La bague et le riz

Si un client mécontent d’une limande qui ne lui semble pas de la première fraîcheur qualifie une poissonnière de députée, elle ne va probablement pas le traîner devant les tribunaux. À l’inverse, un député qui traite l’une de ses collègues de poissonnière encourt les foudres de l’Assemblée nationale. Dans les deux cas, l’intention est la même : non pas une injure, mais une sorte d’agression par assimilation, comme si le statut de députée ou celui de poissonnière était en soi déshonorant. La logique exigerait donc une égalité de traitement. Dans cette étrange république, il n’en est rien. Quoi qu’on raconte du vivre ensemble et de l’égalité, députée est en haut et poissonnière est en bas. Indiscutable : nos structures sociales comme nos structures langagières sont bourgeoises. À preuve la députée visée. Loin d’expliquer en souriant, forte de ses convictions républicaines, qu’elle ne voit dans cette interpellation qu’une inexactitude ou une maladresse, elle réclame elle-même, en bourgeoise, une sanction bourgeoise contre l’offenseur bourgeois.

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31 mai. Sur le site de l’Assemblée nationale, séance très attendue de la Commission des Affaires sociales. Au programme, l’abrogation du recul du départ à la retraite. Sur le fond, pas de miracle. Trente-huit voix d’un côté, trente-quatre de l’autre, le cause est entendue. Mais le spectacle est fascinant. De ces longues tablées de députés installés comme à un banquet et entre lesquelles on imagine des processions de serveurs en habit portant haut leurs plateaux de boissons, monte vers la tribune, où siègent la présidente et le rapporteur, une interminable série de courtes interventions. Un ou deux orateurs de chaque camp et l’on sait tout. Il suffit de regarder à quelle table est assis l’intervenant pour deviner ce qu’il va dire. La surprise ne peut venir que de son éventuelle éloquence, ou d’une allusion inattendue. J’ai beau faire, je n’arrive pas à m’habituer à ce formalisme, à ces députés qui jouent aux députés. Je songe au théâtre de marionnettes du jardin du Luxembourg. Guignol n’est ni absurde ni sot, mais lui aussi est prévisible. Avant qu’un personnage n’ait dit un mot, je savais s’il allait me faire rire ou m’attendrir. Mais la prévisibilité de Guignol est joyeuse, elle suggère, elle rassure. On est heureux de voir les marionnettes imiter la vie, elles la grandissent. Ici, le contraire : la vie joue aux marionnettes, c’est comme si la source était perdue. Si sérieux, si grave que soit le dossier, une question infiniment plus profonde est posée par le débat et, particulièrement, par ceux des intervenants que l’on sent le plus à l’aise, trop à l’aise. Comme si tout était contraint, limité, surveillé. Climat de frustration qu’un geste habituel aux députés rend évident, cette manière brutale d’envoyer promener le micro dans lequel ils viennent de parler, de le dégager d’un coup de main rageur. Simone Weil avait-elle raison ? Faudrait-il rendre ces députés à eux-mêmes en supprimant les partis politiques ? Faudrait-il qu’ils cessent d’être des haut ou bas parleurs qui débitent les éléments de langage de l’équipe dans laquelle ils jouent ou de la firme doctrinale pour laquelle ils travaillent ? Qu’ils restent ici ce qu’ils sont ailleurs, des individus dont les contradictions sont celles de tous, et les humeurs, et les désirs, et les peines ? Au fil des circonstances, des liens multiples, divers, changeants pourraient se tisser entre eux. L’Assemblée serait cette matière mobile travaillée par l’esprit qui renverrait les dogmatismes à leur puérilité. Ce serait beau. La parole viendrait de plus profond, de plus simple, de plus vrai. Mais serait-ce suffisant ? Ces solitaires ne seraient-il pas des proies rêvées pour toutes les formes de propagande qu’invente aujourd’hui une inépuisable sottise ? En tout cas, très peu de députés, semble-t-il, ne confient à personne les clefs de leur jugement. Cette assemblée est celle des partis et il ne suffit pas d’y être non-inscrit pour y être non-aligné. Il arrive pourtant que quelqu’un se fasse remarquer par la liberté de son propos. Alors, en silence, quelque opinion qu’il défende, tout le monde l’envie. Ici comme ailleurs, les problèmes les plus réels sont ceux que personne n’est capable de poser. De véritables élites, vraiment vivantes, plutôt que de perdre leur temps à courtiser d’imbéciles robots, s’imposeraient l’ingrate mission de les explorer, et d’abord en elles-mêmes.

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Mais je n’ai pas perdu mon temps. J’ai fait la connaissance de monsieur le député PLPJ, entendez presque le plus jeune. À sa table, trois femmes solidement insoumises. Tantôt sa tête plonge avec les leurs dans une concertation qu’on sent décisive, tantôt, à la manière d’un poulet effrayé, il la relève brusquement pour jeter un coup d’œil sur la présidente. Même mélange de prudence et de timide transgression que lorsque, gamins, nous préparions un mauvais coup. L’un de nous surveillait les alentours, cela s’appelait faire le pet. Monsieur le député PLPJ a le sens du comique. Il accélère le mouvement, tantôt comme noyé dans la féminité protectrice, tantôt faisant anxieusement émerger son visage juvénile. Quelques jours après, cette fois dans l’hémicycle, je l’ai entendu, renversé sur son banc à la manière d’un banquier qui refuse un crédit, brailler si fort pour couvrir la voix de la première ministre qu’une sanction lui a été infligée. Quel entrain, quelle énergie, quelle naïveté ! Ses opinions m’importent peu, il récite les siennes, d’autres les leurs, il y a longtemps que l’essentiel n’est plus là. Je me dis qu’il y a plus de distance que jamais, pour la plupart des gens de son âge, entre leur vie et le rôle qu’ils jouent dans une société déjantée. Ceux à qui, comme à lui, l’hypocrite fortune semble sourire n’échappent pas au sort commun : leur enthousiasme affiché sonne faux. Est-ce vraiment une chance pour ce jeune homme de s’identifier à ce point à sa fonction ? J’imagine les tirades qu’il m’assènerait si je lui disais que j’en doute. Il me parlerait d’engagement, de conscience civique, de défense des faibles, de justice sociale. Beaux mots. Belles intentions. Mais on ne fait rien d’utile ni de vrai en se court-circuitant soi-même. Le monde où nous vivons n’a que faire des bavardages et des tactiques. Il veut des aventuriers. Il veut des âmes et des cœurs. Il veut les très fragiles victoires qui poussent parfois sur les ruines. La liberté ne se revendique pas comme un complément de salaire. Elle ne se reprend pas comme un avantage. On l’a choisie ou on ne l’a pas choisie.

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Sandrine Rousseau, la dame qui veut reconstruire les hommes, c’est peu dire qu’elle n’est pas ma référence principale. Mais la voir dans la rue, toute menue, entre deux grands gaillards furieux qu’elle réussit à séparer, m’a plu. Parmi tous les bavardages en plastique que me sert la vie politique, il y a parfois, ici ou là, la surprise d’un instant de vérité ou, du moins, de fraîcheur. Dans quel jardin il pousse, je m’en fous. Aucun ne lui est interdit. Il est là et il change tout. Il dit que nous ne sommes pas nos opinions. Que nous ne sommes pas nos intérêts. Que nous ne sommes pas nos vices. Que nous ne sommes pas nos vertus. Que nous ne sommes pas nos projets. Que nous ne sommes pas nos identités. Il nous fait entrer dans le chaleureux bordel du vrai. Dans l’ordre non contraint, ce miracle.

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À considérer un département, que je connais bien, où le Rassemblement national obtient ses meilleurs résultats, je ne crois pas les pétainistes beaucoup plus nombreux parmi les électeurs de ce parti que les staliniens parmi ceux du Parti communiste. Je crois les uns et les autres encore plus rares que le champagne et le caviar dans les maisons de retraite. Penser le contraire est trop facile, c’est le signe d’un désarroi profond, d’une incapacité à affronter le présent. Les malheurs d’aujourd’hui ne sont pas les malheurs d’hier : ils ne les annulent pas et n’en sont pas annulés. Je comprends qu’un homme politique de la majorité soit mécontent de voir le parti de Marine Le Pen trinquer tantôt avec le gouvernement, tantôt avec l’opposition de gauche. Quand il reconnaît avec déplaisir qu’il n’est pourtant pas possible d’empêcher des députés de voter comme ils l’entendent, je me félicite qu’il ait gardé son bon sens. Mais quand il ajoute que c’est bien dommage, attention. Le champ démocratique, c’est le choix des électeurs, rien d’autre que le choix des électeurs. La même logique de pieuse exclusion que chacun assaisonne à la sauce de ses intérêts pourrait, un de ces jours, conduire un olibrius à déclarer : « Le champ démocratique, c’est moi. »

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Les Considérations sur la marche des idées et des événements dans les temps modernes d’Antoine Augustin Cournot laissent le dernier mot de leurs huit cent cinquante pages à quatre lignes de Chateaubriand : « Il faut se garder de prendre les idées révolutionnaires du temps pour les idées révolutionnaires des hommes ; l’essentiel est de distinguer la lente conspiration des âges, de la conspiration hâtive des intérêts et des systèmes. » Si les systèmes fonctionnent apparemment aujourd’hui en mode silencieux, c’est que les intérêts sont devenus eux-mêmes des systèmes. Dans ces conditions, il est encore plus urgent qu’au XIXe siècle de tenir compte de l’avertissement de Chateaubriand, d’autant que toute la stratégie de ces intérêts consiste à river la société à l’actualité que décrivent ou mettent en scène les médias, l’empêchant ainsi de prendre conscience d’elle-même et la condamnant au factice. Rien ne rend mieux compte de cette captation de la réalité que l’innocent en tout cas dont les journalistes de radio assortissent leurs salutations à ceux qu’ils viennent d’interroger sur de graves questions. Dans cet En tout cas, je vous remercie, j’entends En tout cas, l’émission est réussie et c’est l’essentiel. Or, ils auront beau faire et beau dire : l’émission n’est pas l’essentiel et ne le sera jamais. Tout est là, je crois. Pour ma part, je ne saurais pas donner l’adresse exacte de cet essentiel mais je saurais sans erreur possible dire où il n’habite pas : il ne loge dans aucune des demeures que nous lui assignons. Aucune, et c’est cela qui fonde notre liberté et rend nos amitiés possibles.

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Ces Français qui bénéficient d’une protection sociale qu’on leur envie, comment peuvent-ils encore protester et revendiquer ? Depuis des décennies, plus qu’elle ne m’indigne, cette antienne technocratique me déconcerte et me navre. Elle porte en elle l’inhumanité de l’époque. Et même – la machine n’est ni humaine ni animale – son inanimalité. Quand un chat sdf et fort astucieux, qui nous rend visite de temps à autre, miaule avec autorité et impatience devant notre porte, nous tirons du placard la boîte de pâtée préparée pour lui. Il la déguste proprement et méthodiquement puis, selon les cas, continue sa tournée ou roupille un moment sur un tapis. Nourri, il est paisible. Le jour où, l’estomac bien à l’aise, il émettrait des miaulements suspects, nous le penserions malade et agirions en conséquence. La stupidité technocratique traiterait-elle les humains moins bien que les animaux ? Expliquerions-nous au chat qui souffre que la quantité et la qualité de la nourriture qui lui a été offerte, en tous points parfaites l’une et l’autre, ne justifient nullement ses cris de douleur ? C’est vrai, le chat a été correctement nourri : et pourtant il souffre. C’est vrai, la protection sociale des Français est très loin d’être la plus mauvaise : et pourtant ils souffrent. Allons-nous, ou non, considérer que quelque chose nous échappe ? Allons-nous, hors de toute culpabilité et de toute révérence à l’époque, à ses principes, à ses valeurs, à ses pitreries conventionnelles, le chercher ensemble ? Allons-nous admettre que, depuis un certain temps, la petite école apprend peu et que la grande sabote l’essentiel ? Seule question sérieuse, seule question grave, seule question vraie : qu’est-ce qui nous empêche d’aller au fond des choses ? Qu’est-ce qui, au plus secret, nous paralyse en nous conformant ? Qu’est-ce qui, au plus profond, nous domestique ? Qu’est-ce qui nous attache à ce que toutes nos fibres refusent ? Qu’est-ce qui coince notre conscience ? Quelle oiseuse promesse d’évolution et de progrès ? Quelle solennelle et puérile rêvasserie de révolution ? Plus l’époque est confuse et prétentieuse, plus il nous faudrait simples, hardiment simples, généreusement simples.

