne signifiait nullement que je ne voulais plus jouer, ni que j’étais trop triste ou trop fatigué pour continuer la partie. Tout le contraire : cela voulait dire que le tour qu’avait pris le jeu était contraire au jeu, que le jeu, en effet, n’était plus le jeu, que tout était devenu absurde et décevant, que je ne voulais pas me forcer à faire semblant, à inventer des combats et des adversaires qui n’en étaient pas, à me fixer des buts stupides, à m’imposer des règles insensées. Même si, ensuite, je ne savais que faire, et s’il ne me restait qu’à bouder tandis que la farandole des autres, avant de se dissoudre en querelles, venait narguer mon embarras.
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Ils me menaçaient et criaient à la trahison. Je ne me voulais pourtant pas inamical. Mes ruminations d’isolé me laissaient plus embarrassé que satisfait. Loin de me complaire dans une solitude orgueilleuse, j’aurais préféré être comme eux, pour qui tout semblait si simple. Peut-être, incapable de me blinder, étais-je seulement plus fragile ? Dans les bavards d’aujourd’hui, je revois ces gamins : tout barbouillés de confiture de mensonge, ils n’étaient forts qu’en bande et ne songeaient qu’à se protéger.
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La nostalgie la plus puissante n’a pas d’objet repérable. C’est une nostalgie récurrente, une nostalgie de la nostalgie, une nostalgie de rien. Ceux qui l’éprouvent ne sentent derrière eux aucun pays de cocagne, aucun paradis. Si loin qu’ils remontent dans leurs sensations, c’est la dissonance qu’ils retrouvent, non pas l’harmonie. Cette expérience est très banale, mais il est difficile de rendre compte de la dissonance ; aussi beaucoup de gens préfèrent-ils s’inventer des enfances miraculeuses, se composer des souvenirs enchantés. Bien plus forte et bien plus féconde me semble la question d’Aragon :
Qu’est-ce qui vaut la peine alors qu’on le profère
Du profond de soi-même Enfin que signifie
Ce râle prolongé qu’à tout chant je préfère
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À cause d’Aragon, parenthèse dans l’accablante évidence. Un court papier de Patrick Besson sur Le roman inachevé me rend la présence du poète ; Besson l’avait pourtant d’abord détesté. Rares sont les écrivains qui arrachent des témoignages d’une telle sincérité, et pas seulement à leurs amis. On trouve ainsi sur Internet les textes admirables que Jean d’Ormesson écrivit à la mort du poète. Parmi les réactions à l’article de Patrick Besson, ces deux lignes d’un(e) anonyme – je parie pour une femme – me touchent infiniment : « J’habitais près de chez lui et lui avais demandé une dédicace. J’aurais dû lui dire que j’aimais ses poèmes, ce communiste tellement fils de Dieu. » Malgré le gentil style catho, je suis tellement d’accord ! La foi chrétienne, il me l’avait confirmé, ne serait jamais la sienne. Un jour, dans son bureau de l’appartement de la rue de Varenne, il avait surpris mon regard sur une toile abstraite accrochée derrière lui ; on pouvait y apercevoir quelque chose qui ressemblait à une Crucifixion. « Ce n’est pas ce que vous pensez », m’avait-il dit. Puis, très vite : « Accepteriez-vous que nous disions ensemble que nous n’en savons rien ? » Savoir ? Ah ! Certes. J’avais accepté sans hésitation. Et pourtant, sa voisine et lectrice n’a pas tort. Auprès de cet homme, les chrétiens officiels me semblaient parfois des professionnels de la vérité, la soutane des prêtres avait des reflets de manchettes de lustrine. Le respect appuyé qu’il témoignait au christianisme ne me touchait pas particulièrement. C’était l’époque du grand dialogue entre chrétiens et communistes : il y avait probablement un peu de politique là-dedans, même si son enfance avait été marquée par un certain abbé Flynn. Mon émotion était d’un autre ordre. Je ne me souciais nullement de chercher dans ses poèmes quelque écho secret à la foi. Je les prenais pour ce qu’ils étaient et me suggéraient, mais ils me touchaient à une telle profondeur qu’il m’était impossible d’imaginer qu’ils ne rejoignaient pas, à leur manière, ce que, certes, je ne savais pas, mais que je croyais vrai. Comment, pourquoi, et si, après tout, ce n’était qu’une illusion, cela m’était indifférent. Je sentais comme cette lectrice qu’une foi chrétienne qui n’eût pas vibré au regard que jetait Aragon sur l’être humain, et à la vérité de l’art avec lequel il l’approchait, eût été une assez lugubre production cérébrale. Le jour de ses obsèques, comme je l’avais fait, douze ans auparavant, à la mort d’Elsa, j’ai pensé à lui, à eux, de toute mon âme, mais je suis resté chez moi : entre lui et moi, il n’y avait ni religion ni parti.
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Mais non, je ne me suis pas écarté de l’accablante évidence ! Toute la poésie d’Aragon, je n’ai pas attendu d’être vieux pour m’en apercevoir, est un requiem. Jeune, j’étais plus sensible à ce qu’elle a de tragique ; désormais, la mélodie l’emporte, la sérénité qu’elle a conquise. Mais c’est bien cela : quelque chose est fini, et cette agonie, cette presque mort est une invitation à la vie. Ce n’est pas la fragilité qui obsède cette poésie, ni l’éphémère de nos sentiments et de nos entreprises. Ce n’est pas la mort comme terme, comme destin, comme ombre portée sur l’existence. Ce n’est pas leur finitude qui, aux yeux d’Aragon, rend les êtres humains si touchants, c’est qu’ils ne sont presque jamais eux-mêmes, que leurs mots, leurs actes, leurs projets meurent avant de naître. La vie ressemble en eux à la jambe du Boniface des Voyageurs de l’impériale, celle qui n’a pas souffert quand le pauvre garçon a été écrasé par une charrette de pierres. Elle n’a pas souffert, cette jambe, mais, d’avoir été épargnée, elle est plus effrayante encore que l’autre, méconnaissable.
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Ce sentiment d’étrangeté tragique, la modernité le pousse au paroxysme. La morale utilitaire, le devoir autiste, les catafalques solennels des valeurs, les objurgations risibles ou dégoûtantes des doctes et des puissants, sans même parler du reste, du pire, du gros animal, de la vie-de-bureau, comme dit si justement Téodor Liman : autant d’images et de restes du néant. Si nos concitoyens n’avaient pas conscience de ce désastre, pourquoi passeraient-ils la moitié de leur temps à déplorer les crimes d’hier et l’autre moitié à conjurer les catastrophes de demain ? Pourquoi, à ce présent qu’ils n’osent pas affronter, laisseraient-ils seulement quelques pleurs et quelques spasmes ? L’habile petite bourgeoise avare que notre époque ! Et prétentieuse avec ça ! Haute comme trois pommes, et qui vous fait la leçon ! Elle est nulle, la pauvrette, et elle le sait ! Ah ! Si elle pouvait comprendre ! Si elle cessait de bavarder, si elle se contentait de chanter Aragon ! Elle reviendrait à elle, et peut-être à plus qu’elle.
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La rue en pente douce, juste à droite du bureau de poste dont les vaillants habitants de la commune tâchent, à coups de pétitions, de prolonger l’existence jusqu’à ce qu’un serf de communication leur explique qu’on va le leur fermer au nez en sorte d’améliorer le service, porte un nom qui nous avait intrigués : rue du Ha-ha. Une blague locale ? Le surnom d’un personnage pittoresque ? Que nous ignorions de choses ! La réponse se trouvait dans un essai du passionnant sociologue américain Richard Sennett que le hasard nous fit feuilleter, La ville à vue d’œil. Nous entrons à la poste, désormais, yeux baissés et cœur contrit : plus de dix pages savantes, dans ce livre, sur ce que nous prenions pour le souvenir d’une soirée trop arrosée d’Irancy !
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S’il se trouve un lecteur aussi mal informé que nous, qu’il sache que le ha-ha est tenu, par Sennett, pour rien moins qu’un événement capital dans l’histoire de l’urbanisme. C’est un fossé pourvu d’une clôture en contrebas qui entoure un pré où paissent des chevaux ou du bétail. Les promeneurs qui les observent admirent que ces animaux puissent vivre dans une si belle liberté sans être sujets à aucune tentation d’évasion. Ce système du fossé a été utilisé, un peu au hasard, au XVIIe siècle ; avec les Lumières, il a pris toute sa place dans l’esthétique de l’aménagement de la nature. Dans la ville d’inspiration médiévale, la vie s’organise à l’ombre, ou dans la lumière, du religieux. Les maisons s’agglutinent comme elles le peuvent autour de la cathédrale, principe de transcendance et donc de sens. Le ha-ha est une des inventions qui témoignent, au contraire, de la volonté de l’homme d’intervenir dans la nature, d’unifier autour de lui la nature sauvage et la nature cultivée. Horace Walpole expliquera plus tard qu’il s’agissait de libérer le jardin « de sa régularité rigide, pour qu’il puisse s’assortir à la campagne sauvage à l’extérieur ».
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Le même Horace Walpole, selon Sennett, explique le nom de ha-ha par les cris que poussaient les promeneurs lorsqu’ils découvraient le fossé inattendu. Gageons que ces ha ! ha ! étaient de deux sortes. De félicité, d’abord, pour saluer la beauté du parc et l’urbanité des animaux. De surprise, et sans doute de déception, ensuite, lorsqu’ils arrivaient devant le fossé et n’avaient plus à applaudir qu’à un stratagème somme toute élémentaire, à une astuce judicieuse.
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La modernité, c’est le ha-ha universel. Commençons par le reconnaître : il faut bien du talent à ses architectes et à ses jardiniers. Il en faut aussi beaucoup à ceux qu’on a mille fois raison d’appeler ses acteurs : tout cela n’est rien d’autre, on le sait, qu’une représentation, qu’un mauvais cinéma.
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Dans le cercle qu’entoure le fossé, le bétail, les chevaux, parfois les ânes : en un mot, les importants, ceux qui sont là pour faire admirer leur intelligence, leur réussite, leur pouvoir, la finesse de leur sensibilité, la modernité de leurs opinions. Et naturellement, bien sûr, leur sagesse et leur liberté, qu’ils savent pourtant l’une et l’autre illusoires puisque limitées, et même régies, par le fossé. Autour d’eux, dans la vaste ou morne plaine, les citoyens-consommateurs se pressent pour les admirer ; leur vie pourrait être un long déniaisement puisqu’ils passent de l’enthousiasme que suscite en eux la liberté des importants (les premiers ha ! ha !) à la considération désabusée de leur captivité (les seconds ha ! ha !). Mais il existe une troisième catégorie d’acteurs. Aux fenêtres du château, ou de la belle demeure, qui trône au centre du domaine, les propriétaires observent la comédie. Ils ont deux raisons de ne pas en être dupes : ils surplombent le fossé et ce sont eux qui, pour leur propre plaisir et pour le bonheur de gruger leurs semblables, ont imaginé le système.
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Fonctionnement ternaire. Les gens du rond n’ont aucun intérêt à déchirer les apparences. C’est si délicieux d’exhiber une liberté imaginaire, surtout quand on raconte et se raconte qu’il s’agit d’une liberté pour les autres, que s’exhiber, c’est donner. Ils se lient donc les uns aux autres par un pacte secret, délicieux, nécessaire : oublier le ha-ha. Gare à celui qui vendrait la mèche ; mais qui en aurait vraiment envie ? D’autant que, dans le rond, on peut s’amuser à se séduire réciproquement ; on peut aussi brûler son agressivité résiduelle et se prendre à la gorge dans toutes sortes de querelles pittoresques. Autour de la piste, la foule accepte volontiers, elle aussi, de ne pas regarder les choses de trop près. Il y a bien quelques remous près du ha-ha, quand ceux qui y arrivent découvrent la supercherie, mais les hurlements d’enthousiasme des autres, trop éloignés pour comprendre, les intimident ; ils n’osent pas manifester trop fort leur dépit ; il leur arrive même de se persuader, grâce à de prodigieux efforts d’intelligence, que leurs yeux, en fait, les trompent. On ferait erreur en imaginant que les privilégiés installés à leurs belles fenêtres, un verre de vin du terroir à la main, considèrent la situation avec cynisme. Du tout. Le cynisme est toujours l’enfant illégitime de quelque vérité ; et la vérité, autant que ceux qui sont en bas, ils la fuient. Au spectacle de ces foules apparemment si heureuses, une grande tendresse loufoque les envahit : le bonheur des autres, ils l’ont inventé. Ils songent avec émotion qu’il y a quelque chose de plus vrai que la vérité de la tête. Le ha-ha qu’ils ont fait creuser ne mérite plus qu’ils y pensent. La vérité est dans le cœur. À cette idée, de grosses larmes mouillent le vin du terroir.
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Gentil ha-ha, ha-ha féroce. Les passions qui s’échangent dans la société mondialisée ont peu à voir avec des exhibitions de chevaux ou de bovins. Le ha-ha, désormais, c’est le monde. Tous les acteurs, ceux du rond, ceux de la prairie, ceux des fenêtres, se savent pris ensemble dans un grand cercle qui entoure celui où paissent les importants et les bovins. Leur choix est simple : rester dans le rôle que le destin leur a attribué ou progresser, c’est-à-dire passer de la prairie au rond et du rond aux fenêtres. Au fur et à mesure que la conscience du ha-ha comme seul horizon humain s’affine, ces changements de rôle sont de plus en plus fréquents et de plus en plus aisés : on dit qu’ils font avancer la justice sociale et le développement économique, on les applaudit à grands cris. La seule question épineuse qui subsiste, c’est celle de la possibilité de progrès offerte aux privilégiés du ha-ha, aux gens des fenêtres : existe-t-il encore pour ceux-là des perspectives de carrière ? Il en existe. Le ha-ha mondialisé, en effet, ne se développe pas seulement dans l’espace ; il ne se contente pas de conquérir, les unes après les autres, les différentes strates et classes sociales en en phagocytant les langages divers : il approfondit en même temps son emprise dans la conscience des acteurs. Arrivés au sommet du cursus, les privilégiés peuvent repartir de l’échelon le plus bas, la prairie, pour un nouveau tour de piste. Il leur faut seulement, pour y être autorisés, renouveler leur regard. Ceux qui accèdent à cette position prestigieuse sont les spécialistes, les experts. Leur expérience leur permet d’observer la situation avec des yeux de connaisseurs ; plutôt que les chevaux ou les ânes, c’est la totalité du spectacle que leur regard en abyme envisage cette fois-ci ; au tour suivant, contemplant leur contemplation, ils affineront leur critique. Mouvement de spirale, aussi inépuisable que l’illusion de progrès qu’il procure. Le ha-ha jusqu’au cadavre. Mais une femme honnête n’a pas de plaisir et un homme moderne n’a pas de cadavre.
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L’opération mimétique symbolisée par le ha-ha est ainsi passée de l’esthétique à l’éthique. Elle n’est plus destinée, comme au XVIIIe siècle, à l’agrément de quelques-uns. Elle gouverne désormais l’activité, voire l’existence, de tous les êtres humains qu’elle précipite dans la folie ordinaire du paraître : transformation quantitative en même temps que changement qualitatif. C’est pourquoi le vertige du sens taraude désormais les acteurs du ha-ha, même si rien ne leur est moins accessible : le principe même du ha-ha, c’est le non-sens. Voici donc ces malheureux aux prises avec un insurmontable défi : pour tenter d’échapper à l’angoisse, faire du sens avec du non-sens. Autant demander à un poisson de sortir de l’eau. Peu à peu, le mensonge du système isole ces naïfs et truque toutes leurs relations. Le jour vient où ils ne peuvent plus nier leur faillite. Que faire ? Il les faudrait tout-puissants : ils n’ont prise sur rien. Alors, se raconter des histoires, faire semblant, faire les malins, les prophètes, les héros, les sauveurs, mimer la sincérité, inventer des mots, bricoler des idéaux. Puis, la fatigue aidant, se laisser choir. Puis clapoter. Puis claboter.
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Je répète donc, avec Claude Lévi-Strauss et avec le vieux Papou que j’évoquais dans le Marché XXIX : il n’y a plus rien à faire. Peu me chaut que des agités de tout poil me contredisent en entassant plans, projets et perspectives dûment badigeonnés de pieuses intentions. L’incapacité où ils sont de s’arrêter, centrifugés qu’ils sont dans la roue de leur loterie, est à mes yeux la preuve que cette prétendue action n’est qu’une bruyante inactivité. Voir, sur ce point, les machines de Tinguely et de Niki de Saint-Phalle. Une action digne de ce nom se reconnaît à ce qu’elle commence et à ce qu’elle finit : sept jours pour la Création, dont un de repos, aucun dépassement de temps ni d’honoraires.
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Il existe des esprits de bonne volonté qui, conscients du monde où ils vivent et désireux de le rendre un peu plus vivable, prennent sur eux de lui ouvrir quelques voies pacifiques et sensées. J’ai de la considération pour leur optimisme lucide et modéré ; il m’est parfois une tentation. En France, chacun à sa manière, Hubert Védrine et Jean-Claude Guillebaud, par exemple, me paraissent œuvrer dans ce sens : rompre avec le manichéisme et les idéologies sommaires, chercher les voies du dialogue, percevoir et promouvoir ce qui rapproche. Ainsi faisait également Ettore Gelpi ; ainsi font bien des gens dans le monde, parfois au milieu des pires contradictions. Je partage avec tous ceux-là une commisération navrée pour la thèse du choc des civilisations. Bush le fils se dirigeant vers la sortie, l’inventeur de ce produit, s’il persistait dans cette voie, pourrait bientôt promener son bonnet d’âne dans le rond du ha-ha.
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Qui n’approuverait cet optimisme raisonnable ? Hubert Védrine démontre que l’affaire de Géorgie ne se laisse pas saisir par des systématisations simplistes. Songerait-il à Bernard-Henri Lévy ? Le problème majeur que me pose ce penseur, c’est celui de son rapport aux transports. Je parle ici des transports ordinaires, nullement des métaphoriques : train, avion, diligence, métro, patin à roulettes, coche d’eau. Pourquoi notre philosophe s’est-il imposé, par exemple, un aller et retour coûteux, et peut-être dangereux, à Tbilissi, quand il pouvait, au mot près, dans son bureau, ou dans son salon, ou dans son lit, dicter la déclaration qu’il nous en a rapportée ? Cette épuisante exaltation verbale nous fait apprécier, en tout cas, les analystes qui ne jouent pas avec nos nerfs. Même s’ils ne nous convainquent qu’à moitié. Nous rassureraient-ils seulement sur les maux du passé ? Quelles angoisses Jean-Claude Guillebaud ou Edgar Morin veulent-ils apaiser en nous, ou en eux, en promettant une « modernité métisse » ? Que les inspirateurs de la politique mondiale ne soient plus seulement des Américains et des Européens, mais aussi des Chinois, des Arabes, des Indiens, des Africains, d’autres encore, j’y consens volontiers. C’est parfait, aucun inconvénient à cela, bien au contraire. Mais en quoi le métissage résout-il la question du sens ? Aide-t-il même à la poser ? Ne risque-t-il pas de la noyer ? Vertige horizontal, comme on dit à Montréal. La question demeure. Être posée par tous et pour tous, non plus par et pour quelques-uns, la renforce comme un cyclone.
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De chaque voyage, on peut rapporter des images aimables. Sur le marché d’Helsinki, près du port, de blondes et gentilles jeunes filles préparent des repas simples et exquis que les promeneurs dégustent, assis sur un banc, devant une table étroite couverte d’une toile cirée dont ils assurent eux-mêmes l’entretien. D’énormes mouettes attaquent en piqué d’immenses poêles de petits poissons, de pommes de terre, de boulettes de viande, de saucisses. Les jeunes filles retirent les pièces les plus menacées et, sans rancune, les jettent dans une bassine à laquelle les assaillants ont librement accès. Tant qu’il restera des jeunes filles pour faire la part des mouettes, y aura-t-il lieu de désespérer ?
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On se plaît à penser des choses de ce genre, il faut bien se remonter le moral. On a tort, mais on a raison. Tort : les instants privilégiés ne sont pas là pour nous rassurer. Ce sont des réserves inappréciables, inanalysables, inexploitables. Vouloir se rassurer, c’est cela le pessimisme. Les jolies images n’empêchent aucune Guerre de Troie d’éclater. Et pourtant, c’est vrai, elles font du bien. Elles n’annulent pas le désespoir, elles piquent en lui l’espérance comme une gousse d’ail dans un gigot ; ou encore, comme les boulettes de viande et les pommes de terre sur le port d’Helsinki, elles la font mijoter en nous, l’espérance, à feu doux. Il suffit d’une jeune fille aux mouettes pour que le curseur, où que nous le placions entre optimisme et pessimisme, ne mesure plus rien. Pessimisme, optimisme, ce ne sont pas des mots de l’intérieur, ce ne sont pas des mots de vérité. Langage de contrôleur, langage de comptable qui s’intéresse aux alentours de la vie, aux habits de la vie, aux papiers de la vie, à ce qu’on appelle bizarrement les conditions de la vie, comme si la vie, telle une capricieuse vedette, posait ses conditions. Pessimisme, optimisme, c’est l’ordinaire de l’ennui, la Bourse descend, le PS se réunit en congrès, Lyon a encore gagné, quelque part il y a eu dix-huit morts et quatre cents disparus, où ça déjà ? Je tartine des pages et des pages, mais je n’ai qu’une idée : si nous sommes tellement en panne, c’est que nous tentons d’échapper à une évidence qui nous terrifie par son ampleur, par sa profondeur, par sa diversité univoque, par son exigence, par sa générosité, par son amour : c’est la vie qui nous intéresse, rien que la vie, seulement la vie. Non pas la vie comme nous la voulons, comme nous l’imaginons, comme nous souhaitons la maquiller, la dresser, l’organiser pour en jouir. La vie elle-même, la vie en elle-même, la vie qui dépossède.
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Le monde comme il est, il existe des artistes pour le voir. Au Kiasma, par exemple, le Musée d’art contemporain d’Helsinki. Si ces productions sont vraiment de l’art, c’est une question subalterne : interroger les spécialistes. À Helsinki comme à Stockholm, elles me frappent par leur vigoureuse franchise. L’appartement est un ensemble de cinq toiles qui en représentent les différentes pièces : salon, chambre des parents, des enfants, etc. Les cinq toiles sont entièrement noires. Si les gens venaient s’asseoir devant cette œuvre, en couple ou en famille, il ne leur faudrait pas dix minutes pour dire ce qu’ils ne disent jamais, et qu’ils savent. Même s’ils n’ont pas lu Françoise Dolto dont la voix déplore actuellement, dans une pub, que tant de parents, sans doute ceux qui n’ont pas lu ses livres, soient laissés dans l’ignorance. Pas d’accord. Je ne crois pas que, sur les choses essentielles, sur ce qu’on pourrait appeler les arts premiers de la vie, les gens soient ignorants. Ils ne veulent pas dire, tout simplement. Ils en savent trop, et ce qu’ils savent est trop gros, trop lourd, trop dissonant, trop étranger à ce qui se raconte. Les livres des spécialistes leur sont précieux, mais comme cadenas.
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Au Kiasma toujours, une vidéo montre une jeune femme à sa toilette, de dos devant un miroir embué. Son image, d’abord floue, se fait peu à peu plus précise, plus contrastée ; puis affirmative, puis impérieuse et, finalement, agressivement rigide. La jeune femme, elle, s’estompe, se dilue, s’évanouit. Une pétrification en direct.
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Cette œuvre aussi, composée d’une seule phrase maintes fois répétée avec, à chaque fois, l’amputation d’une lettre. La phrase, c’est : « Je ne suis pas encore prêt à voler. » Et chaque refus de l’envol le rend plus incertain, plus difficile, jusqu’à ce que l’impossibilité ne puisse même plus s’avouer. La procrastination, la névrose du trop tôt. Ou la névrose du trop tard, dont parlait Paul Ricœur. Une lucidité sans lumière, aveuglée par l’angoisse, paralysée. Qu’attend-il, ce citoyen, pour s’envoler ? Il consulte les statistiques ? Il vérifie la faisabilité de l’exploit ? Il s’assure de son expertise ? Il mesure la scientificité de l’expérience ? Il évalue ses performances ? Il attend des nouvelles de son analyste ? Il négocie avec son assureur ? Il se concerte avec les autorités civiles et religieuses ? Il travaille à la couverture médiatique ? Il s’enquiert de la légitimité de son projet ? Il l’inscrit dans une perspective sociétale ?
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Un physicien, qui est aussi un spécialiste du Talmud, explique que, pour créer le monde, il a fallu que Dieu, qui tenait toute la place et auprès de qui rien ne pouvait exister, se retire, s’absente, s’exile ; c’est ce retrait qui a rendu la création possible. Ce Dieu-là n’est pas le boss dont Obama, fidèle en cela à Bush le fils, promet de « faire le boulot ». C’est l’Émigrant, ou l’Émigré, c’est l’Être ailleurs. Pour ce savant, il y a, sur ce point, concordance entre la théologie et la physique : les particules de la matière, comme d’ailleurs les lettres qui composent les mots, sont mises en scène, ou plutôt mises en vie, par le vide ou l’intervalle qui les sépare. La création serait donc retrait, dépossession. Juste le contraire, remarque ce physicien, des fantasmes de toute-puissance qu’alimentent les jeux électroniques. Cette idée du retrait me semble extrêmement féconde. J’ai retrouvé la même grâce du départ dans un film magistral que je viens de découvrir, Une hirondelle a fait le printemps, de Christian Carion. Juste avant la trentaine, une jeune femme réalise un projet qui l’obsède depuis plusieurs années : acheter une ferme, et l’exploiter. Rien à voir avec le mythe soixante-huitard des moutons en Ardèche. Aucun naturalisme, pas le moindre romantisme. Pas de guitare, pas de joint au coin du feu. L’histoire simple et forte d’un écart, d’un exil qui rapatrie.
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Exister. S’en tenir à une musique qu’on est seul à entendre, dans laquelle chante pourtant l’humanité entière. S’en remettre à elle pour répondre aux séductions, aux risques, aux dangers. Ne se soumettre à rien qu’elle ne puisse approuver, ne rien accepter qui l’ignore ou la rejette. S’exercer à en reconnaître la couleur et le rythme dans la diversité des situations. Ne pas mettre trop vite des mots sur les choses, encore moins sur les gens, encore moins sur soi-même. L’héroïne de Christian Carion vit ainsi. Elle s’écarte. Ce n’est pas l’écart de la misanthropie, de la supériorité, du mépris, de la délicatesse offensée, du génie incompris : elle prend l’être comme on prend l’air, comme on prend le vent.
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Parabole évangélique de la perle : « Le Royaume des Cieux est semblable à un négociant en quête de perles fines : en a-t-il trouvé une de grand prix, il s’en va vendre tout ce qu’il possède et achète cette perle. » J’ai pensé à ce texte en regardant le film de Christian Carion. Malgré les mauvais souvenirs de jeunesse, le forcing des prêtres, leur pub insidieuse pour que de pauvres gamins empêtrés d’eux-mêmes s’inventent une « vie spirituelle ». Finalement ces bêtises n’ont rien pu gâcher. Il y a une fonction curative de la sottise ; elle nettoie le terrain, elle a quelque chose d’écologique (je ne dis pas que la proposition se renverse). Toujours est-il que lorsque je sens que quelqu’un a trouvé une perle de grand prix, cela me rend infiniment heureux. Et ce film, c’est une histoire de perle.
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Les chemins de la liberté. Un élan d’abord vague fondé sur une nécessité. Matériaux du projet : de la joie et de la souffrance ; dans les deux cas, de la vérité ressentie. Naissance progressive d’un sentiment d’affirmation à peu près intransmissible ; très vite, l’évidence de l’écart. Si l’on ne s’englue pas dans l’image, un projet va lentement s’élaborer à partir de cet élan. Résultat : ce qui s’appelle une vie, du oui et du non. Plutôt que de fatiguer les collégiens et les lycéens avec les impératifs éthiques et les larmoiements inauthentiques, leur faire voir ce film et, si l’on en est capable, le leur expliquer. On atteindra plus sûrement ainsi le résultat citoyen recherché. Sauf, naturellement, si ces impératifs et ces larmoiements sont des taupes du conformisme.
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Ce qui est prodigieux dans cette Hirondelle, c’est la netteté et la profondeur du trait : un travail de gravure. Une délicatesse et une fermeté de neurochirurgien. L’évidence intérieure. L’évidence antérieure, surtout, le moteur à l’arrière. Un envol puissant. Une subtilité aérienne et un dégagez-moi ça sans états d’âme. L’action se situe à l’instant où l’élan va donner naissance au projet, où il en établit les fondations, où la certitude va devoir se chercher quelques prises supplémentaires. Il faudrait expliquer aux ados comment fonctionne cette liberté libre, leur faire voir les dispositifs sur lesquels elle s’appuie. Leur montrer d’abord ce radar dont elle est munie et qui, sans aucune possibilité d’erreur, lui désigne ses vrais amis. Comment, d’emblée, entre cette jeune femme (Mathilde Seigner) et le vieux paysan caractériel et tendre (Michel Serrault) dont elle achète le domaine, c’est à la vie et à la mort. Comment ils se renforcent en se combattant, comment ils se fabriquent ensemble, comment ils s’orientent l’un l’autre en se désorientant.