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La bague et le riz, souvenir en deux temps. La bague est celle d’un charcutier de Montrouge, dans les années quarante, au coin de l’ancienne rue de Bagneux et de la rue Blanche. Je l’aimais bien, ce petit monsieur rondouillard tout de blanc vêtu. Il semblait aussi bon que ses pâtés, son visage était une terrine de bonheur. Mais, un jour, sur la main potelée qu’il tendait pour saisir un plat, j’ai vu la chose, l’objet, une sorte d’énorme crachat en or qui m’a fixé à moi-même. J’avais douze ans. Tout s’est inversé. Je n’avais pas lu Sartre et ce n’était pas vraiment la nausée. Autre chose. Une déclaration de guerre. La première scène d’une tragédie, l’exposition. Le Ring. L’anneau du charcutier m’a projeté sur l’estrade où montent les boxeurs. En voilà pour cinq actes ou quatre-vingt-dix ans. Une décennie après, piqûre de rappel. Pour en finir avec les études, j’avais répondu à l’offre d’une société de relations publiques somptueusement installée dans un hôtel particulier du boulevard Saint-Germain. Le patron se voulait aussi solennel que ses fauteuils. Il m‘avait reçu un instant avant de me confier à l’un de ses collaborateurs qui allait tester mes compétences. L’épreuve consistait à rédiger une notice de promotion pour le riz. Il me reste de cette matinée l’extrême gentillesse de ce grand employé craintif qui m‘apportait des documents et, sans en avoir l’air, me soufflait des idées. En partant, j’eus le temps de regretter de ne pas l’avoir croisé et remercié. Le patron m’avait reçu une nouvelle fois, m‘avait adressé quelques critiques sur un ton qui me disait déjà que je faisais l’affaire. Il ne voyait pas à quel point j’étais absent. Les deux heures passées avec son collaborateur m’avaient tout dit de cet univers. Pas pour moi, tout ça. Avec une sécheresse qui m‘étonnait moi-même, je me suis payé la tête de ce type comme je l’ai rarement fait et n’en ai jamais éprouvé le moindre repentir. L’instant n’était pas aux cadeaux : j’étais au front. Cet homme infiniment banal qui me traitait de haut, je voulais qu’il comprenne que la fin de non-recevoir que j’allais lui signifier ne tenait pas aux circonstances, pas plus qu’à mes intérêts ni à mes goûts. Sans doute voulais-je confusément que ma provocation lui fasse sentir la nature de mon refus et l’invite, lui aussi, dans l’univers qu’il m’ouvrait. J’y suis allé à fond. J’ai joué à merveille le petit jeune homme anxieusement respectueux. J’ai posé les questions maladroites qui lui permettaient d’étaler bêtement sa suffisance. J’ai laissé passer dans mes mots juste ce qu’il fallait de crainte pour qu’il me juge docile sans me croire pusillanime. Puis, soudain, comme si j’avais à lui faire une bouleversante confidence, j’ai pris un air grave. Il a senti, comme je le voulais, que quelque chose allait m‘empêcher de goûter au bonheur ineffable de devenir son subordonné. La curiosité l’a fragilisé. J’ai baissé la voix, j’ai baissé la tête. Je suis resté quelques instants en silence. Puis je me suis redressé, l’ai regardé froidement dans le blanc des yeux, ai marqué encore un temps. Enfin, d’une voix désolée, comme on s’incline devant le destin, j’ai simplement déclaré avant de me lever et de m‘évader, une fois pour toutes, de tous les bagnes de ce genre : je n’aime pas le riz.

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Quand j’ai appris que le ministre Christophe Béchu était notamment en charge de la cohésion des territoires, j’ai eu envie de rire. La cohésion des territoires ! Ça, pour cohérer, il cohère ! Que dit-il des jeunes manifestants ? Qu’ils sont des « émeutiers ». Qu’ils sont des « criminels ». Qu’ils sont des « crétins ». Nul doute. Une aussi fine compréhension va toucher ces jeunes en plein cœur et susciter en eux non seulement la plus humble repentance mais encore l’irrésistible envie de comprendre pourquoi ils sont si affreux et comment ils pourraient l’être un peu moins. Mais foin d’ironie, M. Béchu n’est pas stupide. Il fait le job, voilà tout. De même que les coureurs du Tour du France, quand un concurrent dangereux a crevé, se sentent pousser des ailes, la situation lui offre une merveilleuse occasion de faire avancer cet autre désordre, infiniment plus profond que celui des pétards, qu’on baptise pieusement cohésion. Pourtant, s’il rouvre un peu les livres de René Girard, il va se rappeler que l’unité d’une nation ne se fait pas contre une minorité, surtout quand cette minorité est faite de jeunes. Bien sûr, puisqu’il faut aujourd’hui, dès qu’on se montre critique, passer à confesse à l’envers pour expliquer qu’on n’a pas de mauvaises intentions, je confirme que je n’aurais pas apprécié du tout que mes enfants aillent piquer des baskets dans une boutique saccagée. Mais si, comme tout le monde, j’espère que les victimes de ces violences bénéficieront, à hauteur des dommages qu’elles ont subis et en considération de leurs souffrances, de toute l’aide à laquelle elles ont droit, il me semble qu’ajouter les vociférations officielles aux vociférations de la rue ne sert qu’à tirer un rideau de plus sur une réalité qu’on s’obstine à ne pas regarder en face. Traiter ces jeunes d’émeutiers, de criminels, de crétins, n’est qu’une démonstration d’impuissance. Ces mots, d’ailleurs, sont-ils les bons ? Émeutiers ? Comme les communards ? C’est leur prêter une conscience politique et un vocabulaire qui leur sont aussi familiers que la physique quantique ! Quelle accusation étrange, d’ailleurs, chez un républicain. Tous les émeutiers ont-ils eu forcément tort ? Même aux alentours de 1789 ? Même aux environs de 1848 ? L’insulte est souvent un aveu. Criminels ? Si certains le sont, la justice le dira mais, M. Béchu le sait mieux que moi, ceux-là seront une poignée au regard de cette masse gigantesque de paumés que les gens distingués feignent de considérer comme des sauvages alors qu’ils sont le plus pur et effrayant témoignage du pourrissement délibéré de notre vie collective auquel ont activement contribué, depuis quarante ans, tous les pouvoirs, tous les gouvernements, toutes les élites. Des crétins, ces jeunes ? Pas forcément plus crétins que ces autres jeunes qui se laissent bêtement dresser au culte des affaires et à l’égoïsme le plus cynique. Qu’il faille faire cesser ces violences ne se discute pas mais il faut n’avoir rien vu, rien entendu, rien compris, rien senti pour imaginer qu’on aura ainsi résolu le problème ou commencé à le résoudre. Oui, il faut mettre au pas ces dangereux exaltés, mais sans oublier un instant qu’on les a d’abord mis dans la mouise. Avec les relations truquées qu’elle installe, notre société étroite et bornée, ce poison qui ne change jamais que d’emballage et dont on ne cesse, depuis quelques décennies, d’améliorer les performances, a fabriqué leur désastre, les a abrutis, déchirés, écartés d’eux-mêmes, englués dans la vocifération. Elle ne leur a laissé ouverte que la fenêtre étroite de la haine. Oui, il faut que cesse un délire de violence qui leur fait encore plus de mal à eux-mêmes qu’il n’en fait aux autres, mais attention à ce qu’on raconte ! S’en prendre à leurs parents, cette idée de bourges leur donnera envie de les défendre – on n’y a pas pensé ? – et justifiera pleinement à leurs yeux un redoublement de rage. Ce qu’il faut faire, je ne le sais pas plus qu’un autre, mais ce qu’on doit comprendre quand on fait quelque chose, ça je le sais. On doit comprendre qu’on ne s’en tirera pas avec des mots, avec des phrases, avec des discours. On doit comprendre que ramener le calme, ce n’est pas tirer la couverture. On doit comprendre que notre société est arrivée au bout, que ces jeunes qu’on dit émeutiers, criminels, crétins, ne sont au fond que de terribles témoins, d’effrayants miroirs. À l’instant où l’on réprime leur brutalité, il faut sentir et comprendre qu’ils sont au moins aussi épouvantés qu’épouvantables. Quel rôle ils jouent, ils n’en ont aucune idée. À nous de saisir que, sans le savoir, ils nous invitent à être la première société qui se donne congé à elle-même. Qui lucidement, sans drame, raisonnablement, accepte de reconnaître qu’elle fait eau de toutes parts. Qui met en question tout ce qu’elle pense de la politique, de la technique, du progrès, de la morale, des valeurs. Je ne sais pas ce qu’il faut faire mais je sais qu’il faut le faire en acceptant en soi la plus radicale et la plus confiante contradiction. Une autre société naîtra le jour où chacun se rendra à l’évidence bouleversante qu’il n’est pas la société, que son voisin et sa voisine ne sont pas non plus la société, que les sources qui nous rafraîchissent et les pensées qui nous nourrissent n’ont rien à voir avec la société, que personne n’est la société et que c’est cela une vraie société : celle où personne ne se prend pour elle. Elle est là, la rencontre des autres. Ni dans le vivre ensemble ni dans le faire ensemble. Dans la conscience d’une solitude partagée. Une société, c’est quand on ne donne pas aux autres une fausse adresse, quand on ne leur donne pas rendez-vous là où l’on n’est pas. Une société, c’est quand tout le monde est solitaire, quand tout le monde se sent solitaire, se reconnaît solitaire, s’accepte solitaire. Alors, enfin, personne n’est plus seul, personne n’a plus besoin de faire semblant de ne pas l’être.

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À la caisse du super, on comprend mieux. Comme la chaleur contraint la caissière à fonctionner à l’économie, j’ai le temps de bavarder des événements avec un autre client. Tout de suite, il me parle de ses trois enfants. À le voir et à l’entendre, je me doute qu’ils n’iraient pas, eux non plus, piquer des baskets, et pas seulement parce que Papa prendrait ça très mal. Il me dit avec un peu d’embarras, et presque en s’excusant, que les images des violences les ont troublés mais qu’ils n’ont pas pu réprimer un sourire quand ils ont vu un type sortir d’un magasin encore fumant avec un sac un peu trop lourd. De toute évidence, ce sourire lui a fait problème. « Voyez-vous, Monsieur, me dit-il juste avant de présenter ses hommages et ses yaourts à la caissière, leur réaction m’a agacé et même déplu, mais je crois qu’elle veut dire quelque chose. Ce ne sont pas des jeunes de banlieue, comme on dit, mais il se sont un peu identifiés à eux. Ils devaient penser quelque chose comme : pour une fois que c’est notre tour ! Triste, n’est-ce pas ? » Il prend ses sacs et, avant de disparaître, se retourne. « Ce sont de bons enfants, vous savez… »

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Radio. Même journal d’informations. Un : gémissements sur le changement climatique. 43 à Rome, bientôt sans doute 82 partout et 305 au pôle Nord. Deux : magnifique projet, on va construire une usine dans l’espace. Pas la moindre trace d’étonnement dans la voix du journaliste. Si encore on se moquait de moi. Mais non.