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Et puis, mes enfants, faudrait-il continuer, à côté du radar à liberté, vous avez la machine à prendre ses distances. Plus cette jeune femme vit de l’intérieur, plus elle se laisse piloter par l’antérieur – qui n’est pas le passé, mais le présent et l’avenir qui continuent de s’y fabriquer, qui ne finissent jamais de s’y innover -, plus elle écarte de son univers ce qui ne peut plus s’y accorder. Les relations avec le copain d’avant et le job de formatrice en informatique s’éclairent autrement, s’inscrivent dans une perspective nouvelle. Ce n’est pas un chemin de Damas. Elle ne brûle pas ce qu’elle a adoré. C’est le surgissement de l’accablante évidence dont parle Lévi-Strauss, le sentiment d’une insupportable répétition, l’impossibilité soudaine de faire semblant, de jouer un rôle, de tourner à vide. Mais, en mettant la conscience à nu, en la raclant, en la récurant, en y traquant la mauvaise foi, l’évidence lui rouvre l’imprévisible, le gratuit, l’injustifiable. Et puis ? Et puis rien. Des regrets, de temps en temps, dont il faudra vérifier l’inanité. Elle quittera la ferme, elle y reviendra. Dernière image : elle marche dans la campagne parmi son troupeau de chèvres. Plus rien à voir.
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Si on trouve cela ennuyeux, on peut toujours crier contre Wall Street. Ou aller voir La Belle Personne : du vide farci de néant. D’autant que ses jeunes interprètes ne nous font grâce de rien. Après avoir joué des personnages nullissimes dans lesquels on chercherait en vain quelque trace d’amour, ou de désir, ou d’amitié, ou même de vice, et dont le seul souci, quoi qu’ils fassent ou ne fassent pas, qu’ils jouissent ou ne jouissent pas, est de se demander de quoi ils vont avoir l’air, les voici, poussés aux fesses par les commerciaux, qui viennent nous expliquer sur les radios que leur « génération » se pose beaucoup de problèmes et que tout cela, comme bien vous pensez, c’est parce que cette foutue croissance s’est barrée. Propos rassurants : le jour où ils n’auront plus rien à jouer, ces jeunes gens se feront journalistes économiques. Conclusion : si, comme on a le culot de nous le faire croire, il existe quelque rapport entre cette bouillie sans sel et La Princesse de Clèves, alors le Marché de Résurgences, mes amis, c’est L’Iliade !
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Tombeau pour le collège, de Mara Goyet. Le témoignage d’une prof en ZEP au cœur de la mêlée, qui y prend tous les coups, mais s’y construit. Elle est de la même race que l’héroïne de l’Hirondelle mais la mise à distance, ici, se fait sur place. Une immigration dans la conscience, un foisonnement de questions justes, le déblaiement des souterrains. Il y faut de la santé. Ici aussi, le radar à liberté détecte des amitiés solides. J’en vois au moins une, insolite : Paul Claudel. Mara est d’ailleurs le nom d’un personnage de l’Annonce faite à Marie. Claudel en ZEP, dans le cœur d’une jeune femme de trente-cinq ans, quelle surprise ! Mais, quand on y pense, le navire de son Christophe Colomb est aussi désespérant qu’un collège de banlieue : plus de viande salée, plus d’eau, les matelots, à tout hasard, bricolent un syndicat. J’avais quinze ans quand je suis monté à bord. En ZEP aussi, quand plus rien ne souffle dans les voiles, quand on ne sait plus que faire ni penser, quand la machine à prendre ses distances a écarté les illusions de bonheur et les illusions de malheur, quand ces consuméristes que cette jeune prof n’arrive pas, comme on dit dans le 9-3, à calculer ont fui comme des rats, en ZEP aussi, il leur reste le soleil !
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J’aime beaucoup, s’il faut parler moderne, la déconstruction de l’élève que je trouve dans ce livre. L’élève, ça n’existe pas. Le salarié non plus, d’ailleurs. Nous vivons parmi les fantômes. L’élève, c’est le produit d’appel des pédagogues et des parents. Le salarié, la tête de gondole des politiques, des patrons, des syndicalistes, des consultants. Tout le monde sait cela, ou le sent, même si personne ne peut en tirer la moindre conséquence. Peu importe. Jean Guitton disait que les vertus, plus que des préceptes à appliquer, étaient des étoiles piquées dans le ciel pour nous illuminer. La déconstruction de l’élève, du salarié et, plus généralement, de la société en tant qu’elle est censée fonctionner et distribuer des rôles aux acteurs, voilà un satellite de poche pour le pays des étoiles.
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Mieux vaudrait n’avoir aucune mémoire, la propagande passerait mieux. Chaque matin au réveil, je me le répète : l’Afghanistan n’est pas l’Algérie. Et pourtant… Le ministre de la Défense grandiloque : « C’est le combat de la démocratie contre l’obscurantisme ». À Alger, il y a un demi-siècle, les penseurs du Cinquième Bureau s’en allaient répétant que l’enjeu de la guerre était la défense de la civilisation chrétienne contre le marxisme ; l’Algérie indépendante, à coup sûr, deviendrait communiste ! Mais non, l’Afghanistan n’est pas l’Algérie. Et pourtant… Nous ne voulons pas nous couper de la population, disent les stratèges français de Kaboul. Leurs glorieux aînés non plus. Ils avaient mis en place des actions sanitaires et sociales, d’ailleurs utiles, mais dont ils avaient la sottise d’imaginer qu’elles séduiraient les Algériens au point de les faire renoncer à l’indépendance. Mais non, l’Afghanistan n’est pas l’Algérie. Et pourtant… On nous explique que les opérations militaires ne suffiront pas et que le conflit afghan ne pourra être résolu sans un effort de développement du pays. On y avait déjà pensé il y a cinquante ans, et au plus haut niveau : cela s’appelait le Plan de Constantine, ce fut infiniment inutile. Mais non, l’Afghanistan n’est pas l’Algérie. Vous voyez bien : aujourd’hui, nos forces combattent des insurgés ; les Algériens, eux, étaient des rebelles.
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Mais, c’est vrai, l’Afghanistan n’est pas l’Algérie. Nous n’y engageons pas cinq cent mille hommes. Il n’y a pas de Pieds Noirs à Kaboul. C’est moins notre affaire que celle des États-Unis. Et surtout, rien ne s’use plus vite que la propagande. Ce chaud partisan de la poursuite des opérations, las de débiter des craques et de donner des leçons de civilisation, n’a plus qu’un argument assez piteux dans sa giberne : si nous partions, bien d’autres Européens seraient tentés de nous emboîter le pas. Voilà qui trahit une forte motivation. Certes, on comprend ce pauvre homme : nul ne peut indéfiniment faire semblant. Mais alors, qu’est-ce qui les retient de partir s’ils n’ont pas de raisons sérieuses de rester ? Une chose simple, enfouie plus profond que le pétrole ou le gaz : ils n’osent pas. Ce pays n’ose pas, ces gens n’osent pas. Occidentite aiguë : mélange de sagesse précautionneuse, de bavardage solennel, de désir de sieste, de politesse, de ressentiment. Ne pas penser selon soi-même, préférer les grands mots creux, les hochements de tête entendus. Surtout ne pas être seul, ne pas s’écarter des plus puissants. « On est mieux avec eux que sans eux », dit ce dirigeant d’EDF qui vient de passer un accord avec une firme chinoise. Être un gros. Si l’on n’est pas un assez gros, chercher un plus gros et se mettre dans son camp. Réflexe de récréation à l’école élémentaire : « Je suis dans ton camp. » Le but, c’est de peser. Vingt siècles de civilisation chrétienne, sans compter les Lumières et la révolution : tout est dans le poids qu’on pèse. Mais je suis injuste. La motivation des motivations, la plus délicieusement pudique, c’est notre légendaire courtoisie : nous restons parce que nous pensons aux femmes afghanes. Tiens donc ! Vous ne vous rappelez pas ? L’Afghanistan n’est pas l’Algérie, bien sûr. Mais penser aux femmes algériennes – on disait musulmanes – c’était déjà une délicatesse du Cinquième Bureau. Le 13 mai, on les emmenait même au spectacle sur le Forum. Gratis.
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C’était quelque chose, ce Cinquième Bureau ! J’y ai pris le goût de lire Shakespeare en entendant un de mes camarades de service militaire répéter à chaque absurdité majeure qu’il nous était donné d’entendre : « La vie est une histoire de fous racontée par un idiot. » Un commandant tout anguleux qui se prenait pour Savonarole promenait dans Alger et dans tout le pays une ahurissante conférence de trois heures sur la guerre psychologique. Son chauffeur profitait de ces flots d’éloquence pour aller négocier des merguez qu’il envoyait à la charcuterie familiale des Landes. Les motivations des officiers étaient des plus diverses. Tandis que les képis pensants se battaient pour nos valeurs, un vieux lieutenant au nez très rouge expliquait aux troufions admiratifs que le supplément de solde qu’il touchait en Algérie serait investi dans la boule à eau chaude dont il comptait équiper son pavillon. Tout cela, entre tragédie et opérette, dans une incroyable atmosphère de complot, de secrets éventés, de paranoïa et de paperasserie. Déconcertant : le sang et le rire, à la fois. Shakespeare, mais Courteline aussi. Ravi d’apprendre le haut degré de motivation de nos troupes d’Afghanistan, j’ai repensé à cette nuit durant laquelle mon camarade shakespearien et moi avions pour mission de protéger l’épouse d’un fonctionnaire du Gouvernement général, un Algérien qui avait choisi le camp français. Cette femme avait reçu des menaces ; elle habitait une maison isolée, à vingt kilomètres d’Alger. La nuit était très noire, nous n’avions jamais tiré une balle de notre vie et ne disposions que d’un chargeur chacun. En ce temps-là, même s’ils ne le disaient pas à la radio, les soldats étaient parfois un peu inquiets. Mais l’Afghanistan n’est pas l’Algérie.
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On me le dit en souriant : dans ce Marché, les mêmes auteurs reviennent toujours. Oui. Je parle de ce qui compte pour moi, voilà tout. Ces livres-là sont arrivés dans ma vie et m’ont touché ; je ne cherche à les vendre à personne. Par contre, si j’espérais être un tout petit peu utile – « c’est un rêve modeste et fou » -, j’aimerais suggérer à mes lecteurs de faire comme moi, de ruminer, leur vie durant, les quelques grandes œuvres qu’ils ont vraiment rencontrées, celles qui, du même mouvement, les ont fait entrer en eux-mêmes et les en ont fait sortir. Si diverses qu’elles soient, et peut-être si contradictoires, elles sont notre solitude animée, notre cloître en plein monde. Le contraire du supermarché, de la superlibrairie, de la superculture. Quand, indifférents aux rayons aguichants, nous passons dans les allées du monde avec ces quelques vrais amis que la vie nous a offerts, c’est vers les humains qu’ils tournent notre regard, pas vers des piles de papier.
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Alain Minc n’est pas une de mes sources, mais son intelligence désabusée, ce matin, m’a intéressé. Avec une perfidie gentille, Nicolas Demorand l’interroge sur la soumission des élites. Minc répond qu’il fait ce qu’il peut pour ne pas trop y céder, mais que la question ne se pose pas seulement en termes individuels : comment nier les déterminismes sociaux ? Et il ajoute en souriant : « Il faut bien être un peu marxiste dans la vie ! » Acceptons l’hypothèse humoristique d’un Minc marxiste. Michel Henry, lui, n’eût pas accepté cette façon de l’être ; il y aurait probablement vu un contresens radical. En tout cas, ce marxisme-là, réduit au constat du poids des choses et des rapports sociaux, chantre désolé de la nécessité et, par là, grand producteur d’idées généreusement révolutionnaires et de comportements platement conformistes, c’est un grand soulagement pour moi d’apprendre de ce philosophe qu’il est une contrefaçon. Comment l’homme qui, dans sa jeunesse, dans un instant de fulgurance, s’indigne de constater que ce que l’individu éprouve comme le plus vrai, ce que son cœur et son esprit lui montrent de plus évident, c’est cela que la vie sociale méprise et rejette le plus, comment ce Karl Marx pourrait-il avoir donné naissance à tant de bataillons bornés, à tant de cruels sous-offs de la pensée, à tant d’esclaves en manque de fouet, à tant de manipulateurs de la souffrance humaine ? J’ai été obsédé toute ma vie par l’immense docilité avec laquelle mes frères humains cèdent au gros animal social. J’ai toujours vu dans cette soumission l’œuvre du diable ; d’un diable tantôt déguisé en banquier tantôt en progressiste, d’un diable militant ou d’un diable affairiste, d’un diable bourgeois ou d’un diable antibourgeois, d’un diable révolté ou d’un diable missionnaire.
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Des jeunes gens en tabassent d’autres : à l’instant, on crie au racisme. Ce père a perdu son fils à la guerre. Ses camarades l’assurent de leur professionnalisme, il fait comme s’il en était rasséréné. Cet autre, pour un coup de poing, se précipite chez les juges. Chaque jour nous apporte son colis de lapsus, de réactions affolées, de consciences en déraillement. Les faits divers, naguère diversion commode aux questions sérieuses, nous les renvoient désormais à la tête l’une après l’autre, impitoyablement. Mouvement terrible, mais salutaire s’il se trouve des gens capables d’ausculter cette société non pas dans l’intérêt du client qui les paye, mais pour elle-même. Qui se plantent devant elle, la regardent dans les yeux et, sans demander avis à personne, disent ce qu’ils voient. Un rêve ?

OSB

LE MARCHÉ XXXVIII

Deux films, Un Conte de Noël d’Arnaud Desplechin et Sagan de Diane Kurys. Deux auteurs de la même génération décrivent à peu près le même monde, une bourgeoisie française d’artistes et d’écrivains. « La thèse bourgeoise, écrit Stanislas Fumet, c’est que tout marche tout seul et par là même va de mieux en mieux. » Rien ne va bien dans la famille d’Un Conte de Noël, mais tout, en effet, y marche tout seul : mon fric est à moi, mon corps est à moi, mon talent est à moi, ma névrose est à moi, mon combat est à moi, nos problèmes sont à nous. Des personnages emmurés sur lesquels le regard du cinéaste tire de nouveaux verrous. « Lumière sur lumière », dit le Coran pour rendre compte de l’articulation entre la Création et la Révélation qu’on retrouve différemment dans les monothéismes du Livre. Ici, c’est ombre sur ombre, ténèbres sur ténèbres, bornes sur bornes, refus sur refus. Un progrès négatif, une folle capacité de régression. L’écrasement terrifiant des dimensions intérieures, le culte du fait – du fait social, économique, culturel, psychologique, du « Fait-Moloch », comme dit Ellul -, voilà qui définit plus sûrement la société bourgeoise que l’assujettissement à l’impôt sur la fortune. Ce culte, elle l’a imposé à tous, et d’abord aux antibourgeois. Le rap, par exemple. Sa façon de touiller les envies, les colères, les douleurs, comme si, de la production et de la promotion de cette tambouille égocentrique, allait surgir la révélation d’une identité. Grands mots et cœurs étroits, sur-place de l’être parmi l’agitation des choses, tel est, en smoking ou en jeans, à Deauville ou à Clichy-sous-Bois, l’esprit bourgeois. Un Conte de Noël, c’est le rap des riches.
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Je n’ai jamais ouvert un livre de cinéma. Pourquoi l’aurais-je fait ? J’ai gardé ma ferveur d’enfant pour cette grosse loupe clandestine posée sur le monde, ces confidences dans le noir sans cesse renouvelées. Chaque mercredi soir et chaque dimanche après-midi, du début octobre au 14 juillet, mes parents, ma grand-mère et moi allions nous asseoir au Palais des Fêtes de Montrouge : soit, en tenant compte des vacances, soixante-dix films par an. « Pas mal », disions-nous en sortant. Parfois, nous ne disions rien.
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La Sagan de Diane Kurys continuera en moi. Ce trio de femmes, la romancière, la cinéaste, l’actrice, a produit un miracle. J’ai rarement senti aussi fort ce qu’est, ce que peut être, dans ce monde de cow-boys surgelés, la puissance féminine : crier que rien, rien, rien n’est image, et même pas l’image, et surtout pas l’image ! Faire naître, faire naître ce qui n’est pas encore, ce à quoi il faudra donner un nom ! Faire naître ce qui ne peut se concevoir qu’au plus creux du corps, ou du cœur, ou de l’esprit, mais, dans tous les cas, à une profondeur d’enfouissement où l’on ne se soucie pas plus des bavardages en cours que du temps qu’il fait, où tout est écho, promesse, mystère, combat dans l’ombre. Où tout est attention et alerte. « Il y a les chagrins d’amour, bien sûr, dit superbement Sagan, mais il y a aussi les chagrins de soi-même. » Ce mot, à lui seul, justifie le choix de Diane Kurys.
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Bâclée, dit Sagan de sa vie. Aragon n’était pas plus content de la sienne : « Cette vie que j’aurai gâchée de fond en comble », soupirait-il. Un aigre personnage était tombé sur l’aveu du poète. Ah ! Ah ! clamait-il, vous voyez, il le dit ! Il a gâché sa vie ! De fond en comble ! Gâché, le mot est de lui ! Ça vous intéresse, vous, les types qui gâchent leur vie ? Davantage, pour ma part, que ceux qui sont certains de l’avoir réussie. « Il est parfois pis d’être exaucé que déçu », avertissait Louis Massignon.
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Il n’est plus de mise aujourd’hui de parler aussi net. Mais enfin, quelle erreur, Madame Kurys ! Les gazettes en jaunissent de dédain. Voyez Le Point. Votre héroïne « boit, fume, danse, joue, dîne, se ruine (…) C’est intéressant, à coup sûr, mais ce qui est encore plus sûr, c’est qu’en la scénarisant ainsi on filme des choses pittoresques qui n’ont que de lointaines accointances avec les obsessions de Sagan – qui, faut-il le préciser, était d’abord une toxico de la littérature. » En somme, vous avez manqué l’essentiel. En sortant de la salle, le spectateur ira « dévaliser une librairie » (Télérama) Votre ascenseur, Diane Kurys, ne s’arrête jamais au bon étage. Trop bas pour Le Figaroscope : « Plutôt que de chercher l’auteur et sonder les affres de l’écrivain, Diane Kurys a préféré ne voir en Sagan qu’un personnage qui brûle sa vie. » Trop haut, par contre, pour Les Inrocks, ivres de drôlerie : « La vie de Sagan racontée par Kurys : une catastrophe. (…) Ce dont manque fondamentalement ce Sagan, c’est d’esprit, cette chose pourtant si cinématographique qui fait la comédie depuis toujours, dans tous les cinémas du monde, et qui se trouvait sans doute au cœur de la vie de Sagan. » Rien de neuf dans Libération, non-conformisme dans le sens du vent : « La réalisation de Diane Kurys nous ramène à une poussive illustration fort peu inspirée et parfois ridicule. » Le dernier mot est pour Le Monde : « En s’attachant à tout ce qui a forgé la légende Sagan, Diane Kurys signe une sorte de digest people en oubliant ce qui aurait pu (ou dû) constituer l’essentiel : rendre attachante (voire sympathique) une femme blessée par on ne sait quoi, courant après une vie qu’elle n’aimait pas, orchestrant ses scandales dans une étouffante solitude. »
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Sympathique ! La Sagan de Kurys n’est pas assez sympathique ! Ni Roland Barthes, ni Signes du temps, la belle revue des Dominicains, n’auraient manqué cette perle. Toute notre vie sociale tient dans ce mot absurde : l’idée qu’on s’y fait des humains, formée hors d’eux par des instances consciemment ou inconsciemment manipulatrices, massificatrices, réductrices, castratrices, doit se réfléchir sur eux et s’imposer à eux – ou à leur paresse – comme sagesse et comme vérité ; la propagande médiatique les aidera savamment à percevoir comme inappropriée, ou délirante, ou marginale, ou antipathique, ou hostile toute image véridique que les contradictions de la réalité ou les ratés du système auront autorisée à se faufiler jusqu’à eux.
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Être blessé par on ne sait quoi, courir après une vie qu’on n’aime pas, sentir se creuser des gouffres d’incomblable solitude, est-ce si extravagant, si incompréhensible ? N’est-ce pas l’ordinaire des trains de banlieue ? Pour évoquer ces sentiments-là, Diane Kurys aurait-elle dû déployer les trésors de pédagogie qu’exige le succès d’un référendum européen ? Je ne sais si je suis seul dans ce cas, mais je ne peux plus ouvrir un journal ni m’installer devant une télévision sans qu’une voix ne me souffle : « Ce n’est pas cela, ce n’est pas du tout cela. » Je vois bien que le monde des médias est fait, comme un autre, de faussaires et d’honnêtes gens. Le drame, c’est que le discours des honnêtes gens y sonne souvent encore plus faux que celui des faussaires ; c’est qu’en voulant tempérer le non-sens, les bonnes âmes le servent bien mieux que les voyous qui y pataugent. Nous approcherions-nous d’une limite ?
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Petite cause, grands effets. Cette Sagan qui ne se prend ni pour une pasionaria ni pour une philosophe, cette très discutable petite flamme de vérité, cette pensée qui hoquette crânement, ces mots fragiles, ce bafouillage touchant : voyez comme il en faut peu pour qu’ils se fâchent tous, pour qu’ils se retrouvent tous, ou presque, à la lisière de leur néant consensuel, protégeant de leur corps leur univers de papier ! Qu’elles seraient faciles à enfoncer, mes amis, ces défenses ! Et pour vous, mes amies, comme ça vaudrait le coup, cette fois, d’être en première ligne ! Voyez comme elle fonctionne bien cette élusion dont Berque regrettait si fort que le nom ne figurât pas encore au dictionnaire ! Faites-la accoucher, vite, les temps sont arrivés, et, par là même, accouchez-vous aussi !
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Ah ! Si Diane Kurys nous avait proposé une réflexion sur l’écrivain, sur l’angoisse d’écrire, sur les femmes et la littérature, sur les relations entre le sexe et l’écriture, et autres contrées, comme on disait à Montrouge, découvertes à marée basse ! Avec ça, tranquillité assurée. Ahuris de tant de science, anéantis par la considération de ce qu’ils ignorent encore, les citoyens se défoulent en consommant davantage. Et de Sagan, objectif atteint, ils ne voient rien. Assurément, Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs, il eût été judicieux d’aborder ce thème en articulant les différentes thématiques de la sensibilité contemporaine à l’œuvre de Françoise Sagan qu’un colloque (national : une étoile ; européen : deux étoiles ; pays émergents inclus : trois étoiles) eût permis de collecter ! Mon œil ! Il se trouve que j’en ai rencontré pas mal, des écrivains, et des plus considérables : aucun, jamais, ne m’a parlé des affres de l’écriture. Sans doute ne voulaient-ils pas ôter le pain de la bouche des profs et des journalistes ; à moins, hypothèse également plausible, qu’ils ne m’aient trouvé trop con. Ils me parlaient du monde, de la vie, de leur vie, quelquefois de leurs amours, de leurs admirations toujours ; mais tout cela, jamais sous l’angle de la littérature. Sagan serait d’abord une toxico de la littérature ? Cette phrase est dépourvue de sens. Ou je suis une girafe de Mongolie, un presse-purée néo-calédonien. Personne n’a jamais été d’abord toxico de la littérature, pas plus que d’autre chose : la toxico est un dégât collatéral, une affection opportuniste. Jamais le mal de base. Sauf à Saint-Germain-des-Prés, à cause de l’air. Dire qu’un écrivain est d’abord un toxico de la littérature, c’est dire qu’un gamin est d’abord un toxico du joint ou de la clope : idée stupide, même avec la charlotte aux poires, rétrécissement de l’esprit, maniérisme social qui recèle, sous son ignorance, un mépris dégoûtant de la vie. Une grande part du malheur du monde tient dans ces craques-là, dans la volonté snobinarde de défaite qui s’y reflète, dans leur façon d’aplatir – de screeniser – le malheur et le désir. Au contraire des médiocres à qui s’étaler à la surface de l’écran suffisait, les grands films, au Palais des Fêtes, semblaient venir de derrière l’immense toile blanche, de plus loin, de plus avant, d’un arrière, d’un passé qui, telle la loco de Gabin, fonçait sur notre âme et lui apprenait ce qu’elle aimait.
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Peu importe si la Sagan de Kurys ressemble trait pour trait à la femme dont on nous a tant parlé : c’est le souffle d’une vivante qui anime l’étonnant personnage que joue – qu’habite plutôt – Sylvie Testud. L’esthétique de Diane Kurys prend d’emblée les choses comme Dante, par le centre de l’être, par le milieu du chemin de l’âme. (Ça, les consommateurs de culture ne comprennent pas, et c’est très bien ainsi : qu’ils aillent faire du vélib’ devant le Tour de France.) Elle entre, comme on disait autrefois, in medias res, en pleine moelle de l’affaire, tout de suite, illico, en plein cœur du match, du bon combat. Du match, oui, c’est ça. Si on perd, on descend en deuxième division, on quitte la division Vie pour aller végéter en division Société. Ou la division Existence pour aller glouglouter dans quelque division Valeur, Communication, Croissance, Révolution, que sais-je ?
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Son cœur ne voulait pas perdre. Jetée par hasard dans une mêlée de célébrité, d’argent, de vanité à laquelle elle sentait qu’il fallait surtout ne rien vouloir comprendre, elle a laissé le Grand Jeu la détruire et la fabriquer. Évidemment, ça lui a coûté beaucoup plus que ce que lui aurait demandé la société bourgeoise pour prix de sa tranquillité. Mais, quand on aime, est-ce que l’on compte ? Quand on aime, on n’est jamais tranquille. Jean Anouilh l’avait bien vu : c’est avec la tragédie qu’on est tranquille, avec le Fatum ; on prend des poses, on pleure, on crie que c’est injuste, on montre le poing aux dieux, au décor, aux caméras, on se laboure les bras de ses ongles en évitant quand même de faire saigner ses boutons ; puis, un jour, on décide qu’on n’y peut plus rien, et au lit pour toujours. Avec l’amour, pas question : c’est bien plus emmerdant que la tragédie, l’amour. Et aussi commode à attraper qu’un hérisson. Pas de théâtre possible. Vous êtes toujours devant lui, bras ballants, sans savoir quoi dire. En parler ? Une blague. Ne pas en parler ? Une blague. L’amour, c’est le bordel dans les rubriques. Comme les gens du RER, comme Augustin, Sagan « aimait aimer, ne sachant ce qu’elle aimerait ».
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De son vivant, son personnage ne gênait personne. Un gramme de délire est excellent pour les consommateurs avachis : il les épate, les réveille, leur fait délicieusement sentir qu’ils sont nuls, leur laisse penser que leurs rêves le sont moins, on les reprend plus facilement en main. À petite dose, ça n’abîme pas l’audimat. Une fille de vingt ans devenue le symbole de la réussite, et qui passe son temps à conchier cordialement les principes du monde qui l’a faite, quel appel d’air pour les besogneux ! Elle avait de l’argent et n’aimait pas l’argent : une Française, une vraie ! De quoi, tout à la fois, faire envie aux pauvres et les consoler de l’être. Du vivant de Sagan, ça passait bien : petit génie et noceuse, c’était un profil admissible. Le malheur des médiatiques, et le bonheur des quelques autres, c’est qu’il est devenu clair, grâce au film, que ce refus obstiné, loin d’être réductible au tempérament fantasque de la romancière, à son immaturité supposée, à sa prétendue légèreté, venait en réalité du plus aigu, du plus lucide, du plus impitoyablement généreux de son intelligente âme d’enfant. Que ce refus était sa vérité vraie. Alors les choses se sont compliquées. La jeune femme tumultueuse est devenue une gêneuse dont la révolte devait être maquillée en quelque objet d’étude ou autre rigolade. Car la Sagan de Kurys, l’essence saganesque, est finalement un long témoignage, désolé et accablant, sur la nullité des intérêts bourgeois, je veux dire naturellement, au-delà de Neuilly, des intérêts de toute la société occidentale, et bien davantage. De ces intérêts, l’argent n’est que le signe le plus sanglant ; ce que refuse d’abord cette Sagan-là, c’est l’idée qu’on puisse coller à soi-même, et qu’on ne puisse donc se justifier que par un rôle, si noblement humaniste qu’il se veuille. Pour elle, comme pour tous les vrais écrivains, la littérature était dans le sillage de sa vie, pas le contraire. Ses amours non plus n’étaient pas des étendards. Elles faisaient ce qu’elles pouvaient, ses amours, elles ne se prenaient pas pour l’Amour ; elles n’avaient besoin ni du ciel en carton des sentiments sublimes, ni de l’enfer de poche des libérations foireuses. Cette amoureuse savait qu’elle ne pouvait être à personne, et surtout pas à elle-même : là était son élan, là sa détresse, là sa vérité, là notre vérité à tous. Je ne sais rien de plus humblement juste que le cri que pousse l’héroïne de Diane Kurys quand elle apprend que sa compagne vient de mourir : « Qui va dormir avec moi ce soir ? » Sympathique, il paraît que Diane Kurys ne la fait pas assez sympathique
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Elle a eu, l’actrice l’a merveilleusement compris, l’immense courage d’aligner sa simplicité sur celle de Sagan. J’ai vu qu’un délicat dont j’ai perdu la trace reprochait au film sa linéarité : un bon client pour Desplechin. Commencer par la jeunesse et finir par la mort, il faut être un Créateur bien peu inspiré pour prendre les choses dans un ordre aussi ringard! Mais la Providence des lectures veille. J’étais à redécouvrir, une fois de plus, un livre prophétique de Stanislas Fumet, Le néant contesté (Fayard, 1972). On y lit, page 38 : « C’est son absolue sincérité avec elle-même, c’est son authenticité, qui branche une âme humaine sur le courant de l’universelle énergie créatrice. (…) L’authenticité, pour l’âme vivante, exclut tels arrangements psychologiques qui consistent à camoufler les attraits et les obstacles, elle pousse le sujet en ligne droite vers ce qu’il aime, de toute l’exigence de sa volonté dépouillée. » Kurys a bien vu Sagan. D’une âme aimante, d’un regard aimanté. Avec un soin infini, un respect amoureux, elle a contemplé sa ligne de vie, sa ligne droite, comme un doigt suit les traits d’un visage.