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Dix minutes, l’autre jour, pour le directeur général d’une grande firme de lingerie dont le chiffre d’affaires annuel, du fait des violences récentes, sera amputé, cette année, de 0,15%. Pas besoin de machine à calculer : sur un salaire ou une retraite de 2000 euros, la perte équivalente serait de trois euros. FranceInfo accueillerait-elle les doléances d’une de ces victimes si, par hasard, elle souhaitait se manifester ? Curieux comme je suis, j’aimerais savoir comment est née l’idée de cette intervention. Est-ce la chaîne qui a sollicité l’industriel ? Est-ce lui qui a discrètement frappé à la porte ? Les bons soins d’un communicant ? Même si, dans les grands malheurs, les petites compensations ne sont pas follement sympathiques, j’ai suivi cet entretien avec un intérêt passionné, comme si la vérité de la communication, avec ou sans lingerie, se présentait à moi. Quels torrents d’humanité, Messeigneurs ! Quelle délicatesse ! Les chiffres précis des dommages, ce manager avoue avec quelque agacement que la société ne les connaît pas encore, tout occupée qu’elle est à « sécuriser les équipes ». Dix boutiques pourtant ont été attaquées. Sur 716, il est vrai. J’admire l’humanisme si ostensiblement généreux de ce responsable, son obstination à ne pas se plaindre. Qu’on ne s’y trompe pas : ce n’est pas d’abord à sa société qu’il pense. Elle n’est pas serrée, elle. Chacun le sait, elle est l’un des leaders mondiaux de la lingerie. Mais toutes les « enseignes fragiles », comment vont-elles s’en remettre, les pauvrettes ? Il est touchant de voir cet industriel nager dans les bras d’un fleuve d’amitié. Comment ne penserait-il pas aux vendeuses que les violences ont traumatisées, lui qui se soucie tant des choses essentielles, lui qui veut que son entreprise soit « un moteur d’intégration des jeunes de banlieue » ? Superbe performance. Chapeau. Excellent investissement. Une partie des 0,15% perdus sera sans doute récupérée. Parfait, non ?

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Voilà. Le mot de l’époque. Voilà hautain ou voilà souriant, la clef qui ferme tout. Qui colle à soi-même chaque aveu, chaque idée, chaque désir, chaque sentiment, chaque projet. Le tour de verrou qui bloque toute tentation de doute, toute échappée. L’interdiction du mystère, la congélation de la pensée. Voilà : interdit d’aller plus loin. Je suis malheureux, voilà. Je suis heureux, voilà. Le mot important n’est pas heureux, ni malheureux : c’est voilà. Je vous dis ce que j’ai à vous dire, voilà. N’en demandez pas plus, tout est là. Fiche de parole remplie et validée. Réduplication de soi. Non pas acceptation courageuse, stoïque résignation : signature du contrat d’identité. Petit voilà des individus, voilà patapouf de la société. Les statistiques, voilà. Les choses comme elles doivent être, voilà. Comme elles ne doivent pas être, voilà. Management : l’avenir comme il faut qu’il soit, voilà. Woke : le passé comme il faut qu’il soit, voilà. Les États-Unis, terrifiant voilà. Verrouillage par l’intérieur. Même et universel voilà dans les beaux quartiers et dans les autres qui fixe les uns à l’ignoble mécanique du succès (succès damné – succédané) et les autres à l’horreur de leurs hurlements. Voilà, mot magique. Permet de parler de tout sans jamais parler de rien. Du corps, de l’esprit, de l’âme. Compatible avec toutes espèces de gesticulations, d’ambitions, de délicatesses, de pirouettes, de sentiments, d’imaginations, d’amabilités, de risettes, d’idéalisations. Minuscule trace de néant captée et diffusée, voilà désamorce tout. Avec voilà, parlez sans parler. Voilà stoppe le vrai.

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Beaucoup de gens qui s’expriment sur le progrès semblent se considérer comme les héritiers d’une humanité en raccourci qui aurait été conçue au XIVe siècle et qui serait venue au monde quatre cents ans plus tard. La Renaissance, commencement absolu, et les Lumières, indépassable évidence, ne sont pas pour eux des repères importants mais des références fondamentales, quasiment exclusives, qui leur dictent, pour le meilleur et pour le pire, l’idée qu’ils se font de la civilisation et de l’Histoire. Ils feignent d’en être encore persuadés : le progrès technique va dérouler son jeu en tennisman sûr de lui et le progrès moral, en bon toutou, le suivra. Dans quel trouble les jette aujourd’hui cette absurdité que tout dément, on l’a vu récemment dans un débat animé par Frédéric Taddeï. Plus désemparé, tu meurs. Ils s’accrochent à l’idée de progrès comme des enfants à la peluche qu’on veut leur reprendre. Sans progrès, pas d’avenir. Sans progrès, nihilisme. Si l’on ne croit pas au progrès, on ne croit à rien et surtout pas à l’homme. Si pas de progrès technique, pas de progrès moral. Mais qu’est-ce que croire ? Dépassé Renan, le progrès n’est plus une croyance, mais une foi. En quoi ? Non pas en quelque transcendance, où qu’on la situe. Une foi en la vérité de la peluche, une foi en la vision du monde qu’on a trouvée dans son berceau. Ils l’avouent d’ailleurs avec une franchise déconcertante : le progrès est une invention, un récit, une fable sans vérité. C’est pourquoi le volontarisme le plus aveugle doit soutenir leur optimisme de pacotille, et tant pis si la raison n’est pas d’accord. Puérilité. Tristesse appliquée. Sainte frousse. Bigoterie. Ces gens ont été trompés et continuent à se tromper eux-mêmes. Je ne crois pas parler en ennemi de la technique. J’ai vécu avec elle, comme tout le monde. Enfant, j’admirais de la fenêtre le superbe cabriolet garé devant cette Villa Renault plantée en face du HBM qui était pour moi l’image indépassable d’un luxe inaccessible. Je me demandais comment pouvait bien s’ouvrir et se fermer le petit œil vert qui contrôlait le poste de TSF. J’écoutais mon père comparer les performances des appareils photo. Je constatais que le couteau dit économique avec lequel ma mère épluchait les légumes était plus commode que le couteau ordinaire. Nous allions au cinéma tous les dimanches. À 70 ans, j’ai commencé à me débrouiller de l’ordinateur et ne le regrette pas. Tout cela est ou a été dans mon potage, mais rien de tout cela n’est mon potage, ne l’a jamais été et ne le sera jamais. Piètre originalité, bien d’accord : il n’est pas une seule conscience pour sentir autrement. Rien de tout cela n’a jamais été le potage de personne. Mais aujourd’hui la vérité de chacun est dévorée par le mensonge de tous. Reconnaître cette monstruosité, ne pas se cacher qu’il y a de la lâcheté à ne pas la refuser, voilà qui pourrait rassembler les consciences et renvoyer beaucoup de nos ubuesques débats à leur insignifiance. Le progrès technique, que personne ne méprise, n’est le vestibule d’aucun paradis, dans quelque monde qu’on se le représente, et ne sera jamais l’avenir de l’homme. Il est risible d’en faire un drame. Dessoûler, c’est même plutôt… un progrès.

22 juillet 2023

Pétochards d’assaut ?

 

« C’est trop beau pour moi. » Grande vérité et grand mensonge.

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L’armée pratique-t-elle encore ainsi ? Il m’a toujours semblé profondément juste qu’un soldat qui, au front, s’est montré particulièrement courageux tout en désobéissant aux ordres, soit à la fois puni et honoré. Son héroïsme ne le dispense pas d’être discipliné. Son insubordination ne le fait pas moins héroïque. La société se protège en protégeant ses lois. For externe. Elle a raison. Mais elle sait que le champ de ses lois n’est qu’une partie du champ de l’humanité, qu’il y a dans chaque être une liberté qui lui permet de faire des œuvres bonnes dont elle n’a même pas l’idée. Elle salue cette liberté et ces œuvres. For interne. Elle a encore raison. Ne pas confondre. Distinguer pour unir. Dans une société de ce genre, république et démocratie ne sont pas des mots creux.

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Ce que la crainte de l’épidémie avait suggéré, la colère de la foule l’a défait : comme aux époques pré-macroniennes, la Coupe de France a été remise à l’équipe victorieuse dans la tribune du stade et non sur le terrain. L’événement n’est sans doute pas de première importance mais la vérité, comme ne le dit pas le proverbe, nous attend dans les détails. La complicité de la pandémie et de la révolte nous a laissé là un de ces signes du temps qu’on aimait autrefois interroger – ainsi s’appelait d’ailleurs une superbe revue – mais qu’il faut presque toujours aujourd’hui désenfouir du décourageant fatras qu’accumule, non sans efficience, proactivité et résilience, la vaillante armée des commentateurs. Ainsi, alors qu’autrefois le peuple montait vers le souverain, c’est maintenant le souverain, quand le virus l’y autorise, qui descend vers le peuple. Peu importe qui est ce souverain, ce qu’il croit, ce qu’il pense, ce qu’il dit, ce qu’il veut. Jadis, pour un instant, le peuple était invité là-haut. Désormais, plus de rencontre au sommet. Après les embrassades rituelles du bas, le souverain retrouve sa solitude, les mécaniques qui le conseillent et les conseillers qui le mécanisent. Là où il est, le peuple ne viendra plus jamais, même pas une seconde, même pas le temps d’un cri, d’un soupir, d’une injure. Jadis, dans sa tribune solennelle, le souverain paraissait lointain mais il ne trichait pas. Dans la nouvelle liturgie, accolades entre copains, il fait semblant. « Tout ce qui monte converge », disait Teilhard de Chardin. Et tout ce qui descend diverge.

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Bernanos n’injurie personne quand il parle des imbéciles. D’une manière ou d’une autre, nous sommes tous des imbéciles. Un imbécile n’est pas un stupide. Il existe des imbéciles extrêmement intelligents, et instruits, et cultivés. Un imbécile est un malheureux qui n’a pas de bâton, ou l’a perdu. Pas de bâton pour s’appuyer sur lui et, éventuellement, le briser sur le dos de l’agresseur. Pas de bâton dans la main, pas de bâton dans la tête. Pas de bâton à lui. Un imbécile n’a pas d’appuis, pas d’autres références que celles que lui souffle le vent. Non seulement il ne sait pas ce qu’il veut mais il ne sait pas qu’il veut, c’est pourquoi il veut tout : un imbécile ne tient à rien. L’imbécile ne fait pas le mal pour faire le mal mais parce que le mal est puissant. Il ne peut rien contre rien. Le monde où nous vivons est une extraordinaire fabrique d’imbéciles. Aucune relation n’est plus étroite que celle qu’ils nouent avec lui et resserrent jour après jour, le laissant désirer à leur place et souffrant des frustrations qu’il leur impose. Il importe au monde que les imbéciles aient peur du manque. Ainsi, sous couleur de le guérir, peut-il perpétuer en eux ce manque, l’infecter et, surtout, en masquer la nature véritable : telle est la fonction quasi sacramentelle de la publicité, de la communication et autres bavardages. Il faut des circonstances exceptionnelles, des sortes de miracles pas nécessairement agréables pour que se révèle, un instant, la nature du mal. Manquer de pain, manquer d’argent, manquer de reconnaissance, manquer de est une grande souffrance. Mais manquer n’est pas une souffrance, c’est le trait fondamental de l’expérience humaine, celui qui, tout à la fois, nous isole et nous réunit. Dans cette société qui halète, l’essentiel se joue dans le secret de nos consciences, à l’instant où nous comprenons que manquer n’est pas pour nous un accident. Nous sommes ce manque et, paradoxalement, il est pour nous le plus ferme des appuis, le plus solide des bâtons. Ce qui nous rend imbéciles, et donc malheureux, c’est de céder à la folle pression du monde, à sa séduction perverse, à son étouffante familiarité plus violente que la violence, à sa propension maladive à nous enclore et à nous obliger. Pourtant, faire allégeance au monde et le traiter en ennemi en se blindant dans quelque solitude sont deux manières de capituler devant sa suffisance. Le monde et nous, nous ne sommes pas à égalité. Le monde n’est pas la nature, le monde n’est pas la création, le monde n’est pas l’histoire. C’est la déchetterie des temps. Le pire d’entre nous, le plus stupide, méchant, vicieux, tordu, lui est un milliard de fois supérieur : le monde ne peut pas manquer, le monde ne peut pas aimer, le monde n’a rien à nous enseigner. Paix sur la terre aux hommes de bonne insuffisance !

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Familles. Pas le choix : starting-blocks ou gangs. Il arrive que les bonnes ne soient pas mauvaises. Les mauvaises ne sont généralement pas les pires.