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« N’a jamais rien prouvé le sang des martyrs ». Ce mot des Nourritures terrestres rencontré à quinze ans ne m’a pas fait bouger d’un iota dans une foi chrétienne sur laquelle, à l’époque, je me posais moins de questions qu’aujourd’hui, mais a commencé à me nettoyer d’un dolorisme dont le Vatican n’a plus, à ce que je vois, l’exclusivité : désacralisé et socialisé, il est devenu le moteur principal de la communication. Certes, le sang des martyrs est rouge. Certes, le sort des otages est effroyable. On ne peut faire le silence, bien sûr, mais il faut parler de cela autrement. Il s’agit moins d’émietter sur l’opinion une émotion convenue que de faire peser sur les bourreaux une condamnation morale de plomb, impitoyablement pensée et articulée. Une intervention de temps à autre pourrait y suffire si elle était vraiment grave, solennelle, sobre, impitoyable : mais pourrait-elle, dans ce cas, ne concerner qu’une victime ? Et puis, devant les malheurs profonds comme devant les grands bonheurs, les poètes reculent et les penseurs bredouillent ; ces altitudes inverses supportent mal les bavardages. Je ne puis me mettre à la place d’Ingrid Betancourt, mais je l’aurais souhaitée plus silencieuse. « Je trouverais très laid de devoir tant aux médias et de leur fermer aujourd’hui la porte », confie-t-elle à La Croix. Cette délicatesse ne me convainc pas. Je ne sais pas ce qu’en pense la Vierge de Lourdes, mais je trouve cette phrase bien peu chrétienne. Il y a des dettes qui ne se remboursent pas, des services qui ne se paient pas de retour, des dons sans contre-dons, de l’amour en suspens, de la grâce en trop.
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« L’espèce humaine vit sous une sorte de régime d’empoisonnement interne – si je puis dire – et je pense au présent et au monde dans lequel je suis en train de finir mon existence. Ce n’est pas un monde que j’aime. » Empoisonnement interne : ce mot de Claude Lévi-Strauss, prononcé à 96 ans, a fait sursauter le trouble, troublé, troublant trublion qu’est Philippe Sollers. « Et ce n’est pas un métaphysicien ! » s’est-il écrié tout de suite. Bien vu. Empoisonnement est un mot de médecin, de praticien, de formateur : il décrit de l’incontestable. L’empoisonnement interne, le prochain titre de Sollers ? S’y souviendra-t-il de son dialogue avec Maurice Clavel ?
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Stanislas Fumet, en 1972 : « Il n’est de remède pour l’avenir que dans une action téméraire qui ne consistera pas à se défendre sur place, mais à changer de place. » Dans le dernier Marché, je citais Jacques Ellul, en 1948 : « La seule attaque efficace contre les structures, c’est d’arriver à leur échapper. » Soit. Mais comment faire ?
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Dans un beau chapitre du Néant contesté, Fumet rapporte une conversation avec un moine spécialiste de Heidegger qui lui a fait hommage de quelques citations tirées d’une traduction de son cru des Chemins qui ne mènent nulle part. J’ai isolé celle-ci : « La véritable affirmation d’un être par lui-même ne saurait être en aucun cas le raidissement dans un état accidentel, mais bien l’abandon, la reddition au secret jaillissement de sa propre origine, aux sources de l’être. »
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Enfant, je projetais mes rêves dans un monde qui me semblait infiniment vaste, et qui l’était. Sa largeur rendait tolérable la médiocrité du présent ; mieux, se projetant sur ce moment sans grâce, elle tirait de lui toutes sortes d’étincelles inattendues qui, sans le rendre vraiment beau, lui donnaient une allure de sens, en faisaient une base de départ secrète et forte. « La foi est la substance des choses que nous espérons » : le présent de ma banlieue était un tremplin pour l’espérance et une invitation à la foi. Il me suffisait de marcher dans les rues de Montrouge, surtout le matin ou en fin d’après-midi, pour être saisi d’une ivresse qui ne devait rien à aucune drogue. En moins de cent mètres, les criailleries familiales s’étaient éteintes. Cent mètres plus loin, j’avais oublié les façades grises, le HBM, le ciment. Encore cent mètres, et je flottais dans le bonheur. Alors je sentais « être mon être ». Tout devenait allusion à une immensité impénétrable et généreuse. Parfois, rarement, je retrouve ce sentiment. Mais je ne peux plus compter sur le monde pour m’y aider, c’est cela qui a changé. Sans doute personne n’est-il assez fou pour tout exiger du monde, ni même pour lui demander beaucoup. Mais on est en droit d’attendre de lui, de temps à autre, un signe encourageant, un reflet qui rassure. Il n’en est plus capable. D’accord avec Lévi-Strauss : « Ce n’est pas un monde que j’aime. »
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Le raidissement dont parle Heidegger, celui qu’il a déjà entièrement paralysé ne l’éprouve plus comme une évidence. Il ne sent plus, ce camé, les progrès de ce que Jean-Claude Michéa appelle, avec Hobbes, « la guerre de tous contre tous ». Il ne voit plus se rejouer, jour après jour, la scène effrayante de Miracle à Milan où l’affrontement des intérêts sordides change les visages en museaux. Il ne flaire plus l’odeur de la mort dans cette furieuse « volonté d’exister » qui fait des opprimés d’aujourd’hui les oppresseurs de demain. La menace est son atmosphère, son pays. Il ne la craint plus. L’ami du néant, par quoi serait-il vraiment menacé ? Tel le désert, il avance.
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L’enfance pervertie, celle qu’on prend à contresens, absurde refuge. Quand même on voudrait oublier le mélange de sottise précautionneuse, de férocité satisfaite, de sadisme méticuleux et de vicieuse vertu en quoi se résume l’essentiel d’une éducation ordinaire, quand même on retiendrait de ses jeunes années une vraie pépite de bonheur, un vrai germe de sens prêt à s’épanouir, cet instant-là ne serait encore signe de rien. Quand la mémoire ouvre son cercueil, ce cadavre se décompose. La source dont parle Heidegger est le contraire du passé ; elle appelle le recueillement, pas la nostalgie. Elle ne se confond ni avec le lieu mystérieux d’où elle a surgi, ni avec les terres, ingrates ou fertiles, qu’elle a traversées. Elle est antérieure à tout ce que nous pouvons dire de nous-même, à tout instant que nous entreprendrions de ressusciter. Elle ne nous impose nullement l’oubli, mais elle marque de son signe – de son point blanc – chaque mouvement de notre mémoire ; ce jour de bonheur ou de malheur que nous voulons retenir, elle nous dit qu’il est mort, mais qu’elle, la source, coule en nous comme au premier jour, aussi neuve, aussi vive. Que rien ne l’interprète, que tout s’interprète en elle.
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S’approcher de la source, se tenir près d’elle : quelle épreuve aujourd’hui ! Tout conspire à faire de l’abandon une attitude héroïque. Un déluge d’informations nous détourne de notre cœur. La folie de l’efficacité ne cesse d’exiger de la pensée qu’elle fournisse des résultats, lui fixe des objectifs, lui impose des moyens, lui interdit le vagabondage décapant et les détours rafraîchissants. Le bureau d’études devient le modèle de toute activité intellectuelle. L’intelligence des autres, s’ils ne sont pas membres de l’équipe, devient une concurrente, une adversaire, une ennemie. La maladie communicationnelle nous presse, nous oblige à cibler notre effort (sensible, c’est sans cible, disait Bernard Lubat), à donner une forme à ce qui ne peut pas encore en prendre, à nous soucier de la promotion de la moindre miette d’intuition. Mais peut-être nous accommoderions-nous encore de ces contraintes si elles ne bénéficiaient de puissantes complicités internes. Chacun devine, en effet, que les paroles et les actes ne peuvent être désormais de quelque utilité s’ils ne sont l’extension d’un combat intérieur secret, intrépide, harassant. Au-delà du bouillonnement des passions, de la radiographie des « faits », de l’expression des opinions, du heurt des « éthiques », au-delà des idées et des intentions, le monde où nous vivons requiert un engagement personnel d’une absolue authenticité. Si féconde qu’elle soit, cette exigence a quelque chose d’effrayant, même pour les plus intrépides. Le jour où la facticité universelle les oblige à se retourner vers eux-mêmes, ils s’inquiètent en effet de retrouver dans leur cœur quelque chose de ses manières, de son verbiage, de sa vanité. En se révélant, le monde nous révèle ; il nous montre qu’il est en parfaite connivence non seulement avec nos tentations d’évitement, de divertissement, d’élusion, mais aussi, et surtout, avec ce que nous tenons depuis toujours, en toute bonne foi, pour le plus précieux de notre héritage.
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J’étais frappé par la facilité et la souplesse avec lesquelles les cadres issus des « bons milieux », et singulièrement de la bourgeoisie catholique, entraient dans les perspectives du management, y compris les plus dures. Des jeunes femmes et des jeunes hommes élevés dans la religion de l’amour et de la pauvreté se prenaient de passion pour le charabia prétentieux et guerrier qu’on leur enseignait et en faisaient leur langage. Ils étaient certes loin d’être les seuls, mais la juvénilité, l’ardeur, la conviction avec lesquelles ils le défendaient me troublaient. La cause qu’on leur présentait mettait en avant des valeurs rassurantes, créait entre eux une complicité de combat qui leur faisait croire à leur force et, surtout, exigeait des efforts qui satisfaisaient leur fort sentiment de culpabilité. Le tout, naturellement, en harmonie parfaite avec leurs intérêts immédiats : le paradis.
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Raidissement et, comme dit Maurice Bellet, rage de la perfection. Le catholicisme bourgeois n’est qu’un exemple, un peu plus naïf qu’un autre, de cette aberration. Un peu partout, le désir du beau, du bien, du vrai cède sournoisement la place à l’exaltation de l’effort, puis au sentiment de puissance que procure l’adhésion à des organisations lourdes et prestigieuses, ou qui rêvent de le devenir. Comme jadis les bonnes œuvres, la solidarité, leur héritière naturelle, réveille d’aigres frustrations. La vertu performe, le vice aussi ; seul gagnant, l’esprit comptable. La culture accumule, exhibe, démontre. Les esprits s’agrippent comme des doigts avares à ce qu’ils ont compris, et se méfient du reste. La quête de la justice s’engonce de parti pris, tourne à l’exaltation du moi, de son point de vue, de sa spécificité, de son excellence.
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« Penser, dit superbement Fumet, c’est céder. » Pas à l’opinion d’autrui, certes, ni à celle des puissants, ni à celle du plus grand nombre, ni à celle des savants, ni à celle de l’Histoire, ni même à la sienne, encore moins à la mode. À quoi je choisis, au fond de moi, de me rendre, je suis seul à le savoir ; encore ne suis-je pas certain de pouvoir en rendre compte. Céder, déposer les armes : dans le domaine de l’esprit, c’est l’acte le plus libre qui soit, le plus secret, le moins récupérable, le seul qui ne frustre pas, le seul qui permette de combattre sans ressentiment, sans recherche de justification ni de gloriole, sans retard ni impatience, ce qui doit être combattu.
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Sans cette reddition intime dont j’ignore la nature, sans cette distance un peu farouche qui me rapproche des autres, je suis le jouet des accidents, je suis une boule de billard qui proclame sa liberté. Comme ces mondains stupides qui pensent « fabriquer des événements », je me bricole un sens de papier, je m’invente des instants sans écho, vaguement reliés par des chevilles d’opportunité où je feins de voir mes valeurs, ou encore par une continuité de nécessité mollasse que je baptise liberté. Flottant dans le non-sens, ou dans ce que Fumet appelle le contre-être, je me raidis dans une affirmation de moi-même d’autant plus virulente que je la sais plus fragile, plus factice, plus puérile. Comment je m’avise que mon affirmation en tant qu’être passe par « l’abandon, la reddition au secret jaillissement de ma propre origine, aux sources de l’être », quel chemin il me faut, pour cela, me frayer parmi les signes menteurs qui me harcèlent et que je désire, au prix de quelle patience et de quels errements j’espère pourtant y parvenir, il me faudrait être poète pour commencer à l’entrevoir. Quant à l’itinéraire d’un autre, le poète serait-il aussi voyant et prophète, aucune lucidité ne le lui rendrait lisible. Par contre, que le monde où je vis soit menacé par cette « conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure » qu’avait dénoncée Bernanos, si je ne hurle pas cette évidence, c’est que je fais partie de la conspiration.
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OSB. En ces temps de réduction des effectifs des fonctionnaires, ne pas envoyer les Renseignements Généraux sur une fausse piste. OSB ne signifie nullement « organisation de sabotage et de banditisme ». Quitte à décevoir les Pères Bénédictins, qui font suivre leur nom des trois initiales de l’Ordo Sancti Benedicti, ce sigle n’annonce pas non plus un recrutement massif pour leurs couvents. Parlons clair. Ça veut dire : On S’en Branle. OSB est né dans certaines universités, parmi des professeurs jeunes qui ne sont pourtant pas des débutants. Ce n’est pas un parti, pas un mouvement, pas un club. OSB ne dispose d’aucune structure, ne mène aucune action particulière, n’oblige à réciter aucun catéchisme. Le sigle est né par hasard, d’une boutade lancée un jour de dégoût majeur. Qu’on n’agite pas trop vite un doigt vengeur : ces gens-là sont tout sauf des indifférents, des cyniques, des égocentriques. Au sens le plus fort du mot, ce sont des chercheurs. Ils ont pesé avec gravité le monde où ils évoluent et où ils voient leurs étudiants s’enfoncer comme dans un marais. Résultat : à tout ce que pense ce monde, à tout ce qu’il dit, à tout ce qu’il propose, à tout ce qu’il exige, à tout ce qu’il manigance, à tout ce qu’il veut conserver, transformer, supprimer, ils savent, ils savent pour eux, ils savent pour la jeunesse, que la réponse est : OSB. Ce n’est pas un cri de guerre. Ce n’est pas une révélation mystique. Ce n’est pas un appel politique. Ce n’est pas un mouvement culturel. Une provocation ? Si l’on veut, mais une provocation à, une invitation à. À quoi ? Je ne sais pas. Chacun trouvera. À chercher, peut-être, à tout chercher ? « Ce que nous cherchons est tout. » Ma génération aurait reculé, au moins en public, devant une formulation aussi verte. N’importe. « Des cerveaux bien irrigués », disait Stanislas Fumet de la plupart des intellectuels de son temps. OSB, affirmation par la négative, a raison de rappeler, même vigoureusement, à la cérébralité nerveuse et empotée de l’époque que l’intelligence, elle aussi, a ses sources secrètes.
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J’attends naturellement qu’on s’insurge contre le nihilisme d’OSB. J’attends la pieuse expression de cette indignation et l’encourage à se manifester sans délai. Celles et ceux qui feignent aujourd’hui de ne pas comprendre que le vrai nihilisme est là, parmi nous, dans nos cœurs, dans nos esprits, dans nos corps, qu’il est quotidien, concret, convivial, citoyen, libéral, socialiste, patronal, syndical, conservateur, révolutionnaire, snob, populaire, banlieusard, centrevillard, public, privé, croyant, incroyant, chaste, bambochard, qu’il prolifère dans la marge et dans la page, qu’il habite la totale totalité de la société française, européenne, occidentale, sans parler de ses « avancées » et de ses « percées » ailleurs ; celles et ceux qui n’ont pas la droiture d’âme minimale pour sentir qu’OSB et tout ce qui lui ressemble, c’est un effort terrible, inspiré à parts égales par le dégoût et par l’amitié, pour tendre un miroir à tous les cadavres, dominants et dominés, dans la folle espérance qu’une seule cellule y soit encore vivante, qu’OSB, c’est le courage de croire que moins par moins, ça fait plus, que le nihilisme n’est mortel qu’autant qu’on n’ose pas le regarder en face et prononcer son nom, qu’on le chouchoute et le civilise, qu’on le dorlote et l’institutionnalise, qu’on le pelote et qu’on le décore, qu’on l’épargne et qu’on l’investit, qu’on le nuance et qu’on le commente, qu’on le raisonne et qu’on le moralise, celles-là, ceux-là, qu’ils se lèvent et qu’ils s’indignent ! Et si, regardant autour d’eux, ils constatent que personne ne se lève, qu’ils se demandent alors où a bien pu passer cet ennemi redoutable, et qui l’a désigné, et ce que signifie le silence lourd qui s’est soudain abattu sur la foule.
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Une soirée de solitude avec TF1 (On est toujours seul avec TF1, voilà un slogan porteur, non?) m’a reconduit – mais oui, mais oui ! – à Heidegger. La chaîne des regrets infinis y proposait une série sur le thème de la police scientifique. Si bien fait, tout ça, que je commençais à avoir honte de mes moqueries. Intéressant, rondement mené, du boulot de pros. De jeunes inspecteurs des deux sexes, plus nobélisables les uns que les autres, vous racontent facile trois générations rien qu’en flanquant un bouton de culotte dans leurs machines. Sympathiques avec ça, des gens comme le critique du Monde les aime ! Je vais vous dire : humains, des gens humains. Pas tout à fait comme vous et moi. Presque, mais en un peu mieux quand même, disons humains plus. La société idéale : technique, chaleureuse, fliquée soft. Le beau monde ! Les braves gens ! La bonne chaîne !
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Ils me plaisaient. Je guettais leurs mimiques, leurs petites provocs de séduction, leurs bouderies, leur façon de sourire chacun de son côté. Je ne les quittais pas des yeux. Puis, peu à peu, j’ai perdu le fil. Des micro-coupures, d’abord, puis des pannes de plus en plus longues, puis plus rien, juste une grande panne. J’avais remarqué leur langage un peu décalé, comme s’ils parlaient de très loin, comme si la distance avait raboté les voix. Le doublage, peut-être. Mais non. Leur manière d’être, tout simplement. Ils ne parlaient pas, ils émiettaient des mots. Ils ne sentaient pas, ils enregistraient et traduisaient des vibrations. Ils n’étaient pas ensemble, chacun était entouré par les autres. J’avais été séduit par un gang d’apparences, par une bande d’épiphénomènes. Ils étaient le redoublement docile et superfétatoire de quelque chose dont leur être – et donc leur langage, et donc leurs sentiments supposés – était prisonnier. Ils ne s’appartenaient pas. Même pas des liserons sur un massif qui, au moins, s’y installent et colonisent. De purs appendices, le dernier étage d’un pétard. Mais alors, le centre, où ? Aucun doute : le centre, c’est le job technique ; technique, donc forcément policier. Là est leur réalité, leur source, leur destin. Ils en sont les gentils restes, les signaux sexy, les marionnettes en live.
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Sur ma table, une autre des citations de Heidegger offertes à Stanislas Fumet m’attendait. Je l’avais lue trop vite : « La technique est, dans l’affirmation de la puissance et de la volonté de s’imposer de l’homme, l’organisation inconditionnelle de l’assurance absolue sur la base d’une aversion universelle et objective du Pur Rapport. »
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Je ne sais ce que Heidegger entend exactement par « Pur Rapport », notion qui m’effraie un peu. À cette précision près, ces trois lignes, écrites à une époque où la technique était encore loin d’avoir pris la place que nous lui connaissons, résument tout. L’« affirmation de puissance » des grands patrons, leur « volonté de s’imposer », je les ai vues. Comment la technique sert leur démesure, lui fournit un champ de manœuvres idéal, la rationalise et en démultiplie les effets, je l’ai vu. Quelle infranchissable muraille elle édifie entre eux et les gens ordinaires, je l’ai vu. Comment la froide exaltation où elle les conduit, et qu’alimentent toutes sortes de justifications faciles, les détourne peu à peu, sinon du Pur Rapport, au moins de relations sans préjugés ni préalables avec des semblables qu’ils ont de moins en moins besoin de rencontrer, je l’ai vu.
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La colère, souvent, quand je contemplais les dégâts : l’affolement angoissé des travailleurs, le vernis de mensonge qui recouvre tout, les cascades d’abstractions, la cruauté latente. Puis, quand je les considérais pour eux-mêmes, ces dirigeants, la perplexité l’emportait. Quelques-uns, généralement haut placés, ne résistaient même plus à leur délire rationnel : le shoot permanent. La plupart cherchaient maladroitement à sauver quelque chose d’eux-mêmes. Je voyais dans quelle nostalgie, dans quelle émotion sincère et naïve les jetaient des mots comme humain, relations humaines, et même ce facteur humain qui fait désormais surgir une tête aimable farcie de braves idées fausses. Face à cet humain mythique, les grands patrons redevenaient des adolescents devant l’amour ; ils le célébraient avec une piété de touristes chantant les louanges du grand soleil ou de la mer devant des paysans ou des pêcheurs circonspects. Pour ces touristes de l’humain, relations humaines prenait une connotation vacancière ; ils y trouvaient une odeur de sacré et un arrière-goût de dissipation. Ces mots-là leur rendaient le monde simple et merveilleux d’où ils avaient été chassés par quelque chose qui avait pris le pouvoir en eux, sur eux, ce quelque chose qui, pourtant, dans la plupart des circonstances, leur garantissait l’« assurance absolue » qui les faisait flotter au-dessus des préoccupations des autres.
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Il y a longtemps que l’inhumanité plus ou moins volontairement produite par notre société est montée, comme par capillarité, dans les zones de l’intelligence, de la culture, de la sensibilité que nous avons la sottise, ou la lâcheté, d’imaginer protégées. Paradoxe terrifiant : ceux qui souffrent le plus, ceux que blessent les arêtes les plus vives de la modernité, les pauvres, les petits, les provisoires, les sans grade, sans ceci, sans cela, sont les moins malades ; atténuer leurs souffrances, c’est aussi les rendre plus fous. Au super, je ne quitte pas des yeux la caissière, c’est comme si je devenais elle, j’en apprends plus que dans les livres. Il n’est pas un de ses mots, un de ses gestes, une seule expression de son visage qui ne témoigne de son indifférence, de sa lassitude, de sa répulsion. Le bonjour fatigué qu’on l’oblige à me lancer. « Vous avez la carte de fidélité ? » Je réponds par une plaisanterie pénible, espérant qu’elle y verra de la bonne volonté. Le torrent de bonheur qui l’envahit quand un client trouve, je ne dirai même pas une parole gentille, une parole tout simplement, un son qui ait l’air d’une parole. Je ne sais que penser. S’il tenait à moi que ça s’arrête ! Elle souffre, mais le jour où elle souffrira moins, le jour où elle sera surveillante, où elle montera surveillante… La voici, précisément, la surveillante, oui, déjà, je ne me trompe pas, je lis sur son visage un reflet de cette « assurance absolue »… Le jour où elle sera surveillante, la caissière, elle souffrira moins, c’est parfaitement vrai ; mais elle sera bien plus malade, c’est encore plus vrai !
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Carrefour et Leclerc, un jour, je le sais bien, changeront tout cela : plus de caissières, plus de protestations, un robot, j’aurai écrit pour rien. Mais je ne crois pas être le plus naïf. Libre de ce gros caillot de souffrance, la capillarité se fera plus aisée, plus fluide, le dégoût se mêlera plus finement à la soumission, l’horreur ira plus fort, plus vite, plus haut ! « La thèse bourgeoise, c’est que tout marche tout seul et par là même va de mieux en mieux. » Mais la thèse bourgeoise est fausse, même si elle est partout. Si la technique est bonne ou mauvaise, qu’on le demande aux gamins qui passent le bac. Nous voyons, en tout cas, qu’aux deux sens du mot elle précipite : elle accélère et, jour après jour, elle dépose au fond des consciences une charge de résignation plus lourde. Il m’arrive d’espérer que cette épreuve sera salutaire. Bienheureuse faute qui nous a valu un tel Rédempteur ! dit la tradition chrétienne à propos du péché originel. L’humanité se félicitera-t-elle un jour de l’épreuve que lui aura infligée le règne technique ? Y a-t-il un lien entre ces deux poussées d’orgueil ? Entre ces deux pesanteurs ? Tout cela m’est très obscur. Je crois cependant que ceux que Henri Hartung appelait les Princes du management sentent confusément que la situation se gâte. Leurs adversaires rituels le voient moins clairement qu’eux : le regard moral, sur le monde comme sur soi, manque généralement de largeur. Eux sont plus engagés, plus pervers, plus prométhéens, plus tragiques, j’oserai dire plus métaphysiques. Ils commencent à sentir que le temps de la dénégation, de l’élusion, du mensonge est derrière eux. C’est pour cela qu’ils vont tirer dans la foule, à tout hasard, leurs dernières cartouches de dénégation, d’élusion, de mensonge.
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Que tout marche tout seul… Claude Imbert ne dit pas autre chose quand il s’interroge sur l’imbroglio européen : « Alors, que faire, sinon, dans son dortoir, veiller au chevet de la Belle au bois dormant ? Continuer de modeler le corps de l’Europe : ses muscles économiques, ses armes, ses lois. En espérant qu’un jour ce qu’on appelle « l’âme » lui viendra de surcroît. » L’appel à l’âme, geste bourgeois classique. Il le faut d’autant plus solennel qu’on sait parfaitement que, dans ces conditions, elle ne viendra pas. Le lapin est assuré, il arrangera tout le monde. Au passage, rien n’interdit d’ailleurs de mettre les textes cul par-dessus tête. Si j’ai bonne mémoire, le surcroît, dans les Évangiles, ce n’est pas l’âme, c’est le reste. Les bourgeois ont toujours du mal à comprendre qu’elle n’est pas là pour jouer les utilités. S’il n’y a plus de solution, merci de ne pas la sonner : assumez, les gars !
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À cela près, Claude Imbert n’a pas tort : pas de solution pour l’Europe. C’est là la conséquence d’un problème d’accouchement. L’Europe politique est venue au monde par l’argent et la technique, sans parler de la peur : séquelles irréversibles. Europe marché ou Europe puissance, rien n’y changera rien. Aucune leçon n’a été tirée de cet accident d’obstétrique puisqu’il est en train de se renouveler avec une autre patiente, à qui l’on veut tout le bien du monde, l’Union méditerranéenne. La médecine concrétiste qu’on lui réserve l’enverra malheureusement rejoindre l’Europe aux urgences : dans dix ans, Claude Imbert appellera l’âme à son chevet.
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Je suggère qu’on demande avis, si l’on cherche un projet pour cette Union méditerranéenne, à ce chanteur et animateur algérien qui s’est exprimé sur France-Inter, le samedi 26 juillet, vers 19 heures, et dont j’ai mal compris le nom. Il a dit des choses simples, fortes, vraies. Par exemple, qu’il fallait parler de culturo-social, plutôt que de socio-culturel, et que cette inversion changeait tout. Parce que ce qui est premier, absolument premier, c’est la parole humaine, les liens et le sens qu’elle crée, la hiérarchie de vérité qu’elle impose aux préoccupations du moment, l’horizon qu’elle leur ouvre. Je veux bien que, disant cela, ce jeune homme n’ait pas découvert l’Amérique. Mais son intuition est droite, intelligente, profonde ; elle répond à l’attente des êtres et aux besoins de nos sociétés. S’il ne se trouvait personne, dans les officielles et internationales instances, pour le sentir, on pourrait toujours, en effet, s’occuper de curer la Méditerranée. Cela favoriserait une franche fraternisation entre technocrates de toutes les rives. Et puis, nettoyer les écuries de Sisyphe, il n’y a pas de mal à cela.
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Il ne s’agit pas d’émerger dans le néant, mais d’émerger du néant. Où ai-je vu cette idée ? Émerger dans le néant : négocier ma place dans le cirque, la durée de mon numéro, sa situation dans le programme, le montant de mon contrat ; chercher en quoi je peux intéresser, me déguiser en cas, travailler mon image, mon « relationnel » ; verser dans la même casserole mon meilleur, mon moins bon, mon mauvais : bien lier la sauce, ma sauce, ma sauce à moi ; en la liant, me lier à elle, la vendre, me vendre, être fait prisonnier, mourir en revendiquant. Et émerger du néant ? D’abord, sans doute, s’apercevoir qu’il existe. Pour le reste, je ne peux pas dire. Le cri de Paul Claudel dans Le Soulier de Satin, sans doute : « Délivrance aux âmes captives ! »

(29 juillet 2008)

Vacillements

LE MARCHÉ XXXVI

L’antidépresseur qui permet de se supporter serait un placebo ? Terrifiant. Les gens apprendraient, de but en blanc, qu’ils sont capables de ne pas dépendre ? Mais ils vont en perdre les nerfs ! Une association, vite !