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De la police, je pense ce que chacun pense au fond de soi : c’est un métier terrible devenu un métier terrifiant en restant un métier mal payé. Je pense – les statistiques des suicides le confirment – que la tension à laquelle sont soumis les policiers ne se retrouve, à ce degré, presque nulle part ailleurs. Je pense que ces fonctionnaires, dans leur immense majorité, font très bien leur travail. Je pense qu’il n’est jamais bon de perdre son sang-froid mais qu’il est plutôt plus compréhensible de l’égarer quelques instants quand on est affronté durant des heures à une foule qui vous insulte et vous bombarde de projectiles divers que lorsque, peinard à sa tribune, on soigne sa névrose en vociférant ses souvenirs scolaires. Je pense toutefois qu’il existe un gouffre entre perdre un instant son sang-froid et faire d’un métier de service public une occasion d’exercer son sadisme. Je pense que le travail des avocats consiste à tout défendre, même l’indéfendable, mais que les syndicats policiers, pas plus que les autres, ne sont des cabinets d’avocats. Je pense que, dans la police comme dans l’armée, comme dans l’entreprise, l’Université ou l’Académie française, il est important de savoir ce que l’on entend au juste par esprit de corps. Si c’est une adhésion aveugle aux pulsions irrationnelles et narcissiques que suscite l’appartenance à un groupe, c’est une très vilaine chose. Si, au contraire, esprit de corps désigne le climat de confiance et de solidarité que renouvellent entre eux des gens qui réfléchissent ensemble au sens de ce qu’ils font, il n’est pas de meilleure disposition. Je pense aussi que les policiers sont des gens plus exposés que les autres au regard des citoyens mais que les difficultés de la police ne sont en réalité pas différentes de celles qui affligent d’autres secteurs, publics ou privés. Je pense que les responsables de la police, de même que ceux des administrations ou ceux des entreprises, s’ils n’ont pas les moyens de changer la face d’une société chaque jour plus injuste, plus violente, plus stupidement intrusive, peuvent en limiter les nuisances et lui indiquer – modestement mais fortement – des perspectives moins inhumaines. Je pense que la formation est au cœur d’un tel projet. Je pense que la formation des policiers, comme celle de tous les travailleurs mais de manière encore plus urgente, consiste, pour l’essentiel, à installer dans le métier une logique d’expression dont les policiers eux-mêmes, et non la hiérarchie, et non quelque organisme commercial abruti par ses intérêts, définiront les thèmes. Sans doute voudront-ils parler des questions qui relèvent de leur métier. Mais sans doute aussi voudront-ils aller plus loin et s’entretenir du monde où ils vivent et de ce qu’il suscite en eux : plus que les autres encore, les policiers ont besoin de comprendre leur temps. Je pense qu’un tel projet qui, tout à la fois, raffermira la confiance et rendra évidente la condamnation unanime et radicale des méthodes indignes, aura en outre l’avantage de confirmer à la hiérarchie qu’il lui appartient non seulement de ne pas tricher avec l’expression des policiers, mais encore de la protéger contre toute tentative de manipulation, d’où qu’elle vienne. Je pense qu’il serait absurde et hypocrite de demander à des organismes ou à des personnes qui se réclament de l’idéologie managériale, c’est-à-dire de l’organisation de la compétition, du mensonge et de la soumission, de participer en quoi que ce soit à un tel projet : leur juste place est à Pôle Emploi, avec ferme prière de se recycler. Je terminerai par ce qu’on ne prendra pas pour une plaisanterie. J’ai été envoyé, quand j’avais onze ans, dans une colonie de vacances qui réunissait quatre cents enfants, tous des garçons, répartis en groupes d’âge. Les moins de dix ans étaient les Pages. Nous, les dix-douze ans, nous étions les Veilleurs. Les douze-quatorze ans étaient les Durs. On leur faisait chanter : « C’est nous les Durs, plus durs que le fer, que l’acier le plus pur. » Je me rappelle comme ces pauvres gamins bombaient le torse. Ce souvenir m’est revenu quand j’ai entendu parler de la Brav-M. Les policiers ne sont pas des enfants.

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Que les réalistes, s’ils y tiennent absolument, s’étouffent avec leur réalité. Ne pas être leur bol d’air.

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Côté européen, le commissaire Thierry Breton, la main sur le cœur, l’affirme : « Aucune pression de l’Europe sur les retraites. » Côté français, le ministre Bruno Le Maire, bravache, indiscipliné comme tout, hussard et anar en même temps, proclame comme un défi martial que la France va continuer ses « réformes structurantes ». Mais n’est-ce pas précisément cela que l’Europe souhaite, conseille, exige ? Mimer la liberté, quelle torture ! Petit garçon, quand on me demandait de ranger mes affaires et qu’après avoir fait semblant de ne pas entendre, il me fallait bien obéir, je me défendais comme le ministre et surenchérissais sur l’ordre. Trois fois je pliais mon pyjama, trois fois je refaisais ma pile d’illustrés, dix fois, fier et hautain, avant de fermer le placard, je caressais le dos de mes nounours. J’avais cinq ans.

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Certaines phrases stoppent immédiatement le rire qu’elles allaient déclencher. Celle-ci, par exemple, sur un site de management : « Associés à la réalité opérationnelle et pragmatique de notre public, nos experts sont le plus souvent challengés pour apporter à notre communauté de managers des outils pratico-pratiques, transposables et utilisables dès le jour même. » Le management des hommes avec des outils transposables et utilisables dès le jour même ! Sur certains murs, à l’est de l’Allemagne, on lit, me dit-on : « Orwell optimiste ».

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Demandez le nouveau monde ! Promotion sur le nouveau monde ! Demandez le nouveau monde, demandez ! Garanti trois mois, le nouveau monde ! Demandez !

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« Les Français n’impriment plus par rapport à Emmanuel Macron. » Telle est l’élégante, la décisive formule par laquelle, ce 27 avril, s’ouvre une intervention de politologie événementielle sur France Info. Alors ? Lamento sur l’inculture du temps, le martyre médiatique de la langue française ? Mais non. La suite va bien. Enfin, va normal. Rien de spécial. Aucune agression grammaticale. Le ronron attendu, espéré. Quelques pointes de piment doux sur un lit de considérations honorablement rasantes. Mais ce début a réveillé en moi des souvenirs de train, de train à l’arrêt, quand il était assemblage de voitures plutôt que chenille articulée. Le choc, le crissement de ferraille quand on rajoutait un wagon, les voyageurs jetés les uns sur les autres, les paquets qui tombent du porte-bagages, pardon Monsieur, excusez-moi Madame, peut-être des rencontres ont-elles ainsi commencé. Aujourd’hui les trains roulent fluide mais la parole est disloquée, rien ne s’accroche plus à rien sans violence, sans triche, sans mensonge. Les Français n’impriment plus par rapport au vieux monde moderne.

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Avant d’arriver, on part. Avant d’être un immigré, on est un émigré, et on le reste. Quand l’un de mes oncles, pourtant parfaitement intégré à la société française, écrivit ses mémoires, il leur donna pour titre : « Je n’étais qu’un jeune homme étranger. » Dans tous nos doctes débats sur l’immigration, dans ces torrents de haine terrifiée comme dans ces démonstrations de générosité rhétorique, je ne retrouve à peu près rien de ce que je sentais, à dix ans, quand cet oncle ou l’une de mes tantes venait dîner avec nous dans la cuisine du HBM de Montrouge. Tous parlaient de leur situation, bien sûr, de leur insertion plus ou moins difficile, mais ils revenaient aussi, et surtout, sur les circonstances qui avaient obligé mes grands-parents à quitter avec eux l’Italie. Évoquant leurs existences, ils faisaient de la politique, et de la grande. Tous n’étaient pas toujours parfaitement informés, il m’arrivait de flairer un peu d’approximation dans leurs explications mais je découvrais avec émerveillement qu’on peut, dans un être, dans sa voix, dans son expérience, dans sa maladresse, sentir se déployer le monde. Quatre-vingts ans après, je n’ai pas classé ce sentiment dans le dossier Nostalgie. Il cogne à ma porte, et durement. La famille s’étend peu à peu à l’humanité tout entière. Sa colère, son découragement disent qu’elle veut comprendre, qu’on la rend folle, qu’elle étouffe, qu’elle n’en peut plus de réciter des excréments de langage ici et de vivre l’enfer là. Cette raison qui devrait être le principe suprême de la laïcité, le fumier du diable l’a dégradée, l’a pervertie, l’a prostituée comme ne l’aura jamais fait et ne le fera jamais aucune religion. Pas une conscience qui n’ait à se poser aujourd’hui, avant la question truquée de l’immigration, la question véridique de l’émigration. Les émigrés ne sont pas des touristes. Savoir s’ils sont une chance ou une malchance pour les pays où ils arrivent est une question niaise et narcissique. Pourquoi ces gens sont obligés de quitter leur maison, leur pays, leur famille, pourquoi tant de drames et tant de menaces, voilà ce que chacun de nous a besoin de savoir sans qu’aucune responsabilité ne soit dissimulée, ni directe ni indirecte, ni celle des pays pauvres que l’on quitte, ni celle des pays riches où l’on arrive, ni celle des structures internationales, ni celle des multinationales, ni celle de cette propagande universelle qu’on appelle sans rigoler communication. Voilà ce que la jeunesse a besoin d’étudier dans le détail, voilà ce qui, mieux que les machines, mieux que les lamentables leçons de morale dont on l’abrutit à dessein, mieux qu’un prétendu sociétal qui relève de la loufoquerie, augmentera son humanité et éclairera ses choix. Voilà ce que les intellectuels dignes de ce nom doivent imposer aux médias qui les sollicitent jusqu’à ce que ces fabriques de pensée petite comprennent qu’elles n’auront pas d’autre choix, si elles les récusent, que d’inviter des insignifiants. Il m’est pénible, presque douloureux, de constater avec quelle révérence on s’incline aujourd’hui devant la liturgie nouvelle de l’interview et le moindre froncement de sourcils d’un journaliste. Cassez cette barraque, par pitié ! Et ne craignez pas de ne pas être réinvités, votre silence parlera pour vous. Un demi-siècle plus tard, ceux qui étaient devant leur téléviseur le 13 décembre 1971 voient toujours sous la présence d’Alain Duhamel l’absence de Maurice Clavel. « C’est le vaste qui commande » : jamais la formule de Jacques Berque n’aura sonné aussi fort, aussi juste. Le vaste hors de nous et le vaste en nous. Le vaste où nous nous perdons, le vaste où nous nous trouvons, le lieu d’immense silence où nous attendent les autres.

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Vie pro et vie perso : ainsi braient les ânes. Si, passant à pied, en voiture, en trottinette ou patinette, en bicycle, tricycle ou quadricycle, à dos de cheval ou de chameau, en fusée interstellaire ou en locomotive à vapeur, de votre domicile à votre lieu de travail, ou l’inverse, vous avez l’étrange impression de changer de personnalité, réjouissez-vous comme se réjouissent les bambins, sur le manège, quand ils attrapent la queue de Mickey. Un signal a retenti, d’alarme et d’amitié. Vous seul pouvez le déchiffrer. Vous voici démédiatisé. Pas de panique, la vraie bagarre commence.

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Après le drapeau rouge, quelque chose me dit que Lamartine se paierait le drapeau de l’Union européenne. Il n’a jamais fait que le tour des banques, traîné dans la poussière de la communication…

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Enfant, j’aimais bien mon père, j’aimais bien ma mère mais je n’aimais guère le trio étouffant que nous formions. Je ne me l’avouais qu’à moitié, me le reprochais secrètement et en souffrais un peu. Soudain un livre déjà ancien a fait écho à cette angoisse et m’a ouvert des horizons nouveaux et surprenants : Les Nourritures terrestres, d’André Gide. Je l’ai reçu à Noël, avec quelques autres ouvrages de la NRF et, parmi eux, L’Otage, de Paul Claudel : on voulait que je lise de bons auteurs dont, bien sûr, on ignorait tout. Quelques années après, j’ai découvert dans un autre livre de Gide, Si le grain ne meurt, des épisodes de sa vie sur lesquels il aurait aujourd’hui à s’expliquer. Sur le fond, ni magistrat rétroactif ni juré potentiel, je ne souhaite encombrer personne de mes commentaires. Je ne sais qu’une chose, mais celle-là je la sais bien. Si les poursuites intentées à l’auteur des Nourritures avaient porté tort à ses ouvrages en contrariant leur diffusion, ma vie en aurait été singulièrement alourdie et ce court-circuit n’aurait rien été d’autre qu’une profonde, une inutile, une stupide, une minable injustice. Tout cela est bien loin, j’ai eu tout loisir d’y repenser. Une société qui s’imagine qu’il y a des bons intrinsèques et des mauvais absolus, que leurs rôles sont fermes et définitifs et qui fonde sa conception de la justice sur cette énorme sottise, est une société qui a peur d’elle-même et qui a peur de la vie. Je ne pense pas être le seul à ne pas me croire entièrement mauvais mais à ne pas m’imaginer non plus entièrement bon. Et pas le seul non plus, par conséquent, à m’inscrire au rallye existentiel classique : contradiction, donc déséquilibre, donc choix, donc liberté, donc angoisse, donc peur. Juste là tout va bien mais, comme on disait autrefois, c’est là que les Athéniens s’atteignirent. Deux solutions : ou bien on se prend la peur en pleine face et on continue parce qu’on devine, sous elle, une nappe de tranquillité, ou bien on se protège d’elle en se bricolant des abris qui ne valent rien. C’est ainsi que notre savamment naïve société se bâtit deux parapets de carton qui, chacun à sa manière, ont pour fonction de la rassurer. D’un côté, ce qu’elle appelle les valeurs. Elle les célèbre, elle les glousse, elle les susurre, elle les roucoule. Elles sont très belles, les valeurs, mais elles sont très loin et, entre nous, il n’est pas absolument certain qu’elles existent. Le mieux est de les saluer, et basta. De l’autre côté, le mal. Lui, par contre, il existe, et comment, mais il est tellement dégoûtant que seuls quelques monstres l’auront vraiment fréquenté. Organisons donc la vraie société en deçà du bien et du mal et pataugeons gaiement dans une insignifiance bavarde et une rationalité meurtrière de sales gosses qui est la pire ennemie de la raison. Le respect, gendarme en chef des valeurs, les surveille étroitement et les écarte gentiment quand elles s’approchent un peu trop près. Le mal, lui, ce machin qui ne touche que les autres, on l’assigne à résidence, une fois pour toutes, dans certains comportements de certains êtres que l’on peut et que l’on doit injurier tout son saoul. La moitié du temps pour célébrer, l’autre moitié pour dénoncer, rien de tel pour rendre une société frappadingue. Passer de la trouille à l‘agressivité, et retour, quel programme grandiose ! Et quelle fine volupté ! Modèle proposé à l’individu moderne : le pétochard d’assaut. Mais ici, il me faut parler d’un fantasme récurrent. Je ne sais trop pourquoi ni comment mais, soudain, je rêve qu’il m’arrive de l’argent, plein d’argent, énormément d’argent. Qu’en faire ? M’installer dans quelque Ehpad de luxe dont la direction, plus généreuse que la concurrence, n’hésitera pas à m’allouer trois biscottes pour mon petit déjeuner quand d’autres n’en accordent que deux ? Au fond d’une bagnole rutilante de distinction, passer d’un restaurant vingt-sept étoiles à une réception ultra-mondaine ? Me planquer sous une serviette pour dépiauter de malheureux ortolans qui ne m’ont rien fait du tout ? Vulgaire, tout cela ! Indigne de ma majesté ! Rien de cela, non, rien d’approchant, rien de comparable. Ma vie ne va pas changer d’un iota et je n’achèterai pas de nouvelles godasses. Tous mes sous, du premier au dernier, vont aller aux détectives privés, les meilleurs, les cracks, les as, les pointures, que je vais recruter dans le monde entier pour les lancer sur les traces des cafards, des cafeteurs, des donneurs, des délateurs qui collaborent activement à la puanteur des temps en fouillant la vie et/ou la mémoire des artistes, des écrivains et de bien d’autres, en traquant leurs faiblesses et leurs contradictions. Quiconque se lancera dans une entreprise de ce genre aura la certitude de retrouver, dans les deux ou trois gazettes que je me suis offertes avec mon argent de poche, son existence épluchée comme une patate et épilée jusqu’au dernier poil. Normal, non ? Ils se prennent pour des intouchables, des parfaits, des immaculés ? Des icônes ? Des mannequins de l’esprit ? Des purificateurs ? Des impeccables ? On ne pourrait pas faire à ces gens plus nets que nets ce qu’ils font à d’autres ? Ils s’imaginent quoi, ces prétentieux ? Ils sont le camp des bons ? Halte. Il y a des mots qui vous plongent dans le fantasme et d’autres qui vous en sortent. Le camp des bons, objet constant de ma fureur, ils sont le camp des bons ? Curieux ce qui se produit là. Le camp des bons. Sous mes yeux, ces mots se dissolvent, s’émiettent, fondent. Terrible évidence. Le camp des bons. Je suis en train, moi aussi, de m’y installer. C’est un autre et c’est le même. Toute ma croisade aboutit à fabriquer ce que j’abhorre. Réveil. Haussement d’épaules. Pensées plus douces, plus vraies, plus fortes. Voici Sainte-Barbe, la classe de Lettres sup que j’ai aimée. Aujourd’hui, c’est composition. Je donne le sujet : « Que veut dire le vieux bonhomme qui prétend que certains épris de justice sont plus inquiétants que les repris de justice ? » Ils ont quatre heures, moi j’ai peu de temps.

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Les vieux se répètent n’est-ce pas ? Ils sont gâteux ! Alors, encore un coup, la blague géniale d’un esprit taquin : « La vie intérieure, c’est une vie qui est à l’intérieur. »

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Deux semaines après qu’il eut perdu le référendum du 27 avril 1969, le général de Gaulle se rendit, en Irlande, avec son épouse, pour un séjour d’un mois. Un article de Pierre-Yves Denizot m’apprend que, reçu à l’Ambassade de France, il inscrivit trois maximes sur l’exemplaire du troisième tome de ses Mémoires de guerre que lui présenta l’ambassadeur, Emmanuel d’Harcourt. La première maxime est extraite de la Chanson de Roland :  « Moult a appris qui bien conut ahan » (Celui qui a bien connu la peine a beaucoup appris). La deuxième est de Nietzsche : « Rien ne vaut rien / Il ne se passe rien / Et cependant tout arrive / Mais cela est indifférent. » La troisième, de saint Augustin : « Vous qui m’aurez connu dans ce livre, priez pour moi ! » Expérience. Élévation. Humilité.

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Venir au monde en situation de bourgeoisie est un hasard, peut-être une malchance, parfois un handicap. À coup sûr, pas une faute. Par contre, aspirer à la bourgeoisie, imaginer que ses tics vous embelliront, que son égoïsme vous grandira et que sa pusillanimité vous fortifiera est la preuve certaine d’une immense vulgarité. J’ai vu de très près ce genre de dégâts. Tel est pourtant aujourd’hui l’objectif grotesquement envieux que propose, à droite comme à gauche, tout ce qui se donne – ou se vend – pour un progressisme. J’imagine, dans sa demeure trop vaste, quelque grand bourgeois assez sensible pour n’avoir pas joué le jeu de sa classe. Il contemple cette ruée vers le vide. Elle le glace jusqu’aux os et guillotine son espérance.

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« Il faut regarder le néant en face », écrit Aragon. Le voir, le sentir, le flairer. Non pas le toucher : c’est impossible. Et comprendre qu’on n’est pas lui, même si ça fait peur.

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On dit que la vraie question de l’époque, c’est la contradiction radicale qui ne cesse de se durcir entre l’esprit des dirigeants et l’esprit du peuple, entre la vision du monde que les responsables veulent imposer et celle qui anime encore les citoyens. Est-ce si sûr ? Il est très étonnant qu’un président de la République nous entretienne de ses états d’âme comme vient de le faire, à l’occasion de la loi sur les retraites, l’actuel locataire de l’Élysée en nous assurant de ses excellentes intentions et en nous expliquant, par exemple, que c’est vraiment sans joie qu’il brave l’impopularité. On n’imagine pas un tel plaidoyer chez Charles de Gaulle. Quand il parle de lui-même, c’est pour annoncer aux journalistes qu’il a réunis qu’il ne manquera pas de mourir, ce qui est une manière toute militaire de fermer le ban. J’entends bien qu’un dirigeant impopulaire ne peut pas en être heureux mais ce sentiment est-il en lui le plus fort ? Si, dans une situation difficile, cette impopularité est une étape nécessaire, ne songe-t-il pas surtout à la lumière qui attend le pays, et qui l’attend lui-même, au bout du tunnel qu’il lui fait traverser ? La plus grande nouveauté de l’époque n’est peut-être pas l’apparente contradiction entre la sensibilité des dirigeants et celle du peuple, mais son contraire : une terrible et inavouable égalité. Le pouvoir ne veut pas et ne peut pas le reconnaître car toutes les apparences sauteraient ensemble : sa liberté de manœuvre décroît de jour en jour. De l’extrême-droite à l’extrême-gauche, tout le monde sent que quelque chose de fondamental est en cause, quelque chose que nous ne savons même pas nommer. C’est pourquoi il n’est pas un parti qui ne se vanterait, pour arriver au pouvoir, d’être enceint d’un monde nouveau qui, à peine né, irait rejoindre dans la corbeille une ribambelle d’anciens mondes nouveaux en retraite. En vérité, on ne peut pas reprocher aux dirigeants politiques d’être impuissants devant une situation qui les dépasse et que leur formation, qui les colle au néant, leur interdit non seulement d’affronter mais même de comprendre. Tout juste pourrait-on leur reprocher de faire semblant d’être puissants : en ont-ils vraiment conscience ? Quoi qu’ils pensent, quoi qu’on leur dise, ils ne se débarrasseront pas du fardeau écrasant qui pèse aujourd’hui sur leurs fonctions et qui, demain, sera plus écrasant encore. Rien n’arrêtera le progrès de la zone noire de l’obligation qu’installent la technique et l’argent. Ils le sentent, ils le sentent en dépit de tout ce qu’ils s’opposent à eux-mêmes, culture, formation, références, vertige de puissance. C’est contre eux-mêmes, tragiquement, qu’ils demandent au peuple de penser comme eux. Voit-on qu’au train où vont les choses, et si l’on ne confond pas la liberté de penser et d’agir avec le service de la machine, moins on aura de pouvoir, plus on sera libre ? Voit-on qu’un temps viendra où il restera quelques bribes d’indépendance au citoyen le moins éclairé alors que les plus hauts dirigeants ne seront plus que les relais de la nécessité technique ? Imagine-t-on à quelle vitesse leur prestige déclinera ? Ne comprend-on pas que, l’élection devenue superfétatoire, il suffira, avant d’offrir au vainqueur un robot de poche et un pot de tranquillisants, de tirer au sort un candidat dont on exigera cinq qualités : un physique qui passe bien sur les écrans, un quotient intellectuel un peu au-dessus de la moyenne mais pas trop, un solide diplôme de communication, un mépris de fer pour toute réflexion fondamentale, la capacité de s’arracher parfois des larmes ? Que, pendant ce temps-là, les petits et les sans grade feront semblant d’apprécier comme jamais l’exercice de la liberté dans les quelques secteurs que le progrès sera contraint de lui concéder, mais se lasseront assez vite de cet enfermement ? Alors quoi ? Briser les images, toutes les images ? Et même l’image qu’on se fait de l’image ? Pour en fabriquer d’autres ? Les illusions, soit, mais quand elles illusionnent ! Reste cette espèce de tranquillité qui accepte toutes les remises en question et dédaigne les consolations foireuses. On ne la trouve pas sur le marché. Reste aussi ce sauvage dont M. Darmanin fait semblant de ne pas comprendre qu’il est juste le contraire du barbare. Des sauvages tranquilles. Parmi des barbares intranquilles, soyons des sauvages tranquilles.

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Ne jamais se laisser siffler par le monde.