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Quand le bientôt Directeur général délégué du Nouvel Observateur et ex-P.-D.G. de la Fnac énonce comme une évidence que « l’indépendance, c’est d’être viable économiquement », il scelle dans nos esprits le socle d’une dépendance bien plus redoutable encore, mais à laquelle tout ce qui compte dans ce cher vieux pays viendra rendre un hommage fervent ou résigné, sans se douter qu’il se prosterne devant une sottise. Si être indépendant, c’est dépendre de l’argent, autant supprimer le mot du dictionnaire. Sans doute, de nos jours, peu de projets peuvent-ils faire l’impasse sur les finances ; mais une chose est de s’en soucier, d’en relever le défi, une autre d’en faire la condition première de l’action, sa matrice. La viabilité économique, sorte de vertu selon les choses qui s’enseignera bientôt en première année de maternelle, n’est un préalable que pour les projets dont l’essence, quoi qu’ils feignent d’agiter d’éthéré, d’idéal ou d’humaniste, est économique. Pour les projets fondamentalement liés, à leur corps défendant, ou tolérant, ou désirant, à l’argent. Pour les projets habitués à le saluer machinalement, comme on salue sa vieille tante. On peut comprendre que M. le bientôt, etc. n’en ait pas été avisé : il existe pourtant des projets qui n’ont aucune vieille tante de ce genre à saluer. Et même si M. l’ex- etc. est et sera payé pour ne pas s’en douter, ces projets-là sont supérieurs aux autres du point de vue des finalités comme du point de vue des moyens. Les projets pauvres valent mieux que les projets riches ; les moyens pauvres valent mieux que les moyens riches. Les premiers, s’ils sont droits, ont une petite chance de barboter dans l’être ; les seconds, même s’ils le sont, ne feront, au mieux, qu’y mouiller leurs orteils. Les projets d’emblée soumis à la viabilité économique, même s’ils sont très honorables, restent, en dépit d’une illusion universellement partagée, des projets secondaires, nullement aptes à donner quelque sens que ce soit aux évolutions de l’humanité, seulement capables d’en renforcer la sujétion à des forces à tous égards inférieures à elle. Même si la philosophie était restée muette sur ce point, la simple observation quotidienne suffirait à nous persuader que le train des moyens riches dispose d’une sirène retentissante, mais ne va nulle part. Le train des moyens riches nous conduit de l’argent à l’argent, de l’argent comme moyen à l’argent comme fin : avant même d’être parti, il est arrivé. Sa destination, c’est lui-même. Il est à soi-même son propre butoir. C’est pourquoi, de ce train-là, si l’on veut voyager autrement que sur place, il est sage de sauter. Appelons cela le saut métaphysique, ou saut de la liberté. Il consiste en un changement de plan, en une manière différente de lire le monde et de l’habiter, en une modification du niveau d’être auquel on se place. Ce sport, sorte de chamboule-tout existentiel qui garantit de fortes émotions et des découvertes inattendues, se pratique pourtant dans l’immobilité et dans une clandestinité qui échappe à toutes les positions sociales identifiées. Les fans du saut existentiel sont bien plus nombreux que ceux du saut à l’élastique. Dans le RER, au super, nous ne cessons de croiser des gens qui, sans toujours oser se l’avouer, ont sauté ; aucune caméra ne les repérera jamais. Même parmi les autres, parmi les plus obstinés et les plus féroces des voyageurs de l’absurde, on ne trouverait personne que l’idée d’une telle rupture n’ait, une fois ou l’autre, taquiné. Quitte à démoraliser M. le futur et ex- etc., l’action politique consiste en ceci et, à parler strict, uniquement en ceci : faire savoir à ces gens qu’ils ne sont pas seuls. C’est là, comme on dit, tisser du lien social. À cela près que le fil qui le tisse, ce lien, est tout sauf social. Que le lien social ne lie que pour asservir, jamais pour réunir. Que le signe social n’est signe de rien du tout pour personne. Les vendeurs de ces 4×4 dont le nom résonne comme des cris de poulets salueront sans doute, en élargissant leur surface publicitaire, la place centrale qui sera réservée à cette perspective dans le Nouveau Nouvel, etc.
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Épanouissement. Pour Maurice Clavel, fantasme de tête de veau à l’étal du boucher. Je penche plutôt pour la plénitude du chou pommé. Souhaiter à cette rose de s’épanouir, n’est-ce pas s’accommoder secrètement de sa mort ? L’épanouissement, c’est trop ou trop peu. Trop pour la raison, qui n’y croit pas. Trop peu pour le désir, qui veut plus. La beauté de ce bouton de rose dépasse d’emblée l’image de la fleur qu’il deviendra peut-être. Son épanouissement, vérité difficile à admettre, n’est qu’un possible parmi d’autres. J’aime cette fleur, je n’attends d’elle que ce qu’elle est. Sa fragilité ne m’inquiète ni ne me déçoit. Sa faiblesse est la voie royale qui surplombe déjà et sa gloire et sa mort.
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Au foyer de Nanterre, on organise des soirées de poésie pour les clochards et les sans abri. Honneur à celles et à ceux qui en ont eu l’idée ! « Ça ouvre le cœur », dit l’un de ces malheureux. Oui. Mais j’écris cela dans une pièce douillette, près d’un feu de bois : un instant, j’en suis troublé. Alors, j’ai honte. Non pas de la pièce douillette, non pas du feu de bois. De cette pudeur avare.
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« Tout n’est qu’aventure sans objet, dit cet acteur américain, si le moi profond n’est pas engagé. » Ces banalités un peu solennelles ne me déplaisent pas. Mais à quoi puis-je donc reconnaître que mon moi profond est engagé ? Peut-être à ce mélange affolant de certitude et de doute qui, d’un même mouvement, me fait chercher refuge en moi-même et m’en expulse.
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Les femmes sont les égales des hommes. Il est donc nécessaire et urgent de le manifester en tous lieux, en toutes circonstances et en tous domaines. Sur l’égalité des salaires, je trouve les femmes trop patientes. L’affaire devrait être réglée, et l’aurait probablement été depuis longtemps si leurs théoriques alliés s’étaient montrés plus offensifs. Sur le fond de la question, je suis très marqué par les souvenirs de mon enfance populaire. Certains spectacles de la rue, certaines conversations familiales me font toujours frémir d’horreur. Les injustices commises à l’égard des femmes dégradent l’humanité tout entière : la solution n’est donc pas à chercher dans la complicité biologique des sexes. Celle des femmes n’est pas plus sympathique que celle des hommes. En flattant en elles cette tentation, on nourrit leur ressentiment sans servir leur cause. Une certaine manière de bercer les femmes de mélopées critiques ou sarcastiques n’a pour effet – ou pour but – que de leur fermer l’accès à leur singularité et d’organiser leur soumission sophistiquée à la décivilisation consommatrice. Aucune vraie libération, si lourde qu’ait été l’oppression, ne peut s’envelopper de rancœur.
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Cet ami met son zèle lucide et généreux à intervenir, par la parole et par la plume, dans les causes les plus variées. Neuf fois sur dix, j’approuve ses combats et partage ses analyses. Pourtant, je résiste. Contaminées par le climat ambiant, les interventions de ce genre me semblent de plus en plus frappées d’irréalité : il leur arrive même de servir efficacement ce qu’elles veulent condamner. Le temps est venu d’affronter le sentiment d’insaisissable que nous impose le jeu de la politique, de la culture, des médias. Nous devrions nous exercer humblement à le décrire, à en montrer les effets dans nos existences privées et dans la vie publique. Comme autrefois l’absurde de Camus, la nausée de Sartre, l’enthousiasme cosmique de Teilhard de Chardin, l’héroïsme tragique de Malraux, il faudrait faire sentir – hors de toute visée idéologique, théorique, et surtout apologétique – la facticité universelle de notre société. Cette recherche devrait être conduite avec une extrême simplicité, un immense désir d’authenticité. Quelques romans s’approchent de cet objectif, mais la forme romanesque, trop lourde d’intentions et d’histoire, n’est pas celle qui convient le mieux. Les temps vont trop vite. Si Baudrillard, Debord, Lejeune ont dit beaucoup, rien ne serait plus détestable que de durcir en dogme la pensée de ces initiateurs ; elle est un appel à l’invention, une invitation à la libération de la subjectivité, ou plutôt, pour reprendre le mot fécond de Pierre Emmanuel, de la transsubjectivité. Des griots, il nous faut des griots. Des trouvères de la liberté. Des troubadours de l’espérance. Qui aideraient chacun à s’affirmer dans ce qu’il éprouve, dans cet inexprimé presque inexprimable, commun et incommunicable, qui le fait se sentir vrai parmi les autres vrais. Ceux qui s’engagent dans cette aventure se délestent sans chichis de leurs opinions vaines, ils sautent du train de leurs préjugés. Sans doute voient-ils accourir d’un peu partout des cohortes de bons apôtres appointés, endoctrinés, catéchisés, moralisés, qui les supplient de se reprendre et leur prouvent, par raison démonstrative, qu’ils ne sentent pas ce qu’ils sentent, qu’ils ne le peuvent ni ne le doivent. Belle occasion de tout réapprendre à ces enrégimentés : que la vie n’est pas un théâtre, que la pensée n’est pas un discours, que les autres ne sont pas un jury, que nul ne va nulle part qui ne passe pas par soi-même. Ou, comme disait Duns Scot dont je viens d’entendre parler dans un déjeuner familial, « ad personalitatem requiritur ultima solitudo ». La personnalité requiert l’ultime solitude. Et non pas d’abord l’adhésion, l’intégration, la participation, la communication, etc. De l’utilité d’avoir un philosophe dans sa famille.
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Un Monde des Livres qui tapisse un placard depuis plus d’un an m’enseigne par la voie négative ce qu’un homme moderne convenable doit penser. Il s’agit d’un papier fort sévère de Roger-Pol Droit sur Heidegger que les pots de confiture n’ont heureusement pas trop endommagé. Je n’ai certes rien à ajouter à la controverse sur un philosophe que je ne jure pas avoir vraiment compris, mais dont quelques formules m’ont touché en plein cœur, ou plutôt à l’exacte intersection de la pensée et du cœur. Je passe sur plusieurs reproches philosophiques ou littéraires que Roger-Pol Droit fait à Heidegger pour m’en tenir aux chefs d’accusation majeurs. Heidegger, dit ce critique, « affirme que « la science ne pense pas », affiche continûment sa haine du cosmopolitisme et de la modernité, son mépris pour la rationalité, sa détestation de la technique, sa surestimation abusive du rôle des poètes. » Et, peut-être plus mondain que philosophe, ajoute immédiatement : « Ces aberrations bien connues n’intéressent pas grand monde entre Berkeley et Pékin. » Non ? De Berkeley à Pékin, on est à ce point idiot ? On tient les poètes pour de gentils rossignols ? On vénère la technique ? On se prosterne devant la rationalité ? On imagine une pensée de la science qui nicherait ailleurs que dans le doute du scientifique ? J’étais donc un heideggérien sans le savoir ?
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Je le constate sans plaisir parce que j’ai beaucoup aimé travailler dans le service public : ses idéaux se sont effondrés aussi vite que le Mur de Berlin. Dans les années 90, les syndicats EDF gonflaient encore les pectoraux : devrait-on leur passer sur le corps, ils ne lâcheraient rien de leur idéal ! Pas un agent, à l’époque, qui, en fronçant le sourcil devant la poussée managériale, ne célébrât avec émotion les temps héroïques de la nationalisation. Je sentais bien ce qu’il y avait d’un peu appliqué dans ces élans ; emporté par mon action, je ne m’y attardais pas trop. Tout cela était finalement mythique. Les convictions résistent mal aux avantages qu’elles procurent. Si les agents EDF avaient cru ce qu’ils disaient, ils se seraient révoltés. Sauf à décider pour eux, en sorte de se protéger soi-même, que leurs conditions matérielles le leur interdisaient : cette indulgence intéressée, plus possessive qu’il n’y paraît – d’allure surmoïque, dirait peut-être Jean-Claude Michéa – est à la racine de l’imposture sociale. Viabilité économique du désir et de l’esprit ! Ma Doué !
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À leur décharge, il est vrai que, pour ne pas se laisser engloutir, il faut y mettre du sien ! Sur France-Inter, on nous massacre deux matinées de suite avec l’embrouille suivante : pour comprendre ce que veut dire service public, il suffit de connaître le sens de service et celui de public. Que deviendraient les banquets de nos belles provinces si l’on raisonnait ainsi avec trou normand ? Prendre les mots au pied de la lettre, les vider de leur substance, nier l’humanité qui, tant bien que mal, bon gré mal gré, y a fait quelque temps son nid : des bribes, il ne reste plus que des bribes, des épluchures de sens. Mais à quoi jouent donc ces gens-là ? Et pourquoi ? Pourquoi ?
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Je n’étais pas un inconditionnel du service public, mais je l’aimais bien. Comparé aux pitreries managériales, il prenait un petit air héroïque. Mais fournir de l’électricité ou du gaz aux Français, même avec de bonnes intentions, ne crée pas d’assez fortes raisons de vivre. L’humain plonge ses racines plus profond, ou plus haut. Un historique sans fondamental, eût dit Berque. Quand les cyclones de la technique, de l’économie mondialisée et de la propagande qui, eux, venaient de loin, se sont associés et renforcés, la barque des bonnes intentions a chaviré.
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Une lettre de motivation ? Pourquoi ? Vous pouvez avoir à vérifier mes compétences. Mes raisons, elles, ne sont qu’à moi.
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J’avoue tout. Je ne conseillerais jamais à des jeunes d’entrer dans une entreprise même si, ce qui est pure fantaisie, on devait leur y promettre toutes les sécurités. Je le dis sans colère, comme une conviction acquise : l’entreprise n’est pas un bon terreau pour le végétal humain. Les médiocres s’y enferment dans leur médiocrité, les meilleurs y perdent leurs qualités ou sont contraints de les mettre en veilleuse. De la base au sommet, l’entreprise développe les petites habiletés et cisaille les grands élans. Elle entraîne irrésistiblement vers le bas. Il faut s’y montrer plus avisé qu’intelligent, plus calculateur qu’inspiré, plus malin que diplomate. Ou se taire, ronger son frein, se mitonner son ulcère. C’est le lieu des fausses rencontres, de l’expression truquée, des enthousiasmes mimétiques, de la soumission à la force des choses ou plutôt à ceux qui se sont soumis, pour en tirer avantage et gloriole, à la force des choses. On s’accoutume à l’entreprise comme à une drogue : moins par plaisir ou par goût que parce qu’on se croit incapable de la quitter. Il serait léger, voire injuste, de rendre les dirigeants entièrement responsables de cet état de choses. Ce serait d’ailleurs leur faire un trop grand honneur : dans leur immense majorité, ce sont des suiveurs qui se prennent pour des prophètes. Mieux vaut chercher les raisons de la faillite du côté du destin, ou de l’histoire des deux derniers siècles. L’entreprise est probablement la première institution au monde où le poids des choses, loin d’être contrebalancé, comme il le fut presque toujours, par des instances de l’humain, est devenu sa voie, sa vérité, sa vie.
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Les parlotes actuelles sur le stress sont misérables. Il est risible d’y participer quand on prétend défendre les intérêts des salariés. Stress est un mot d’évitement, rien d’autre. Inutile de faire semblant d’en chercher les tenants et les aboutissants, de se demander s’il est ou non une maladie professionnelle, de chercher quel massage, quelle gymnastique, quelle pitrerie en atténuera le mieux les effets. Le stress est la conséquence directe de l’idéologie managériale, elle-même conséquence directe de la mondialisation économique, elle-même conséquence directe de l’idéologie qui la porte. En dupant les salariés sur la nature de leurs maux, et donc sur les moyens d’y remédier, les syndicats jouent délibérément le jeu patronal. Il existe un seul et unique remède au stress. Il tient en trois lettres qui forment un mot, il est vrai, de moins en moins usité : Non. Libre aux syndicats de ne pas le prononcer pour ne pas nuire aux intérêts du progressisme économique auquel ils collaborent avec ferveur et discipline. Libre à eux de continuer à couper les dépressions en quatre. Libre à eux de se donner des airs de sauveurs en aménageant des salles de repos, ou de détente, ou de relaxation, ou de dénégation. Libre à eux d’opposer au méchant stress de droite le gentil stress de gauche, au stress patrons le stress copains. La réalité, c’est que cette nouvelle couche de fumisterie alourdira nécessairement la souffrance. Un fauteuil de relaxation n’a jamais empêché personne de broyer du noir. Au contraire. La détente qu’il procure favorise la lucidité. On s’y voit menacé par ses adversaires et roulé par ses amis. Pendant que les vertèbres se décoincent et que les muscles se détendent, la tête turbine comme jamais. On s’y sent encore plus seul qu’ailleurs : le dernier cri, en quelque sorte, du confort moderne.
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Deux livres récents sur François Mauriac. Aux questions que j’étais venu lui poser, dans les années 60, alors que je préparais un article sur lui, il avait répondu avec patience et gentillesse. Puis, je ne sais plus par quel détour, il en était venu à parler de la pureté ; alors sa voix brisée s’était animée. Il s’était tourné vers ma jeune collaboratrice venue prendre des notes : « La pureté, Mademoiselle, la pureté… » Il m’est arrivé d’en sourire. C’était pourtant un propos magnifique, d’une absolue simplicité, d’une franchise souveraine, d’une familiarité amicale et respectueuse. Une âme charnelle parlait à une autre âme charnelle. Les mots, la prononciation, tout était brûlant et aérien, infiniment libre et droit. Quand je songe à cet instant, une hache fend d’un seul coup la sottise du temps, et la mienne. D’un côté, retombe le moralisme cruel, ses divagations frustrées, les vilaines raisons qui les orchestrent, ses vérités mortes, sa haine jamais avouée du corps ; de l’autre, la libération à quatre sous, ce triste oiseau aux ailes coupées, ses démonstrations épaisses, ses rodomontades pitoyables. J’aurai eu à me défendre de l’un, puis de l’autre ; bien mal dans les deux cas.  Sur Mauriac, un bon vieux scoop d’une cinquantaine d’années pointe à nouveau le nez : les tentations homosexuelles de l’auteur de Genitrix. Bon courage à ceux qui écriront là-dessus. Il faudra tout dire, tout mettre ensemble, les petites histoires et les grands débats, ce qui est du corps et ce qui est de l’âme, et l’impossible jonction. Il faudra parler d’Asmodée, le jeune dieu qui soulève les toitures et révèle les secrets des familles. Il faudra montrer la passion de Mauriac pour ce Jésus qui, tout à la fois, foudroie, garantit et transfigure ses rêves d’enfant. Tâche presque impossible, pas seulement quand il s’agit de Mauriac. Sur les sujets qui touchent à l’être, le silence n’est pas toujours malsain, ni hypocrite. Il aurait évité, par exemple, de donner de Mauriac l’image trop attendue d’un homme qu’une passion inassouvie des jeunes gens faisait « souffrir comme un damné ». La réalité devait être plus complexe. J’entends encore Mauriac murmurer : « Je suis un homme très tenté. » Sa voix, à cet instant, était d’une telle justesse, si indemne d’exhibition et de componction, qu’elle renvoyait symétriquement au même néant les vieilles inhibitions et les transgressions tapageuses. Elle congédiait d’une seule vibration et les douaniers véreux de la vérité, pressés d’en réserver le chemin à leurs frustrations, et les publicitaires de la satisfaction, affairés à la garder disponible en rayon jusqu’à sa date de péremption.
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Au flanc d’un camion, ce message d’espoir : « Une autre idée de la pomme de terre. »
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Les médias sont des préservatifs. Ils barrent la route à certains virus et empêchent la vie de passer.
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CO2, le nouveau péché originel. Les grandes causes exigent humour et modestie. Il y a une bigoterie écologiste. Sauver les âmes, sauver la planète. Bonnes œuvres et tri sélectif.
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J’appréciais ses qualités. Maintenant à la retraite, il a exercé de hautes fonctions dans une entreprise nationale. Je reprends contact. Un immense mail m’arrive. Un seul sujet, ou à peu près : comment et pourquoi une coalition de jaloux et de méchants l’a empêché d’accéder à l’échelon supérieur. Merdre !
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Chacun a le devoir de comprendre comment fonctionne la lugubre mécanique sociale. Mais chacun a le droit de décider de s’y comporter comme elle ne fonctionne pas. Il faudra qu’on m’explique, si l’on accueille cette idée par des éclats de rire sous-tendus d’indignation contenue, à quel genre de liberté on croit.
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Tant pis si c’est une idée fixe, il faut que je revienne sur l’affaire. Aucune sympathie pour les guerres napoléoniennes : dois-je bouder les décrets signés à la lueur de l’incendie de Moscou ? Je ne suis pas un partisan de Nicolas Sarkozy : dois-je m’obliger à afficher du mépris pour le projet de suppression de la publicité sur les chaînes et radios publiques ? S’il peut le faire, qu’il le fasse. Cela pourrait rapporter de l’argent à un petit nombre de bouffe-tout qui en ont déjà trop ? Tant pis pour eux. Cela rapportera aussi, tant mieux pour nous tous, un peu de liberté à un grand nombre d’individus qui en manquent cruellement. Mais j’affabule. Que Nicolas Sarkozy soit l’initiateur de ce projet n’est pas la vraie raison de cette levée de boucliers. Ni même, bien qu’on puisse les entendre, les inquiétudes des gens des médias pour leur propre situation. La vraie raison, je crois l’avoir sentie dans les propos d’une journaliste. La télé que souhaite Sarkozy, disait-elle en substance, est nostalgique : c’est celle de son enfance. Jusque-là, je la suivais assez bien. Mais elle ajoutait que cette télé-là était « complètement dépassée dans le contexte concurrentiel actuel ». Elle touchait là au fond du problème. Et me donnait envie de m’asseoir en face d’elle, au fond d’un café, devant un empilement de soucoupes.
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Les élites, au-delà de leurs très accessoires différences d’opinions, sont associées au monde moderne, à ses projets, à son langage, à ses intérêts. Ce n’est pas vrai des petits, des obscurs, des sans grade. Pour eux, ce monde est un bloc de fatalité qu’ils ne se mêlent pas d’analyser. Non que la lucidité leur manque, ni qu’ils n’en pensent rien : un cocktail de sagesse, de prudence, de résignation, de méfiance, de dégoût les convainc de l’inutilité de composer avec lui. Ils ne veulent pas le comprendre, ils ne veulent pas le savoir. Ils jouissent de ses avantages, souffrent des blessures qu’il leur inflige, haussent les épaules quand il leur devient insupportable. C’est comme ça. Ne pas parler trop vite d’indifférence, de lâcheté. Les petits avalent le monde moderne tout rond. Il leur reste sur l’estomac. Ils ne le discutent pas, mais ne le digèrent pas non plus. Ils ne l’assimilent pas, ne s’en nourrissent pas.
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Les élites, elles, dissèquent la modernité, la commentent, l’évaluent. Elle leur squatte constamment l’esprit, c’est leur modèle, leur patron. Elles s’en imprègnent, s’en imbibent. À force de parler d’elle, elles finissent par parler pour elle. À force de s’en faire les interprètes, elles finissent par s’en faire les avocats. Les obscurs sont dans un rapport de fatalité avec le monde moderne : les élites sont avec lui dans un rapport de nécessité. Toucher à la pub dans le service public devient une incongruité, un manque de savoir vivre, un attentat contre les mœurs établies. Quand cette journaliste parle d’une mesure « complètement dépassée dans le contexte concurrentiel actuel », elle révèle la profondeur de sa dépendance, la gravité de son addiction. La pub, pas nécessaire ? Elle qui existe si fort ? Qui est si puissante ? S’indigner du désordre du monde en s’inclinant respectueusement devant le poids des choses : c’est la stratégie des élites, leur névrose.
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Leur soumission fondamentale à la modernité s’orne de toutes sortes de protestations compensatoires, le plus souvent formelles ou morales. Loin d’être toujours illégitimes, elles procèdent pourtant d’une intention mensongère. Par le militantisme moral, par l’émulsion langagière qu’il provoque, les élites tâchent de faire oublier leurs capitulations majeures, et de masquer la honte secrète où elles les jettent. Mais la réalité est là. Vivre le monde moderne comme nécessité, c’est beaucoup moins honorable que de le vivre comme fatalité. Les élites ne peuvent échapper que par miracle à la rouerie, à la mauvaise foi, au distinguo douteux. Les sans grade ont choisi la meilleure part. On peut encore trouver chez eux, même si c’est à l’état de traces ou de résidu, un peu de stoïcisme. Les élites ne disposent plus d’aucune réserve de sens. Elles n’ont devant elles qu’une fuite éperdue, et inutile. Leur seule possibilité de salut, par quoi elles retrouvent leur dignité, c’est de redécouvrir en elles, sans un regard sur les gravats parmi lesquels elles évoluent, la vaillance de l’intelligence et la patience de la sensibilité. C’est-à-dire de manifester, dans la vie quotidienne, le courage de l’ambiguïté silencieuse. Puis, quand les circonstances l’exigent, l’héroïsme de la rupture implacable.
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Une fois par semaine, le samedi matin, ils entrent au cyber, s’assoient dos à dos devant les ordis. Il lui envoie un mail : « Je t’aime ». Elle l’ouvre et répond : « Moi aussi. » Ça leur coûte un euro chacun. Chevaleresque, il paye. Chevaleresque, elle le laisse payer. Ils s’en vont main dans la main. La modernité vient de crever.
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Je suis ainsi fait que j’ai le besoin impérieux de défendre quiconque est attaqué dans son existence propre. Plus : l’envie me vient de plaider pour l’aberration montrée du doigt, d’en souligner les aspects plaisants. Dans les reproches qu’on fait au bling-bling présidentiel, je ne vois guère que l’aigre vertu de gens qui ont l’avantage d’une familiarité plus ancienne avec l’argent et ont eu tout loisir de peaufiner la distinction de leurs relations avec lui. Cela dit, place aux choses sérieuses. Le retour de la France dans l’Otan, décision qui place notre pays de facto sous influence américaine, m’indigne, me blesse, me révolte. La politique se fait selon l’esprit : sinon, ouvrir boutique. Elle est distance intellectuelle et affirmation morale. L’une et l’autre interdisent d’aligner la France sur les intérêts les plus lourds et les plus discutables de l’Occident. L’une et l’autre interdisent de mépriser ce goût que l’Histoire a donné au peuple français de faire entendre sa voix sans morgue ni volonté de puissance, mais non plus sans crainte ni esprit de soumission. L’une et l’autre interdisent de priver le monde d’un recours qui, dans l’affaire irakienne comme dans tant d’autres, a déployé une puissance pacifique infiniment supérieure à celle des différents bavardoirs internationaux. On accable la jeunesse, et on la méprise, quand on borne son intelligence à des problématiques agonisantes, ses ambitions à des réussites faisandées. Je pressens avec angoisse les insolubles contradictions dans lesquelles une telle décision va jeter les jeunes, les travailleurs, les familles. J’entends déjà l’alibi grandiose qu’elle fournira à une volière de tyranneaux illettrés, à un bassin de requins bien peignés. Ni géopoliticien ni diplomate, je connais comme ma poche les dégâts que provoque un abandon de ce genre quand l’écho en parvient à la conscience des humbles. Proprement désolant. Accablant. D’une certaine manière, bien sûr, c’est la fin des illusions. Je ne crois pas un instant que ceux qui protestent aujourd’hui contre cette décision l’annuleront s’ils reviennent un jour au pouvoir. Je ne cherche pas davantage de recours à gauche contre cette démission que je n’en ai cherché à droite contre la politique mitterrandienne de « réconciliation avec l’entreprise » qui allait exactement dans le même sens. La fin des illusions, oui. Mais, comme l’annonça fièrement Maurice Schumann à l’instant où la France sembla avoir tout perdu : « Nous entrons maintenant dans le temps de l’espérance. »
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Trop facile de rêver ! Pourtant, je rêve. Stanislas Fumet, Edmond Michelet, les gaullistes de gauche, les chrétiens engagés, Pierre Emmanuel, les discussions avec Francis Jeanson au bar du Pont-Royal, les week-ends chez Jacques Berque, les colères de Gaston Miron contre les saboteurs de la langue, les débats entre chrétiens et communistes sur les choses premières, Aragon venant lire devant les ouvriers de Jeumont-Schneider, à ma demande, des poèmes dont ils ne comprenaient pas grand-chose, mais qu’ils sentaient beaux. Ah ! cette soirée ! Jusqu’à quatre heures du matin, relayé de temps en temps par une chanson de Catherine Sauvage, il ne leur avait pas épargné un seul vers du Voyage d’Italie, immense évocation de la vie de Marceline Desbordes-Valmore ! Et les bagarres, qu’elles étaient vivantes, les bagarres ! Quand Mauriac avait arrangé à sa façon le malheureux Joseph Laniel (un homme de droite, NDLR) ! M’est avis qu’il ne pensait ce jour-là ni aux garçons ni aux filles, plutôt à se tordre de rire !
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Je rêve, oui. Parfois c’est un peu triste, un tout petit peu. Mieux valait ne pas les mettre trop souvent ensemble, tous ceux-là. Pourtant, malgré tout ce qui les séparait, ils avaient comme une même odeur de vérité. Ils s’échappaient d’eux-mêmes. Ils faisaient place. Ils donnaient envie de jeter entre eux les ponts les plus audacieux. « Soit, m’avait dit un jour Jean Guitton, Aragon et moi, nous nous rencontrons sous votre crâne ! Mais seulement là !» Vrai. Sous son crâne, on faisait se rencontrer des gens, on fabriquait des collages de pensées ! Le beau jeu ! Le grand jeu ! Allons, bonhomme, rêve, rêve sans honte ! Mais n’oublie pas l’avertissement de Jacques Berque : « Rêver, c’est mourir peut-être, si cela veut dire lâcher pied devant les duretés de l’action et du combat. Au contraire, si cela veut dire émouvoir en soi les possibles, en appeler d’un présent inerte au rapatriement du passé et de l’avenir, c’est permettre l’action créatrice. Mais si l’alternance reste lâche? Alors, le positif et le négatif fondent dans ces limbes, envasent les contradictions, opposent à la violence des renouvellements la pente des accoutumances. »
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Un peuple, une société, un monde est en train de crever d’un cancer qui lui court de partout ; l’oreille tendue vers le poste, les gens se demandent s’il vaut mieux soigner le cor du pied gauche ou l’œil-de-perdrix du pied droit. Ils n’ont pas encore compris, ces braves dépanneurs universels, que les malades, c’est eux. Ils souffrent d’un manque de fer, ces poussins, il faut leur faire manger des lentilles ! Et, pour les mirettes, des myrtilles ! Diagnostic d’un praticien de l’école berquienne : carence de fondamental, carence gravissime, carence létale. Entre eux et les choses, entre eux et les autres, trop de préservatifs mentaux. La vie ne leur va plus au cœur et ils ne vont plus en son cœur. Ils sont désamorcés. On leur raconte qu’ils sont des acteurs ! Les pauvres ! Des pétards abandonnés qui se tortillent sur la prairie pour la distraction des vaches ! De temps en temps, ils se calment, et ne rêvent plus que de s’arranger. Mais les arrangements, c’est toujours direction nulle part.
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La flamme olympique vacille, on dirait. C’est honnête de sa part.