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Quand, dans Rembobina, passionnante émission qui ressuscite les grandes heures de la télévision française, Patrick Cohen nous fait revoir et réentendre quelques-unes des interviews de Pierre Desgraupes, oui, je l’avoue, je suis nostalgique. Edith Piaf ou Henry Miller, Romain Gary, Georges Pérec ou Aznavour, tout se passe comme si l’interviewer, par je ne sais quel passe-droit, avait presque naturellement accès au cœur et à l’âme de ceux qu’il interroge. C’est magnifique, simple, puissant, large. On pourrait dire : c’est bien, c’est beau, c’est vrai. Ma nostalgie aurait sans doute viré à la tristesse si Patrick Cohen n’avait eu l’heureuse idée de terminer cette évocation par un réjouissant entretien de Desgraupes avec Jean-Pierre Marielle. Programmé, je crois bien, un 1er avril, ce document constitue à la fois la plus hilarante satire du journalisme par un journaliste et la plus époustouflante démonstration de l’art du comédien. Aux questions trop visiblement pertinentes et trop solennellement suffisantes de l’interviewer, Marielle ne répond jamais que par un mot, oui ou non, mais avec tant de variations du ton et de l’expression qu’on en reste suffoqué et que le rire, lui aussi, se charge peu à peu d’émotion. Va comprendre, comme on disait autrefois. Preuve que cette farce géniale m’a semblé infiniment sérieuse, je me suis mis à imaginer que nous adoptions la même règle dans toutes les graves questions, publiques ou privées, qui nous occupent, que nous nous entraînions à faire passer dans nos oui et dans nos non quelque chose du cortège de doutes qui les accompagne. Bien sûr, quelque part comme on dit depuis 68, il faut bien qu’il y ait des oui ou des non, mais il n’en est aucun, même et surtout dans les affaires d’importance, qui puisse jamais se suffire. De si près que nous voulions serrer les mots pour nous réduire à eux, ils s’échappent et nous échappent : leur insuffisance guérit notre suffisance. Ces oui et ces non de Jean-Pierre Marielle, qui refusent ou acceptent, protestent ou adoptent, nuancent ou simplifient, nous reconduisent à nous-mêmes. On devrait montrer cette admirable séquence aux lycéens et aux collégiens. Ils respireront mieux quand ils comprendront que les mots ne se contentent pas de déclarer, de définir, de capter, de séduire, d’imposer, de classer, de vendre, de réduire, de cochonner. L’art de ce grand comédien leur montrera admirablement quels torrents de vie ils déchaînent et que, loin de vouloir nous clore sur nous-mêmes, ils sont là pour nous surprendre et nous élargir. L’accord n’est pas le désaccord, l’admiration n’est pas le dégoût, l’amour n’est pas la haine, mais les mots qui les expriment nous reconduisent tous au commun mystère. Aucun d’eux, aucun, n’est là pour nous enfermer.

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Formation professionnelle. Ne pas confondre emploi et éducation. Il faut l’un et il faut l’autre. Il n’est pas vrai que plonger les jeunes dans un bain d’entreprise les formera, c’est là un propos d’ignorant ou d’indifférent. Au mieux l’entreprise les conformera, au pire elle les stérilisera. Leur formation viendrait d’ailleurs, d’une rencontre avec une gratuité, une créativité, une grâce qui exigerait d’une société de cancanage mercantile un changement de niveau d’être dont sa vulgarité l’empêche de rêver. On a mille fois raison de dénoncer la formidable inégalité des jeunes devant ce qui relève de l’éducation de l’esprit et de son information. Mais il y a encore plus grave : ce n’est pas seulement l’accès à la culture qui fait problème, c’est aussi et surtout la dénaturation de l’idée même de culture, sa banalisation, sa dégradation, sa matérialisation. Décoration mondaine et brevet de distinction pour la plupart des élites, elle est en train de devenir, dans l’enseignement, un produit en rupture définitive. Ici ou là, bien sûr, un Fort Chabrol vaillant et courageux. J’en connais chez les professeurs. À la télévision, la Grande Librairie d’Augustin Trapenard semble tenir bon. Etc. Mais je n’oserais pas parler de culture devant les adolescents de l’enseignement professionnel, le mot les enverrait dans de trop désolantes contrées. Je cherche quels musées il faudrait leur faire découvrir. J’en ai connu pas mal, en France, en Europe ou plus loin. Les uns après les autres, je les élimine. Y conduisant d’emblée ces enfants, je gâcherais tout en leur faisant sauter une étape capitale. Les œuvres ne sont pas trop belles pour eux, mais ce qui les entoure est trop plat. Cette mondanité, cette érudition, ces enthousiasmes documentés, ils ne pourraient pas, dans tout cela, faire la part de la frime. Constamment jetés à bas d’eux-mêmes par le monde, il leur faut d’abord se retrouver, se renforcer, aller en eux jusqu’à ce point de liberté et de paix contre quoi rien ne peut rien, se persuader de sa réalité, en éprouver le rayonnement tranquille. Dans ce monde compliqué et artificiel, il faut, pour éviter d’horribles contresens, qu’ils arrivent à la beauté simples et naturels. J’ai finalement retenu deux lieux : le Palais idéal du facteur Cheval, à Hauterives, et, à la Fabuloserie de Dicy, dans l’Yonne, l’extraordinaire collection « art hors-les-normes » rassemblée par l’architecte Alain Bourbonnais et sa famille. Pourquoi ces deux-là ? Parce qu’ils présentent des œuvres de gens totalement hors du coup des savants, hors du coup des cultivés, et qui ne se soucient d’aucune des préoccupations, d’aucun des calculs, d’aucune des comparaisons, d’aucune des appartenances, d’aucune des exclusions qui sont le pain quotidien bourratif de notre très intelligemment névrotique société. Parce qu’il y a là des gens comme eux qui sont allés, gravement ou joyeusement, gravement et joyeusement, à cette exploration et à cette célébration de la vie à laquelle, d’une manière ou d’une autre, ils sont tous, eux aussi, invités. Il faut qu’ils arrivent forts dans les grands musées, que seule la beauté les y occupe. Vivre en ces temps de disette culturelle et spirituelle ne doit pas leur faire perdre cœur. Ils doivent savoir qu’il leur reste le soleil et que personne ne pourra le leur enlever.

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Cet ami qui me parle au téléphone, je le connais depuis cinquante ans. Il est très intelligent, très cultivé, infiniment sensible. La violence de cette guerre d’Ukraine lui est plus intolérable qu’à quiconque. Il l’évoque avec une éloquence magnifique que je n’ai trouvée nulle part ailleurs. Je l’écoute. Il tonne, il démonte, il ferraille. Un ton qu’on n’entend plus, très soutenu, puissamment lyrique. Les quelques nuances que je tente d’introduire, il les pulvérise et les balaie. Il a raison, il veut avoir raison, il faut qu’il ait raison, entièrement et absolument raison. Jamais, dans notre longue amitié, il ne m’est apparu aussi réfractaire au moindre doute. Son réquisitoire est long, je ne cesse pas de l’écouter mais un signal d’alerte siffle dans mon esprit et je sens mon attention se modifier légèrement. On n’oublie jamais un métier qu’on a beaucoup aimé, c’est lui, cet homme, que j’entends maintenant, plus que son discours, plus que ses arguments. Lui qui est capable d’une telle charge, comment a-t-il pu hésiter à mobiliser son talent contre l’abruti de manager qui lui a pourri la vie et dont il ne cessait de me parler ? Quand je lui disais de se défendre et, s’il n’était pas entendu, d’essayer d’écrire quelque chose, un texte, une lettre ouverte, n’importe quoi, il m’expliquait qu’il ne le pouvait pas. L’Ukraine n’a rien à voir avec ce manager mais nous avons toujours à voir avec nous-mêmes. Le meilleur du vieux monde, rencontres, lectures, proximité avec les choses de l’art, cet homme l’a connu et aimé. Dans sa véhémence, je ne sens pas seulement une compassion que je partage. Ce qui lui donne ces accents passionnés, c’est l’espoir désespéré de retrouver dans l’Occident l’inspiration qui l’a formé : il ne veut pas savoir que c’est une illusion, il se noie de paroles pour l’oublier.  Il ne serait pourtant pas le seul dans ce monde à haïr la guerre tout en fermant ses oreilles à une propagande dont d’autres situations lui ont fait comprendre, à ses frais, le poids et l’hypocrisie.

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« La question des femmes est, surtout à l’heure actuelle, inséparable de la question de l’humanité. » ( Louise Michel)

Naturellement, si je laisse paraître que l’accession des femmes aux plus hautes responsabilités, sans nullement me déplaire, ne me jette pas dans une jubilation frénétique, il va me falloir ouvrir un immense parapluie. « Permettez-moi de vous expliquer… » Non, on ne me permet rien du tout. La vérité est une et indivisible, comme la République. « Puis-je au moins vous poser une question ? » Là, peut-être, légère hésitation. Je m’y faufile. « Si deux roues de votre voiture sont enfoncées dans la boue, vous empressez-vous d’y précipiter les deux autres ? Les hommes sont les deux premières roues, voyez-vous… » Au mieux, méfiance. Au pire, injures. Si j’ai de la chance, ce sera entre les deux : sarcasmes. Et pourtant… « Le malheur où te voilà pris/Ne se règle pas au détail », les ai-je recopiés, sur ce site, ces deux vers ! Ils ne sont pas du plus réactionnaire des poètes, n’est-ce pas ? Comme ils consonnent avec le C’est le vaste qui commande de Berque ! Rien de vrai, rien de sérieux ne peut aujourd’hui se faire dans notre monde qui ne touche, d’une manière ou d’une autre, si peu que ce soit, à la totalité de notre situation. Je ne peux pas me réjouir de voir quelqu’un parvenir à un pouvoir sans me demander ce que signifie ce pouvoir, ce qui pèse sur lui, ce qu’il implique, s’il libère ou s’il enchaîne, s’il ouvre ou s’il ferme, sans me demander quel lien il va tisser entre l’être humain qui l’exerce et le monde. Il importe peu que ce pouvoir soit immense ou minuscule, il importe infiniment qu’il ne soit pas un simulacre, qu’il ne soit pas déjà une soumission.  Comment pourrais-je trépigner de joie à l’idée que de plus en plus de femmes connaissent désormais le sort de ces hommes qui miment la liberté en affirmant leur dérisoire importance et que garrotte, quoi qu’ils aient dans le cœur et dans l’esprit, l’impitoyable mécanique qu’ils ne cessent de câliner ? Quoi ? Je devrais souhaiter aux femmes ce qui m’écœure chez tant d’hommes ? Ce qui les déglingue les construirait ? Ce qui les avilit les grandirait ? De quoi il s’agit, un enfant un peu attentif ou un adulte qui n’a pas oublié ses quinze ans le sent, le sait, le désire. Il s’agit de se déconnecter de ce qui salope le monde. D’être au monde en refusant l’esprit du monde. D’apprendre à placer autrement son cœur et son esprit comme le violoniste débutant apprend à placer ses mains sur l’instrument. Et ainsi, comme le musicien s’approche un peu plus de la musique, s’approcher un peu plus des autres, des accords et désaccords de leur vie commune. Double libération, en profondeur et en largeur. Aventure de la solitude, aventure de la rencontre : même mouvement. Aventure de l’esprit, du cœur, des sens. Architecture de l’existence. Tout cela, les poètes le savent et Louise Michel ne l’ignorait pas. L’esprit bourgeois, lui, s’en fout. Petit il est, petit il restera. Nul il est, nul il restera. Esprit de comparaison, il restera. Esprit de rancœur, il restera. Esprit de confort, il restera. Partout et toujours, il est à la racine de ce qui nous tue. Ici, esprit de pouvoir et de possession. Là, esprit de vengeance et de soupçon.

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À la Halle Saint-Pierre, exposition d’œuvres de la Fabuloserie. Courte notice sur une étonnante dessinatrice, Marilena Pelosi. Elle aurait aimé faire les Beaux-Arts. « Heureusement, je n’y suis pas allée, peut-être qu’on m’aurait appris à dessiner correctement. » Respirez, me dit le kiné.

27 mai 2023

 

L’esprit bourgeois : un invariant absolu

 

« Nous essayons de mettre des mécanismes en place, ça n’est pas parfait », explique Clémentine Autain en évoquant la lutte contre les violences sexistes. Les sociétés répriment les violences mais elles ne peuvent rien contre la violence, sauf à confondre violences et violence, ce qui est en soi une violence. Les violences ne sont pas des verrues comme celles qu’élimine le médecin par le moyen convenable, bistouri, laser, azote liquide. Elles sont des manifestations de cette sorte de cancer insaisissable qu’est la violence. Car la violence métastase. Elle se cache, se tapit, se métamorphose, resurgit quand on l’a oubliée. Aucune tactique, aucune stratégie n’en triomphe. On dit : éradiquer les violences. Bien d’accord. Mais ce n’est pas ce qu’on fait. Il faudrait, pour cela, prendre le mot au sérieux et tenter de descendre, pour les extirper, jusqu’à leurs racines. Souvent, même si l’on ne veut pas toujours s’en rendre compte, c’est avec ses armes à elle qu’on entreprend de combattre la violence : sa défaite, alors, dissimule sa victoire. Non qu’elle soit invincible : elle ne l’est pas plus que le cancer. Mais, pour la vaincre, les mécanismes et les bonnes intentions ne suffisent pas.

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Plus la société se déshumanise, plus on parle de l’humain. On le salue comme s’il s’agissait d’une qualité particulière et rare. Aberrant. Dire d’un homme qu’il est humain, c’est dire qu’une chaise est une chaise, rien de plus. Tous les hommes sont humains, même Landru, même Hitler : si un seul ne l’est pas, aucun autre ne l’est. L’humain dont on parle est un produit inventé pour masquer la mutilation de l’être humain. Pour échapper au mystère. Pour faire comme si toutes les cartes étaient entre nos mains, comme si nous n’avions plus qu’à les jouer correctement, habilement. Pour oublier qu’à ce jeu nous allons tous devenir de très savants imbéciles et peut-être des monstres. La violence est meurtrière et la haine est haïssable mais elles sont humaines : ne pas accepter cela, c’est renoncer à les comprendre et, en faisant beaucoup de bruit pour faire croire le contraire, renoncer aussi à les vaincre. Exalter l’humain comme une qualité, c’est suggérer au citoyen que l’ordinaire de son humanité est inévitablement et lourdement opaque, évidence mensongère qui, pourtant, l’anesthésiera lentement et le détruira plus sûrement qu’aucune arme, au bénéfice de l’inhumain. .

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Une femme remarquable récemment disparue, Nicole van der Elst, dont les travaux sont restés assez confidentiels, parlait très bien de ces choses. Le mal de notre société, elle le voyait elle aussi comme un cancer qui ne cesserait de progresser à la fois en largeur et en profondeur. Qui, du même élan rageur, conquerrait les espaces et les intérieurs. Qui n’épargnerait personne. Qui deviendrait, malgré nous, notre terrible référence commune. Éprise de poésie, et poétesse elle-même, elle croyait pourtant qu’un point très secret de nous-mêmes, ce point silencieux où naît la parole, est absolument inatteignable par ce cancer et que chacun de nous est capable de lancer sur le mal, à partir de ce point, une contre-offensive victorieuse. Cette reconquête du terrain de soi-même qui est aussi œuvre de libération collective, elle l’appelait le cancer à l’envers.

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Nicole van der Elst était une femme puissante. Mais cette puissance n’était pas démonstrative. Ni mimétique. Ni fabriquée. Ni agressive. Ni satisfaite. C’était, en un être particulier, attentif et rieur, et qui n’aspirait qu’à l’être toujours plus, la puissance de la vie, une force à laquelle elle ne s’identifiait pas et qu’elle semblait découvrir en elle en même temps que son interlocuteur. Elle était l’illustration vivante de cette définition moqueuse de la vie intérieure qui ne cesse de me réjouir : « La vie intérieure, c’est une vie qui est à l’intérieur. » Ceux qui ne comprennent pas, dodo, un rêve leur expliquera.

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Parfois, ce monde, c’est à rire tant c’est bête. J’entends qu’à Orpéa, au-delà de deux biscottes, pour les vieux, c’était tintin ! Il m’en faut six tous les matins. Quatre avec du beurre, le reste confitures. Il m’arrive même, en faisant semblant de ne pas voir les yeux qui me regardent, d’engloutir des biscottes à deux chiffres. La ruine, j’aurais été pour l’entreprise ! Le PDG aurait dû s’acheter un vélo d’occasion, à crédit naturellement. Avec des pinces à pantalon. Et tous ces gens que j’aurais mis au chômage ! La honte !

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Une radio se demande gravement si faire des enfants est encore un projet raisonnable. Je n’aime pas cette expression, je la trouve pataude, prétentieuse, industrielle. Sur le sujet, deux thèses s’affrontent, la gringalette et la tiédasse. Pour les uns, lucides et valeureux rescapés de la chose parentale, faire des enfants, surtout à notre époque, c’est inscrire sur son agenda bien des fatigues, bien des soucis, bien des déceptions. Les autres voient plus loin. Puissamment prospectifs, ils prophétisent qu’un monde sans enfants deviendrait bientôt un monde de vieux : quoi de plus assommant que de s’occuper de cette engeance ? Entre ce piteux Charybde et ce calamiteux Scylla, le débat a gentiment nageoté, très correctement assaisonné de pépins de sciences humaines et d’inévitables rappels aux valeurs. Je survole un peu sans doute, mais survoler n’est pas trahir. Pour citer la conclusion, je puis sortir les guillemets. Quel était le but de cette parlote ? S’interroger sur l’avenir d’une civilisation ? Chercher les bases d’un nouvel humanisme ? Du tout. Le but, c’était de trouver le moyen d’assurer aux gens une vie « longue et agréable ». Longue : à 89 ans, je coche la première case. Agréable ? Je ne sais pas répondre. Un sorbet au citron est agréable, ou un peu de fraîcheur dans la canicule, mais la vie ? Me demanderai-je en mourant si j’ai passé une vie agréable ? Votre monde, Mesdames et Messieurs, est un orgue brisé. Le clavier principal est en réparation. Pour cause de sabotage. Pour l’instant, vous n’avez droit qu’au mirliton.

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Ce n’est pas toujours le drame, mais le virus se loge partout. Au prochain tour de Wimbledon, cette championne va rencontrer sa meilleure amie. Elle dit que, pendant le match, elles ne seront plus copines du tout mais que, la dernière balle échangée, tout redeviendra comme avant. Curieux. Pas trop mauvais au ping-pong, je n’ai jamais éprouvé ce sentiment quand je me suis trouvé dans une situation certes infiniment moins glorieuse mais pas fondamentalement différente. Aucun smash agressif, aucune amortie vicieuse n’a jamais mis une amitié entre parenthèses. Pas une seconde. Juste le contraire : marqués ou encaissés, les beaux points la faisaient grandir. Ah, non, nous n’étions pas meilleurs, vraiment pas ! Nous avions seulement de la chance. L’argent n’avait pas encore déchaîné sa pandémie de gagne. C’est grave de ne plus savoir jouer, jouer pour jouer. Grave pour les individus, grave pour la société. Il y a des gens si encombrés de leur image qu’ils sont incapables d’aborder avec simplicité une partie de cartes ou de boules. Une circonstance comme celle-là leur fait déployer une énorme activité mentale pour se composer une attitude. La gratuité de la situation la leur rend inaccessible. Ils ne jouent pas, ils jouent à jouer. Ils font ceux qui jouent et multiplient les plaisanteries, les mines, comme autant de manières de désamorcer le jeu. Ou lancent soudain dans la partie, pour mettre à distance leur malaise, un sujet ou une préoccupation hors de propos. La gravité légère du jeu leur est insupportable, ne pas prendre la pose les affole : il leur faut esquinter ces instants-là. L’impossibilité dans laquelle ils se trouvent raconte à livre ouvert leur histoire. Les enfants, généralement, ne s’y trompent pas. Ils devinent qu’en dépit de toutes les apparences, le jeu – un grand jeu, celui-là – sera l’étoffe véritable de leur vie d’adultes. C’est là que les plus costauds chercheront la liberté, les autres auront le reste.

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Dans cette banlieue qu’une visite chez un médecin me fait traverser, rien d’effrayant apparemment et rien d’attirant. On passe. On voit à peine ce qu’on regarde. D’une commune à l’autre, la même image : une thrombose résignée. Bien sûr qu’il y a de la vie là-dedans, mais où, où, où se cache-t-elle ? Sentiment de me trouver au dernier maillon d’une chaîne de conséquences tirée par un inconnu pervers, un abruti majeur. J’espérerais presque une révolte, une émeute. Non par excessif désir de révolution. Par inquiétude. Pour être sûr que tout le monde n’est pas mort. Comme le tout petit peu de bruit qu’on fait quand on veille un malade endormi et que, soudain, ce silence… Ce n’est pas mauvais esprit si l’on ne voit plus ici que le plus laid : quelque chose, au moins, en lui, à sa manière, signale qu’il existe. Ah ! cet énorme biscuit, ce menhir de béton où trônent, devant l’immeuble du syndicat, les trois lettres C G T ! Ce machin vous agrafe au bitume. Quel poids, quelle angoisse ! S’arracher, vite, de l’air ! À cinquante mètres de là, un vieil homme est allongé en plein trottoir, sous une couverture, des chiffons lui bouchent les yeux et les oreilles. La foule respectueuse le contourne comme un rond-point, sans un regard. Le pire m’attend dans la salle d’attente du médecin. Un gamin maigre s’agite dans son fauteuil en brandissant un portable d’où sortent d’horribles hurlements, des cris déchirants. Il se précipite vers moi et me met sa petite boîte noire sous le nez. Je vois des taches rouges, des éclairs, je ne sais quoi. Sentiment d’un appel désespéré, désolation de ne pas savoir répondre. Puis il retourne dans son fauteuil, s’y tapit et, en se tortillant comme un possédé, répond aux braillements de sa machine par un rire effrayant, comme s’il essayait en vain de se consoler lui-même.

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Divorce imbécile ! Chez les riches, le monde n’est pas atroce, mais il est faux. Chez les pauvres, il n’est pas faux, mais il est atroce. Ce qu’ils appellent civilisation, c’est remplacer peu à peu le monde atroce par un monde faux qui deviendra plus atroce encore. L’affaire est en bonne voie. Les certitudes carcérales sont sorties depuis longtemps des beaux quartiers. Le renforcement des privilèges bourgeois s’accommode désormais parfaitement de la prolétarisation de l’esprit bourgeois. Pauvres et riches, dit-on, ne sont d’accord sur rien. Oh, que si, hélas ! Sur la prison. Sur l’impossibilité de ne pas vivre sa liberté en prison.

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Elle était gentille, ma marraine bourgeoise de Sceaux, elle m’aimait bien et me faisait de beaux cadeaux. Elle me comparait même à son acteur préféré. Son mari, mon parrain, était un bon camarade de mon père. Aussi fauché que lui, il avait épousé une femme riche, la seule bourgeoise de mon enfance. Je l’aimais bien, moi aussi, mais elle avait une manie qui m’intriguait : elle laissait dans son assiette une petite bouchée de chaque plat. On m’a expliqué que c’était là un réflexe de classe, qu’elle montrait par ce geste que l’argent n’était pas un problème pour elle, qu’elle était au-dessus des soucis ordinaires. Difficile à croire, elle était tellement dépourvue d’arrogance ! Hypothèse pour hypothèse, je choisis une autre interprétation. Dans ce cérémonial de la feuille de salade, des trois haricots verts ou du petit morceau de rôti que sa bonne raccompagnait gravement à la cuisine, rite qui était sans doute un souvenir parmi d’autres de son éducation, je vois maintenant un symbole infiniment significatif. J’imagine qu’il s’agissait là d’un aspect du dispositif anti-inconnu qu’on lui avait appris à dresser autour d’elle. Une manière de se rassurer, un gri-gri, un sacrifice censé la protéger de tout, de la faim et de la fin. Une assurance. Une façon de contourner la réalité, de pratiquer l’élusion. L’esprit bourgeois, c’est de ne pas aller jusqu’au bout de soi, l’esprit bourgeois est une précaution, l’esprit bourgeois est une rétention, l’esprit bourgeois est un préservatif. Ma chère marraine faisait la costaude mais, avec cette manie, elle affichait sa crainte révérencielle de l’inconnu. Comme si elle avait signé un pacte avec le destin : une bouchée par plat et il l’épargnerait. « Jean, mon ami Jean, il faut manger, tout est payé » m’a dit, plus tard, dans la salle à manger déserte du Maréchal-Foch voguant vers la Terre sainte au milieu d’une formidable tempête, ce séminariste allemand taillé en armoire à glace dont la météo n’affectait pas l’appétit. Ce conseil amical reste, soixante-sept ans après, l’une des rares choses sérieuses que j’aie entendues. Ma marraine ne mangeait pas tout : elle ne connaissait pas Ernst Ludwig. Personne aujourd’hui ne semble l’avoir jamais rencontré, cela m’attriste parfois atrocement. Il m’a aidé à supporter le monde, et à me supporter moi-même.

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Je ne m‘attendais pas à me faire un jour l’avocat de Madonna, même à titre gracieux. Elle vit, dit-on, avec un compagnon qui est son cadet de quarante ans. Ce que j’en pense ? Rien. Je ne pense rien de ce dont j’ignore tout et je pense moins que rien de ce que je ne pourrai jamais cesser d’ignorer. Mais il y a, semble-t-il, des gens qui, eux, savent. Ils sont les arbitres des libertés comme, en un autre temps, ils auraient été les arbitres des élégances. Ils disent à la star qu’elle n’a pas à se comporter ainsi. Elle n’a pas à. Oh ! l’étrange, l’horrible, la stupide expression ! Qu’a-t-il dans le ventre, leur elle n’a pas à ? Où est-il né, de quoi est-il fait ? Peut-être, comme c’est désormais la mode en France, est-il le produit d’une soirée de discussion avec une poignée de copines et de copains qu’on aurait baptisée, après whisky, Convention morale internationale sur les comportements sexuels appropriés et inappropriés? La CMICSAI, pour faire simple. Je n’insulte pas ces gens si je dis qu’ils sont bouchés. Pas plus que je n’insulte la bouteille de champagne pas encore ouverte. Mais ce elle n’a pas à fait froid dans le dos. Rien de nouveau, d’ailleurs. Je l’ai entendu pendant toute mon enfance nullement bourgeoise quand le comportement de quelqu’un semblait remettre en question quelque manière de vivre, ou de penser, ou de sentir. Il n’a pas à faire ça, elle n’a pas à dire ça : j’ai senti très tôt ce qu’il y avait de détresse dans ces mots-là. Ceux qui se plaignaient ainsi semblaient avoir été victimes d’une traîtrise, avoir reçu un coup bas. Je m’expliquais leur manière de dire par le peu de culture qui nous avait caressés. Je me disais que d’autres, plus savants, plus intelligents, plus affinés, auraient su répondre autrement. Nenni. Quatre-vingts ans après, j’entends les mêmes mots à la radio, dans la bouche de gens instruits. Ainsi ces bourgeois farcis de science, de pouvoir et de manières affutent leur éloquence et leur rhétorique dans les cuisines ou les toilettes d’un peuple qu’ils méprisent, dont ils ignorent tout et dont ils ne savent pas parler. Certes, Luc de Goustine a raison : l’esprit bourgeois, cet état spirituel qui, désormais, l’a emporté partout, n’est pas à confondre avec la classe bourgeoise. De cela, quelques professeurs et beaucoup d’amis m’ont aisément convaincu. Mais cet état spirituel, personne ne le combat plus, même pas – surtout pas ? – la gauche. Elle l’a fait sien et cela m’a éloigné d’elle. Je me suis senti profondément du côté d’Aragon, de Berque et de Jeanson et n’ai pas cessé, durant un demi-siècle, de me nourrir de leurs œuvres et de leur souvenir. Aucun de ces bourgeois n’avait l’esprit bourgeois. Ce n’est pas le cas de celles et ceux qui parlent aujourd’hui le plus fort au nom de la gauche. Je ne soutiendrai jamais des politiciens qui miment ce que le peuple a de plus laid pour lui faire oublier ce qu’il a de meilleur et, plutôt que les aider à se reprendre, flattent la violence et le délire des plus déshérités de ses enfants. Je rejette entièrement leur prétentieuse et tyrannique négation de toute transcendance et de toute dimension fondamentale : ce sectarisme les identifie parfaitement à l’arbitraire qu’ils prétendent combattre. Je rejette entièrement leur défense passionnelle et leur constante illustration publicitaire du produit de cette mutilation, honteusement baptisé réalité. Je rejette entièrement leur acharnement moralisateur compensatoire qui me fait songer à une installation de pots de fleurs dans le désert. Dans leurs provocations puériles et appliquées, je ne lis rien d’autre que leur ressentiment.

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Ce que j’aimais dans ma marraine, c’était le petit espace de liberté où elle s’engageait de tout son cœur même si, elle avait beau faire, sa gaîté, son charme, sa gentillesse ne faisaient pas oublier que c’était là une liberté enclose. Si j’ai retrouvé autrefois ses manières chez d’autres bourgeoises, j’ai rarement reconnu en elles son impatience, son désir juvénile et obstiné d’échapper à l’artifice. Aujourd’hui, obéissant à l’ordre économique, leurs filles et surtout leurs petites-filles veulent s’imaginer complètes et puissantes. Elles se font opérationnelles et balancent à tout va des jugements et des excommunications dont la férocité aurait rendu jalouses les douairières les plus caricaturales. Elles ne prouvent qu’une chose : l’esprit bourgeois reste l’esprit bourgeois. Invariant absolu. Les grands principes ont changé mais, dès qu’ils touchent le sol, l’étroitesse et l’avarice qui les fondent se répandent semblablement dans l’air. Confort de la morale et morale du confort. Ainsi, si j’avais eu des filles, il m’aurait fallu, à l’instant où je les aurais devinées amoureuses, balancer dans l’océan de leurs sentiments la vedette de la police anti-patriarcale ? Oublier que la vie est vivante pour en surveiller l’organisation, toute la médiocrité perfectionniste de la bourgeoisie est là, tout ce qu’elle a de lugubrement laborieux, toute la peur sur laquelle elle a bâti son pouvoir. Ma marraine était une personne aérée, voilà pourquoi je me souviens d’elle avec tendresse. Elle ne défendait pas sa cause comme on défend ses partis pris et son compte en banque. Sa fortune et son mari pauvre ne la faisaient pas, il est vrai, très représentative de sa classe. Elle n’était ni complète ni puissante, encore moins parfaite, mais il y avait en elle de l’écho ; en la voyant et en l’écoutant, je sentais que vivre est une chose compliquée mais qui en vaut la peine. J’ai pensé à elle récemment quand j’ai appris qu’une jeune femme que son activité conduit à rencontrer des féministes en vue explique, sans paraître s’en étonner et encore moins s’en indigner, qu’elle reçoit fréquemment de ses aînées l’étrange conseil de vivre comme un homme. Je ne sais rien de mieux en fait d’aliénation. J’ai beau imaginer, je ne me vois pas suggérer cette manière de vivre à une jeune femme. Pas plus, d’ailleurs, qu’à un jeune homme.

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Quand, après avoir lu ou entendu les plus connues de nos féministes modernes, je songe à ces bourgeoises d’autrefois, les ressemblances me frappent plus que les différences. J’ai beaucoup de mal à opposer l’élan révolutionnaire des unes au conservatisme des autres. Vous riez, non ? Vous croyez qu’une société aussi subtilement contrôlée que la nôtre ouvrirait avec un tel empressement ses portes à des femmes dont la pensée et l’action menaceraient ses fondements ? Vous ne voyez pas de quel monde il vient, le féminisme guerrier ? On crache trois fois rituellement sur Trump, idéal paravent, et on oublie tout le reste, n’est-ce pas ? Les bourgeoises d’autrefois défendaient et peaufinaient le prétendu ordre social. Au sein de leur famille comme dans leur salon, elles combattaient férocement ce qui leur semblait le menacer. Notre ordre n’est guère meilleur que celui qu’elles soutenaient mais il a appris à jouer sur des cordes nouvelles et compte beaucoup, pour assurer sa survie, sur la multiplication des lignes de fracture entre les citoyens et, au besoin, sur leur élargissement. Quelle chance inespérée pour lui, quel cadeau des dieux qu’un féminisme qui, rompant avec la force de sa générosité, devient un grotesque logiciel à opposer les femmes et les hommes et fait semblant de ne pas le savoir !

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Je ne sais d’elle que ce que tout le monde sait mais je pense souvent à Louise Michel. Elle est pour moi indissociable de ce Louis que j’ai, lui, très bien connu. Un frère et une sœur. Eux, leur naissance les a jetés au cœur du vrai problème, le face-à-face avec l’esprit bourgeois. Tout ce qu’ils font, tout ce qu’ils pensent, tout ce qu’ils souffrent est un corps-à-corps, un âme-à-âme avec lui. Le monde où ils vont vivre, Louise Michel et Louis Aragon ne le découvrent pas dans la presse. Ni dans les palabres confuses et dociles du syndicalisme étudiant. Pas davantage dans les bouquins à la mode. Ils y sont entrés hagards et incertains après qu’il leur a infligé, avant même qu’ils ne naissent, la plus cruelle des injustices. Ils n’en parlent pas en maîtres d’école, en donneurs de leçons, en spécialistes de ceci ou de cela, en aigres et doctes militants, en sauveurs autoproclamés. Ils ne vont pas chercher ailleurs que dans leur détresse le chemin qu’ils vont prendre, un chemin de tous les dangers et de toutes les angoisses qu’il leur faudra chaque jour réinventer. Incertitudes, hésitations, contradictions. Quand ils parlent des femmes, ces deux-là, je les crois. Ils ont eu l’admirable courage et le formidable culot de ne pas tricher avec l’âpre vérité qui leur a enseigné à vivre comme à penser et qui, au beau milieu de leurs épreuves, a ouvert d’autres cœurs à leur cœur. Je ne les imagine pas sans pouffer de rire bricolant leur antipatriarcat et installant le produit bien en vue, sur les rayons de l’Épicerie des Valeurs, entre la résilience et la sobriété, le vivre ensemble et l’en même temps.

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Louise Michel nous le dit : « La question des femmes est, surtout à l’heure actuelle, inséparable de la question de l’humanité. » Notre misérablement nombriliste époque ne la ferait pas changer d’avis. Et sans doute approuverait-elle Louis :

Le malheur où te voilà pris
Ne se règle pas au détail
Il est l’objet d’une bataille
Dont tu ne peux payer le prix

Apprends qu’elle n’est pas la tienne
Mais bien la peine de chacun
Jette ton cœur au feu commun
Qu’est-il de tel que tu y tiennes

Ici comme là, métanoïa : changement de pensée, changement de regard, changement d’intention. On cesse de renvoyer en cuisine l’essentiel de la réalité. On se présente de face à soi-même, de face au monde, de face aux autres, de face à l’existence, de face à ces mystères premiers qui nous fondent et nous unissent et que personne, jamais, nulle part, n’abolira. Se présenter de face, il faut le dire aux jeunes gens, ce n’est pas se faire transparent. Qui se fait transparent n’est plus que son mensonge. Attention, toutefois. D’abord, faire le ménage. Dans ces temps d’essuie-glaces truqués, tous les mots sont salopés et la métanoïa est devenue un produit de la positive thinking, c’est-à-dire une manière hypocrite de patauger peinard dans le privilège de son confort, une excitante fumisterie qui laisse dans son assiette tout ce qui n’est pas le progrès d’un égoïsme dévorant peinturluré de nobles principes. Imposture. Aucune indulgence.

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« L’imparfait du subjectif », dit drôlement Bernard Lubat, musicien qui a le sens du langage. C’est très bien. Ça laisse place, ça fait respirer. Le but n’est pas de faire école. On entend cette blague, on oublie celui qui l’a inventée. Pour peu que la machine à réprimer se mette quelques instants en panne, on prend goût à ce qu’elle ouvre… « Le monde dans lequel j’habite et qui m’habite » dit-il aussi. Tout cela qui est en nous et en dehors de nous, à la fois. Tout cela qui n’est pas nous. C’est ça, l’horreur moderne : nous faire croire que le monde, c’est nous, nous coller, nous plaquer à lui, nous confondre avec lui en le trahissant et en nous dégradant de sorte que toute relation avec lui devienne impossible ou odieuse. « Je me suis grillé par réflexe de survie », explique Lubat en évoquant la période où il a balancé au diable le succès et l’argent. Un modèle pour un genre de vie ? Contresens. La liberté sur modèle, ça fait rire et c’est nul. Mais savoir que nous ne sommes ni les produits ni les rouages du monde dans lequel nous habitons et qui nous habite, la conscience de cette vérité-là est le premier pas de vivre. Là, nous pouvons nous parler, l’horizon est dégagé, nous pouvons passer ensemble du plus secret au plus large, de l’immense à l’intime. Là, la bête à calculer a crevé, nous revoici marins. Là, entre splendeur et récifs, nous arrivons à ce qui commence, à ce qui continue de commencer. « Je ne suis pas au point » constate en souriant le musicien. Une pensée navrée pour ceux qui pensent y être. Ou, plus sottement encore, espèrent y être un jour.

28 septembre 2022